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INTRODUCTION

Lui Xiaobo, né en 1955, est docteur en littérature chinoise. Il a participé aux


événements de la place Tiananmen. Il a même reçu le prix Nobel de la Paix en 2010.
S’intéressant dans ses écrits à la situation interne de la Chine, Xiaobo ne laisse pas cacher
son engouement pour la démocratie et la liberté de parole. Il s’en prend à la façon dont les
intellectuels chinois participent à ce qu’il appelle la ‘’grande porcherie’’, où règnent le
mensonge, la violence, la menace, l’argent sale, la corruption, les avantages et les intérêts
immédiats. Dans son texte Prendre soin de la conscience individuelle, Xiaobo échafaude un
ensemble de critiques à l’endroit des exigences de la prise de parole proposées par Qian.
Ainsi, il en vient à postuler l’interdiction du mensonge et de la défense publique du
mensonge. Alors, pourquoi ne faut-il pas mentir ? Est-ce parce qu’il est une exigence morale
commune de ne pas mentir ou pour s’échapper à la tyrannie ? Dans le cadre de notre
travail, nous allons présenter le texte de Lui Xiaobo. Pour y parvenir, nous tacherons, tout
d’abord, de faire le résumé du texte, ensuite, d’en relever les argumentations, pour, enfin,
confronter sa position avec d’autres relatives à la question de l’interdiction du mensonge.

RESUME

Dans le début du texte, l’auteur, Xiaobo, montre clairement sa position selon


laquelle il est immoral pour un intellectuel de mentir publiquement. En effet, après avoir
présenté la thèse du professeur Qian Liqun pour laquelle il existe trois exigences, dirait-on,
morales, qui doivent être respectées lors de la prise de parole, Xiaobo en vient à procéder à
la critique de Qian, parce que certaines exigences proposées par celui-ci sont confrontées à
des cas d’exceptions, en ce qu’il serait admis, par suite de certaines circonstances, de
recourir au silence ou à un mensonge qui ne nuit pas à autrui. Ce que Xiaobo a taxé
d’immoral et d’inexcusable.

Xiaobo tient à faire voir par la suite que les sociétés sont en butte à un
processus de bipolarisation. Cette bipolarisation de la société, selon l’auteur, peut se
comprendre sur un angle doublement dépréciatif et appréciatif. Car, il existe, d’une part, la
dépréciation des valeurs officielles et, d’autre part, l’appréciation des valeurs de la société.
Par ainsi, le pouvoir vient appartenir au gouvernement et la moralité à la société. Au vu de
l’auteur, l’usage des termes, comme <<société civile>>, d’<<expression de la société>>, de
<<discussions politiques non officielles>>, de <<résistance de la société>>, de
<<désobéissance civile>> et de <<non-violence de la société>>, dans les prises de parole
publiques emmène les intellectuels à revendiquer leur appartenance aux positions non
officielles, comme s’il suffisait d’être non officiel pour être à la fois public, populaire,
anticonformiste, non gouvernemental et impartial, pertinent et vertueux.

Après, l’auteur procède à une différence statutaire entre les intellectuels, les
experts et les masses populaires. Selon lui, par leur savoir spécialisé et leur position
valorisée dans la société résultant de leur attention particulière pour la chose publique, les
intellectuels se distinguent des experts. En vertu de cette classification, il convient de voir
que les intellectuels n’appartiennent à aucun groupe d’intérêts privé, restent fidèles au
savoir et à la pensée, puis acceptent leur devoir envers la société, ainsi que la morale
universelle. D’autre part, par leurs connaissances et leur facilité de parole, les intellectuels
diffèrent des masses. C’est ainsi, pour Xiaobo, l’intellectuel doit posséder une conscience
sociale. Et avec cette conscience sociale, il peut, à travers sa parole, influencer l’opinion
publique, les idées populaires et les politiques gouvernementales. Et c’est dans ce sens qu’il
a affirmé que la parole de l’intellectuel n’est pas un murmure de boudoir ou une mondanité
de banquet. Ou encore, toute pensée n’a pas uniquement le pouvoir de transformer les
concepts, mais aussi de transformer l’histoire elle-même. Il en résulte donc l’idée que
lorsque le discours de l’intellectuel sort de son domaine de spécialisation propre pour
entrer dans la sphère publique, il doit s’appuyer sur une conscience sociale indépendante,
un fonds de connaissances riches et variées et une vision rationnelle, claire et pertinente. Il
en résulte également l’idée que l’intellectuel doit dire la vérité à la société et avant tout au
pouvoir en place.

Après avoir effectué cette précision, l’auteur semble désormais postuler


son commandement moral. En effet, lors d’un débat contradictoire, il faut se garder de dire
des choses auxquelles on ne croit pas et éviter d’en tirer prétexte pour défendre le recours
au mensonge. Rester fidèle à l’exigence minimale d’honnêteté dans le débat public n’est pas
seulement pour l’auteur une autodiscipline morale que l’intellectuel doit avoir, mais c’est le
rô le même de l’intellectuel, pour lequel l’impératif de vérité est une exigence
professionnelle au sein de la sphère publique.

En réitérant sa critique à l’égard des trois exigences minimales proposées


par Qian qui, aux yeux de l’auteur, sont en fin de compte une manière de justifier le recours
au mensonge à partir d’une position défendant l’honnêteté, Xiaobo postule que la vérité est
l’exigence minimale de l’intellectuel. Et, par conséquent, le recours au mensonge ou au
silence pour répondre à la répression d’un pouvoir tyrannique ne constitue pas en aucun
cas une exigence élémentaire pour l’intellectuel, mais une trahison et un piétinement de
cette exigence de base.

Pour asseoir son postulat, Xiaobo forge une analogie. Si donc ne pas
mentir et ne pas voler sont des exigences morales minimales, alors légitimer le mensonge
par crainte de voir ses intérêts menacés revient à dire qu’une personne qui pille et vole
sous la crainte de la faim et du froid, n’a pas enfreint l’exigence commune de ne ni piller ni
voler. Car, s’il en est ainsi, les actions contraires à la morale entreprises ici par suite des
difficultés ne relèveraient pas d’une violation de cette même morale comportementale et
on serait exposé à un relativisme moral radical, compris comme une variation des normes
de morale publique en fonction des impératifs de la situation ou en fonction des
convictions et des perceptions des acteurs qui y participent. Deviendrait, par conséquent,
superflue toute distinction entre moralité et immoralité ou entre agissements moraux et
ceux immoraux. Ici, Xiaobo s’en prend non seulement à l’attitude chinoise, selon laquelle
en situation de contrainte, il est possible de mentir si l’on ne nuit pas à autrui, mais aussi à
l’apologie publique du mensonge et la prétention d’en faire une exigence élémentaire ayant
un quelconque fondement moral, idée développée par Qian.

D’autre part, l’auteur présente le système de valeurs utilitaristes


empiriques qu’il qualifie, d’ailleurs, de morale libérale à minima. Au regard de cette morale
libérale à minima, la recherche de l’intérêt personnel devient une tendance congénitale de
la vie. Il ne peut, selon cette perspective, ni être exigé ni être prô né absolument la primauté
de l’idéal sur l’intérêt personnel ou le fait de préférer la mort à la soumission. Il ne peut pas
non plus être exigé moralement de faire du sacrifice ultime au nom de la vertu ou de
devenir sage ou martyr. Par ainsi, les exigences morales excessives à l’égard d’autrui sont
exclues des valeurs libérales. Mais, à l’opposé se trouvent d’autres courants, comme le
fondamentalisme, l’ultranationalisme et le communisme, qui se laissent imprégner d’un
devoir moral absolu qui tue les libertés individuelles. Par ce devoir moral absolu, ils
arrivent à créer une conscience du devoir de haine et d’une mentalité d’ennemi et fabrique
une philosophie du combat sans limite. Or, la formation de la morale libérale est fondée sur
la reconnaissance ouverte de l’instinct humain de recherche de l’intérêt personnel et sur la
séparation claire entre la sphère publique et la sphère privée. Cette morale se fonde sur
l’appréhension honnête des faiblesses de la nature humaine et sur la mise en place d’une
protection systémique de la sphère de l’individu face à la contrainte de l’Etat. Ce système
traite avec tolérance de la diversité des systèmes de valeurs et respectent le choix
autonome de chaque individu. Selon cette morale libérale, et vu sa reconnaissance des
faiblesses naturelles des individus, il est pardonnable pour échapper à une exécution dans
un environnement de grande brutalité de mentir et de trahir autrui. Ce à quoi Xiaobo s’en
prend categoriquement.

En dehors de l’éthique utilitariste empirique dans la tradition morale


libérale, il existe, souligne l’auteur, une éthique formaliste transcendante, correspondant à
la célèbre tradition kantienne. Cette tradition s’oppose au relativisme et à l’opportunisme.
Elle considère la morale sociale comme un impératif catégorique provenant a priori de la
conscience humaine. En ce sens, l’individu s’appuie sur sa conscience intuitive pour
effectuer des jugements moraux, étant conformes à la morale commune. Et, d’ailleurs, le
caractère de la morale formaliste transcendante se distingue dans le fait qu’il fournit à la
société un principe commun qui n’est pas régi par des exigences utilitaristes variées ni par
diverses circonstances empiriques. Par ailleurs, les impératifs moraux, comme ne pas voler
ou ne pas mentir, ont acquis le statut de morale sociale et l’exigence de ne pas mentir est
devenue une règle inhérente à l’action de chaque individu. Cette règle s’incarne dans la
sphère juridique par l’interdiction des faux témoignages. Ainsi, l’éthique libérale considère
que le mensonge volontaire est l’expression d’un manque de capacité à être autonome et
est le produit d’une époque obscurantiste. Le mensonge volontaire correspond à ce que
Kant appelle la condition de <<minorité>>. Et, selon Kant, la raison pour laquelle
l’humanité en arrive à l’état de minorité ne tient pas à une absence de rationalité qui
l’obligerait à dépendre d’une autorité, mais à un manque de volonté propre de s’affranchir
d’une telle autorité et d’entreprendre de penser par soi-même ; elle ne relève pas non plus
de l’action contrainte de cette autorité, mais d’une autocensure conduisant à la couardise.
Ainsi se pose la question du courage moral et de la responsabilité individuelle. Ainsi donc, il
s’en faux de vouloir prétendre accepter ou légitimer le mensonge. Et si donc l’acceptation
passive du mensonge peut être considérée comme une forme d’obscurantisme de la
connaissance et de fuite inconsciente devant la responsabilité individuelle, alors le fait de
mentir activement et de prendre la défense du mensonge, conclut Xiaobo, est une forme
classique d’obscurantisme moral et de fuite volontaire devant la responsabilité
individuelle. Bref, vivre grâ ce au mensonge revient à vivre, souligne l’auteur, comme un
esclave privé d’autonomie et de sens de responsabilité.
LA THESE SOUTENUE PAR L’AUTEUR

Dans son texte Prendre soin de la conscience individuelle, Xiaobo présente un


schème argumentatif reposant sur deux grands piliers. D’une part, il soutient l’idée de
l’interdiction de la défense publique du mensonge et du recours au mensonge. Selon
l’auteur, il est immoral pour un intellectuel de mentir publiquement et inexcusable de
défendre ouvertement le mensonge. Dans cette première catégorie, l’auteur semble ne
prendre en compte que les discours publics. En ce sens, lors d’un débat public, face à la
société ou au pouvoir en place, il faut se garder de mentir, donc il convient, par rapport à un
tel contexte, de dire la vérité. Ici, l’auteur fait appel à la question de la responsabilité et du
sens d’autonomie de l’individu. Il faut dire la vérité, car il est une exigence minimale. Et
c’est bien pour cette raison que l’auteur en vient à considérer le recours au mensonge et la
défense publique du mensonge comme une forme classique d’obscurantisme moral et de
fuite volontaire devant la responsabilité individuelle. D’autre part, Xiaobo développe l’idée
du rô le de l’intellectuel. Pour sa part, l’intellectuel doit avoir une conscience sociale et dire
la vérité. La vérité semble relever de la mission chère à l’intellectuel au point que Xiaobo
arrive à en faire l’exigence minimale de l’intellectuel. Car, a-t-il déclaré  :<<Rester fidèle à
l’exigence minimale d’honnêteté dans le débat public n’est pas seulement une
autodiscipline morale que l’intellectuel doit avoir, mais c’est le rô le même de l’intellectuel,
pour lequel l’impératif de vérité est une exigence professionnelle au sein de la sphère
publique>>. Ou encore :<< Lorsque le discours de l’intellectuel sort de son domaine de
spécialisation propre pour entrer dans la sphère publique, il doit s’appuyer sur une
conscience sociale indépendante, un fonds de connaissances riches et variées et une vision
rationnelle, claire et pertinente ; il doit dire la vérité à la société et avant tout au pouvoir en
place.

Parce que donc la vérité est l’exigence minimale de l’intellectuel, le recours


au mensonge et au silence pour répondre à la répression d’un pouvoir tyrannique ne peut
constituer nullement, selon l’auteur, une exigence élémentaire pour l’intellectuel, mais une
trahison et un piétinement de cette exigence de base. Et parce qu’enfin l’interdiction du
mensonge est une exigence morale minimale, mentir sous l’effet de la nécessité d’une
contrainte extérieure est une violation à l’exigence morale commune de ne pas mentir, tout
comme piller ou voler sous la contrainte de la faim ou du froid est une violation à l’exigence
morale commune de ne ni piller ni voler. Est-ce donc à dire qu’il ne faut, malgré les
circonstances et les contraintes, ni voler ni mentir ? Si donc le mensonge est le propre de
l’homme, quelle raison avons-nous alors d’interdire le mensonge ? Par ailleurs, Xiaobo,
dans son texte, semble plutô t interdire la défense publique du mensonge ou prô ner
l’interdiction du mensonge dans les discours publics, cela revient-il à dire qu’on est en droit
de mentir lorsqu’on est replié dans sa sphère privée ? Ou encore, le droit de véracité ou
l’exigence de vérité n’est-il inhérent qu’à l’intellectuel ?

LE DEVOIR DE VERACITE CHEZ KANT

LE DEVOIR DE VERACITE EST UNE CONDITION HUMAINE UNIVERSELLE

Dans le texte de Xiaobo, il importe de voir que le devoir de véracité est le


propre de l’intellectuel. En ce sens, il relève du rô le même de l’intellectuel de dire la vérité,
surtout en sachant que l’intellectuel garde à l’esprit une attention particulière pour la chose
publique. Et par rapport à sa conscience sociale et son devoir envers la société, il doit dire
la vérité. Ceci étant dit, les experts, les masses populaires, bref les non intellectuels,
semblent ne pas avoir cette exigence de véracité. Or, chez Kant, le devoir de véracité est une
condition humaine universelle. <<Tu ne dois pas mentir>>, a-t-il affirmé. Ce <<Tu>>
d’Emmanuel Kant n’est pas un <<Tu>> historique, voire singulier. C’est un <<Tu>>
universel valable pour tous les êtres moraux. Il ne revient donc pas qu’à l’intellectuel de se
doter de ce devoir de véracité, mais à tout un chacun. En effet, chez Kant, la véracité est un
devoir moral de l’homme envers lui-même, en tant qu’être moral. Ce devoir moral est un
produit de la raison. En tant que tel il doit être universel, nécessaire, absolu et
inconditionné (CF. Amadou Sadjo Barry, L’interdiction du mensonge chez Kant, 2010). Il
convient de voir que le devoir de véracité, en tant que devoir moral, requiert d’un caractère
universel qui n’admet pas d’exception et est un principe valable pour tout homme, donc qui
ne peut pas se résumer à la seule tache de l’intellectuel.

Dans son texte, Xiaobo laisse aussi comprendre que le devoir de véracité
semble ne concerner que les discours publics. Car, s’attaquant aux trois exigences de la
prise de parole des gens proposées par le professeur Qian, Il en vient à interdire la défense
publique du mensonge et le recours au mensonge lors de la prise de parole. Ce qui nous
conduit à croire que l’interdiction du mensonge par Xiaobo n’est postulée qu’à l’endroit des
discours publics. Or, le devoir de véracité, en tant que condition humaine universelle, est à
appliquer dans toutes les sphères de la société. En effet, chez Kant, le mensonge est
envisagé sur un angle doublement éthique et juridique. Dans les Leçons d’éthiques, la
Fondation de la Métaphysique des Mœurs et la Doctrine de la vertu, Kant aborde le mensonge
comme une faute morale. En tant que faute morale, il est condamnable en ce qu’il constitue
la plus grave violation du devoir de l’homme envers lui-même, étant la sincérité. Le
mensonge est ainsi vu comme le renoncement de l’homme à sa personnalité et à sa qualité
d’homme véritable. D’autre part, dans D’un prétendu droit de mentir par humanité, Kant
tient à montrer que tolérer un droit de mentir rendrait la société impossible et
condamnerait à jamais l’humanité à l’état de nature (CF, Amadou Sadjo Barry,
L’interdiction du mensonge chez Kant, Université de Montréal, Janvier 2010). Dans ce
double angle, la vérité est une vérité due, si ce n’est pas à autrui, à l’humanité en général. Et
le mensonge porte éthiquement et juridiquement préjudice à autrui ou à l’humanité. D’un
coté, le mensonge discrédite l’humanité et, de l’autre coté, il disqualifie la source du droit.
Dans cet ordre d’idée, le devoir de véracité ne doit pas concerner que les discours publics.
Car, même si par le mensonge on ne nuirait ni à la société, ni au pouvoir en place, ni aux
discours publics, on porterait quand même atteinte à l’humanité en général. En ce sens, il
ne faut jamais mentir, ou encore il faut dire absolument la vérité. Par conséquent, même
dans la sphère privée des gens, il est recommandé de ne pas mentir. Mais, si comme l’a si
bien dit Kant tolérer un droit de mentir rendrait la société impossible, ne peut-on pas dire,
au contraire, ne pas tolérer le mensonge dans la société la rendrait impossible ? Disons
mieux, si tant est que ce soit vrai, comme l’a souligné Alexandre Koyré, que le mensonge est
le propre de l’homme, pourquoi interdire le mensonge ?
LA CRITIQUE DE L’INTERDICTION ABSOLUE DU MENSONGE

LE MENSONGE EST UNE ARME DEFENSIVE

Le <<lorsqu’on est en situation de contrainte, il est possible de mentir, si on


ne nuit pas à autrui>> est une stratégie employée par les lettrés chinois contemporains du
Mouvement antidroitier, ce en vue de développer une attitude de non-coopération avec le
pouvoir tyrannique d’alors. Cette formule s’apparente bien à une forme de résistance
pacifique. Mais, faire l’apologie publique du mensonge et prétendre qu’il s’agit d’une
exigence élémentaire ayant un quelconque fondement moral est une invention de Qian. En
faisant la critique de cette démarche, Xiaobo semble faire d’une pierre deux coups. Il
interdit non seulement la défense publique du mensonge, mais il s’en prend également à
l’attitude de faire croire qu’en situation de contrainte, il est possible de mentir, car le
recours au mensonge, même sous l’effet de la nécessité de la contrainte, loin d’être une
exigence élémentaire pour l’intellectuel, est une trahison de cette exigence. Il résulte de là
l’idée que l’interdiction du mensonge ne souffrait pas d’exception. Or, même si dans le
postulat ou la fondation du devoir moral de ne pas mentir Kant disconvient de l’idée
d’inscrire des cas d’exceptions, mais dans la confrontation de ce devoir moral à la réalité,
Kant admet des exceptions. Autrement dit, au niveau de la métaphysique du droit,
l’interdiction du mensonge est absolue, mais au niveau de la matérialité de la politique,
cette interdiction souffre d’exception. Disons mieux, s’il y a une interdiction métaphysique
absolue du mensonge, l’interdiction politique du mensonge n’est pas tout à fait absolue,
parce que confronté à des cas d’exceptions. En effet, Kant ne pose pas seulement le
problème du fondement du devoir moral de ne pas mentir. Il pose également celui de son
application, d’autant que l’éthique kantienne est aussi une éthique appliquée. Dans le
principe qui fonde le devoir moral, Kant ne veut pas inclure les exceptions, car si les
exceptions confirment la règle, elles ne peuvent toutefois pas la fonder. Mais, dans la
matérialité de l’expérience et dans les situations politiques, d’ailleurs, contingentes, Kant
s’accorde à ce qu’on peut être en butte à des cas d’exceptions (Cf, Amadou Sadjo Barry,
L’interdiction du mensonge chez Kant, Université de Montréal, Janvier 2010). Et, d’ailleurs,
comme l’a fait avancer Schopenhauer, le mensonge est une arme de la légitime défense (A.
Schopenhauer, p.78, 1840). Pourtant, dans son texte, Xiaobo semble ne laisser aucune place
aux exceptions.

Alexandre Koyré écrivait :<< Il est certain que l’homme se définit par la


parole, que celle-ci entraine la possibilité du mensonge et que –n’en déplaise à Porphyre
(de tyr)- le mentir, beaucoup plus que le rire, est le propre de l’homme (A. Koyré, p.9,
1996). S’il est donc de la nature de l’homme de mentir, interdire le mensonge absolument
sans admettre des cas d’exceptions reviendrait à tuer l’homme. D’abord, il est certaines
situations dont la nécessité nous contraint de mentir. Kant, lui-même, a pris des exemples
de situations où il serait possible de mentir. C’est en ce sens que nombreux sont ceux qui
ont parlé de la possibilité d’un ‘’mensonge innocent’’. Ensuite, comme le souligne Vladimir
Jankélévitch, il est un devoir de mentir à un malade grave pour atténuer ses souffrances en
lui donnant de l’espoir. Cela s’apparente à l’utilisation du mensonge noble chez Platon. Il
existe d’autre cas, comme la restriction mentale qui est une façon de tromper les gens sans
être un mensonge pur et simple. La restriction mentale est une manière de concilier
l’obligation de dire la vérité et de ne pas révéler des secrets à des personnes qui ne sont pas
habilitées à les connaitre. C’est le cas de ce qu’on peut appeler <<secrets professionnels>>
ou <<secret des professions>>. Enfin, le devoir de véracité prend tout son sens dans le fait
que l’individu a la capacité de choisir ou est doté d’un sens de responsabilité. En ce sens, le
sujet véridique est un sujet conscient, qui se contrô le et se maitrise. Or, la psychanalyse
nous apprend que le moi n’est pas souvent lui-même ; il ne pense pas toujours ; parfois, il
est pensé. Et la linguistique structurale nous apprend, de son coté, que le sujet ne parle pas
toujours ; parfois, il est parlé. Donc, s’il est souvent dès fois que le sujet n’est pas confronté
à un ‘’ça pense’’, il est confronté à un ‘’ça parle’’. Dans un tel contexte où si ça ne parle pas
en nous, ça pense en nous, comment pouvons-nous exercer librement et volontairement
notre devoir de véracité ? Si la vérité est la conformité entre le ce qu’on dit et le ce qu’on
fait ou, comme le croit Jankélévitch, la sincérité est le fait de dire ce qu’on pense, faire ce
qu’on dit et devenir ce qu’on est, est-il donc possible, compte tenu des lapsus et des actes
manqués, d’accomplir pleinement et parfaitement le devoir de véracité ?

D’autre part, Edward Bernays, dans son texte Propaganda, montre que la
démocratie moderne donne lieu à une seule forme de gouvernement <<La Propagande>>.
Selon lui, on est en butte à un processus de manipulation de la mentalité des masses, où on
impose les modes, les produits, même le profil idéal d’un président aux masses. Par ce qu’il
appelle <<la fabrique du consentement>>, on arrive à forger le gout et le choix des masses
et à leur imposer un mode de vie. Cette fabrique du consentement crée ce qu’on pourrait
appeler en termes d’Herbert Marcuse l’<<homme unidimensionnel>>. Tout ceci montre
que l’on vit dans un monde où tout est falsifié ou dans un monde qu’on nous présente autre
qu’il n’est. Alors, dans ce monde falsifié et falsificateur, comment pouvons-nous exercer
notre devoir de véracité ? Autrement dit, comment dire la vérité à un monde qui n’est pas
lui-même véridique ? Ou encore, à quoi bon d’être véridique dans un monde faux ? Ou
enfin, à quoi bon de ne pas mentir pour ne pas porter atteinte à cette humanité fausse et
falsifiée, une humanité qui porte préjudice à elle-même ? En tout cas, en dépit de tout, il ne
peut en aucune façon être exigé au niveau de la métaphysique du droit le droit de mentir.
Sinon, le commandement moral serait contradictoire à lui-même. Et l’humanité envers
laquelle devons-nous avoir le devoir de véracité, tant s’en faut, n’est pas cette humanité
physique (falsifiée et falsificatrice), mais l’humanité métaphysique.

CONCLUSION

Somme toute, le devoir de véracité est une condition humaine universelle et


un devoir moral absolu. Cela dit, il est du devoir de tout un chacun, intellectuel comme
expert, savant comme ignorant, de dire la vérité. Il est aussi une exigence de dire la vérité
tant dans la sphère publique que dans la sphère privée. Par ailleurs, le devoir moral de
véracité n’admet pas le principe du relativisme moral. Ce qui ne veut pas dire forcément
confronté à certaines contraintes on ne peut pas mentir. Mais, le devoir d’être véridique,
supposant une certaine harmonisation avec soi-même, peut porter à équivoque, surtout si
l’on s’enferme dans la psychanalyse. En effet, la psychanalyse nous apprend que nous ne
sommes pas toujours en harmonisation avec nous-mêmes, en ce sens que pour parler
comme Lacan, nous ne sommes pas toujours là où nous pensons et nous ne pensons pas
toujours là où nous sommes. Ainsi s’impose la question de savoir comment, dans une telle
absence d’immédiateté spatiale et temporelle, pouvons-nous exercer notre devoir de
véracité ou comment pouvons-nous dire ce que nous pensons, faire ce que nous disons et
devenir ce que nous sommes. Autrement dit, comment, dans ce monde fabriqué et où notre
consentement même est fabriqué, parviendrons-nous à dire la vérité avec consentement ?
Ainsi, même notre consentement à mentir ou à dire la vérité ne serait-il pas lui-même
fabriqué en dehors de notre consentement ? Donc, dans ce monde illusoire, que reste-il du
devoir moral de véracité  ? La vérité ne devient-elle pas aussi illusoire ? En ce sens, ne
convient-il pas de donner raison à la formule nietzschéenne selon laquelle <<l’homme se
trompe, il appelle des vérités ce que quelqu’un a décidé d’appeler ainsi. Les vérités sont des
illusions dont on a oublié la nature illusoire, ce sont des métaphores qui se sont usées et
ont perdu leur force sensible, ce sont des monnaies dont l’image s’est effacée et qui ne sont
plus considérées que comme du métal, et non plus comme monnaie>> ?
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Amadou Sadjo Barry, L’interdiction du mensonge chez Kant, Universite de Montreal,


Janvier 2010

Alexandre Koyre, Reflexions sur le mensonge, Ed. Allia, Paris, 1996, 1998, 2004

Edward Bernays, Propadanda

Xiaobo, Prendre soin de la conscience individuelle

Friedrich Nietszche, Verite et mensonge au sens extra-moral, traduction de Nils Gascuel-


Actes Sud, traduction Francaise, 1997, Ed. Babel, 2008

Arthur Schopenauer, Le fondement moral, 1840

http://fr.wikipedia.org/wiki/Restriction_mentale

Docteur Marcel Eck, Mensonge et vérité Belgique, Casterman-Feuilles familiales, S A,


Tournai, 1965
UNIVERSITE PARIS 8
MASTER LETTRE & PHILOSOPHIE DELOCALISE A L’ENS DE PORT-AU-PRINCE

Cours : Mensonge et politique

Prof : Stéphane Douailler

Devoir : Présentez l’argumentation du texte de Xiaobo Prendre soin de la conscience


individuelle, puis discutez-la.

Préparé par : Caleb Mac Bernard DORCE

Le 09 Septembre 2015

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