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Bulletin de l'Ecole française

d'Extrême-Orient

III. Le Phnom Bàyàn


Henri Mauger

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Mauger Henri. III. Le Phnom Bàyàn. In: Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient. Tome 37, 1937. pp. 239-262;

doi : https://doi.org/10.3406/befeo.1937.5352

https://www.persee.fr/doc/befeo_0336-1519_1937_num_37_1_5352

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LE PHNOM BAYAN

par Henri MAUGER


Architecte diplômé par le Gouvernement,
Conservateur des Monuments historiques du Cambodge et de la Cochinchine.

Situation géographique et voisinage.

Entre Chàu-<lôc et le golfe de Siam, se dressent ici et là, dans la


monotonie des plaines alluvionnaires, quelques pitons rocailleux — ■ les derniers
contreforts de la Chaîne de l'Éléphant — qui, pendant la moitié de l'année,
sont des îlots baignés par les eaux du Mékong.
Les Khmèrs ont dominé toute cette région durant l'apogée de leur
puissance ; l'extrême point archéologique — aux confins de la plaine des Joncs,
marécageuse et insalubre — est la colline de Ba-thê, dont les Annamites ont
rasé les sanctuaires en prenant possession du pays.
Le plus étendu de ces îlots, sinon le plus élevé, est demeuré en territoire
cambodgien lors de la délimitation conventionnelle qu'on a établi entre les
deux pays en utilisant le canal de Vinh-té. C'est dans la partie septentrionale
de ce massif que nous trouvons le Phnom Bàyàn, par 1 13 e 890 de longitude
Est, et 1 1 G824 de latitude Nord (cf. pi. XLII).
Le Phnom Bàyàn a 313 m. d'altitude ; sa cims est une crête étroite, une
sorte de plateau long de 120 m., large de 30, et qui se rétrécit vers les
extrémités jusqu'à se terminer en proue de navire.
De ce sommet, on domine la plupart des pitons d'alentour, et la vue
s'étend jusqu'à l'horizon sur la plaine immense comme la mer, limitée
seulement vers l'Ouest — à une distance relativement proche — par le Mont Bok
Ko et la Chaîne de l'Éléphant.
Au Nord, la colline est abrupte au point qu'on ne pourrait pas même y
tracer un sentier ; à l'Ouest et au Sud, il est possible de descendre, mais en
prenant de grandes précautions pour ne pas dévaler jusqu'à la mare aux Lotus
qui est le point d'eau le plus proche.
C'est au Sud-Est que les anciens Khmèrs ont établi leur escalier d'accès,
le long d'un éperon qui descend suivant une pente de 50 à 60 %.
A une cinquantaine de mètres en contre-bas, l'escalier se trouve
interrompu par une plate-forme, un vaste palier de repos où nous aurions quelque
tendance à supposer l'existence d'un ancien gopura — nous dirons un peu
plus loin pourquoi.
240 Henri Mauger

A partir de ce point, on peut choisir entre l'escalier qui continue jusqu'à la


plaine, ou bien la piste automobilable qui fut tracée il y a deux ans par le
Résident de la province de Ta Kèv.
En suivant la piste, nous passerons à proximité du Pràsàt Ko (*), que la
très belle photographie publiée dans VArt khmèr primitif nous donne grand
désir d'aller visiter (2) ; mais hélas, il ne subsiste rien de ce splendide linteau
ni de ses colonnettes. Si étrange que cela puisse paraître, cette pièce — en
dépit de son poids — a disparu au cours de ces dernières années sans qu'il
ait été possible de retrouver aucun indice du chemin qu'elle a suivi ni des
raisons qui ont déterminé son « émigration » (3).
Ce Pràsàt Ko est à ioo m. à l'Ouest de la sala, qui est construite sur un
promontoire d'où l'on jouit d'un panorama intéressant. On distingue fort bien
en particulier les trois sanctuaires qui s'élèvent sur la colline voisine : tout
d'abord, à mi-pente, les deux Pràsàt Ta Naň Est et Ouest (4) ; puis tout au
sommet de la colline, un troisième sanctuaire, qui n'a été signalé jusqu'à ce
jour par aucun de nos devanciers : le Pràsàt Kompul Ta Non dont la voûte est
complètement effondrée ; tousles étages supérieurs ont disparu ; il ne reste que
le rez-de-chaussée, dont les façades sont divisées en trois travées par des
pilastres non décorés, qui se rappellent dans le soubassement du sanctuaire.
Les façades ne comportent pas de fausses portes. Contrairement aux Pràsàt
Ta Nân qui sont orientés l'un à l'Est et l'autre à l'Ouest, la porte du Pràsàt
Kompul Ta Non est ouverte au Nord (5).

(1) Cf. L. de Lajonquière, Inventaire des monuments du Cambodge (IK.), I, n° 5 et


Parmentier, L'Art khmèr primitif (АКР.), t. I, p. 113.
(2) АКР., t. I, p. 288, fig. 98.
(3) II en est de même, hélas, du linteau du Pràsàt Bàyàn dont nous parlerons tout à
l'heure.
(■*) Notons que les gens du pays les nomment également Pràsàt Ta Nei ; ils sont
demeurés tels que M. Parmentier les a décrits. (Cf. АКР., р. 113-114.)
(5) Cette légère digression sur les sanctuaires voisins du Phnom Bàyàn, n'a pour
but que de confirmer l'importance religieuse du site. Nous n'avons rien à ajouter par
ailleurs aux indications qu'en donne M. Parmentier.
Toutefois, pour éviter certaines hésitations dans la recherche de ces
monuments, nous nous permettons de rectifier ici (conformément à la carte du 1/100.000-
de l'Indochine n° 227), les coordonnées figurant dans la table générale de L'Art khmèr
primitif.
Latitude Nord Longitude Est
АКР., р. АКР. Exacte АКР. Exacte
Pràsàt Bàyàn 1 10-1 12 11,78 1 1,824 113,86 113,890
— Ko 113 » 1 1,822 » 113,893
— Ta Nei Est 113 ll>77 11,822 113,84 1 1 3,906
— Ta Nei Ouest 114 11,77 11,823 113.84 113.905
— Kômpul Ta Non inédit » 1 1,820 » 113,906
X
a.
5
<

PL XLIII.

Phnom B\yàn. Plan d'ensemble et coupe. Cf. p. 241.


PL XL/ V.

Phnom Bàyàn. Vue perspective des sanctuaires. Cf. p. 241,


Le Phnom Bàyàn 241

Description des ruines.

I. Aperçu général. — L'accès des sanctuaires du Bàyàn est annoncé dès


la plaine par une avenue triomphale primitivement ornée de bornes en latérite,
hautes de 2 m., et placées sur un soubassement ininterrompu de latérite.
L'avenue a une dizaine de mètres de large, et les bornes, qui sont toutes aujourd'hui
renversées dans la brousse, devaient se présenter jadis comme celles qui
précèdent certains temples d'Ankor, entre autres Prè Rup (cf. pi. XLII).
L'avenue du Phnom Bàyàn est coupée par la route provinciale n° 50, qui
conduit de Tamlàp à Kirivoň ; c'est à partir de ce point d'intersection que l'on
commence à gravir la colline ; mais là n'est pas le début véritable de l'antique
chemin des sanctuaires; bien qu'il ait déjà 700 à 800 m. de long, il se prolonge
de l'autre côté de la route, vers le Nord-Est, où l'on peut le suivre pendant
200 ou 300 m, ; puis l'avenue se perd dans un petit bois sans qu'on parvienne
à trouver un point de départ qui soit vraiment digne du déploiement dont nous
connaîtrons bientôt le faste. - ' ' •"
Quoi qu'il en soit de ses origines, cette avenue suit d'abord une pente très
douce jusqu'à un premier palier où divers indices nous permettraient de croire
à l'existence d'un premier gopura G^ Ce point franchi, l'avenue redescend
suivant une très légère déclivité pour attaquer franchement cette fois la colline.
Mais bientôt nous parvenons à un second palier, où se trouvent les restes
(bien discutables il est vrai) de ce que nous croyons avoir été un deuxième
gopura: G2. C'est ici le point de départ de cet escalier de latérite, long de 1.3JDO
ou 1 1400 marches, qui change assez fréquemment de direction, sans grand
souci de la ligne droite, mais avec l'évidente intention de chercher plutôt la pente
convenable, qui ne soit ni trop lente, in trop raide à gravir. Dans les parages
de la cote 250, l'escalier débouche sur un palier — le troisième — où Ton
reprend son souffle avant l'élan final. En raisonnant par simple analogie, nous
supposons qu'en cet endroit, se dressait jadis, un troisième gopura G3 — sinon
en latérite du moins en construction légère — qui n'était pas nécessairement
voué au culte, mais peut-être simplement au repos des pèlerins. Sinon, dans
quel but aurait-on ménagé ce palier insolite — le seul, notons-le bien, qui
soit au long de l'escalier — alors qu'il était si facile de l'éviter pour la
'

régularité meilleure des gradins.


C'est à partir de ce point que nous suivons la ligne de crête de l'éperon
rocheux en continuant de gravir l'escalier, qui progressivement se dresse, puis
monte en zigzag, puis enfin brusquement, dans une volée droite et raide;
encadrée de deux murs ďéchiífre re dentés, nous hisse à quatre pattes jusqu'au
seuil de cet étroit plateau, où se dresse le plus majestueux sanctuaire que nous
ait laissé l'art khmèr primitif (cf. pi. XLIII et XLIV). ' -
Nous nous trouvons devant une sorte de porche assez allongé qui semble
avoir été bordé de piliers, et par conséquent recouvert jadis d'une toiture
16
242 Henri M auger

légère. Puis nous franchissons les ruines du gopura d'entrée G, dont' il ne reste
plus que quelques pans de mur en latérite (1).
A notre gauche, s'élève la bibliothèque /, placée relativement à l'écart, en
contre-bas, et qui fut à demi emportée par un glissement de terrain.
En suivant la galerie axiale F, nous longeons deux esplanades : celle de
gauche, seule, est demeurée entière, l'autre a glissé sur la pente abrupte, en
entraînant d'ailleurs dans sa chute l'avant-corps latéral du gopura. Cette
esplanade est jonchée de blocs de latérite en grand désordre parmi lesquels on
distingue quelques fondations de murs en brique. — Peut-être était-ce
autrefois le lieu de campement des serviteurs du temple. Peut-être était-ce
l'emplacement du bassin rituel dont nous entretient certaine inscription — (2).
Nous pénétrons enfin dans l'enceinte proprement dite, limitée par une
galerie К К1 К" et dans laquelle sont répartis, autour du sanctuaire principal
A, et de son vestibule B-C, divers autres sanctuaires: D, P, et sept pràsàt
■semblables S (cf. pi. XLV).
A l'extérieur de l'enceinte, du côté du Sud, se trouvent encore deux
sanctuaires, H et L, qui font face au Nord-Est.
Enfin vers l'Ouest, des amoncellements de blocs laisseraient encore croire
à l'existence de constructions qui auraient pu être des habitations monastiques.

II. Le sanctuaire principal A. — - Ce sanctuaire, entièrement construit en


briques, sauf l'encadrement de la porte, mesure 10 m. oo de long et 7 m. 80
de large ; il a près de 15 m. de haut. M. Parmëntier. en a établi un plan coté
à l'échelle de 0,015 par mètre, qu'il est inutile de reproduire ici (â).
Par contre, nous présentons les deux façades, principale et latérale, que nous
vivons traitées avec le plus grand souci d'exactitude (cf. pi. XL VI et XLV1I).

(1) Les lettres désignant les diverses constructions sont les mêmes que celles du
croquis de Lajonquière IK., I, n° 3) auquel on pourra se reporter utilement. Quelques
sanctuaires nouveaux ont été mis au jour pendant les travaux '. le sanctuaire voisin de
H, et édifié au S.-E.'de ce dernier (lettre L);sept petits sanctuaires entourant le grand
pràsàt (lettre S); enfin le sanctuaire symétrique de D par rapport à Гаче général
(lettre P). '

(2) Cf. plus loin : « Historique ». — Ajoutons qu'il nous est impossible de préciser
cette question, car le dégagement du Phnom Bàyàn, pour des raisons pécuniaires, ne
fut pas effectué dans sa totalité. Entré autres cette esplanade, qui ne présentait qu'un
intérêt secondaire, est demeurée dans l'état où elle se trouvait.
(3) Cf. АКР., t. II. pi. xxxix. — Une seule divergence, d'ailleurs minime, est à
noter : il ne nous a pas semblé que la rigole d'écoulement des eaux lustrales passe
obliquement à travers le mur; en tous cas, elle sort indubitablement dans l'axe du
vantail Ouest de la fausse porte, suivant la disposition habituelle. Cette rigole est une
pièce longue, en pierre, creusée d'un petit canal tout le long de sa face supérieure.
Des t'ouilleurs l'ont arraché du mur, en sapant les briques, en sorte qu'à l'heure
actuelle, il gît au milieu d'un petit tunnel de о m. 40 de diamètre environ, en bas de
Ja fausse porte, comme nous venons de le dire.
Échelle: 0 12 PI. XLV.

Phnom Bàyàn. Plan de l'enceinte. Cf. p. 242.


PL XLVI.

Phnom Bàyàn. Façade principale du sanctuaire A.


(La partie gauche du fronton figure l'état actuel de l'édifice;
la partie droite est une restitution.) Cf. p- 242.
PI. XLVII.

Phnom Bàyàn. Façade latérale du sanctuaire A (restitution). Cf. p. 242.


Le Phnom Bàyàn 243

Bien que les sculptures semblent très imprécises lorsqu'on visite hâtivement
l'édifice, nombre de détails essentiels apparaissent à un examen attentif et
permettent de restituer les façades avec quelque certitude.
Pour ces restitutions, nous avons utilisé de nombreuses photographies de
détails, et d'après chacun de ces documents, nous avons dessiné les éléments
à leur dimension véritable, en les réduisant ou les agrandissant dans des
proportions convenables ; puis, tous ces éléments ont été groupés sur le dessin
d'ensemble, à l'emplacement qui leur étaîtassigné avec une rigoureuse
précision par le quadrillage de la brique (l).
Ce procédé de travail, qu'on jugera sans doute fastidieux est cependant le
seul qu'il ait été possible d'utiliser en la circonstance, puisque toutes les
parties hautes de l'édifice sont inaccessibles, et qu'il nous était impossible de
prendre aucune mesure sauf au niveau du sol.
Cet édifice dans son ensemble, peut être considéré comme constitué par
quatre éléments-types superposés, qui constituent un rez-de-chaussée et trois
étages, le tout couronné d'une voûte en berceau. Ce décor n'est qu'illusoire et
ne correspond pas à la réalité, puisque la coupe de l'édifice nous montre une
salle unique, haute de 12 ou 13 m., dont les parois se resserrent en des
ressauts successifs jusqu'au sommet du monument. Cette superposition fictive ne
serait-elle pas une survivance des coutumes de l'Inde, où de nombreux
sanctuaires avaient réellement plusieurs étages desservis par un véritable escalier?
Avant d'entrer dans le détail de ces différents étages, notons que chacun
d'eux se décroche au centre, en une saillie très accusée, par deux redents de
20 et 25 cm., redents qui se relient d'étage en étage en s'amenuisant jusqu'au
sommet, en sorte qu'il est bien difficile de connaître si dans l'esprit du maître
d'œuvre l'élément vertical devait prévaloir sur l'horizontal ou inversement (2).

(l) Des mesures effectuées en différents points, il ressort que dans une hauteur d'un
mètre on compte seize rangs de briques, c'est-à-dire que chaque rangée fait en moyenne
•62 ou 63 mm. d'épaisseur.
(.2) Nous reprenons volontiers cette expression «maître d'œuvre» bien qu'elle ait
été critiquée dans notre précédente étude.
Sans doute les monuments khmèrs sont-ils anonymes, comme on nous Га fait
remarquer à juste raison; mais ils sont anonymes au même titre que nos cathédrales
gothiques ou romanes, auxquelles on leconnaît cependant un maître d'œuvre. D'ailleurs
cette question d'anonymat est toute relative, car nos Mansart ou nos Garnier finiront
sans doute un jour par tomber dans l'oubli, et selon toute vraisemblance les Invalides
ou l'Opéra seront déclarés « anonymes », tout comme la cathédrale de Chartres ou le
Baptistère Saint Jean. Nous ne voyons donc pas en quoi l'anonymat d'un monument
nous interdirait de parler de son « maître d'œuvre ».
On nous a fait remarquer, d'autre part, que les Khmèrs «suivaient des règles
préétablies, des canons connus de tous»! — Oui, sans doute! Mais devons-nous en
déduire que ces canons excluaient toute espèce de plan ?
(Ce terme a besoin d'être précisé, car nous ne l'employons qu'au pis aller : il
désigne à nos yeux un modèle, modèle qui aurait peut-être été tracé sur des feuillets jux-
244 Henri Mauger

En un mot, l'idée capitale de la composition n'apparaît pas très nettement ;


il semble qu'on ait encore cherché à la dissimuler par l'artifice de ces éléments
latéraux qu'on retrouve à tous les étages, mais qui, n'étant pas sur le même
axe et n'étant pas même reliés entre eux, n'accusent pas à vrai dire une
composition verticale (4).
Il n'en reste pas moins vrai que ce sanctuaire, tel qu'il fut composé peut
compter parmi les plus belles œuvres de l'art khmèr. La vigueur des reliefs,
la finesse du détail, la qualité du dessin, suffisent à nous faire oublier certaines
imperfections ; la composition dénote une envolée majestueuse, dégage une
impression de vie, de mouvement, de variété, bien propres à symboliser les
joies d'un paradis çivaïte conçu dans l'exaltation d'un mysticisme fougueux.

•*

Le rez-de-chaussée a près de 5 m. de hauteur. Il se compose d'un


soubassement peu développé, orné de faux balustres et de dessins losanges, d'un
corps principal que nous allons décrire en détail, d'une corniche enfin très
joliment composée, avec sa frise de hamsa ininterrompue, etsonterrasson que

taposés (?). Mais qui aurait pu tout aussi bien être gravé au burin sur une plaque de
schiste par exemple (?), à moins qu'on n'ait préféré le réaliser en terre glaise," sous
forme de- maquette (?) — peu importe le procédé — l'essentiel est que les Khmèrs
n'auraient pu s'affranchir de ces « plans », même si les canons avaient décrit tout
l'édifice dàné ses moindres détails, car, c'est une contingence à laquelle notre cerveau
d'homme ne saurait échapper qu'il faille tout d'abord matérialiser nos conceptions sur
des plans avant de les réaliser d'une manière définitive.)
En un mot, chaque édifice khmèr, bien qu'il soit anonyme, bien qu'il ait été conçu
selon les règles et les canons les plus stricts, possède une cohésion, une personnalité,
qui semblent nées de la volonté d'un seul homme, et non pas d'une collectivité de
travailleurs qui, par leurs divergences d'interprétation n'auraient abouti qu'à une-
œuvre disparafe, et sans nul doute incohérente.
Un tel homme, il est vrai, pourrait s'appeler un architecte; mais ce mot n'évoque-
t-il pas un modernisme choquant, lorsqu'il est question de monuments si" vieux... Il
pourrait encore s'appeler un constructeur, ou un bâtisseur; mais ces termes
impliquent une idée sinon péjorative du moins peu flatteuse, et semblent devoir qualifier
celui qui exécute servilement une œuvre, plutôt que celui à qui revient le mérite de
l'avoir composée et qui en est, pourrait-on dire, le maître.
Bref, ne trouvant pas d'appellation à la fois plus textuelle et plus symbolique, nous,
préférons nous en tenir à ce qualificatif « maître d'œuvre »• ■ -
(l) Afin de bien préciser notre pensée, nous citerons comme type de composition
horizontale, l'Àsram Mahà Rosëi (cf. BEFEO., 1936, p. 65 sqq.). Quant aux compositions
verticales, il n'en existe pas de bien nettes au Cambodge. Mais pour nous en faire une
idée, nous jetterons un regard sur les temples de Bhuvaneçvara ou de Khajuraho„
et même (en des temps plus voisins de notre art khmèr primitif), sur le « Laksmana
temple », construit en briques à Sorpur (cf. pi. u de Coomaraswamy, HIIA.).
Le Phnom Bàyàn 245

décorent — avec une alternance harmonieuse — de grands kudu, et des cakra


de dimensions plus modestes (fig. i).

Fig. i. — Phnom Bàyàn. Rez-de-chaussée du sanctuaire A. Corniche.

Chacune des façades est composée de trois travées, celle du centre en


légère saillie sur les deux autres ; ces travées sont accusées par quatre
pilastres, aux décors de bouquets très classiques à l'époque (l) (fig. 2).
Notons que chaque travée centrale est un peu plus
large que les deux autres: cette différence peut
s'expliquer sans doute par la présence de la porte ; mais à
quoi bon l'expliquer! Ce fait est loin d'être insolite à nos
yeux, puisque la Grèce, Rome, et tout l'Occident ont
respecté ce même
principe. Est-ce le
hasard qui a
conduit les Khmèrs à
une même
conception
d'esthétique ? Est-ce le
Gandhâra dont il
est indirectement
l'élève?
Les travées
latérales sont Fig. 2. — Phnom BXyàn.
décorées d'une grande Rèz-de-chaussée du
réductiond'édifice sanctuaire A. Pilastre
laissant très peu d'angle^
de surface nue (fig. 3). Au centre de cette
composition, sous un arc enguirlandé, se
prélasse un personnage dans l'attitude du
Fig. 3. — PhnomBXyàn. Rez-de-chaussée « lïlâsana ». (Aucun escalier ne conduit
du sanctuaire A. Réduction d'édifice. à sa demeure, signe auquel nous recoa-

(1) A la base de ces pilastres, on voit un hamsa de face, aux ailes éployées.
246 Henri Mauger

naissons un palais volant). Au-dessus du


motif central se compose un immense fer-à-
cheval — disproportionné sans doute mais de
volume agréable — où semble joyeusement
se distraire un couple de bienheureux, tandis
qu'une femme, peut-être une servante, les
observe à l'écart.
La travée centrale (fig. 4) comporte une
avancée, motivée par deux nouveaux
pilastres, plus courts que les autres, et qui
possèdent — chose rare — des chapiteaux
décorés de gajasimha ailés, aux queux
empanachées (fig. 5).
Les animaux sont affrontés de part et
d'autre d'un arbre ou d'un gros poteau à la
cime duquel semble planer un hamsa, traité
comme les «Ormudz» de la mythologie
Fig. 4. — Phnom Bàyàn. Rez-de-,
assyrienne. Bien que notre dessin de la planche
chaussée du sanctuaire A.
Fragment de la travée centrale. XLVII ne laisse aucun doute sur l'absence de
fronton dans cette composition centrale,,
nous tenons ici à confirmer par écrit cette
anomalie: certaines parties sont, il est vrai, très ruinées, mais les moulures delà
brique au-dessus de la corniche ne nous laissent pas la moindre hésitation à ce
sujet : la frise de hamsa est simplement décalée d'un rang de briques par
rapport aux parties latérales de la corniche, mais elle se poursuit au-dessus
de la porte. Cette porte est encadrée de colonnettes rondes, et d'un linteau
décoratif ciselé dans la
brique, sauf sur la façade
principale, où ces colonnettes,
depuis longtemps perdues,
devaient être en pierre.
Le linteau en pierre de
la façade principale n'a pu
être retrouvé au cours des
travaux de dégagement, et
si nous l'avons ici restitué,
c'est grâce à un vérascope
de M. Parmentier, pris
avant 191 2, qui ne laisse

tence de ce linteau et sur Fig 5> __ pHN0M Bàyàn. Rez-de-chaussée du sanc-


sa disparition relativement tuaire A. Chapiteau.
Le Phnom Bàyàn 247

récente (*). Ce linteau comportait un arc droit (à cinq médaillons) se


retournant vers le centre, alors que les trois autres linteaux, ciselés dans la
brique, ont des arcs géminés
issants de la bouche de deux
makara. Au-dessus de ce
corps central, la corniche
porte trois kudu : ceux des
côtés sont d'une restitution
douteuse, mais l'arrachement
des briques permet de croire
à leur présence. Celui du
centre est parfaitement net:
il présente trois objets ayant
un peu la forme de certains
épis couronnant les voûtes
khmères et que nous
prendrions volontiers pour des
vases rituels couronnés de
hauts couvercles aux formes
bulbeuse?. Fig. 6. — Phnom BIyàn. 1er étage du sanctuaire A.
Immédiatement au-dessus Pavillon central,
de la corniche, le terrasson
est amorti par une rangée de denticules» constituant le socle d'un bandeau
saillant qui est à la fois le couronnement du rez-de-chaussée, et l'assise
du ier étage.
•*•
Chacun des étages est constitué
à son tour par les trois éléments
classiques: base, corps et corniche,
mais qui cette fois ont sensiblement
tous trois la même importance
(mensonge conventionnel). Au 1er
et au 2e étage, le soubassement est
interrompu en trois endroits par des
perrons conduisant aux portes de
trois pavillons célestes, où des élus
— dans l'encadrement de colon-
nettes courtaudes — prennent le
frais en des poses nonchalantes
(fig. 6 et 7).
Fig. 7. — Римом BayIň. 1er étage du sanctuaire
A. Pavillon latéral. (*) Sur la planche XLVIII, nous
248 Henri Mauger

D'autres personnages sont accoudés aux lucarnes des toits.


Dans la corniche du ier étage, nous apercevons encore quelques hamsa,
plus disséminés que ceux de la frise du rez-de-chaussée, car les toitures
des avant-corps les masquent en partie, avec
leurs grandes fenêtres en fer-à-cheval. Les 2<*
et 3e étages sont la répétition de plus en plus
tassée du croquis que nous venons d'esquisser
(fig.8> ;

.
.Fig. 8. — Phnom BÀYÀN.2e étage
du sanctuaire A. Pavillon
latéral.

Au 3e étage, cependant, il n'y a plus


d'escalier : les deux pavillons latéraux
ont été supprimés ; par contre le corps
central a pris un plus grand
développement et se silhouette assez haut soit sur
le mur pignon (en façade principale)
soit sur la voûte générale du sanctuaire
(dans les façades latérales) (fig. 9).
Il est intéressant de noter que les
quatre angles des corniches de chacun

voyons les trois états principaux de cette


porte d'entrée.
A. Avant 1912 : le linteau est encore en
„place, mais les colonnettes ont disparu. Fig. 9. — Phnom Bàyàn. 2« et y> étages du
- B. Au moment des travaux : plus de sanctuaire A. Pavillon central.
linteau; le chapeau de porte est brisé,
la paroi de briques a été endommagée par les gens qui ont descellé le linteau.
С Après les travaux : le chapeau de porte a été reconstitué en béton armé; les
briques ont été remontées pour maintenir les parties supérieures qui se décollaient
progressivement.
Le Phnom Bàyàn 249

des étages sont accusés par une pierre plate de о m. 50 x om.30, sans décor
ni moulure, dont l'épaisseur est de deux rangs de briques. Nous pensons que
ces pierres ont été placées en ces points (qui sont les plus saillants), pour
donner plus de cohésion à ces parties, en encorbellement très prononcé. Il
n'en est que deux ou trois qui soient restées en place ; quelques autres ont été
retrouvées dans les décombres.

• *
Pour achever la description de ce sanctuaire principal, nous signalerons
qu'il était couvert d'une voûte en berceau dont l'extrados n'était pas côtelé
comme le sont fréquemment les pràsàt de l'époque classique.
Rien ne nous autorise à certifier l'existence des épis de couronnement. C'est
une des rares licences de restitution que nous nous soyons permises.
Par ailleurs, sur toute la surface de l'édifice, nous n'avons pas relevé un
pouce carré d'enduit. Il n'existe pas de ces piquetages dans la brique, dont les
aspérités assurent une meilleure adhérence d'un enduit. Bref, il y a tout lieu de
croire que l'édifice demeura dans son nu; mais il n'est pas interdit de supposer
qu'il ait été revêtu de bariolages et doré par endroits, ce qui expliquerait
les allusions de certaines inscriptions.

III. Le mandapa A\ — A l'intérieur du sanctuaire A, légèrement désaxée vers


le fond, se trouve une construction qu'il est courant d'appeler un mandapa mais
qui, en fait, ne ressemble à aucun des autres mandapa du Cambodge, lesquels
— on le sait — sont tous couverts d'une dalle plate reposant soit sur des piliers
d'angle (S2 de Sambór) soit sur des cloisons de pierre mince (Hàn Cei, Kuk
Trapân Kuk ou n° ij de Sambór) (*). L'édifice A' du Phnom Bàyàn est — il est
vrai — construit au centre d'un autre sanctuaire, et, si cette définition est
suffisante, nous conviendrons de dire que A' est un mandapa. Mais nous préciserons
que ce mandapa ne fut jamais couvert d'une dalle comme c'était la coutume,
mais bien d'une voûte; que d'autre part cet édifice fut construit en briques et
restauré en latérite; et qu'enfin sa construction ne semble pas remontera
l'époque pré-angkorienne, mais bien à la période de transition des VIIIe— IXe siècles.
La date d'érection de ce mandapa est incertaine, avouons-le, ■ car sur
aucune de ses façades nous ne trouvons de sculptures qui soient l'indice d'une
époque déterminée. Néanmoins, l'édifice comprend trois fausses portes
extrêmement simples, et un soubassement non moins ordinaire, dont les
moulures sont très proches de celles des sanctuaires S, qui déjà sont décorés
de Râhu, comme nous le verrons dans un instant.

(l)Nous ne citons que pour mémoire l'Àsram Mahà Rosëi, dont on ne saurait dire si la
partie centrale doit être considérée comme un mandapa au milieu d'un sanctuaire, ou
plutôt comme le véritable sanctuaire qui serait entouré d'une galerie, galerie d'ailleurs
agrémentée de quelques fenêtres.
250 . Henri Mauger

Toute la voûte de ce mandapa est actuellement effondrée jusqu'au niveau


de la corniche où la latérite alterne avec la brique sans grand souci
d'esthétique. Des nâga de latérite se dressent aux angles de la corniche, témoins d'une
réfection datant de la période classique. Notons que, dans la construction de
cet édifice, entraient des poutres transversales, à demi déchiquetées mais
encore in situ ; leurs extrémités sont ancrées dans les murs latéraux, à la
hauteur de la corniche (2 m. 50 environ) ; elles semblaient devoir constituer
l'armature d'un plafond bas qui s'opposait à l'ampleur du décor.
A l'heure actuelle, cet édifice est trop ruiné pour que nous puissions en
tenter une restitution. Mais nous pensons que sa façade principale devait
comporter un fronton bordé par le" corps flammé du nâga, suivant l'esthétique de
l'art classique.

IV. Le vestibule B. >— Ce vestibule est venu s'adjoindre au pràsàt Af


à une époque tardive. C'est d'ailleurs une franche hérésie que d'avoir dissimulé
toutes les fines sculptures du grand sanctuaire derrière cette massive
construction de latérite dont les toits jadis devaient masquer presque tout le
sanctuaire Ç1). Ce vestibule В était flanqué latéralement de deux porches couverts
C-C ; il était prolongé en avant par un perron terrasse E, où Lunet deLajon-
quiere croyait distinguer une avant-salle, mais qui constituerait plutôt à notre
avis comme une sorte de patio encadré à gauche par le sanctuaire D, et à
droite par un mur M (isolant le sanctuaire P), mur qui ne semble avoir eu
d'autre utilité que de rétablir à peu près la symétrie des constructions.

V. Le sanctuaire D. — C'est un petit sanctuaire, carré, mesurant


intérieurement 2 m. de côté et précédé d'un porche qui s'ouvre sur la galerie
Est de l'enceinte. Au seuil de ce pràsàt fut découverte une statue de femme
datant des débuts du Xe siècle (2).
Il est vraisemblable que ce sanctuaire, construit en dalles de latérite
minces, était couvert d'une voûte en « bonnet d'évêque », c'est-à-dire que les

(!) Nous pensons que cet édifice était couvert en tuiles car: i° les murs sont arasés
très exactement au niveau des corniches ; et 2e la portée des murs de Ja salle étant de
5 m. 60 n'aurait pas permis de voûter en encorbellement. En outre il est vraisemblable
que ses angles aient été décorés de nàga en latérite grossièrement ébauchés,
analogues à ceux du mandapa A'. Cependant, aucun de ces nâga n'était in situ; nous
avons eu la chance d'en retrouver un, qui est bien conservé, et qui a été rangé près de
la porte Sud de l'enceinte; d'autres, en débris, se trouvaient sur la terrasse E, ou au
pied des porches С, С : nous les avons évacués, avec les déblais, au Sud-Ouest de
l'enceinte.
f2) Cette statue, grandeur naturelle, est de bonne facture, mais hélas décapitée. Les
deux avant-bras ont été rapportés au Musée Albert Sarraut. La statue elle-même, trop
lourde pour être chargée sur notre camion déjà comble, avait été rangée par nos soins
dans un angle du sanctuaire. Mais des indigènes — à notre insu — l'ont dressée peu de
temps après, sur un des piédestaux du perron E.
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CLX
Le Phnom Bàyàn 251

façades ne présentaient aucun mur pignon : cette supposition nous est


confirmée par la forme de nombreux blocs écroulés à l'intérieur du sanctuaire :
ces blocs sont taillés en extrados circulaire sur les -deux faces de parement
et constituent les arêtes de la voûte (fig. ю).
Ce mode de couverture (qui n'est pas inconnu,
mais rarissime) se retrouve à la bibliothèque,
(cf. pi. XL1X, a).

VI. Le pràsàt P. — II est de dimensions un


peu plus grandes que D, et précédé également
d'un vestibule qui s'ouvre sur la galerie Est
d'enceinte ; mais ce vestibule comprend deux
ouvertures latérales donnant au Nord sur la cour,
et au Sud sur une sorte de couloir sans issue
qui n'avait d'autre utilité que celle de dépôt
ou de débarras. Cette partie est construite en
briques très disloquées, sur une base de latérite
grossière Í1).

VII. Les pràsàt S. — Ces sept petits Fig. 10. — Phnom Bàyàn. Pràsàt
sanctuaires, qui étaient très ruinés, et complètement D.Un bloc d'angle de la voûte.
enfouis sous les décombres, ont été mis au jour
pendant les travaux. A l'exception de celui qui
est situé dans l'axe de A, tous ces pràsàt sont orientés au Sud-Est. Ils
mesurent intérieurement im.io de côté; chacun d'eux abrite un petit
liňga (2). Les portes sont de dimensions très réduites (om.40 de large et
о m. 60 de haut).
Ces pràsàt ne sont que très grossièrement décorés: ils ont des fausses-
portes sans colonnettes, encadrées de "petits pilastres sans décor, et leur
soubassement est constitué de moulures carrées, sans aucune caractéristique-
Tout ce que nous pouvons en dire, c'est qu'ils sont très proches parents du
mandapa A' (ainsi d'ailleurs que le pràsàt L), mais cette observation n'est
d'aucun secours, puisque nous ne connaissons pas davantage leur époque.
Cependant un indice précieux va nous permettre d'évaluer la date de
toutes ces constructions : le dégagement nous a livré les débris d'un petit

(1) Devant ce pràsàt, fut retrouvé un Visnu de pierre que nous avons rapporté au
Musée Albert Sarraut. Ses attributs sont la massue (à gauche en bas), la conque (a
gauche en haut), le disque (à droite en haut) et une petite sphère (à droite en bas).
Le Visnu est vêtu d'un sampot emboîtant haut les reins, découvrant le nombril, et
maintenu une large ceinture d'orfèvrerie. Il porte bracelets et colliers; il est coiffé dit
mukuta à couvre-chignon conique.
(2) Cf. Chronique du Cambodge, BEFEO*, t. XXXVI. p. 623.
252 Henri Maugër

linteau brisé en trois fragments, qui gisaient épars dans la cour (l); aucune
•colonnette n'a pu être retrouvée ; néanmoins les dimensions du linteau (om.8o
de large, о m. 18 de haut) correspondent exactement à celles des sanctuaires-
miniatures.
Ces linteaux représentent deux arcs issant des griffes d'un Râhu, et
terminés en volutes. Au-dessus des arcs', les flammes de feuillage n'ont qu'une

Fig. 11. — Phnom Bàyàn. Sanctuaire S. Linteau.

très petite place, et sont coupées net, indice qui nous laisse croire qu'elles
se poursuivaient dans la brique au-dessus du linteau. Quoi qu'il en soit, trois
points sont à retenir :
i° L'arc est bordé de perlages, décor très en honneur dans l'art pré-angko-
rien.
2° On aperçoit en dessous de l'arc des motifs qui sont intermédiaires entre
la feuille très naturaliste du pré-angkorien et les volutes composées de la pé-
Tiode classique.
3° Le Râhu trahit l'influence javanaise, qui ne s'est précisée au Cambodge
qu'à partir du règne de Jayavarman II : ce décor à lui seul, suffirait à nous
faire supposer que les pràsàt 5 (ainsi d'ailleurs que le mandapa A' et le prà-
sàt L) n'ont pu être construits que dans le courant du IXe siècle.

VIII. L'enceinte КК'К". — . Murs et piliers sont entièrement construits


en latérite (cf. pi. XLIII et L). Ainsi qu'on le voit sur le plan, l'enceinte (qui
mesure 24 m. 70 x 32 m. 40) est légèrement désaxée par rapport au sanctuaire
principal et à la ligne du grand escalier d'accès (ii m. 60 du côté Sud, et
13 m. 10 du côté Nord).
Ce désaxement s'explique d'autant moins que, du côté Nord, pour
atteindre l'alignement que les Khmèrs s'étaient fixé, il leur a fallu construire le mur

(l) Nous n'en possédons malheureusement qu'une seule photographie 6X9, qui
n'est pas assez bonne pour être reproduite. Par comble de malchance, lorsque nous
retournâmes plus tard au Phnom Bàyàn» prendre un nouveau cliché avec le bon
appareil de la Direction des Arts cambodgiens, il nous a été impossible de reconstituer
«entièrement la pièce à conviction.
Le lecteur voudra bien accorder confiance au dessin que nous présentons ici (fig. 1 1\
•в
о
■о
елs

Le Phnom Bàyàn 253^

d'enceinte au bord du précipice, dans des conditions extrêmement difficiles-


Mais puisqu'ils avaient pu réaliser l'élargissement de la cour vers le Nord,
pourquoi ne l'ont-ils pas fait vers le Sud, où il y a de la place, au lieu de
venir serrer les piliers de la galerie jusqu'à toucher les petits pràsàt S? Il
semble que ce soit à cause des sanctuaires HetL qui sont antérieurs à
l'enceinte, et que l'on n'a voulu ni raser, ni englober dans les murailles.
La petite coupe de la planche XLIII, nous montre combien précaires
étaient les fondations du mur Nord dont nous venons de parler, et explique
pourquoi cette partie de l'enceinte a glissé sur la pente de la colline.
Toutefois, par une chance inespérée, l'angle Est, qui était fondé sur le
roc, n'a pas cédé, et nous autorise à restituer toute cette partie disparue. La.
première baie (en partant de l'Est) existe encore, limitée par un pilier; la
présence de ce pilier aurait pu nous inciter à restituer sur la façade extérieure
toute une succession de piliers ; cependant, nous avons adopté le parti, plus
sage semble-t-il, et plus en concordance avec les coutumes khmères, de
figurer des parties pleines et des baies relativement epsacées les unes des autres.
Sur les façades Est et Sud, il n'y a aucune hésitation quant à l'emplacement
des portes. En ce qui concerne la façade Ouest, elle est si ruinée que nous
ne saurions avancer aucune affirmation; mais il nous a paru qu'elle devait être
percée d'une baie, afin de mettre directement la cour centrale en relation
avec les édifices — aujourd'hui complètement écroulés — qui se trouvaient à-
l'Ouest, ainsi que nous l'avons signalé plus haut.
Cette enceinte est doublée de piliers sur les trois faces Nord, Ouest, et
Sud, constituant une galerie qui devait être couverte en tuiles. Du côté Est,
les constructions ne laissent de place pour aucun pilier, mais la galerie se-
retournait, vraisemblablement couverte aussi, sans que nous puissions
préciser si la toiture se raccordait ou non avec celle de la galerie axiale F (1).

IX. Le pràsàt H. — C'est le plus petit des deux sanctuaires qui se-
trouvent à l'extérieur de l'enceinte, du côté Sud (2). Il est en très mauvais état
de conservation. Sa décoration est nettement de style pré-angkorien : pilastres-
à rinceaux ou à bouquets, base à faux-balustres et à décor losange, linteaux
et colonnettes à guirlandes et pendeloques.
Et cependant nous trouvons sur les murs de ce sanctuaire le décor le plus-
inattendu qui soit : de part et d'autre de chaque porte, on a représenté des

(1) Nous ne consacrons pas à cette galerie un paragraphe spécial. Signalons


simplement qu'elle fut construite à l'époque de l'enceinte KK' K", et pareillement couverte
en tuile. Rien ne permet de supposer qu'elle fut éclairée par des ouvertures latérales.
(2) Tous deux sont ouverts au Nord, ou plus exactementau Nord-Est. Nous ne citons
que pour mémoire le pràsàt L qui ne présente que peu d'intérêt, et qui ne fut pas
dégagé; nous en avons discuté la date, en même temps que celle des pràsàt 5 et du»
mandapa A'.
254 Henri Mauger

apsaras debout, dans l'attitude du hanchement indien (cf. pi. LI). Sur la façade
principale, .elles sont relativement bien conservées* du moins des pieds jusqu'à
la taille. Sur les autres façades, le mur est si dégradé qu'on n'en trouve pas
trace, excepté sur la face Ouest (côté Nord), où il est possible de lire
l'ébauche de la tête ornée d'une coiffure à grosse boule, semble-t-il; on distingue
très nettement le menton, les boucles d'oreilles et l'attache de l'épaule. Sur la
foi de ces données essentielles, nous avons tenté de restituer une apsaras,
en laissant toutefois dans le vague toutes les parties dont l'interprétation n'est
pas absolument certaine. On s'étonnera sans doute de ce que la divinité ne se
trouve pas au centre du panneau ; nous l'avons exactement dessinée à la place
que lui a donnée le sculpteur.

X. La bibliothèque I. — Poursuivant en direction du Sud, nous trouvons la


bibliothèque, uu peu à l'écart. Elle est ouverte au Nord-Ouest, à l'opposé de
l'.orientation générale du temple. On se rend compte sur la perspective (pi.
XLIV) que tout l'angle Sud de cet édifice a été emporté par un glissement
de terrain. On voit néanmoins sur la planche XLIX, a que malgré la
secousse qui dut être rude, les murs demeurés en place n'ont pas la
moindre lézarde et sont jointoyés de
'i façon parfaite; les blocs sont petits
et ne dépassent jamais 20 ou 30 cm.
d'épaisseur. Un des coolies qui
apparaît en blanc, au coin du pan
du mur écroulé, donne une idée de
l'importance de l'édifice qui mesure
5 m. 60 de large et 7 m. 40 de long.
Il repose sur un puissant
soubassement de 1 m. 40 de haut (à moulures
symétriques par rapport au plan
médian horizontal). Ce
soubassement est ici dissimulé par les hautes
herbes; on n'aperçoit que la base
du mur proprement dite, base dont
les moulures se reproduisent dans
la corniche, symétriquement.
Ainsi que nous l'avons déjà
signalé, nous voyons que cet édifice
ne comportait pas de frontons, et
qu'il était voûté en bonnet d'évê-
que, avec toutefois une ligne de
Fig. 12. - Рн«ом Baya*. Bibliothèque. faîtage' au Iieu d'un uni4ue Point
Plan de la voûte. de couronnement (fig. 12),
ty' A Г

P/. LI.

QH\'O

Phnom Bàyàn. L'apsaras du pràsàt H (restitution). Cf. p. 253-254.


Le Phnom Bàyan 255

XI. Le gopur a G. — En quittant la bibliothèque nous pouvons achever


notre visite en coupant l'esplanade à travers les hautes herbes, et nous arrivons
au gopura d'entrée par la porte Sud-Ouest. A l'heure actuelle, ce gopura est
très difficile à déceler : une main — bien intentionnée sans doute, mais fort
maladroite — a entassé les blocs écroulés de telle sorte que les piliers du
gopura sont incorporés dans un mur qui prolonge toute droite la galerie F
jusqu'à l'escalier J.
Néanmoins, en débroussaillant les ruines, nous avons pu- repérer sans
difficulté les fondations du gopura, il affecte la même forme que le vestibule В
avec de très légères variations dans les cotes.

Fig. 13. — Phnom B\yàn. Partie centrale du 1er étage.

Historique.

En étudiant dans ses détails le plan d'ensemble des sanctuaires (pi. XLIII), il
nous vient rapidement une critique à l'esprit : les constructions ne sont pas
disposées régulièrement* ni avec harmonie, et certaines parties de l'enceinte
sont très maladroitement conçues. Cette impression provient évidemment de ce
que le plan n*a pas été composé d'un seul jet : ce qui se présente à nos yeux,
n'est que le résultat — médiocre en définitive — de nombreuses adjonctions
au plan primitif.
Nous basant sur divers indices recueillis au cours des fouilles, nous allons
nous efforcer de classer les époques où eurent lieu chacun des aménagements
successifs, et de les dater si possible, afin de reconstituer les compositions
variées du Bàyàn aux diverses phases de son existence (cf. pi. LU).

• *
Tout d'abord fut édifié le grand pràsàt central A, qui se dressa tout seul,
pendant près d'un siècle, sur une esplanade nue, comme c'était fréquent à
l'époque (1).

(1) A l'examen du plan, on pourrait suggérer l'idée'que ce pràsàt était élevé sur un
256 Henri Mauger

\ L'inscription K. 1 3; la plus ancienne de celles qui relatent les fondations


sur la colline (ISCC, V, p. 31), est fort obscure en ce qui conceren
r^édifi cation du sanctuaire. Les deux événements suivants seuls sont datés avec
certitude, à к i Iе stance de l'inscription : 'En 604 (A. D.) «ce pada du
Seigneur д été entouré d'une bordure de briques » — puis, en 624 (A, D.) —
«l'eau fut ensuite amenée par lui' dans" le tïrtha» (bassin d'ablutions' qu'on
avait déjà mentionné à la neuvième stance).
'
Par conséquent, cette inscription — qui fut gravée au plus tôt en 624 —
nous donne la date exacte d'une fondation qui eut lieu vingt ans auparavant
(604), et qu'il y a tout lieu de considérer comme l'érection d'une statue de
Çiva, bien que l'inscription se borne à rappeler que «ce pada du Seigneur a
été entouré d'une bordure de briques » (').
Cette divinité, le «Giriça» de l'inscription, fut sans doute un bronze
remarquable, s'il est permis d'en juger par les pieds que nous avons pu

soubassement dont on croit distinguer les restes en ce muret qui joint entre eux les
petits sanctuaires S. Il n'en est rien, car outre que cet embryon de mur est de
construction très médiocre (et par conséquent tardive), son parement fait face au
sanctuaire, ce qui détruit toute l'hypothèse. Ce muret servit cependant de soutènement,
mais à rencontre de ce que nous espérions, en ce sens qu'au lieu de constituer le
soubassement du sanctuaire, il ménageait un couloir (nous pourrions dire un fossé)
entre le pràsàt et le remblai ^qu'on établit dans l'enceinte au cours des siècles
postérieurs. Son but était d'éviter sans doute que les terres de remblai'ne viennent
enfouir la base des murs du sanctuaire A- ~
■ (*) Que devofis-hous entendre par « bordure'de briques » ? Nous croyons quece terme
ambigu pouvait s'appliquer à un socle, qui exceptionnellement fut exécuté en briques
pour cette statue. Pourquoi en briques, demandera-t-on, alors que l'époque pré-
angkorienne nous a laissé des piédestaux en pierre de toute beauté ř Nous nous
permettrons de faire observer que la statue était de matière exceptionnelle (en bronze,
ainsi que nous le verrons un peu plus loin), et solidaire d'une grande dallé de pierre
aux angles arrondis, dalle qui ne comportait pas le lourd tenon inférieur habituel à
toutes les statues. Ces diverses anomalies sont au moins aussi surprenantes que le fait
qu'une statue de bronze ait pu être érigée sur un socle de briques, lequel, — une
fois sculpté, laqué et doré — faisait le même effet qu'un piédestal. Notons enfin à la
stance III l'expression : « le pada sans support », qui semble confirmer la fondation
d'un socle servant & la fois -de' support et de bordure.. Par. ailleurs, .nous n'avons
retrouvé. aucun. piédestal assez grand pour recevoir la, dalle de base qui mesure
om. 60x0 m. 75. Il est vrai qu'il ne restait non plus aucun socle de briques dans
le mandapa, mais ce socle (à supposer qu'il ait duré jusqu'aux temps modernes)
aura pu être bousculé par les pillards chercheurs d'or, et il n'est pas surprenant que
nous n'en trouvions plus trace. -,
PI. LU.

.débuté VIF.Vin£4iècle.!»dravaim

.début* XF.fin

Phnom Bàyàn. Évolution du plan d'ensemble de l'an 604 à nos jours. Cf. p. 255.
Le Phnom Bàyàn > 257

retrouver au cours des


fouilles О (fig. 14).
Par le naturalisme
de son modelé, cette
œuvre est nettement
pré-angkorienne ; à
en juger par le soin du
détail, par la délicate
exécution de cet
humble fragment, la
divinité devait être d'une
beauté suffisante — Fig. 14. — Phnom Bàyàn. Pieds de la divinité en bronze.
assurément — pour

motiver la fondation d'un pràsàt aussi imposant que ce sanctuaire primitif (2).
Précisons qu'à l'époque nous ne pensons pas qu'il y ait eu de construction
à l'intérieur; le ma ndapa A' (dont un essai de restitution a été présenté par
M. Parmentier dans son Art khmèr primitif) ne serait à notre avis qu'une
addition postérieure. Nous montrons sur le premier croquis de la planche LU
l'état du site en l'an 624 : au premier plan, le bassin d'ablutions qui vient
d'être inauguré ; au fond, le sanctuaire abritant une statue de Çiva en bronze,
pour laquelle aurait été construit un socle de briques en 604 A. D.
Il nous est impossible d'assigner une place à l'enceinte en briques,
mentionnée par l'inscription du piédroit delà tour (K. 483).

Л
Tel fut donc le Pràsàt Bàyàn pendant la majeure partie du VIIe siècle, et
p£ut-ètre jusqu'au début du VIIIe.
C'est alors que vint s'adjoindre au sanctuaire principal le pràsàt H,
construit un peu à l'écart et qui s'ouvre au Nord-Est. Ce petit sanctuaire, d'un
décor extrêmement délicat, fait encore partie de l'art pré-angkorien, mais

(9 Us étaient un peu plus grands que nature (la statue devait avoir près de 2 m. de
haut). Ils furent scellés au plomb dans une dalle de pierre, ce qui correspondrait peut-
être aux termes de la strophe IV de l'inscription :« semblable à un lotus fixé sur la
pierre ». Les deux pieds sont aujourd'hui exposés au Musée Albert Sarraut. Leur dalle
était brisée en plusieurs fragments que nous n'avons pas jugé opportun de rapporter
au Musée. Néanmoins, à titre de documentation, nous avons reconstitué un socle en
planches ayant les mêmes dimensions que la dalle primitive (cf. fig. 14).
(2) L'érection de cette statue suppose à nos yeux l'existence d'un sanctuaire pour
l'abriter. Ce sanctuaire, qui ne peut être que la tour centrale A (puisqu'à cette époque
il n'y avait pas d'autre sanctuaire) aurait donc été construit — semble-t-il — avant
604 Â. D., hypothèse qui n'est pas incompatible avec les renseignements de
l'inscription K. 483 (gravée sur le piédroit Sud du pràsàt) qui peut fort bien n'avoir été
composée qu'en 640, ainsi que M. Cœdes nous l'apprend.

17
258 Henri Mauger

déjà il s'apparente à l'art de Rolûoh par les Tévodà debout qui encadrent la
portet et qu'il n'est pas coutume de rencontrer sur les sanctuaires primitifs
(cf. pi. LI, a). Il se peut que ce décor apparaisse ici pour la première fois.
Les femmes ont une attitude hanchée, — un peu analogue à celles de Bantây
Srëi — mais plus naturelle, et traitée avec plus de vie et de vérité. Même jupe
longue où se devine le modelé des jambes; même ceinture de joaillerie;
mêmes flots d'étoffe qui retombent en coques souples et harmonieuses ; les
pieds — chose exceptionnelle — sont très habilement traités. La qualité du
dessin suffirait seule à dater l'œuvre de l'art primitif, même s'il ne restait
pas trace des pilastres, colonnettes ou moulures qui viennent confirmer notre
impression (!).
Le plan prend alors l'aspect du croquis 2 (pi. LU) : les compositions
symétriques étant très en honneur chez les IChmèrs, nous pensons qu'en face du
sanctuaire Я, on érigea peut-être un sanctuaire H\ exactement semblable, et
qui aurait disparu au cours du IXe siècle entraîné par un de ces glissements
de terrain qui fréquemment arrachaient un fragment du plateau.

•*

Un peu plus tard encore, on édifia tout autour du grand pràsàt les sept tours
en miniature que nous avons déjà décrites. Le linteau recueilli au cours des
fouilles semble nous autoriser à situer leur édification dans le cours du IXe
siècle (cf. pi. LU, croquis 3).
Il semble bien d'ailleurs que l'inscription K. 14 (ISCC, XXXVIII, p. 312)
fasse allusion à cette fondation lorsqu'elle débute par ces mots : « Hommage
à Çiva, qui bien que sans forme, prenant huit corps. . . » Et c'est pourquoi
nous nous croyons autorisé à figurer huit pràsàt (et non sept) où furent érigés*
les huit liňga que revêtit «celui qui n'est pas né » pour « déployer le monde
entier qui commence par Çiva lui-même, et finit par le feu de la destruction
universelle ».
L'inscription ne mentionne aucune date — hormis celles de l'intronisation
d'Indravarman Ier (877 A. D.) sous le règne de qui la stèle fut gravée.
C'est la stance XII qui précise le véritable objet de la donation; il s'agit
d'un sanctuaire nouveau pour une idole ancienne de Çiva (2). «'Ce roi. . . a,
dans Çivapura, donné par dévotion au Souverain Seigneur cette tour d'orr

IXe(1)siècle
Et ceci
ou des
en dépit
débuts
de dul'inscription
Xe, mais quiK. a 849
fortdont
bien l'écriture
pu être gravée
ne date
ultérieurement.
que de la fia du
(2) Cette observation est de MM. Barth et Bergaigne; elle a été confirmée par M.
Cœdès au début de son étude sur les inscriptions du Bàyàn (Inscriptions du Cambodge,
h p. 251).
Le Phnom Bàyàn 259

toute brillante de joyaux, avec une ceinture de lianes, aux feuilles charmantes,
pour le garantir du froid et des autres intempéries».
Tout d'abord que devons-nous entendre par « Çivapura ». Cette appellation
assez vague désigne-l— elle tout le plateau? ou simplement le grand
sanctuaire ? Dans le premier cas, l'inscription semblerait vouloir spécifier le pràsàt
L ; dans le second cas, le mandapa A\
Mais l'appellation équivoque de vimàna n'est-elle pas faite pour nous
signaler qu'il ne s'agit pas d'un sanctuaire quelconque. Dès lors, nous serions
tenté d'écarter l'hypothèse du pràsàt L, pour diriger notre attention sur le
mandapa A\
Par ailleurs, puisqu'il s'agit d'une idole ancienne (sans doute la
merveilleuse divinité de bronze), il est peu vraisemblable que cette idole ait été mise
en disgrâce dans le médiocre pràsàt L, ce qui confirme bien l'idée de l'érection
du mandapa A' en l'honneur de Çiva. . . et cependant, l'auteur ajoute « pour
le garantir contre les intempéries ».
Cette idée d'intempéries impliquerait-elle nécessairement le fait que la
divinité n'avait aucun abri ? Nous ne le croyons pas, et nous envisageons
plutôt l'hypothèse que voici : plus de deux siècles après la fondation du grand
pràsàt, le faîtage commençait à se dégrader. Il est fort possible que déjà
certains fragments de maçonnerie se soient détachés du sommet de la voûte.
Leur chute avait, sinon frappé la divinité, du moins menacé sa quiétude, et
l'on pensa utile de la préserver par un «dôme», plutôt que de réoarer le
sommet de la tour, chose qui eût été fort délicate. Il est possible également
que des infiltrations d'eau se produisaient pendant les orages, et que l'eau
ruisselait par des fissures à l'intérieur du grand pràsàt : c'est peut-être ce que
l'inscription entend par «intempéries». Si l'appellation paraît impropre, il
n'en est pas moins vrai qu'Indravarman avait tout Heu d'édifier de toute
urgence un dôme pour « garantir » la divinité contre la perpétuelle menace des
éléments.
La protection ne fut d'ailleurs qu'illusoire et de courte durée, car bientôt,
des masses plus volumineuses tombèrent en bloc, et écrasèrent à la fois le
dôme ... et la divinité . . . Mais n'anticipons pas : et continuons à suivre l'ordre
chronologique des événements et des fondations.
Nous arrivons à l'époque de la latérite, époque à laquelle il serait bien hardi
d'attribuer une date précise ; cependant, il nous semble pouvoir diviser cette
ère en trois périodes d'activité :

i° Les constructions de latérite les plus anciennes seraient à notre avis la


salle à colonnes В formant avant-corps et ses ailes С (cf. pi. LU, croquis 4).
Il est vraisemblable que cette construction était précédée dès cette époque
de son perron E. Les derrières-marches du perron s'achevaient, pensons-nous,
au bord du tïrtha et même se prolongeaient peut-être jusqu'au fond, pour que
l'officiant puisse atteindre aux hautes comme aux basses eaux le niveau de
260 Henri Mauger

l'étang sacré. C'est d'ailleurs sur cette hypothèse que nous nous sommes fié
pour mettre en place le tïrtha sur les trois premiers croquis.
Remarquons en passant que pour construire ce vestibule il a fallu de toute
évidence détruire le huitième petit sanctuaire qui se trouvait devant la porte
du temple.
C'est en même temps, semble-t-il, que fut édifiée la bibliothèque, car
celle-ci présente les mêmes moulures de base et de corniche que le vestibule
В ; ces deux constructions sont établies sur de grands soubassements moulurés,
en large saillie sur le nu des murs (1).
A cette époque, les blocs de latérite sont épais et bien jointoyés ; ces
qualités caractéristiques de la construction semblent suffire à la classification
des édifices, qui se rattachent tous à l'un des trois types figurant au croquis n° 1 4.
Peut-être est-ce dès ce moment que fut entreprise la construction de
l'escalier monumentalJ qui conduit jusqu'au pied de la colline. Nous aurions
tendance à situer à la même époque le tracé de la majestueuse avenue de la
plaine, jalonnée par deux gopura — aujourd'hui rasés — mais dont la disposition
est assez analogue à celle des deux édifices qui annoncent le Phnom Cisór (2).
Ce nom du Phnom Čisór évoque à'notre esprit la figure de Sflryavarman
1er (1002 — 1049), le grand constructeur des temples d'altitude, et les divers
aménagements de latérite que nous venons de décrire pourraient fort bien
dater de son règne.

20 C'est un peu plus tard que fut construite l'enceinte К К' К", avec le
gopura G, et la galerie axiale F ; on y apporta un moindre souci du joint
parfait, et en outre les blocs sont alternativement mis en œuvre « à plat» et « de
champ », procédé particulier au Phnom Bàyàn et qu'on ne retrouve nulle part
ailleurs à notre connaissance. L'enceinte est doublée d'une galerie couverte en
charpente, et dont le soubassement ne porte pas trace de mouluration. Notons
la dissymétrie imp'osée à l'enceinte par la présence des sanctuaires H et L
préexistants, et en deçà desquels il fallait se cantonner, pour ne pas les
détruire ou les aveugler; c'est pourquoi la galerie du côté Sud touche presque
aux pràsàt S, alors qu'au Nord, elle en passe à plus de 1 m. 50 (cf. pi. LU,
croquis 5).
Le plan présentait alors toute sa beauté, qui ne fut d'ailleurs qu'éphémère.

{}) L'endroit retiré que choisirent les constructeurs pour édifier cette bibliothèque
semble bien confirmer l'hypothèse du tïrtha en avant du grand pràsàt, car (suivant les
canons d'architecture), la bibliothèque aurait dû se trouver à l'Est du pràsàt L, mais
elle aurait alors complètement obstrué le passage. Au contraire, s'il n'y avait pas eu de
bassin sacré, rien n'empêchait les constructeurs d'obéir aux canons, et de placer
convenablement cette bibliothèque.
(2) Le Sèn Thmol et le Sèn Ravang.
Le Phnom BàyXn 261

3° Les aménagements ultérieurs ne constituent, en effet, que des recoins


sordides; c'est tout d'abord le sanctuaire D, en latérite extra-mince (')
piteusement accroché sur un angle de
l'avant-corps B, d'une part, et sur la
galerie Est d'autre part (cf. pi. LU,
croquis 6). La mouluration de la base réduite
à un énorme, quart-de-rond renversé,
d'une extréme lourdeur, trahit à
première vue la décadence.
C'est à la même époque, semble-t-il,
que le sommet du grand pràsàt se serait
effondré, crevant la voûte du mandapa
A\ et renversant la divinité de bronze.
Il est peu vraisemblable que la statue
ait été réduite en miettes. Nous pensons
plutôt que le choc aurait brisé quelques
membres, ou quelques attributs; mais
du fait qu'elle n'avait su écarter le
désastre, les brahmanes la jugèrent
indigne de la place d'honneur, et la
reléguèrent dans le vestibule du
sanctuaire D (á).
A la suite de cet accident, une
réfection du sommet du grand pràsàt devint
nécessaire ; on le restaura en dalles
minces de latérite, et comme le mandapa
de briques avait lui-même subi de
sérieuses avaries, on refit sa toiture à
l'aide des mêmes dalles de 15 cm. Fig.Caractéri 15. — Phnom Bàyàn.
stiques des trois époques du bay-
d'épaisseur, reposant en encorbellement kriem.
sur une charpente en bois. 1, Avant-corps B-C, et bibliothèque.
2, Gopura G, et murs d'enceinte.
3, Pràsàt D, parties hautes d u mandapa
et sommet de la voûte du grand
(,1) Ces blocs mesurent en moyenne de 12 sanctuaire.
à 15 cm. d'épaisseur.
(2) Cette hypothèse nous a été suggérée
par M. Parmentier. Elle explique fort bien
d'une part la position dans laquelle nous avons retrouvé la dalle de socle : celle-ci
présentait les pieds normalement au-dassus du sol (et non en dessous); et d'autre part
l'aménagement peu honorifique de Ц status posée à même le sol, sans balang, et dans
un modeste avant-corps. Ce n'est que dans les temps modernes qu'elle aurait été
détruite par les pillards, qui dans leur hâte auraient oublié les pieds.
262 Henri Maugër

Ce mandapa porte aux angles de sa corniche des nâga de latérite accusant


l'existence des frontons curvilignes dont il ne reste rien aujourd'hui. S'il est
permis d'émettre une supposition quant à ces récents aménagements, nous les
situerions dans la seconde moitié du XIe siècle ; à l'antique dieu de bronze, on
avait substitué Tune des trois divinités de pierre que nous avons décrites plus
haut, œuvres bien ternes et sans valeur auprès de ce qu'avait été le Çiva des
inscriptions.

Vint enfin l'époque du bouddhisme, où l'on rasa la majeure partie des pràsàt
5, ne conservant que les deux sanctuaires du Nord-Est et du Sud-Est i1), puis
les reliant entre eux par un léger mur de soutènement en briques, on remblaya
toute la cour entre les galeries et ce muret, ne laissant près du grand pràsàt
qu'un étroit couloir en contre-bas, couloir qui devait être un fossé fangeux
durant toute la saison des pluies.
Dans ce remblai, nous avons retrouvé pêle-mêle toutes sortes de bronzes
et statues brahmaniques (2), c'est au-dessus de ce remblai que l'on édifia les
médiocres constructions de l'angle N.-E., moitié en latérite réemployée,
moitié en briques mal jointes, aux parements frustes, ne présentant aucune
mouluration. Ces aménagements sont très tardifs; la preuve en est que sous
les fondations de l'un de ces murs M, nous avons retrouvé le dieu à chevelure
tressée, couché intentionnellement face contre terre suivant l'axe du mur, les
deux avant-bras antérieurs brisés pour qu'il puisse reposer bien à plat.
L'histoire du Bàyàn se poursuit assez obscurément jusqu'en une période
voisine des temps modernes: il n'en subsiste aucune œuvre remarquable,
mais seulement des débris de Buddha en bois, des petites pièces de bronze
mince complètement rongées et quelques tablettes votives sans intérêt.

Fig. 16. — Phnom BàyXn. Profil du 3e étage.

(') Ces deux sanctuaires en effet sont encore aujourd'hui conserv.es jusqu'à hauteur
de leur corniche U m. environ), hauteur minime, sans doute; mais qui dépasse de 60
ou 70 cm. le niveau des galeries.
(2) Cf. Chronique, BEFEO., t. XXXVI, p. 623, au sujet des travaux du Bàyàn.

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