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MENSUEL N° 139

Juin 2020

COMMENT ÊTRE
A LA HAUTEUR
DE L’EVENEMENT ?
Mensuel / France : 5,90 € Bel./Lux./Port. cont. : 6,50 € Suisse : 11 CHF Andorre : 6,20 € Allemagne : 6,90 € Canada : 11,50 $CA DOM : 8 € COM :1 000 XPF Maroc : 70 DH Tunisie 11,30 TND Espagne/Italie : 6.5 €

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Nicolas Grimaldi REVENIR À DIALOGUE ENTRE


ANDRÉ COMTE-SPONVILLE
CAHIER CENTRAL
GÜNTHER
« SI JE SUIS SÉPARÉL’ESSENTIEL ET FRANCIS WOLFF ANDERS
avec
« Préférons-nous
EXTRAITS DE
DES AUTRES, JE SUIS Henry David ET SI JE SUIS DÉSESPÉRÉ,

SÉPARÉ DE MOI-MÊME » Thoreau la santé à la liberté ? » QUE VOULEZ-VOUS


QUE J’Y FASSE ?
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oumettre la pierre et le marbre, les grues et les marteaux,

Forest
PARUS CHEZ PHILOSOPHIE MAGAZINE ÉDITEUR :

Le deuil Vincent Delecroix / Philippe Forest


les besoins et les affects des hommes à la puissance de la
Le Corps des femmes. La bataille de l’intime pensée humaine est un projet enivrant pour les philosophes. Philippe

La ville rêvée
Camille Froidevaux-Metterie Construire un abri ou une maison est une exigence vitale. Édifier
2018 un palais est une manifestation de pouvoir. Concevoir une
Remède à l’accélération.
ville pour les siècles à venir est un acte de la pure raison. C’est
pourquoi la ville idéale est devenue le Graal des philosophes

L
Impressions d’un voyage en Chine

des philosophes
et autres textes sur la résonance et de certains urbanistes. Mais le rêve s’est parfois mué en ’écrivain Philippe Forest, dont toute l’œuvre est construite autour
Hartmut Rosa cauchemar, lorsque des ensembles ont bafoué le passé, ignoré
2018 la vie des habitants, la réalité du temps qui passe, la spécificité de la perte de sa petite fille, et le philosophe Vincent Delecroix,
Marcher avec les philosophes d’un lieu, d’un climat, d’une culture. La philosophie de la ville spécialiste de Søren Kierkegaard, remettent le deuil au cœur de
2018 a attendu le  xxe  siècle pour prendre conscience de sa propre Rédacteur en chef à Philosophie Magazine,
démesure.
l’existence humaine. Leur conversation part d’une colère commune contre
MICHEL agrégé et docteur en philosophie,
Léger Vertige. Des chiffres qui donnent à penser l’expression galvaudée « faire son deuil ». Interrogeant la philosophie, la
ELTCHANINOFF Michel Eltchaninoff est spécialisé en
Sven Ortoli Pour comprendre la ville d’aujourd’hui, nous avons besoin
religion, la littérature, ils donnent, non des remèdes, mais des ressources phénoménologie et en philosophie
2018 d’une philosophie qui dialogue avec le réel. C’est ce chantier
russe. Il a notamment publié Dostoïevski.
que nous avons voulu ouvrir dans cet ouvrage. pour penser ce qui est perdu. Il ne s’agit donc pas de faire son deuil mais
Guide de survie au bac philo Le roman du corps (Jérôme Millon, 2013), 
2016 plutôt de se confronter à l’impossible réel et, tel ce personnage de William Dans la tête de Vladimir Poutine (Solin/Actes Sud,
AVEC  2015), Les Nouveaux Dissidents (Stock, 2016)
Les Philosophes face au nazisme Marc AUGÉ, Éric CHAUVIER, François JULLIEN, Catherine LARRÈRE, Faulkner, entre le chagrin et le néant, de préférer le chagrin. ou encore Dans la tête de Marine Le Pen 
2015
Guillaume LE BLANC, Philippe MADEC, Ariella MASBOUNGI, Antoine PICON, (Solin/Actes Sud, 2017).
Le Deuil. Entre le chagrin et le néant Christian de PORTZAMPARC, Bernard STIEGLER… 
Dialogue entre
La ville rêvée des philosophes

Vincent Delecroix

Le
ET DES EXTRAITS DE 
et Philippe Forest H. Arendt, G. Bachelard, H. D. Thoreau, G. Debord, G. Deleuze, F. Guattari, N. Klein,
2015
R. Koolhaas, K. Marx, J.-C. Michéa, J.-L. Nancy,  G. Perec, J.-P. Vernant, P. Virilio… Vincent Delecroix est philosophe et écrivain,

deuil
L’Art d‘avoir toujours raison (sans peine)
Nicolas Tenaillon
professeur à l’Ecole pratique des hautes études.
2014
ODE LA PRATIQUE LE PROGRAMME Philippe Forest est écrivain et professeur
sertation, Des copiesleQue
de faire
rêve? Dialogue sur le communisme, Les 23 notions en fiches
intégralement
capitalisme et l’avenir de la démocratie de littérature contemporaine à l’université de Nantes.
xte, savoir gérer corrigées, de vraies copies
Dialogue d’élèves
entre (avec des citations, des exemples, Philosophie magazine Éditeur
ser un sujet annotées par des professeurs,
Alain Badiou les auteurs), les distinctions www.philomag.com Un dialogue animé par Catherine Portevin, journaliste
et Marcel Gauchet 978-2-900818-02-2
roblématique, les conseils des correcteurs… 2014 conceptuelles, le bêtisier pour éviter et chef de rubrique livres à Philosophie magazine.
ités des sujets les contresens et un quiz 25 €
ogiques… Albert Camus, la pensée révoltée pour savoir si vous êtes prêts !
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DIALOGUE
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L’art d’avoir toujours raison (sans peine) Tenaillon / Mahler

À L’ACCÉLÉRATION
CAMILLE
CAMILLE FROIDEVAUX-METTERIE

Tenaillon
FROIDEVAUX-METTERIE
À PARAÎTRE :
Le Corps des femmes Nicolas
Camille Froidevaux-Metterie
octobre 2018

Dessins de Mahler
T
oujours plus vite. La croissance est la valeur cardinale des

le corps
IMPRESSIONS

L
DÉJÀ PARUS CHEZ PHILOSOPHIE MAGAZINE ÉDITEUR :
Marcher avec les philosophes
économies modernes et nous sommes tous lancés dans une
la fois guide de survie en milieu hostile (à l’Assemblée ou en quête effrénée de performance. C’est aux sentiments de ver-
n), traité de l’art de la guerre (dans les dîners en ville) et
2018 QU A ND PH I LO S O P HIE M AG AZ INE
tige et d’aliénation liés à l’accélération de nos sociétés que le penseur
D’UN eVOYAGE EN CHINE
tsunami Weinstein qui déferle à l’automne 2017
Léger vertige. Des chiffres qui donnent à penser
FRA NC HIT L ES P O R TE S D E LA LI B R AI R I E n’est pas né d’un tremblement de terre imprévisible.
Héritier de l’École de Francfort,
IMPRESSIONS D’UN VOYAGE EN CHINE

el pour comprendre les médias, voilà un livre salutaire pour Sven Ortoli allemand Hartmut Rosa consacre sa réflexion depuis des années. En té- ET AUTRES TEXTES
Il s’inscrit dans un mouvement de réappropriation par
le sociologue allemand Hartmut Rosa
moigne son récit d’un voyage en Chine, excursion dans un pays qui Àest

des
auvaise foi (des autres). 2018
SURlesLA RÉSONANCE
PARAÎTRE
La Ville rêvée des philosophes,
femmes de leur corps dans ses dimensions intimes. Avant
est l’un des observateurs les plus acérés
ophe Arthur Schopenhauer avait en son temps proposé des Guide de survie au bac philo passé de l’époque féodale au capitalisme le plus débridé en quarante ans. même les révélations liées au harcèlement et aux violences
2016
novembre 2018 de notre « modernité tardive ».
our mettre un adversaire K.-O. dans un débat, Nicolas Tenaillon sexuelles, le féminisme avait amorcé son tournant génital. Il est l’auteur de deux sommes
Cet ouvrage avance, à travers une série de textes courts et marquants,
pensée retorse de son illustre prédécesseur, en y adjoignant Les Philosophes face au nazisme DÉJÀ PARUS CHEZ PHILOSOPHIE MAGAZINE ÉDITEUR sociologiques et philosophiques,
2015 une solution à la frénésie ambiante : il s’agit d’entrer en résonance avecRemède à l’accélération. Impressions d’un voyage
rades. Indispensable aux duellistes… et à ceux qui aiment Maternité et non-désir d’enfant, menstruations et méno- Accélération, une critique sociale
le monde. Nouveau concept philosophique, la résonance vise à nous

femmes
en Chine et autres textes sur la résonance
hilosophie en s’amusant. Le Deuil. Entre le chagrin et le néant
faire accéder à une vie meilleure, permettant de trouver un accord entre Hartmut Rosa pause, apparence et normes esthétiques, sexualité et plaisir,
du temps (La Découverte, 2013)
Dialogue entre Vincent Delecroix le temps est venu de réclamer pour tous ces sujets la liberté
st issu des chroniques de Nicolas Tenaillon publiées chaque et Philippe Forest
2018
le monde tel qu’il est et l’existence telle qu’elle mérite d’être vécue. et Résonance. Une sociologie de
010 dans Philosophie magazine. 2015 Marcher avec les philosophes et l’égalité qui forment le cœur du projet féministe.
la relation au monde (La Découverte,
2018 2018), traduites dans le monde entier. Professeure de science politique
L’Art d’avoir toujours raison (sans peine) Entrer en résonance avec le monde et les autres, voilà la proposition qui et chargée de mission égalité-diversité
Nicolas Tenaillon pourrait tous nous amener à découvrir, enfin, la vie bonne. Léger vertige. Des chiffres qui donnent à penser Camille Froidevaux-Metterie propose de penser le
à l’université de Reims,
2014 Sven Ortoli corps des femmes au prisme de la double expérience
Remède à l’accélération

2018 Camille Froidevaux-Metterie


Que faire ? Dialogue sur le communisme, vécue de l’aliénation et de l’émancipation. Il s’agit d’ap-
las Tenaillon Nicolas Mahler
le capitalisme et l’avenir de la démocratie
Dialogue entre Alain Badiou et Marcel Gauchet
Guide de survie au bac philo
2016
profondir la dynamique de libération de la parole et d’en LA BATAILLE DE L’INTIME réfléchit aux mutations de la condition
féminine contemporaine.
terminer avec les diktats sociaux pour faire advenir une
LA BATAILLE DE L’INTIME

hilosophie, chargé de cours est un auteur de 2014 Après un docu-fiction sur les femmes
ité catholique de Lille bande dessinée autrichien. Les Philosophes face au nazisme conception enfin positive, apaisée, de la corporéité féminine. politiques (Dans la jungle),
Albert Camus, la pensée révoltée 2015
professeur de philosophie Il illustre chaque mois 2013   elle a fait paraître en 2015 La Révolution
l collabore chaque mois les éditos de l’édition allemande Photo de couverture : © Alessio Lin /Unsplash Le Deuil. Entre le chagrin et le néant du féminin (Gallimard).
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ÉDITO

L’œil de
Berberian

Par Alexandre Lacroix


Directeur de la rédaction

Dans un siècle
Le 14 mai 2120

Mon cher enfant,


 
Ton message m’a blessé, j’ai surtout mal pris que tu m’aies qualifié de « sectaire » ; aussi
voudrais-je te rappeler d’où nous venons, quelle est notre tradition et d’où proviennent les
valeurs que j’aimerais te voir, à ton tour, adopter.
C’est il y a presque un siècle, en 2020, que se produisit le Grand Schisme. D’abord
dans l’hémisphère Nord puis dans l’hémisphère Sud, l’humanité se sépara en deux voies. À
cette époque, une maladie infectieuse apparue en Chine s’était propagée et, faute de vaccins
ou de traitement, les États n’eurent d’autre recours que d’imposer le confinement. Les fron-
tières furent fermées et la circulation des personnes interdite. Mais quand le pic de l’épidémie
fut franchi et que la nécessité de cette mesure cessa, naquit un mouvement éthique et spirituel
spontané que nul n’avait vu venir.
Bien sûr, la majorité du vulgum pecus s’empressa de recouvrer sa liberté. Mais un
petit nombre d’humains choisirent de rester confinés. Certains purent négocier avec leur
employeur de continuer à travailler à distance ; d’autres étaient free lance ou le devinrent.
Si le commerce mondialisé et les rivalités économiques reprirent leur cours, si les
mégapoles se remirent à trépider, quelques esprits indociles résolurent ainsi d’emprunter une
autre trajectoire historique. On les compara aux moines renonçants en Europe, aux mormons
en Amérique du Nord, aux otakus au Japon. Ils prirent l’habitude d’assurer eux-mêmes l’éduca-
tion de leurs enfants et se tournèrent vers les activités intellectuelles – la lecture, l’écriture, la
recherche scientifique, la composition musicale. Je ne crois pas exagéré d’affirmer qu’ils de-
vinrent la conscience du monde. Du reste, ils souhaitèrent qu’on ne les appelle plus les « confi-
nés » ; c’est pourquoi nous nous désignons nous-mêmes comme les « citoyens des confins ».
Nous sommes fiers de la manière dont s’organisent les mariages dans notre com-
munauté. S’il y eut de simples unions de voisinage lors des premières générations, il apparut
assez vite que celles-ci n’étaient pas souhaitables. C’est pourquoi des sites spéciaux furent créés,
afin que les jeunes citoyens et citoyennes des confins fassent connaissance, chastement et à
distance. On ironise parfois ; il paraît téméraire de promettre à un être que l’on n’a jamais tenu
dans ses bras l’unité de lieu jusqu’à ce que la mort nous sépare. Cependant, nulle part ne se ren-
contre un sentiment de tendresse amoureuse et des liens de filiation aussi puissants qu’entre
citoyens des confins, j’en suis sûr.
Maintenant que tu as dépassé l’âge de la maturité immunitaire, mon cher enfant,
tu es bien sûr libre de tes choix. Tu m’expliques que tu es sorti de chez toi, que tu t’es
rendu dans un bar, que tu y as rencontré une jeune habitante du Siècle et que tu en es tombé
amoureux. Je suis content que tu mènes cette expérience. Mais j’espère que tu comprendras
© Serge Picard pour PM ; illustration : Charles Berberian pour PM.

la nature faible et passagère des satisfactions que te procurera le Dehors (sans compter que
ton espérance de vie, si tu rejoins le Siècle, sera beaucoup plus brève), et que tu viendras re-
trouver ta place parmi nous.
Je serai toujours là pour t’accueillir.
Tendrement,

Ton père

N’hésitez pas à nous transmettre


vos remarques sur
reaction@philomag.com

Philosophie magazine n° 139


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Belgique : 070/23 33 04
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Suisse : 022/860 84 01
Elle est spécialiste de la pensée Philosophe, il est membre du abonne@edigroup.ch
allemande et de la phénoménologie. Comité consultatif national d’éthique Diffusion : MLP
À partir de Husserl, de Heidegger et et directeur adjoint de l’École nor- Contact pour les réassorts
diffuseurs : À Juste Titres, 04 88 15 12 42,
de Merleau-Ponty, elle a développé male supérieure. Dans les pas de Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr
une réflexion sur le temps, notam- Bergson, il s’est notamment inté- RÉDACTION
ment dans La Mort. Essai sur la fini- ressé à la problématique du vivant, redaction@philomag.com
Directeur de la rédaction :
tude (2007). Elle a également étudié comme en témoigne son dernier Alexandre Lacroix
Rédacteurs en chef : Martin Legros,
les rapports entre pensées occiden- ouvrage, Pour un humanisme vital Michel Eltchaninoff
Rédacteur en chef adjoint :
tale et orientale. C’est en mobi- (2019). Il tente de définir ce qu’est le Cédric Enjalbert
lisant ces deux traditions qu’elle minimum vital, une question aussi Conseiller de la rédaction :
Sven Ortoli
analyse ici le nouveau rapport au FRÉDÉRIQUE politique qu’existentielle. Chefs de rubrique :
présent qui s’est installé à l’occa- LEICHTER-FLACK Victorine de Oliveira, Martin Duru,
Catherine Portevin
sion du confinement. P. 54 Rédacteurs : Samuel Lacroix,
Octave Larmagnac-Matheron
Après avoir enseigné les huma- Secrétaires de rédaction :
Noël Foiry, Marie-Gabrielle Houriez
nités à Sciences-Po Paris, elle est Création graphique :
maître de conférences à l’université William Londiche / da@philomag.com
Graphiste : Alexandrine Leclère
Paris-10-Nanterre et membre du Responsable photo : Stéphane Ternon
Rédactrice photo : Mika Sato
Comité d’éthique du CNRS. Ses tra- Webmaster : Cyril Druesne
vaux articulent éthique, pensée poli- Ont participé à ce numéro :
Adrien Barton, Charles Berberian,
tique et littérature. Dans son livre Paul Coulbois, Gabrielle Duplantier,
Sylvain Fesson, Philippe Garnier,
Qui vivra mourra. Quand on ne peut Bertrand Gaudillère, Sophie Gherardi,
ANDREW HAINES Gaëtan Goron, Margot Hemmerich,

© Louis Monier/Bridgeman images ;CP ; DRFP/Leemage ; Gabrielle Duplantier pour PM ; Hannah Assouline/Opale via Leemage ; Wikimedia commons.
pas sauver tout le monde (2015), elle Seb Jarnot, Jules Julien, Denis Maillard,
interroge la question du tri entre P. 62 Jean-François Martin, Catherine
Meurisse, François Morel, Tobie
NICOLAS GRIMALDI des vies humaines dans un contexte Cet épidémiologiste et univer- Nathan, Ariane Nicolas, Charles Pépin,
Charles Perragin, Serge Picard,
P. 70 de crise. Elle intervient dans notre sitaire britannique a dirigé la Lon- Claude Ponti, Oriane Safré-Proust,
Professeur émérite à l’univer- enquête sur les dilemmes éthiques don School of Hygiene & Tropical Séverine Scaglia, Isabelle Sorente,
Nicolas Tenaillon
sité Paris-4-Sorbonne, ce philo- rencontrés par les urgentistes. Medicine. Il est également l’auteur ADMINISTRATION
Directeur de la publication :
sophe est spécialiste de Descartes, de travaux pionniers sur l’impact Fabrice Gerschel
mais son œuvre est nourrie d’une du changement climatique sur la Responsable administrative :
Sophie Gamot-Darmon
longue tradition littéraire et phi- santé. Depuis 2015, il est à la tête de Responsable abonnements :
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tiques aux existentialistes. Dans revue médicale The Lancet, qui pu- Impression : Maury imprimeur,
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ses nombreux essais, il développe blie, entre autres, des travaux sur la Commission paritaire : 0521 D 88041
ISSN : 1951-1787
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Imprimé en France/Printed
temps, le désir, l’imaginaire (Sorti- Ce concept nouveau est à l’origine in France / Philosophie magazine
lèges de l’imaginaire. La vie et ses éga- d’un véritable courant de pensée, est édité par Philo Éditions,
SAS au capital de 340 200 euros,
rements, 2019), la solitude (Traité essentiel pour penser le futur, que RCS Paris B 483 580 015
des solitudes, 2003). Il nous livre CLAIRE MARIN nous vous invitons à découvrir. Siège social : 10, rue Ballu, 75009 Paris
Président : Fabrice Gerschel
dans ce numéro sa vision du moi, P. 44 RELATIONS PRESSE
indissociable des relations. Philosophe et professeure en Canetti Conseil, 01 42 04 21 00
Françoise Canetti,
classes préparatoires, elle a notam- francoise.canetti@canetti.com
ment écrit sur La Maladie, catas- PUBLICITÉ
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trophe intime (2014). Son dernier Audrey Pilaire, 01 71 18 16 08,
apilaire@philomag.com
essai Rupture(s) (2019) a remporté
MENSUEL NO 139 - MAI/JUIN  2020
un succès critique et public. Il ex- Couverture : illustration,
plore les moments de bifurcation © Jean-François Martin/Costume
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(deuil, naissance, licenciement) de
l’existence. Elle commente les té- 2017

moignages de personnes confron- Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées :


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tées aux angoisses qu’a fait naître dans ce magazine sont issus de forêts gérées La rédaction n’est pas responsable
durablement et labellisés 100 % PEFC. des textes et documents qui lui sont envoyés.
l’épidémie. Le taux majoritaire indiqué Ptot est de 0,009. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires.

4 Philosophie magazine n° 139


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à fleur de peau
p. 44

Messager
revenant de
la nuit profonde
Ministre du culte de l’âme
ancien du papier p. 98
p. 86

Transporteur
allant bien au-delà
du minimum vital
p. 52
SOMMAIRE DOSSIER
P. 3 Édito
Comment être à la hauteur
de l’événement ?
Dialogue exclusif P. 40 Circonscrire le moment présent
P. 8  LA LIBERTÉ OU LA SANTÉ ? P. 42 Qu’avons-nous appris ?
André Comte-Sponville Avec Miguel Benasayag,
face à Francis Wolff Françoise Dastur et Julian Baggini
Journaliste plongé dans P. 44 Leur retour à l’essentiel.
les propos du philosophe Témoignages commentés
Günther Anders
sur le journalisme P. 14 L’aventure collective par Claire Marin
Cahier central des « Carnets de la drôle de guerre » P. 52 Qu’est-ce que le « minimum vital » ?
P. 15 Courrier des lecteurs Avec Frédéric Worms
P. 16 Questions à Charles Pépin P. 54 L’éthique à l’épreuve de la crise
P. 17 Question d’enfant à Claude Ponti Enquête sur le tri à l’hôpital
P. 58 L’honneur retrouvé
des travailleurs de l’ombre
Par Denis Maillard
Déchiffrer l’actualité P. 60 Nos vies en métamorphose
P. 18 TÉLESCOPAGE Avec Emanuele Coccia
P. 20 REPÉRAGES P. 62 Planetary health, un courant
P. 22 AU FIL D’UNE IDÉE de pensée pour changer le monde ?
Commercial rassemblant
L’attente Enquête
des chiffres pour remercier P. 24 ETHNOMYTHOLOGIES
les lecteurs par Tobie Nathan Cahier central
p. 15 Agrafé entre les pages 50 et 51,
notre supplément :
Et si je suis désespéré,
Prendre la tangente que voulez-vous que j’y fasse ?
P. 30 ENQUÊTE de Günther Anders
ASMR, ouïr sans entraves
P. 34 MÉTIER DE VIVRE
Florence Varin,
abattre les murs du genre Cheminer avec les idées
P. 37 MOTIFS CACHÉS P. 70 L’ENTRETIEN
par Isabelle Sorente Nicolas Grimaldi
P. 76 LE CLASSIQUE REVISITÉ
Ce numéro comprend en cahier central
un encart rédactionnel (agrafé entre Walden ou La vie dans les bois
Responsable les pages 50 et 51) de 16 pages complétant de Henry David Thoreau
administrative passant notre dossier « Comment être à la hauteur
de l'événement ? », constitué d’une présentation P. 82 BOÎTE À OUTILS
une commande et d’extraits du livre Et si je suis désespéré,
de masques à un sorcier que voulez-vous que j’y fasse ?, de Günther Anders. Divergences / Sprint /
malinké Intraduisible / Strates
p. 24 P. 84 BACK PHILO
À NOS LECTEURS
Le confinement nous a amenés
à modifier légèrement notre planning
Kiosquier campant de parution. Ce numéro 139 Livres
dans sa cabane au milieu a été retardé de deux semaines, P. 86 UN LIVRE À SOI
de la jungle urbaine pour coïncider avec le début du Les rédacteurs du magazine
p. 76 déconfinement. Il sera suivi de deux vous font partager les coups de cœur
numéros cet été au lieu de notre tirés de leur bibliothèque
habituel numéro double. Le prochain P. 92 Notre sélection culturelle
hors-série, consacré à Platon, paraîtra à voir chez soi
P. 94 LA CITATION CORRIGÉE
© Illustration : Paul Coulbois pour PM.

le 11 juin. En 2020, comme chaque année,


nous publierons au total 10 numéros par François Morel
du mensuel et 4 hors-séries. P. 95 Jeux
P. 96 Humaine, trop humaine
PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 140 par Catherine Meurisse
PARAÎTRA LE 18 JUIN 2020 P. 98 QUESTIONNAIRE DE SOCRATE
Ed O’Brien

Philosophie magazine n° 139


MAI/JUIN 2020 7
Exclusif
DIALOGUE

Préférons-nous
la santé
à la liberté ?
Le philosophe André Comte-Sponville a brisé l’unanimité de l’opinion sur la crise
du Covid-19 en relativisant sa gravité, pointant le risque que le confinement faisait peser
sur l’économie et sur les libertés, et soutenant que la vie des jeunes est plus précieuse
que celle des personnes âgées. Le philosophe Francis Wolff voit au contraire dans
la réaction de l’humanité à cette épreuve le signe d’un progrès politique et moral.
Nous avons proposé à ces deux amis de croiser le fer. Une discussion essentielle.
Propos recueillis par Martin Legros

Un individu traverse le quartier habituellement bondé de Times Square à New York, ville parmi les plus touchées par la pandémie.

8 Philosophie magazine n° 139


MAI/JUIN 2020
FRANCIS ANDRÉ
WOLFF COMTE-SPONVILLE
Professeur émérite à l’ENS de Paris, ce spécialiste Maître de conférences à la Sorbonne jusqu’en 1998,
de philosophie antique défend un propre il a contribué à élargir l’audience de la philosophie
de l’homme, en tant qu’être de langage capable avec le Petit Traité des grandes vertus (PUF, 1995)
de « dire le monde ». Auteur de Notre humanité. ou le Traité du désespoir et de la béatitude (2 tomes ;
D’Aristote aux neurosciences (Fayard, 2010), PUF, 1984, 1988). Fin lecteur d’Épicure et de
c’est aussi un passionné de musique qui a cherché Montaigne, il inscrit sa réflexion dans le courant
à cerner l’essence de cet art dans Pourquoi du matérialisme philosophique, qu’il cherche
la musique ? (Fayard, 2015). Dans Trois Utopies à réconcilier avec une vie spirituelle (sans Dieu).
contemporaines (Fayard, 2017), il propose Il a siégé au Comité consultatif national d’éthique
de relancer la perspective utopique autour et a récemment fait paraître C’est chose tendre
de la redéfinition d’un « nous », à la fois humaniste que la vie (avec François L’Yvonnet, Albin Michel,
et cosmopolite. Une réflexion prolongée 2015), un recueil d’entretiens qui retrace
dans son dernier essai, Plaidoyer pour l’universel. sa biographie intellectuelle. Un numéro des Cahiers
Fonder l’humanisme (Fayard, 2019). de L’Herne qui lui est consacré a paru début 2020.

ans un texte publié à la veille de la celui de la liberté ; enfin, la vie des personnes âgées, dont la
Révolution française, Emmanuel sienne propre, n’a pas autant de valeur que celle des jeunes

D
Kant affirmait que la pensée n’est pas générations. Cette intervention a marqué les esprits et a valu
© Joshua Bright/The New York Times/REDUX/REA ; Julien Faure/Leextra via Leemage ; Hannah Assouline/Opale.

une compétence solitaire que chacun au philosophe d’être interrogé à de nombreuses reprises, ré-
conserve par-devers soi en dépit des affirmant chaque fois sa position. Mais, étrangement, alors
restrictions que lui impose un pouvoir qu’elle prenait à revers les données factuelles et les principes
supérieur ou des circonstances excep- éthiques au fondement de la politique adoptée par la plupart
tionnelles. « Quelles seraient l’ampleur et la justesse de notre pen- des gouvernements et du consentement des peuples, elle n’a
sée, affirmait Kant, si nous ne pensions pas en quelque sorte en fait l’objet d’aucune discussion publique, contradictoire et
communauté avec d’autres à qui nous communiquerions nos argumentée. Il nous est apparu essentiel que ce débat ait lieu.
pensées et qui nous communiqueraient les leurs » (Qu’est-ce que Et nous avons sollicité à cet effet Francis Wolff, qui voit dans
s’orienter dans la pensée ?). L’usage public de la raison est la la réaction collective face au Covid un progrès politique et
seule boussole dont nous disposons pour nous orienter en moral de l’humanité. André Comte-Sponville est un philo-
temps de crise. Cette conviction, née avec les Lumières, est sophe matérialiste athée, proche de Montaigne et de Spinoza,
au cœur de la discussion que vous vous apprêtez à lire. là où Francis Wolff est un humaniste utopiste et cosmopolite,
Quelques jours après l’arrivée de la pandémie du Covid-19 en qui s’inspire d’Aristote et de Kant. S’ils appartiennent à des
France et la décision du président de la République de placer horizons philosophiques distincts, ce sont aussi des amis de
le pays en confinement, André Comte-Sponville, sans remettre longue date qui se lisent et s’apprécient. Est-ce en vertu de
en question la légitimité de cette décision, brisait l’unanimité cette accointance que leur confrontation, fruit de plusieurs
de l’opinion en avançant quatre convictions fortes : cette épi- heures d’échanges, est à la fois précise, nuancée et profonde ?
démie n’est pas aussi grave qu’on le craint ; les conséquences Cet exercice public de la raison devrait en tout cas permettre
économiques risquent, elles, d’être redoutables, en particulier à chacun de se faire, comme disait Kant, une idée « plus juste »
pour les jeunes ; le souci de la santé ne doit pas supplanter et « plus ample » de la situation.

Philosophie magazine n° 139


MAI/JUIN 2020 9
Exclusif
FRANCIS WOLFF / ANDRÉ COMTE-SPONVILLE

FRANCIS WOLFF : Comme nombre de


Français, j’ai réagi à l’arrivée de ce virus avec
une certaine insouciance. Cela a changé avec
le discours d’Emmanuel Macron et la décision
de fermer écoles et universités. Je me suis
alors dit : la chose est sérieuse, toute l’Europe
va être touchée. Mais la réaction des intellec-
tuels m’a agacé. Ils semblaient revenus plu-
sieurs siècles en arrière, lorsque l’Occident,
en proie aux grandes épidémies, y voyait le
signe d’un châtiment. On n’invoquait plus
Dieu ou le Diable, mais la vengeance de la Na-
ture, l’exploitation animale ou le monstre
néolibéral… L’humain était coupable de se
prendre pour le maître du monde, il fallait
faire pénitence. Pendant ce temps, dans le
monde entier, les scientifiques – les médecins,
les épidémiologistes et les mathématiciens –
cherchaient à reconstituer les chaînes de cau-
salité du virus. Ce décalage m’a frappé.

ANDRÉ COMTE-SPONVILLE : J’étais moi


aussi assez serein. On parlait de 3 200 morts
en Chine, où il meurt plus de 9 millions de
personnes chaque année. Cela ne bouleversait
pas le taux de mortalité ! Le confinement m’a
donc surpris, même si je l’ai tout de suite pris
au sérieux. Ce qui m’a gêné, c’est d’abord la La photographe américaine atteinte par le Covid-19 Brittany Newman (à droite) et sa mère dînent
peur qui s’était emparée des médias et de dans des pièces séparées de leur logement.
l’opinion. J’ai beau être un anxieux, je n’ai ja-
mais ressenti cette peur. Les experts éva-
luaient le taux de létalité du Covid-19 à 0,6 ou
0,7 %. Même si ce taux est un peu plus élevé
pour les gens de mon âge, je crains bien plus faire de nous-mêmes si nous laissons les per- respect des principes. Elles ont orienté les deux
d’avoir un cancer, un AVC ou la maladie Al- sonnes âgées mourir ainsi ? stratégies envisagées face au Covid, celle dite
zheimer (mon père en est mort, après des de l’« immunité collective » et celle du confi-
années d’horreur, ma belle-mère vient d’en A. C.-S. : Je n’ai jamais dit qu’il fallait laisser nement. Dans la première, il s’agissait de lais-
mourir dans un Ehpad) ! les vieux mourir sans soins ! Simplement que ser se développer l’épidémie, en tablant sur le
je me faisais davantage de souci pour l’avenir fait qu’en l’absence de vaccin, le nombre de
F. W. : C’est juste. Sauf que tout le problème de mes enfants que pour ma santé de presque morts serait le même quoi qu’on fasse. Autant
du Covid-19 tient à l’écart entre le risque in- septuagénaire. Le confinement allait forcé- atteindre au plus vite les 60 % d’immunité col-
dividuel, faible, et l’enjeu de santé publique, ment avoir au moins deux conséquences très lective, au lieu de prendre des mesures de
monumental. lourdes : une crise économique considérable, confinement qui risquaient de paralyser l’éco-
peut-être sans précédent (encore plus grave, nomie, de créer un chômage de masse et des
A. C.-S. : Exactement ! C’est pourquoi j’ai tou- disent de nombreux économistes, que celle de famines – des maux pires que le remède. La
jours dit qu’il fallait respecter le confinement. 1929 !), et une réduction elle aussi sans précé- seconde stratégie se fondait sur le devoir de
Mais, du même coup, il devenait très impro- dent, en temps de paix et en démocratie, de sauver toutes les vies possibles. Difficile de sa-
bable que l’hécatombe annoncée se réalise. La nos libertés. Je crains que les conséquences voir a priori laquelle était la plus rationnelle.
France, à l’heure où nous faisons cet entretien, économiques du confinement ne fassent plus Chacune avait des arguments. Il se trouve que,
en est à 23 000 décès. C’est bien trop, mais ça de morts, spécialement dans les pays pauvres, partout dans le monde, l’option déontologique
n’a rien à voir avec l’hécatombe redoutée. que le Covid-19. Et je ne suis pas prêt à accep- l’a emporté, y compris et, en premier lieu, en
ter une prolongation indéterminée du confi- Chine. Après avoir nié la gravité de l’épidémie,
© Brittainy Newman/The NewYork Times/REDUX/REA

F. W. : Ce raisonnement se fixe sur le nombre nement pour les plus de 65 ou de 70  ans, le régime a mis en place une discipline draco-
de morts. Or, à mon sens, ce n’est pas le lesquels ne sont pas plus contagieux que les nienne pour protéger sa population, en rupture
nombre de morts qui a effrayé, c’est l’idée autres mais simplement plus fragiles. M’en- totale avec le passé. Qu’on pense au « Grand
d’une maladie qui progresse de manière ex- fermer pour mon bien ? Non merci ! bond en avant » de Mao – 50 millions de morts
ponentielle et risque de faire exploser les entre 1958 et 1960 –, à la Révolution culturelle
systèmes de santé. Avec pour conséquence F. W. : En philosophie, on oppose deux atti- [1966-1976] ou à la répression sur la place
des milliers de personnes privées de soin, tudes éthiques : l’attitude conséquentialiste, Tian’anmen [1989]. Pourquoi la Chine a-t-elle
mourant dans la rue, comme en Inde au- qui calcule les conséquences de l’action, et choisi une voie plus « humaniste » ? Selon moi,
jourd’hui. Quelle idée pouvons-nous nous l’attitude déontologique, qui se fonde sur le la réponse tient en un mot : « mondialisation ».

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« Je préfère que les parents en Allemagne, un demi-confinement, comme
en Suisse, ou pas de confinement du tout, avec

se sacrifient pour leurs enfants, un appel à la responsabilité individuelle et à


la distanciation sociale, comme en Suède ? On

comme c’est la règle, que l’inverse ! ne le saura qu’après coup, quand on pourra
prendre en compte toutes les données, le

Qui d’entre nous ne donnerait nombre des morts, bien sûr, mais aussi les
retombées économiques, sociales, humaines,

pas sa vie pour ses enfants ? parfois dramatiques… Ce qui m’inquiète, c’est
qu’à force de faire montre d’humanisme, on

Qui accepterait qu’ils donnent en vienne à oublier les nécessités de l’écono-


mie et des rapports de force. Si l’on compte

la leur pour sauver la nôtre ? » sur la morale pour faire reculer la misère, a
fortiori si l’on n’a que la bienveillance à oppo-
ser à Trump, à Poutine, à Bolsonaro et à Xi
ANDRÉ COMTE-SPONVILLE
Jinping, on est mal parti !

F. W. : C’est là où nous divergeons. De mon


point de vue, la réaction mondiale face à la
pandémie est le signe d’un progrès moral de
l’humanité doublé d’un bouleversement phi-
losophique. Pour notre génération, l’huma-
nisme était considéré comme le grand ennemi
« Affirmer frontalement philosophique, alors qu’il était galvaudé dans
l’opinion publique. À quoi s’ajoute, depuis une
que des vies humaines valent vingtaine d’années, la montée en puissance de
mouvements animalistes et antispécistes, qui
plus ou moins en fonction considèrent que l’humanisme est à l’origine
de l’exploitation effrénée de la nature et qu’il
de l’âge me semble problématique » faudrait intégrer les animaux, sans distinction
d’espèces, dans la communauté morale. Dans
FRANCIS WOLFF cette configuration, je soutiens depuis long-
temps, et de manière un peu solitaire, une
Une mondialisation non seulement écono- leur auraient pas pardonné de ne compter que position résolument humaniste. Elle tient en
mique – elle a sorti de la misère des millions de sur l’immunisation collective, en laissant des trois thèses : l’humanité est une communauté
Chinois – mais aussi politique – elle implique le milliers de gens mourir sans soin ! Il est vrai morale ; elle est la source de toute valeur
souci du monde – et morale – elle implique que même un État totalitaire comme la Chine – alors que la nature n’a qu’une valeur extrin-
l’adoption du principe libéral de la protection est désormais obligé de prendre en compte la sèque ; enfin, tous les êtres humains ont une
des individus. À partir du moment où la Chine dimension humaniste. Cependant, il apparaît égale valeur. Or il me semble que, dans la ré-
choisissait cette stratégie, elle s’imposait à tous. aussi que nos sociétés démocratiques sont action de l’humanité face à cette épidémie, ces
Mais la mondialisation a deux faces : une face prêtes à limiter drastiquement les libertés trois thèses l’ont emporté sur l’antihuma-
réaliste, avec la démultiplication des échanges pour des raisons sanitaires. Tant mieux pour nisme dominant. Que plus de la moitié de
et des inégalités, et une face utopique avec la la Chine. Tant pis pour nous ? Je n’irai pas l’humanité accepte de se confiner pour sau-
prise de conscience que nous formons une jusque-là. Mais ce n’est pas une raison pour ver un petit nombre de vies, notamment les
seule humanité. L’issue du déconfinement dé- considérer que l’on peut sacrifier indéfini- moins productives, c’est l’affirmation en
pendra de celle qui l’emportera. Mon diagnostic ment la liberté à la santé. Enfin, j’ajouterai acte que nous formons une communauté
est que l’on ne peut s’en sortir qu’en coordon- que l’éthique des vertus (la justice, la pru- éthique. Qu’il faille sauver non pas la vie en
nant les politiques de déconfinement. Malheu- dence, le courage, l’amour…) me paraît sou- général mais celle de l’homme contre d’autres
reusement, on n’y arrivera pas, comme on le vent plus opératoire que les seuls devoirs ou formes de vie, comme celle des virus, c’est le
constate déjà en Europe, où chacun cherche à les seules conséquences. Et le courage, c’est signe que l’humanité est la seule source de
en sortir à son rythme. La voie utopique de la parfois d’aller contre l’opinion dominante… valeur. Enfin, qu’il faille sauver les vieillards
coordination serait la seule voie réaliste pour y aussi bien que les jeunes adolescents, c’est
parvenir. Il est peu probable qu’elle l’emporte. F. W. : Mais que fallait-il faire au final ? Notre l’affirmation que tous les êtres humains ont
réaction face au Covid a-t-elle été juste ? Et le une valeur égale.
A. C.-S. : Je nuancerai ce schéma. Le consé- confinement, un bienfait ou une erreur ?
quentialisme peut aussi être humaniste, et A. C.-S. : J’ai toujours tenté d’articuler l’« anti-
l’éthique déontologique ne fait pas l’impasse A. C.-S. : Personne ne le sait ! La seule « im- humanisme théorique », comme disait Althus-
sur les conséquences ! Si les gouvernements munisation collective  » était impraticable. ser, et l’humanisme pratique. C’était déjà la
démocratiques ont pris des mesures de confi- Mais qui peut savoir quelle était la meilleure position de Spinoza : « L’homme n’est pas un
nement, c’est aussi en tenant compte des décision : un confinement strict, comme en empire dans un empire » (il fait partie de la na-
conséquences politiques : leurs électeurs ne France, un confinement plus souple, comme ture), mais « il n’y a rien qui soit plus utile à

Philosophie magazine n° 139


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Exclusif
FRANCIS WOLFF / ANDRÉ COMTE-SPONVILLE

l’homme qu’un homme vivant sous la conduite


de la raison », si bien que l’on a pu dire, ajoute « Dieu est mort, Marx
Spinoza, que « l’homme est un Dieu pour
l’homme »… Mais je suis d’accord : nous vivons est mort, vive les psychotropes !
sans doute l’époque la plus morale –  ou la
moins immorale – que l’humanité ait connue. Pour combattre les maux
Tant mieux ! Cela ne dispense pas de tenir
compte des conséquences. Sacrifier la santé à de notre société, je compte
la rentabilité ? Il n’en est pas question ! Mais
pas question non plus de sacrifier l’économie davantage sur la politique
à la santé : on meurt plus vite de faim que de
maladie ! La médecine coûte cher. Elle a donc
besoin d’une économie performante… Le con­
que sur la médecine »
ANDRÉ COMTE-SPONVILLE
finement vise surtout à protéger les plus âgés
– la moyenne d’âge des morts du Covid-19 est
de 81 ans –, tandis que les conséquences éco-
nomiques pèseront surtout sur les jeunes.
Cela ne peut pas satisfaire le père de famille
que je suis ! Quant à l’humanisme, il postule
que tous les êtres humains sont égaux en
droits et en dignité. Mais on ne me fera jamais
dire qu’ils sont égaux en fait et en valeur, ni
que toutes les vies se valent (la vie d’un héros,
comme Cavaillès, vaut plus et mieux que la
vie d’un salaud, comme Klaus Barbie). Sur-
tout, toutes les morts ne se valent pas : il est
« Avec le Covid-19, nous avons
plus triste de mourir à 20 ou 30 ans qu’à 68
– mon âge – ou 90 ans.
peut-être basculé dans une
F. W. : Quand je soutiens que tous les êtres
société du care, où la justice
humains ont une valeur égale, je ne parle pas
de la valeur de leurs actes. Je parle de la valeur
n’est pas oubliée mais moins
a priori de leur vie.
considérée que le “soin” »
A. C.-S. : C’est pourquoi nos deux points de FRANCIS WOLFF
vue ne sont pas incompatibles. Mais la crise a
mis au jour une tendance lourde de notre exception ! Et les 4 millions de chômeurs ou sont plus attentives aux soins individuels. Eh
temps, que j’appelle le pan-médicalisme : une d’exclus, je doute que leur bien-être soit com- bien, avec le Covid, nous avons peut-être
idéologie qui fait de la santé la valeur suprême plet… Relèvent-ils pour autant de la méde- basculé dans une société du « soin », où la
(à la place du bonheur, de l’amour, de la jus- cine ? Dieu est mort, Marx est mort, vive les justice n’est pas oubliée – songeons au fait
tice, de la liberté…) et qui conduit du même psychotropes ! Pour combattre les maux de que l’État a pris en charge 80 % des salaires
coup à tout soumettre à la médecine – non notre société, je compte davantage sur la po- des personnes en chômage partiel  – mais
plus seulement le traitement de nos maladies, litique que sur la médecine. Et pour guider ma moins considérée que le soin.
ce qui est normal, mais la gestion de nos vies vie, je compte plus sur moi-même que sur
et de nos sociétés, ce qui est beaucoup plus mon médecin. La santé n’est pas une valeur, A. C.-S. : Soin et justice me paraissent moins
inquiétant ! Souvenez-vous de cette boutade c’est un bien, comme tel désirable. Je peux opposés que complémentaires. Encore faut-il
de Voltaire : « J’ai décidé d’être heureux parce envier quelqu’un qui est en meilleure santé que l’on ne prenne pas soin de moi contre ma
que c’est bon pour la santé. » Comme si le bon- que moi ; il serait stupide de l’admirer pour sa volonté ! J’ai beaucoup d’estime pour les gens
heur n’était plus qu’un moyen pour atteindre santé. En revanche, je peux admirer quelqu’un qui travaillent dans les Ehpad. Mais, pour ce
le but suprême que serait la santé, alors que pour son courage, sa générosité, sa justice, qui me concerne, je préfère attraper le Co-
depuis vingt-trois siècles on considérait à son amour… Une société qui érige un bien, vid-19, voire en mourir (si possible sans souf-
l’inverse que la santé n’était qu’un moyen comme la santé ou l’argent, en valeur su- france !), que vivre cinq ou dix ans en état de
–  certes particulièrement précieux – pour at- prême est sur une mauvaise pente ! dépendance dans un Ehpad ou ailleurs. Cer-
teindre ce but suprême qu’est le bonheur ! tains s’en sont scandalisés. Mais qu’est-ce que
Quelle est la définition que l’OMS donne de F. W. : Cette évolution se retrouve en philo- ce « sanitairement correct » qui interdit de
la santé ? Non pas la simple absence de mala- sophie, avec la promotion de la notion de dire ce qu’on pense ? Attention à l’ordre sani-
die mais un état de « complet bien-être phy- care. Au départ de ce mouvement, on trouve taire ! Le tabac tue 70 000 personnes par an,
sique, mental et social ». Si c’est ça la santé, je des travaux en psychologie du développe- rien qu’en France. Faut-il pour autant l’inter-
ne suis pas sûr d’avoir jamais vécu trois jours ment qui montrent qu’aux mêmes âges, les dire ? Dans les restaurants, oui, très bien,
en bonne santé ! Car les états de « complet petits garçons envisagent des notions ab­ puisque cela met en jeu la santé des autres.
bien-être », c’est quand même une formidable straites de justice, alors que les petites filles Mais celui qui fume sur son balcon ?

12 Philosophie magazine n° 139


MAI/JUIN 2020
vieux ! » Et puis, renversement avec le Covid :
l’humanité, jeunes compris, s’arrête pour
protéger les vieux. En réalité, ces deux atti-
tudes ne sont pas contradictoires. Elles par-
ticipent de l’idée qu’il y a au sein de
l’humanité une solidarité intergénération-
nelle. De ce point de vue, affirmer frontale-
ment que des vies humaines valent plus ou
moins en fonction de l’âge me semble pro-
blématique. Partons d’un point d’accord : la
mort n’a pas de valeur, ce qui a une valeur a
priori, c’est la vie. Il y a plusieurs manières
de déterminer la valeur concrète d’une vie.
Il y a sa valeur actuelle – au sens de sa produc-
tivité, de sa jeunesse et de sa vitalité, selon
l’idéologie publicitaire contemporaine, et il
serait très grave à cet égard de sacrifier les
vies les moins productives. Ensuite, il y a la
valeur virtuelle d’une vie, l’espérance qu’elle
incarne. Et, en effet, l’on peut considérer
qu’une vie d’un enfant de 5 ans a plus de vir-
tualités que celle d’une personne de 85 ans.
Cependant, pousser cet argument jusqu’au
bout reviendrait à admettre que la valeur de
la vie d’un enfant qui vient de naître ou d’un
embryon est supérieure à celle de quelqu’un
de 50 ans, comme le soutiennent les oppo-
sants à l’avortement. Troisième dimension,
celle de l’attachement de chacun à sa propre
À Mulhouse, dans l’est de la France, le 17 mars, une équipe médicale emmène un patient vers un hélicoptère vie. Quand on est jeune, qu’on n’a encore ni
pour être évacué vers un autre hôpital, moins saturé. enfants ni métier, on traverse parfois des
moments de dégoût, des envies de ne plus
vivre, qui font que cet attachement est moins
vif. Quand j’avais 20 ans, j’étais beaucoup
moins attaché à la vie qu’aujourd’hui. Enfin,
dernier élément, il y a les conditions dans
F. W. : Les libertariens font valoir le même assumé le fait qu’ils étaient liés matérielle- lesquelles on meurt. Face à la dépendance
argument contre le port obligatoire de la ment au système de santé publique et mora- ou à l’agonie, on peut souhaiter mourir en
ceinture de sécurité : si je ne mets pas la cein- lement par l’impératif de ne pas répandre la considérant que cette vie-là n’a plus de
ture, je suis plus libre de mes mouvements maladie chez les plus âgés. valeur. C’est l’argument en faveur de l’eu-
et je ne mets en danger personne d’autre que thanasie. Voici des éléments qui nuancent
moi. Sauf que si je suis victime d’un accident A.  C.-S. : Sauf que la ceinture de sécurité fortement l’idée, que je partage en partie,
sans ceinture ou si j’attrape un cancer du n’est qu’une diminution infime de notre li- selon laquelle la mort des plus jeunes est
poumon en fumant, cela implique des coûts berté. S’agissant du tabac et a fortiori du plus grave que la mort des plus âgés, qui est
sociaux pour tout le monde. On ne peut pas confinement, c’est tout autre chose ! J’ai ar- regrettable mais inévitable.
être à la fois libertarien et défendre les ser- rêté de fumer il y a plusieurs années et je
vices publics. C’est pourquoi le Conseil respecte scrupuleusement le confinement. A. C.-S. : Qui a jamais prétendu sacrifier les
scientifique avait proposé que les personnes Mais cela ne m’empêcherait pas de défendre vies les moins productives ? Pas moi, en tout
âgées ne soient pas déconfinées : elles risque- la liberté des fumeurs si elle était menacée, cas ! Quant à la solidarité intergénération-
raient, non seulement d’être atteintes mais comme j’ai trouvé étrange qu’on ait à ce nelle, j’y suis tout à fait attaché. Mais c’est une
d’engorger les hôpitaux. On touche là à un point limité celle des joggeurs. Cela ne fait solidarité ordinairement asymétrique, et qui
« point pivot » de notre discussion. Dès lors pas de moi un libertarien ! Soyons reconnais- doit l’être. Je préfère que les parents se sacri-
que nous souhaitons un système de santé sants vis-à-vis de nos jeunes gens. Mais sou- fient pour leurs enfants, comme c’est la règle,
publique, collectif et assurantiel, la liberté cions-nous aussi, et peut-être plus qu’on ne que l’inverse ! Qui d’entre nous ne donnerait
individuelle et les décisions collectives sont l’a fait ces dernières semaines, de l’avenir pas sa vie pour ses enfants ? Quil accepterait
imbriquées. Un jeune homme de 15 ans n’a que nous leur préparons ! qu’ils donnent la leur pour sauver la nôtre ?
presque aucune chance de mourir du Covid, Pour le reste, et en guise de conclusion, je n’ai
© Sébastien Bozon/AFP

mais il doit admettre qu’il risque de le trans- F.  W. : Avant cette crise, Greta Thunberg aucune gêne, cher Francis, à ne pas pousser
mettre en se promenant dans la rue. C’est ce était la nouvelle héroïne mondiale. Elle disait mon raisonnement jusqu’au bout. « Anankè
qui est admirable dans le fait que tant de en substance : « Pensez aux générations fu- sténai », disait Aristote, « il faut bien s’arrêter
jeunes ont accepté le confinement. Ils ont tures au lieu de penser à votre pouvoir, les quelque part » !

Philosophie magazine n° 139


MAI/JUIN 2020 13
Courrier
LA PAROLE AUX LECTEURS

Philosophie magazine
sous le Covid-19
L’aventure
des “Carnets de la drôle de guerre”
Éparpillée aux quatre coins de la France – et même à travers
le monde –, la rédaction de Philosophie magazine a télé-travaillé
pour publier une newsletter gratuite, nos « Carnets de la drôle
de guerre », pendant la durée du confinement, soit du 17 mars
au 11 mai 2020. Voici le pourquoi et le comment de cette aventure
éditoriale spontanée.

Nous étions tous décidés à poursuivre notre intellectuels –  Michaël Fœssel, Pierre
tâche éditoriale, car nous sentions que cette Zaoui, Achille Mbembe, Tristan Garcia,
épidémie était un moment historique, au Hartmut Rosa, Manon Garcia, et tant
cours duquel l’éclairage philosophique était d’autres… Nous avons réalisé des enquêtes
plus que jamais nécessaire pour ne pas cé- sur la logique de l’immunité collective, le
der à l’emballement de l’irrationnel ni aux drame de la mort en solitaire, l’avenir com-

E
passions tristes. Mais nous n’avions plus de promis des cérémonies religieuses, les réa-
n temps normal, lorsqu’on cadre d’action précis, nous ne savions pas lités de l’hôpital et du monde professionnel
est journaliste, on se rend si les maisons de la presse et les kiosques pendant la crise… Une partie des articles de
sur le terrain, on se porte à la resteraient ouverts, ni les imprimeurs, tout ce numéro provient d’ailleurs de la newsletter
rencontre d’un événement sur semblait étrangement suspendu… Les idées – mais ils ont été, dans ce cas, complétés et
lequel on a choisi d’écrire – mais ont vite fusé. Nous avons décidé de mettre actualisés.
celui-ci reste indépendant de en place une newsletter et de publier un ou Quel enseignement tirer de cette ex-
nous, comme un objet d’étude. Rien de tel deux articles par jour, aussi longtemps que périence ? Sans doute une conviction, qui
avec l’épidémie du Covid-19 : comme tout le durerait le confinement. Comment l’appe- risque d’en étonner certains : là où l’histoire,
monde, nous avons été surpris, sidérés par ler ? Une voix a proposé un titre inspiré de en tant que discipline, a besoin de recul, que
l’événement, nous avons été pleinement Jean-Paul Sartre : les « Carnets de la drôle les passions retombent pour construire un
les sujets de la crise, qui n’était pas une de guerre ». Adopté. Comment les lancer ? récit objectif, la philosophie, que l’on pré-
simple problématique de travail mais une Un autre journaliste a suggéré d’interviewer sente souvent comme atemporelle, peut
épreuve existentielle. Comment réagir dans Marcel Gauchet pour lui demander de com- trouver dans la confrontation avec l’événe-
ces cas-là ? Une citation d’Albert Camus, menter le discours d’Emmanuel Macron ment une incitation à penser. Bien sûr, cela
tirée de La Peste, a vite circulé entre nous, scandant son désormais célèbre «  Nous comporte le risque de l’emportement et de
par e-mail. « “Qu’est-ce que c’est l’honnêteté ?” sommes en guerre. » L’entretien était écrit l’erreur. Mais un événement tel que la crise
dit Rambert, d’un air soudain sérieux. — Je ne trois heures plus tard. Comme présenter la du Covid-19 s’impose d’emblée comme un
sais pas ce qu’elle est en général. Mais dans mon newsletter ? Catherine Meurisse, alors au problème philosophique. Alors que notre
cas, je sais qu’elle consiste à faire mon métier.” » bord de l’océan, a ouvert son carnet d’aqua- routine s’arrêtait, que notre modèle de so-
Le dimanche avant l’annonce du con­ relles pour nous livrer, à 17 heures, un ha- ciété était neutralisé, nous avons eu l’occa-
finement, le 15 mars, notre directeur de la bile frontispice, élégante métaphore où sion de faire table rase et de nous demander
publication nous a annoncé que les bureaux l’encre se confond avec le gel hydroalcoo- chacun en notre for intérieur : « À quoi est-ce
ne rouvriraient pas le lundi matin, que cha- lique et devient une arme de lutte contre la que je tiens vraiment ? » Ce n’est qu’une pe-
cun devrait prendre ses dispositions pour maladie. En une demi-journée, tout était en tite question, mais il est rare qu’on s’y
télé-travailler. Le lundi a été une journée place, grâce à notre webmaster et à notre se- confronte avec intensité et sincérité, indivi-
flottante, occupée à régler les gardes fami- crétaire de rédaction qui ont fait preuve duellement et collectivement. Une chose est
liales, à remplir les frigos, à installer et à vé- d’une mobilisation sans faille. Un édito a été sûre : le déconfinement commence, mais la
© Catherine Meurisse pour PM

rifier des accès à Internet, à mettre en place confié de façon tournante à tous nos colla- question va continuer de faire son chemin en
les moyens logistiques élémentaires. Le mar- borateurs, ce qui nous a permis de recueillir nous. Et de nourrir les contenus de ce maga-
di 17, à 10 heures du matin, nous avons eu des points de vue de la ville, de la campagne, zine, de son site et de sa newsletter qui de-
notre première conférence de rédaction à de Berlin, d’Inde, d’Argentine et du Liban… vient hebdomadaire.
distance – depuis, il y en a eu chaque jour. Nous avons interviewé de nombreux La rédaction

14 Philosophie magazine n° 139


MAI/JUIN 2020
VOS
RÉACTIONS
AUX
“CARNETS
DE LA DRÔLE
DE GUERRE”
PIERRE RAFFAELI PATRICK MASSE
Grâce à votre
«
V os lettres me remplissent
d’espérance. Merci. »
«
M erci de donner du sens, de nous
aider à éclairer cette période pas si
sombre mais porteuse d’autant de lumières soutien !
que de noirceurs. Une réflexion apaisée
JOËLLE BORDAT et élargie est indispensable pour l’esprit
et le corps aussi. C’est une gymnastique
«
M erci pour votre mobilisation
et pour être là chaque jour avec
des contenus à la fois personnels dans la
de l’intelligence et du cœur, ça fait du bien. »

première partie du carnet du jour et cette


JACQUELINE BOILEAU
ouverture à un contenu plus approfondi
dans la diversité des publications qui se
succèdent. C’est une vraie nourriture pour
temps troublés, changeants et incertains. »
«
À l’heure où les infos se déchaînent
sur la Toile et les autres médias,
je voulais vous remercier chaleureusement
Amis lecteurs, vous avez été 70 000
à suivre notre newsletter et 300 000
à nous lire sur notre site Internet
pour ces carnets qui sont pour moi une Philomag.com le mois dernier.
compagnie quotidienne… Un recul Certains d’entre vous ont peut-être
indispensable à cette crise. Vous apportez découvert à cette occasion l’existence
JACQUELINE BRUEL-BRESSON
l’ESPOIR, car tout est dit, tout est traité de notre site philomag.com : cela tombe
«
M erci de nous envoyer chaque jour
une feuille de ce carnet de cette
drôle de guerre ! Je suis seule chez
mais avec une remarquable précision et
subtilité qui permet l’élévation de l’humain.
Ô combien importante en la circonstance. »
bien, nous préparons sa nouvelle version
pour la rentrée, et, d’ici là, nous nous
efforcerons d’y maintenir un rythme
moi, et la lecture de ces carnets est mon de publication soutenu. Vous êtes près
moment préféré – avec une tasse de thé, de 1 000 à vous être abonnés en un mois
c’est encore mieux ! Très active toute – un soutien vital pour nous, alors que de
ANNE PARENT
la journée, je réserve cette lecture à l’heure nombreux points de vente étaient fermés,
du thé, passage entre la journée et le soir
qui arrive, les heures semblent ralentir et
nous peser davantage que le matin, et c’est
«
M erci, merci, merci ! De nous
alimenter. Je me permets d’en faire
profiter une cinquantaine de mes amies
nous privant d’une ressource précieuse.
Enfin, nous avons reçu un très grand
nombre de messages de soutien.
là que l’on apprécie ces carnets. Ô combien “confinées” pas toujours habituées Nous n’en citons que quelques-uns
faut-il encore plus appliquer aujourd’hui à fréquenter les philosophes et qui m’ont ci-contre, mais sachez que chaque
l’enseignement du stoïcisme en faisant remerciée à mon tour. » message était partagé sur la messagerie
la différence entre ce qui dépend de nous interne de la rédaction et qu’ils
et ce qui n’en dépend pas. En agissant sur ont été notre carburant pendant
ce qui dépend uniquement de moi, j’arrive ces semaines de travail intensif.
MC DONARD 
à trouver des moments de bien-être et
de bonheur dans cette période inconnue,
et la lecture des carnets en est un ! »
«
M erci, pour ces carnets que
j’attends chaque jour, que j’envoie
à mes enfants et à mes amis, qui nous
aident et nous unissent. Mais qui, hélas !
laissent sur le côté beaucoup de gens
Une réaction qui n’ont pas accès à cette philosophie
à un article ou si consolante […]. Ces carnets nous
ou à une actualité ?
Écrivez-nous à manqueront. Comme les parfums ou
reaction@philomag.com le silence retrouvé. »

Philosophie magazine n° 139


MAI/JUIN 2020 15
Courrier
VOS QUESTIONS

PAULINE
LOUIS

  Les réponses
de Charles Pépin *

Comment faire pour


que l’éloignement ne
distende pas nos liens ?
LÉONARD
BOURGEOIS

Peut-on désirer
E
n comprenant, chère
Pauline, que l’éloi-
gnement physique peut
être compensé par une
proximité des cœurs ou
quelqu’un
une communion des
con­sciences. La philo-
sans éprouver
sophie morale, celle de Kant notamment, ne
nous propose-t-elle pas de nous sentir res-
ponsables des autres sans les avoir jamais
aucun manque ?
rencontrés ? Dans ce cas, le lien moral n’est ui, bien sûr. Simplement parce
en rien distendu par l’éloignement…
Pourquoi, par ailleurs, ne pas donner à
l’être qui vous manque des rendez-vous par
la pensée ? Tel jour, à telle heure, à la minute
O que cette personne est devant
vous. Parce qu’elle est là dans
sa beauté, sa présence mysté-
rieuse, son charme. Parce qu’elle est unique,
près, pensez à un souvenir commun. Ou écou- singulière, et à ce titre bien plus qu’un simple
tez le même morceau de musique, celui que objet visant à satisfaire un désir qui serait déjà
vous aimez tous les deux. Si cette distance là : elle est capable de créer un désir qui ne lui
vous éloigne, pensez à tout ce qui vous rap- préexistait pas. Pour le comprendre, il faut
proche, à ce passé commun, à tous vos pro- sortir d’une tradition qui va de Platon à Freud
jets. Loin de toute focalisation réductrice sur en passant par Hegel, et dans laquelle le désir
l’instant présent, retrouvez ce lien qui vous est associé au manque. Et rejoindre une autre
unit en parcourant le fleuve du temps, en re- resserrer, c’est tout simplement d’en con­ tradition – Spinoza, Nietzsche, Deleuze… –
montant en arrière, en regardant au loin. naître le prix. Que cela ne fasse plus l’ombre dans laquelle le désir est plénitude, puissance
Alors vous comprendrez que c’est le temps d’un doute : nous ne sommes pas des mo- d’exister, joie, et dans laquelle, ainsi que l’écrit
que nous habitons, et non un illusoire « mo- nades autosuffisantes, nous ne sommes Deleuze, « le désir ne manque de rien ».
ment présent » ; c’est sur lui que nous surfons, pas des « particules élémentaires » qui tisse-
sur lui que nous allons et venons. Ce voyage raient entre elles des liens secondaires. Notre
est sans fin : c’est lui qui tisse et retisse les vérité n’est pas en nous, mais entre nous.
liens qui vous sont chers. Sartre ne dit pas autre chose lorsqu’il défi-
Peut-être souffrez-vous aussi de cet nit le sujet humain par l’intersubjectivité.
éloignement parce que vous n’avez pas as- Un être vous manque, que la distance éloigne ?
sez pris soin de ces liens auparavant. Le sa- Écoutez sa voix au téléphone, ne faites pas
© Serge Picard pour PM ; illustration : Séverine Scaglia pour PM.

voir, l’admettre même, peut être salutaire. autre chose en même temps – cessez de sur-
Combien de parents ont compris, à l’occa- veiller les notifications de votre smartphone
sion du confinement, qu’ils ne voyaient pas ou la cuisson de votre plat. Il y a tant dans
Un vertige métaphysique,
grandir leurs enfants, qu’ils donnaient plus une voix, dans une tessiture, dans des into- une petite question
de leur temps à une entreprise pour qui ils nations. Souvenez-vous de toutes ces fois où qui vous taraude ?
importent peu qu’à ceux qui comptent vrai- vous avez été côte à côte, dans une proximité Interrogez Charles Pépin
en écrivant à
ment ? Penser à cela maintenant, c’est déjà physique. Vous n’étiez pas séparés, pourtant questiondumois
retendre ces liens : la meilleure façon de les vous n’étiez pas vraiment ensemble. @philomag.com

* Philosophe et professeur au lycée d’État de la Légion d’honneur / Malgré l’interruption de la 10e saison des Lundis philo au cinéma MK2-Odéon (Paris),
vous pouvez retrouver les séances sur son podcast Spotify « Une philosophie pratique » / Dernier ouvrage paru : 50 Nuances de Grecs, t. 2 (avec Jul, Dargaud).

16 Philosophie magazine n° 139


MAI/JUIN 2020
Courrier
QUESTIONS D’ENFANTS

Les réponses
de Claude Ponti *

À tous les enfants :


Envoyez vos questions
à Claude Ponti
en écrivant à
questionsdenfants
© Serge Picard pour PM

@philomag.com

* Auteur et illustrateur de livres destinés à la jeunesse / Dernier livre paru Mouha (L’École des loisirs) /
Sur le site de L’École des loisirs, retrouvez aussi la page d’activités « Une journée avec Claude Ponti ».

Philosophie magazine n° 139


MAI/JUIN 2020 17
TÉLESCOPAGE

SECUNDERABAD,
INDE
2 avril 2020
Des membres de la police
montée participent à une
campagne de sensibilisation
lors du confinement national
imposé à titre de mesure
préventive contre le Covid-19
par le gouvernement
du Premier ministre indien
Narendra Modi.

18 Philosophie magazine n°139


MAI/JUIN 2020
Déchiffrer l’actualité
Notre société est comme
un bal masqué, chacun
y cache sa véritable nature
et la révèle par le choix
de son masque

RALPH WALDO EMERSON /


La Conduite de la vie

©Noah Seelam/AFP

Philosophie magazine n° 139


MAI/JUIN 2020 19
Actualité
REPÉRAGES

L’aura des
montagnes
L’IMAGE

t soudain, par-delà les habitations et les

E
collines, la majesté de l’Himalaya est révé-
lée… Un spectacle longtemps refusé, et désor-
mais offert. Ce cliché a été pris à Dharamsala,
ville du nord-ouest de l’Inde. C’est dans cette
zone que le phénomène s’est produit courant
avril : il a été de nouveau possible de voir, dans
un rayon de 200 kilomètres, les montagnes du
massif. En l’occurrence, il s’agit des sommets
de la chaîne du Dhauladhar, ce qui correspond à la partie
« basse » de l’Himalaya – on y grimpe tout de même jusqu’à
6 000 mètres. En Inde, pays parmi les plus pollués au monde,
le confinement a entraîné une amélioration sensible de la
qualité de l’air. Résultat : voilées il y a peu, les montagnes ont un après-midi d’été, au repos, suivre la ligne des montagnes à l’ho-
comme été rendues à leur présence, à leur aura. Ce terme est rizon, ou d’une branche qui projette son ombre sur celui qui se re-
central dans la pensée de Walter Benjamin (1892-1940), qui pose – c’est respirer l’aura de ces montagnes, de cette branche »
Par la définit comme «  l’unique apparition d’un lointain, si proche (L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique). C’est
Martin qu’elle puisse être ». L’aura désigne ce qui fait la singularité, la ce qui se passe ici : l’Himalaya si lointaine et qui apparaît
Duru valeur esthétique et symbolique d’une chose. Si, pour le phi- pourtant si proche dans sa pureté native. Paradoxalement, le
et Octave
Larmagnac- losophe, l’aura est le propre de l’œuvre d’art, essentiellement confinement aura peut-être permis un élargissement de l’ho-
Matheron le tableau, elle peut aussi se manifester dans la nature : « Par rizon, avec cette expérience de l’aura retrouvée de la nature.

LE MOT

 MA CRAINTE, LE VIEUX MONDE SE


C’EST QUE MEURT, LE NOUVEAU
MONDE TARDE

Monde
LE MONDE D’APRÈS
RESSEMBLE À APPARAÎTRE
FURIEUSEMENT ET DANS CE
AU MONDE D’AVANT, CLAIR-OBSCUR
MAIS EN PIRE  Jean-Yves Le Drian, Antonio Gramsci, SURGISSENT
ministre de l’Europe dans Cahiers de prison LES MONSTRES
et des Affaires étrangères, (publié en 1948-1951)
dans Le Monde, le 20 avril

LA NOTION
Le bruit sismique
es rues vidées, le trafic ré- du confinement. Certaines différences so-
duit : la vie au ralenti a notam- nores habituelles – entre les jours de la se-

L ment eu pour effet de diminuer


ce que l’on appelle le « bruit
sismique ». Cette expression
renvoie à l’ensemble des vibrations au sol,
maine et le week-end, le jour et la nuit – ont
également été aplanies. Or une telle réduc-
tion permet aux spécialistes de mieux capter
des bruits habituellement recouverts : ainsi la
© Ashwini Bhatia/AP/SIPA ; AFP ; Farabola/Leemage.

inaudibles à l’oreille. Celles-ci peuvent avoir détection des microséismes est facilitée, et la
une origine naturelle (vents, tempêtes, va- vie sous la terre – et de la Terre en général –
gues, etc.) ou humaine. C’est le bruit sis- «  s’entend  » mieux. En 2008, dans un texte
mique lié aux activités de l’homme, un bruit intitulé « Tempo : le compositeur », Michel
aux fréquences supérieures à 1  hertz, qui a Serres jugeait que nous écoutons, mesurons
chuté drastiquement, d’après les mesures peu ou mal «  le sifflement des cyclones, le ton-
effectuées par les sismomètres à la surface nerre sous terre des séismes ». Tout ce « bruit de
du globe. Rien qu’à Paris, la baisse a été es- fond du monde  » se rappelle à nous quand le
timée à environ 50 % après la mise en place bruit humain est mis en sourdine.

20 Philosophie magazine n° 139


MAI/JUIN 2020
LE
DÉCRYPTAGE
LA RUÉE VERS INTERNET,
VERTIGE MÉTAPHYSIQUE ?

DE 30 % À 45 % … ET DES SITES ET APPLICATIONS


EN PLEINE EXPANSION
EN MARS, UNE FORTE
AUGMENTATION
DU TRAFIC
SUR LES RÉSEAUX
+ 15,8  MILLIONS
DES PRINCIPAUX D’ABONNÉS
FOURNISSEURS D’INTERNET POUR NETFLIX

10 À 200 D’UTILISATEURS
POUR LA PLATEFORME

MILLIONS
DE TÉLÉCOMMUNICATIONS
ZOOM

40 000
3 MILLIARDS
- 85 %
LE CHIFFRE

DE SWIPES
SUR TINDER
POUR LE SEUL DE RÉSERVATIONS
DIMANCHE EN LIGNE
29 MARS POUR AIRBNB
C’est, en nombre d’années, ’annonce du confi- même les applications de rencontre ont connu
la datation approximative nement a réveillé le un succès inédit, en dépit des contraintes de
de résidus de corde
retrouvés en Ardèche, selon
une étude parue le 9 avril
dans Scientific Reports.
Le cordage a été réalisé
L spectre d’une satura-
tion de la Toile. La pro-
phétie, cependant, a été
rapidement démentie :
Internet a tenu bon. Mais
une hausse importante du trafic a bien été
distanciation sociale.
Cloîtrés chez nous, sans presque aucun
contact physique avec le monde extérieur,
nous n’avons jamais passé autant de temps
immergés dans le monde virtuel. Au point
d’en oublier le réel ? Dans Simulacres et Simu-
enregistrée au niveau des différents points lation (1981), Jean Baudrillard s’inquiétait
par l’homme de Neandertal. d’échange publics qui connectent les réseaux déjà de l’absorption du réel par son « clone »
Souvent méprisé des différents opérateurs (Orange, Bouygues, virtuel – au moyen d’une « transformation […]
par rapport à Homo sapiens, SFR…). Avec des variations notables : une de tous les événements en informatique pure ».
hausse de 40 % pour le « nœud » Cern, en Une mutation d’autant plus vertigineuse que
Neandertal voit ses Suisse, contre 15 % sur France-IX (le principal le monde numérique, aux yeux du philo-
compétences techniques nœud d’échange en France). Cela dit, les sophe, ne se présente pas sous le mode de la
et cognitives réhabilitées. points d’échange publics ne représentent
qu’une faible partie du trafic global entrant
virtualité mais sous l’apparence de l’« hyper-
réalité » : il semble « plus vrai que vrai », parce
Sources : Nokia, Numérama, VentureBeat, Les Échos, Wired.

Dans la fabrication sur les réseaux. Les fournisseurs d’accès à qu’en lui « les choses perdent leur distance, leur
d’une ficelle, remarque Internet sont restés discrets sur l’état global substance, leur résistance ». Le confinement a
l’anthropologue Tim Ingold de leur trafic. Reste que, si certaines plate-
formes comme Airbnb ont été très affectées
sans doute accentué la confusion métaphy-
sique engendrée par ce « crime parfait » : qui
©  Conception graphique : StudioPhilo.

dans son livre Faire (2017), par la crise, beaucoup y ont vu une aubaine : est cet interlocuteur qui s’adresse à moi sur
on voit « l’enchevêtrement des l’usage de Zoom et autres applications de Zoom ? Est-il bien réel ? Néanmoins, l’attente
matériaux et de la conscience », visioconférence a explosé avec le télé-travail ; fébrile du déconfinement n’aura-t-elle pas
les sites de streaming comme Netflix ont vu aussi manifesté un désir profond de retrou-
que « la main c’est l’esprit, leur nombre d’abonnés augmenter en flèche ; ver le réel, d’échapper à son double ?
et l’esprit c’est la main ».

Philosophie magazine n° 139


MAI/JUIN 2020 21
Actualité
AU FIL D’UNE IDÉE

Qu’est-ce qu’on attend ? Par Sven Ortoli

Pour réserver une table dans le restaurant De Librije (à Zwolle, aux Pays-Bas) qui compte trois étoiles au Guide Michelin,
il fallait ( jusqu’à la crise du Covid-19) s’y prendre plus de 6 mois à l’avance.

Avec 55 000 abonnés fidèles à 99,88 %, le Borussia Dortmund, célèbre club allemand de football,
laisse peu d’espoir aux 45 000 fans inscrits sur liste d’attente chaque saison.

Dans les centres d’étude et de conservation des œufs et du sperme humains (Cecos), il faut patienter de 12 à 18 mois
pour un don de sperme et jusqu’à 24 mois pour un don d’ovules.

Pour faire l’acquisition d’une montre Patek Philippe de modèle Nautilus, comptez 11 ans… Et entre 27 000 et 48 000 euros.

En janvier 2020, certains visiteurs ont attendu jusqu’à 222 minutes pour passer 270 secondes dans le simulateur de l’attraction
« Avatar Flight of Passage » du complexe Disney’s Animal Kingdom (près d’Orlando, en Floride).

Le tournoi de tennis de Wimbledon est l’occasion de l’une des plus fameuses queues du monde : jusqu’à 2 jours d’attente
à partir des quarts de finale, avec une règle stipulant que chaque participant fasse la queue personnellement et ne quitte pas sa place
plus de 30 minutes.
En 2016, pour être le premier à obtenir un iPhone 7, un homme s’est installé devant un Apple Store new-yorkais 10 jours avant sa sortie officielle.

Au 1er juillet 2019, 2 656 prisonniers attendaient leur exécution dans les « couloirs de la mort » américains.
C’est le chiffre le plus bas depuis 27 ans.

C’est dans l’attente que se manifeste, que se révèle l’essence du temps.


Quelle supériorité de ne plus rien attendre !
Emil Cioran, Cahiers. 1957-1972

47 % des Français affirment qu’il n’est pas acceptable pour eux de patienter plus de 3 à 4 minutes dans une file d’attente.
34 % fixent à 10 minutes le délai maximal d’attente. 
Par rapport à 3 files menant à 3 caisses, une seule file menant à plusieurs caisses réduirait par 3
le temps d’attente dans un supermarché.

Une étude datant de 1978 indique que 93 % des gens faisant la queue devant une photocopieuse ne regimbent pas
si un resquilleur dépasse toute la file en arguant qu’il « doit faire des copies ».

Le psychologue Stanley Milgram a mené une expérience similaire en 1986. Ses comparses s’intercalaient dans des queues en ne disant rien
d’autre que : « Excusez-moi, il faut que je me mette là. » Ils étaient éjectés de la file dans 10 % des cas et verbalement agressés dans 50 %.
© Ljupco Smokovski/iStockphoto

Une société new-yorkaise facture ses services de remplacement dans les files d’attente : 40 euros minimum jusqu’à deux heures
et 400 euros pour 24 heures.

Sources : Fine Dining Lovers, Daily Sabah, Fiv.fr, blog « Le sablier » sur Letemps.ch, Laughing Place, Perfect-tennis.com, Digital Spy, Death Penalty Information Center, Harris Interactive,
The New York Times, Journal of Personality and Social Psychology, American Psychological Association, Sameolelinedudes.com.

22 Philosophie magazine n° 139


MAI/JUIN 2020
le premier média qui pense le monde du travail,
de l’entreprise et de l’économie avec philosophie

Après le Covid-19,
nous aurons : (cocher la bonne case)

Un (télé)travail démystifié
Une économie décarbonée
Des loisirs déconsumérisés
Une vie de bureau décaféinée
Des cadences désynchronisées
Une ville décongestionnée

Et vous, qu’attendez-vous
d’un monde déconfiné ?

Retrouvez nos réflexions sur l’après-crise sur


Actualité
ETHNOMYTHOLOGIES

Chronique
de Tobie Nathan *

MASQUE
LE FÉTICHE DES APPARENCES
Cet accessoire fait bien plus que changer l’aspect de celui qui le porte,
il transfigure sa psyché. Généalogie d’une arme de protection massive,
des Dogons du Mali à nos actuels masques chirurgicaux.

e me suis toujours méfié du pou- Et puis, il existe une autre sorte de masques,

J
voir des masques. Le masque trans­ les masques de protection, les anciens masques de
figure, au sens propre, la personne cuir ou d’airain dont les guerriers antiques se cou-
qui s’en couvre et donne ainsi vie vraient le visage pour se protéger des coups enne-
à l’être représenté, personnage my- mis. Et les masques de protection contre les gaz
thique, divinité ou ancêtre.  que l’on a connus durant les deux dernières guerres
Le regretté Sory Camara, charismatique pro- mondiales – et encore durant la Première Guerre du
fesseur d’anthropologie à l’université de Bordeaux Golfe. Et aujourd’hui, les masques médicaux desti-
ayant étudié la société malinké (Afrique de l’Ouest), nés à se protéger d’agents pathogènes, de virus, ces
raconte dans son livre Paroles très anciennes ou le masques que l’on voit se multiplier dans les rues en
mythe de l’accomplissement de l’homme (La Pensée Sau- nos jours de lutte contre le Covid-19.
vage, 1980) la peur des enfants à la vue des masques Ces masques aussi métamorphosent l’ap-
surgissant brutalement de la forêt un matin. Plus parence de celui qui les porte. Les masques à gaz
tard, ces enfants devenus adultes entreront dans la nous donnent l’allure d’un amphibien, les masques
forêt avant le jour pour se revêtir des mêmes masques médicaux celle d’un gangster en train de commettre
avant d’apparaître dans le village au rythme assour- un hold-up. Tout le monde sait que l’on s’en revêt
dissant des tambours. À leur tour, ils effraieront les par nécessité. Pourtant, ces masques transfigurent
enfants. Camara leur a posé la question, à eux qui pareillement celui qui s’en couvre. Il était quidam,

© Serge Picard pour PM ; Michal Boubin/iStockphoto ; iStockphoto ; montage : StudioPhilo.


avaient connu cette frayeur lorsqu’ils étaient enfants. victime anonyme, il devient agent conscient d’une
Ils ont tous répondu que les masques sont les ancêtres lutte commune ; il était objet d’une négativité ram-
qui reviennent au village, comme tous les ans, pour le protéger. pante, il devient sujet actif, en lutte contre une calamité générale.
C’est une évidence : le masque n’est pas un faux visage de bois Outre sa fonction de protection, il transfigure la psychologie de
peint, c’est le simulacre sous lequel se cache l’ancêtre ou le dieu.  celui qui le porte.
Il suffit d’imaginer les masques égyptiens sur la tête d’un Mais il y a plus encore dans ces masques de protection.
danseur pour qu’aussitôt surgissent des images de dieux Les Dogons semblent penser que l’on se protège contre un danger
égyptiens. Anubis à tête de chacal, Bastet à tête de chat, Sekhmet en se drapant dans son apparence. Si l’on transforme le crocodile
à tête de lion, Thot le babouin-écrivain et tant d’autres… Parmi en ancêtre, si on l’incorpore jusqu’à jouer ses mouvements dans la
eux également, Sobek. Oui, Sobek surtout, le crocodile, que j’ai danse, on le maîtrisera de l’intérieur, par identification, devinant
vu se dandiner au Mali sur la tête des danseurs dogons… C’est évi­ ses intentions, anticipant ses attaques. S’il est indispensable de
dent, lorsque s’animent les masques africains, les dieux égyptiens combattre le virus par tous les moyens, il convient aussi de s’iden-
sortent de leur léthargie de pierre.  tifier à cet ennemi invisible pour pénétrer ses stratégies. 

* Ethnopsychiatre et écrivain / Dernier ouvrage paru : L’Évangile selon Youri (Stock, 2018).

24 Philosophie magazine n° 139


MAI/JUIN 2020
GRAND BIEN
VOUS FASSE !
ALI REBEIHI
9H / 11H

DE LA PSYCHO
DU QUOTIDIEN
DU SOURIRE
Vendredi 15 mai
«Le confinement,
un événement philosophique»
avec Martin Legros
rédacteur en chef
et Alexandre Lacroix
directeur de la rédaction
de

Crédit photo : © Christophe Abramowitz

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Septembre 2019 Novembre 2019 Décembre 2019 / Janvier 2020 Février 2020 Mars 2020

PEUT-ON
POURQUOI
Que faire SOMMES-NOUS
SE METTRE
A LA COLLAPSOLOGIE
de nos SI PLACE
Et vous, croyez-vous
à la fin du monde ?
émotions ? FATIGUÉS ? DES AVONS-NOUS

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“Merleau-Ponty CE QUE Julia Kristeva “Bergson m’a appris ADAM SMITH CAHIER CENTRAL
PEUT-ON

Vivons-nous
SE METTRE

S’INITIER AU
À LA PLACE

CAHIER CENTRAL

Hartmut Rosa Philosopher


DES AUTRES ?

« Nietzsche
POURQUOI
JONATHAN Théorie
des sentiments moraux
SOMMES-NOUS

Sumer, Chine, Inde...


CRARY
SI FATIGUÉS ?

CAHIER CENTRAL
à ne pas passer
(extraits)
HANS JONAS
JONATHAN LA DANSE RÉVÈLE ADAM
CAHIER CENTRAL

Enquête
24/7 àLel’assaut

L’INTELLIGENCE HEIDEGGER, BENJAMIN, CA H I E R C E N T R A L


COLLAPSOLOGIE
capitalisme

la fin de l’amour ?
Le Principe

CHAMANISME ? m’a réconciliée


du sommeil
(extraits)

m’a débarrassé
Responsabilité

“LE LANGAGE
CAHIER CENTRAL

CRARY
(extraits)

SMITH
CAHIER CENTRAL

CHARLES

à côté de ma vie”
QUE FAIRE

WITTGENSTEIN... HANS
DE NOS

DU CORPS
DARWIN
ÉMOTIONS ?

DES PLANTES LES DAMNÉS


derrière les barreaux
L’Expression des émotions

DARWIN « IL FAUT ADMETTRE LES MATHS


chez l’homme et les animaux

avec le corps” du sérieux »


CAHIER CENTRAL (extraits)

Ils ont réinventé CÉCILE DE FRANCE 24/7


De Nietzsche EST CONSTRUIT Théorie JONAS DÉBAT

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DE L’AGRICULTURE Le capitalisme PAR EVA ILLOUZ
des sentiments QUE LES CHOSES NE SONT PAS NÉES

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Rencontre avec la philosophie DIALOGUE AVEC à Preljocaj SUR UN VOLCAN” PAR
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L’Expression à l’assaut CLAIRE MARIN moraux Le Principe


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À la recherche
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d’autres mondes Les extraterrestres

du temps
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La pLace de L’homme la MoDE, MarcEl
dans L’univers Proust, lEs BullEs

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c’est vivre »
des phiLosophes
Et aussi Pascal Bruckner,

avec micheL serres, roger penrose, étienne KLein, lE PEnsEur Du Désir Et DE la violEncE
Les pLus grandes pages
commentées par Les phiLosophes
la pensée révoltée Alain Badiou face à Marcel Gauchet
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Et aussi Virginia Woolf, Claude Lévi-Strauss, Maurice Merleau-
Boris cyrulnik, PEtEr tHiEl, JEan-clauDE GuillEBauD, l’art et la vérité Badiou • les signes Deleuze • la mémoire Beckett • le corps Compagnon
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Le Cosmos René Girard Proust à la recherche Albert Camus Sempé Les philosophes Montaigne
des philosophes du temps perdu et le communisme

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HannaH
Se perdre dans la ville avec Baudelaire et Benjamin
Se fondre dans la Nature avec Rousseau et Thoreau

arenDt
Partir en pèlerinage avec Péguy

la paSSion De comprenDre LES


Ils ne croient pas au progrès
Ils méprisent la démocratie
Ils sont de retour MARCHER
LUMIERES
le coran
LES ANTI-
SPINOZA
la banalité du mal, le totalitarisme, AVEC LES PHILOSOPHES
la transmission, le travail, l’autorité …

Nietzsche
Et discuter en chemin avec Pascal Bruckner, Frédéric Gros,

LUMIÈRES
Nancy Huston, Jean-Paul Kauffmann, Michel Serres…
Face au retour
Ses plus grands textes. et des entretiens avec rony brauman, VOIR LE MONDE AUTREMENT
de l’obscurantisme
Que dit-il de… la liberté, la charia, les femmes, le djihad, la raison ?

l’aNtisystème
Daniel cohn-bendit, christophe Dejours, isabelle Delpla, Diderot, Kant, Montesquieu, Rousseau, Voltaire, La Mettrie, Olympe de Gouges, etc.
Avec Averroès, Nietzsche, Iqbal, Leibniz, Rahman, Lévi-Strauss… • Dieu = la Nature ? • L’Éthique par-delà Bien et Mal • La joie contre les passions tristes •
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Avec André Comte-Sponville, Raphaël Enthoven, Toni Negri, Pierre Zaoui, Clément Rosset… Lus par Élisabeth Badinter, Raphaël Enthoven, Élisabeth de Fontenay, Michel Onfray... L’Amérique de Walker Evans • Saint-Pétersbourg
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Visage et vulnérabilité /
Quelle hospitalité pour
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Par Michel Serres

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penseur tragique
Par André

philosophie/Emmanuel
La société Comte-Sponville « Un milieu
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LEVINAS
entre rien et tout »
de Big Brother Comment on se La condition
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Par Antoine `
- « La justice
À bas le sexe, HORSIE Compagnon
sans la force... »
vive le plaisir ! SER
La comédie
Faire de sa vie du pouvoir
une œuvre d’art D’où vient-il ? Justice,
Au lendemain de la Shoah, il a « Le moi

La
Une question pardon, réconciliation : est haïssable »
Folie, prisons,
migrants :
qui résiste, de Platon
à Arendt
comment y répondre ?
refondé la philosophie à partir Bas les masques !
Les figures
le penseur des exclus Quand les victimes contemporaines : de l’éthique et de l’expérience « Le cœur

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épaules dont
il faut se
débarrasser
le plus vite
possible
P. 36

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MAI/JUIN 2020
Prendre la tangente

THE WORKERS, ALLAHABAD, INDE, 2013


SÉRIE « A MYTH OF TWO SOULS »

© Vasantha Yogananthan

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Tangente
ENQUÊTE

A S M R

OUÏR
SANS
ENTRAVES
30 Philosophie magazine n° 139
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Ce phénomène à base de voix chuchotantes,
de petits bruits et d’étranges picotements
connaît un engouement sans précédent,
avec des millions d’auditeurs sur Internet.
Substitut à la méditation, lubie infantilisante
ou véritable révolution sensorielle ? Pour
le savoir, ouvrez l’œil avant de tendre l’oreille.
Par Ariane Nicolas

U
sons, raconte Emma Smith, je ressens des pico-
tements [tingles en anglais, l’un des maîtres
mots de l’ASMR] agréables dans mon corps
depuis que je suis petite. C’est un peu comme si
ma peau se transformait en céréales croustil-
lantes. Ça m’apaise. J’ai vécu des années sans
savoir ce que c’était, ni que des gens ressentaient
la même chose. Et puis j’ai découvert le concept
d’ASMR, et ma vie a changé. »
Si l’ASMR génère des dizaines de
millions de vues sur YouTube, sa défini-
tion scientifique reste controversée. Le
terme « méridien » renvoie initialement aux
flux d’énergie de la médecine chinoise, et les
ne femme aux cheveux roux s’avance près études universitaires peinent encore à iden-
d’un micro. Dans ses mains, une pochette à tifier le mécanisme à l’origine de ces vibra-
sequins qu’elle manipule du bout des doigts : tions internes. Il n’empêche, ses adeptes
krrrrggh, chlak chlak, ffffouiiisss… De ces mani- partagent en masse les descriptions de leurs
pulations filmées en gros plan s’échappe une tingles sous les vidéos. Susan, vendeuse de
palette de sons tantôt secs et appuyés, tantôt 22 ans, nous parle d’un « frisson qui parcourt
profonds et chatoyants. « Bonjjjouur, c’est la nuque, la colonne vertébrale et va parfois
Emma », susurre l’étrange musicienne, qui jusqu’aux tempes et aux reins  ». D’autres
jouera ensuite avec une fleur en papier kraft, évoquent la poitrine, les bras ou les joues.
un peigne bleu ciel, un paquet de biscuits et une Originaire du Morbihan, Susan écoute de
coupelle en bois. Réalisée par la Britannique l’ASMR plusieurs fois par semaine pour
Emma « WhispersRed » Smith, cette vidéo a s’endormir. Cette « grande anxieuse » a un
été vue 12 millions de fois sur YouTube. Ou faible pour les bruits de pinceaux sur le mi-
plutôt, écoutée 12 millions de fois, car il s’agit cro, le tapping (tapotements divers) et les
d’une vidéo dite « ASMR », un format en plein chuintements de la mousse. « Les petits objets
essor sur Internet, qui vise à procurer détente en verre font de très bons sons, aussi. »
et relaxation en proposant une ambiance sonore
très élaborée. UNE VOIE VERS L’ATARAXIE ?
D’où vient l’expression « ASMR » ? Ce Pour beaucoup de gens, notamment
sigle anglophone, apparu au tournant des chez les jeunes, les vidéos ASMR sont deve-
années 2010, signifie en anglais autonomous nues un substitut à la méditation. « J’ai déjà
sensory meridian response, soit « réponse auto- essayé de méditer, mais je n’ai jamais réussi à
© D. ROberts/SPL/Cosmos

nome sensorielle méridienne ». Il qualifie une me vider vraiment la tête, développe Susan.
sensation physique à laquelle certaines per- L’ASMR est moins exigeant, on se laisse porter
sonnes se disent réceptives et que ces vidéos par une voix agréable ou par des bruits d’objets.
déclenchent chez elles : « À la venue de certains Quand j’écoute une vidéo, j’ai mon casque, je suis

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Tangente
ENQUÊTE

dans ma bulle, je me sens bien. C’est une bouffée


d’oxygène. » Les vidéos ASMR remplacent ainsi
les bols de méditation bouddhiste ou les am-
biances zen façon « salon d’esthéticienne »,
en proposant des situations et des ambiances
toujours plus insolites (jeux de rôles, expé-
riences acoustiques sur le micro…).
Constance, une Parisienne de 24 ans,
a beau ne pas ressentir les fameux tingles,
elle écoute quand même de l’ASMR une fois
par semaine pour se détendre : « Ce que je re-
cherche, surtout, c’est la proximité avec le son. Il
est très important que je me sente en accord avec
la voix qui me parle. Quand la rencontre se fait, je
peux vraiment oublier mon corps et mes pensées. »
Diplômée de Sciences-Po et employée dans un
cabinet d’études économiques, la jeune femme
reconnaît volontiers que ces vidéos « ne sont
pas toujours d’un grand intérêt intellectuel ».
Mais elle suggère de passer outre leur futilité :
« Certaines vidéos procurent un réel sentiment de
plénitude. Elles sont plus que relaxantes : tout y est
bien net, bien parfait, sans interférences. Je ne sais
pas si ces vidéos me rendent joyeuse de manière
“proactive”, mais, en tout cas, elles me comblent. »
À en croire ses partisans, l’ASMR aurait
le don de mener à l’ataraxie, cette absence de
trouble recherchée notamment par Épicure
et ses disciples dans la Grèce antique. Les L’ASMR artist britannique Emma Smith multiplie les effets sonores pendant sa séance d’enregistrement.
sons auraient-ils des pouvoirs inexploités ? Sa chaîne YouTube, WhispersRed ASMR, compte plus de 800 000 abonnés.
Si l’ouïe a été peu étudiée par la philosophie,
qui s’est davantage concentrée sur la vue, ce François Noudelmann dans son livre. Certains à la délicatesse de son ton : « Le mot clé, dans
sens n’en reste pas moins déterminant dans arrangements atteignent les nerfs comme des l’ASMR, c’est la présence, commente cette mère
la compréhension du sujet et de son rapport poisons, d’autres enchantent l’esprit. » Pas éton- de deux enfants, qui s’est reconstruite grâce à
au monde. C’est en tout cas la conviction du nant, donc, que l’ASMR suscite un tel attache- l’ASMR après un accident de voiture. Une per-
philosophe François Noudelmann, ensei- ment, y compris physique. « Pour autant, je ne sonne calme et réconfortante, à la voix souriante,
gnant à la New York University. Cet ancien crois pas à la sensation pure, nuance-t-il durant c’est indispensable pour bien vivre. » Elle aime
journaliste radio est l’auteur de Penser avec les notre entretien. Le son n’est jamais seul, il est ainsi se livrer à des « chuchotements inaudibles »
oreilles (Max Milo Éditions, 2019), l’un des toujours relationnel. Il se greffe à des affects, des (inaudible whispers en anglais), lorsqu’elle se
rares ouvrages à s’intéresser spécifiquement pensées, des souvenirs… Contrairement à ce que filme depuis le studio d’enregistrement qu’elle
à l’ouïe. Nous lui avons montré des vidéos semble laisser croire l’ASMR, je ne pense pas a installé au fond de son jardin : « Parfois, un
ASMR pour mieux cerner ce que ces conte- qu’un son isolé puisse avoir un effet direct sur les silence, une voix marmonnée ou une inspiration
nus pouvaient nous apprendre de l’être hu- émotions, par exemple rendre heureux. Son im- en disent plus long qu’un discours. »
main et de son environnement. pact dépend du milieu dans lequel il se diffuse. » Paradoxalement, les petits défauts de
Disons-le d’emblée : François Noudel- diction deviennent donc des attractions
mann goûte peu les vidéos ASMR. Il y voit PAS DE « BLIP BLIP » en soi avec l’ASMR. Les aspérités n’y sont
« une production “feel-good” un peu infantili- POUR SOCRATE pas synonymes de dissonance mais de lien :
sante et sans grande créativité ». L’intéressé leur De fait, il existe peu de vidéos ASMR elles rendent la relation virtuelle entre l’ar-
préfère les « objets sonores » de Pierre Schaef- mettant en scène des bruits de tronçon- tiste et l’internaute plus incarnée. Cette ap-
fer, figure de la musique concrète dans les neuse ou de bébés en pleurs. Quant aux proche bienveillante de la diversité des voix
années 1960, ou bien des podcasts expéri- voix des « ASMR artists », elles répondent gagnerait même à être élargie au-delà de You-
mentaux qu’il écoute « dans le noir pour faire aussi à certains standards : « Qu’importe ce que Tube, d’après François Noudelmann : « Dans
davantage travailler l’imagination ». Le philo- la personne raconte, c’est son intonation qui la vie de tous les jours, il y a plein de défauts
sophe reconnaît néanmoins que l’ASMR, en compte, témoigne Susan. Il faut que ce soit lent du langage qui sont en fait très intéressants : la
valorisant le son brut plutôt que la musique, et chuchoté. Je suis également attentive aux ins- syncope, l’enrouement, le bégaiement… Ce ne sont
échappe à ce que la philosophie dit générale- pirations et aux bruits de bouche, comme le fait pas que des déchets de la parole mais aussi des
ment de l’écoute : les écrits de Nietzsche ou d’entendre la salive quand la personne déglu- modes d’expression que l’on doit pouvoir entendre
d’Adorno sur la musique ne seraient pas ici tit. » Des petits détails qu’il serait impensable et respecter pour eux-mêmes. »
d’un grand secours. de conserver à la radio, par exemple. Le discours philosophique se montre
« Le son demeure une question de Six ans après ses débuts comme you- particulièrement rétif aux défauts de la
physiologie et de santé pour le corps, écrit tubeuse, Emma Smith veille plus que jamais parole. Qui imagine Socrate bredouiller ou

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enregistrent les frottements. « Avec cette mise
en scène, on se met à la place du micro, com-
mente Emma Smith. On a vraiment l’impres-
sion que l’intérieur de l’oreille est physiquement
massé par le son. L’appareil devient notre oreille,
et le son n’en est que plus intense. »
Ce type de vidéo, assez déstabilisant,
ne plaît pas à tout le monde. Constance in-
dique ainsi ne pas les écouter, car « le son y de-
vient justement trop intense ». Ce qui la stimule
le plus, ce serait plutôt l’inverse : découvrir des
objets du quotidien sous un angle nouveau.
« L’ASMR est une façon de revisiter le monde. On
peut se réapproprier des sons désagréables et les
transformer en quelque chose d’apaisant », dit-
elle. La jeune femme évoque par exemple les
vidéos de tapping sur claviers d’ordinateur, qui
peuvent parfois durer plusieurs heures. « A
priori, ça paraît cheap, parce qu’on connaît bien
« Les sons impliquent une position le bruit d’un clavier, qu’on utilise souvent trop.
Mais quand on l’a “version son”, il ne renvoie
de passivité avec laquelle plus à la routine de la vie quotidienne. L’objet
devient autre chose, un être presque mysté-
la philosophie occidentale rieux. » Emma Smith appelle cela « l’art de re-
marquer » (the art of noticing) : « Plus je fais des
est mal à l’aise » vidéos, plus je change mon regard sur le monde.
Ça m’a permis de voir qu’un peu comme nous,
F R A N Ç O I S N O U D E L M A N N , PHILOSOPHE les objets avaient une personnalité. »

UNE ÉCOLOGIE SONORE ?


agrémenter ses fulgurances de petits « blip La sensualité contenue qui infuse les Bien que l’ASMR soit par définition
blip » ? « La philosophie a une croyance magique vidéos ASMR n’échappe pas à ce soup- l’art de se lover dans un cocon sonore
dans le pouvoir des mots. Elle ne s’attache aux çon. « Au début du mouvement, des médias ont rassurant, il représente aussi « une forme de
paroles qu’à partir du moment où elles sont por- associé l’ASMR avec l’idée d’un “orgasme du cer- résistance face à l’agressivité sonore des sociétés
teuses de sens », remarque François Noudel- veau”, se souvient Emma Smith. Du coup, de contemporaines, professe Emma Smith. Nos
mann. Les sons purs sont par nature fuyants nombreuses personnes continuent de faire la vies sont saturées de sons désagréables qu’on nous
et difficiles à maîtriser, ce qui expliquerait en confusion et pensent que l’ASMR a une dimension impose partout. Avec l’ASMR, on peut trier les
partie cette méfiance. « Les sons impliquent sexuelle, alors qu’il n’en est rien. » Si une vidéo sons qui nous font du bien et qui ont un impact
une position de passivité avec laquelle la philoso- peut « faire de l’effet » et « procurer des sensa- positif sur nous. » À l’heure de l’Anthropocène,
phie occidentale est mal à l’aise. Pour analyser tions inouïes », selon des termes employés par intégrer les sons à la réflexion politique
un son dans sa complexité, il faut faire de l’acous- Susan, c’est plutôt qu’elle excite la fibre em- semble effectivement de plus en plus utile.
tique et cela devient vite très technique. Trop, pathique de ses spectateurs. « J’aime par L’écologie sonore a déjà entamé cette dé-
pour la philosophie. La vue permet davantage exemple quand l’autre fait semblant de caresser marche, en étudiant par exemple la dispari-
d’objectiver les choses, donc d’avoir un discours mon visage, complète Susan. J’ai l’impression tion de certains sons dans la nature à cause
élaboré. D’où l’intérêt plus marqué de la disci- que son geste vient directement me toucher. La de l’activité humaine galopante.
pline pour la peinture ou le cinéma. » dernière vidéo qui m’a “déclenchée” [le terme « En ville, le bruit peut être aliénant,
Contre ce « vococentrisme », François pour décrire l’apparition des tingles], c’est abonde François Noudelmann. Il faut lutter
Noudelmann défend une idée forte dans son quand la personne s’occupait de son petit chien. contre l’oppression qu’il nous fait subir. Mais il y
essai : « Il faut assumer le bruit. » La proposi- Rien qu’à voir le chien se détendre, ça m’a fait un a également des bruits vers lesquels on peut aller
tion est plus subversive qu’il n’y paraît. Car bien fou ! » L’ASMR crée ainsi de nouvelles pour composer un autre environnement sonore,
les sons ont longtemps été accusés de sou- formes de synesthésie, où les sens de l’ouïe, en y intégrant certains bruits parasites ou cer-
doyer la raison, pour ne pas dire d’inciter à la de la vue et du toucher s’interconnectent. taines voix marginales. » En lieu et place de la
débauche. « Lorsque saint Augustin raconte Les vidéos de « massages auditifs » Weltanschauung, cette « vision du monde » de
qu’à la messe, il est séduit par la beauté des voix (ear massages) sont un autre exemple de ces la philosophie allemande qui passe surtout
au point d’en oublier le message biblique, il a un synesthésies propres à l’ASMR. Un micro par le regard (Schau), François Noudelmann
plaisir coupable que la religion considère comme spécial très immersif, dit « binaural », est au invoque ainsi une réflexion sur notre temps
diabolique », note le philosophe. On retrouve centre de l’image : il a l’aspect d’un rectangle qui s’intéresserait plutôt à « l’audition du
© WhispersRedASMR

une telle condamnation dans le Phèdre de allongé, avec, à chacune de ses extrémi- monde » et dont le mot d’ordre pourrait être :
Platon, où les cigales sont présentées comme tés, une excroissance synthétique en forme « À chacun de composer et d’apprécier son pay-
les descendantes d’êtres humains ayant péri d’oreille. L’ASMR artist utilise un coton-tige sage sonore. » Ne serait-ce pas, finalement, la
du fait d’avoir trop écouté de musique. pour caresser les deux bouts de silicone, qui devise cachée de l’ASMR ? 

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Tangente
LE MÉTIER DE VIVRE

Florence Varin
ABATTRE
LES MURS
DU
GENRE
Elle a la quarantaine, a été mariée et père de
trois enfants, mais Florence Varin confie être véri­
table­m ent née en 2017, le jour où elle a achevé
sa transition. Aujourd’hui, elle accompagne les
personnes qui souffrent de ne pas être nées
dans le bon corps, avec une question : comment
devient-on ce que l’on est vraiment ?
Par Margot Hemmerich et Charles Perragin/Collectif Singulier / Photo Bertrand Gaudillère/item

e téléphone portable est appels comme celui-ci, elle en reçoit deux par transidentitaires, elle décide de créer son as-
toujours dans le champ de jour en moyenne. À chaque fois, elle prend le sociation, Le Jardin des T.
vision. À la maison, au tra- temps de détricoter les idées reçues, de re- D’après ses papiers d’identité, Flo-
vail ou ici, dans un bistrot du monter le moral, d’orienter vers les médecins rence Varin est née en 1970. Quand on lui
centre de Lyon où Florence Varin compétents. Elle craint toujours que, le jour demande son âge, elle esquive pourtant avec
a ses habitudes. Au bout du fil, des personnes d’après, l’autre ne réponde plus… un sourire : « Je suis née le 7 mars 2017, après ma
qui ont décidé d’assumer leur transidentité vaginoplastie. Avant 2013, date à laquelle je dé-
ou qui se posent des questions. Pour ceux qui QUAND LE MENSONGE SE FISSURE bute ma transition, j’étais introverti, triste, mal
ne sont pas nés dans le bon corps, cette ligne, Si aujourd’hui elle affirme avoir « une dans ma peau. J’aurais été incapable de parler
qu’elle assure seule depuis trois ans, est une grande gueule », Florence a aussi connu le devant trois personnes. » Lorsqu’elle évoque sa
petite porte pour échapper à la solitude et aux mutisme, l’étreinte permanente de l’angoisse vie d’avant, Florence parle au masculin. Marié
angoisses quotidiennes. et du doute. « Je me souviens de la première et père de trois enfants, il est chef de publicité,
« Le dernier qui m’a appelée était un jupe que j’ai enfilée. J’avais 5 ans et j’étais alors directeur de radio locale, puis chef de cuisine.
jeune garçon. Il a accepté le fait d’être trans un garçon. Elle était jaune, en laine doublée en Elle raconte avoir toujours vécu « à 200%,
mais il est complètement perdu. Il se demande : Nylon. Dès ce jour, je me suis dit que j’étais cinglé pour ne pas réfléchir ». Quitte à franchir la
“Qu’est-ce que je vais devenir ?” “Est-ce que je et qu’il ne fallait pas en parler. » À rebours ligne rouge : le corps crie, à travers la maladie,
vais avoir une vie sociale ? Un travail ?” Ou la d’une enfance où elle grandit dans un corps puis en 2013, le burn-out. « Je n’avais plus
question, malheureusement récurrente : “Est-ce qui ne lui correspond pas et face à l’absence de d’énergie, plus rien. » Et puis, après une troi-
que je suis malade ?” » se désole Florence. Des structures d’accompagnement des personnes sième tentative de suicide, le mensonge se

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DATES CLÉS
1970
Naissance dans le Jura

2013
Dix ans après avoir monté
son restaurant à Lyon, Florence
débute sa transition et
crée dans la foulée le Jardin
des T pour accompagner
les personnes transidentitaires

2014
Florence initie des groupes
de parole et accueille
des personnes en transition
venues de toute la France

18 NOVEMBRE 2016
Au terme de mois
de militantisme, la loi
de modernisation de la justice
est votée. Elle facilite
le changement d’état civil
pour les trans. Une « preuve
médicale » n’est plus
nécessaire, mais les personnes
doivent encore passer devant
le tribunal de grande instance

2017
Après une opération de
reconstruction maxillo-faciale
et une mammoplastie,
Florence procède à
sa vaginoplastie, moment
qu’elle identifie à sa naissance

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Tangente
LE MÉTIER DE VIVRE

fissure. « À l’hôpital, j’ai dit au psychiatre d’ar- transition, c’est comme un sac qui vous pèse sur J’agis sous les radars, en allant voir les bonnes
rêter de me parler comme si j’étais un garçon. les épaules dont il faut se débarrasser le plus vite personnes. Si j’ai quelque chose à demander, je
C’était la première fois que je le verbalisais. Après possible. Il y en a qui bousillent leur vie avec des préfère directement m’adresser au bon Dieu. »
quarante-trois ans de souffrance. » suivis psychiatriques sans résultats. » À l’entendre énumérer ses combats,
Durant son enfance, Florence ment difficile d’imaginer que Florence n’est
sans vraiment savoir ce qu’elle cache, se « JE NE SUIS PAS TOLÉRANTE » qu’une seule personne. Elle trouve encore
construit un monde, persuadée d’être atteinte Très rapidement, en plus de la ligne l’énergie de se rendre dans les établissements
d’une pathologie psychiatrique. « À l’époque, téléphonique, Florence crée des groupes scolaires et les entreprises. Certains jours
on ne parlait pas de la transidentité, ça n’existait de parole. Les appels augmentent, les de- pourtant, Florence perd une bataille. Elle se
pas. » Quand elle évoque sa « mère jurassienne » mandes de prise en charge explosent. À l’heure souvient avec douleur : « J’ai une personne
et sa fratrie, Florence tape du poing sur la où notre société est traversée par des ques- qui m’appelle, on discute, et je pense lui avoir re-
table, comme pour mimer ce poids indicible tionnements profonds sur les rapports systé- monté le moral. Mais quelques jours plus tard,
des valeurs de la famille traditionnelle dont matiques de domination entre le monde des c’est un membre de sa famille qui m’a recontactée
elle ne peut s’extraire. Alors elle se conforme hommes et celui des femmes, la présidente du pour me dire qu’elle était morte. » Quand on lui
à ce qu’on attend d’un « gars », grandit en ayant Jardin des T donne de l’espace à ceux que le pose la question, la présidente du Jardin des
peur de la visite médicale scolaire « comme s’ils philosophe Paul B. Preciado appelle les « con­ T n’a qu’un seul regret : celui de « ne pas
allaient se rendre compte de quelque chose ». trebandiers entre deux mondes » ou les « dissi- avoir démarré plus tôt ». Pour la première
Avant de devenir père, pourtant, une dents du régime de la différence sexuelle ». fois, elle laisse couler les larmes. « Depuis
rencontre avec celle qui lui donnera son
prénom féminin la bouleverse. « J’avais
21 ans. Elle s’habillait en garçon et moi en fille. Ça « Ce n’est pas un choix.
a duré cinq ans. Le jour, on travaillait, et le soir,
on enfilait nos vrais habits. C’était enfin le mo- La transidentité est naturelle,
ment de la journée où l’on pouvait respirer. On
parlait alors de travestissement. » Jusqu’au biologique et prénatale. On ne lutte
matin où prétendre n’a plus suffi. « C’est ce qui
l’a tuée. Un jour, elle a pris sa voiture et elle est pas contre, on l’accompagne »
entrée de plein fouet dans un camion-citerne. »
Florence stoppe tout. Jette ses vêtements fé-
minins à la poubelle, se renferme dans le déni. Mais ce lieu d’écoute et de soutien ne 2014, l’association sauve des gens. Avant ça,
« Mais les rechutes sont systématiques ; on doit être qu’une soupape éphémère pour j’ai le sentiment d’avoir perdu du temps. »
craque sur un petit chemisier tout en pensant échapper à l’extrême solitude. Le but est Au Jardin des T, le corps devient une
être un obsédé sexuel, et à chaque naissance, bien d’abattre les murs du genre. « Je ne suis puissance de vie irréductible à l’anato-
je rejetais tout, je jouais au dur, au papa, puis pas tolérante », lâche Florence, un brin provo- mie, aux normes genrées qui n’existent
je recommençais quelques mois plus tard. » catrice. La tolérance, c’est accepter la coexis- que parce que nous les construisons.
tence pacifique de vies qui ne se comprennent Et puisqu’une puissance de vie niée dans son
LE CORPS DISSIDENT pas. Or « la violence, c’est la jeune fille qui attend expression est une bombe à retardement, l’en-
Prendre des hormones, subir des pour son rendez-vous Pôle Emploi, et le conseiller gagement de Florence s’est intensifié en di-
opérations chirurgicales, perdre 35 % de qui dit devant tout le monde : “On voudrait rece- rection d’un public invisible qu’elle estime
masse musculaire, Florence Varin a le sou- voir Patrick Durant.” Alors elle n’ose pas se lever, particulièrement en danger : les enfants trans­
rire du sage qui a traversé toutes les épreuves : repart en pleurant pour ne jamais revenir. La vio- identitaires. « Lorsqu’un jeune de 12 ans main-
« Ce n’est pas un choix. La transidentité est natu- lence, c’est s’entendre dire, dans un moment de tient depuis ses 4 ans qu’il n’est pas dans le bon
relle, biologique et prénatale. On ne lutte pas profonde détresse, qu’on va pouvoir obtenir un corps, il faut savoir l’écouter et agir à temps pour
contre, on l’accompagne. » Alors que, dès 2014, rendez-vous avec un psychologue ou un psychiatre éviter les années de dépression, de mutilations, de
elle fait face, seule, à des séries de rendez-vous dans deux ans ». cachets, puis les suicides. L’enfant ne se trompe
chez le psychiatre, le psychologue, l’endocri- Florence investit toutes les strates de pas. » D’après la militante, le nombre d’adoles-
nologue, le chirurgien, elle décide de tendre la la société pour faire bouger les lignes. Elle cents ou jeunes adultes concernés par la trans­
main à ceux qui n’ont personne pour les ac- obtient des rendez-vous avec des députés pour identité serait d’environ 132 000 en France.
compagner dans ce parcours du combattant. faire passer en 2016 une loi simplifiant le chan- Dans un rapport remis au Conseil de l’Europe
Elle commence à héberger des personnes gement d’état civil des personnes trans. Elle en 2013, le psychiatre Erik Schneider estime en
transidentitaires venues de toute la France, convainc la faculté de médecine de Lyon de outre que près de 65 % des transgenres de 16 à
les récupère à la gare le dimanche, les accom- mettre en place un séminaire pour sensibiliser 26 ans ont déjà envisagé le suicide. Depuis
pagne lors des rendez-vous médicaux. les futurs professionnels à la transidentité. trois ans, ce sont notamment ces jeunes ou
Le corps trans est une dissidence qui Elle parvient à mener une campagne d’affi- leurs parents qui saturent la ligne d’urgence.
se paie souvent cher : « Licenciements abusifs, chage dans les prisons françaises en 2015. Puis Face à ce « boom à son commence-
précarité financière et émotionnelle, isolement… » elle rencontre le directeur de l’Office français ment », la présidente du Jardin des T compte
S’arracher à la norme est un acte qui libère au- pour la protection des réfugiés et apatrides bientôt mettre en place des groupes de parole
tant qu’il emprisonne. Affronter le regard des pour protéger des immigrés qui risquent la pour les parents d’enfants trans et initie un
autres, se sentir réduit à un objet de curiosité, mort dans leur pays à cause de leur transexua- partenariat avec l’Aide sociale à l’enfance pour
voire de rejet, fait partie du quotidien des per- lité. « Je ne suis pas vraiment du genre à descendre créer des places de foyer spécifiquement dé-
sonnes qui affirment leur transidentité. « La dans la rue, à me battre contre, à revendiquer. diées aux mineurs transidentitaires.

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Tangente
MOTIFS CACHÉS

Chronique
d’Isabelle Sorente *

Communication magique
Nous avons tous ressenti un léger trouble quand nous nous sommes mis à utiliser
des applications de visioconférence : n’est-ce pas que nous avions, comme les premiers usagers
du téléphone, l’impression d’avoir affaire à un jeu ?

L
e Mot et l’Image, c’était détachée du lieu où il se trouve. En re-
le titre, autrefois, de vanche, pour l’image, nous associons ce
mon livre de lecture. détachement soit au divertissement
Cet ouvrage destiné (films, vidéos), soit à une information
aux écoliers a traversé délivrée par quelqu’un que nous ne
les années et, à part une évolution du connaissons pas intimement (chef
design et des illustrations, il n’a pas d’État, journaliste) plutôt qu’à un
beaucoup changé. Curieusement, ce échange ordinaire. D’où ce mélange
souvenir et cette formule – « le mot et d’émerveillement, d’agacement et de
l’image » – n’arrêtent pas de me revenir déconcentration – et qui sait d’effroi
à l’esprit chaque fois que j’utilise l’une secret ? – qui nous saisit, tandis que
de ces applications – Skype, Zoom, nous observons ces images qui nous
Houseparty, Microsoft Teams – qui parlent, attendant de surcroît une ré-
permettent de voir plusieurs interlo- ponse de notre part.
cuteurs simultanément. Ce sentiment mêlé disparaîtra
Je suis bien obligée d’avouer peut-être à l’usage. En attendant, nous
que, lors de ces réunions en ligne, devons y prêter attention, et pas seule-
une grande partie de mon attention ment en raison de la possibilité d’exploi-
est happée par l’image plutôt que par tation de nos données personnelles et de
les mots. Ou plutôt par la mosaïque notre intimité que soulèvent déjà ces
d’images où chacun apparaît sur un images partagées. Il est aussi le signe
fond curieusement ressemblant, mur blanc, bibliothèque dans un d’une mutation plus profonde que nous ne le pensons de notre rapport
angle, lampe de bureau. Sans compter ma propre icône minuscule au corps, à la Terre, à la vie entière.
que je ne peux m’empêcher de vérifier de temps en temps comme un Dans son livre Comment la terre s’est tue. Pour une écologie
reflet gênant dans une vitre. L’effort de concentration que je dois des sens (La Découverte, 2013), le philosophe David Abram se
© Serge Picard pour PM ; illustration : Oriane Safré-Proust/Valérie Oualid pour PM.

fournir est bien supérieur à celui d’une simple conversation télé- demande pourquoi les arbres, les animaux ont cessé de nous parler,
phonique : l’image l’emporte sur les mots. pourquoi nous avons cessé d’imaginer que la nature s’adresse à nous.
Après un rapide sondage autour de moi (sondage qui n’a, je Aurions-nous cessé d’entendre des voix ? Non. Nous continuons à les
vous rassure, aucune valeur statistique), une personne sur cinq entendre mais à travers les livres : depuis l’invention de l’écriture,
n’éprouve pas cette perte d’attention. Les quatre autres doivent, notre imagination est stimulée presque exclusivement par le biais de
comme moi, fournir un effort supplémentaire pour se concentrer la lecture. Loin d’en conclure à un retour en arrière, Abram en déduit
sur le contenu de l’échange, effort qu’ils ne fourniraient pas lors que les mots ont un pouvoir magique – pouvoir sur le corps et émanant
d’une vraie conversation en face-à-face. de lui. La communication en image est notre nouvelle magie. Mais
D’où vient ce sentiment de décalage ? Probablement d’un c’est de l’origine organique de notre intelligence, de la nature sensuelle
manque d’habitude. Avec le téléphone, nous avons depuis longtemps et animale de notre imaginaire dont il faut rester conscient pour sur-
pris l’habitude que la voix d’un proche (parent, collaborateur) soit vivre. Même, et surtout, en temps de Zoom et de Houseparty. 

* Romancière, essayiste et chroniqueuse sur France Inter dans l’émission Par Jupiter ! / Dernier ouvrage paru : Le Complexe de la sorcière (JC Lattès, 2020).

Philosophie magazine n° 139


MAI/JUIN 2020 37
Dossier
COMMENT ÊTRE
A LA HAUTEUR
DE L’EVENEMENT ?
Parcours de ce dossier
Nous voici confrontés à un événement historique
qui n’a pas fini d’agir sur nous. Plutôt que de vouloir tout de suite
le mettre en boîte, en tirer des leçons définitives ou spéculer
sur le monde d’après, suivons le conseil de la philosophe Hannah
Arendt : un événement ne nous libère que si nous renonçons
à nos habitudes et le saisissons comme une occasion
de pensée. Mais comment être à la hauteur ?

01 02 03
En revenant En assumant En changeant
à l’essentiel notre notre rapport
interdépendance au monde
Trois philosophes – Françoise Les relations ont une importance Au cœur de la crise, nous proposons
Dastur, Miguel Benasayag vitale : telle est l’idée que développe de découvrir un courant de pensée
et Julian Baggini – évoquent le philosophe Frédéric Worms, scientifique, à la fois modeste
la manière dont la mort affermit auteur du livre Revivre (p. 52). et ambitieux : le planetary health,
nos raisons de vivre (p. 42), tandis Justement, comment les choix vitaux qui connecte directement
que huit témoins nous racontent ont-ils eu lieu à l’hôpital ? Notre la santé humaine aux équilibres
leur expérience de confinement enquête montre qu’il n’y a pas eu de environnementaux et donne
ou bien de mobilisation (p. 44). tri glaçant mais un questionnement des outils de gouvernance (p. 62).
Des récits que commente Claire éthique au cas par cas (p. 54).
© Jean-François Martin/Costume 3 Pièces pour PM

Marin, qui a récemment signé Le sociologue du travail Denis


l’essai Rupture(s). Maillard analyse la manière dont
les élites ont redécouvert les métiers
indispensables (p. 58). Le penseur
passionné de botanique Emanuele Vous souhaitez réagir
Coccia nous invite à voir autrement à un article ? Faites-nous part
la place de l’humanité dans la trame de vos impressions et de vos
réflexions en nous écrivant à 
du vivant (p. 60). reaction@philomag.com

Philosophie magazine n° 139


MAI/JUIN 2020 39
Dossier
COMMENT ÊTRE À LA HAUTEUR DE L’ÉVÉNEMENT ?

CIRCONSCRIRE
LE MOMENT PRÉSENT
Se mettre à la hauteur de l’événement, ce n’est pas le regarder de haut
mais, au contraire, se laisser traverser par lui.
Par Cédric Enjalbert et Alexandre Lacroix
D
Ministre britannique Boris Johnson semblait futur nous égarent ; seul l’événement présent
se prendre pour Winston Churchill sans en nous rend libres.
avoir la carrure, mais cette pandémie, impo- Essayons d’accueillir l’événement, de
sant le confinement à près de 4 milliards nous installer dans sa brèche et de com-
d’êtres humains, était le premier véritable prendre progressivement ce qu’il attend de
événement mondial depuis 1945 ; elle venait nous : telle est la perspective que nous vous
ainsi mettre un terme à la poursuite du proposons dans ce dossier. Notre conviction
confort matériel, effort continûment suivi par est que la crise du Covid-19 n’est pas passa-
l’humanité depuis la Libération, les Trente gère, qu’elle va avoir des effets à long terme,
Glorieuses, à travers l’effondrement du mur mais que nous ne saurions les prédire, pas
de Berlin et la globalisation du modèle capi- plus que la forme de la fleur n’est contenue
taliste. Pour la première fois depuis la victoire dans la graine – le processus de germination
sur le nazisme donc, nous pouvions éprouver est en effet lent et chaotique. Prenons deux
notre vulnérabilité mais aussi la solidité de exemples. Sur le chapitre des mœurs, il est
nos valeurs. Ainsi, la hantise que le passé se possible que, dans les années qui viennent,
répète s’est affirmée avec autant d’éloquence les mariages et les concubinages soient plus
e façon assez symptomatique, quelques que l’espérance d’un lendemain qui chante. nombreux, parce que les célibataires auront
jours après le début du confinement, mal vécu le confinement. Mais le contraire
de nombreux intellectuels ont commencé UNE BRÈCHE DANS LE TEMPS est aussi envisageable, peut-être qu’un cer-
à nous expliquer à quoi ressemblerait le Ce que personne ou presque n’a ac- tain hédonisme post-épidémie donnera lieu
« monde d’après » la crise du Covid-19. Pour cepté, c’est de se laisser porter par l’événe- à une nouvelle émancipation affective et
l’un, cette crise marquait la fin de la mon- ment, d’en prendre simplement la mesure. sexuelle. Sur le plan de l’économie, les États
dialisation libérale et le retour en force des « Circonscris le moment présent » : le conseil est se montreront peut-être plus intervention-
frontières. Pour un autre, elle réalisait les de l’empereur philosophe romain Marc Aurèle nistes, l’État providence pourrait faire son
prophéties des collapsologues et nous en­ (121-180) et il a une dimension morale et exis- grand retour avec des plans de relance et une
seignait l’urgence d’une vie plus locale, plus tentielle. En relisant les textes que Hannah politique sanitaire plus ambitieuse ; cet inter-
sobre et plus verte. D’après un autre en- Arendt consacre à l’histoire, on en retrouve ventionnisme pourrait imposer la relocalisa-
core, elle annonçait la victoire du modèle une déclinaison politique d’une rare perti- tion des activités vitales et une réhabilitation
chinois sur la faiblesse et la désorganisa- nence. « Une crise ne devient catastrophique, des stocks, là où il n’y avait plus que des flux.
tion des démocraties occidentales laminées écrit-elle dans La Crise de la culture (1961), que Mais l’inverse pourrait tout aussi bien se
par une crise économique et sociale latente si nous y répondons par des idées toutes faites, produire, et le modèle de la libéralisation se
qui fait le lit des leaders populistes… Ces c’est-à-dire par des préjugés. Non seulement une durcir sur fond de crise profonde, de suren-
dettement, de montée endémique du chô-

« Les souvenirs du passé nous


mage et de dévaluation monétaire. En réalité,
nous ne sommes qu’au début d’un processus

appesantissent, les conceptions


historique, et les conclusions ultimes sont
hors de notre portée.

utopiques ou dystopiques SOI, AUTRUI ET LA PLANÈTE


du futur nous égarent ; seul l’événement
Au cœur de la brèche, nous avons cru
pouvoir saisir trois dimensions de l’expé-

présent nous rend libres »


rience actuelle que nous avons voulu explorer.
D’abord, cette crise nous a contraints à l’in-
trospection et à nous demander, chacun,
quelles sont les valeurs qui guident notre vie
réactions sont révélatrices de notre propen- telle attitude rend la crise plus aiguë mais encore – elle nous a ainsi ramenés à l’essentiel. En-
sion, quand un imprévu survient, à ne pas elle nous fait passer à côté de cette expérience de suite, elle nous a fait prendre conscience de
vouloir être les dupes de l’histoire, à ne pas la réalité et de cette occasion de réfléchir qu’elle notre profonde interdépendance, les télétra-
accepter de nous laisser emporter, à tenter fournit. » Le présent, l’événement ouvrent, vailleurs ne devant leur relatif confort qu’à la
de damer le pion au destin pour garder un prévient Arendt, une « brèche dans le temps ». chaîne logistique et aux personnels soignants,
coup d’avance. Ainsi, plutôt que de regarder Cette brèche est très inconfortable. Elle exige les relations familiales se faisant cruciales,
le présent, nous cherchons à nous évader de nous un effort rarement con­senti : celui de l’intrication de l’être humain avec les espèces
vers le futur, voire à lui donner les couleurs remettre notre pensée en route, de nous lan- animales et les virus devenant une évidence.
de l’utopie. cer à la recherche d’un sens qui ne serait pas Enfin, elle nous a poussés à réfléchir dans un
Simultanément, une autre attitude s’est prémâché, déjà là. Une très belle phrase tirée cadre plus large. C’est pourquoi nous vous
affirmée : certains ont comparé cette épidé- du Journal de pensée d’Arendt et datée du mois proposons à la fin de ce dossier un concept
© Davide Monteleone/Agence VU

mie du Covid-19 aux expériences dramatiques de juin 1951 nous donne une autre indication qui pourrait nous servir de boussole pour ces
du passé. Des articles se sont multipliés pour précieuse : « La source de la liberté, qui s’exprime jours incertains, qui n’a rien d’utopique mais
évoquer la peste noire, la grippe espagnole ou par la spontanéité – pouvoir commencer une série est au contraire pragmatique : le planetary
la grippe de Hongkong. D’autres ont établi un à partir de soi-même –, est l’événement. » Les health, courant médical et scientifique encore
parallèle assez contestable avec la Seconde souvenirs du passé nous appesantissent, les méconnu s’occupant de la « santé planétaire »
Guerre mondiale. Non seulement le Premier conceptions utopiques ou dystopiques du et intégrant l’humain à son milieu. 

Philosophie magazine n°139


MAI/JUIN 2020 41
Dossier
COMMENT ÊTRE À LA HAUTEUR DE L’ÉVÉNEMENT ?

01
En revenant
à l’essentiel
La menace de la pandémie et l’obligation
de rester chez soi nous ont confrontés
à une série de nouvelles questions
profondes, liées à la solitude, à l’ennui,
à la maladie. Trois philosophes témoignent
de ce bouleversement existentiel.

QU’AVONS-NOUS
APPRIS ?
« À NOUS FORGER
soudés à un monde commun. Deleuze écrit que
les individus sont des îles dans la mer, mais
que les îles sont des plis de la mer. Or cette

UN EXOSQUELETTE » expérience du commun est aussi une expé-


rience de la fragilité. La fragilité n’est pas la
faiblesse. Être fort ou faible est la problé-
a crise a deux faces. matique des individus isolés. En tant

L
Un aspect mondial, que papa, par exemple, je suis indis-
historique, mais solublement lié à mes filles. Ma
aussi un aspect vie dépend de ce qui leur arrive.
plus individuel. Ce lien me demande d’assumer
Chacun projette sur la cata­ une fragilité, qui accroît mon être.
MIGUEL BENASAYAG strophe ses propres monstres. J’ai été enfermé autrefois en Ar-
Philosophe et psychanalyste, Avec l’enfermement, le risque est gentine durant la dictature. En
spécialiste de Spinoza,
il est l’auteur, entre autres, que toutes nos structures se dé- prison, il y avait trois groupes : ceux
de Passions tristes. Souffrance fassent. Soudain, nous sommes face à qui étaient cassés, démolis ; les fana-
psychique et crise sociale
(avec Gérard Schmit, nous-mêmes comme dans une caricature de tiques, qui savaient où allait l’histoire ; enfin,
La Découverte, 2003) et d’Éloge huis clos. Pour qui vit à plusieurs, l’enfer c’est un groupe informel, constitué de tous ceux
du conflit (avec Angélique les autres ; pour qui vit seul, l’enfer c’est soi- qui assumaient la vie en taule et une incerti-
Del Rey, La Découverte, 2007).
Il a signé plusieurs ouvrages même. Il fallait faire ce confinement, bien tude absolue. Personne ne savait qui sortirait,
© Jean Luc Vallet/Opale/Leemage

consacrés à la bioéthique, dont qu’obéir soit très anxiolytique, au sens où cela ni quand. Que s’est-il passé ? Nous avons déci-
La Singularité du vivant nous rassure tout en nous endormant. Freud dé d’étudier. Ce n’était pas occupationnel. Il
(Le Pommier, 2017)
et Fonctionner ou Exister ? rappelle que, pendant la guerre, il n’y a pas s’agissait de penser le possible de la situation,
(Le Pommier, 2018). de névrose parce que tout d’un coup, dans de s’astreindre à une discipline pour se forger
l’urgence, la situation devient binaire. Tout un exosquelette par un exercice à la fois mental
le monde sait où est le haut, où est le bas. La et physique. Ce squelette extérieur, cette cara-
question ne se pose plus. Mais il faut rester pace, nous garantit une structure, une unité
vigilant, et se souvenir que vie individuelle et psychique et corporelle quand notre quotidien
vie sociale sont deux faces d’une même pièce. ou notre environnement se délitent. 
Nous sommes des êtres de lien, territorialisés, Propos recueillis par Cédric Enjalbert

42 Philosophie magazine n°139


MAI/JUIN 2020
« À VIVRE PLEINEMENT
Le confinement nous a renvoyés à nous-
mêmes, nous invitant à éprouver la longueur
du temps, à nous interroger sur la nature de

DANS L’INSTANT » e qui est fortement


notre rapport à notre environnement immé-
diat et à vivre vraiment au présent. Car le
présent est cette dimension essen-

C
remis en question, tielle qui retient en elle tout le pas-
c’est la mondiali- sé et anticipe tout l’avenir. C’est ce
sation. Il est inté- que ce penseur du temps que fut
ressant de relire Husserl nommait “présent vivant”
à cet égard un ouvrage fonda- pour le distinguer d’un présent
FRANÇOISE DASTUR teur paru dans les années 1960 : “mort” qui se réduirait à cet atome
Spécialiste de pensée allemande L’Homme unidimensionnel de Her- qu’est l’instant abstraitement dé-
et de phénoménologie,
elle a publié plusieurs ouvrages bert Marcuse, ancien élève de Hei- coupé sur la ligne du temps. Vivre
sur Husserl, Heidegger degger naturalisé américain. Il critique pleinement dans l’instant, c’est s’ou-
et Merleau-Ponty. À partir
de ces auteurs, elle a développé la réduction de notre humanité à une seule vrir à la situation que l’on occupe dans le
une réflexion sur le temps référence – “l’unidimensionnel” – produite par monde et la prendre résolument en charge,
et la mort (La Mort. Essai sur l’industrie libérale, celle du consommateur et comme le soulignait également Heidegger.
la finitude, PUF, 2007) mais
également sur les rapports des modes de vie standardisés. Notre civili- Pour lui, l’être humain est essentiellement un
entre pensées occidentale sation a promu le tourisme de masse, la folklo- être “pour” la mort, c’est-à-dire destiné à
et orientale (Figures du néant risation des cul­t ures, un divertissement mourir. Il a appelé par là les hommes à devenir
et de la négation entre Orient et
Occident, Encre Marine, 2018). homogène (provenant principalement des des mortels. Cela voudrait dire pas seule-
États-Unis) ou le globish au lieu de la diver- ment affronter en pensée la mort et la regar-
sité des langues. Or, avec cette culture du der en face, mais voir en elle davantage qu’une
divertissement, on essaie d’échapper au sou- imperfection : le fondement de l’existence
ci profond qui devrait être le nôtre : celui de humaine. L’angoisse de la mort n’est nulle-
prendre conscience de ce qui est réellement ment incompatible avec la joie d’exister.
important pour les mortels que nous sommes. Propos recueillis par Michel Eltchaninoff

« À TRAVAILLER MOINS


exagère, car il est en partie possible de se récon-
cilier avec la mort par l’exercice de la pensée.
Cependant, il marque un point : quand vous

POUR VIVRE MIEUX » êtes malade et plus tout à fait vous-même,


toute la philosophie lue ou étudiée ne pèse pas
très lourd. L’enjeu devient alors d’accepter
vant la pandémie, j’ai sa vulnérabilité et la contingence de sa

A
contracté une sé- con­dition. Si vous commencez à vous
vère pneumonie demander : “Pourquoi moi ?”, à
qui a nécessité vous lamenter ou à vous révolter,
une hospitalisa- cela ne va nullement vous aider.
tion et je suis resté en unité J’ai toujours considéré que la vie
JULIAN BAGGINI de soins intensifs pendant n’avait pas vraiment de sens, que
Philosophe anglais, il a publié six jours. Cela m’a donné l’occa- les événements nous tombaient
de nombreux livres, souvent
humoristiques et surprenants, sion de faire un point sur ma vie. dessus au hasard et que, tôt ou tard,
comme Do You Think What Depuis des années, j’avais conscience chacun d’entre nous pouvait se retrou-
You Think You Think? ver dans une situation vraiment pénible et
(« Pensez-vous ce que vous d’être surmené. Comme je gagne ma vie en
pensez que vous pensez ? », écrivant des livres et des articles en free lance, je difficile. Envisager ainsi l’existence se révèle
Granta, 2006, non traduit) ne refuse jamais une sollicitation. Mais il y a d’une grande aide. Quand vous tombez gra-
ou Welcome to Everytown:
A Journey into the English autre chose : je ne viens pas d’un milieu intel- vement malade, vous vous dites juste : “Ça y
Mind (« Bienvenue lectuel. Être écrivain, invité à donner des con­ est, j’y suis !” Je suis très sceptique sur la capa-
© Louis Monier/Bridgeman images ; Writer Pictures/Leemage.

à Everytown. Un voyage férences, c’est une telle opportunité, cela cité de la philosophie à rendre heureux ou à
dans l’esprit anglais », Granta,
2007, non traduit).  représente l’accès à un univers si éloigné de nous aider à surmonter des épreuves. Que
celui dans lequel j’ai grandi, que je me donne l’on soit doté d’une bonne nature ou anxieux,
à corps perdu. Avec la maladie, j’ai enfin com- notre caractère ne se modifie pas aisément.
pris que je devais travailler moins pour vivre Néanmoins, la philosophie a tout de même
mieux. Là où la plupart des philosophes affir- un bienfait : elle permet d’accéder à une com-
ment que “philosopher, c’est apprendre à mou- préhension claire de ce que nous vivons, sans
rir”, Montaigne explique qu’il ne faut pas se laisser emporter par des affects envahis-
gâcher sa vie par des considérations mor- sants, ni par l’irrationnel.  
bides, et donc que nous devrions plutôt nous Propos recueillis et traduits
“préparer contre les préparations à la mort”. Il par Alexandre Lacroix

Philosophie magazine n°139


MAI/JUIN 2020 43
Dossier
COMMENT ÊTRE À LA HAUTEUR DE L’ÉVÉNEMENT ?

01
En revenant
à l'essentiel

ILS NE SERONT
JAMAIS PLUS
COMME AVANT
En couple depuis peu de temps, malade, soignant, touchée par un deuil, jeune parent,
travailleuse du front ou télétravailleur, nos témoins racontent leur traversée
du confinement. La philosophe Claire Marin, qui a beaucoup réfléchi aux ruptures
et à la fragilité, s’est penchée sur leurs situations, propices à des mutations intérieures.
Propos recueillis par Michel Eltchaninoff, Cédric Enjalbert, Alexandre Lacroix, Anne-Sophie Moreau et Catherine Portevin / Illustrations Seb Jarnot

C
beaucoup ont pensé qu’ils allaient rentabiliser ce temps
offert et effectuer ce qu’ils avaient si longtemps reporté.
À chaque fois que je me suis retrouvée coincée pour un
long séjour à l’hôpital, je me suis dit que j’allais en profi-
ter pour lire et pour écrire. Mais je n’y suis jamais arri-
vée. Pourquoi ? Parce que nous nous sommes retrouvés
dans la disposition spécifique d’une attente, doublée d’une
angoisse pour nos proches ou nous-mêmes. »
Néanmoins, si ce moment nous a appris quelque
chose, « c’est quand nous nous sommes rendu compte de
ce qu’il y avait de superficiel dans nos vies. On a pu se
sentir un peu plus détendu par rapport à son rôle social,
qui représente parfois un carcan. On s’est d’abord soucié
de son interlocuteur, et peu importe si c’était un collègue,
un patron ou un étudiant. Les relations se sont assouplies
CLAIRE MARIN laire Marin sait de quoi elle parle lorsqu’elle et humanisées. » Elle, qui écrit sur le champ de l’intime
Professeure de philosophie évoque la maladie, l’angoisse de la mort, le soin et de ses cassures, reste bien consciente de ce que le
en classes préparatoires
aux grandes écoles et membre à l’hôpital. Atteinte d’une maladie auto-immune, elle confinement a ébranlé. Claire Marin ne veut surtout
associée de l’ENS-Ulm, a vécu avec l’assurance de la fin. De cette expérience pas faire de cette période une parenthèse heureuse
elle est l’autrice de plusieurs
ouvrages consacrés intime, elle a tiré un roman (Hors de moi) et une ré- dans nos vies débordées. En effet, « cela a été terrible
aux épreuves existentielles : flexion philosophique, inspirée de Paul Ricœur et de pour les personnes dépressives ou solitaires, et qui se
L’Homme sans fièvre (Armand la phénoménologie, sur la maladie et sur toutes ces sentent abandonnées. La plupart d’entre nous sortons de
Colin, 2013), La Maladie,
catastrophe intime (PUF, 2014), ruptures qui marquent nos vies et les bouleversent cette épidémie affaiblis, amoindris, psychiquement et mora-
Hors de moi (Allia, 2008). sans retour. C’est pourquoi l’écouter évoquer la pan- lement. Certains auront été sacrifiés. Les soignants auront
© Hannah Assoulone/Opale via Leemage

Son dernier ouvrage, démie et le confinement, commenter les témoignages vécu des situations terribles. Certains, avec la crise écono-
Rupture(s) (Éd. de
L’Observatoire, 2019), explore de celles et ceux qui les traversent, nous permet d’y mique, vont tout perdre. Mais ce qu’il y a de commun à
la séparation, le deuil, réfléchir sans en nier la singularité. Elle ne le conteste toutes les personnes qui témoignent ici, c’est que chacune
la naissance ou le licenciement.
pas, « nous avons expérimenté un temps suspendu, que a vécu une expérience limite, absolument inédite. Elle
nous avons souvent eu du mal à habiter. Nous l’avons constitue donc un ébranlement intérieur que chacun, à sa
rempli de manière archaïque, en mangeant, en faisant des manière, devra affronter ». C’est pourquoi son regard à
gestes élémentaires, en dormant mal aussi. Au début, la fois lucide et sensible est si précieux.

44 Philosophie magazine n°139


MAI/JUIN 2020
UN COUPLE EN FORMATION

« Le confinement a été


le miroir grossissant
de nos sentiments »
ALISON ET BENJAMIN

N
« ous nous sommes rencontrés il y a six mois, et
on se disait que ce serait bien de projeter une se-
maine de vacances ensemble pour voir. Mais nos
agendas n’étaient pas compatibles. Puis l’annonce
du confinement est tombée. Nous avons fait le choix évident
de nous réunir, bien que notre relation soit jeune, en pariant
sur le fait que la promiscuité agirait comme un accélérateur,
en bien ou en mal. Comme il y avait un autre couple dans la
maison de famille qu’on partageait, et qu’on travaillait tous
les deux à distance, on a passé le temps enfermés dans une
chambre, la journée. C’était une sorte de lune de miel
contrainte, où il a fallu inventer une façon d’être heureux
entre quatre murs. À Paris, le rythme de vie est vraiment
intense. Le télétravail et l’isolement ont mis une distance L’EXPÉRIENCE
avec ce monde-là. Ce changement de temporalité a égale-
ment imposé quelques aménagements – nous avons ainsi
DE LA DURÉE
dû trouver un lieu pour s’isoler. Le quotidien est habituelle-
ment fait de sorties et de tête-à-tête. Là, il n’était fait que de
PURE »
LE COMMENTAIRE
tête-à-tête ! Étonnamment, le temps a passé à une allure
phénoménale, avec un étirement paradoxal des journées
DE CLAIRE
MARIN D ans la vie ordinaire, Alison et Benjamin subissaient
le temps, imposé de l’extérieur, comme une contrainte.
Leurs personnes étaient comme effacées par leurs
dans une perspective sans fin, mais aussi un rétrécissement agendas, qui n’étaient que rarement compatibles.
du temps dans la durée des journées elles-mêmes. Est-ce le Cette pression disparue à l’occasion du confinement,
fait de passer ce temps à deux, toujours l’un avec l’autre et ils ont vécu à la fois un ralentissement par rapport
dans un même espace ? Nous aurions sans doute mis beau- au rythme social et une intensification de leur relation.
Une continuité est devenue possible. Ils ont laissé
coup plus de temps à avoir l’un pour l’autre des émotions si une durée se déployer. Ils ont abandonné le temps éclaté
fortes sans cette vie à deux précipitée. Le confinement a été du monde social pour entrer dans l’expérience de la durée
le miroir grossissant de nos sentiments, sans qu’aucun re- pure telle que la décrit Bergson. Leur sentiment amoureux
gard extérieur n’intervienne. Nous avons essayé de continuer a pu éclore de manière naturelle, sans interruption, avec
à nous séduire mais sans pouvoir enjoliver la réalité… Le une présence continue à l’autre. Ils ont fait l’expérience,
quotidien nous aurait vite rattrapés. Il est certain que cette exceptionnelle dans notre environnement fragmenté,
expérience aura été une façon de solidifier notre relation, d’une présence, d’une vraie attention à l’autre. Et cela sans
le parasitage des regards et des jugements extérieurs.
de l’installer dans une normalité bizarrement hors du Ils ont néanmoins adopté une attitude active, avec une
monde. Le déconfinement risque d’ailleurs d’être une sorte forme d’inventivité, de réappropriation de la contrainte.
d’essoreuse, lorsqu’il faudra retrouver la pression profes- Ils ont donc repensé les lieux, créant des conditions pour
sionnelle, les bousculades dans le métro et la fatigue de la que tout ce que le quotidien pourrait abîmer n’ait pas cet
vie sociale. La sortie sera une autre épreuve de vérité. » effet. Cette expérience est celle d’une condensation. Cette
Photo-droit d’inspiration : © CP

“vie à deux précipitée” peut être comprise de façon chimique.


Leur relation est devenue réelle. Au point que le retour
à la vie normale risque d’être douloureux. La réapparition
du monde extérieur, avec tout ce qu’il a de contraignant,
leur fait un peu peur. Ils ont traversé une épreuve en commun.
Cela a intensifié leurs affects. Sauront-ils les conserver ? »

Philosophie magazine n°139


MAI/JUIN 2020 45
Dossier
COMMENT ÊTRE À LA HAUTEUR DE L’ÉVÉNEMENT ?

UN PATIENT RÉANIMÉ

« La maladie
m’a enseigné le prix
de la vie »
BERTRAND LAMBERT

À
« bientôt 67 ans, je suis revenu très fatigué d’un
voyage au Japon. Comme j’avais des difficultés à
respirer, j’ai été admis en réanimation à l’hôpital
Jacques-Cartier de Massy [Essonne] deux jours plus
tard, le 24 mars. Mais je ne m’en souviens même pas, car j’ai
été immédiatement intubé et placé en coma artificiel. Neuf
jours dans le coma, puis autant de temps pour me remettre
en état. Je suis rentré chez moi, à Paris, le 7 avril, et je me
sens mieux. Pendant cette période, j’ai ressenti la puissance UN VÉCU HORS
et la dureté de l’attaque du virus. La rapidité avec laquelle il
peut terrasser et tuer quelqu’un est prodigieuse. Mon état DE NOS
s’est aggravé en à peine deux jours et j’aurais bien pu y passer.
J’ai aussi vécu une expérience absolument inédite, durant
REPRÉSENTATIONS »
LE COMMENTAIRE
mon coma, sous l’emprise de la morphine. D’abord, je me
suis senti emprisonné, exhibé devant des inconnus, totale-
DE CLAIRE
MARIN O n se représente souvent la maladie comme
ce qui nous dévore de l’intérieur. Ici, c’est
une puissance extérieure qui nous agresse. Cela rejoint
ment impuissant. Cela reste un traumatisme. Puis j’ai eu le des images mythologiques de malédictions ou de fléaux
sentiment de n’être plus qu’une pelote de nerfs, sans muscles, venant d’ailleurs pour frapper les humains. Et elle le fait
sans corps. J’ai même perçu que je pouvais réintégrer un de manière absolument fulgurante. On avait perdu
corps de mon choix, dans une station spatiale, comme dans cette représentation de la maladie comme une puissance
un roman de science-fiction. C’était bien plus puissant qu’un monstrueuse qui attaque et terrasse le sujet. En revanche,
rêve ! Cela s’est sans doute déroulé au moment où j’étais ce que Bertrand dit de son sentiment d’impuissance,
extubé. Je n’ai donc pas eu de vraie douleur physique, même de dépendance, est commun à toutes les maladies.
Ce sentiment d’être vulnérable ou de partir dans un délire
si j’ai dégusté après, le coma faisant fondre tous les muscles. à cause de la morphine est très souvent vécu. Nous avons
En revanche, j’ai vécu quelque chose que je n’imaginais pas perdu l’habitude de certaines représentations de
possible. Cette expérience m’a enseigné le prix de la vie. Je la maladie, et l’idée d’une telle dépossession, aussi rapide
n’ai pas voulu mourir, car je tenais à assister à la naissance et radicale, reste quelque chose d’impensable. Lorsque
en septembre de mon quatrième petit-fils. J’ai refusé de me certains philosophes clament aujourd’hui : “Laissez-moi
laisser aller pour ne pas abandonner ma famille. Ce que j’ai mourir tranquille”, on sent bien qu’ils n’ont aucune
représentation de ce que signifie mourir. Nous ne nous
traversé me donne aussi envie de vivre autrement. Je viens rendons pas compte de ce que c’est que la réanimation
de partir à la retraite, mais en réalité j’ai continué à travailler que subissent les malades du Covid, de ce que signifie
dans l’informatique. Je ne pouvais pas refuser une demande réapprendre à respirer, à s’alimenter, à marcher.
de mes clients. Aujourd’hui, je ne veux plus de cette course À la différence des conflits armés, les médias ne montrent
au boulot et à l’argent. Je veux me recentrer sur ma famille pas les patients dans les hôpitaux. Nous sommes
Photo-droit d’inspiration : © CP

et le repos, et profiter de la vie au lieu de courir. » très préservés d’images de ce que vit le malade. Ce vécu
extrêmement violent est totalement en dehors de nos
représentations. Bertrand dit enfin qu’il ne pourra plus
revenir à la vie d’avant, frénétique. La question est de
savoir à quel point on pourra résister à l’injonction de la
course perpétuelle ! »

46 Philosophie magazine n°139


MAI/JUIN 2020
UN MÉDECIN VOLONTAIRE

« Mon engagement
a pris
tout son sens »
THOMAS HOVASSE

J
« e suis cardiologue interventionnel à l’hôpital pri-
vé Jacques-Cartier à Massy. Dès que j’ai su que
l’hôpital allait mettre en place une zone spéciale pour
les malades du Covid-19 afin de décharger les hôpitaux
saturés, je me suis porté volontaire, sans trop réfléchir, pour
faire partie de l’équipe soignante. Je me suis dit que mon
engagement dans la médecine, depuis vingt ans, prenait tout
son sens avec cette décision, que survenait soudain dans ma
vie un rendez-vous que je ne devais pas manquer. Sur le ter-
rain, j’ai traversé une succession de paradoxes. D’un côté, j’ai
vécu la peur face à une maladie qui peut frapper et tuer en
quelques heures, et pas uniquement des personnes âgées ou
en mauvaise santé. J’ai dû surmonter cette peur. J’ai dû aus-
CE QUI ÉTAIT
si abandonner provisoirement ma pratique médicale habi- IMPENSABLE DEVIENT
tuelle pour tenter de guérir des personnes d’une maladie
dont on ne sait presque rien, avec des personnes que je ne POSSIBLE »
connaissais pas. Dans ce type de situations, on progresse vite, LE COMMENTAIRE
mais avec une angoisse infinie et de lancinantes questions :
est-ce que j’ai bien fait ? Est-ce que j’ai pris la bonne décision ?
DE CLAIRE
MARIN T homas témoigne d’une mise à l’épreuve de
lui-même. Il est renvoyé à l’ignorance et à l’humilité
de l’étudiant en médecine face à une maladie inconnue.
Il m’est arrivé de craquer, le soir, seul dans ma voiture. Mais il progresse très vite grâce à la stimulation
Heureusement, à l’hôpital, j’ai vécu une grande aventure de l’urgence. Il exprime le doute et l’angoisse, là où
humaine. C’est une période où l’on se découvre et où l’on les médecins ne l’admettent pas toujours. Il est émouvant
d’écouter un soignant évoquer “la fragilité de tous”.
découvre autrui. Les uns prennent des risques avec une éner- D’habitude, il y a un déséquilibre entre celui qui est malade
gie débordante, tandis que d’autres préfèrent ne pas s’expo- et celui qui le soigne. Ici, tout le monde est vulnérable
ser. Cette crise révèle le courage spontané de certains mais et menacé, car chacun peut attraper le virus. C’est ce
aussi la fragilité de tous. On se demande sans cesse : “Suis-je qu’explique le philosophe Georges Canguilhem lorsqu’il
à la hauteur de ce qui se passe ?” J’ai appris également que écrit qu’un bon soignant est celui qui se met à la place
l’on s’habitue à tout, que ce qu’on trouve atroce les deux du patient, ce qui permet de mieux le soigner. C’est le cas
ici. Il évoque enfin la puissance qu’a l’habitude d’instaurer
premières semaines est mieux supporté par la suite. Si l’on une nouvelle norme, qui fait que ce qui était jusqu’à
n’éprouve plus ni angoisse ni tristesse devant la souffrance présent intolérable, impensable et invivable – le fait
et la mort quand on est médecin, cela veut dire qu’il y a un de voir tant de gens mourir – devient possible. Il ne s’agit
problème. Mais l’habitude, même dans une situation d’ur- aucunement d’une absence d’émotion, d’une froideur
gence, permet de supporter une charge mentale qui serait inhumaine, mais d’une modalité de la relation au patient
autrement intolérable. Quoi qu’il en soit, si c’était à refaire, qui modifie le seuil de tolérance et rend le soin extrême
possible. Dans cette adaptation à la situation critique,
je le referais. » le médecin est opérationnel là où n’importe quel humain
serait débordé ou paralysé par les affects que la situation
Photo-droit d’inspiration : © CP

génère. Mais il ne s’agit pas d’évacuer ces affects. Thomas


parle toujours d’angoisse, de détresse, d’inquiétude.
Cela remet en question l’image que nous avons souvent
du médecin froid et indifférent. »

Philosophie magazine n°139


MAI/JUIN 2020 47
Dossier
COMMENT ÊTRE À LA HAUTEUR DE L’ÉVÉNEMENT ?

UNE FEMME ENDEUILLÉE

« Nous avons décidé


d’organiser des
funérailles virtuelles »
ANNIE KAHN

J
« ’ai perdu récemment la dernière de mes tantes,
âgée de 97 ans, qui était en Ehpad depuis quel­
ques mois. Nous savons que le Covid-19 l’a empor-
tée, car elle a été testée. Cette femme, très altruiste et
à l’écoute des autres, si aimée et si attachée à sa famille,
a eu la malchance de terminer son existence dans l’isole-
ment. Seuls ses enfants avec leurs conjoints ont assisté à
son enterrement, ainsi que l’une de ses petites-filles habitant
Paris. Les autres petits-enfants se trouvaient confinés en
région ou à l’étranger, et donc dans une impossibilité con­ RESTITUER
crète de se rendre aux obsèques. C’est pourquoi sa sœur a
souhaité organiser une cérémonie virtuelle, à la même heure LE VISIBLE
que les obsèques, pour les autres membres de la famille.
Nous avons commencé cette cérémonie en visioconférence
ET L’INVISIBLE »
LE COMMENTAIRE
de façon assez classique, le plus âgé des neveux de ma tante
a fait un discours. Ensuite, de façon spontanée, chacun a
évoqué un souvenir qu’il conservait de ma tante. Nous ne
DE CLAIRE
MARIN L ’image qu’on a habituellement du virtuel, quelque
chose de désincarné et froid, est ici remise en cause
par le récit d’Annie. On voit à quel point le virtuel peut
sommes pas du tout une famille religieuse, chez nous, les constituer un substitut très précieux. Mais la raison
pour laquelle cet enterrement virtuel a pu fonctionner,
enterrements sont peu ritualisés d’ordinaire. Cette cérémo- c’est la voix. La voix, comme le montre bien Merleau-Ponty
nie virtuelle, paradoxalement, a été très émouvante, en ce dans Le Visible et l’Invisible est un vecteur émotionnel et
qu’elle a permis à chacun d’exprimer sa voix. Comme nous corporel très puissant : “Ma voix est liée à la masse de ma vie
sommes de la famille du sociologue Émile Durkheim, j’ai relu comme ne l’est la voix de personne d’autre.” Elle restitue
les passages des Formes élémentaires de la vie religieuse consa- la présence de l’autre. Et on n’en a jamais eu autant
crés aux enterrements à la lumière de ces événements. Il a besoin à un moment d’éloignement des corps et de
raréfaction des contacts. Durant cet enterrement virtuel,
d’abord une observation que je ne comprends pas très bien chacun s’est libéré en disant quelque chose sur la défunte
et trouve pour tout dire assez glaçante : “Le deuil n’est pas mais a également accédé à l’autre dans sa singularité.
l’expression spontanée d’émotions individuelles.” Mais plus loin, Le virtuel peut donc être émouvant ! Dans ces obsèques,
il déclare : “Quand l’individu meurt, le groupe familial auquel il il y a à première vue quelque chose d’injuste, puisque
appartient se sent amoindri et, pour réagir à cet amoindrissement, cette femme si altruiste a fini sa vie dans l’isolement.
il s’assemble.” Ça, c’est plus clair, et j’ai vraiment senti les Mais le rituel est là pour compenser cette solitude.
Il permet de rassurer la communauté de ceux qui restent.
liens qui nous unissaient, même si notre réunion n’était que Ces nouvelles habitudes se mettent en place durant
virtuelle. Si j’avais dû rester toute seule chez moi à l’heure l’épidémie. Chacun d’entre nous maintient ou crée de
des obsèques, j’en aurais été accablée. » petits rituels : telle personne m’appelle tous les jours
à la même heure, etc. On a besoin de recréer des normes
dans une situation anormale. »
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48 Philosophie magazine n°139


MAI/JUIN 2020
UNE JEUNE MÈRE

« À la maternité,
l’atmosphère
anxiogène m’a fait
perdre pied »
AMANDA CABREJO LE ROUX

J
« e vis au Kenya avec mon mari qui est sud-afri-
cain. Pour la naissance de notre premier enfant, nous
sommes venus à Paris afin d’être accompagnés par ma
famille française. Comme je travaille pour l’ONU, j’étais
informée de la pandémie qui interrompait notre action dans
plusieurs pays. Mais, à Paris, tout cela semblait loin. J’ai ac-
couché au moment où la réalité basculait. Tout était normal
quand nous sommes entrés à l’hôpital, puis le confinement
a commencé le dimanche, jour de mon accouchement, et tout
s’est transformé : confinement dans les chambres, personnel
masqué, visites interdites. Notre bébé était en parfaite santé.
Mais, déjà fatiguée et fragile comme toute jeune maman,
l’atmosphère anxiogène m’a fait perdre pied. L’équipe fai-
sait le maximum, mais je sentais la désorientation collec- LA VULNÉRABILITÉ
tive, et mon inquiétude grandissait. Je me suis alors coupée
du monde extérieur, y compris des appels inquiets de ma COMMUNE
famille, pour arrêter d’entendre les informations contradic-
toires et alarmantes. J’enchaînais les crises de panique. Je CRÉE UNE UNITÉ »
LE COMMENTAIRE
n’arrivais pas à m’endormir, et mon corps était comme para-
lysé. J’ai approché l’épuisement mental ; j’avais perdu le
sens du temps, de l’espace et des gens en confondant tous
DE CLAIRE
MARIN A manda subit un double basculement. Le fait de
devenir parent en est un, pour des raisons physiques
– l’épuisement, la douleur –, mais aussi parce qu’on est
nos accompagnants masqués. Je me suis concentrée sur angoissé à l’idée de ne pas savoir s’y prendre avec l’enfant
mon bébé, je pensais : “Nous avons trois jours entourés de qui vient de naître. De plus, le cadre rassurant disparaît.
L’hôpital, censé fournir des compétences portées par des
professionnels pour tout apprendre, après nous serons professionnels, est devenu un lieu d’angoisse : les médecins
seuls.” Mon mari s’est occupé de notre fils quand j’étais sont inquiets, les soignants ne sont plus vraiment humains,
très faible. Au sortir de la maternité, confinés dans notre car leur visage est dissimulé par des masques de protection.
studio de location, nous avons eu des délires typiques liés à Et la famille, qui donne de la chaleur et de la présence,
l’enfermement. Alors que je reprenais des forces, mon mari n’a pas le droit de venir. La réalité bascule alors. Tous
gérait tout. À sa première sortie il a voulu tant acheter au les soutiens qui auraient pu atténuer l’angoisse d’Amanda
se transforment alors en inquiétudes… Elle vit une terrible
supermarché qu’il s’est effondré en larmes au moment de angoisse de la solitude. Le père est lui aussi contaminé par
ranger les courses. Il a essayé d’expliquer : “Pas Covid. Jeune l’angoisse, et il perd pied. Ce qui est étonnant est que
papa. Épuisé.” Personne ne l’a aidé, pas un mot de compassion. celui qui résout le problème est le plus vulnérable de tous,
Le gérant l’a mis dehors. Le calme de notre bébé nous a apai- c’est-à-dire le bébé. C’est lui qui les calme. Le plus impuissant
sés, et nous avons créé un cocon familial autour de lui. Nous est celui qui va créer ce cocon qui manque à ses parents.
Photo-droit d’inspiration : © CP

continuons d’avancer pour lui et pour soutenir nos “proches”, Ils pourront alors devenir soutenants et convertir leur
inquiétude. Elle n’est plus ce qui sépare et divise, elle est
tous trop loin, en ces temps d’inquiétudes partagées. » ce qui rapproche. Elle est l’expression d’une vulnérabilité
commune autour de laquelle l’unité familiale se ressoude.
Parler des angoisses communes, les partager les rend
supportables. »

Philosophie magazine n°139


MAI/JUIN 2020 49
Dossier
COMMENT ÊTRE À LA HAUTEUR DE L’ÉVÉNEMENT ?

UNE TRAVAILLEUSE EXPOSÉE

« Continuer
à assurer ma mission
est allé de soi »
EMMA 

M
« on travail ne peut s’arrêter en aucun cas.
Pourtant, son utilité est invisible aux yeux de la
nation. Je suis éducatrice spécialisée dans un
foyer d’adolescents âgés de 13 à 18 ans. Ils ont été
placés là par décision judiciaire ou administrative, pour être
protégés d’un milieu familial parfois violent et maltraitant.
Dans notre équipe, continuer de travailler ne nous a pas été
imposé, c’est allé de soi, sauf pour ceux qui devaient s’oc­
cuper de leurs propres enfants. Il a fallu se débrouiller et
adapter des directives incompatibles éthiquement avec le
fonctionnement d’un lieu comme le nôtre. Les premières
semaines ont été très tendues. Nous étions devant des choix
éthiques difficiles. Quel est le plus grand danger pour ces
enfants dont l’équilibre est déjà si fragile ? Les laisser confi-
nés avec des familles dysfonctionnelles ou les en séparer
pour une durée indéterminée ? Comment assurer leur ac-
compagnement scolaire en plus du reste ? Comment main-
tenir le lien avec la psychologue et les services venus de
PRENDRE DES RISQUES
l’extérieur ? Parfois, par vagues, j’ai eu peur pour moi mais POUR ÉVITER
j’ai préféré assurer ma mission, avancer, plutôt que perdre
de l’énergie à exiger des masques et du gel. Le plus difficile QUE TOUT EXPLOSE »
a été de me rendre compte qu’absolument rien n’avait été LE COMMENTAIRE
prévu pour nous permettre d’assurer la continuité du ser-
vice que nous rendons. Soigner, nourrir, éduquer : les ser-
DE CLAIRE
MARIN E mma vit une situation d’exception où l’on ne peut
pas respecter les mesures de précaution. Elle doit
décider de prendre des risques médicaux pour éviter
vices à l’individu ont été pensés ; empêcher que la société que tout explose. En effet, dans certains centres pour
craque, tout le monde s’en fiche. Je me demande sincère- les jeunes, il faut tenir ces derniers dans les bras plusieurs
ment ce que serait un pays sans les professionnels du social. fois par jour, car ils ont un besoin vital du contact
Les enfants maltraités, les personnes en situation de handi- physique. Le contact fait partie du soin. La distanciation
est pour eux une violence supplémentaire. Il faut donc
cap, les sans-abris, les prostitués, les drogués, comment effectuer une sorte de calcul du “moins pire” : soit les laisser
feraient-ils si les lieux d’accueil fermaient ? En attendant, je dans des familles dangereuses, soit leur imposer l’épreuve
gagne 1 434 euros net par mois après trois années de forma- du confinement, également très compliquée pour eux
tion post-bac, et je vais travailler tous les jours avec la même d’un point de vue psychique. Qui plus est, Emma prend
épuisante et impuissante attente face au virus : jusqu’à quand un risque pour elle-même. Elle s’alarme aussi du fait
ça va tenir ? Et qu’est-ce qui se passe si ça craque ? » que rien n’a été prévu. Elle éprouve un sentiment
d’abandon et de mépris. Elle fait partie des invisibles,
de tous ceux qui cimentent la société sans héroïsation,
sans le prestige du médecin qui sauve des vies,
par exemple. Elle s’occupe également de vies moindres,
de vies mineures, celles dont on sous-entend qu’elles
ne sont pas prioritaires. Michel Foucault évoque les “vies
infâmes”, celles des prostitués, des drogués, des sans-
abris. Là, Emma déplore que la vie de ceux et celles qui
empêchent que la société ne se défasse soit négligée par
les autorités. Les éducateurs, les professionnels du soin,
Photo-droit d’inspiration : © CP

sont abandonnés aujourd’hui, et leurs efforts sont réduits


à néant. Cela pose une question sur l’après, sur le bientôt :
et si, en banlieue, chez les jeunes les plus instables,
tout craquait ? Lorsque la continuité du soin, et même
de la présence, n’est pas assurée, c’est très dangereux
pour l’avenir. »

50 Philosophie magazine n°139


MAI/JUIN 2020
UN TÉLÉTRAVAILLEUR

« Il me manque
l’outil principal de
résolution de conflit :
la présence physique »
FABRICE GERSCHEL

J
« e suis à la tête de ce journal, Philosophie maga-
zine, une entreprise de vingt-cinq employés, avec une
filiale en Allemagne. À Paris, nous sommes tous dans
un seul immeuble, ce qui donne à notre équipe un
ancrage physique fort. Je voyais mes équipes en terme de
proximité physique par rapport à mon bureau. Mainte-
nant, je suis à distance égale de tout le monde. Au début
du con­finement, une sorte d’excitation enfantine régnait
dans l’équipe. Tout le monde sentait, même isolé chez soi,
qu’on était un collectif. Et puis, passé l’enthousiasme, les
NE PAS VOIR L’AUTRE,
tensions sont revenues. C’est là que je me rends compte
qu’il me manque l’outil principal de résolution de conflit :
C’EST NE PAS POUVOIR
la présence physique. J’ai remarqué qu’il suffit de mettre ANTICIPER SES RÉACTIONS »
les gens dans la même pièce, et la tension retombe vite. Et, en LE COMMENTAIRE
amont, je vois venir ces conflits grâce à des signaux non ver-
baux. À la tête que fait l’un le matin, je peux dire si ça ne va
DE CLAIRE
MARIN D ans Surveiller et Punir, Foucault écrit : “La visibilité
est un piège.” Si je suis visible de tous, j’intériorise
la possibilité d’être surveillé par les autres et me censure
pas. Là, j’ai perdu ces capteurs, je suis comme aveugle : cer- moi-même. Mais on voit ici que l’invisibilité aussi est
tains sont peut-être surchargés ou déprimés, et je l’ignore ! un piège. Ne pas voir, c’est ne pas savoir, ne pas pouvoir
Par conséquent, je fais un effort constant pour réfléchir à anticiper les réactions de chacun. C’est le cas de ce chef
ce que je ne vois pas. La seule solution est alors d’appeler d’entreprise avec son équipe. Il perd tous les éléments de
chacun pour lui demander comment ça va. C’est un peu la communication non verbale, implicites, qui permettent
d’avoir un coup d’avance sur ce qui risque de se passer.
solennel, mais ça marche. Au bureau, je suis bien obligé de Quand on est dans la même pièce que quelqu’un,
prendre les problèmes un par un : le multitasking est haché qu’on entre dans une salle de classe, on sent une forme
en séquences courtes. Là, je mène plusieurs conversations de tonalité affective, une Stimmung, pour reprendre
en parallèle : je valide en même temps un texte, un choix un concept employé notamment par Heidegger, dont
comptable, une dépense marketing. Comme les gens ne me Fabrice est ici privé. Dans une réunion téléphonique,
voient pas, ils supposent que je suis disponible pour cha- rien de tel n’est palpable. Alors il se raccroche à ce qui
cune de leurs demandes. Et même lors des réunions télé- reste de sensible, à la voix, en appelant les personnes
au téléphone. Ne pas être vu est aussi une difficulté.
phoniques, la possibilité de répondre à des e-mails urgents, Lorsqu’on est en présence les uns des autres, on voit quand
de manger un morceau ou de relire un texte me pollue. La ils sont disponibles ou non. En leur absence, on pense
touche mute du téléphone est quelque chose de catastro- qu’ils le sont en permanence, ce qui n’est évidemment
phique pour la qualité de l’attention et l’organisation du pas le cas. Fabrice est donc imaginé tel qu’on souhaite
Photo-droit d’inspiration : © CP

temps. Cette période me fait réaliser enfin pourquoi je suis l’imaginer. Ne pas être vu peut faire de vous un spectateur
si fatigué au quotidien : ces flux simultanés qui m’assaillent indifférent. On est alors à distance, on peut devenir passif,
ne pas participer de manière pleine et entière. C’est
aujourd’hui ne sont pas nouveaux, ils sont juste mis en la tentation d’une présence minimale. Il dit bien, enfin,
sourdine quand je vais au bureau. » la fatigue que cela génère. Cette situation révèle,
en négatif, à quel point nous sommes des êtres sensibles. »

Philosophie magazine n°139


MAI/JUIN 2020 51
« Le minimum n’est pas ce qui empêche
la prévention de toute mort évitable. C’est
le principe premier. Il y a une autre option,

de mourir mais ce qui permet


fondée sur la philosophie morale utilitariste,
qui consiste à calculer du point de vue de

à chacun de réaliser sa conception


l’intérêt général : on confine moins, on as-
sume de sacrifier aujourd’hui des vies – celles

du bien, c’est-à-dire de vivre


des plus fragiles et des plus vieux – mais, au
final, on préserve le collectif de la mort. D’une

une vie digne »


part, en immunisant davantage la population
par le contact avec le virus ; d’autre part,
en espérant réduire les effets d’une crise
économique massive, qui, elle, causera des
morts invisibles dans le futur. Pour une tra-
dition que l’on dit parfois française, républi-
caine – le « tous pour un, un pour tous », si
vous voulez ! –, cette option utilitariste est
inacceptable. Ce n’est pas la mienne, mais
elle a sa noblesse si l’on considère la quantité
générale de souffrance imposée au collectif.
Dans la réalité, ces deux options ne sont pas
aussi tranchées. Lorsque, par exemple, il
faut dans l’urgence décider si on donne le
dernier respirateur disponible à une jeune
maman ou à un patient de 95 ans, on est
obligé d’être utilitariste.

Finalement, qu’est-ce qui est minimal


dans le minimum vital ?
Pour répondre à cette question, je trouve
très inspirante la réflexion des théoriciens
du revenu minimum universel, dit « revenu
de base ». Le revenu « de base » n’est pas dé-
fini selon des besoins organiques – qu’il fau-
drait satisfaire pour ne pas mourir – mais
comme ce qui permet à chacun d’entrer dans
la vie sociale afin d’y obtenir un revenu par
ses propres moyens. On retrouve dans cette
définition les théories de la justice du philo-
sophe américain John Rawls : le minimum
n’est pas ce qui empêche de mourir mais ce
qui permet à chacun de réaliser sa conception
du bien, c’est-à-dire de vivre une vie digne.
de tous contre tous, ce dont, au bout du empêcher la maladie, se nourrir, bouger un « De base » indique que ce n’est pas une ques-
compte, on mourrait aussi. De même, les re- minimum. Mais leur justification est du côté tion de quantité suffisante. L’image est belle :
lations avec les personnes fragiles ouvrent un de la solidarité. L’indispensable est du côté du c’est une base comme un camp de base ou
dilemme éthique : est-ce que je préserve la vie besoin vital (comme l’accès à la nourriture), une piste d’envol. Raison pour laquelle le
biologique de mes parents en n’allant pas les mais tout ce qui est limité ou interdit l’est au minimum doit être inconditionnel et tout au
voir ou bien je leur donne de la vie en allant nom du danger pour autrui (les occasions de long de la vie. Les plus riches paieront plus
les voir ? L’hôpital n’a pas fait de difficulté contaminer les autres). La tension est extrême d’impôts, ce qui assure la redistribution. De
pour m’accorder une attestation qui me per- avec la pandémie, car on touche au vital par même, pour définir le minimum vital, on
met d’aller voir mes parents âgés. C’est effec- les deux bouts : le vivant et le social. Les deux doit se demander ce dont l’être humain a
tivement une question d’appréciation mais sont mis à nu, on les ressent fortement. Le besoin pour vivre. Et ce ne sont pas seule-
aussi d’institution et de justice : nous sommes politique et l’éthique se situent dans cette ten- ment des besoins organiques mais des rela-
dans un conflit de besoins qu’il faut arbitrer. sion. La politique, c’est tenir le vital par les tions affectives, sociales, et de la justice.
  deux bouts : la santé et la justice. Une société juste est une société qui donne à
Mais le confinement a été chacun le minimum dans tous les ordres.
essentiellement justifié Le minimum vital qu’une politique Si l’on renonce à la justice, la recherche du
par des raisons de santé… peut assurer face au Covid-19, vital peut conduire au repli survivaliste dans
Non, pas exactement. Le contenu des est-ce forcément faire le moins la vie sauvage entre soi au fond des bois. Je
© Jeff Pachoud/AFP

mesures (confinement, distance sociale, li- de morts possible ? crois que si le Covid-19 touche le vital, c’est
mitation des sorties, gestes barrières, etc.) L’option de la plupart des gouvernements, en nous faisant ressentir l’évidence de nos in-
est du côté de la vie contre la mort. Il faut y compris celui de la Chine, est fondée sur terdépendances proches et lointaines. 

Philosophie magazine n°139


MAI/JUIN 2020 53
Dossier
COMMENT ÊTRE À LA HAUTEUR DE L’ÉVÉNEMENT ?

02
En assumant
notre
interdépendance

« LA JUSTICE
FRÉDÉRIC WORMS
Philosophe, spécialiste
de Bergson, directeur adjoint
de l’École normale supérieure-
Ulm, il est membre du Comité
ELLE-MÊME
EST UN BESOIN
consultatif national d’éthique.
Il développe une nouvelle
pensée du vivant et du soin
qu’il a notamment exposée
dans son dernier ouvrage, Pour
un humanisme vital. Lettres sur
la vie, la mort et le moment

VITAL »
présent (Odile Jacob, 2019).

L’expérience du confinement a montré que ce qui est vital


ne se réduit pas à la satisfaction de nos besoins organiques.
C’est aussi la thèse de Frédéric Worms, qu’il défend
au sein du Comité consultatif national d’éthique (CCNE),
ouvrant la voie à une véritable refondation du politique.

Q
Propos recueillis par Catherine Portevin

u’est-ce qui est vital ? plans sont essentiels. Certes, les relations ne justice. On appelle minimum vital ce que les
Comment cette sont pas une condition de la survie en état êtres humains sont en droit d’attendre les
question revient-elle d’urgence absolue, mais, pour autant, elles uns des autres dans une société juste. De ce
aujourd’hui au cœur de nos existences ? ne sont pas un luxe, même en temps de crise. point de vue, et c’est mon option, la justice
FRÉDÉRIC WORMS : L’expérience du Le problème des visites aux personnes âgées elle-même est un besoin vital.
vital est une expérience négative au sens où ou vulnérables isolées en témoigne. Le con­  
nous la ressentons en général à l’occasion tact affectif peut être tout aussi vital que le Quelle appréciation du minimum
d’une perte, d’un empêchement : la maladie, suivi médical, tous les soignants le savent : vital révèlent les restrictions qui ont
le deuil, la perte d’un emploi, une sépara- une absence de visite peut les faire mourir été imposées ?
tion… Tout ce que nous considérons comme autant qu’une absence de soins. La relation Elles montrent bien que la santé ne suffit
le contraire de la vie. Avec le Covid-19, nous est vitale, littéralement.  pas à définir le vital. Ces restrictions ne sont
faisons cette expérience collectivement et à pas prioritairement destinées à sauver notre
toutes les échelles. D’abord, nous sommes Comment définir vie mais celle des autres, dans un impératif
rappelés à notre condition d’êtres vivants, alors le minimum vital ? de justice. Chacun considère cet impératif
fragiles et mortels. Le vital s’éprouve dans Où s’arrêtent les besoins vitaux ? Peut-on comme tout aussi vital, à la fois par un inté-
son évidence nue. Il faut nous tenir vivants : considérer que faire un peu de sport, marcher rêt personnel direct ou indirect (pour mes
nous protéger du virus, manger, boire, dor- ou courir à l’air libre, est un besoin vital ? Si proches, mes amis, mes relations) mais aussi
© DRFP/Leemage

mir… Mais nous éprouvons aussi le vital par cela augmente les risques de propagation en soi. Car si l’on n’avait plus confiance dans
la perte d’autres dimensions de l’existence, du virus, est-ce encore vital ? Là, nous de- ce principe, on n’aurait plus confiance non
comme les relations humaines. Ces deux vons prendre en compte la dimension de la plus dans les institutions. Ce serait la guerre

52 Philosophie magazine n°139


MAI/JUIN 2020
Dossier
COMMENT ÊTRE À LA HAUTEUR DE L’ÉVÉNEMENT ?

02
En assumant
notre
interdépendance

QUAND TRIER,
C’EST PENSER
54 Philosophie magazine n°139
MAI/JUIN 2020
Lors de la crise sanitaire, une notion est revenue dans l’imaginaire
collectif : le tri, et avec lui son lot d’images effroyables.
Que révèle-t-il vraiment de la médecine moderne ? À quels
dilemmes éthiques confronte-t-il exactement les soignants ?
Et que dit-il finalement de notre conception de la justice sociale ?
Par Cédric Enjalbert

U
« ou deux journées. Nous avons atteint la rupture
dans un équilibre déjà assez précaire en temps
normal. Nous sommes habitués à l’urgence, mais
là, il fallait parfois répondre dans l’heure : admis-
sion ou non-admission en unité critique, puis
construire une décision médicale immédiate sans
négliger aucun principe éthique. Avant que nous
puissions bénéficier d’aide dans tout le Grand Est,
puis de l’installation d’un hôpital militaire de cam-
pagne, de lits de réanimation en Allemagne, en
Suisse et au Luxembourg, j’avais très peur que
l’on n’y arrive pas. » Un mot est alors apparu
comme un scandale, venu lui aussi d’Italie : le
« tri ». Mais de quoi parle-t-on exactement ?

LA GUERRE N’A PAS EU LIEU


Le lexique guerrier instauré à force
de communication présidentielle a in-
troduit de la confusion. Si un hôpital mi­
litaire a été déployé sur le parking du CHU
de Mulhouse, il ne s’agit pas pour autant de
guerre selon le médecin urgentiste Pierre
Valette, responsable du Samu du Pas-de-Ca-
lais et membre de la cellule de crise dédiée
au Covid-19 au Centre hospitalier d’Arras.
Soignantes n mur. » C’est ainsi qu’Hervé Schmitt décrit Auteur d’une thèse de philosophie sur le tri
d’une unité la brutalité de la pandémie en tant que méde- médical et d’un essai intitulé Éthique de l’ur-
de réanimation
intensive cin urgentiste, en « première ligne ». Des signes gence, urgence de l’éthique (PUF, 2013), il in-
à l’hôpital sont bien venus d’Italie, lorsque les témoi- vite à la prudence. « On a eu un effet de loupe
de Libourne
(Gironde),
gnages ont franchi les frontières pour décrire sur un phénomène qui peut ressembler à du tri
le 14 avril. une situation telle qu’elle obligeait à des choix mais qui relève plus généralement de la perti-
impossibles, faute de moyens. Alors qu’il ne nence des soins. Même s’il y a eu des situations
faisait plus de doute que la vague épidémique très difficiles, par exemple dans la région Grand
toucherait la France, les personnels soignants Est et à Mulhouse, parler de guerre est abusif,
ont été pris de court à Mulhouse. « Ce mur car la crise épidémique est une situation excep-
nous est tombé dessus du jour au lendemain, ex- tionnelle mais à cinétique relativement lente. Il
© Ugo Amez/SIPA

plique le médecin. Une semaine après la fin du ne s’agit pas d’un attentat terroriste avec des
rassemblement évangélique, le nombre de cas hos- dizaines de personnes à sauver dans l’instant, ni
pitalisés est passé, de mémoire, de 0 à 200 en une d’une cata­strophe technologique ou naturelle.

Philosophie magazine n°139


MAI/JUIN 2020 55
Dossier
COMMENT ÊTRE À LA HAUTEUR DE L’ÉVÉNEMENT ?

Parler de cinétique lente signifie que l’on a eu un Membres de l’unité de réanimation intensive de l’hôpital de Libourne (Gironde), le 14 avril.
laps de temps pour prévoir une adéquation entre
les besoins et les moyens. Il n’y a pas eu, comme
cela peut arriver sur un terrain de guerre, de tri
binaire entre ceux qui vont survivre et ceux qui
vont mourir, plutôt des arbitrages. La première
forme de choix consiste à bien orienter les patients
ou à décider de leur transfert, pour permettre
aux malades les plus gravement atteints de béné-
ficier des meilleurs soins. Il s’agit ensuite d’ad-
mettre en réanimation des personnes qui vont
tirer un bénéfice de cette réanimation, avec la
meilleure chance de survie sans séquelles. Ce
n’est jamais l’éthique qui s’adapte à la médecine,
mais toujours les techniques médicales qui
s’adaptent pour rester éthiques. »
S’il n’y a pas eu de tri entre sauver ou
laisser mourir, il reste bien une forme de
triage… Il caractérise d’ailleurs la pratique de
la médecine moderne. Appliquée d’abord sur
le terrain militaire pour désigner un ordre de
priorité dès 1880, développée durant la Pre-
mière Guerre mondiale, la notion entre dans
la médecine civile dans les années 1960. Elle
se répand avec le perfectionnement de la réa-
nimation et de la greffe, perçue comme un
progrès, établissant des critères non arbi-
traires d’allocation des biens de santé. Pour
Pierre Valette, également membre du conseil
d’orientation de l’espace de réflexion éthique
de la région Hauts-de-France, trier, c’est pen-
ser. « Cette crise rappelle au médecin qu’il est un
homme ou une femme de décision, qui exige de lui
une responsabilité, au sens que le philosophe Em-
manuel Levinas lui donne : répondre à l’appel
impérieux d’autrui, auquel le praticien ne peut « Ce n’est jamais l’éthique qui s’adapte
pas se dérober. Mais il n’est pas un surhomme. Il
lui revient de juger sans qu’aucune règle systéma- à la médecine, mais toujours
tique ne puisse s’appliquer. Faire de lui un héros
renvoie dans l’ombre certains services de l’hôpital les techniques médicales qui s’adaptent
aux cent métiers, du brancardage au nettoyage en
passant par la pharmacie, mais lui fait porter pour rester éthiques »
aussi une responsabilité dangereuse, parce qu’in- PIERRE VALE T TE ,
dépendamment des progrès techniques, des pa- MÉDECIN URGENTISTE
tients meurent. Va-t-on se retourner contre nous
dans quelques mois, car les “héros” n’auront pas
été à la hauteur ? Car il faudra aussi prendre en UNE RUPTURE que l’on a vu les réanimateurs distribuer, et au
compte celles et ceux qui s’inquiètent de la dépro- CIVILISATIONNELLE ? lieu de “pertes de chances”, comme on dit ordi-
grammation de leur intervention chirurgicale, ou Vu le retentissement pris par la no- nairement en médecine, des renoncements à ten-
qui, pour ne pas déranger un hôpital en “sur- tion de tri lors de cette crise, sensibili- ter de sauver. Le rationnement est devenu une
chauffe”, n’auront plus bénéficié de suivi médical. ser la collectivité à ses enjeux serait utile. question de vie ou de mort, et ce passage à la puis-
La médecine est avant tout éthique, et il serait Comme l’explique la chercheuse Frédérique sance tragique du tri dans le débat public, nous
malheureux de le comprendre seulement à la Leichter-Flack, autrice de Qui vivra qui mour- n’y étions pas préparés. Sa soudaine visibilité a
lueur d’une crise. » Comment affronter cette ra. Quand on ne peut pas sauver tout le monde suscité un effet de sidération et d’horreur morale,
responsabilité lorsque le manque de moyens (Albin Michel, 2015), « l’idée que la santé n’a comme s’il s’agissait d’un point de rupture civili-
humains isole le médecin dans sa décision ? “pas de prix” est fausse : les ressources sont limi- sationnelle. Mais “trier” ne consiste pas à décider
L’urgentiste reconnaît là une difficulté mais tées. De la priorisation, de l’allocation de res- qui doit vivre ! Il ne s’agit en aucun cas d’un juge-
aussi un avertissement, invitant à veiller au sources rares, on en fait tout le temps dans les ment porté sur la valeur de la vie. Cette crainte
maintien de la collégialité. La question se pose hôpitaux, sauf qu’habituellement ce n’est pas su, réveille le souvenir de traumatismes, comme la
© Ugo Amez/SIPA

alors de savoir à quel point étendre cette col- ces choix relevant de politiques de santé publique Shoah ou l’eugénisme nazi. Ces spectres histo-
légialité, dans et hors de l’hôpital. En y asso- et d’arbitrages budgétaires peu discutés. Avec riques servent de garde-fou, mais ils ne doivent
ciant le corps social, par exemple ? l’épidémie, ce sont soudain des chances de survie pas nous aveugler au point de nous empêcher de

56 Philosophie magazine n°139


MAI/JUIN 2020
penser le triage, qui est aussi un moyen de re- d’exclure des mesures d’aide respiratoire les per- pas de check-list ni d’algorithme. Des comités
mettre de la justice au sein du fléau. Le “tri” est sonnes âgées de plus de 75 ans, si elles étaient at- américains ont produit des recommandations
malheureusement un terme technique égarant. teintes du virus. Finalement, comme beaucoup de objectives pour l’attribution des ventilateurs,
Il laisse penser qu’il y aurait des processus dis- lits de gériatrie ont été ouverts, une autre consigne mais je crois plutôt au colloque singulier du
criminatoires. Or c’est tout l’inverse. L’allocation a été appliquée : extraire des Ehpad le maximum médecin avec son patient, afin de déterminer ce
des ressources respecte un souci d’équité. Refuser de patients atteints du Covid afin d’éviter une sur- que l’on appelle au Canada le bon “niveau de
de trier, comme le préconisent les belles âmes, ce contamination en leur sein. L’écueil est qu’on les soin”. Il s’agit d’explorer avec lui comment il
serait accepter une autre forme de tri : premier hospitalise quasiment tous parce qu’il y a de la imagine sa fin de vie, d’éviter par exemple l’intu-
arrivé, premier servi, qui conduirait à un plus place, sans penser à la bientraitance et en sures- bation s’il ne la souhaite pas. Cette conversation
grand désastre. » timant leurs capacités de récupération. Le point devrait être menée aussi dans les communautés
Plusieurs options éthiques peuvent aveugle de la crise, ce sont les limitations en fin de auxquelles nous appartenons pour identifier les
effectivement guider le triage. Celle du vie, très rarement posées en France, et la question enjeux d’une belle mort. »
premier arrivé, premier servi risque de re- de la mort elle-même, devenue “extraordinaire” La « médecine fondée sur les preu­
conduire les inégalités : les premiers malades, dans nos sociétés privées de mort “ordinaire”. ves » (evidence-based medicine, en an-
les plus proches des hôpitaux seraient les Souvent, la décision de réanimer est prise d’em- glais) a démontré son efficacité dans
mieux lotis. Le hasard, lui, est difficilement blée, sans vraiment faire intervenir l’avis d’un l’aide au jugement clinique et dans l’or-
applicable quand tous les malades n’arrivent tiers divisant. Les questions se posent une fois que ganisation stratégique des soins ; les re-
pas en même temps. Aucun des deux ne ga- l’escalade thérapeutique a eu lieu. Un conflit commandations des comités peuvent aider.
rantit l’équité. En France, le principe retenu éthique significatif a émergé concernant les molé- Mais « le risque serait plutôt l’application sau-
relève plutôt de la maximisation de la durée cules employées pour soulager la détresse respi­ vage d’un principe utilitariste pour l’évaluation
de vie et de sa qualité, selon une règle que la ratoire en soin palliatif ; ce sont les mêmes qui de la vie, en fonction de critères médico-épidémio-
philosophie dit « utilitariste », car elle juge servent à endormir les patients en réanimation. Il statistiques, selon Vinh-Kim Nguyen. Le critère
l’efficacité de l’action. Quand la question se s’agissait de savoir s’il était plus important de le plus souvent évoqué en France est l’âge. D’un
pose de la distribution du soin, intervient privilégier la survie ou le soulagement, dans des point de vue purement médical, c’est vrai, la jeu-
ainsi un calcul visant à sauver le maximum conditions de rareté de ces substances. La pandé- nesse est un atout. Mais cela reflète aussi un pré-
de malades, sans gaspiller les ressources. mie nous oblige à tout penser sous le spectre de la jugé culturel considérant que la vie à vivre vaut
Toutefois, le jugement médical repose aussi contingence matérielle. Un point positif de cette plus que la vie vécue. Cette valeur, qui dévalue
sur l’intangibilité d’un principe supérieur, contrainte, peut-être, serait de mettre en évidence l’aîné, est très “eurocentrée” ! Le deuxième risque,
non susceptible de logique comptable, en l’importance du principe de justice et d’équité si l’on applique bêtement ces critères, serait
vertu de ce qu’on appelle la « déontologie ». pour évaluer la pertinence d’un soin, un principe d’écarter spontanément la personne qui souffre
En l’occurrence : la non-malfaisance, qui re- éthique sous-employé en médecine. »  d’un moins bon pronostic. À toutes choses égales,
commande de ne jamais nuire au patient. Le on choisira celle qui est en meilleure santé. Or il
praticien doit ainsi balancer ces deux obliga- UN TABOU FRANÇAIS se trouve que la personne en moins bonne santé
tions morales, composant avec sa responsa- L’équité plutôt que l’égalité, donc. La l’est souvent parce qu’elle est pauvre. Double
bilité envers un patient particulier et envers justice distributive plutôt que la justice peine pour elle. Le troisième danger serait de favo-
l’ensemble des malades. Le cas s’est présen- « commutative », pour reprendre les termes riser les patients “faciles”, qui laissent champ
té, car, pour des patients entre 70 et 80 ans, d’Aristote. La pratique du triage démontre libre au médecin, aux dépens de ceux qui, pour
avec des facteurs lourds de comorbidité, les qu’une ressource rare distribuée de façon des raisons religieuses souvent, considèrent que la
médecins tentent en général des réanima- juste n’est pas une ressource distribuée éga- vie est sacrée et qu’il faut la défendre coûte que
tions « d’attente », en sachant que l’immense lement, de façon arithmétique. Contre la gé- coûte. Je crois important d’introduire ces ques-
majorité des patients décède néanmoins. Or néralité des principes, l’équité requiert l’esprit tions d’ordre culturel comme des questions légi-
cet usage « compassionnel » a pu ne pas être de finesse. Il garantit que la distribution des times au sein du débat médical. »
pratiqué durant la crise, afin de ne pas occu- soins ne se fasse pas selon un unique critère,
per des lits de réanimation utiles à d’autres. qu’elle réponde à un faisceau de considéra- Ainsi, l’examen critique du triage,
tions à la fois médicales (l’état du patient), cette pratique usuelle aux urgences, montre
LE POINT AVEUGLE DE LA CRISE épidémiologiques (les obligations de santé l’impossibilité de déléguer à des protocoles le
L’objectif de sauver la vie n’est pas publique) et culturelles, car les choix de prio- sens que nous donnons à la justice sociale, à
toujours le plus éthique, comme le rappelle risation traduisent aussi les valeurs de la col- la conception de la vie bonne et à la belle
Julie Pouget, médecin en soins palliatifs à la lectivité. C’est l’avis de Vinh-Kim Nguyen, mort. L’opération de tri, caricaturée comme
Maison de santé protestante de Bordeaux-Ba- anthropologue et médecin urgentiste à l’hôpi- un simple raisonnement comptable, est
gatelle, chargée d’élaborer une stratégie d’ac- tal général juif de Montréal, désigné centre d’abord un progrès humaniste, un principe de
compagnement des patients âgés atteints du référent pour le Covid-19. Pour avoir travaillé discernement porteur de justice et de
Covid-19 dans les Ehpad, via l’hospitalisation en France, Vinh-Kim Nguyen, qui a coordon- confiance dans l’impartialité de la médecine.
à domicile. « En Nouvelle-Aquitaine, nous avons né un volume de réflexion sur La Médecine tri S’il est aujourd’hui si important d’éprouver la
pu prévoir l’adéquation du nombre de lits d’hospi- (PUF, 2014), s’étonne de la difficulté à parler robustesse des principes éthiques qui y pré-
talisation avec l’éventualité d’un nombre impor- de la mort dans l’Hexagone, un tabou fran- sident, c’est que la crise sanitaire renvoie le
tant de malades. Nous n’avons pas été confrontés çais. « Le scénario dramatique qui est dans les scandale du tri à un autre : celui de l’organisa-
à des choix éthiques difficiles liés à la contingence têtes – devoir choisir entre deux patients – n’ar- tion économique et politique de la rareté. Car
des lits de réanimation, mais il a été décidé qu’une rive quasiment jamais. Ce qui se produit, c’est une le manque de test, de masques, de sur-blouses
frange de la population ne relèverait pas de la préservation des ressources en détournant les flux et de personnel a mis l’ensemble des membres
réanimation, en considération du rapport entre de patients et en établissant des critères plus ou de l’hôpital public dans une posture sinon
bénéfice et risque pour les patients. Il a été discuté moins stricts d’admission en réanimation. Il n’y a héroïque, du moins dangereuse. 

Philosophie magazine n°139


MAI/JUIN 2020 57
Dossier
COMMENT ÊTRE À LA HAUTEUR DE L’ÉVÉNEMENT ?

02
En assumant
notre
interdépendance
L’individualisme libéral se berçait de l’illusion que la société
n’existait pas. Et si l’une des leçons de la crise était d’avoir
rendu visibles et manifestes les métiers les moins considérés,
ceux qui relèvent du « back office » ? C’est l’hypothèse
du sociologue Denis Maillard, qui invite à repenser la lutte
des classes sur de nouvelles bases.

L’HONNEUR
RETROUVÉ
DU « BACK OFFICE »

D
obligée de notre monde d’en haut ». Ainsi, nous
dépendons de lui pour « la quasi-totalité des
activités auxquelles nous nous livrons, qu’il
s’agisse de manger une glace ou de traverser l’At-
lantique, de cuire un pain ou d’écrire un roman ».
En France, les mineurs ont disparu,
mais une classe a pris le relais : le back
DENIS MAILLARD
Après des études office de la société, c’est-à-dire tous ces tra-
de philosophie politique, vailleurs modestes, ces soutiers de l’écono-

© Hannah Assouline/Opale via Leemage ; Guillaume LE BAUBE/Divergence Images.


il a travaillé au sein
de Médecins du Monde et mie – du livreur à la caissière –, qui, avec les
de l’Assurance chômage avant soignants, ont risqué leur vie depuis le mois
de rejoindre un cabinet de mars pour maintenir les services essen-
de conseil sur les mutations
du travail. Fondateur tiels. Le confinement a rendu visible leur uti-
du cabinet de conseil Temps lité sociale et, avec elle, l’infrastructure sur
commun, il a fait paraître ans son livre Le Quai de Wigan (1937), laquelle reposent le système économique et
Quand la religion s’invite
dans l’entreprise (Fayard, 2017) George Orwell évoque les mineurs de fond la société dans son ensemble.
et Une colère française. du nord de l’Angleterre. L’écrivain les com- L’expression « back office » peut prêter
Ce qui a rendu possible
les Gilets jaunes (Éditions pare à des « cariatides crasseuses », car, selon à confusion : dans les entreprises, en effet, le
de L’Observatoire, 2019). lui, toute la société repose sur leur labeur sou- front office est le terme employé pour nommer
terrain. Ce travail d’extraction du charbon est, ceux qui sont au contact des clients, des usa-
en effet, « une sorte de monde à part qu’on peut gers ou des patients. Et le back office désigne
aisément ignorer sa vie durant. Il est probable ceux qui produisent les marchandises, les
que la plupart des gens préférerait ne jamais en transportent et les livrent. Malheureusement,
entendre parler. Pourtant, c’est la contrepartie cette distinction, purement descriptive, ne

58 Philosophie magazine n°139


MAI/JUIN 2020
ses caissières et ses vendeuses, mais aussi société. Ce n’est qu’à la faveur d’une période
les agents de sécurité, les plongeurs, les ser- de crise que cette vérité sociale éclate au grand
veurs, les hôtesses, les téléopérateurs, etc. ; jour. Depuis le 15 mars, le back office est enfin
enfin, l’infrastructure sanitaire et domes- devenu visible et essentiel aux yeux de tous.
tique occupée, selon l’Ifop, aux trois quarts Remerciés, applaudis, reconnus, ces travail-
par des femmes, que l’on appelle aussi le leurs pourront-ils demain tirer leur épingle du
care (assistantes maternelles et nounous, jeu et peser sur « le monde d’après » ?
femmes de ménage, agents d’entretien et
jardiniers, auxiliaires de vie, aides-soi- LA FÊTE EST (DÉJÀ) FINIE ?
gnantes, infirmières mais également en- Plusieurs dangers les guettent : la pre-
seignants). Modestes pour la plupart, ces mière de ces menaces est paradoxalement
travailleurs ne choisissent ni le lieu ni les la « récompense » promise à l’hôpital en pre-
horaires de leur travail, et, encore moins, mière ligne sur le front de la lutte contre
les modalités ou les conditions de celui-ci. l’épidémie. Elle risque de mettre en sourdine
Conséquence : une rigidification doublée les revendications tout aussi légitimes et
d’une intensification de leur travail les ex- essentielles des autres secteurs du back
pose à une plus forte pénibilité. Pourtant, la office. D’autant que l’on connaîtra demain
période exceptionnelle que nous vivons leur a une situation paradoxale : d’un côté, une des-
offert une visibilité inespérée jusqu’ici. Sans truction massive d’emplois dans des secteurs

« Remerciés, applaudis, reconnus,


ces travailleurs pourront-ils demain
tirer leur épingle du jeu et peser
sur “le monde d’après” ? »
rend pas compte de la place que chacun est doute ont-ils gagné là une reconnaissance qui ne repartiront pas aisément ; de l’autre,
amené à occuper, de manière subjective, dans dont ils pouvaient douter. Celle-ci se double une intensification du travail pour toutes
le processus de production, ainsi que de l’ex- d’une découverte philosophique. En effet, la celles et ceux qui auront conservé leur emploi
périence vécue du travail qu’il en retire. notion de back office est aussi sociologique dans une partie de la logistique et dans le
que phénoménologique et même anthropo- soin. Dans ces conditions, aucune revalorisa-
L’INVISIBLE CIMENT logique. La visibilité que la crise lui a donnée tion salariale n’est à attendre.
DE LA SOCIÉTÉ permet de nous projeter directement au De surcroît, la période sera propice
On peut toutefois parler de « back cœur de la construction sociale pour com- à un autre phénomène : l’automatisation
office de la société », parce que ces mé- prendre la manière dont elle fonctionne tant de ces métiers. Elle guette une partie des
tiers essentiels représentent l’infrastruc- réellement que symboliquement. employés du back office dans la logistique ou
ture nécessaire pour se nourrir, se soigner, On peut soutenir que l’existence du la vente. Le monde « sans contact » imposé
se protéger et s’instruire. En effet, la société back office est la matérialisation socio- par le confinement devrait s’étendre rapide-
de services a opéré à bas bruit une redistri- économique du projet philosophique de ment à tous les métiers routiniers pouvant
bution fondamentale des rôles sociaux, des- la démocratie libérale. Comme l’avaient être automatisés. Quand « prendre soin »
sinant au fil du temps une société clivée pressenti Alexis de Tocqueville ou Benjamin consiste à rester à distance, c’est l’ensemble
entre ceux qui se tiennent dans l’invisibi- Constant au XIXe siècle, notre société est du marché du travail qui se restructurera
lité du travail contraint au service des autres organisée de façon à ce que ses membres dans le sens d’une réduction des contacts
– le back office – et ceux qui s’épanouissent puissent s’y épanouir sans se préoccuper de humains ; il y a un lien entre automatisation
dans la lumière du travail visible et reconnu la société elle-même, de la manière dont elle et lutte contre la pandémie. C’est le cas des
comme tel – le front office. Le back office est se tient debout, sans se soucier même qu’elle caissières dont on vante en ce moment le
constitué d’une myriade de métiers dont existe. C’est ce que Constant a appelé « la li- mérite et le courage. Mais le risque sanitaire
l’utilité sociale est de venir soutenir et servir berté des Modernes ». Grâce à l’État et aux qui les rend utiles aujourd’hui pourrait bien
les personnes qui occupent les positions les droits individuels qu’il garantit, nous arri- être la raison de l’accélération de leur dispa-
plus considérées et valorisées financière- vons à vivre « détachés-ensemble ». D’un rition demain ; idem avec l’ensemble des
ment ou symboliquement. point de vue philosophique, chacun s’appuie magasiniers et des préparateurs « mana-
Ces métiers se répartissent en trois sur ses droits individuels pour faire son che- gés  » aujourd’hui par commande vocale.
catégories : d’une part, l’infrastructure logis- min et s’épanouir sans se soucier des autres. Tout conspire donc à dessiner un monde
tique, majoritairement masculine (éboueurs, Et d’un point de vue matériel, chacun s’adosse dans lequel l’honneur retrouvé du back office
manutentionnaires, caristes, transporteurs au back office qui rend concret ce soubas­ ne sera que de courte durée. Plus que jamais,
et chauffeurs de toutes sortes, magasiniers, sement anthropologique. Le back office est le travail politique visant à unir, défendre
livreurs, etc.) ; d’autre part, l’infrastructure pourtant invisible tout en représentant ce et protéger le back office sera l’enjeu crucial
commerciale, à plus de 70 % féminine avec qui nous permet concrètement de vivre en des « jours d’après ». 

Philosophie magazine n°139


MAI/JUIN 2020 59
Dossier
COMMENT ÊTRE À LA HAUTEUR DE L’ÉVÉNEMENT ?

02
En assumant
notre
interdépendance

« NOS VIES
EMANUELE COCCIA
Philosophe, maître
de conférences à l’École des
hautes études en sciences
sociales, il s’est fait connaître
SONT À PEINE
HUMAINES »
avec des ouvrages qui proposent
une réflexion novatrice sur
la vie : La Vie sensible (Payot &
Rivages, 2010), La Vie
des plantes. Une métaphysique
du mélange (prix des Rencontres
philosophiques de Monaco,
Payot & Rivages, 2016) et,
cette année, Métamorphoses
Les virus, qu’est-ce c’est exactement ? Pour le philosophe
(Payot & Rivages). Emanuele Coccia, ce sont avant tout des puissances
de transformation. Leur voyage d’une créature à l’autre
atteste que nous procédons tous d’un même souffle de vie.
Propos recueillis par Octave Larmagnac-Matheron

V otre dernier livre


Métamorphoses
souligne que tous
les vivants procèdent d’une même vie
qui se transmute sans cesse. Comment
résonne cette approche aujourd’hui ?
EMANUELE COCCIA : Les dernières
pages de Métamorphoses – écrites avant la pan-
démie – sont consacrées aux virus. J’y es-
Cette manière de voir
peut être perturbante…
L’angoisse que nous éprouvons au-
jourd’hui résulte en grande partie de la prise
de conscience que le plus petit être vivant
est capable de paralyser la civilisation hu-
maine la mieux équipée d’un point de vue
technique. Ce pouvoir transformateur d’un
être invisible produit, je crois, une remise
traversons, nos sociétés ont tendance à re-
fouler la mort et à penser la vie individuelle
en termes d’absolu. Or notre vie ne nous ap-
partient pas. C’est d’ailleurs parce que nous
partageons toutes et tous – humains, pango-
lins, plantes, champignons, virus… – le même
souffle de vie que nous sommes exposés à la
mort : c’est seulement parce que la vie qui est
en moi peut devenir la vie d’un autre que je
quisse l’idée que le virus est la manière dont en cause du narcissisme de nos sociétés. peux la perdre.
le futur existe dans le présent. En effet, le virus
est une force pure de métamorphose qui cir- C’est-à-dire ? C’est une approche libératrice
cule de vie en vie sans être limitée aux fron- Nous continuons à nous considérer mais aussi inquiétante, n’est-ce pas ?
tières d’un corps. Libre, anarchique, quasi comme spéciaux, différents, exceptionnels, C’est la vie même qui est inquiétante et
immatériel, n’appartenant à aucun individu, il y compris dans la contemplation des dégâts ambiguë ! Toute vie est un potentiel de créa-
possède une capacité de transformer tous les que nous infligeons aux autres vivants. Et tion, d’invention. Toute vie est capable d’im-
vivants et leur permet de réaliser leur forme pourtant n’importe quelle bactérie, n’im- poser un nouvel ordre, une nouvelle perspec-
singulière. Une partie de notre ADN, sans porte quel virus, n’importe quel insecte, peut tive, une nouvelle manière d’exister. Mais
© Mathieu BOURGOIS/Opale via Leemage 

doute autour de 8 %, serait d’origine virale ! produire de vastes effets sur le monde. cette ouverture à l’inédit implique toujours
Les virus sont ainsi une force de modification une part sombre, destructrice. Il suffit de
et de transformation, un potentiel d’inven- Plus qu’une peur du virus, le climat penser au fait élémentaire de se nourrir :
tion, qui a joué un rôle essentiel dans l’évolu- actuel révèle-t-il une peur de la mort ? notre vie est littéralement bâtie sur les ca-
tion. De ce point de vue, le futur est comme la Certainement. Il est naturel d’avoir peur davres des vivants. Notre corps est le cime-
maladie de l’identité, le cancer du présent : il de la mort et de la combattre dans la mesure tière d’un nombre infini d’autres êtres. Et
con­traint tous les vivants à se métamorphoser. du possible. Mais au-delà de la crise que nous nous serons nous-mêmes consommés par

60 Philosophie magazine n°139


MAI/JUIN 2020
Cette discussion théorique est, je crois, une
question mal posée. Il y a effectivement
toujours du non-vivant dans les vivants.
Nous sommes constitués de la même ma-
tière que la Terre ; nous possédons une struc-
ture moléculaire qui a quelque chose de
minéral. Un beau livre de Thomas Heams
propose donc de parler d’« infravies » [Seuil,
2019] plutôt que de non-vivants. Les virus,
pour revenir à la question, ont besoin, dans
le but de se reproduire, de s’adosser à d’autres
structures biologiques plus étendues : ils
« piratent » les cellules d’autres organismes
et leur transmettent de nouvelles instruc-
tions génétiques afin de se multiplier.

Si l’on admet que les virus font


partie de la multitude d’êtres
habitant nos corps, quel effet cette
idée produit-elle sur la pensée ?
Nous sommes tous des corps qui trans-
portent une quantité inouïe de bactéries, de
virus, de champignons, d’êtres non humains.
Des milliards de bactéries de 500 à 1 000 es-
pèces élisent ainsi domicile en nous. Bref,
nous ne sommes pas un seul être vivant mais
une population, une sorte de zoo ambulant,
une ménagerie. Plus profondément encore,
de multiples êtres non humains – à commen-
cer par les virus – ont contribué à façonner
l’organisme humain, sa forme, sa structure.
Les mitochondries de nos cellules, qui pro-
duisent l’énergie, seraient ainsi le résultat de
l’incorporation de bactéries. Ces évidences
scientifiques devraient nous conduire à re-
mettre en question la substantialisation de
l’individu, l’idée qu’il est une entité repliée

« Nous ne sommes pas un seul


sur elle-même, fermée au monde et à l’al-
térité. Mais il faudrait aussi en finir avec la

être vivant mais une population,


substantialisation des espèces…

Que voulez-vous dire ?


une sorte de zoo ambulant, Comme le montrait Darwin, aucune es-

une ménagerie »
pèce n’est pure, toute espèce est un étrange
mélange, une chimère, un bricolage, un
Four Seasons in the One Head, c.1590 by Arcimboldo, Giuseppe © Bridgeman Images/Leemage.

patch­work d’identités génétiques d’autres


espèces l’ayant précédée. Nous sommes faits
d’autres vivants. Avec le virus, nous nous ren- plante, la plante à la bactérie, et ainsi de les uns des autres, nous portons la marque
dons compte que cette puissance inouïe de suite. Pourtant, les plus petites formes de d’une multitude de formes que la vie a tra-
nouveauté n’est pas liée à une dotation ana- vie ne sont pas les plus élémentaires ni les versées avant de produire la forme humaine.
tomique spécifique, à la taille par exemple, plus primitives. Chaque vivant possède, der- Regardez le corps humain : la plupart de ses
ou à une capacité cérébrale. Dès qu’il y a de rière lui, une histoire millénaire qui im- traits morphologiques comme le nez ou les
la vie, peu importe sa position dans l’arbre plique d’autres êtres. L’évolution des virus, yeux ne sont en rien spécifiquement humains.
de l’évolution, nous sommes en présence par exemple, est liée à celle des autres vi- Nos vies sont à peine humaines. Nous, vi-
d’une puissance colossale capable de chan- vants, parce qu’ils se « nourrissent » de por- vants, sommes la même vie venue d’ailleurs
ger le visage de la planète. tions d’ADN. et juste un peu modifiée. Une vie qui com-
mence bien avant nous. Toute espèce est
Il faudrait donc abandonner l’idée Qu’est-ce qui fait la spécificité comme le papillon d’une autre et la chenille
traditionnelle d’une hiérarchie du mode d’existence des virus ? prête à se métamorphoser en une infinité
des espèces ? Tout d’abord, il y a à leur propos une d’autres. La preuve finale, d’un point de vue
Bien entendu. Nous considérons spon- discussion qui ne sera, je pense, jamais tran- chimique, c’est que nous partageons tous la
tanément que l’animal est supérieur à la chée : les virus sont-ils des êtres vivants ? même machinerie génétique. 

Philosophie magazine n°139


MAI/JUIN 2020 61
Dossier
COMMENT ÊTRE À LA HAUTEUR DE L’ÉVÉNEMENT ?

© Johanna Parkin/Getty images

62 Philosophie magazine n°139


MAI/JUIN 2020
03
En changeant
notre rapport
au monde

ET SI LES
MEDECINS
REFAISAIENT
A
pparemment, nous sommes face à un
dilemme. D’un côté, le coût de l’épidémie
de Covid-19, en termes de milliards envolés
et de progression du chômage, est astro-
nomique. Le seul moyen d’attaquer ce pro-
blème semble être de mener une politique de
croissance énergique, voire de réindustri­
aliser. Mais, de l’autre, nous savons que c’est
la pire décision à prendre pour la planète.
Comment trouver un chemin entre ces exi-
gences contradictoires ? Il existe peut-être une
voie originale, tracée par des scientifiques
rassemblés sous la bannière du planetary

LA PLANETE
health (ou « santé planétaire », mais comme il
s’agit d’un courant de pensée laissons l’ex-
pression en anglais). Apparu en 2015, le plane-
tary health offre une compréhension élargie
des conditions de possibilité de la santé hu-
maine. La lecture de ces travaux montre que

(EN MIEUX) ?
nous ne sommes pas loin d’avoir, pour la pre-
mière fois, une compréhension intégrée des
impacts de nos actions sur l’environnement
– et c’est en tenant compte de ces modélisa-
tions que l’on pourrait piloter le « système
Terre » au mieux, en favorisant la santé et
en relevant le défi de nourrir convenablement
Planetary health ou « santé planétaire » : c’est le nom d’un nouveau 9 à 10 milliards de personnes en 2050 dans
courant de pensée que nous vous invitons à découvrir. un contexte de stress climatique. Si l’on de-
Il réunit des scientifiques du plus haut niveau travaillant vait faire un vœu pour la suite des événe-
ments, c’est que les tenants de cette école
à la compréhension de l’interdépendance entre les humains – essentiellement des médecins et des épidé-
et l’écosystème terrestre. Et si ces chercheurs, encore miologistes, mais aussi des mathématiciens
peu connus du public, détenaient des outils pertinents et des anthropologues – soient davantage
pour la reconstruction du monde ? Par Alexandre Lacroix entendus par les décideurs.

POSER LE CADRE
L’aventure a pris forme autour du savant
anglais Andrew Haines. Après avoir exercé la
médecine, il s’est spécialisé dans l’épidémio-
logie et a dirigé de 2001 à 2010 la London
School of Hygiene & Tropical Medicine. « En

Philosophie magazine n°139


MAI/JUIN 2020 63
Dossier
COMMENT ÊTRE À LA HAUTEUR DE L’ÉVÉNEMENT ?

2014, nous raconte-t-il, le rédacteur en chef de


The Lancet [revue de référence pour la re-
cherche médicale] m’a proposé de diriger une
commission spéciale chargée de publier des tra-
vaux sur la santé planétaire – la commission
serait financée par la Fondation Rockefeller. Un
an plus tard, avec ma collègue Sarah Whitmee
et d’autres, nous avons publié un article qui
donnait l’état des connaissances disponibles. »
Évitons d’emblée un malentendu : parler de
santé planétaire, ce n’est nullement s’inter-
roger sur la courbe de température de Gaïa,
ni vouloir soigner Dame Nature. « Je souhaite
me tenir aussi éloigné que possible des écolos,
remarque Andrew Haines, car je ne veux pas
mettre d’idéologie là-dedans. Nous essayons de
comprendre comment la santé des humains et de
la civilisation repose sur l’état des milieux natu-
rels. Cela rejoint les travaux récents sur l’An-
thropocène. L’humanité est devenue une force
agissante sur les sols, l’atmosphère, l’eau et les
écosystèmes. En 2015, nous savions déjà que la
pollution (à 85 % des émissions de gaz carbonique
et à 15 % la diffusion de produits chimiques
toxiques) était responsable de 9 millions de décès
prématurés chaque année, soit de 16 % des décès
dans le monde, trois fois plus que le sida, la tu-
berculose et le paludisme réunis. D’ici 2100,
l’épuisement des écosystèmes terrestres risque
d’annuler tous les progrès de la médecine mo-
derne. » Les gains en espérance de vie, consi-
dérables depuis 1900, pourraient donc être
freinés, voire annulés ? « Oui ! De plus, le bien-
être pourrait être affecté. » Ainsi, les cher-
cheurs du planetary health ne sont pas des
activistes qui cherchent à médicaliser leur
cause, mais des médecins qui craignent une
explosion des pathologies à mesure que les
environnements se dégradent. Nous voilà ON AUGMENTE UN PEU plus vaste géographiquement, et leur durée de vie
sortis des débats traditionnels, où il s’agirait LE CHAUFFAGE ? saisonnière plus longue. » La chercheuse a étu-
de choisir entre civilisation et nature, entre Avant la crise du Covid-19, l’attention de dié l’effet du réchauffement sur l’alimenta-
humanisme et écocentrisme. Le planetary la commission planetary health s’est princi- tion : « La plupart des plantes que nous cultivons,
health se propose plutôt de saisir les inter­ palement concentrée sur les effets du ré- le riz ou le blé, ont tendance à pousser plus vite
actions pour se hisser à une vue d’ensemble. chauffement climatique. « Je trouve ce terme quand l’air est plus riche en dioxyde de carbone et
Ce qui fait son originalité, même si l’on de “réchauffement” trop sympathique, observe qu’il fait plus chaud, ce qui est apparemment une
peut le voir comme le plus récent avatar d’une Andrew Haines. Qui n’aime pas les mois d’été ? bonne nouvelle. Mais à l’intérieur se produisent
idée ancienne, c’est la clarté de son cadre con­ Je propose “chauffage du climat”, expression plus des réactions amenant dans la plante un appau-
ceptuel. « Comme je savais que nous aurions à exacte. » Plusieurs mécanismes permettent de vrissement de la teneur en nutriments (en zinc et
étudier des interactions complexes, explique comprendre comment ce « chauffage » altère en fer, mais aussi en vitamine B) et des tissus plus
Haines, j’ai pris appui sur un cadre robuste. Il la santé publique. « D’abord, le changement cli- riches en eau. Nous estimons que les populations
m’a été fourni par l’article des chercheurs Johan matique provoque des vagues de chaleur, qui ont des pays les plus exposés au réchauffement su-
Rockström et Will Steffen paru dans la revue une létalité sur laquelle nous possédons des sta- bissent déjà des carences. »
Nature en 2009 sur les planetary boundaries, tistiques – en France, la canicule de 2003 a fait D’autres études portent sur des méca-
ou “limites planétaires” [voir figure p. 65]. 15 000 morts, rappelle Kristie L. Ebi, qui oc- nismes moins globaux. Un article publié
Quand l’une de ces limites est fran­chie, nous cupe la chaire de santé globale de l’université dans The Lancet en 2015 estimait que la des-
affrontons des effets en chaîne. Par exemple, la de Washington à Seattle. Les inondations ont truction totale des pollinisateurs naturels,
pollution atmosphérique aggrave le réchauffe- aussi leur propre létalité. Hors événements ex- comme les abeilles, entraînerait dans les
ment climatique, qui accélère la déforestation et trêmes, la diffusion des maladies tropicales est pays les plus pauvres des carences en vita-
© Lou Camino/Hans Lucas

réduit la biodiversité. Les variables sont interdé- en train de s’étendre. Les moustiques sont vec- mine A pour 71 millions de personnes et qu’il
pendantes. Si toutes les limites étaient dépassées, teurs de maladies comme la dengue, la malaria, y aurait dans ces mêmes pays 22,9 % de fruits
les conditions ne seraient plus réunies pour une le chikungunya ou la fièvre du Nil occidental ; et 16,3 % de légumes en moins. Le bilan se-
vie humaine supportable sur notre planète. » suite au réchauffement, leur zone d’habitation est rait de 700 000 morts par an.

64 Philosophie magazine n°139


MAI/JUIN 2020
« D’ici 2100, l’épuisement
des écosystèmes terrestres risque
d’annuler tous les progrès
de la médecine moderne »
ANDREW HAINES,
S P É C I A L I S T E D ’ É P I D É M I O L O G I E E T I N I T I AT E U R D U P L A N E TA RY H E A LT H

« Et puis, souligne encore Andrew Haines, soient pas tant les animaux d’élevage mais la
il y a des domaines dans lesquels notre informa- faune sauvage, comme pour le Sras, le H1N1
tion est encore lacunaire. Nous commençons seu- ou Ebola ? « Oui, cela paraît paradoxal, admet
lement à nous pencher sur la microbiodiversité, Kris Murray, spécialiste des pan­démies dans
sur l’impact de la pollution sur le microbiote, dont une optique planetary health à l’Imperial Col-
nous savons le rôle essentiel pour la santé. Nous lege de Londres. Cependant, plusieurs explica-
avons aussi des études fiables montrant que l’ex- tions existent. D’abord, le changement climatique
position aux espaces verts constitue un facteur de modifie les zones d’habitation de certaines espèces
prévention des risques sanitaires et des psychopa- et crée de nouvelles opportunités de contacts entre
thologies, ce qui, curieusement, amène une préoc- animaux sauvages et humains. Ensuite, selon le
cupation esthétique dans le champ médical. Mais mécanisme de base de diffusion des zoonoses, un
nous en sommes encore aux balbutiements. » virus se trouve dans un réservoir, une espèce don-
née – le réservoir primaire du Covid-19 est la
COHABITATION SAUVAGE chauve-souris. Ce virus ne représente un danger
Les épidémies sont-elles liées à l’état de la pour l’humain que s’il change de passager. Il y a
planète ? On ne manque pas d’être frappé par donc deux données à prendre en compte : la taille
un paradoxe : nous savons qu’il y a une extinc- du réservoir initial (le nombre de chauve-souris)
tion massive des espèces – selon l’indice Pla- mais aussi le nombre de contacts entre les humains
nète Vivante du WWF, 60 % des animaux et les animaux sauvages. L’extinction de la biodi-
sauvages ont disparu en quarante ans. Com- versité est due à la pression accrue que les humains
ment se fait-il donc que les zoonoses – ces exercent sur le monde sauvage. Déforestation,
maladies animales se transmettant à l’hu- chasses, percements de routes dans les forêts tro-
main – se multiplient et que leurs vecteurs ne picales, wet markets : nos modèles montrent que
le nombre de contacts entre humains et animaux
s’accroît, alors que le nombre d’animaux diminue.
Enfin, certains pensent que, quand une zone est
LE « SYSTÈME TERRE » EN ÉTAT DE CHOC riche en biodiversité, les virus ont en quelque sorte
SELON L’ÉTUDE SUR LES « LIMITES PLANÉTAIRES » DE JOHAN ROCKSTRÖM ET WILL STEFFEN PUBLIÉE DANS LA REVUE NATURE EN 2009
le choix de leur passager et que le système s’auto-
régule. Dans un contexte d’extinction massive, les
Les zones en rouge Changement virus ont moins de passagers, et les humains sont
représentent l’état climatique
partout sur la planète. Des études plus fouillées
estimé des dégâts Pollution Acidification montrent que ce raisonnement semble valide
causés à l’environnement chimique  * des océans
en 2009. pour certains virus mais pas pour d’autres. »
Le cercle vert définit Que préconise-t-il ? Fermer les wet mar-
les « limites planétaires » kets, ces marchés où des animaux sauvages
à ne pas dépasser Émission Appauvrissement
sont vendus vivants et où le Covid-19 aurait
pour ne pas déclencher de particules de la couche été transmis à l’homme via un pangolin ?
de réactions en chaîne. dans d’ozone « C’est comme si vous disiez : s’il n’y avait pas de
l’atmosphère  * stratosphérique transport automobile, il n’y aurait pas de morts
sur les routes, répond Kris Murray. C’est vrai,
et alors ? On arrête de produire des voitures ?
Cycle L’optique planetary health n’applique pas un
Érosion de l’azote
jugement moral normatif sur notre civilisa-
de la
biodiversité Cycle
tion. Un raisonnement objectif consiste plutôt à
du phosphore dire : chaque fois que le sauvage entre dans la vie
sociale, nous courons un risque que nous devons
Déforestation Utilisation évaluer et contre lequel nous devons nous pré-
et occupation mondiale munir. Mais l’idée d’une humanité sans contact
*Données insuffisamment renseignées à l’époque. des sols de l’eau avec les milieux sauvages est un leurre. »

Philosophie magazine n°139


MAI/JUIN 2020 65
Dossier
COMMENT ÊTRE À LA HAUTEUR DE L’ÉVÉNEMENT ?

DE SAVANTES ÉQUATIONS un anthropologue comme Frédéric Keck, au- il signifie que l’empereur chinois gère tout ce qui
Ce qui est frappant, c’est la complexité teur en ce printemps d’un livre quasi prophé- se trouve sous le ciel. Comme ils ont bien évalué
des interactions en jeu. Est-on capable de pré- tique, Les Sentinelles des pandémies (Zones la crise écologique à venir, ils ont pris des mesures
dire l’impact d’une élévation de la tempéra- Sensibles Éd.) ? « D’abord, j’aurais tendance à drastiques de réduction de la pollution – qui n’ont
ture moyenne globale de 2 °C sur la santé ? opposer deux paradigmes culturels. En Occi- pas été vues en Occident –, tout en sécurisant les
« Oui, nous pouvons le faire, soutient le mathé- dent, mus par une démarche très cartésienne, approvisionnements, avec les nouvelles routes de
maticien Zaid Chalabi, chercheur à la London nous modélisons les problèmes, et donc dissol- la soie. La crise du Covid-19 les conforte dans
School of Hygiene & Tropical Medicine. Dans vons la notion de danger dans celle, plus mathé- l’idée qu’ils sont les leaders mondiaux. Ce sont
un premier temps, vous devez construire une carte matique, de risque. C’est ce qui motive notre eux qui fabriquent les masques et les tests dont
qui montre les niveaux d’exposition des diffé- approche en termes de prévention. Nous asso- nous dépendons. Les Chinois respectent dans une
rentes régions du globe à des phénomènes clima- cions une probabilité à un risque et nous nous optique confucéenne les personnes âgées et sont
tiques extrêmes. Puis vous devez collecter des protégeons éventuellement contre ce dernier. La donc choqués que les puissances européennes se
informations démographiques et sanitaires sur ces nature est envisagée comme extérieure à la civi- demandent si elles ne vont pas “sacrifier leurs
régions. » Mais les conséquences sur le dépla- lisation et mathématisable, c’est très galiléen. vieux” au nom de la croissance économique.
cement des zoonoses ou sur l’alimentation Dans le monde asiatique, on observe un certain C’est un très bon argument pour la propagande
peuvent-elles entrer aussi dans le modèle ? animisme dans le rapport à la nature. Si l’on con­ chinoise, dans le but de dévaluer les Occiden-
« Je conçois que la complexité du système Terre somme des animaux sauvages vendus sur les wet taux. En somme, je crains que nous ne soyons à
donne le vertige, mais nous n’essayons pas de markets, c’est qu’on leur prête certaines vertus, un moment charnière. » C’est-à-dire que les
construire un modèle total. Nous agrégeons plu­ de façon quasi magique. Quant à une épidémie, Chinois ne se joindront pas au planetary
tôt des sous-modèles, en veillant à ce qu’ils aient dans une logique de divination plutôt que de pré- health ? « Disons qu’ils tiennent compte de l’in-
des variables communes qui permettent cette vention, elle sera interprétée comme un signal, un formation scientifique disponible, mais ils ne sont
agrégation. La complexité, du reste, n’est pas indice que nous envoie le futur. Le monde est imper- pas dans l’optique anglo-américaine du partage
vraiment là où vous l’imaginez. Ce qui crée de manent, en perpétuelle métamorphose, enseigne des connaissances et du débat public. Je doute
l’incertitude, ce sont les délais entre une cause
(une quantité d’émissions de dioxyde de carbone)

« En Occident, la nature est envisagée


et un résultat (une augmentation de la tempéra-
ture) ; non seulement le modèle doit être dyna-

comme extérieure à la civilisation


mique, mais il faut prendre en compte des boucles
de rétroaction et des phénomènes non linéaires,

et mathématisable, c’est très galiléen »


comme des effondrements écosystémiques locaux.
Les solutions mathématiques existent. »
Cela lance un défi à la décision politique.
Si les modèles mathématiques ont une valeur FRÉDÉRIC KECK,ANTHROPOLOGUE
prédictive avérée, ne devraient-ils pas être
pris au sérieux par nos dirigeants ? « D’après le bouddhisme. Nous devons écouter les signaux que nous soyons proches du jour où un grand
mon expérience, raconte Chalabi, les décideurs qu’il nous envoie et nous transformer au fur et épidémiologue représentant du planetary health
politiques sont d’accord pour tenir compte de nos à mesure. La nature ne nous est pas étrangère, pourra discuter avec un grand intellectuel con­
modèles à deux conditions. Nous devons intégrer mais elle nous demande un changement. Vous fucéen chinois. Ce serait pourtant formidable. »
dans les modélisations mathématiques des leviers voyez que ces deux logiques sont en train de Le projet du planetary health se heurte donc
d’action politique. Par exemple, nous pouvons conditionner, de façon manifeste, les réponses au à deux obstacles. D’un côté, il ne portera vrai-
montrer au maire d’une mégapole ce qu’une ré- Covid-19. » ment ses fruits que si les décideurs prennent
duction du trafic automobile va économiser en Les mesures prises en Chine et en Occi- au sérieux les modèles et qu’on se dirige après
maladies pulmonaires. De plus, il faut que le dent ne relèvent-elles donc pas du même la crise du Covid-19 vers ce que les Anglo-
modèle soit transparent ; nous devons expliciter schéma de rationalité – n’y a-t-il pas confine- Américains appellent une science-informed po-
les hypothèses de départ mais aussi intégrer l’in- ment de part et d’autre ? « Certes, mais la Chine licy, une « politique informée par la science ».
certitude. Dans le cas d’un risque très élevé, une est en train de tirer son épingle du jeu de façon La résistance de certains gouvernements, no-
marge d’incertitude de 5 % devrait déjà nous spectaculaire. Le Parti communiste chinois consi- tamment populistes, est évidente, mais le
engager à agir. Dans le cas d’un risque moins dère que cette épidémie est un signal pour opérer coût astronomique de la crise actuelle devrait
grave, une marge de 15 % peut être acceptable. une métamorphose et est en train de mettre en encourager des progrès dans cette direction.
L’information scientifique ne peut pas se sub­ place un récit de propagande sur son histoire. Mais de l’autre, le planetary health suppose
stituer au choix politique, elle aide juste à ce Selon ce récit, dans un premier temps, Mao Ze- que la santé humaine soit envisagée comme un
que celui-ci soit éclairé. » dong a réunifié la Chine et a mis fin à plusieurs bien commun – au même titre que le climat ou
siècles d’humiliation par les puissances occiden- l’atmosphère. Néanmoins, un doute est per-
UNE OPPORTUNITÉ tales. Dans un deuxième temps, la génération de mis : la rivalité entre puissances est telle qu’il
POUR LA CHINE ? Deng Xiaoping a libéré les énergies et permis à la pourrait y avoir une lecture sous-jacente de la
Un impensé de cette démarche globali- nation chinoise de s’enrichir. Mais là aussi, cela a pandémie actuelle, mais aussi de la crise éco-
sante, si enthousiasmante soit-elle, est que été un primat donné à l’économie trop brutal, trop logique à venir, comme occasions inespérées
nous parlons ici de santé planétaire, alors que massif. La nouvelle génération d’ingénieurs au d’un affaiblissement des démocraties occiden-
l’humanité n’est pas un corps politique unique pouvoir, celle de Xi Jinping, rêve désormais de tales, au profit d’un modèle non démocratique
et qu’il n’existe pas de culture planétaire, ni passer au stade supérieur. Leur maître mot est mieux à même de piloter les variables éco-
donc de représentation de la santé et des prio- l’“harmonie”. Un concept néoconfucéen, celui de systémiques en imposant des mesures dras-
rités unifiée à travers le monde. Qu’en pense Tiàn Xian, “sous le ciel”, leur sert aussi de repère : tiques. Et là, c’est le saut dans l’inconnu !

66 Philosophie magazine n°139


MAI/JUIN 2020
4 IDÉES À RETENIR

p. 42 p. 44 p. 58 p. 60

Énigmatique, la notion Au bureau, dans une salle Quel serait le scénario le plus Nous étions au sommet
d’« exosquelette » proposée de classe, ce qui compte noir pour les travailleurs de la pyramide du vivant,
par Miguel Benasayag, beaucoup, c’est la Stimmung, du front ? Que, passé quelques l’espèce la mieux adaptée
ex-guérillero ayant connu la ou « tonalité affective de fond », louanges et primes grâce à notre intelligence
prison en Argentine. Elle signifie explique la philosophe exceptionnelles, les entreprises et à notre capacité de coopérer,
que, pour ne pas craquer en cas Claire Marin. C’est ce prennent acte de cette les omnivores que ne menacent
de crise, il convient de se doter qui nous manque quand pandémie, qui a suivi les grèves, aucun prédateur. Et voici
d’une carapace. Pour l’un la nous travaillons à distance pour décider que l’humain qu’une infravie, un modeste
musique, pour l’autre l’écriture, et qui, pourtant, donne chair est le maillon faible virus, nous impose une leçon
pour un troisième un projet à nos journées. Signe et qu’elles devraient accélérer d’humilité et nous remet à notre
humanitaire ou un amour : que nul ne peut télétravailler l’automatisation des métiers, place dans le tissu végétal
à porter en plus du masque ? éternellement ? comme caissiers ou chauffeurs. et animal de la planète.

CAHIER CENTRAL
POUR PROLONGER LA LECTURE DU DOSSIER, RETROUVEZ DES EXTRAITS
D’ET SI JE SUIS DÉSESPÉRÉ, QUE VOULEZ-VOUS QUE J’Y FASSE ? DE GÜNTHER ANDERS.

P
« endant les soixante-quinze ans de ma vie, le son temps, mettre en garde contre ses dangers, inquiéter
monde et la position de l’homme dans le les consciences. Le philosophe ne doit pas fuir sa responsa-
monde ont si radicalement changé que j’ai été bilité : en période d’ébranlement, son travail est essentiel.
obligé de partir de la réalité même. » Günther Que peut donc la philosophie en temps de crise ? Tragique-
Anders n’avait pourtant pas naturellement l’âme d’un pen- ment décalé, le penseur est soit en retard (Anders revient
seur engagé. Ce sont les sujets atemporels de la philosophie sur l’inconscience du danger que représentait Hitler), soit
éternelle qui l’attiraient spontanément. Mais l’époque dans impuissant à penser l’impensable (Hiroshima). Malgré tout,
laquelle il vit l’oblige. Face à Auschwitz ou à Hiroshima, la sa voix doit résonner à mesure qu’elle raisonne. Tel est ce
philosophie ne peut se cacher derrière Aristote. L’obligation que le philosophe peut et doit faire pour « contribuer à
quasi morale que Günther Anders ressent est celle de mobi- quelque chose en intervenant dans cette situation épouvantable dans
liser les outils de la philosophie pour penser les enjeux de laquelle nous nous sommes mis ».

POUR ALLER PLUS LOIN

Xavier de Maistre / Voyage John Adams (musique), Hervé Guibert / John Lennon /
autour de ma chambre (1794) Alice Goodman (livret) / À l’ami qui ne m’a pas sauvé Working Class Hero (1970)
Assigné à résidence à Turin après Nixon in China (1987) la vie (1990) Dans cette chanson, l’éternel « gars
un duel interdit, de Maistre, alors Cet opéra s’inspire de la rencontre Ce roman de Guibert relate, sur le de la classe ouvrière », comme Len-
non aimait à se présenter, dénonce
© Interfoto/Austrian National Library/LA COLLECTION

jeune officier, signe une parodie de Nixon-Mao en 1972. À propos de la mode de l’autofiction, la maladie
récit de voyage, qui n’est pas pour mise en scène de Peter Sellars, Adams de son ami prénommé Muzil (alias l’arnaque de la prétendue échelle
autant dénuée de sérieux. Il s’adonne affirme qu’il « a brillamment compris Michel Foucault) atteint du sida, sociale. Un cri de rage face au regard
à une touchante découverte des pe- comment les dictatures […] avaient soi- alors qu’aucun traitement n’est de la bourgeoisie sur le prolétariat
tits riens. Sa pérégrination cédant gneusement géré l’opinion publique par encore disponible. On endure au- (« vous restez des putains de paysans »).
volontiers à la rêverie se mue en le biais d’une forme de théâtre public et près de Muzil « la mort au bord du Avec comme seul exutoire l’abrutis-
exploration de l’intime. Pourfen- de la culture du “personnage” sur la nez », une vie où l’expérience de la sement (« On te maintient défoncé à
deur des planificateurs, il se fait scène politique ». Un rappel à l’heure maladie devient un « apprentissage » coups de religion, de sexe et de télé »).
dans ce texte l’avocat de la noncha- de la bataille des récits liés à la pan- de la mort, un renvoi à l’incerti- Le héros de la classe ouvrière, c’est
lance et de l’indécision. démie entre Chine et États-Unis. tude de notre condition humaine. donc celui qui, lucide, résiste.

Philosophie magazine n°139


MAI/JUIN 2020 67
La vie
est
océanique
P. 75

68 Philosophie magazine n° 139


MAI/JUIN 2020
Cheminer dans les idées

FLORENCE JOUBERT
ISSUE DE LA SÉRIE « GÉORGIE DU SUD,
UNE RENAISSANCE »

© Pink / Saif images

Philosophie magazine n° 139


MAI/JUIN 2020 69
Idées
ENTRETIEN

NICOLAS
GRIMALDI
Dernier d’une génération de grands professeurs,
ancien élève de Vladimir Jankélévitch, il a élaboré
une réflexion profonde sur le temps de l’attente.
Retranché dans sa maison face à l’océan, le philosophe
du Traité des solitudes défend plus que jamais la valeur
de la mutualité des sentiments. Une méditation
par gros temps, pleine de mélancolie et de tendresse.
Propos recueillis par Catherine Portevin / Photos Gabrielle Duplantier

70 Philosophie magazine n° 139


MAI/JUIN 2020
« TOUTE JOIE
EST PARTAGÉE »

T
andis que nous étions reclus, notre perception du monde Siècle, mais son inspiration n’appartient qu’à lui et peut-être à l’océan
réduite à nos fenêtres et de nos écrans, nous avons pensé à qui roule à ses pieds. Il fut peintre, dit qu’il ne l’est plus, mais c’est
Nicolas Grimaldi. Depuis une quarantaine d’années, le phi- aussi nourri d’art et de littérature qu’il pense : l’amour avec Proust ou
losophe a choisi le retrait, comme Descartes demeurant Simenon, le moi avec Tolstoï, la morale avec Goya et Rembrandt.
« tout le jour seul, enfermé dans un poêle, où [il avait] tout le Plus que jamais, se disait-on, Nicolas Grimaldi doit savoir ce que peut
loisir de [s]’entretenir de [s]es pensées ». À ceci près que le la philosophie. Les thèmes phares de son œuvre prolifique, qu’il
poêle de Grimaldi est un ancien sémaphore au bord d’une falaise do- s’agisse du désir et de la jalousie, de l’imaginaire ou de la solitude,
minant l’Atlantique. L’imaginer à bientôt 87 ans, veillant depuis sa balisent notre existence.
tour sur la baie de Saint-Jean-de-Luz nous donne soudain le regard Nous avions envie d’entendre sa voix et sa pensée océaniques,
et la respiration plus larges. Sa pensée souffle un grand vent méta- nous l’avons donc appelé alors que nous étions confinés. Nous avons
physique, qui permet d’affronter les événements. Car la vie, pour parlé de l’insupportable attente des âmes du purgatoire, de la ten-
Nicolas Grimaldi, est d’abord élan, expansion, extraversion, relation, dresse et de la manière de partager l’émotion d’un paysage, fût-ce au
et le moi, presque rien dans ce mouvement qui traverse les êtres vi- téléphone. L’enfance est revenue, le souvenir d’un silence et d’un
vants. « Étant séparé des autres, je me sens séparé de moi-même » : sa ennui semblables durant l’Occupation, et celui des omelettes que les
formule n’est pas qu’un concept, elle est gagée sur l’expérience. jeunes allaient se faire le lundi de Pâques au sommet de la Rhune
Nicolas Grimaldi a la force classique du professeur qu’il fut, maître (905 mètres, point culminant des Pyrénées basques). Nicolas Grimal-
à la Sorbonne et spécialiste de Descartes, à qui il a consacré plusieurs di nous entraîne dans le mouvement de sa phrase, en flux et en reflux
études ; il parle comme il écrit, dans la musique de la langue Grand comme les vagues sur la plage aujourd’hui désertée.

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MAI/JUIN 2020 71
Idées
ENTRETIEN

Vous habitez grande surface où nous trouvons l’indispen- voix des autres que nous n’entendons plus.
l’ancien sémaphore sable. Quoique l’échange se perpétue, la socié-
té n’existe pas. Comment peut-il y avoir une
En étant séparé des autres, je me sens séparé
de moi-même. Je sens bien que le moi n’est
de Socoa, face société sans échange ou un échange sans so- pas une réalité en soi, comme une substance,
à l’océan. Il peut ciété ? C’est pourtant ce que nous vivons. On
se donne l’illusion d’entretenir l’état de so-
mais qu’il est une attente, une extraversion,
une expansion, un épanchement. La relation
ressembler ciété, mais nous sommes comme dans un n’est pas un accident, c’est la définition même
au lieu idéal pour monde où notre existence ne serait plus assu-
rée que par des distributeurs automatiques
du moi et de la vie. La vie n’est qu’un système
de relation. Presque tous les organes de notre
un confinement ! et des liens immatériels. Est-ce que le mes- organisme sont voués à la relation : respirer

Comment sage informatique que je reçois peut tenir lieu


d’une main qui tiendrait la mienne si je suis
est une relation entre moi et l’atmosphère.
Pour rendre la vie respirable, il faut restaurer
le vivez-vous ? malade ? Évidemment que non. la relation. En ce moment, les gens s’envoient
de plus en plus de messages comme pour
NICOLAS GRIMALDI : Eh bien, comme Cette existence, est-ce encore la vie ? éprouver une solidarité dont ils sont privés
tout le monde, je survis ! Je suis isolé, mais ni Je ne crois pas. Notre expérience réfute par l’expérience. Plus ils se sentent séparés,
plus ni moins solitaire qu’ailleurs. Il est vrai Rousseau lorsque, dans le deuxième livre plus ils ont besoin de se sentir unis. Je reçois
cependant que, lorsque j’ai acquis ce sé- de l’Émile, il écrit : « Tout homme qui ne vou- sur mon ordinateur des messages de mes très
maphore en 1968, c’était en cherchant dans drait que vivre vivrait heureux. » En ce mo- anciens élèves en Alsace, qui ont aujourd’hui
l’isolement topographique les conditions ment, nous ne voulons tous que vivre, et 75 ans, ils ne se sont pas vus pendant cin-
propices à la réflexion, c’est-à-dire un refuge pourtant, nous ne sommes pas heureux. La quante ans, et voilà qu’ils se soucient les uns
à l’écart. Ce lieu isolé ne provoque pas ma situation privilégiée dans laquelle nous pour- des autres. Ils se demandent des nouvelles
solitude mais me la rappelle : il me rappelle rions nous croire, c’est-à-dire la vacance, est de leur santé, de leurs enfants, comme si
que nous ne pouvons trouver la vérité que détestable parce que ce sont des vacances l’inquiétude des uns angoissait les autres.
dans une solitude fondamentale, en doutant sans divertissement et sans autre, tandis Peut-être le sentiment le plus obsédant
de l’existence de l’Univers, en nous tenant que nous découvrons combien notre vie est n’est-il pas, comme on le croit, l’amour mais
aux frontières du réel. Mes conditions d’exis- précaire car dépendante de celle des autres. la tendresse. La tendresse, c’est comme les
tence ne sont donc pas très changées par le Mémoires d’un âne de la comtesse de Ségur,
confinement obligé. Je vis généralement seul, Est-ce cela, l’expérience de la solitude ? comme Sans Famille d’Hector Malot, comme
je me nourris peu, je lis beaucoup, et ma vie Vous écriviez dans votre Traité ces livres d’enfants qui, pour nous faire dé-
continue comme si elle n’était pas si menacée. des solitudes qu’elle est « l’expérience couvrir ce qu’est l’humanité, nous mon-
d’une communauté que traient la tendresse, par exemple celle de la
Mais ne sommes-nous pas contraints nous découvrons rompue »… Mère Barbarin pour Rémi le petit orphelin.
de penser nos vies menacées ? Ambivalence de la solitude, en effet, qui
Nous le savons mais nous ne le sentons consiste à vivre encore, quoique privés de ce La tendresse plus que l’amour,
pas, c’est pourquoi nous n’y pensons pas vrai- qui nous rendrait la vie possible. De sorte dites-vous ?
ment. C’est là le paradoxe. De même que le qu’en étant comme bannis du monde, nous Par son caractère univoque – un seul être
diabète est une maladie qui ne fait pas souf- faisons tous l’expérience de la solitude, me manque et tout est dépeuplé, et à l’émer-
frir, de même ce coronavirus est un danger même ceux qui sont confinés chez eux en fa- veillement de le voir se mêle la crainte de le
que l’on ne sent pas. Nous sommes donc obli- mille ou avec un ou des amis. Je crois que perdre –, tout amour véritable est angoissé.
gés de faire comme si nous vivions sous la cette situation est un grossissement des ca- Tandis que la tendresse est le partage sou-
menace d’un péril auquel nous ne serions pas ractères constants de notre condition, c’est cieux d’une condition commune. Le souci
vraiment assujettis. La situation étrange que comme si nous regardions à la loupe ce que que manifestent mes anciens élèves les uns
nous partageons me frappe par son caractère nous omettons de voir d’ordinaire. Qu’est-ce pour les autres m’a fait pressentir que rien
à la fois banal et exceptionnel. Rien n’est plus qui nous procure ce sentiment d’une vie entre n’est plus secret et plus précieux au fond de
banal, puisque les conditions biologiques et parenthèses ? Ce n’est pas tant l’absence de nous que la mutualité de nos émotions. C’est
spirituelles de notre existence sont assurées liberté d’aller et venir que, comme une con­ ce que je retrouve en écoutant une heure par
sans difficulté : nous dormons, nous man- séquence de celle-ci, l’absence de rencontre jour les derniers quatuors à cordes de Haydn.
geons, j’entends les nouvelles à la radio, je lis avec les autres. Pire : la rencontre elle-même
La Débâcle de Zola… Mais, par ailleurs, rien est rendue amère par le risque de conta- Qu’y entendez-vous ?
n’est plus exceptionnel, puisque les condi- gion, donc par une sorte de défiance, d’an- Une conversation sans doute, une calme
tions sociales de notre existence sont empê- goisse ténue. Je vis pour moi-même, mais si et légère méditation. Je me rends compte
chées. D’un côté, on vit normalement, mais, je ne peux plus vivre pour personne, c’est d’une chose que j’aurais dû savoir, c’est que
de l’autre, on a presque cessé de vivre. Par une comme si je ne vivais pas. l’on mime intérieurement la musique que l’on
conséquence du confinement, toute relation, entend, on ne peut recevoir son énergie sans
toute activité, tout travail, tout rythme sont D’un autre côté, le confinement une énergie intérieure. C’est épuisant d’écou-
suspendus. Du même coup, nous ne pour- ne peut-il pas être l’occasion de ter de la musique. C’est pourquoi Haydn me
voyons plus à l’existence des autres, et cepen- se retrouver soi-même ? convient mieux en ce moment que les qua-
dant les autres pourvoient à la nôtre, puisque On pourrait le croire, mais cela n’existe tuors de Beethoven ou de Schubert qui de-
les médecins et infirmières nous soignent et pas un moi sans autre. Ce que nous enten- mandent une énergie plus intense. La sublime
que nous allons de temps en temps dans une dons en nous auscultant nous-mêmes est la et inlassable continuité de Bach est de même

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MAI/JUIN 2020
NICOLAS
GRIMALDI
E N 6 DAT E S

1933
Naissance à Paris,
le 24 décembre

1959
Agrégation de philosophie

1968
Acquisition de l’ancien
sémaphore de Socoa

1983
Professeur à la Sorbonne.
Il occupe successivement
les chaires d’histoire
de la philosophie moderne
et de métaphysique

1983-1988
Directeur du Centre d’études
cartésiennes

2 0 2 0… o u 2 0 2 1
Son livre La Séparation est prêt
à paraître chez Pocket

« Je vis pour moi-même


mais si je ne peux plus vivre
pour personne, c’est comme
si je ne vivais pas »

difficile à supporter dans cette période las- Le purgatoire est-il donc entré. C’est l’ambiguïté de l’attente : on croit
sante que nous vivons. une menace pire que l’enfer ? attendre le bonheur et, comme au paradis,
Oui, car l’enfer, c’est l’éternité. Le pur- une fois qu’on y est, on n’attend plus que d’en
L’attente est un grand thème gatoire est un châtiment extrême : il s’agit sortir. Aussi longtemps que le confinement
de votre philosophie. Or, s’il est d’attendre qu’il n’y ait plus rien à attendre, durera, je vais attendre et, par con­séquent,
un état que nous connaissons tous c’est-à-dire le bonheur du paradis. Personne je vais vivre, sans rien avoir à attendre, c’est-
en ce moment, c’est bien l’attente. ne peut me dispenser d’attendre, ni hâter à-dire sans que personne n’ait rien à attendre
Quelles réflexions cela vous inspire-t-il ? ma délivrance. Et cependant, entrer au pa- de moi. Je sais bien que la mort va venir, elle
L’attente est la conscience même. Pour ne radis suppose que quelqu’un m’y attende est embusquée quelque part, elle va sortir de
plus attendre, il me faut perdre conscience, qui me connaisse davantage que moi-même. sa cachette, mais comment sera-ce ? Par où ?
par exemple m’endormir. J’attends de m’en- Adam n’avait rien à attendre au paradis Par quel accident ? Par quelle mésaventure
dormir, mais si je dors, je n’attends plus. puisqu’il était censé être dans la pléni- hospitalière ? Eh bien, ce sera peut-être par
Nous attendons sans cesse depuis que nous tude du bonheur, et pourtant, il a éprouvé un virus venu de Chine. J’aimerais seule-
sommes nés, nous attendons la fin de l’at- le désir de quelque chose qui lui manquait. ment que ce ne fût pas dans une chambre
tente, nous nous attendons à la mort de Preuve qu’il ne suffit pas de tout avoir pour laquée de blanc, et je voudrais ne pas avoir
même que l’on s’attend secrètement à être ne manquer de rien. longtemps à l’attendre. Mais même dans
heureux sans trop savoir ce qu’est le bonheur. les palaces, on ne choisit pas toujours sa
Lorsque nous attendons la fin du confine- Que lui manquait-il ? chambre, on prend celle qui est libre ! Ce
ment, la fin de l’épidémie, la fin de la para- Il lui manquait de sentir sa plénitude, confinement me fait revivre le temps de ma
lysie économique, nous sommes comme les donc il attendait, et il était sans doute déchu petite enfance durant l’Occupation. Il y avait
âmes du purgatoire. Il est fascinant que tant avant de tomber. L’idée du paradis perdu, le même silence, hormis le bruit des camions
de penseurs, et même Descartes et Pascal, que l’on trouve chez Pascal et chez Augustin, de l’armée allemande. Le temps alors deve-
aient cru qu’ils étaient assujettis à un juge- est un mythe. Je crois que si Adam est sorti nait lacustre, il ne coulait plus. Je revis ce
ment dernier qui les menaçait du purgatoire. du paradis, c’est parce qu’il n’y est jamais temps d’une interminable attente.

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Idées
ENTRETIEN

N’avons-nous alors que le choix Pour vous, le temps et la vie, c’est microbiologistes définissent la vie en l’attri-
de cultiver l’instant, de vivre la même chose ? Je ne comprends pas… buant à une nucléoprotéine qui permet sou-
la plénitude du présent ? Je m’explique, car, avec votre question, dain le surgissement d’une cellule, qui va
Mais l’instant est invivable ! Si l’instant vous mettez le doigt sur mes erreurs ! Je me ensuite se diviser et se multiplier. Mais lors-
est la limite entre deux instants, alors il ap- suis d’abord intéressé au temps, notamment qu’ils décrivent ce processus avec émerveille-
partient à la fois au passé et à l’avenir, donc dans mon livre Ontologie du temps, en croyant ment, ils oublient qu’ils sont des vivants
jamais au présent. C’est l’argument logique. que la vie était quelque chose du temps, qu’elle assistant aux premiers moments de la vie et à
Bergson dit justement : « Le présent pur n’existe en était le phénomène par excellence : on ne son expansion. Il faut d’abord vivre pour at-
pas. » Eh bien, pas plus que le moi, l’instant voyait jamais aussi bien le temps qu’en obser- tendre de voir la vie se déployer dans le temps.
n’existe. Le présent n’est pas une plénitude, vant la vie. Et puis, j’ai compris que je m’étais C’est pourquoi la question de vivre au présent
il est toujours saturé par l’attente qui unit le trompé, et qu’en fait, c’était le contraire : le est une illusion. Mais Pascal avait déjà bien
présent à l’avenir et ne nous rend attentifs à temps est quelque chose de la vie, il est la observé cette paradoxale absence au présent
l’un que pour guetter l’apparition de l’autre. manière universelle et constante par la- – « nous ne nous tenons jamais au présent », écrit-
Nous avons toujours affaire à l’unité d’une quelle nous pensons l’expansivité de vie, ce il. Elle fait de l’homme un être qui ne se sent
dualité, car notre conscience ne coïncide ja- que j’appelle la « tendance ». Un exemple : les assigné à aucune demeure dans l’existence.
mais avec elle-même, elle est fondamentale-
ment séparée du monde. J’ai été très tôt saisi
par cette question : l’homme est le seul être
vivant qui ne peut pas se contenter de vivre,
de persévérer dans son être, sans s’interro-
ger sur la signification de l’existence. Pour-

« L’humanité prend conscience


quoi ? Parce que l’esprit est séparé de la
nature, et sans doute cette séparation origi-
naire se lit-elle justement dans les mythes
qui, de Platon à la Bible, racontent une pléni-
tude à retrouver. Je reviens au paradis per- de son universalité en prenant
du : même si je n’accorde aux dogmes des
différentes religions qu’un crédit réticent,
l’adhésion que tant de nos semblables leur
conscience de sa mortalité »
ont accordée suffit néanmoins à m’y faire
rechercher quelle secrète vérité s’y révèle,
en l’occurrence l’expérience première d’une
absence, d’un manque, de quelque déchire-
ment. Or, qu’y aurait-il qui ne puisse rien
laisser attendre, qui serait si plénier, si par-
fait qu’on ne puisse rien concevoir au-delà ?
Il n’y a que l’infini, l’éternité, la plénitude, la
perfection – c’est-à-dire toutes les figures de
l’absolu –, mais aussi la mort. Il est fort remar-
quable que tant de mythologies et presque
toutes les religions nous aient fait imaginer
la mort comme le seuil de l’absolu.

Si l’attente est une relation à l’avenir,


que dit-elle de notre relation au temps ?
Le propre de l’attente est d’être transcen-
dante à tout ce qui est présent, c’est-à-dire à
tout ce qui est réel. Plus qu’au temps, elle a
affaire à l’irréel, à l’imaginaire, à l’indéterminé
qui n’est pas encore là. Elle est élan vers autre
chose que ce qui est, ce qui est au fond la défi-
nition du désir. Prenez par exemple le person-
nage de Chérubin dans la pièce Le Mariage de
Figaro de Beaumarchais, ou dans l’opéra de
Mozart qui en est tiré. Il est amoureux mais il
ne sait pas de qui. Or le désir est aussi le mot
par lequel Aristote désigne la cause de tout
mouvement : le désir – oreksis, en grec – est la
tendance inhérente à la vie. C’est ainsi que,
m’a-t-il semblé, l’attente est davantage une
relation à la vie qu’au temps.

74 Philosophie magazine n° 139


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LES LIVRES
Pascal est-il le philosophe naturel comme peut l’être un tremblement DE NICOLAS GRIMALDI
qui vous accompagne en ce moment ? de terre. Cela aurait intéressé Pascal : com-
Je ne cesse de le relire. Pascal est l’homme ment un infiniment petit tel qu’un virus
dont finalement j’aurai été le plus proche, peut produire des effets aussi immenses ?
alors que je n’ai aucune sorte de foi. À ce point L’humanité prend conscience de son univer-
près, tout ce qu’il décrit de la condition hu- salité en prenant conscience de sa mortalité,
maine m’est très fraternel. « Condition de de sa précarité, partout dans le monde, au Phares et balises
l’homme. Inconstance, ennui, inquiétude. » Oui, même moment. Il semblait aux uns et aux parmi la quarantaine d’ouvrages
c’est bien vrai. autres que, malgré l’uniformisation des qu’il a fait paraître
modes de vie dont nous parlons sans cesse,
Pascal a une vision de l’homme il subsistait des différences irréductibles Ontologie du temps
plus négative que la vôtre, non ? – culturelles, politiques. Et tout d’un coup, (PUF, 1993)
Négative… Oui, vous avez raison. Il a on nous rappelle : c’est partout pareil parce Reprise de sa thèse Désir et Temps (1971).
Il énonce pour la première fois le concept
manqué à Pascal ce dont nous nous entre- que nous allons tous mourir. d’attente pour désigner la conscience
tenions tout à l’heure, à savoir l’expérience comme séparée du monde. Un thème
de la tendresse, qui rend toute chose posi- Quelle est chez vous la place de la joie ? qu’il décline à nouveau dans le très
tive. Car la tendresse brise la clôture de La première condition de toute joie, c’est accessible Bref Traité du désenchantement
notre moi. Pascal disait que tout le malheur d’être au moins deux. Toute joie est parta- (PUF, 1998 ; rééd. Pocket, 2017)
des hommes vient du divertissement. C’est gée. Je vous fais une confidence dont j’ad- ou dans le Traité de la banalité (PUF, 2005).
vrai, mais c’est une banalité. Oui, nous vi- mets le caractère pathologique et saugrenu : Traité des solitudes
vons dans l’attente de choses insignifiantes devant le plus beau paysage du monde, s’il (PUF, 2003)
– le profit, l’acquisition d’un nouvel objet, n’y a personne pour en partager avec moi la Début de sa philosophie de la vie conçue
l’annonce d’une prochaine promotion… Pas- contemplation, j’ai le sentiment d’en être comme « le dynamisme d’un écart »
cal accorde une importance dramatique à privé. Je ne parviens pas à m’émerveiller de et comme « tendance ». Ce qui ouvre
l’insignifiance. Mais ce qui nous est arrivé ce que je suis seul à sentir. Aussi magnifique une pensée originale du moi comme
essentiellement séparé de lui-même,
n’est pas a priori, pour une fois, la faute de soit ce paysage, il n’est qu’un décor et par qu’il aborde également dans Préjugés
l’homme, de sa sottise, de son impatience conséquent me laisse comme un voyeur, à et Paradoxes (PUF, 2007) et dans
ou de sa rapacité ; il s’agit d’un événement l’extérieur, un étranger, un passant. Tout Les Théorèmes du moi (Grasset, 2013).
sentiment est une mutualité.
Essai sur la jalousie.
Comment est l’océan en ce moment L’enfer proustien
(PUF, 2010)
devant votre fenêtre ?
Il puise la matière d’une philosophie
Il y a un grand soleil, le temps est si clair de l’amour dans la littérature. Comme en
que la mer est d’un indigo sombre. Elle est témoigne aussi Les Métamorphoses de
très calme parce qu’il n’y a pas de vent. Les l’amour (Grasset, 2011), inspiré par Simenon.
gros rochers au pied de mes falaises étaient
sans doute, il y a quarante millions d’années, Une démence ordinaire
les premières pierres des Pyrénées. Chaque (PUF, 2009)
L’attente étant ce qui nous sépare du
vague qui déferle sur eux est comme moi : réel, le thème de l’imaginaire est exploré
elle a toute l’apparence d’un être et elle ici dans ses excès : c’est la croyance
n’existe pas. L’humanité semble prendre la comme envoûtement, puis, dans
forme, le style, le rythme, la respiration d’un L’Inhumain (PUF, 2011), le fanatisme et
individu, et pourtant, cet individu est à peine le mal, et, enfin, les « égarements » que
plus que rien. La vie, il l’a reçue, aussi va-t-il produit l’imagination dans le sens que
nous donnons à la réalité, dans Sortilèges
la rendre. La vie est océanique. À marée très de l’imaginaire (PUF, 2019).
basse, je vois en général plein de pêcheurs à
pied sur ces rochers avec leurs paniers, leurs L’Effervescence du vide
crochets, leurs épuisettes, essayant de ra- (Grasset, 2012)
masser des crabes, quelques poissons et co- Récit autobiographique, critique virulente
quillages. Là, il n’y a plus personne. La plage de Mai-68 et réflexion sur l’histoire.
est vide. Dans la baie, pas un bateau. Dans le
Les Idées en place.
ciel, pas un avion. De même que l’on se de- Mon abécédaire philosophique
mande comment les diplodocus ont disparu (PUF, 2014)
il y a 65 millions d’années, de même suis-je De « Absence » à « Zèle », une pensée
en train de voir le monde comme si l’huma- en soixante mots et notions.
nité en avait disparu, ou bien comme si elle
n’avait pas commencé à s’y installer. Le Et aussi, deux précieux essais sur l’art :
L’Ardent Sanglot. Cinq études
monde sans l’homme, c’est ce que je vois de sur l’art (Encre Marine, 1994) et Le Soufre
mon promontoire. Et je ressens une solitude et le Lilas. Essais sur l’esthétique
originaire que je suis heureux d’avoir parta- de Van Gogh (Encre Marine, 2003).
gée avec vous. 

Philosophie magazine n° 139


MAI/JUIN 2020 75
Idées
LE CLASSIQUE REVISITÉ
Idées
LE CLASSIQUE REVISITÉ

Et s’il n’y avait


qu’un livre à (re)lire
quand le tourbillon
de la vie sociale s’arrête
ou tourne au ralenti ?
Peut-être serait-ce
Walden ou La vie dans
les bois, de Henry
David Thoreau, où l’on
découvre combien
la solitude est politique

HENRY
et que le monde naturel
nous pourvoit en
raisons de vivre, pour

DAVID
peu que nous prenions
le temps de le regarder.

THOREAU,
Par Alexandre Lacroix

l’œil
du sage
Illustration : © Jules Julien pour PM ; photo-droits d’inspiration : © Domaine public.

Philosophie magazine n° 139


MAI/JUIN 2020 77
Idées
LE CLASSIQUE REVISITÉ

exploration de soi-même et de l’espace im-


HENRY DAVID

W
mense de la pensée dans un environnement
THOREAU sauvage, Walden est irrigué par une certaine
LES DATES CLÉS conception de la philosophie, comme travail
sur soi et quête de sagesse, que l’on trouve
déjà chez les auteurs anciens, chez les Grecs,
chez les Romains, avant que le support prin-
cipal de l’activité de réflexion ne devienne, à
partir de l’humanisme en Occident, la lecture
et l’écriture. Nourri de culture classique, Tho-
reau recherche une unité profonde de la pen-
sée et de la vie : « Être philosophe ne consiste
1817 pas simplement à avoir de subtiles pensées, ni
Naissance le 12 juillet
à Concord (Massachusetts).
même à fonder une école, mais à chérir assez la
sagesse pour mener une vie conforme à ses
1833-1837 préceptes, une vie de simplicité, d’indépendance,
Études à l’université de magnanimité, et de confiance. » On peut juger
Harvard. du bien-fondé d’une doctrine à la forme géné-
1835 rale que prend la vie de son auteur : voilà un
Première rencontre énoncé familier aux classiques comme à Tho-
avec Ralph Waldo Emerson, reau qui n’a plus tellement cours dans la
de quatorze ans son aîné. modernité. Si l’idéal de simplicité, d’indé-
Il deviendra son mentor.
pendance était déjà présent chez Épicure, si
alden ou La vie dans les bois est l’un de ces 1845-1847 Marc Aurèle louait la magnanimité, Thoreau
ouvrages du XIXe siècle qui risquent de Séjour près de l’étang poursuit néanmoins un but moral nouveau
rester muets pour nous, à cause de son de Walden. et typique de la civilisation américaine : il
rythme. Il fut écrit dans un monde plus lent aspire à un rapport confiant avec le monde.
1861
et plus patient que le nôtre, dans une société Voyage dans la région Si vous abordez votre entourage et votre mi-
d’avant l’électrification. Le tempo de la prose des Grands Lacs, jusqu’aux lieu naturel sans hostilité, vous pourrez
de son auteur, Henry David Thoreau, est celui chutes du Niagara, qui vient prendre appui sur eux. De la confiance dépend
du rabot qui arrondit les bords d’une planche, compléter de fréquentes la liberté – car il n’y a pas de liberté intérieure
expéditions dans les forêts
du sarclage d’un potager, étranger aux trépi- du nord-est des États-Unis.
possible, tant qu’on craint pour sa sécurité.
dations de l’armature technologique de notre
époque. Si bien que d’ordinaire, nous avons 1862 SIMPLIFIEZ, SIMPLIFIEZ !
les nerfs trop agacés pour le lire vraiment, Mort à Concord La plupart des commentateurs de
pour en apprécier la sève. (Massachusetts) le 6 mai, Thoreau insistent sur la manière dont
à l’âge de 44 ans,
Curieusement, dès le premier jour de d’une bronchite (il souffrait cet auteur décrit la nature, le désignant
la quarantaine, en parcourant les rayon- de la tuberculose depuis 1835). souvent comme précurseur de la sensibilité
nages de ma bibliothèque à la recherche d’un écologique. Je reviendrai sur ce point et plus
livre que j’aurais envie de relire, c’est Walden spécifiquement sur la place accordée à
qui m’a attiré. Je me suis dit que la tempora- l’étang de Walden, mais, à la seconde lec-
lité arrêtée du confinement me permettrait ture, ce sont d’autres aspects qui m’ont
de replonger dans cette lecture ; mais aussi délibérée, d’un éloignement provisoire de la frappé. En particulier, le caractère politique
que ce livre inclassable m’aiderait à vivre vie sociale : « Quand j’écrivis les pages sui- de l’expérience, apparemment égoïste. Tho-
vraiment l’expérience de la quarantaine, à ne vantes, ou plutôt en écrivis le principal, je vivais reau est l’inventeur du concept de « déso-
pas seulement la subir. Au-delà de l’actualité seul, dans les bois, à un mille de tout voisinage, béissance civile », qui a inspiré plus tard
inquiétante, l’œuvre de Thoreau rouvre une en une maison que j’avais bâtie moi-même, au Gandhi, ainsi que bien d’autres contesta-
dimension manquante dans le discours mé- bord de l’étang de Walden, à Concord, Massa- taires, et qui consiste à se détourner des
diatique, celle du spirituel. « Le temps n’est que chusetts, et ne devais ma vie qu’au travail de mes injonctions du pouvoir mais sans chercher
le ruisseau dans lequel je vais pêchant, écrit Tho- mains. » C’est, étrangement, un jeune homme à affronter ce dernier ni à le renverser. La
reau. J’y bois ; mais tout en buvant j’en vois le de 28 ans qui s’exprime avec cette autorité. désobéissance civile est, en fait, l’exact op-
fond de sable et en découvre le peu de profondeur. posé de la servitude volontaire. Vous savez
Son faible courant passe, mais l’éternité de- LA LIBERTÉ PLUTÔT ce que l’on attend de vous, mais vous pas-
meure. » Walden, c’est d’abord une invitation QUE LA SÉCURITÉ sez votre chemin. C’est une puissance d’abs-
© Granger Collection/Bridgeman images

à regarder par transparence à travers le mince Thoreau a construit une cabane de tention. Le concept n’est pas cité dans
filet de notre agitation ordinaire. rondins en forêt, afin d’y passer de longs Walden, mais il y infuse. Qu’il évoque les
Tout commence par une expérience, mois en n’accomplissant que « les actes essen- Indiens d’Amérique ou l’esclavage, Thoreau
car Walden ou La vie dans les bois est un essai tiels de la vie ». Il va y rester un peu plus de – farouche abolitionniste – se montre inti-
de philosophie pratique. Les premières lignes deux ans, du 4 juillet 1845 – jour de la fête de mement convaincu de l’égalité de tous les
posent le cadre, qui n’est pas celui de la qua- l’indépendance américaine – au 6 septembre hommes et lucide sur les penchants crimi-
rantaine forcée, mais plutôt de la retraite 1847. Récit d’une épreuve initiatique, d’une nels de la civilisation américaine. « Ce que

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mes voisins appellent bien, je le crois en mon paraissent de loin préférables aux rési- simplicité, de la simplicité ! » Il se réjouit que
âme, pour la majeure partie, être mal, et si je dences en pierres de taille des possédants de la les vieux vêtements, rompus aux plis de notre
me repens de quelque chose, ce doit fort vrai- Nouvelle-Angleterre. « L’anxiété et la tension corps, soient plus agréables à porter que les
semblablement être de ma bonne conduite. » continues de certains est à bien peu de chose près neufs. Pour l’alimentation, il suit une dié-
Thoreau s’insurge aussi contre le une forme incurable de maladie. On nous porte tétique exceptionnelle pour un homme du
surtravail, dans lequel il voit une soumis- à exagérer l’importance de ce que nous faisons de XIXe siècle – le terme « végane » n’existant
sion de l’être humain aux conditions maté- notre travail. » La fréquence de l’épuisement pas, il se décrit lui-même comme « Pythago­
rielles de son existence. « Voici les hommes professionnel et du workaholisme de nos ricien ». Il ne mange ni viande ni poisson. Mais
devenus les outils de leurs outils ! » se désespère- jours ne dément pas ce constat ; et il n’est pas il ne s’autorise pas non plus le café, le thé, ni
t-il. Pourquoi dépenser tant d’énergie à forger jusqu’au télétravail – dont on s’est aperçu le sel, luxes inutiles. Son ordinaire se com-
des rails et à poser des voies ferrées à travers avec la quarantaine qu’il est tout aussi stres- pose de haricots et de pommes de terre, par-
le pays ? Ne nous trouverions-nous pas mieux sant et contraignant que le travail de bureau, fois de fruits. Quand survient un visiteur et
sans chemin de fer, sans nous déplacer plus voire davantage – qui ne confirme que nous qu’il lui demande un verre d’eau, Thoreau lui
vite ? « Ce n’est pas nous qui roulons en chemin avons une sorte de passion morbide pour montre le lac. Ce n’est pas une plaisanterie ;
de fer ; c’est lui qui nous roule dessus. » l’activité productrice. Quant à Thoreau, il il boit l’eau de l’étang. Et d’offrir à son visi-
Dans de nombreuses pages, Thoreau s’est affranchi de telles contraintes : « J’aime teur de lui prêter sa « cuiller à pot ».
étale des calculs de dépenses, parfois un une large marge à ma vie. Quelquefois, par un Dans un passage de son roman auto-
peu mesquins. Ce qu’il entend prouver par matin d’été, ayant pris mon bain accoutumé, je biographique Sexus (1949), Henry Miller
ces décomptes, c’est qu’il est absurde qu’un restais assis sur mon seuil ensoleillé du lever raconte une soirée débridée où ses amis et
être humain emploie dix à vingt années de sa du soleil à midi. » lui décident de s’enivrer avec de l’eau. Je me
vie à gagner l’argent nécessaire pour payer sa Cohérent avec lui-même, il se con­ suis aperçu qu’il parodiait Walden : Thoreau
propre maison ; les tentes légères des Amérin- tente de peu d’argent et a choisi un mode de explique qu’il reçoit parfois jusqu’à vingt
diens, faciles à replier et à transporter, lui vie d’une rare sobriété. « De la simplicité, de la visiteurs et qu’ils passent des soirées d’une

L’EXTRAIT LE COMMENTAIRE
DE HENRY DAVID THOREAU D’ALEXANDRE LACROIX
e quittai les bois pour un aussi bon motif ’aime beaucoup ce passage,
« 
J que j’y étais allé. Peut-être me sembla-t-il que
j’avais plusieurs vies à vivre, et ne pouvais plus J qui est peu commenté.
De Thoreau, on retient souvent
le départ fracassant. Il a quitté
donner de temps à celle-là. C’est étonnant Concord, il est parti vivre en forêt !
la facilité avec laquelle nous adoptons insensiblement Oui, mais pourquoi est-il revenu en ville ?
Sa réponse est d’une franchise désarmante :
une route et nous faisons à nous-mêmes un sentier battu. il a quitté son ermitage quand il s’est aperçu
Je n’avais pas habité là qu’une semaine, que mes pieds qu’il se répétait, que ses pas mais aussi son esprit
tracèrent un chemin de ma porte au bord de l’étang […]. empruntaient toujours les mêmes chemins.
Il est parti au bout de deux ans – quand
Grâce à mon expérience, j’appris du moins que il a compris qu’il n’avait plus rien à apprendre.
si l’on avance hardiment dans la direction de ses rêves, De façon générale, je ne crois pas qu’il soit
et s’efforce de vivre la vie qu’on s’est imaginée, vraiment possible de se métamorphoser
on sera payé de succès inattendu en temps ordinaire. ou de se réformer soi-même, par décision
ni par application de fortes doses de philosophie.
On laissera certaines choses en arrière, franchira Mais quelques rares auteurs donnent
une borne invisible ; des lois nouvelles, universelles, plus des signes d’une mue spirituelle, semblant avoir
libérales, commenceront à s’établir autour franchi un certain seuil. Ce fut certainement
et au-dedans de nous ; ou les lois anciennes à s’élargir le cas de Spinoza, qui évoque au début du Traité
de la réforme de l’entendement sa résolution
et s’interpréter en notre faveur dans un sens plus libéral, de trouver « l’éternel et suprême bonheur », mais
et on vivra en la licence d’un ordre d’êtres plus élevé. aussi de Ralph Waldo Emerson, qui cherchait
En proportion de la manière dont on simplifiera sa vie, la « joie d’une relation originale avec l’univers ».
Ce fut également le grand accomplissement
les lois de l’univers paraîtront moins complexes, et de Thoreau. Comment le sait-on ? À cause
la solitude ne sera pas solitude, ni la pauvreté, pauvreté, de son livre. Il n’est pas situé au niveau habituel
ni la faiblesse, faiblesse. » de l’intellectualité. À chaque page, on sent
qu’il vient d’ailleurs, d’une contrée que Thoreau
Henry David Thoreau, Walden ou La vie dans les bois (1854, trad. fr. L. Fabulet). a découverte et où il nous invite à le rejoindre.

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MAI/JUIN 2020 79
Idées
LE CLASSIQUE REVISITÉ

gaieté folle sans ingurgiter d’alcool ni man-


ger. Trop souvent, remarque-t-il, les plats “Le temps rapport à la nature est moins scientifique
qu’esthétique et métaphysique. Dans de très

n’est que
mijotés et gras, les boissons alcoolisées belles pages, il explique que la nature est la
plombent les réunions familiales ou ami- véritable réponse au fardeau de la solitude
cales. Si l’on est reçu à dîner, on en ressort le – la lumière du printemps n’a-t-elle pas al-
ventre lourd, fatigué, alors que la compagnie
des autres devrait nous ragaillardir. Quand le ruisseau légé parfois l’isolement de la quarantaine ?
C’est sans doute le remède qu’il aurait pré-

dans lequel
la table reste vide, toute l’énergie gâchée en conisé : « Pourquoi me sentirais-je seul ? notre
digestion est disponible pour les chants, les planète n’est-elle pas dans la Voie Lactée ? […]
danses, les conversations, et une espèce de Près de quoi désirons-nous le plus habiter ? Sûre-
flamme humaine s’avive. Je ne sais si je serais
prêt à suivre un tel précepte mais j’aime assez je vais ment pas auprès de beaucoup d’hommes, de la
gare, de la poste, du cabaret, du temple, de

pêchant. […]
l’idée. Et puis cette phrase assassine : « Le gros l’école, de l’épicerie […] mais près de la source
mangeur est un homme à l’état de larve. » éternelle de notre vie, d’où en toute notre expé-
rience nous nous sommes aperçus qu’elle jaillis-
MESURER LA PROFONDEUR
L’étang de Walden joue dans le livre Son faible sait, comme le saule s’élève près de l’eau et
projette ses racines dans cette direction. » Le
un rôle spécial ; Thoreau s’y baigne tous
les matins à l’aube. Ce plan d’eau est décrit
comme un œil : « Le lac est le trait le plus beau
courant sentiment de solitude est créé par la civili-
sation urbaine ; il provient d’une relation
faussée aux autres et au monde, teintée de
et le plus expressif du paysage. C’est l’œil de la
terre, où le spectateur, en y plongeant le sien, passe, mais défiance et d’avidité. Si le centre de l’Univers
est partout, alors il me suffit d’ouvrir les
sonde la profondeur de sa propre nature. » Il y
a donc double inclusion : je regarde la nature, l’éternité yeux pour me rendre compte que je l’occupe
et que les distances dont je me lamentais

demeure”
mais ma propre image lui appartient ; je suis ne résidaient qu’en moi-même.
dans le monde naturel comme il est en moi, Dans la même veine, Thoreau évoque
qui le perçois. C’est aussi le double miracle la façon dont s’est dénouée une angoisse
de notre présence au monde. Qu’est-ce qui matinale : « Après une tranquille nuit d’hiver,
est le plus digne d’émerveillement ? La beau- HENRY DAVID THOREAU je m’éveillai avec l’idée confuse qu’on m’avait
té de l’aube et des étoiles ? Ou bien le fait posé une question, à laquelle je m’étais efforcé
que je sois moi-même vivant, éveillé, cons­ de répondre en vain pendant mon sommeil,
cient, en mesure de les admirer ? L’Univers comme quoi – comment – quand – où ? Mais il
n’atteint-il pas en moi son stade du miroir, y avait la nature en son aube, et en qui vivent
puisqu’il se contemple lui-même à travers toutes les créatures, qui regardait par mes
mes yeux ? larges fenêtres avec un visage serein et satisfait,
La nature chez Thoreau n’est jamais y a fréquenté Ralph Waldo Emerson et de sans nulle question sur ses lèvres, à elle. Je
détachée de l’homme ; mais elle n’est pas non nombreux autres esprits de premier plan. m’éveillai à une question répondue. » Ainsi,
plus assujettie aux intérêts humains. Êtres et Ces hommes-là ont posé les bases de la lit- chez Thoreau, il n’y a pas d’arrière-monde,
choses sont pétris de la même matière, c’est térature comme de la philosophie améri- pas d’Esprit, ni d’Être à aller chercher der-
pourquoi il y a continuité entre l’humain et le caines. Emerson et Thoreau furent les rière la nature. Ce qui est s’étale ample-
lac. Dans un passage étonnant, Thoreau rap- membres les plus éminents d’un cercle de ment sous nos yeux et a une portée
porte qu’une croyance paysanne prétend le lac lettrés, le Transcendental Club, qui a donné spirituelle immédiate.
de Walden sans fond. Aussi entreprend-il de le naissance à un courant de pensée, le « trans- À la fin de cette relecture, je me suis
sonder et lui découvre-t-il une profondeur cendantalisme », qu’on appelle encore le trouvé confirmé dans une impression que
maximale, en son centre, de 102 pieds (un pied « perfectionnisme moral » (parce que ces j’avais eue autrefois. Quand j’avais 24 ans,
mesure environ 30 centimètres). Il ajoute qu’il auteurs cherchaient à s’élever morale- j’ai quitté Paris pour aller vivre en Bour-
est possible de deviner la forme du fond d’un ment et spirituellement) et dont l’influence gogne, dans un petit village près de Cluny.
lac en ce qu’elle prolonge les modulations jusqu’à nos jours est considérable. Sans J’y suis resté jusqu’à l’âge de 30  ans. Ce
du paysage environnant. doute, ces penseurs doivent-ils leur profon- n’était pas une vie dans les bois, mais le dé-
Thoreau glisse alors une observation deur au fait de s’être retrouvés dans les paysement – de la capitale à ce bourg de
inattendue : eh bien, il en va de même du mêmes lieux, comme des pics adjacents. Un 300 âmes en hiver – fut intense. Il y avait les
cœur et de la profondeur d’un homme ! Vous massif semblable est apparu dans l’Athènes forêts, les collines, les vignes, la brume du
voulez sonder l’intériorité d’un être hu- du IVe siècle avant J.-C., du temps de So- matin et le froid cinglant de l’hiver. Or c’est
main ? Observez ses alentours, c’est-à-dire crate, Platon et Aristote, ou à Édimbourg à la faveur de cet éloignement que j’ai pu
les gens et les endroits qu’il fréquente. S’il a au XVIIIe siècle, avec David Hume et Adam établir des relations humaines plus satis-
autour de lui des pics, il aura en lui une pro- Smith. Concord au milieu du XIX e siècle faisantes, avoir un premier enfant, mais
fondeur correspondante. S’il est entouré de fut l’un des pôles de la vie de l’esprit. aussi entrer dans de nombreux livres qui me
rives basses et égales, cela le démontrera S’il est versé en botanique, fin obser- restaient opaques à Paris. La morale d’une
peu profond. Voilà qui lève peut-être le mys- vateur du comportement des taupes, des telle histoire est donc toute simple, bien
tère du génie de Thoreau qui, bien que natif guêpes ou des fourmis, Thoreau n’est pas qu’elle soit très utile : c’est dans un apparent
d’une petite ville de la Nouvelle-Angleterre, seulement un écrivain naturaliste. Car son désert que l’essentiel advient.

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LA GALAXIE THOREAU

Esprit pionnier
En renouvelant le regard porté à la nature, Thoreau inaugure une tradition philosophique américaine
privilégiant l’expérience aux concepts. Prônant une forme de sobriété subversive au pays du capitalisme
triomphant, il reste une référence majeure pour nombre d’hommes et de femmes d’engagement.
Par Yseult Rontard

CEUX (ET CE) QU’IL A LUS CE QU’IL A CHANGÉ CEUX QUI L’ONT LU

HOMÈRE M. K. GANDHI


(VIII e SIÈCLE AV. J.-C. ?)  (1869-1948) 
Thoreau retient du poète antique le sens du cosmos, l y a de nos jours des profes- Gandhi découvre l’essai La Désobéissance civile
cette idée d’un ordre de l’Univers dont nous faisons seurs de philosophie, mais lors d’un séjour dans les prisons coloniales
partie. À rebours de la tradition chrétienne
qui attribue l’immortalité à l’homme, il renoue
avec l’idée d’une éternité du cosmos : évoquant le vol
«
I pas de philosophes.  » C’est
ainsi que, dans Walden, Tho-
reau déplore une carence de
britanniques. Opposé à l’esclavage, Thoreau
y revendique que « la révolution est un droit,
c’est à savoir le droit de refuser d’obéir à un
d’un moustique, il affirme que « c’était le requiem la Nouvelle-Angleterre du XIXe siècle : il n’y gouvernement, lorsque sa tyrannie et son poids
d’Homère ; une Iliade, une Odyssée dans l’air […]. sont grands et insupportables ». Une véritable
Il y avait là quelque chose de cosmique ; a pas encore d’intellectuels américains. C’est rencontre intellectuelle pour Gandhi, qui affirme
une annonce, toujours vraie que la terre est aussi le constat de son ami Emerson qui ne jamais quitter cet ouvrage, source d’inspiration
éternellement fertile et forte » (Walden). entend fonder avec le Transcendental Club pour sa théorisation de la « résistance passive ».
une pépinière de penseurs (si le terme « trans-
cendantal » est emprunté à Kant, c’est tou-
tefois au prix d’un malentendu : pour Kant,
le « transcendantal » désigne ce qui se situe
LES ÉCOLES GRECQUES en amont de toute expérience, alors que pour EMMA GOLDMAN
(IVe SIÈCLE AV. J.-C.) les romantiques américains, l’adjectif « trans- (1869-1940)
© Domaine public ; domaine public ; domaine public ; domaine public ; Granger Collection/Bridgeman images ; domaine public ; Library of Congress ; domaine public ; Graziano Arici/Leemage.

Épicurisme ou stoïcisme… Pour ces écoles, cendantal  » semble signifier plus simple- L’anarchiste et féministe rencontre elle aussi
philosopher n’avait de sens que dans une conversion ment « spirituel »). Thoreau sera donc avec les écrits de Thoreau lors d’un passage en prison,
spirituelle et existentielle. Même s’il ne les cite guère, à New York, pour incitation à la révolte. Elle affirme
Thoreau est nourri par leur lecture. Comme lors d’un entretien au New York Sun en 1901
le souligne Pierre Hadot dans ses Exercices qu’« Emerson et Thoreau ont affirmé des choses plus
spirituels : « Thoreau a voulu […] s’adonner anarchistes que ceux qui se professent Anarchistes ».
à un certain mode de vie philosophique Pour elle, l’anarchisme fait partie de l’héritage
qui comportait à la fois le travail manuel et la organique des États-Unis, un héritage dévoyé par
pauvreté. Nous comprenons mieux […] ce choix de le capitalisme industriel.
vie si nous le comparons au mode de vie philosophique
que s’imposaient les philosophes antiques. »

ALDO LEOPOLD
(1887-1948)
LA BHAGAVAD-GITA Emerson l’un des premiers philosophes amé- Arpenteur des bois infatigable, Aldo Leopold
(Ve-Ier SIÈCLE AV. J.-C.) ricains. Ils partagent une ambition : inscrire ne pouvait qu’entrer en résonance avec Thoreau.
Thoreau se ressource au contact du texte fondateur en philosophie la catégorie de l’ordinaire. Son Almanach d’un comté des sables est à la Grande
de l’hindouisme : « Je baigne chaque matin Pour cela, le retour au langage ordinaire Prairie du Wisconsin ce que le Walden de Thoreau
mon intelligence dans la prodigieuse philosophie est primordial : contre la volonté de saisir est au lac du Massachusetts : une ode à la beauté.
cosmogonique de la Bhagavad-Gita […] le réel par la conceptualisation, ils recom- Mais, alors que Thoreau préfère la cueillette des
en comparaison de laquelle notre monde moderne mandent une description attentive. Thoreau myrtilles, Leopold n’hésite pas à rendre son combat
et sa littérature semblent chétifs et insignifiants. » plus concret en fondant la Société des espaces
La discipline spirituelle hindouiste lui permet fait jouer l’expérience contre le concept : naturels, à l’origine du mouvement de conservation
d’approfondir son attention au monde et de renouer c’est par l’expérience perceptive et sensuelle des espaces naturels aux États-Unis.
avec l’unité primordiale de la nature. des choses que l’on apprend à les con­naître.
Pour connaître, par exemple, l’étang de
Walden, il faut avoir plongé dedans et son-
dé sa profondeur. En ce sens, le « transcen-
dantalisme » inaugure plutôt la tradition PETER WEIR
RALPH WALDO EMERSON empirique américaine. Thoreau critique aussi (1944-) 
(1803-1882)  volontiers les prémices d’un monde indus- Le réalisateur du film Le Cercle des poètes disparus
Il fut son mentor et ami. Emerson est notamment triel et mercantile fondé sur le travail et (1989) n’hésite pas à mettre dans la bouche
l’auteur de Nature, le texte fondateur l’argent. À rebours de l’éthique protestante de ses personnages des extraits de Walden. Chaque
du « transcendantalisme » auquel Thoreau en vigueur dans son pays, il prône une so- réunion secrète des membres du « cercle » s’ouvre
se référera tout au long de son œuvre. L’idée n’est ciété libérée du joug du travail au profit de sur un passage du livre. « Vivre intensément et sucer
autre que de purifier le regard de nos habitudes toute la moelle secrète de la vie » devient le maître
visuelles : un nouveau regard porté sur la nature l’otium latine – une forme de méditation stu- mot de ces apprentis libres-penseurs qui se veulent,
nous la présentera alors comme un miroir dieuse. « Ils pensent que je paresse. Je pense à l’instar de Thoreau, anticonformistes et jouisseurs
de nous-mêmes. « À travers la tranquillité qu’ils triment pour de l’argent. » Flâneur du au sens noble.
du paysage […], l’homme contemple quelque chose quotidien, Thoreau est également un pen-
d’aussi magnifique que sa propre nature. » seur politique promis à une large influence.

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Idées
BOÎTE À OUTILS

DIVERGENCES
U N E Q UE STI O N DU Q UO TI DI E N ,
L E S RÉ P O N SE S
D E Q UATRE P H I L O SO P H E S

Pourquoi prenons-nous
des apéros virtuels ?
Trinquer à distance est devenu un rituel du confinement, permis par les appels vidéo
et les réseaux sociaux. Quatre philosophes ont été conviés pour savoir si cette pratique
est un moment de détente bienvenu… ou une mascarade. Par Martin Duru

Pour se faire 1 2 Pour flatter notre


une bulle entre amis amour-propre
ÉPICURE (341-270 av. J.-C.)  L A ROCHEFOUCAULD (1613-1680)

S ur l’écran, des visages familiers


apparaissent. Même à distance, une
communauté se (re)crée, comme une
B as les masques ! Derrière la convi-
vialité et la sollicitude généralisées,
l’ego règne à l’heure de l’apéro. Selon La
bulle protectrice dans les tourments du Rochefoucauld, le ressort caché de nos
présent. Ayant fondé son école, le Jardin, actions est l’amour-propre, « l’amour de
dans un lieu clos à l’écart de l’agitation soi-même et de toutes choses pour soi »
d’Athènes, Épicure célèbre l’amitié (Maximes). Loin d’être gratuite, l’amitié est
comme le plus précieux des biens. Elle intéressée – « nous ne donnons pas [à nos
nous offre un sentiment de « sécurité » amis] pour le bien que nous leur voulons
complète, disent les Maximes capitales. faire, mais pour celui que nous voulons rece-
Nos amis nous permettent d’éteindre nos voir ». Dans le but d’obtenir des codes
craintes et d’atteindre l’ataraxie (l’ab- Netflix ou de se faire admirer pour notre
sence de trouble de l’âme), qui est une courage dans l’épreuve, nous nous con­
condition de la vie bienheureuse. Ainsi, nectons afin de régler nos problèmes et de
rien de tel que trinquer pour calmer nos servir notre réputation. Après tout, le ren-
angoisses… même si Épicure prônait plu- dez-vous a souvent lieu sur les réseaux
tôt un mode de vie sans excès. sociaux, haut lieu du narcissisme.

Pour échapper Pour éprouver


à la monotonie de la joie
SCHOPENHAUER (1788-1860) AL AIN  (1868-1951)

L es sourires sont forcés et les bla-


gues éculées… Une fois l’effet de
nouveauté éventé, les apéros virtuels
A près avoir consulté les dernières
nouvelles du jour – pas toujours
réjouissantes –, on donnerait n’importe
peuvent créer une sensation de répétition quoi pour retrouver un peu de joie. Alors,
un peu déprimante. La vie n’est que souf- vite : des prénoms, des numéros à contac-
france et ennui, considère Schopenhauer. ter ! L’antidote à la morosité, ce sont les
Pour conjurer le second mal, les hommes autres. Pour Alain, la joie est comme un
ont trouvé cette parade : « ils se groupent, virus : hautement « contagieuse ». « Il suffit
afin de s’ennuyer en commun » (Aphorismes que ma présence procure à mon ami un peu de
sur la sagesse de la vie). L’idée ? Fuir l’iso- vraie joie pour que le spectacle de cette joie me
lement, échapper à la monotonie de sa fasse éprouver à mon tour une joie » (Propos
© Illustration : Séverine Scaglia pour PM

propre conscience. Mais pour le philo- sur le bonheur). L’apéro virtuel réchauffe
sophe au pessimisme légendaire, la vie les gosiers et les cœurs, car la joie est un
sociale finit par inspirer du dégoût. Nous accroissement de son être qui s’éprouve
serions bien plus inspirés de chérir la soli- en bonne compagnie, dans un jeu de
tude : « On n’est libre qu’en étant seul » miroirs où la ferveur se communique. Gare
– indisponible la prochaine fois. 3 4 cependant au moment de la déconnexion.

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Idées
BACK PHILO

« Une œuvre d’art »


Création esthétique particulière
« peut-elle »
En a-t-elle la possibilité,
comme un tableau, un poème, un opéra… en a-t-elle le droit ?

Une œuvre d’art peut-elle


ne pas être belle ?
« ne pas être belle »
Être laide ou être indifférente pour le spectateur,
neutre du point de vue de ses émotions.

i c h a g e
Défr
PREMIÈRES INTUITIONS EXEMPLES QUI VIENNENT À L’ESPRIT RÉFÉRENCES UTILES

A priori, ce qui fait d’une création La nouvelle d’Honoré de Balzac Emmanuel Kant, Critique de
esthétique une œuvre d’art, c’est Le Chef-d’œuvre inconnu (1831) raconte la faculté de juger (1790). Refusant de
sa capacité à émouvoir le spectateur la quête de la beauté pure de Frenhofer, prescrire des règles à la création esthétique,
de manière positive. La beauté paraît peintre du XVIIe siècle qui travaille depuis Kant voit dans l’analyse du jugement de
être le but de l’art. Les œuvres les plus dix ans sur un tableau La Belle Noiseuse. Mais goût le seul moyen d’évaluer une œuvre
réussies ne se retrouvent-elles pas l’excès de recherche de la perfection d’art. La beauté de celle-ci dépend
dans les musées des « Beaux-Arts » ? rend l’œuvre inaccessible sinon laide. du plaisir qu’elle suscite unanimement
Une œuvre d’art qui ne serait pas belle Se sentant incompris, Frenhofer brûle ses dans la mesure où la forme de l’œuvre
serait donc une œuvre qui n’atteint pas toiles et meurt dans l’incendie de son atelier. semble libre de toute fonctionnalité.
son but, une production « ratée », soit Le recueil de poèmes de Charles Hannah Arendt, La Crise
à cause de la médiocrité de l’exécution, Baudelaire Les Fleurs du mal (1857), de la culture (1961). Arendt dénonce
soit en raison de l’incompréhension assume l’idée que la beauté ne vient pas la confusion entre œuvres d’art et
qu’elle suscite. Pourtant, certaines de la valeur de l’objet représenté marchandises. Si la beauté permet de
œuvres semblent viser ostensiblement mais de la manière d’en parler. les distinguer, c’est parce que celle-ci aspire
le laid ou du moins se désintéresser La charogne, le poison, le sang peuvent à l’éternité, alors que les objets kitsch
de la beauté. inspirer les plus belles œuvres. La laideur prisés par la culture de masse relèvent
Il se pourrait bien alors que le beau peut cacher la beauté. Jugé décadent de la consommation et ne durent pas.
ne soit pas une catégorie esthétique et dangereux, le recueil sera condamné Pierre Bourdieu, La Distinction
contraignante pour tout artiste. pour « outrage à la morale publique ». (1979). Pour le sociologue, le goût n’est
Mais pourquoi la remettre en cause ? Lorsqu’en 1917, Marcel Duchamp jamais que l’une des expressions possibles
Quel message délivre une œuvre qui expose Fountain – un urinoir signé R. Mutt –, des désirs d’une classe sociale. Le sens
prend le risque de déplaire au goût ? il sollicite un regard neuf sur un objet usuel. du beau n’est pas naturel mais acquis.
L’œuvre, appelée « ready-made » parce Juger belle une œuvre d’art, ce n’est
qu’elle n’est qu’un objet manufacturé que donc pas révéler la valeur esthétique
s’approprie l’artiste, vise davantage la d’un objet mais faire état de son
provocation que la beauté. Pour nombre « capital culturel » pour se distinguer
Ce sujet est tombé au bac en 2001 (série STT). de critiques, elle inaugure l’art moderne. de ceux qui en sont dépourvus.

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STRATES
L ’ H I S TO I RE D ’ UN E I D É E

SPRINT
U N G R A ND L I V R E R É S U M É
E N U N E P H RA S E
Ennui
L’OUVRAGE L’AUTEUR Sur ce concept, les classiques sont plutôt
Ou bien… SØREN affûtés que rasoirs. Par Yseult Rontard
Ou bien… (1843) KIERKEGAARD

SÉNÈQUE (v. 4 av. J.-C.-65 apr. J.-C.)

L ’ennui se trouve dans la paresse comme dans


l’action, car il renvoie à une agitation de l’âme.
Comment trouver la tranquillité ? Sénèque préconise
l’étude, l’engagement politique, et d’alterner entre
la solitude et le monde. « L’une et l’autre se serviront
RÉSUMÉ
de remède. La retraite adoucira notre misanthropie,
et la société dissipera l’ennui de la solitude. »

« Dans la vie, tu fais face à une alternative


angoissante : ou bien tu jouis de l’instant,
au risque de te perdre dans un plaisir d’esthète PA S C A L (1623-1662)

D
un peu vain ; ou bien tu fais un choix plus
éthique, mais aussi plus pesant, en assumant
u latin inodium, l’ennui désigne la chose odieuse.
toutes tes responsabilités. » Chez Pascal, c’est un sentiment existentiel paradoxal,
car si « rien n’est si insupportable à l’homme que d’être
sans divertissement », c’est alors qu’il découvre aussi
le spectacle de sa condition, qu’il « sent son néant,
INTRADUISIBLE son abandon, son insuffisance, son impuissance, son vide ».

U N CO N CE P T
V E NU D ’ A I L L E U R S
NIETZSCHE (1844-1900)
LANGUE D’ORIGINE : YIDDISH
I l y a du panache à affronter l’ennui. C’est la thèse
de Nietzsche pour qui « chasser l’ennui à tout prix est

Mensch vulgaire, comme de travailler sans plaisir ». L’avide qui


craint l’ennui travaille en vue du gain. La grande âme,
elle, dédaigne toute tâche dénuée de passion. Elle endure

C e mot existe dans deux langues, sans y avoir


tout à fait le même sens. En allemand, Mensch
signifie « l’être humain » au sens large. En yiddish, la
l’ennui qui devient ferment de création et de réflexion.

langue des Juifs d’Europe centrale et orientale, ce terme a


acquis une connotation morale. Un Mensch est « une per- HEIDEGGER (1889-1976)
sonne digne d’être admirée et imitée, qui possède un caractère
noble, selon Leo Rosten, auteur du lexique Les Joies du yid-
dish (Calmann-Lévy, 2011). Pour être un vrai Mensch, il
P our Heidegger, il y a l’ennui ciblé (un livre ennuyeux),
celui qui couvre un passe-temps (s’ennuyer
à une soirée) et l’ennui profond : tout vacille alors
faut avoir le sens de la droiture, de la responsabilité et de la dans un « brouillard d’indifférenciation étonnante ».
décence. » Le Mensch est donc une figure éthique : héros Incapables de nous occuper, nous sommes comme
modeste, il agit comme il faut, quand il faut, sans chercher écrasés par l’expérience pure du temps.
les honneurs. Parfois écrit Mentsch en français, pour en
souligner la prononciation et le distinguer de l’allemand,
le mot a été importé par les ashkénazes aux États-Unis,
© Domaine public ; pictogrammes : The Noun Project.

où il est passé dans le langage courant : « Be a Mensch ! » JANKÉLÉVITCH (1903-1985)


entend-on dans le film La Garçonnière (1960) de Billy
Wilder. Quand il n’est pas une invitation à se surpasser,
Mensch est réservé aux gens d’exception. À la mort de
I l est trois manières d’envisager le temps selon
Jankélévitch : l’aventure (l’expérience passionnée
d’un temps tourné vers l’avenir), l’ennui (« maladie »
Simone Veil, la rabbin Delphine Horvilleur a utilisé ce qui « déprécie l’heure présente ») et le sérieux (le regard
terme pour lui rendre hommage. Une femme Mensch ? Sur surplombant qui embrasse le temps). Pour contrer
ce point, le yiddish rejoint l’allemand, pour qui Mensch est « l’éternité boursouflée de l’ennui », rien de mieux qu’une
neutre. Comme pour rappeler que l’exemplarité morale bonne dose d’aventure !
n’a ni genre, ni époque, ni nationalité. Ariane Nicolas

Philosophie magazine n° 139


MAI/JUIN 2020 83
p l a n
Un bon

q u o i
La beauté est le but TRANSITION

t
1 de la production artistique.

C’ e s
Mais se servir du laid ou du banal
Une œuvre d’art se distingue de toute pour retrouver la beauté par des chemins

e   ?
autre œuvre par le fait que sa finalité détournés n’est-il pas risqué ? L’œuvre d’art

b l è m
n’est pas l’utile mais ce qui, tout en ayant pourrait s’accommoder de ces catégories

le pro
du sens, «  est perçu sans la représenta- esthétiques jusque-là condamnées
tion d’une fin », selon Kant. Or, pour lui, par les académies des beaux-arts.
c’est précisément ce qui définit le beau.
Les œuvres d’art ne sont pas «  adhé- L’œuvre peut-elle s’affranchir
rentes » à une fonction mais « libres ». 3 de toute catégorie esthétique ?
C’est cette liberté qui permet à l’artiste Il suffit d’entrer dans un musée d’art
de viser la beauté et d’émouvoir celui contemporain – justement distingué
qui contemple ses productions. Les « arts des musées des beaux-arts – pour constater
libéraux » mènent donc aux « beaux-arts ». que certaines œuvres ne visent plus
Se demander si une œuvre d’art, c’est-à- Aussi bien, si une œuvre d’art peut ne pas la beauté mais s’attachent surtout
dire une production sans fonctionnalité être belle, c’est qu’elle échoue à atteindre à provoquer, ou du moins à distraire,
qui plaît au goût, peut ne pas être belle, son but. Mal exécutée, peu inspirée ou le spectateur. Tout semble désormais
c’est interroger le lien qui unit la création incompréhensible – comme l’est le tableau susceptible de devenir une œuvre d’art,
esthétique à la beauté. Ce lien est-il de Frenhofer dans Le Chef-d’œuvre inconnu depuis les premiers ready-made
nécessaire ? Tout artiste a-t-il le devoir de Balzac –, c’est toujours par accident de Duchamp. Mais pour dispenser
de viser la beauté ? Certaines œuvres, qu’une œuvre d’art se révélerait laide quel message ? Celui de la liberté absolue
comme le célèbre urinoir de Duchamp, ou déplaisante au goût du spectateur. de l’artiste à l’âge démocratique ?
laissent penser que l’artiste peut Il y a là un risque d’indistinction voulu
s’affranchir de cette obligation. Mais alors, TRANSITION par la culture de masse qui alarme Han-
que vise le créateur lorsqu’il se détourne Mais le spectateur est-il toujours bon juge nah Arendt. Pour elle, une œuvre n’est
du beau ? Se pourrait-il que le laid ou de ce qui est beau ? Certains artistes, artistique que par sa permanence, sans
le neutre puissent devenir des comme Van Gogh, n’ont-ils pas été compris quoi elle devient un simple « divertisse-
catégories esthétiques légitimes ? seulement après leur mort ? La relativité ment ». Or la beauté est ce qui donne à
Si tel était le cas, comment le spectateur des critères du beau incite à chercher l’œuvre sa « potentielle éternité » parce
pourrait-il estimer ce qui se présente à lui ailleurs les critères d’une œuvre d’art. qu’elle n’est pas consommable.
comme volontairement raté, repoussant
ou trop banal pour susciter la curiosité ? Le laid et le banal ont aussi CONCLUSION
Peut-on encore parler d’art là où 2 leur légitimité en art. Si une œuvre d’art peut ne pas être belle,
le goût du destinataire de l’œuvre est La beauté d’une œuvre dépend du goût c’est davantage par accident que
malmené ? En déjouant toutes les règles du spectateur. Or celui-ci n’a rien d’inné par nécessité. Certes, les critères
qui président à la création d’une œuvre mais n’est le plus souvent qu’un produit du beau changent avec les époques
digne d’être considérée comme artistique, de l’éducation. et les déterminismes sociaux, mais,
quel message délivre le créateur à son Comme le montre Pierre Bourdieu, la pour donner du sens à son œuvre,
public ? S’affranchir de la beauté, hiérarchisation des œuvres d’art reflète l’artiste ne peut guère s’affranchir
est-ce donc pour l’artiste abuser la plupart du temps le degré de « capital de la quête d’un idéal qui n’est peut-
de sa liberté créatrice ou vouloir culturel  » de ceux qui les jugent. Se être que l’autre nom de la beauté.
rééduquer la sensibilité du spectateur ? peut-il alors que la beauté soit une caté-
gorie bourgeoise plutôt qu’esthéti­que ?
Une œuvre d’art pourrait rejeter volon-
tairement la visée du «  beau  », parce
que ses critères sont ceux de la morale
bourgeoise.
C’est, en un sens, ce que se propose
de faire Baudelaire dans Les Fleurs du mal
en poétisant sur la charogne ou le poison,
au risque de voir son œuvre condamnée
pour « outrage à la morale publique ».

Par Nicolas Tenaillon

Philosophie magazine n° 139


MAI/JUIN 2020 85
LIVRES

NOS CHOIX POUR TOUS LECTEUR CURIEUX LECTEUR MOTIVÉ LECTEUR AVERTI

UN LIVRE
À SOI
Cette fois, nous avons eu le temps
de lire, de relire ou de lire enfin !
Les librairies étant closes, il nous
restait à puiser au hasard de
nos bibliothèques de quoi ouvrir
nos horizons. Ces livres nous
parlent de l’amour et de la mort,
de l’épaisseur du temps, de la nature
ou du paradis, ils sont mélancoliques,
sensuels, tragiques, savants, critiques,
métaphysiques, satiriques ou pensifs.
Les journalistes de Philosophie
magazine racontent la lecture qui
les a accompagnés chacun chez soi.

R E T R O U V E R L’ I N S O U C I A N C E posthume (paru en 2007), dont l’écriture par éclairs et par fragments


PAR CATHERINE PORTEVIN s’accorde sans doute à cette sorte de sidération dans laquelle nous
plonge l’événement. Ricœur a commencé à réunir ces notes à l’hiver
Vivant jusqu’à la mort. 1995-1996 après que la perte de sa femme, morte au terme d’une
maladie neurodégénérative, l’a laissé philosophiquement bouleversé
Suivi de Fragments par l’expérience des soins palliatifs et intimement « aphasique ». Sur
son dossier, il a noté un titre, « Jusqu’à la mort », et un plan en trois
PAUL RICŒUR parties pour un ouvrage qu’il a laissé inachevé. On retrouve dans
cette méditation sur le deuil les prémices de sa grande pensée de la
mémoire sur le plan collectif, qu’il développera dans son maître ouvrage
Préface de O. Abel,
postface de La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli publié en 2000. J’avais gardé en mémoire
C. Goldenstein / quelques interrogations fulgurantes, comme : « quelle sorte d’êtres sont
La couleur des les morts ? » ou bien « quel mort serai-je pour mes survivants ? » Je me
idées / Seuil /
160 p. / 14,20 € souvenais de sa distinction entre le moribond et l’agonisant, entre
(9,99 € en version le regard du bien portant sur celui qu’il voit déjà mort et le vivant
numérique)
qui meurt avec l’inextinguible appétit de vivre, « vivant jusqu’à la
mort ». Ricœur espérait être capable de mourir en « honorant la vie ».
J’avais oublié qu’il se demandait : « Suis-je encore chrétien ? », en renon-
çant à penser la résurrection comme survie.
Mais un mot surtout m’est apparu cette fois, qui m’avait échappé
l y a exactement quinze ans, le 20 mai 2005, alors : gaieté. C’était le sous-titre : « Du deuil et de la gaieté ». Il n’a pas

I
le philosophe Paul Ricœur s’éteignait à 92 ans. eu le temps de le développer en concept, mais il est là, insistant,
© Beatriz Perez Moya/Unsplash

Quelques semaines avant sa mort, il avait écrit à une lumineux, léger. L’idée est assez proche de la joie chez Spinoza, qui
amie : « Du fond de la vie, une puissance surgit, qui dit que est lucidité et force d’exister. Mais Ricœur lui préfère l’enfantine
l’être est être contre la mort. Croyez-le avec moi. » On le gaieté, qui, pour ceux qui l’ont connu, était spontanément la sienne.
croit, enfin on essaie, tandis que la vie et la mort sont Il lui ôte un peu de la lucidité spinoziste et lui ajoute quelque chose
devenues mondialement des questions pas seulement comme une « grâce », qu’il appelle « l’insouciance ». Elle vient étran-
sanitaires et existentielles, mais politiques, sociales, économiques, gement en tension avec le deuil. Belle insouciance, désirable insou-
écologiques. J’ai donc rouvert Vivant jusqu’à la mort, ce petit livre ciance. Par temps sombres, aimons donc la gaieté.

86 Philosophie magazine n° 139


MAI/JUIN 2020
AFFERMIR SA VOLONTÉ
PAR CÉDRIC ENJALBERT

La Divine Comédie
DANTE ALIGHIERI
Trad. du florentin
J.-J. Berthier / Rééd. ÉCRIRE SANS PATRIE
sous la direction PAR PHILIPPE GARNIER
de R. Imbach /
Desclée De Brouwer /
1 024 p. / 32 € La Langue sauvée.
Histoire d’une
jeunesse 1905-1921
ELIAS CANETTI
u panthéon des incipit, à côté de Proust, trône
Trad. de l’allemand
celui-ci : « Au milieu du chemin de notre vie je me retrou-

A
B. Kreiss /
vai par une forêt obscure. » Longtemps j’y ai pensé, rê- Albin Michel /
veur. Il provient de La Divine Comédie, ce poème rédigé 358 p. / 21,80 €
au tout début du XIVe siècle, devenu une intimidante
pierre de touche de la culture occidentale… oubliée sur
l’un de mes rayonnages. Avec ses trois chants – Enfer, Purgatoire et
Paradis – rédigés dans une langue neuve et non savante, dite « vul-
gaire », ce récit en vers a pris le nom de « Comédie » parce qu’il finit
bien. En fait, il donne parfois
l’impression d’une visite au pas Dante invite
de course dans un musée mer- à ne pas reporter aintenant, on va lui couper la langue ! » Cette me-

M
veilleux, où les tableaux et célé- « la raison de « nace, Elias Canetti l’entend alors qu’il n’a que 2 ans.
brités défilent. À ce titre, l’Enfer Le jeune Bulgare qui la brandit courtise la servante
n’a pas si mauvaise cote, puisque
tout seulement chargée de garder l’enfant. Terrorisé, celui-ci ne dira
Aristote, Socrate et Platon y sont là-haut, au ciel » rien. Cette « langue » qui a failli être coupée sera fina-
assis, dans les limbes au centre lement sauvée.
de la « philosophique famille », en plutôt bonne place pour avoir On ne sort jamais vraiment indemne d’une relecture. Soit le livre
été des mécréants, certes, mais adeptes des « vertus naturelles ». L’un a perdu son acuité – ce qui signifie qu’on a vieilli –, soit on retombe
des principaux guides de Dante est Virgile, dont l’Énéide l’inspire dans l’obsession ancienne… et le diagnostic n’en est que plus trou-
comme une « nourrice dans la poésie ». blant. Il y a trente ans, lisant ce livre pour la première fois, j’avais été
En introduction de la version traduite en 1924 par Joachim-Joseph captivé par ce récit où la langue – au sens linguistique – devient un
Berthier, Ruedi Imbach, professeur d’histoire de la philosophie médié- personnage autant qu’un paysage. Je viens de le relire au même
vale à la Sorbonne, s’excuse presque de la littéralité du texte réédité. rythme avec une soif intacte.
Cette « transparence » assumée ne gâte rien de sa beauté poétique, au Né en 1905 à Roussé, en Bulgarie, dans une famille juive séfa-
contraire, elle appelle toutes les images entre les lignes, et elle traduit rade, Elias Canetti – lauréat du prix Nobel de littérature en 1981 –
clairement une ambition philosophique. Car, sous la dimension épique fut élevé dans une tour de Babel. Dans les Balkans, les Séfarades
et parfois édifiante du chant, surgit une série de questionnements continuaient à parler un espagnol archaïque. Pour des raisons liées
éthiques. Le Purgatoire reste la pièce maîtresse de cet édi­fice. Au au commerce et à la culture, ils maniaient cependant de nombreux
chant XVI, Dante y pose ainsi directement la question du libre arbitre, idiomes que les enfants de la famille Canetti apprenaient au ber-
qui justifie en définitive ce voyage initiatique entrepris pour affermir ceau. Seul l’allemand était réservé aux parents pour leurs conver-
sa volonté. Il invite à ne pas reporter « la raison de tout seulement là- sations intimes.
haut, au ciel ». Il pense à Dieu bien sûr, mais nous pouvons penser en Polyglotte dans une Europe centrale déchirée par la Première
laïcs à toutes nos déterminations naturelles, lorsqu’il résume avec Guerre mondiale, le narrateur éprouve très vite ce paradoxe de
cette brièveté extraordinaire : « libres vous êtes soumis ». n’avoir aucune patrie hors celle des langues. Plongée dans le dé-
chaînement de masse de la Grande Guerre, La Langue sauvée est
l’expérience panique d’une absence de territoire. Les langues elles-
mêmes y apparaissent comme des patries fuyantes. La plénitude
des mots n’y est jamais acquise, comme si un autre idiome était
toujours à découvrir, à dérober peut-être. La conviction que le
sens n’est jamais plein, que les mots nous trahissent et nous
masquent la vérité y devient une voie périlleuse qui finit par dé-
boucher sur la littérature.

Philosophie magazine n° 139


MAI/JUIN 2020 87
LIVRES

NOS CHOIX POUR TOUS LECTEUR CURIEUX LECTEUR MOTIVÉ LECTEUR AVERTI

PLEURER LES ABSENTS


PAR VICTORINE DE OLIVEIRA

AVOIR BESOIN DE SE VOIR


PAR MARTIN LEGROS
The Leftlovers,
le troisième côté
Description du miroir  
de l’homme SARAH HATCHUEL
HANS ET PACÔME
BLUMENBERG  THIELLEMENT
Trad. de Playlist
l’allemand Society /
et préface de 160 p. / 14 €
D. Trierweiler / (7 € en version
Cerf / 830 p  / numérique)
78 €

he Leftovers est une série de-

T
vant laquelle on pleure beau-
coup. Nul besoin d’attendre une
scène quelconque. Rien que les pre-
mières notes du générique signé par
le compositeur Max Richter, spécia-
epuis plusieurs années, je mets de côté les livres de ce penseur intri- liste ès torrent lacrymal, et la danse de person-

D
guant à mesure qu’ils sont, enfin, traduits. Humaniste, au sens où il nages aux allures de peinture baroque revisitée,
repose la question de l’homme, considérant la modernité comme une suffisent à ouvrir les vannes en grand. Sans parler
expérience féconde, Hans Blumenberg (1920-1996) cherche à saisir du propos : le 14 octobre 2011, 2 % de la population
l’humain par l’indétermination qui le traverse plutôt que par sa gran- mondiale s’évapore soudain sans laisser de trace.
deur. « L’homme est un être risqué, qui peut se rater lui-même », affirme-t-il. Le spectateur fait la connaissance de personnages
Ou encore : « Nous sommes opaques à nous-mêmes, mais par délégation de ayant survécu à l’événement, des leftovers – littéra-
compétence nous accordons volontiers à l’autre d’avoir une image de nous qui lement « les restes » –, trois ans plus tard.
pourrait nous satisfaire. » Ces formules m’attiraient. L’itinéraire de Blumenberg égale- Comment se sont-ils remis, ou non, de ce
ment. Catholique allemand d’origine juive, écarté de l’université par les lois raciales « Grand Départ » ? C’est ce qu’explorent les trois
et entré en résistance intérieure pendant la guerre, il s’est imposé à partir des saisons. « La série a réinventé nos larmes », con­
années 1950 comme un critique incisif de la « révolution conservatrice » des an- statent Pacôme Thiellement et Sarah Hatchuel :
nées 1930. Mais jusque-là, à chaque fois que j’essayais de la lire, son œuvre résistait, nous pleurons devant The Leftovers avec l’angoisse
éclatée entre des petits textes anecdotiques et des ouvrages massifs et difficiles. sourde que cela pourrait arriver. Tout est fait pour
J’ai enfin pris le temps de me plonger dans son grand livre, Description de que nous nous y reconnaissions, avec des person-
l’homme. À l’instar du premier homme sorti de la forêt et se dressant sur ses deux nages aussi ordinaires qu’un flic, une mère de
pieds pour contempler l’horizon de la savane, nous sommes, soutient Blumenberg, famille et des ados paumés. La catastrophe les
essentiellement dotés de « visibilité ». Ce « n’est pas le simple état de fait que l’homme surprend dans leur quotidien le plus banal. Les
est un être corporel et donc physiquement “visible”, cela signifie qu’il est parcouru et premiers temps de la mise en place du confine-
déterminé par le pouvoir voir des autres, qu’en tant que voyants, il doit les intégrer ment, de nombreuses séquences de la série me
constamment au calcul de ses formes et de ses projets de vie ». Pouvoir être vu est sont revenues en tête. Était-ce donc arrivé ? Thiel-
aussi « la condition pour pouvoir être compris à partir d’attitudes intentionnelles ». De lement et Hatchuel analysent la fiction comme un
là vient en retour que nous aspirons à nous cacher – comme les enfants qui ferment objet voyant, au sens rimbaldien du terme : si les
les yeux lorsqu’ils souhaitent ne pas être vus – ou que nous inventons des subter- larmes altèrent légèrement la vue, ce n’est que
© Noah Buscher/Unsplash

fuges pour nous débarrasser de la charge de notre identité et de notre responsabi- pour mieux en élargir la perspective.
lité, qui est attachée à notre visibilité. C’est la fonction du masque : il « nous libère Les trois saisons sont disponibles sur OCS.
de notre caractère identifiable ». Troublante actualité de Blumenberg, tandis que nous
sommes contraints de sortir masqués : en deçà du droit d’aller et venir où bon nous
semble à visage découvert, nous sommes en réalité privés d’un besoin fondamental,
celui de faire l’expérience de notre visibilité.

88 Philosophie magazine n° 139


MAI/JUIN 2020
PRENDRE RACINE
PAR OCTAVE LARMAGNAC-MATHERON

Citadelle 
FAIRE LA BÊTE
PAR MICHEL ELTCHANINOFF
ANTOINE
DE SAINT-EXUPÉRY
Cœur de chien
MIKHAÏL BOULGAKOV Éd. M. Quesnel /
Folio / Gallimard /
480 p. / 9,70 €
Trad. du russe
V. Volkoff / Biblio /
Le Livre de poche /
157 p. / 5,90 €
(5,49 € en version
numérique)

e temps te construit des racines »… En explorant,

L
une nouvelle fois, la Citadelle que Saint-Exupéry ima-
« gine, édifiée par un Bédouin au cœur du désert, comme
e qu’il y a de bizarre, avec les grandes crises, c’est que un fragment de sens et d’éternité contre l’insignifiance
même lorsque vous voulez penser à autre chose, vous et l’évanescence de la matière, c’est sur cette phrase

C y êtes ramené malgré vous. Tenez, par exemple, vous


vous emparez, dans la maigre bibliothèque dont vous
disposez ces temps-ci, d’un petit volume coincé entre
un vieux manuel Lagarde et Michard et les Contes de la
que je me suis arrêté. L’évocation de la lente croissance
végétale exprime à merveille, l’étirement du temps dans lequel se
déploie l’enseignement que le chef berbère prodigue à son fils : pour
s’épanouir, toute vie humaine doit avoir la patience de s’ancrer
Bourgogne mystérieuse. C’est Cœur de chien, récit fantastique écrit quelque part.
au milieu des années 1920 par Mikhaïl Boulgakov, l’auteur maudit Ce texte posthume, Saint-Exupéry l’a remanié des années durant
du Maître et Marguerite. Coincé en URSS après la guerre civile, sans jamais lui apporter de point final. L’ordre des chapitres, dans
l’écrivain dandy traverse la misère. Il voit les auteurs autour de la version que nous connaissons, n’était sans doute pas le sien.
lui devenir des idéologues et des fonctionnaires de l’art officiel. Mais peu importe : Citadelle peut se lire par bribes et dans n’importe
Quant à lui, il est censuré. Cœur de chien ne sera pas publié avant quel ordre. L’avant et l’après se mêlent, comme le dit l’image de
les années 1980. Il faut dire que Boulgakov est sans pitié. Il ra- l’arbre à laquelle le printemps rend sa fraîcheur : « L’arbre n’est point
conte l’histoire d’un chien errant, Bouboule, adopté par un éminent semence, puis tige, puis tronc flexible, puis bois mort. Il ne faut point le
chirurgien qui lui implante une diviser pour le connaître. L’arbre, c’est cette puissance qui lentement
hypophyse et des testicules hu- Une créature qui ne se épouse le ciel. »
mains afin de mesurer leur effet comporte pas comme Réduits à l’immobilité des semaines durant, nous avons fait,
sur le rajeunissement. Le chien prévu et menace en quelque sorte, nous aussi, l’expérience d’un devenir-arbre, d’un
se met à parler, à manger avec enracinement, certes contraint, dont la citadelle pourrait être le
une fourchette, à s’habiller. Il
les humains, ça ne reflet. Difficile d’y voir une chance. Pourtant, écrit Saint-Exupéry,
se montre aussi d’une grossiè- vous rappelle rien ? « si tu sais te découvrir branche balancée, bien accrochée à l’olivier, tu
reté sans limites, boit trop de goûteras dans tes mouvements l’éternité ». La métamorphose végétale
vodka et manque de violer la bonne. Il finit même par devenir un dissout notre identité dans celle que nous formons avec le monde.
militant du nouveau régime et dénonce le chirurgien pour propos Ou, pour le dire dans les mots de l’écrivain : « Le cèdre n’est point refus
antirévolutionnaires. Le savant est contraint de l’opérer de nouveau et haine de ce qui n’est point cèdre, mais rocaille drainée par le cèdre et
pour lui faire retrouver son animalité. Les frontières entre l’anima- devenue arbre. »
lité et l’humanité sont fragiles et la science expérimentale, au service
de la puissance, les brouille plus encore. Elle fait naître en laboratoire
une créature inconnue, qui ne se comporte pas comme prévu et
menace les humains. Ça ne vous rappelle rien ? Pourquoi, alors, lire
Cœur de chien ? Parce que Boulgakov nous rappelle que notre folie de
manipulation de la nature provoque presque toujours des dégâts
imprévus. Et surtout parce que son récit nous fait respirer plus libre-
ment par sa drôlerie virevoltante, par sa joyeuse cruauté, par son
insolence. Cette lecture ne nous a pas fait oublier la maladie. Elle a
fait mieux : elle l’a vaincue par le rire.

Philosophie magazine n° 139


MAI/JUIN 2020 89
LIVRES

NOS CHOIX POUR TOUS LECTEUR CURIEUX LECTEUR MOTIVÉ LECTEUR AVERTI

PLONGER DANS LES REMOUS DU FLEUVE


PAR MARTIN DURU

Fragments SAVOIR GOÛTER LA VIE


recomposés  PAR YSEULT RONTARD

HÉRACLITE Noces.
Présentés dans Suivi de L’Été 
ALBERT CAMUS
un ordre rationnel 
par M. Conche /
PUF / 160 p. / 19 €
(14,99 € en version
numérique) Folio / Gallimard /
192 p. / 6,90 €

’est un autre Camus que celui de

C
La Peste auprès de qui j’ai puisé
l’énergie vitale. Je suis allée retrou-
ver Noces dans mes rayonnages. Ce re-
cueil de quatre essais m’avait laissé un
souvenir enchanteur par sa poésie et
oici un livre parfait pour le printemps. Quand la nature se transforme, son sensualisme au goût de pêche : « Je m’emplissais

V
quand les arbres bourgeonnent et que les pollens dansent, je pense sou- d’une vie odorante et je mordais dans le fruit déjà doré
vent aux Fragments d’Héraclite – chic, non ? Et cette année peut-être plus du monde, bouleversé de sentir son jus sucré et fort
encore : confiné dans le Cantal, j’étais voisin de la Corrèze, là où vit Mar- couler le long de mes lèvres. »
cel Conche, grand traducteur et commentateur du penseur présocratique. En le relisant, c’est sa leçon d’exigence qui m’a
Un salut amical à ce sage de 98 ans : c’est son édition des Fragments, où il frappée : la jouissance du monde n’est pas sponta-
les présente par chapitres thématiques (sur la croyance, la vérité, l’âme, née, et si nous sommes bel et bien immergés dès
etc.), que j’ai consultée une nouvelle fois. D’Héraclite, on retient généralement sa philo- notre naissance dans la vie, savoir la goûter est néan-
sophie du devenir, condensée dans une formule culte : « On ne peut pas entrer deux fois moins ce qu’il y a de moins évident. Savoir vivre
dans le même fleuve. » L’eau qui s’écoule n’est jamais un flux identique, et les berges qu’elle n’est pas le savoir-vivre policé des mondains, pas
mouille ne cessent de se modifier, même imperceptiblement : par extension, la nature plus qu’il n’est la contemplation béate des citadins
est renouvellement permanent, métamorphose continuelle. Mais voilà, on n’entre pas en manque de nature. Camus oppose en effet
non plus deux fois dans la même œuvre. « l’admiration vulgaire, le pittoresque ou les jeux de
En ce printemps si particulier, mon attention s’est portée sur d’autres fragments à l’espoir » aux « noces avec le monde », c’est-à-dire à
la résonance étrange. Ainsi, proclame Héraclite, « la guerre est le père de toutes choses ». La la communion intime de l’homme et de la nature
Nature est réglée par la lutte (pólemos en grec), la confrontation et l’alternance strictes qui conduit à « accorder [sa] respiration aux soupirs
des contraires. Au jour succède la nuit, le chaud refroidit, ce qui est humide sèche : ronde tumultueux du monde ».
des opposés complémentaires. Or le confinement, semble-t-il, a donné lieu à un tel dyna- À rebours des romantiques, il soutient que le
misme : jeu du dedans et du dehors – extérieur qui s’intériorise devant les écrans, intérieur paysage n’est que très superficiellement le reflet de
qui s’extériorise à la fenêtre – et remous intimes entre pessimisme et optimisme, légè- l’âme, car le reflet maintient le face-à-face de
reté et gravité, peine et joie. Alors, oui, tirer Héraclite du côté de ces tiraillements est un l’homme et du monde. À mesure que le narrateur
pur anachronisme et frise le contresens. Déjà, sa pensée traite de la Nature et non de la s’enfonce dans la mer de Tipisa, on apprend au
vie subjective. Ensuite, comme le montre Conche, Héraclite est en réalité un philosophe contraire avec Noces à plonger dans le cœur battant
de la paix : pour lui, le monde a un ordre, une raison (logos), et celle-ci réside dans l’uni- du monde, les sens tout étourdis d’être comblés.
© Mario Alvarez/Unsplash

té finale des contraires, qui dans leur contraste s’assemblent, ne font qu’un. Avec leurs Une question m’inquiète alors : cette lecture, en me
émotions opposées, mes oscillations de confiné étaient plutôt – quitte à faire un peu de faisant espérer de vivre, me détournerait-elle du
pathos – des dissonances sans harmonie, des déchirements sans logique, des dialectiques présent, trahissant alors la pensée même de Noces ?
sans résolution heureuse. De la tension, voire du chaos en lieu et place de la nécessité
héraclitéenne. Mes méditations ont ajouté une dimension tragique à un texte qui en est
probablement dépourvu. J’assume. La nature, elle, changeait, et changera encore.

90 Philosophie magazine n° 139


MAI/JUIN 2020
AIMER, MÊME MAL
PAR SOPHIE GHERARDI

Aurélien
LOUIS ARAGON
Folio / Gallimard /
704 p. / 12,30 €

É C H A P P E R À L’ A L I É N A T I O N
’est un roman-monstre qui vous attend après le PAR NAOMI HYTTE
célèbre incipit : « La première fois qu’Aurélien vit Béré-

C nice, il la trouva franchement laide. » Stendhal, Balzac,


Proust et Feydeau entremêlés. La grande chiennerie de
14-18 en filigrane, Paris pour décor, des dizaines de
personnages drôles ou pathétiques. Passent, sous leur
Le Deuxième Sexe 
SIMONE DE BEAUVOIR
vrai nom, Picasso, Cocteau, Mistinguett, le vieux Claude Monet et,
Folio Essais /
sous des noms d’emprunt, André Breton, Picabia et surtout Drieu La Gallimard /
Rochelle, dont Aurélien est, de l’aveu même d’Aragon, un portrait Tome I : 416 p.,
fidèle. Aurélien, le flâneur, l’oisif qui plaît aux femmes et qui les con­ 10,90 € / Tome II :
672 p. / 10,99 €
somme distraitement faute de pouvoir aimer ; Bérénice, la femme
d’un pharmacien de province éprise d’absolu que son cousin Edmond
veut jeter dans les bras d’Aurélien, par jeu et par calcul : ces héros
si peu héroïques vont être submergés par un amour beaucoup
trop grand pour eux, littérale-
ment invivable. « Si Bérénice était Ces héros si peu
pour Aurélien le piège auquel il de- héroïques vont être
vait fatalement se prendre, il était submergés par ’avais jusqu’ici remis la lecture du Deuxième Sexe

J
lui-même pour Bérénice l’abîme à plus tard, préjugeant que le propos me semblerait
ouvert, et elle le savait, et elle aimait
un amour beaucoup daté, milléniale que je suis. Et de fait, Simone de Beau-
trop l’abîme pour n’y pas venir se trop grand pour eux voir décrit un monde pour moi disparu : celui où la ré-
pencher. » partition des rôles genrés recoupait la division des
Quelques phrases, tout au début, évoquent étrangement notre espaces. Aux hommes le monde social et des projets
printemps 2020. Aurélien est obsédé par un vers de Racine, tiré pour s’y réaliser, notamment par le travail ; aux femmes l’entretien
de… Bérénice, bien sûr : « Je demeurai longtemps errant dans Césa- de la routine domestique, confinées chez elles, en coulisses. Mais à
rée… Ça devait être une ville aux voies larges, très vide et silencieuse. la lire aujourd’hui, la dévalorisation de la vie au foyer me semble
Une ville frappée d’un malheur. Quelque chose comme une défaite. Dé- cruelle. Beauvoir regarde le travail de la ménagère avec des yeux
sertée. Une ville pour les hommes de trente ans qui n’ont plus de cœur à d’homme en le comparant sans cesse à ce qu’il n’est pas : la « produc-
rien. Une ville de pierre à parcourir la nuit sans croire à l’aube. » Plus tion » du mari. « [La femme] n’a que des occupations qui sont parfois
loin, Aragon consacre une page purement philosophique au temps : harassantes mais qui ne la comblent jamais », dit-elle, comme si l’on ne
« Il cesse de fuir quand il devient sensible. L’homme qui cherche à détour- pouvait fonder aucun projet existentiel à partir de la vie domestique.
ner sa pensée d’une douleur la retrouve dans la hantise du temps, déta- En revanche, lorsque la philosophe analyse les mécanismes de la
chée de son objet primitif, et c’est le temps qui est douloureux, le temps dépendance des femmes, sa critique reste d’une étonnante actualité.
même. Il ne passe plus. » En faut-il plus pour vous convaincre ? Elle montre en effet une dépendance intériorisée par l’éducation.
L’homme étant présenté comme la seule « transcendance », « la su-
prême autorité », les femmes en viennent à orienter leur existence en
vue de gagner son approbation. Résultat : elles peinent à se considé-
rer comme des sujets autonomes. Le désir de plaire, par exemple,
est-il un moyen d’appropriation de soi ou une aliénation au regard
masculin ? « En robe du soir, la femme est déguisée en femme pour le
plaisir de tous les mâles et l’orgueil de son propriétaire ». Soixante et
onze ans plus tard, on déplore encore qu’une « vocation d’objet sexuel »
soit imposée aux femmes et que le regard masculin prédomine.

Philosophie magazine n° 139


MAI/JUIN 2020 91
CULTURE

Par
Cédric Enjalbert

B E AU X-A RT S
ANDRÉ CHASTEL.
UN SENTIMENT DE BONHEUR
Durée : 54 minutes / L’ensemble des entretiens
du Louvre est à voir sur louvre.fr

L’art et
la manière

É
coutez André Chastel (1912-
1990) ! Historien de l’art, ce dandy
disert, éminent professeur spécia-
liste de la Renaissance, a été inter-
rogé au début des années  1990 à
l’occasion d’un documentaire accessible sur le
site du Louvre. Défendant une idée de l’art aux
prises avec un milieu, André Chastel se pose,
au retour de la guerre, une question qui de-
viendra une thèse : quels rapports entre-
tiennent les artistes de la Renaissance avec les
philosophes humanistes ? Quelles médiations
entre le monde des idées et celui « des ateliers,
des fabricants d’images qui n’ont guère le temps de
lire les livres savants et qui pourtant nous donnent
DANSE aujourd’hui l’impression d’avoir incarné une par-
ANNA TERESA DE KEERSMAEKER tie de ce savoir ? » En guise de réponse, il dis-
tingue trois figures chez ces néoplatoniciens :
Danser en temps de confinement / Chorégraphie à apprendre sur le site de la compagnie : rosas.be Saturne, une théorie du génie incarnée par
Chorégraphier Bach : incarner une abstraction / Leçon donnée au Collège de France le 10 avril 2019 /
À voir sur college-de-france.fr / Durée : 1h42 Michel-Ange ; Éros, une théorie de l’inspira-
tion présente chez Raphaël ; et Hermès, l’idée
que l’homme est sur Terre pour « faire vivre la

L’alphabet du mouvement matière ». C’est Léonard. La méthode d’André


Chastel consiste à identifier des continuités
où la mémoire a laissé le souvenir de ruptures.

C
«  omme je parle, je danse. » Ce maximum des interprètes. La chorégraphe Il explique comment les catastrophes sociales
mot d’ordre, la chorégraphe belge parle de sa recherche de la simplicité comme opèrent un glissement des valeurs, notam-
Anne Teresa De Keersmaeker, d’une « complexité résolue », en citant le sculp- ment esthétiques. « Les guerres, les malheurs,
dont le répertoire est devenu un teur Constantin Brancusi qu’elle présente les épidémies, affirme-t-il, font périr les artistes
classique de la danse contempo- comme un maître. Elle poursuit dans ses pas comme tout le monde », et bouleversent le
raine, l’a fait sien. Elle a imaginé avec la dan- une ambition métaphysique, voulant « incar- cours de l’art. Le sac de Rome en 1527 vit ainsi
seuse Samantha van Wissen Danser en temps ner une abstraction ». Gagnée par la manie nombre d’artistes être expulsés de la cité, dont
de confinement. Il s’agit d’un mode d’emploi, du chiffre, inspirée par la conception de la un certain Rosso Fiorentino… avec des consé-
invitant chacun à réinterpréter l’une de ses grande santé chez Nietzsche et la théorie du quences inattendues, puisque ce dernier in-
plus célèbres chorégraphies : Rosas danst Ro- langage de Witt­genstein, par l’apologie de la fluença durablement la peinture française.
sas, créée en 1983 – Rosas devient alors le nom dépense chez Georges Bataille et le devenir Vous l’apprendrez en suivant le guide.
de sa compagnie. Et ce nouveau projet est chez Gilles Deleuze (sur lequel elle s’appuie
diffusé sur son site. Les deux danseuses pour sa chorégraphie des Six Concertos bran-
rappellent d’abord le B.A.-BA, littéralement, debourgeois de Bach [photo]), elle avance en
© Anne Van Aerschot ; Basso Cannarsa/Opale/Leemage.

puisqu’il s’agit d’apprendre un alphabet de phénoménologue, faisant du corps un « iné-


mouvements, pour composer à sa guise. Il puisable réservoir de mémoire ». Pour Anne
suffit d’une chaise, d’un peu de rigueur et de Teresa De Keersmaeker, chorégraphier con­
rythme. Anne Teresa De Keersmaeker aime siste à organiser l’espace et temps – c’est
la virtuosité mais sans la raideur disciplinaire. d’ailleurs à cet exercice qu’elle nous invite.
Elle rit aussi lorsque les théâtres l’invitent et Voici du moins l’une des cinq définitions
voient arriver non pas une compagnie mais qu’elle expose au Collège de France, à l’occa-
une « équipe de nettoyage ». Car son univers sion d’une entraînante leçon, enregistrée en
repose sur un dépouillement de la scène, 2019. L’une des rares qui donne à l’institu-
qu’elle vide donc, au profit d’un engagement tion l’envie de danser !

92 Philosophie magazine n° 139


MAI/JUIN 2020
Grand
le

bazardes
savoirs
La compagnie des Hommes - Didier Ruiz
Projet participatif de wikipedia vivant

OPÉRA
THE RAKE’S PROGRESS
D’Igor Stravinski / Mise en scène de Simon McBurney / Direction d’Eivind Gullberg Jensen /
Spectacle enregistré au Festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence en 2017 et diffusé sur arte.tv
jusqu’au 10 juillet 2020 / Durée : 2h30

Libéré, débauché

V
«  ous voulez agir en homme – « entre ces deux esclavages, il n’y a pas à choi-
libre ? Oubliez la double ty- sir » – traverse le bordel et aboutit à l’asile.
rannie du désir et du devoir ! » « Seul est libre celui qui choisit, celui qui décide de
Voici la promesse tentante et son sort », chante Nick (Evan Hughes), l’aco- Samedi 5 et dimanche
intenable faite à Tom Rakewell, lyte diabolique soufflant à l’oreille de Tom
dans l’opéra de Stravinsky, The Rake’s Progress. (Paul Appleby) et qui pourrait être tout aussi 6 septembre 2020
Le compositeur, émigré aux États-Unis après bien l’incarnation d’une voix intérieure. « Nul dans le cadre des Traversées
la guerre, imagine en 1951 cette descente aux ne peut prévoir l’avenir, nulle loi ne peut démê- du Marais.
enfers d’après une série de tableaux du peintre ler le passé de celui que la passion ne peut con­
anglais William Hogarth (1697-1764). Le met- traindre, ni la raison maîtriser. » Depuis le Entrée libre en continu
teur en scène britannique Simon McBurney, marquis de Sade, le libertin s’accroche à cette de 14 h à 18 h
déjà acclamé en 2014 pour sa création de La illusion, au risque de perdre la raison lorsqu’il Tout public
Flûte enchantée de Mozart (une merveille), s’y découvre dans l’exploration de cet infini sans
est frotté à son tour. Il démontre tout son art mesure le seul néant de sa condition. Rien de
dans cette version présentée à Aix-en-Pro- moralisateur ne conclut cependant le spec- maifsocialclub.fr
vence en 2017, dont Arte.tv diffuse la capta- tacle, seulement une leçon existentielle. Car,
tion. Brodant habilement sur le récit de Vénus comme le souligne Spinoza dans l’Éthique, la
et d’Adonis dans un Londres décadent, le liberté n’est manifestement pas l’abandon 37 rue de Turenne
motif antique de la chasse prend ici le sens de ses chaînes ou le vain désir de toute-puis- Paris 3e
d’une prédation sexuelle. Les ombres de Faust sance. La liberté consiste à connaître les
et de Don Juan s’y mêlent, dans un cube de causes qui nous déterminent. « Chacun, écrit-
papier blanc, qui sert toutes les fantaisies de il, a le pouvoir de se comprendre lui-même et de
© Pascal Victor/ArtComPress

Simon McBurney. Des projections varient ra- comprendre ses affects de façon claire et distincte,
pidement l’atmosphère, des paysages buco- sinon totalement, du moins en partie, et il a par
liques de la campagne anglaise à l’intérieur conséquent le pouvoir de faire en sorte d’avoir
kitsch et vacillant du débauché. La quête d’une moins à les subir. » Un enseignement célébré
liberté que ni la raison ni la passion ne freinent par Simon McBurney. À la baguette.

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Philosophie magazine n° 139
MAI/JUIN 2020 93 Niort cedex 9. Entreprises régies par le Code des assurances. Conception
et réalisation : Studio de création MAIF. Crédit photo  : Birgit Brendgen.
LA CITATION CORRIGÉE

Chronique
de François Morel *

« Ce serait un moindre


mal de mourir si l’on pouvait tenir
pour assuré qu’on a du moins vécu »
C’est ce qu’écrit Clément Rosset Personnellement, dans un avenir que
dans Le Réel et son double (1976). Mais j’espère lointain, je crains de garder la
comment savoir du moins qu’on a vécu ? sensation que, si j’ai vécu, je n’ai pas suf-
Pas compliqué : en vérifiant sur son passe- fisamment vécu pour être rassasié. J’ai
port qu’on est bien né un 10 juin au siècle peur de mourir avec un goût d’inachevé,
dernier, qu’on a les yeux de couleur noi- la désagréable impression de ne pas avoir
sette et que l’on mesure 1,79 mètre. eu le temps de finir ce que j’avais entre-
Comment être sûr du moins d’avoir pris, de vivre des expériences inédites, de
vécu ? Fastoche : en consultant ses vieux traverser des paysages inconnus. J’ai peur
agendas où l’on a noté que le 3 septembre de me sentir comme Boris Vian, mort en
1997, à 15h45, on avait rendez-vous chez jeune homme à 39 ans, qui n’aurait pas
le dentiste et que le 7 février 2018, on a voulu crever avant d’avoir connu les chiens
mangé chez les Saladin… noirs du Mexique qui dorment sans rêver,
Comment avoir la confirmation que les singes à cul nu…
l’on a du moins bien fait partie de la Et puis, on a beau dire, la mort n’est
confrérie des vivants ? Les doigts dans le pas un moindre mal. Il n’y a pas grand-
nez : en feuilletant ses albums de photos, chose de plus définitif, de plus radical
où, là, on se reconnaît bien dans la pano- que la mort, qui, depuis le temps qu’elle
plie de Thierry la Fronde, là, à côté de existe, continue d’inquiéter, d’angois-
tata Simone, là, avec Christine, Noémie ser, de laisser les vivants mal à l’aise
et Raymonde, sortant d’un restaurant avec cette perspective.
de Cancale… Récemment, quelqu’un me faisait la
Le problème, ce n’est donc pas tant d’avoir vécu que d’avoir le remarque que la mort ne lui faisait pas peur, puisqu’il avait le senti-
sentiment d’avoir suffisamment vécu, d’avoir, au moment du bilan, ment d’avoir été mort pendant de très longues années, notamment
assez de souvenirs pour se dire que, oui, franchement, là, on peut toute cette période, assez longue, qui va du Paléolithique à sa date
dire qu’on a vécu et bien vécu. La question qui inquiète serait de de naissance, dans les années 1950. Se dire qu’il était déjà mort du
savoir si, au bout du chemin, au Terminus des prétentieux, on n’a temps de Vercingétorix, de Jeanne d’Arc, de Victor Hugo, de Marie
pas la regrettable impression d’être passé à côté de sa propre exis- Curie et de Louis XIV le consolait de ne pas être contemporain de
tence. Ce qui serait sûrement dommage vu qu’on n’est pas du tout tous ceux qui apparaîtront après son passage terrestre.
certain d’en avoir une autre de rechange. Pas bête.

« C’est un moindre mal de vivre


© Serge Picard pour PM ; © Marc De Waal/Unsplash.

si l’on pouvait se rappeler qu’on a déjà


longtemps été mort »
* Comédien et chanteur / Tient une chronique le vendredi matin à 8h55 dans le 7-9 de France Inter. Les dernières ont été réunies
dans Je n’ai encore rien dit. Chroniques 2017-2019 (illustrations de François Boucq, Denoël, 2019) / Il prépare un nouveau spectacle :
Tous les marins sont des chanteurs, une conférence chantée de Gérard Mordillat, François Morel, Antoine Sahler et Amos Sah.

94 Philosophie magazine n° 139


MAI/JUIN 2020
PHILO
QUIZ
C R O I S É S # 60

Par Adrien Barton Par Gaëtan Goron / philocroises@philomag.com

DE L’ART OU DU COCHON ? 1 2 3 4 5 6 7 8 9

I
C’est bien connu, les artistes ne façonnent pas
que la matière mais aussi les concepts. Retrouvez II
pour chacun des mouvements artistiques suivants
l’assertion qui le caractérise le mieux. III

1. Suprématisme IV
a. Mouvement qui puise ses origines idéologiques dans le Ku Klux
Klan et qui refuse l’emploi de toute autre couleur que le blanc. V
b. Mouvement focalisé sur les formes géométriques de base
et fondé sur la suprématie du pur sentiment artistique.
c. Mouvement qui voit dans l’art un moyen de communication VI
avec l’être suprême.
VII
2. Art nucléaire
a. Approche artistique néofuturiste inspirée
VIII
par les bombardements de Hiroshima et de Nagasaki.
b. Mouvement exposant des séries de photos de champignons
atomiques, inspiré par les travaux de Bernd et Hilla Becher. IX
c. Branche du Land Art qui prône un bombardement nucléaire
généralisé afin de transformer en profondeur les paysages terriens X
et ainsi de faire de la Terre une gigantesque œuvre d’art.
3. Superflat XI
a. Mouvement de sculpture représenté notamment
par Robert Morris, qui explore la manière dont les objets plats Certains mots de la grille se réfèrent à des articles du numéro.
Solution dans le prochain numéro.
(en feutre, plastique, tissu, etc.) expriment leur propre forme.
b. Mouvement fondé par le mathématicien Benoît Mandelbrot,
qui utilise uniquement des figures fractales de dimensions plus Horizontalement dans les bois ? 4. Chaîne russe.
petites que 2. I. Se donnera les moyens de Homme arabe. 5. Longue
c. Mouvement postmoderne fondé par Takashi Murakami, trouver un vaccin. II. Entre deux épreuve qu’on aura tous vécue.
influencé par les mangas et dessins animés japonais. choix. Reste. III. Il n’est pour rien 6. Ce verbe à l’imparfait est
4. Réalisme cynique dans la diffusion du coronavirus. déjà grillé au passé simple.
a. Mouvement inspiré par Diogène, dont les œuvres représentent Préfixe lié au grain de beauté. Son symbole est également
le plus fidèlement possible le monde extérieur sur la surface IV. Chaîne musicale. Ces voyelles grillé. Pivot d’une société
intérieure de gigantesques tonneaux. Il prétend ainsi démontrer font le bruit d’une troisième. de surveillance. 7. Espérons qu’il
la vanité de toute possession.
b. Mouvement artistique chinois fondé en réaction à la Révolution V. Homère y serait enterré. ne soit pas comme le romancier
culturelle de Mao Zedong dans une perspective humoristique. Sortir jadis. VI. Le confiné l’est Sébastien Japrisot l’a écrit. On y
c. Mouvement rejetant la nécessité de tout objet matériel à un moment donné (deux décompresse. Russie et amis.
qui ne soit pas une œuvre d’art et créant par conséquent mots). Circuit sportif. VII. « Je suis 8. Attachait solidement.
des œuvres d’art reproduisant directement les objets
de la vie quotidienne. L’œuvre Ouvre-Boîte a été vendue pour
ce qui doit toujours se surmonter Si les dieux font des caprices,
350 000 dollars en 2017 à un adepte du mouvement. soi-même » (Nietzsche). Sœur voici ce que font des demi-dieux.
d’Hélios et de Séléné. VIII. Doux 9. La Rochefoucauld le verrait
5. Jaunisme sons, agréables sensations, bien flatté par les apéros virtuels.
a. Mouvement reproduisant des peintures iconiques, telles que
La Joconde ou Guernica, en utilisant exclusivement la couleur jaune. ouïr et jouir. Rouge à moitié.
b. Branche de l’art corporel dont les membres consomment IX. En décomposition. Entre pic SOLUTION DU PHILO CROISÉS #59
exclusivement des carottes et des produits endommageant et péninsule. X. Cité fertile jadis. 1 2 3 4 5 6 7 8 9
le foie, afin d’avoir la peau jaune. Il se jette dans la mer Noire. I P L A S T I Q U E
c. Mouvement non artistique et anticréatif dont les œuvres d’art
ne doivent être exposées que dans une pièce fermée avec des murs
XI. Comme certains confinés, ii R A D I E R A U U

violets. comme le promeneur rêveur. III A M M S O R T S

IV G A I S N R A
Verticalement V M R U A I T G
1. Prive d’air les hommes, fait VI A R A V E S P A

la dégradation d’une œuvre du peintre Mark Rothko. respirer la nature. 2. Accueillit VII T I T R E I R M
froidement. Le milieu de la
VIII
en anglais. L’un de ses créateurs a notamment été condamné pour I S I S P L I E
de Kasimir Malevitch. 2. a. 3. c. 4. b. 5. c. Le mouvement se nomme « Yellowism » deuxième colonne. Préfixe lié
IX S T O F A U S T
que du blanc – comme le tableau Carré blanc sur fond blanc (1918) à la bouche ou à la montagne.
X M E N U E N O E
1. b. Il est cependant vrai que certaines œuvres suprématistes n’ont utilisé 3. Au son, on entend un animal,
XI E S L U T I N S
est-ce pour cela qu’il a vécu
RÉPONSES

Philosophie magazine n° 139


MAI/JUIN 2020 95
LA BANDE DESSINÉE
HUMAINE, TROP HUMAINE PAR CATHERINE MEURISSE

96 Philosophie magazine n°139


MAI/JUIN 2020
Philosophie magazine n° 139
MAI/JUIN 2020 97
QUESTIONNAIRE DE SOCRATE

ED O’BRIEN

Après la nuit
Guitariste rythmique de Radiohead, Ed O’Brien est le socle
sur lequel s’appuient les audaces du plus grand groupe
de rock actuel. Un socle bien malmené puisque, si le musicien
a été parmi les premiers artistes à avoir contracté le Covid-19,
il a également connu la dépression. Une maladie et une « traversée
de la nuit profonde de l’âme » dont « EOB » est aujourd’hui remis.
En témoigne son premier album solo, Earth (Capitol Records),
inspiré par ses préoccupations spirituelles et qui met,
enfin, cet homme de l’ombre en pleine lumière.
Propos recueillis par Sylvain Fesson

Que retenez-vous de votre éducation ? La question qui vous tourmentait ? De quoi n’avez-vous
L’attention aux autres par ma mère « Je devrais être au comble de la joie, pas encore accouché ?
et l’importance d’être lucide par mon père. je fais partie de ce groupe d’enfer, D’un deuxième, d’un troisième,
j’ai cette vie de rêve, ce succès, d’un quatrième album…
Les penseurs qui vous accompagnent ? alors pourquoi suis-je si déprimé,
Je suis d’Oxford où la philosophie compte pourquoi est-ce que je n’arrive pas Votre jeu préféré ?
en général plus que la spiritualité. à être heureux ? » Rêvasser. Ce qu’on appelle visualiser.
Mais, au fil du temps et de mes voyages, Je me suis rendu compte que je faisais
notamment en Amérique du Sud, Le combat dont vous êtes le plus fier ? ça petit. Que tous les enfants le font.
j’ai découvert des auteurs comme Aldous Avoir traversé cette nuit profonde de l’âme. Et, ces dernières années, j’ai renoué avec
Huxley et Manly Palmer Hall [auteur ce jeu quand je me suis mis à pratiquer
canadien dont les livres, non traduits Votre plus grande fortune ? la méditation et la pensée positive.
en français, mêlent philosophie, mysticisme et Que tout soit connecté.
ésotérisme], ainsi que des textes bouddhistes Le lieu qui se rapproche
comme Le Livre tibétain des morts. De quoi doutez-vous ? le plus de la cité idéale ?
Que toute l’humanité, et surtout Je pourrais dire le Bhoutan,
Une rencontre déterminante ? nos leaders, ait bien conscience que j’ai visité, un endroit très beau
Johnny Marr [guitariste du groupe The de cette interconnexion. où le roi mesure l’importance du pays via
Smiths]. C’était mon héros ! En 2001, un indice, le Bonheur national brut,
je traversais une crise. Elle avait commencé L’inspiration, c’est quoi ? plutôt que par le PIB. Mais eux aussi
en 1997, et on n’en parlait pas dans le groupe Un mystère. Pourquoi m’est-elle venue ont des soucis. Il nous faut donc voir
– c’est un truc très anglais, ça, de ne pas si puissamment en 2013 et pas avant ? ça comme ça : c’est en nous que siègent
montrer ses failles, de faire comme si de beauté et destruction. Le dehors,
rien n’était… J’ai alors ressenti le besoin c’est le dedans.
© Chris Lever/REX/Sipa

de le rencontrer, lui. J’ai eu la chance que


ça se produise, et, en étant juste lui, présent,
il m’a montré comment m’en sortir.
Quelque part, je sentais qu’il croyait en moi.

98 Philosophie magazine n°139


MAI/JUIN 2020
UN CLASSIQUE
DE LA LITTÉRATURE
SPORTIVE
LE TEXTE INÉDIT EN FRANÇAIS
D U P R I X N O B E L D E L I T T É R AT U R E

Préface de Nairo Quintana

L’enquête définitive
sur les gangs
salvadoriens
© Eric Vandeville / akg-images

LE PROCHAIN
HORS-SÉRIE DE
PHILOSOPHIE
MAGAZINE

COMMENT
SORTIR
DE LA
CAVERNE

LE 11 JUIN 2020
CHEZ VOTRE MARCHANDetDE JOURNAUX
sur philomag.com
et sur philomag.com
COMMENT
ÊTRE À LA
HAUTEUR DE
L’ÉVÉNEMENT ?
GÜNTHER ANDERS
Et si je suis désespéré,
que voulez-vous
CAHIER CENTRAL
que j’y fasse ?
(extraits)
Ne peut être vendu séparément. © Interfoto/Austrian National Library/LA COLLECTION. Illustration : StudioPhilo/William L.
Introduction
Q ue peut la philosophie face à un
événement soudain et sidérant ?
On peut être tenté de répondre : rien.
La philosophie n’est-elle pas censée se déployer
sans presque nous préoccuper de ce personnage et
de ce mouvement et nous ne nous sommes pas rendu
compte que rien, ni l’“être-jeté” heideggerien, ni la
renaissance de la musique médiévale (voilà ce qui
dans le temps d’une réflexion longuement faisait sensation à la fac de Fribourg) n’avait
ruminée ? Dans La Généalogie de la morale autant d’importance qu’en aurait eu le fait d’arri-
(1887), Nietzsche donne sa définition du rôle ver à dépouiller de leur puissance l’homme Hitler
du philosophe : « Ce qu’Héraclite fuyait, c’est la et son mouvement. Aujourd’hui, cinquante-cinq
même chose que nous fuyons encore : le vacarme ans après, et avec Auschwitz, que je ne peux ou ne
et le bavardage démocratique des Éphésiens, leur veux ou n’ai pas le droit d’effacer, cet aveuglement
politique, les nouvelles de l’“Empire” (la Perse, on me semble évident – et pourtant incompréhensible.
me comprend), la pacotille de la foire de leur “actua- Pour ne pas dire : humiliant. » La suite se lit
lité” – car nous, philosophes, nous avons avant tout comme une tentative de réparer cet échec.
besoin qu’on nous laisse en paix avec l’“actualité”. Pour Anders, il ne s’agit pas tant de se his-
Nous vénérons tout ce qui est silencieux, froid, ser à la hauteur d’un événement. De toute
noble, tout ce qui est passé et lointain. » Un brin façon, la montagne, du moins dans un premier
d’ironie n’est pas à exclure, mais on saisit l’idée. temps, est inaccessible, car « quand nous réflé-
Le philosophe allemand Günther Anders chissons, nous sommes plus petits que nous-mêmes,
(1902-1992) ne l’entendait pas ainsi. Dans une nous ne pouvons pas nous représenter qui nous
interview accordée en 1977 à l’écrivain et jour- sommes (et nous ne voulons pas non plus pouvoir
naliste Mathias Greffrath, il remarque que, face le faire) ; c’est pourquoi nous ne savons pas ce que
à l’horreur de la destruction des Juifs d’Europe nous faisons ni ce qu’on nous fait ». De ce constat
et d’Hiroshima, « le comique de quatre-vingt-dix Anders tire la notion de « supraliminaire » pour
pour cent de la philosophie d’aujourd’hui est indé- désigner les événements « trop grands pour être
passable ». Par conséquent, « on ne peut pas encore conçus par l’homme », qui nous sidèrent
se contenter aujourd’hui d’interpréter l’Éthique au point de nous trouver figés comme des
à Nicomaque alors qu’on accumule les ogives lapins pris dans les phares d’une voiture.
nucléaires ». Question ironie, on peut dire qu’il Est-ce à dire que toute pensée à chaud
dame le pion à Nietzsche. est impossible ? Pour le philosophe à système,
L’entretien intitulé Et si je suis désespéré, que peut-être. Aussi Anders en tire-t-il une con­
voulez-vous que j’y fasse ? revient sur le parcours clusion quant à sa méthode de travail qui
d’Anders et explore comment son œuvre s’est semble peut-être évidente mais n’en est pas
articulée aux soubresauts de l’histoire. Régu- moins radicale : « Pendant les soixante-quinze
lièrement, le philosophe évoque la difficulté de ans de ma vie, le monde et la position de l’homme
prendre la mesure d’un événement dans lequel dans le monde ont si radicalement changé que j’ai
on est soi-même pris. Lorsque Greffrath l’in- été obligé de partir de la réalité même. » Une
terroge sur ses années d’études avant qu’il ne façon d’inviter à plonger tête la première
quitte l’Allemagne en 1933, Anders admet ne dans le fleuve héraclitéen – n’en déplaise à
pas avoir vu venir le danger que Hitler et le Nietzsche – du réel. Après tout, il trouve bien
nazisme incarnaient : « Nous avons fait nos études sa source au sommet d’une montagne !

2
L’auteur Le texte

N é en 1902 sous le nom de Stern


dans une famille de la bourgeoisie
juive de Breslau (actuelle Wro­
cław, en Pologne), Anders étudie auprès de
Husserl, son directeur de thèse, et de Heideg-
E nregistré en 1977 et paru deux ans
plus tard, Et si je suis désespéré, que
voulez-vous que j’y fasse ? est l’un des
entretiens qui composent le livre de Matthias
Greffrath Die Zerstörung einer Zukunft (« La
ger. D’abord « sous l’emprise de son spell » destruction d’un avenir », non traduit).
(« charme »), Anders se montre ensuite très Consacré à des intellectuels forcés de quit-
critique à son égard. C’est néanmoins dans les ter l’Allemagne en 1933, il rassemble, entre
cours de Heidegger, à Marbourg en 1925, qu’il autres, les témoignages des sociologues Hans
rencontre celle qui est alors l’amante du cha- Gerth (1908-1978), Marie Jahoda (1907-2001)
rismatique professeur : Hannah Arendt. Ils se et Leo Löwenthal (1900-1993), ainsi que de
marient en 1929. La philosophie ne suffit pas l’historien Karl August Wittfogel (1896-1988).
à subvenir aux besoins du couple, aussi Anders Günther Anders s’y exprime avec un ton très
se lance-t-il dans le journalisme. Il écrit beau- libre, rarement indulgent avec ses pairs et
coup et sur tout, au point que son rédacteur pour lui-même. Il y témoigne d’une volonté
en chef suggère de lui faire signer certains farouche de prendre sans cesse en compte
articles sous le nom d’Anders, « l’autre » en l’impensable, quitte à inventer les catégories
allemand. Réfugié à Paris en 1933, le couple pour circonscrire l’indéfinissable.
divorce en 1937. Anders émigre aux États-Unis.
Contrairement à Arendt qui coulera avec
aisance sa pensée dans la langue anglaise, il
éprouve plus de peine. Il tente même l’aven-
ture hollywoodienne, en s’essayant au scénario
pour Chaplin. À la fin de la guerre, un brin
amer – « l’Amérique l’avait traité mal », con­
state son ami Hans Jonas –, Anders rentre en
Europe et s’installe non en Allemagne – où il
refuse un poste de professeur – mais « dans le
ni-ni : à Vienne ». Alors que son ex-femme
devient célèbre, Anders, entame une œuvre
plus confidentielle. Il publie le premier tome
de L’Obsolescence de l’homme en 1956 et le
second en 1980. Il y fait un constat désabusé :
de l’avenir à l’idée de l’homme, en passant par
le travail et les valeurs, tout est périmé. Entre-
temps, il participe en 1968 au tribunal Russell
sur les crimes de guerre. Jusqu’à sa mort, en
1992, Anders concilie un esprit du « tout est
foutu » avec l’urgence de rebâtir une pensée
en phase avec le monde.
3
GÜNTHER
ANDERS

Et si je suis
désespéré,
que voulez-vous
que j’y fasse ?
(extraits)

Nous reproduisons ici des extraits d’un entretien


que Günther Anders a accordé à Mathias Greffrath en 1977,
Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ?
Traduit par Christophe David, l’ouvrage est disponible
aux éditions Allia (existe aussi en version numérique).

4
Vous avez quitté l’Allemagne dès mars offre-lui un sous-esclave ! » Plus encore : du fait
1933. Plus tard, les bureaucrates ont eu que l’on accordait aux malheureux l’étiquette
l’idée d’établir une sinistre distinction d’ « aryens » refusée aux Juifs, ils s’en trouvaient
entre persécutés pour raisons raciales carrément anoblis. Comme leur prétendue
et persécutés pour raisons politiques… appartenance à la « race des seigneurs » leur
Cette distinction est tout à fait courante en donnait l’air d’être des seigneurs, ils oubliaient
effet, mais je répugne à l’utiliser. Il y a eu, c’est qu’ils n’étaient toujours que des esclaves. Pour
vrai, des centaines de milliers de réfugiés juifs leur procurer le sentiment d’être nobles, on
qui, auparavant, ne s’étaient naturellement avait besoin d’un repoussoir, de sous-hommes,
jamais intéressés à la politique et encore moins c’est-à-dire de nous. Si nous n’avions pas existé,
engagés politiquement. Mais c’est justement la Hitler nous aurait inventés. C’est pourquoi son
politique qui s’est intéressée à eux. En ce sens, antisémitisme n’était pas un attribut du natio-
même si c’était seulement modo passivo 1 – mais nal-socialisme parmi d’autres, mais le moyen
que veut dire ici « seulement » – eux aussi étaient de gagner le combat contre la conscience de
des réfugiés politiques. Tous les Juifs qui ont classe et la lutte des classes. C’est devant cette
quitté l’Allemagne l’ont donc fait pour des rai- instrumentalisation qui a finalement culminé
sons politiques. dans la liquidation que nous autres Juifs avons
L’un des principes de la politique du Führer dû fuir. Voilà pourquoi nous avons tous été des
national-socialiste était de faire disparaître réfugiés politiques.
toute trace de conscience de classe. Ils y sont
arrivés avec un succès effrayant, parce qu’aux Mais comment était-ce avant ? Quand
millions de malheureux victimes du « système », on lit votre livre de souvenirs, Die Schrift
prolétaires au chômage et petits-bourgeois pro- an der Wand [Écrits sur le mur], on a
létarisés, ils ont offert un groupe d’hommes par l’impression, pour le dire en exagérant,
rapport auxquels ils – je veux dire les prolé- que c’est seulement à travers Auschwitz
taires – pouvaient, non, devaient se sentir supé- que vous avez acquis votre identité juive.
rieurs, un groupe que, pour se défouler de la Manifestement, en 1914 notamment, vos
haine accumulée, ils pouvaient, non : ils devaient parents ont été des Allemands naïvement
détester, un groupe qu’à leur tour, ils pouvaient, patriotes. Vous êtes donc issu d’un milieu
non : devaient traiter comme des victimes. Dans qui, au début du siècle, ne voyait aucune
la langue de la politique, « pouvoir » signifie distance entre sa manière de vivre et celle
toujours « devoir » ou « être obligé de ». Dans de ses concitoyens qui n’étaient pas juifs.
mon livre Die molussische Katakombe [La Cata- Oui, c’est ce que croyaient mes parents.
combe de Molussie], le principe de la dictature Est-ce qu’ils avaient raison ? Est-ce que cette
s’énonce ainsi : « si tu veux un esclave fidèle, conviction était partagée ? C’est une autre

1. Sur un mode passif. [Toutes les notes sont du traducteur.]

5
question. Mais qu’ils l’aient cru, cela est tout à mais même pour moi. Car en dépit de la distance
fait compréhensible. Car mon arrière-grand- qu’il avait prise vis-à-vis des Juifs d’Europe de
père déjà avait écrit de gros livres sur l’histoire l’Est, il ne lui est jamais venu à l’idée, jamais il n’a
de l’Allemagne. eu la tentation d’abjurer son judaïsme – en quoi
qu’il ait consisté. Cela lui serait apparu comme
Et vous avez repris cette conviction un prix indigne à payer pour d’éventuels hon-
à votre compte ? neurs. Il a effectivement repoussé avec rudesse
Jusqu’à l’âge de quinze ans, à peu près. l’offre qu’on lui avait faite d’une chaire de psy-
J’avais à cette époque un ami, un Juif ukrainien chologie à l’université de Berlin à la condition
particulièrement doué, qui s’y connaissait aussi qu’il remplisse « une petite formalité ». Il m’a
bien en littérature russe, allemande, anglaise souvent raconté cette histoire, sans tristesse,
que juive, et qui m’a encouragé dans mes pre- plutôt avec fierté. Vous voyez : on ne peut pas
miers essais d’écriture. C’est par lui aussi que j’ai tout prévoir. Il a tenu bon sur un minimum.
entendu parler du sionisme pour la première Mais seulement sur un minimum. Se faire une
fois : sa famille – son père était hydrologue – idée exacte de la situation, ça, il ne pouvait pas
avait déjà vécu en Palestine. C’est par lui encore se l’autoriser, il ne pouvait pas l’oser. Son image
que moi qui n’avais été nourri que de culture du monde (qui s’est effondrée en 1933), il ne
allemande, j’ai découvert Flaubert, Hamsun, pouvait la remettre en question. Non seulement
Tolstoï ; c’est par lui, donc, que je devins un bon il n’a pas pressenti l’arrivée du national-socia-
Européen. – Mon amitié avec ce jeune homme lisme, mais il a même fini par en refouler l’idée.
(sans qui je ne serais jamais devenu écrivain) ne
faisait pas qu’affecter mon père qui craignait Et vous ?
d’être assimilé aux Juifs d’Europe de l’Est, elle Je n’ai aucun mérite à avoir été moins
allait jusqu’à l’indigner. Cela donna lieu à des aveugle que lui. Ma position sociale n’était pas
scènes, et même à une longue brouille entre lui en jeu. Je ne risquais rien à savoir. Se libérer de
et moi. Ce qui est paradoxal, c’est que mon tout préjugé, cela dépend pour une large part du
émancipation personnelle, l’émancipation du danger que l’on encourt et que l’on fait encourir
modèle paternel, a coïncidé avec le mouvement à d’autres en faisant preuve de discernement. Ce
par lequel je suis devenu solidaire de mon ori- n’est pas un hasard si tant de penseurs qui ont
gine, à savoir du judaïsme. risqué des idées originales n’ont pas fondé de
famille. Moi, j’étais un jeune intellectuel, qui
Mais votre père ne s’est pas fait baptiser ? n’était responsable de personne, et pouvait
Cette question est tout à fait justifiée. donc de ce fait se permettre d’avoir de l’audace.
C’est un fait difficilement compréhensible, Encore qu’elle n’ait pas été si grande. En tout
non seulement pour vous, qui n’êtes pas Juif, cas, elle ne m’est venue que plus tard, après mes

6
études universitaires. À cette époque, en dépit la fondation du devoir-être, qu’elle était
des expériences que j’avais déjà vécues au cours présupposée comme évidente. Si l’on
de la Première Guerre mondiale alors que je veut caractériser votre façon de faire de
n’étais encore qu’un collégien, la réalité poli- la philosophie, on peut dire n’est-ce pas,
tique était passée à l’arrière-plan. Certes, cet que vous ne vous êtes jamais référé
homme qui, à l’époque déjà, se prononçait à un système, mais que vous êtes toujours
ouvertement et publiquement pour l’avilisse- parti de ce qu’exigeait l’actualité, de
ment et l’élimination d’êtres humains, je ne le questions et de problèmes concrets...
considérais pas comme un simple clown vocifé- Permettez que je vous interrompe : au
rant. Mais moi ou plutôt nous – je veux dire les départ, j’avais des dispositions naturelles
jeunes étudiants de ma génération, intellectuel- extraordinairement « systématiques », et à
lement et moralement actifs –, nous avons fait l’époque où j’écrivais ma Pathologie de la liberté
nos études sans presque nous préoccuper de ce – je donne le titre français de cet article parce
personnage et de ce mouvement et nous ne nous qu’il n’a été publié que dans cette version,
sommes pas rendu compte que rien, ni l’“être- l’exemplaire allemand ayant été égaré dans les
jeté” [Geworfenheit] heideggerien, ni la renais- mésaventures de l’émigration 2 – j’avais en fait
sance de la musique médiévale (voilà ce qui prévu de rédiger une anthropologie philoso-
faisait sensation à la fac de Fribourg), n’avait phique systématique. Il en existe de très nom-
autant d’importance qu’en aurait eu le fait d’ar- breux morceaux qui faisaient partie d’une
river à dépouiller de leur puissance l’homme Philosophie de la nature. Je n’avais pas, comme
Hitler et son mouvement. Aujourd’hui, cin- Heidegger, tout bonnement laissé de côté le fait
quante-cinq ans après, et avec Auschwitz, que je qu’il y a des animaux et des plantes, et que nous
ne peux ou ne veux ou n’ai pas le droit d’effa- vivons entourés d’un monde animal et végétal.
cer, cet aveuglement me semble évident – et J’avais tout aussi peu omis le fait que les
pourtant incompréhensible. Pour ne pas dire : machines existent – chez Heidegger, on ne
humiliant. trouvait que marteaux et scies du Moyen Âge,
pas de moteurs électriques, tout au plus appa-
[…] raissent-ils dans la dernière partie de son
œuvre… Tout cela était systématiquement pré-
À la question posée sur la morale en paré, à partir de 1929, et au cas très improbable
termes théoriques, vous avez donné une où il se trouverait un jour quelqu’un pour s’y
réponse biographique. Dans votre livre intéresser, on retrouvera nombre de ces
sur Brecht, vous rappelez, je crois, que documents. Mais alors est arrivé Hitler, ou
Brecht et vous étiez d’accord pour dire plutôt la période pré-hitlérienne et les néces-
qu’on ne devait pas se préoccuper de sités de l’heure, qui devinrent rapidement les

2. Günther Anders, « Pathologie de la liberté. Essai sur la non-identification »,


trad. P.-A. Stéphanopoli, Recherches philosophiques, VI, 1036-1937, pp. 22-54.

7
nécessités de «  plusieurs années  », me si un boulanger ne faisait ses petits pains que
requirent du matin jusqu’au soir. Je n’ai donc pour d’autres boulangers. Bref : j’ai essayé de
pas écrit le système que j’avais véritablement donner à la morale une forme pour que le mes-
voulu écrire. Ni l’anthropologie, ni la philoso- sage passe. Dans cette perspective, jusqu’en
phie de l’art, dont il existe pourtant des frag- 1945, c’étaient les Allemands, que le national-
ments en anglais – j’ai donné un cours là-dessus socialisme avait moralement et intellectuelle-
à la New School de New York. ment anéantis, que je cherchais à toucher. Plus
Vous voyez, au départ j’ai vagabondé dans tard, lorsque le problème nucléaire a occupé le
les domaines les plus divers – toujours dans devant de la scène, j’ai essayé par contre de cap-
l’espoir, il est vrai, de rassembler un jour le tout ter l’attention de ceux dont l’action et la négli-
en un système. Il existe ainsi, par exemple, une gence décident du sort de l’humanité, mais qui
philosophie de la musique, écrite en 1929, que je ne savent pas, ne veulent pas savoir, ne doivent
ne publierais plus aujourd’hui. J’ai abandonné pas savoir ce qu’ils font. Avant tout donc, l’atten-
toutes ces choses lorsque Hitler a surgi, non tion des physiciens et celle des hommes poli-
seulement à l’horizon mais – c’était de mauvais tiques que dirigent les technocrates.
augure – au sein même de notre horizon. Il m’est
apparu alors que le revirement qu’avait accom- Vous avez commencé à publier en
pli Socrate – car Socrate a également été à l’ori- travaillant pour le Vossische Zeitung
gine un philosophe de la nature –, nous devions et le Börsen-Courier ?
l’accomplir nous aussi. Je devins alors un « phi- Oui. Mais ces travaux étaient ceux de
losophe de la morale ». À la variété des thèmes quelqu’un d’un peu doué, rien de plus. Comme
philosophiques abordés s’est alors substituée la mes compositions musicales et ma peinture.
variété des genres littéraires auxquels j’ai eu J’avais trop de dons et, pendant longtemps, je
recours – je veux dire par là que, dès lors, je n’ai n’ai pas suffisamment résisté à la tentation de
plus, ou presque plus, écrit de prose philoso- toucher à tout en dilettante. Jusqu’au jour où,
phico-discursive, mais que je me suis servi des comme je viens de le raconter, – c’était il y a un
genres littéraires les plus divers en tenant demi-siècle environ, la situation était devenue
compte de ce qu’exigeaient les circonstances : trop sérieuse pour continuer à jouer, même à
fable, satire à la manière de Swift, poésie. des jeux sérieux – il me fallut prendre sur moi
Entre 1931 et 1945, les seuls sujets que j’aie trai- pour faire table rase de tout ce qui ne relevait
tés ont été le national-socialisme et la guerre. Il pas de la morale, pour me concentrer sur
me semblait qu’écrire des textes sur la morale l’écriture et plus précisément sur l’écriture
que seuls pourraient lire et comprendre des col- didactique. Comme je vous le disais, mon
lègues universitaires était dénué de sens, gro- enseignement a pris les formes les plus variées,
tesque, voire immoral. Aussi dénué de sens que j’ai écrit des fables, des récits utopiques, des

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poèmes – tous ces écrits, sans exception, se rap- haïr continuellement et de toutes ses forces,
portaient au fascisme et à la guerre – et si l’on mais aussi quelqu’un qui (comme si cela avait
m’avait demandé : quel est ton métier ? j’aurais jamais, un jour, d’une manière ou d’une autre,
certainement répondu : pédagogue. apporté quelque chose à quelqu’un) se faisait de
cette haine un devoir. La troisième coupure, ce
[…] fut l’annonce des camps de concentration (je ne
peux pas parler, dans cette chronologie, de
Mais nous devrions peut-être maintenant l’atroce « archipel du goulag », car ce qui se pas-
en venir à un sujet qui a déterminé la sait là-bas, nous ne l’avons appris que bien plus
majeure partie de votre œuvre et de votre tard) – ce fut la révélation que l’homme, au siècle
activité politique. Ce tournant essentiel de l’industrie de masse, en était arrivé aussi
a eu lieu après le mois d’août 1945. Il s’est maintenant à produire industriellement des
produit là une césure qui vous a même cadavres par millions – bref : ce fut Auschwitz.
empêché de poursuivre vos analyses sur La seconde et la troisième césures ont fait de
l’art, l’amour et la nature. Je suppose moi un écrivain politiquement engagé. Quand a
que vous auriez préféré de beaucoup eu lieu la quatrième, Hiroshima, je n’ai tout
vous consacrer à cela. d’abord pas pu, et ce pendant des années, réagir
Et comment ! Oui, il est indiscutable que le en tant qu’écrivain. Dans un premier temps, je
6 août 1945, Hiroshima, donc, a signifié une cou- suis resté muet – non parce que je n’avais pas
pure. Cette césure a certainement été la plus saisi la monstruosité de l’événement, mais parce
nette dans ma vie, mais elle n’était pas la pre- qu’au contraire, mon imagination [Vorstellen],
mière, loin de là. À l’âge de quinze ans déjà, ma pensée, ma bouche et ma peau, tout cela
comme vous le savez, j’ai vécu l’horreur de la refusait de travailler devant la monstruosité de
Première Guerre mondiale. La deuxième cou- l’événement.
pure fut l’arrivée de Hitler au pouvoir : avant Je dois d’avoir correctement estimé l’évé-
qu’elle ne commence, je savais que Hitler allait nement au hasard d’une rencontre, des années
signifier guerre mondiale (je m’étais ridiculisé, auparavant, avec un jeune physicien nucléaire
en France, avant 1933, en risquant ce pronostic). qui m’avait expliqué, à vrai dire d’une manière
Sur le plan de la subjectivité, cette coupure s’ex- très universitaire et incidemment, qu’il était
prima par le fait que je devins un type bizarre, désormais possible de faire exploser la terre.
sombre et difficile à supporter pour ceux qui Mais qu’aux États-Unis, l’on fût déjà en train de
vivaient à mes côtés, notamment pour celle qui travailler à produire ces monstres apocalyp-
était alors ma femme, je devins quelqu’un qui tiques, je ne m’en doutais absolument pas, car il
non seulement s’appliquait jour après jour – et y avait déjà bien assez à faire, nuit et jour, avec
il lui avait d’abord fallu apprendre à le faire – à les bains de sang que provoquaient des armes

9
technologiquement bien moins « avancées ». Je contraire, aujourd’hui, notre premier postulat
compris aussitôt, dès le 7 août probablement, doit être: élargis les limites de ton imagination,
soit un jour après Hiroshima et deux jours pour savoir ce que tu fais. Ceci est d’ailleurs
avant Nagasaki, que le 6 août était le premier d’autant plus nécessaire que notre perception
jour d’une nouvelle ère : le jour à partir duquel n’est pas à la hauteur de ce que nous produisons :
l’humanité était devenue capable, de manière comme ils ont l’air inoffensifs, ces bidons de
irréversible, de s’exterminer elle-même. Seule- Zyklon B – je les ai vus à Auschwitz –, avec les-
ment, il m’a fallu des années avant d’oser me quels on a supprimé des millions de gens ! Et un
mettre devant une feuille de papier, pour rem- réacteur atomique, comme il a l’air débonnaire
plir cette tâche qui était de rendre concevable avec son toit en forme de coupole ! Même si
ce que nous – par ce « nous », j’entendais l’huma- l’imagination seule reste insuffisante, entraînée
nité – étions alors capables de produire. Je me de façon consciente elle saisit [nimmt] infini-
souviens : c’est en Nouvelle-Angleterre, quelque ment plus de « vérité » [mehr “wahr”] que la
part du côté du mont Washington, que j’ai « perception » [Wahrnehmung]. Pour être à la
essayé pour la première fois. Je suis resté assis hauteur de l’empirique, justement, et aussi para-
des heures entières sous un noyer, la gorge doxal que cela puisse paraître, il nous faut mobi-
nouée, devant ma feuille de papier, incapable lisernotreimagination.C’estellela“perception”
d’écrire un seul mot. La deuxième fois – c’était d’aujourd’hui.
en Europe, déjà, probablement en 1950 ou 51 –
je crois que j’y suis arrivé. Ce qui a pris forme là, Notre malheur tiendrait donc
était le chapitre de L’Obsolescence de l’homme [Die moins à un défaut de morale qu’à
Antiquiertheit des Menschen] sur les « Racines de un défaut de cognition ?
notre aveuglement face à l’Apocalypse » et sur Science et conscience ont toujours été liées.
le décalage [Diskrepanz] entre ce que nous Et aujourd’hui, cette distinction est complète-
sommes capables de produire [herstellen] et ce ment obsolète. Quoi qu’il en soit, rien ne prouve,
que nous sommes capables d’imaginer [vorstel- me semble-t-il, que les hommes d’aujourd’hui,
len]. Aujourd’hui encore, je pense que j’ai effec- qui commettent des méfaits monstrueux, pro-
tivement dépeint, en soulignant ce décalage, la voquent des génocides, soient plus « mauvais »
conditio humana de notre siècle et de tous les que ceux des générations précédentes. Les
siècles à venir, pour autant qu’ils nous soient qualités morales de l’homme moyen, de mon
encore accordés ; et que l’immoralité ou la voisin, par exemple, qui est un homme très
faute, aujourd’hui, ne réside ni dans la sensua- serviable, sont certainement aussi grandes que
lité ou l’infidélité, ni dans la malhonnêteté ou celles de son père ou de son grand-père tant qu’il
l’immoralité, ni même dans l’exploitation, mais est seulement question d’agir au sein d’un
dans le manque d’imagination [Phantasie]. Au entourage limité. Les conséquences de ce que

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nous, hommes d’aujourd’hui, pouvons provo- autorisés à faire de manière indirecte – faisons-
quer, à l’aide de notre technologie hautement le pour une fois directement. C’est ce qui s’est
perfectionnée, ne nous sont, en un certain passé à My Lai : they did it themselves. Par l’inter-
sens, pas imputables. Dans ma correspondance médiaire d’un journal qui me demandait d’éta-
avec le pilote d’Hiroshima, Eatherly, j’ai forgé blir en l’interviewant si la tournure d’esprit de
le concept de « coupable sans faute » [schuldlos Calley était morale ou immorale, j’ai eu accès
Schuldigen]. Je ne prétends donc pas que aux pièces de son dossier. Finalement, l’inter-
l’« homme » soit aujourd’hui plus mauvais, mais view ne s’est pas faite. Mais les documents sur
je dis que ses actions, à cause de l’énormité des lesquels j’ai travaillé, les témoignages qui avaient
outils dont il dispose, sont devenues énormes. été faits lors du procès, prouvent que la situation
dans laquelle nous sommes n’est plus celle de la
Et depuis le 6 août 1945, rien n’a changé ? Seconde Guerre mondiale, quand on bombar-
Oh si ! Il s’est passé quelque chose de très dait d’en haut, sans voir ce que l’on faisait ; il
curieux. Nous nous trouvons déjà dans une nou- s’agit d’un troisième type de situation, où nous
velle phase. Comme l’homme a vu de quelles imitons nos outils, pour voir enfin, un peu, ce
énormités ses outils étaient capables, et qu’on que nous faisons.
le laissait commettre ces crimes monstrueux, il
a exigé d’avoir le droit de faire ce que ses outils, Dans vos écrits sur la situation nucléaire,
eux, avaient le droit de faire. Je pense là en pre- vous êtes toujours plutôt parti des sphères
mier lieu aux cruautés qui ont été commises au de la politique et de la morale et,
Vietnam. Vous vous souvenez certainement du si je ne me trompe pas, vous n’avez jamais
cas du lieutenant Calley et de sa compagnie. souscrit aux tentatives des marxistes
Ces soldats, ayant vu, le plus souvent depuis pour faire des besoins de l’industrie
leurs hélicoptères, les carnages massifs que leurs d’armement la cause unique de cette
armes étaient capables de perpétrer chaque jour, escalade, de cette introduction
désirèrent avoir le droit de massacrer de leurs permanente de nouveaux types d’armes,
propres mains. De massacrer « humainement » que l’on appelle même cyniquement
au lieu de massacrer à l’aide de machines. Nous des « générations ».
avons donc déjà atteint un troisième stade, un Non, là vous n’avez pas raison. Je l’ai même
stade qui a dépassé le second, celui de l’assassi- très expressément fait dans mon livre sur le
nat indirect. Humiliés par la puissance de nos Vietnam, Visit Beautiful Vietnam, dans lequel j’ai
outils et leur liberté d’action, « nous » essayons clairement montré que l’industrie ne produit
maintenant de faire aussi bien qu’eux. Cela cor- pas des armes pour les guerres, mais provoque
respond à la vague du do it yourself aux États- des guerres pour les armes. Qu’elle a besoin
Unis. Ce que nous sommes capables de faire, de la guerre pour s’assurer que l’on utilise ses

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produits, qu’elle ne peut pas « vivre sans tuer », Vous en avez fait l’expérience...
que l’usure des armes est nécessaire pour que Oui.
la production continue. Les armes sont des
marchandises idéales – le marxisme a peu parlé Passons maintenant à la dimension
de cela, jusqu’à présent –, car ce sont des pro- universelle du problème, à la
duits qui, tout comme les biens de consomma- « supraliminarité » [Überschwelligkeit],
tion, ne servent qu’une seule fois. Vus sous cet comme vous dites...
angle, les munitions et les petits pains sont des Je crois que nous devons expliquer ce
produits de même nature. Une fois lancé, un terme. J’ai dû forger ce néologisme tout comme
missile à tête nucléaire n’est pas réutilisable. ceux d’« innocentement » [Verharmlosung] et
C’est pour cette raison que l’industrie aime d’ « enjolivement » [Verniedlichung] pour rendre
tellement les armes. compte de nouveaux phénomènes de notre
époque, mais le mot de « supraliminarité » n’a
Nous sommes arrivés très exactement pas encore été adopté comme les autres par les
au point où les choses deviennent médias ni donc par la langue. J’appelle « supra-
dangereuses, pour le moraliste. Tant liminaires » les événements et les actions qui
qu’il décrit et analyse la dimension sont trop grands pour être encore conçus par
« apocalyptique » de la situation l’homme : si c’était le cas, ils pourraient être per-
nucléaire... çus et mémorisés. Jusqu’à présent, on ne
Tant qu’il fait cela, on le tolère encore, parce connaissait en psychologie que l’« infralimi-
que les mots sont solennels. naire » [Unterschwellige]. Weber et Fechner ont
appelé « infraliminaires » 4 les excitations qui
Votre expression est d’ailleurs sont trop petites pour que les hommes puissent
entrée dans le vocabulaire de tous encore les enregistrer. Aujourd’hui les « excita-
les commentateurs et des tribuns tions » (s’il est possible de ranger des événe-
des partis politiques… ments immenses sous ce terme académique)
C’est juste. Le monde entier parle aujour­ sont devenues trop grandes pour « accéder »
d’hui de l’« apocalypse », même les gens de encore à nous. C’est au point que lorsque j’ai
l’ÖVP 3. Lorsque j’entends ce mot dans leur cherché à parler de la déflagration atomique
bouche, je n’y crois déjà plus moi-même. Ce avec les victimes d’Hiroshima, elles restaient
mot, je ne peux plus l’entendre. Dès que l’on met tout simplement muettes. Non parce que leur
en évidence que les armes sont les produits anglais aurait été insuffisant (ils se taisaient en
idéaux, parce qu’il faut les remplacer sitôt japonais et l’interprète, lui aussi, restait muet).
qu’elles ont été utilisées, ça commence à sentir L’événement était trop grand pour qu’ils aient
le roussi. Les journaux n’aiment pas ça... pu s’en rappeler et même pour qu’ils aient pu le

3. Österreichische Volkspartei : Parti populaire autrichien [classé à droite sur l’échiquier politique]. 
4. E. H. Weber (1795-1878) et G. T. Fechner (1801-1887) sont des physiologistes allemands qui
ont étudié la sensation. Le premier a formulé la « loi du seuil différentiel » (ou « loi de Weber »)
d’après laquelle, pour chaque type de sensation, il existe un rapport constant entre, d’un
côté, l’intensité de l’excitant initial et de l’autre, la variation minimale qu’il faut lui faire subir
pour qu’une différence soit sentie. Ce qui se trouve en deçà de ce seuil est dit « infraliminaire »
ou « subliminal ». Anders soutient qu’il existe un autre seuil, symétrique à celui de Weber,
et au-delà duquel on ne sent plus de différence : c’est ce qu’il appelle le « supraliminaire ».

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percevoir. Ce qui vaut pour ceux qui l’ont pro- philosophes des derniers deux mille cinq
voqué et pour ceux qui l’ont subi. Que les pre- cents ans n’aurait pas seulement été inutile mais
miers n’aient pas eu idée de l’ampleur des effets aussi absurde, pour ne pas dire immoral : j’au-
qu’ils ont produits, cela vaut aussi bien pour rais perdu trop de temps, avant de réussir à exer-
les victimes qui les ont subis ; tout comme les cer une influence sur mes contemporains. On
auteurs ne pouvaient pas prévoir le mal qu’ils ne peut pas se contenter aujourd’hui d’inter-
faisaient, les victimes ne pouvaient plus se rap- préter l’Éthique à Nicomaque alors qu’on accu-
peler ce qu’on leur avait fait. Vous voyez : je mule les ogives nucléaires. Le comique de
retombe toujours sur mes pieds, je reviens quatre-vingt-dix pour cent de la philosophie
toujours à mon idée fixe, à savoir que quand d’aujourd’hui est indépassable. Les reproches
nous réfléchissons, nous sommes plus petits que l’on m’a faits, parce que j’ai philosophé
que nous-mêmes, nous ne pouvons pas nous sans tenir compte des dix mille livres de mes
représenter qui nous sommes (et nous ne ancêtres et parce que je n’ai pas exploité ces
voulons pas non plus pouvoir le faire) ; c’est trésors, me touchent peu. J’utilise le monde
pourquoi nous ne savons pas ce que nous fai- lui-même comme un livre que je cherche à tra-
sons ni ce qu’on nous fait. C’est seulement duire dans une langue intelligible et efficace
parce qu’il en va ainsi qu’on peut accomplir parce qu’il est « écrit » dans une langue presque
des actes aussi incroyables, aussi incroyable- incompréhensible.
ment inconscients que l’exportation d’usines
de retraitement nucléaire de l’Allemagne fédé- […]
rale vers le Brésil.
Je crois en fait que si l’on me demandait : Dans votre texte sur le Vietnam
quelles ont été les trouvailles essentielles que tu vous réfléchissez sur la forme
as faites au cours des nombreuses années de de la contestation, vous vous moquez
ton activité philosophique ? je répondrais: mes un peu des hippies qui ont combattu
deux trouvailles sont le « supraliminaire » et le avec l’« amour » contre la guerre et
décalage entre l’imagination et la production. utilisaient pour désigner les contestations
On comprend alors que mes textes philoso- intellectuelles l’expression de « happening
phiques aient si peu à voir avec le monstrueux théorique ». Vous concluez en disant :
corpus des philosophies passées. Mon activité notre résistance doit d’abord être
philosophique a été d’un autre type. Pendant les universelle mais c’est pour mieux devenir
soixante-quinze ans de ma vie, le monde et la ensuite politique. Les penseurs, qui
position de l’homme dans le monde ont si radi- sont les gouverneurs de l’universel,
calement changé que j’ai été obligé de partir de doivent devenir des résistants politiques.
la réalité même. Le détour par les opinions des Comment décrivez-vous ou jugez-vous

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dans ce contexte la division du travail suivi mes paroles alors que tous les autres ora-
parmi les intellectuels ? C’est pourtant teurs qui reprenaient leurs inévitables slogans,
leur nombre qui… recueillaient des applaudissements. Difficile
Excusez-moi de vous interrompre. Malheu- tragœdiam non scribere 6.
reusement vous ne parlez de division du travail
que chez les intellectuels. Mais ce ne sont pas
seulement les physiciens qui sont responsables Comment analysez-vous aujourd’hui
de la situation nucléaire et devraient savoir ce les succès et les revers du mouvement
qu’ils font. Dans l’avant-dernière année de la antinucléaire ?
Première Guerre mondiale, ce ne sont pas les Le mouvement n’a sans doute pas été com-
intellectuels qui eurent le courage de faire plètement inutile. Il y a toute une série
quelque chose contre la guerre mais les travail- d’hommes et de femmes qui ont été entendus.
leurs, quelques milliers de travailleurs alle- Il est impossible de dire, par exemple, si l’on
mands des arsenaux. Ils ont refusé de continuer serait parvenu à la signature des accords Salt 7
à produire des munitions. Ils se sont mis en sans le support du mouvement international.
grève à l’époque. Pas pour obtenir une augmen- Mais qu’on discute autant aujourd’hui des réac-
tation de salaire ou des cartes de pain supplé- teurs nucléaires, qu’on soit pour ou contre,
mentaires mais pour raccourcir la guerre. Qu’il même dans les plus hautes sphères politiques,
y ait aujourd’hui des travailleurs au cœur de cela tient vraisemblablement au fait qu’il y a eu
l’industrie de l’armement qui refusent de s’as- dans chaque pays quelques personnes qui infa-
socier à la production des engins de la catas- tigablement ont attiré l’attention sur cette
trophe, j’en doute fort. Pas seulement parce que situation moralement impossible et qui ont
ce à quoi ils travaillent est complètement indif- réussi à réellement inquiéter quelques millions
férent à la plupart des ouvriers – et cela vaut d’hommes. On nous a traités de « semeurs de
tout aussi bien pour les intellectuels les plus panique ». C’est bien ce que nous cherchons à
éminents : les physiciens et les ingénieurs – ils être. C’est un honneur de porter ce titre. La
sont tous ce que j’appelle telosblind 5, mais aussi tâche morale la plus importante aujourd’hui
parce que chaque travailleur et scientifique a consiste à faire comprendre aux hommes qu’ils
cette bonne excuse : si c’est pas moi qui l’fait, ce doivent s’inquiéter et qu’ils doivent ouverte-
s’ra un autre. J’ai d’ailleurs ventilé en public la ment proclamer leur peur légitime. Mettre en
possibilité d’une grève des travailleurs du garde contre la panique que nous semons est
nucléaire. C’était dans un congrès internatio- criminel. La plupart des gens ne sont pas en
nal pour la paix, à Varsovie, où l’on m’avait mesure de faire naître d’eux-mêmes cette peur
invité. Je passe pour un humaniste. C’est ainsi qu’il est nécessaire d’avoir aujourd’hui. Nous
qu’on m’a présenté là-bas. Un silence glacial a devons par conséquent les aider.

5.  Mot-valise composé du grec telos, le « but », la « fin » et de l’anglais blind, « aveugle ».
6. « Difficile de ne pas écrire une tragédie ». Il s’agit d’un détournement de la formule
latine de Juvénal : « Difficile saturam non scribere » (« Difficile de ne pas écrire une satyre »,
Satires, 1, 30).
7. Strategic Armements Limitation Talks (« Discussions sur la limitation des armements
stratégiques »). Ces discussions ont débouché sur l’accord Salt-1 signé par Brejnev et
Nixon à Moscou, en 1972. Un second accord, SALT-2, a été signé en 1979, à Vienne, par
Brejnev et Carter.

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Cela me semble plus résigné aux Lumières [Aufklärung], mais aussi à
qu’enthousiaste. l’ancienne devise du mouvement ouvrier :
Enthousiaste ? Vous croyez que c’est un « Tu peux tout stopper si ton bras solide
plaisir de gueuler jour après jour, année le veut. » Voilà une revendication qui
après année contre le nucléaire ? Rien n’est est plus vieille que vous et moi, et que
plus ennuyeux. Comme j’aimerais m’asseoir, des milliers de gens ont formulée au cours
comme les philosophes pouvaient encore le de ces cent, deux cents, dernières années.
faire il y a cinquante ans… m’asseoir pour tra- Si, face à l’échec de ce cri, le désespoir
vailler par exemple à une interprétation du nous saisit, de quoi se nourrit alors
Tintoret ou de Berlioz. Ça me démange les l’espoir, et où trouver la consolation
doigts de refaire quelque chose dans ce genre. et le courage pour continuer ?
Qu’il était riche et varié le champ des thèmes Le courage ? Je ne sais rien du courage. Il
que les philosophes ont pu labourer ! Qu’elle est à peine nécessaire à mon action. La conso-
est devenue étroite et pauvre, notre situation lation ? Je n’en ai pas encore eu besoin. L’es-
pour que, jour après jour, nous ne puissions poir ? Je ne peux vous répondre qu’une chose :
rien faire d’autre que répéter ce « vous n’avez par principe, connais pas. Mon principe est :
pas le droit ! » ou bien gueuler. Mais qu’y faire ? s’il existe la moindre chance, aussi infime soit-
Il appartient aux postulats moraux d’au- elle, de pouvoir contribuer à quelque chose en
jourd’hui d’assumer cet ennui. Chaque époque intervenant dans cette situation épouvantable,
a son ascèse. D’ailleurs je ne suis vraiment pas dans laquelle nous nous sommes mis, alors il
le seul à le penser. Max Born, par exemple, du faut le faire. Mes Gebote des Atomzeitalters
moins dans ses dernières lettres, ne parlait plus [Commandements du siècle de l’atome], que
d’autre chose 8. vous venez d’évoquer, se terminent par le
principe qui est le mien : et si je suis désespéré,
Vous avez un jour énoncé que voulez-vous que j’y fasse ?
ce commandement : « Inquiète
ton voisin comme toi-même ! » Vous avez
posé encore d’autres postulats. Vous
aviez le projet d’un programme, quand
vous avez proposé un « serment
d’Hippocrate élargi » aux techniciens
et aux scientifiques. Ce sont au fond des
Cahier central réalisé
exigences qui, quelque peu transformées,
par VICTORINE DE OLIVEIRA
ne serait-ce que dans la formulation,
se rattachent à la tradition chrétienne,

8 . Max Born (1890-1970) est un physicien qui a connu l’émigration. De retour en


Allemagne, il a été l’un des dix-huit professeurs de l’université de Göttingen qui ont
lancé, en avril 1957, un appel contre la requête de la République fédérale, après son
adhésion à l’Otan, pour disposer d’un armement nucléaire.

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COMMENT ÊTRE À LA HAUTEUR DE L’ÉVÉNEMENT ?

GÜNTHER
ANDERS
Et si je suis
désespéré,
que voulez-vous
que j’y fasse ?
(extraits)

Le courage ? Je ne sais rien du courage. Il est à


peine nécessaire à mon action. La consolation ?
Je n’en ai pas encore eu besoin. L’espoir ? Je ne
peux vous répondre qu’une chose : par principe,
connais pas. Mon principe est : s’il existe la
moindre chance, aussi infime soit-elle, de pouvoir
contribuer à quelque chose en intervenant dans
cette situation épouvantable, dans laquelle nous
nous sommes mis, alors il faut le faire.

© Interfoto/Austrian National Library/LA COLLECTION. Éditiosn Allia 

Quand Auschwitz puis Hiroshima scindent le siècle en deux,


comment penser à la hauteur de tels événements ? En acceptant
de se laisser bouleverser par eux, quitte à se débarrasser au passage
de nos anciennes catégories. Telle est la leçon de Günther Anders
(1902-1992) qui, par le choix même de son nom de plume – anders –,
accueillait l’« autre », l’étrangeté, à bras ouverts.

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