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978-2-0214-3234-3
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Avant-propos
La plantation atlantique
Chapitre 4 - Découverte de l'Amérique
L'entreprise américaine
L'État négrier
Un ordre instable
La fiction du nègre
Néoplantations (1885-1910)
« Fiction nègre »
« Fiction blanche »
Notes
Bibliographie complémentaire
Remerciements
Avant-propos
Commençons par ce qui aurait dû être la fin : en 1947, peu de temps après sa
création, l’Unesco convoque un groupe d’éminents savants – ethnologues,
sociologues, généticiens, anthropologues et biologistes – pour statuer sur la
définition scientifique de la race et tordre ainsi le cou aux idéologies qui
pourraient s’en réclamer. C’est une première réaction au traumatisme de la
Shoah, mais aussi une prise de position critique vis-à-vis de la colonisation qui
prévaut désormais au sein des nouvelles organisations internationales. Le résultat
de cette longue enquête est publié sous forme d’un fascicule en 1950, sous le
titre Qu’est-ce qu’une race ? La réponse, présentée de manière très pédagogique
et étayée par de nombreux graphiques, est définitive : rien ou pas grand-chose. À
partir de là, il devient établi que la race, une notion infondée sur le plan
biologique, ne peut justifier aucune politique discriminatoire ni l’altération des
droits humains universels proclamés en 1948 et ratifiés par toutes les
démocraties – fussent-elles coloniales. Au contraire, le racisme, ou toute
tentative de faire de la race le fondement d’inégalités constatées, est l’objet
d’une condamnation morale, et, dans la plupart des cas, juridique.
La race, donc, n’existe pas. Que cette conclusion soit admise par une
majorité de personnes, et que le racisme soit devenu fortement accusatoire, y
compris pour ceux qui le pratiquent, n’a pas suffi pourtant, loin de là, à éradiquer
de nos sociétés les inégalités raciales ni la violence raciste. Pour mesurer cette
violence et la force des non-dits, nichés dans une histoire commune à tout
l’Occident, il suffit de se livrer à une petite expérience : prononcez le mot
« nègre » dans un espace public, que ce soit dans une salle de classe, dans une
cour de récréation, à la télévision ; les effets seront immédiats et terribles, alors
même qu’il s’agit d’un mot complètement anachronique qui a été mille fois
détourné de son sens premier. À titre de comparaison, dites le mot « serf » ou à
la rigueur celui de « vilain » qui se rapportent eux aussi à des constructions
historiques passées, faites de blessures, de domination, de mépris social, et vous
constaterez que la charge de violence qu’ils charrient est quasiment nulle. Il y a
bien dans le mot « nègre », qui est une métonymie datant de la fin du XVIe siècle
associant durablement les termes d’esclave et d’Africain, une puissante actualité.
C’est encore l’écho de cette violence qui conduit beaucoup de personnes
(blanches) à éviter le mot français « noir » au profit d’une sorte d’euphémisme,
« black », qui place peut-être celui qui l’énonce à distance de la réalité qu’il
évoque. Notons d’ailleurs que le qualificatif « blanc », lorsqu’il n’est pas assumé
directement comme le projet d’un ordre raciste, peut lui aussi déclencher une
très forte agressivité. Il dénonce en effet la même réalité que le terme « noir ».
La race donc, comme réalité sociale et politique, et malgré son invalidation
scientifique, existe. Cette réalité est à la fois niée et parfaitement connue. C’est
d’ailleurs le principal enjeu de ce livre que de rendre audible un ensemble de
faits et de processus qui ont été depuis longtemps attestés, décrits et sont
accessibles dans l’espace public.
Ce que savent à la fois les historiens et la plupart des victimes a en effet été
dénoncé et énuméré dans un épais corpus littéraire et politique, en particulier par
des auteurs noirs, de Frederick Douglass à Ta-Nehesi Coates en passant par
W. E. B. Du Bois, Aimé Césaire, Frantz Fanon et James Baldwin, qui ont lutté
contre l’esclavage, contre la violence raciale et la discrimination, ou qui ont
simplement témoigné de leur expérience d’individu dans une société raciste. Des
dizaines de romans, de films ont été réalisés sur la période esclavagiste avant que
certains fassent mouche comme la série Roots (1977) et plus récemment Django
(2012) ou 12 Years a Slave (2013) 1. La surprise et l’émoi général que ces
œuvres ont provoqués nous révèlent à quel point nous sommes jusqu’alors restés
comme protégés de ce passé.
Pourtant, de grands progrès ont été réalisés dans la reconnaissance de cette
réalité sociale et politique ces dernières années, notamment, pour ce qui
concerne la France, sous l’action de la loi Taubira de 2001 qui introduit et
impose l’enseignement des traites et de l’esclavage atlantiques dans les
programmes scolaires d’histoire. Bien sûr, les effets d’une telle loi dépendent
encore de la capacité et de la volonté des enseignants à la mettre en œuvre. Il va
sans dire que l’application du programme a été très variable, mais on peut
considérer que les jeunes générations adultes sont mieux informées et
conscientes qu’il y eut, quelque part dans le monde et à un moment révolu, un
drame humain terrifiant.
Ces enseignements devraient être l’occasion de comprendre que l’esclavage
est central dans la construction de la modernité européenne, et en particulier
française, puisque la France est probablement la nation qui a poussé le système
esclavagiste et colonial à son plus haut degré et à sa pleine puissance. Pourtant,
la connexion de cette histoire avec le présent et la réalité du racisme est faible. Il
y a sans doute l’obstacle voire l’impossibilité de dire une telle violence. Il y a
aussi, devant les faits, des mécanismes de défense récurrents, qui consistent par
exemple à faire de l’histoire de l’esclavage une histoire de la marge, une histoire
des victimes, une histoire de réhabilitation mémorielle, voire une contrition. Or,
en quoi le développement du capitalisme atlantique, qui est la base de
l’économie industrielle mondialisée dans laquelle nous vivons tous, et dans
lequel l’esclavage et la colonisation ont joué un rôle majeur, serait-il
périphérique ? Alors que cette évidence trône comme le nez au milieu du visage,
alors que nous disposons de tous les outils pédagogiques pour comprendre ce
lien, nous persistons à tourner autour de cette réalité. Qui ce déni protège-t-il ?
De quoi ? Sommes-nous solidaires de ces violences passées ? Certes non. Les
faits sont tout aussi indéfendables qu’insoutenables. Mais nous sommes
responsables des contorsions grotesques qui persistent pour les mettre à distance,
en faire une histoire périphérique, et surtout pour nier l’incidence actuelle de
cette violence inédite, massive, industrielle, à la fois délirante et rationalisée, qui
est le soubassement de notre société. Or, il est temps aujourd’hui, urgent même,
grâce à la somme de connaissances et d’écrits publiés depuis deux siècles au
moins, de connaître cette réalité sans détour. Il faut pour cela en accepter trois
aspects qui ont été maintes fois montrés et le seront à nouveau dans ce livre : la
centralité, la violence, la continuité de l’institution esclavagiste puis raciale dans
notre histoire.
Ce livre ne prétend pas faire de révélations. Il ne mobilise que des faits bien
établis, même s’il puise parmi les recherches les plus récentes. Il s’agit d’un livre
de synthèse, une tentative de suivre le fil de la race dans la construction du
monde contemporain, d’énoncer un récit commun ou du moins qui pose les
bases d’une discussion commune. Il reprend une vaste bibliographie et propose
un regard sur des sources déjà connues, auquel il renvoie pour que chacun –
citoyen, enseignant, scientifique, élève, étudiant, curieux – puisse s’en saisir. Il
est un livre d’histoire, une enquête qui expose les étapes chronologiques et les
indices d’un processus. C’est par cette enquête, marque de sa discipline, que
l’historien peut donner du sens et travailler la matière de la violence collective et
des traumatismes qu’elle continue de produire.
Il me reste à préciser le contexte de mon approche et en particulier le fait je
suis une historienne blanche. Cette condition, bien que j’aie compris
incroyablement tard dans mon existence qu’elle était la mienne, explique ma
démarche. Spécialiste de l’Amérique latine, pourtant sensible aux enjeux de
l’inégalité et prompte comme toute humaniste à m’indigner contre l’injustice et
la domination, je n’avais, avant de me voir confier un cours à l’université Paris
Diderot en 2009 sur les Amériques noires, qu’une vague conscience de
l’immense tragédie de l’esclavage atlantique. En préparant ces cours, au fur et à
mesure de mes lectures et de mes échanges avec les étudiants, j’ai pu articuler la
violence inouïe des faits avec les réflexes racistes perceptibles dans notre
quotidien, sans aucun doute un héritage de cette histoire traumatique. J’ai surtout
compris de quoi ces réflexes nous – les Blancs – préservaient : tout simplement
de la conscience de cette violence proférée, terrible à assumer, et dont
l’illégitimité totale ne peut être masquée que par de nouvelles violences. La
violence des insultes, des ratonnades, de l’ignorance méprisante, fait office de
preuves bien mauvaises que tout cela aurait été et serait légitime. Montesquieu,
dans une formule célèbre, a résumé cet engrenage. Dans son réquisitoire contre
l’esclavage des nègres, il relève avec ironie qu’« il est impossible que nous
supposions que ces gens-là soient des hommes ; parce que, si nous les
supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas
nous-mêmes chrétiens 2 ». Cette phrase dit parfaitement le piège dans lequel les
Blancs – et, de ce fait, les individus et les groupes racisés – sont pris depuis deux
siècles. Pour en sortir, ce livre invite à se passer de la morale et à se saisir de
l’intangibilité des faits et de leur centralité dans le développement de nos
sociétés, pour faire l’histoire d’un monde en nègre et blanc.
Car, parallèlement à ce que la sociologie permet de déconstruire et de
dévoiler, à ce que la philosophie, le débat d’idées, l’engagement militant, la
littérature ou le cinéma apportent à la réflexion collective et politique sur la
violence raciale de nos sociétés, l’élaboration d’un savoir historique est
fondamentale. Il s’agit d’affirmer qu’une histoire de la race est possible, que
celle-ci est donc un objet historique : la race n’est pas simplement une pensée
impure ou immorale que l’école républicaine doit apprendre à chasser et la
justice réprimer. Il s’agit d’un processus qui a commencé par l’expansion
européenne et le développement de la traite atlantique au XVIe siècle, s’est diffusé
à travers la colonisation de l’Afrique et de l’Asie, et auquel s’accrochent tous les
résidus de violence raciste encore présents dans nos démocraties capitalistes. La
connaissance historique que nous avons aujourd’hui de l’ensemble de ce
processus doit nous permettre de rendre intelligible ce que l’on peut tout
simplement qualifier d’« ordre blanc ». Celui-ci, héritier de l’Ancien Régime
chrétien en Europe et de son développement atlantique moderne, se développe à
partir des Lumières et de la Révolution française. Cet ordre social, économique,
militaire, politique, idéologique repose sur l’autorité de l’individu masculin
d’origine européenne, et – citons au hasard parmi la multitude de ses attributs –
sur son désir de liberté, de famille, de propriété et de patrie. Toujours menacé,
vulnérable, il s’est défendu, arc-bouté, contre ses détracteurs et avant tout contre
ses propres contradictions, notamment dans sa promotion d’une société égalitaire
et démocratique. La race fait partie de ses arguments.
Or, comme tout phénomène humain, le monde « blanc », au masculin et
singulier, qui a produit le mot « nègre », a lui aussi une histoire. Il a donc un
début, une trajectoire et il aura un jour, selon toute probabilité, une fin. Avec ce
livre, nous faisons le pari qu’en reconstituant son récit nous puissions, un peu
plus, le mettre au passé, et ainsi en imaginer de multiples et flamboyantes
mutations.
Introduction
Bien que le terme n’apparaisse pas dans le titre, ce livre aborde la place de la
race dans notre histoire contemporaine. Or, qu’est-ce que la race ? Posée
d’emblée, cette question est souvent le début d’une impasse. Existe-t-elle, est-ce
une idée, un concept ? Est-ce une théorie scientifique, un mythe ? Une réalité
sociale, une évidence anatomique ? En France, on a dit très souvent qu’admettre
l’existence de la race était déjà une posture raciste. Autrement dit, il n’y a pas de
race sans racisme, si bien qu’on a songé à se passer du mot pour en finir avec ses
effets. Cela ne résout évidemment pas le problème car le racisme peut se passer
de la race. Dans les années 1970, la sociologue Colette Guillaumin 1 a proposé
pour la première fois de définir le racisme comme étant l’exercice d’une
domination par discrimination, selon un attribut supposé biologique, apparent ou
pas, qui détermine les caractéristiques d’un groupe et non d’un individu. Cette
définition est fondamentale, car elle établit deux éléments : la fonction de
domination du racisme, et sa nature absolument construite, qui s’affranchit en
réalité des caractères biologiques et de leur visibilité. Peu importe l’attribut (nez,
poil, orteil, groupe sanguin) sur lequel le racisme s’arrime, il s’agit toujours d’en
faire un support de la domination. Mais cette définition soulève une foule
d’autres questions : s’agit-il de toute assimilation à des traits physiques et
moraux ? La discrimination des roux est-elle du racisme ? L’islamophobie, qui
fait référence à une culture religieuse et non à des traits physiques, est-elle du
racisme ? Qu’en est-il de la xénophobie ? Et de toutes les autres phobies ?
L’histoire comme discipline des sciences humaines apporte un type de réponse à
ces questions. Elle montre que, parmi toutes les dominations ou rejets fondés sur
l’altérité, celle fondée sur la race est singulière. Cette domination n’est pas
n’importe quel sentiment de supériorité ou violence envers autrui, tel que l’on
peut probablement en retrouver dans toutes les sociétés, de tous les temps et
régions du monde. Bien sûr, le fait de construire une altérité pour en faire un
objet de rejet n’a rien de biologique ou de naturel, mais c’est un phénomène très
répandu dans le monde social. Or, parmi ses multiples manifestations,
l’assignation à une race est un procédé unique qui s’inscrit dans le contexte de
l’occidentalisation du monde. Pour analyser ce procédé, on peut commencer par
s’interroger sur la chronologie de son apparition. Car, à défaut d’une définition
stricte, il peut être utile de partir de quelques indices livrés par l’histoire des
mots, d’en suivre l’intrigue, l’étymologie, l’évolution de leur sens, de leur usage
et pouvoir sur ce qu’ils nomment.
Le mot « race » lui-même n’a pris son sens contemporain que tardivement.
Le terme, d’étymologie incertaine, apparaît en Europe à la fin du XVe siècle 2. Il
désigne alors la lignée, attribut de la noblesse féodale qui, en établissant sa
généalogie, se distingue du commun. De récents travaux historiques ont montré
qu’à cette époque, entre le XVe et le XVIe siècle, la noblesse européenne opère un
changement de paradigme qui privilégie les liens de « sang », par rapport aux
liens de « terre », notamment pour modifier le principe des successions et
héritages, et répondre ainsi à une crise majeure de son économie 3. Plus tard, au
e
XVII siècle, on trouve également le mot « race » pour désigner des lignées dans
ESCLAVAGE ET EMPIRES
Pour comprendre la notion de race telle qu’elle apparaît à la fin du
e
XVIII siècle en Europe, il nous faut commencer par déconstruire cette métonymie
du nègre, qui associe Africain à esclave. Pour cela, il faut considérer l’esclavage
non pas comme une caractéristique de l’Afrique ou des relations européennes
avec l’Afrique, mais comme une institution, dont on peut, comme nous le
verrons dans un premier chapitre, donner une définition anthropologique. Cette
définition, qui qualifie les libres et les non-libres selon leur rôle dans la parenté,
explique la très forte articulation entre esclavage et logique d’empire. En effet,
dans l’ensemble des grands empires depuis l’Antiquité, on constate le
développement de l’esclavage et, par extension, d’une économie de traite. Deux
dynamiques en particulier sont à l’origine de la traite négrière atlantique à
l’époque moderne : la première est celle du développement impressionnant des
routes de traite et de l’économie esclavagiste en Afrique au cours de l’expansion
musulmane ; la seconde est celle de l’empire européen, qui, par ses fondements
démographiques, économiques et politiques, se construit dans un rapport
singulier à l’esclavage, à la fois central et contradictoire.
CHAPITRE 1
L’institution de l’esclavage
La dynamique européenne
CONQUÊTES COMMERCIALES
Cette décision s’applique à toute exploration au sud des Canaries, qui restent
dans le domaine du roi castillan. La bulle s’inscrit dans une série d’autres
mesures qui traduisent la longue négociation entre les royaumes chrétiens
concurrents depuis le début des entreprises atlantiques. Elle reprend surtout les
principes de la « guerre juste » qu’avait développés Thomas d’Aquin, guerre qui
fonde à son tour l’un des trois motifs légitimes de l’esclavage établis en Castille
à la même époque par le traité des Siete Partidas. Enfin, elle s’appuie sur le
principe de Terra Nullius qui avait été élaboré pour les croisades depuis le
e
XI siècle. Par ces deux aspects, les bulles papales des années 1450 mettent en
place le Mare clausum, c’est-à-dire l’idée que la mer est « réservée » aux rois
chrétiens et répartie entre eux. De la négociation entre les royaumes chrétiens
pour l’exploitation de l’Atlantique émerge le futur droit international.
Concrètement, la présence des Portugais en Afrique se traduit par la
circulation de nouvelles richesses en Europe. En 1455, le roi installe la Casa da
Guiné e da Mina à Lisbonne, entrepôt où sont déchargées toutes les
marchandises, qui sont taxées par la Couronne avant d’être envoyées à Anvers,
nouvelle Bourse commerciale après le déclin de Bruges. La Couronne portugaise
y dispose là-bas de son comptoir, la « Feitoria de Flandres », pendant un siècle.
Après la mort d’Henri en 1460, le roi portugais Alfonso V poursuit les
expéditions et gagne son surnom de « l’Africain ». En 1462, des navires
portugais accostent à nouveau sur un archipel non peuplé, les îles du Cap-Vert,
qui sera utilisé comme base pour le commerce avec les marchands africains.
C’est là que les Portugais commencent véritablement à participer à la vente
d’esclaves. Ils en rapportent un millier par an à Lisbonne, qui sont employés
comme domestiques dans les grandes maisons de la ville ou vendus en Europe 5.
En 1466, pour la première fois, un convoi portugais d’esclaves débarque à
Madère, afin de travailler dans une plantation de sucre. Sans qu’elle donne
réellement suite, cette opération préfigure le modèle de la plantation atlantique,
qui verra le jour quelques années plus tard à São Tomé.
La plantation atlantique
Car, en 1471, les Portugais occupent à nouveau un petit archipel non peuplé,
au large de l’actuel Gabon, baptisé São Tomé. Jusqu’à présent, le trafic
d’esclaves est une activité « collatérale » au commerce africain, et, de plus en
plus, un truchement pour obtenir de l’or. Ainsi les Portugais achètent déjà des
esclaves sur la côte du Gabon, voire plus au sud vers l’actuel Angola. Ils les
revendent aux marchands d’Afrique de l’Ouest, en échange de l’or qui est l’objet
principal de leur convoitise dans la région. En fait, les Portugais se substituent
aux États de traite soudanais en fournissant des esclaves, achetés par exemple au
royaume du Zimbabwe, contre de l’or. Seule une partie de ces esclaves est
envoyée vers l’Europe, et sert de manière non significative pour l’économie
portugaise. Mais la prise de São Tomé fait évoluer ce schéma. Les navires
portugais utilisent d’abord l’île comme une étape de navigation, notamment pour
l’achat d’esclaves, qu’ils revendent ensuite plus au nord. Et ainsi va surgir un
« coup de génie » promis à un destin fracassant : les premiers colons venus du
Portugal, (des « dépendants » – vassaux – de l’ordre du Christ, des juifs du
Portugal) y sont sommés de produire du sucre, car le roi souhaite prolonger la
bonne expérience de Madère qui pouvait déjà en exporter 2 500 tonnes par an.
Pour cela, les Portugais vont utiliser sur les plantations de São Tomé les esclaves
qu’ils achètent au Gabon ou en Angola pour leur propre compte. L’entreprise
tient très bien ses promesses et la production de sucre à São Tomé, en 1488,
égale déjà celle de Madère. Elle la surpasse même rapidement, si bien que le
Portugal devient un gros importateur de sucre en Europe. La traite d’esclaves
devient essentielle. Elle justifie l’établissement de places fortes sur la côte, des
comptoirs où seront stockés et réacheminés les esclaves. En 1481, le fort
d’Elmina est construit sur la côte de Guinée. Tous les éléments de l’économie
atlantique sont en place.
L’épisode de São Tomé, s’il semble s’inscrire dans une suite logique et
n’être qu’une étape parmi de nombreuses autres dans la dynamique d’expansion
des Ibériques, mérite que l’on s’y attarde un moment. Il s’y opère en fait une
rupture dans la conception de l’économie, cruciale pour le projet colonial et celui
de l’économie moderne en général. Henri le Navigateur et quelques mercenaires
qui travaillent pour son compte ont développé en cinquante ans un concept
majeur de production. Quelques hommes au bout de la terre (l’Atlantique est
tout à fait le « bout du monde » médiéval) convoitaient les lointaines
marchandises asiatiques, dont le sucre était peut-être la plus rentable. Pourquoi si
loin en Asie ? Car ils n’ont ni le climat, ni les terres et la force de travail
disponibles pour produire du sucre en Europe. C’est bien ce qui fait le prix du
sucre asiatique. Pour le vendre eux-mêmes et en tirer les bénéfices, ils ont investi
massivement dans le développement de technologies du transport et du
franchissement de la distance. Ils peuvent donc se déplacer et opérer eux-mêmes
ce commerce. Ceci est un premier point. Au cours de cette conquête maritime,
ils réalisent qu’ils peuvent tout simplement occuper et s’approprier des
territoires, plus propices à ces cultures. Deuxième point. Certes, il n’y a
personne, ou pas assez, pour travailler sur ces terres, mais qu’à cela ne tienne, en
cherchant l’or et en s’immisçant dans les échanges commerciaux avec l’Afrique
de l’Ouest, ils découvrent qu’ils ont accès à une réserve de main-d’œuvre, dont
ils peuvent disposer à leur guise par le biais de l’esclavage et de la traite.
Troisième point. Alors que ces quelques hommes n’avaient pas les moyens de
produire par eux-mêmes ces marchandises à haute valeur ajoutée, ils réunissent
toutes les conditions nécessaires en un seul lieu, São Tomé. En quelques
décennies, ils ont contourné la plupart des contraintes (espace, distance,
démographie, densité, pouvoir) qui jusqu’à présent organisaient les sociétés. On
pourrait comparer cette innovation à celle de la délocalisation du travail par les
firmes transnationales, telle qu’elle s’est inventée dans le capitalisme de la fin du
e
XX siècle : la mise en place de quelques conventions internationales et la
Découverte de l’Amérique
L’entreprise américaine
Bien que les événements qui paraissent les plus extraordinaires ne soient
jamais des accidents individuels mais s’inscrivent toujours dans des processus de
plus long cours, il n’est pas inutile de revenir sur le personnage de Christophe
Colomb. Marchand génois, navigateur installé à Lisbonne avec son frère
cartographe depuis les années 1470, il épouse la fille d’un des découvreurs de
Madère, où il a installé une petite plantation sucrière. Christophe Colomb est
donc bien investi dans les développements atlantiques d’Henri le Navigateur et il
appartient au réseau de marchands, cartographes, banquiers européens qui
forment le système des expéditions portugaises. Au contact des cartes qui
circulent en Europe et persuadé d’être chargé d’une mission divine, il entreprend
dès 1484 d’explorer une route vers l’Asie en passant par l’ouest, à partir de
l’hypothèse en train de se diffuser en Europe (erronée de 3 000 km) que seuls
quelques milles séparent l’Afrique de l’Asie. Une telle expédition entre a fortiori
dans le domaine des rois chrétiens, tel que le principe de Mare clausum l’a établi
(Portugais au sud des Canaries, Castillans au nord). Mais Colomb ne réussit pas
à convaincre le roi du Portugal de soutenir son projet. Avec audace, il propose
aux rois de France et d’Angleterre de défier la bulle papale et de financer son
expédition, sans succès. C’est finalement auprès de Luis de Santangel, argentier
des rois catholiques de Castille et d’Aragon, que sa cause est entendue.
Santangel réunit les financements et convainc la reine Isabelle de Castille, qui
vient à peine de conclure la reconquête de la péninsule Ibérique en prenant le
royaume de Grenade aux Sarrasins en 1492, de signer les capitulations 1 de
Colomb. Par ce contrat de « découverte », dont personne ne pouvait prévoir
l’importance, Colomb obtient d’immenses contreparties sur les terres
hypothétiquement conquises. Il scelle par avance un dispositif de conquête dont
les conséquences seront déterminantes sur la future société américaine.
C’est donc pour ouvrir une route commerciale concurrente à celle des
Portugais que les rois d’Espagne se lancent dans l’aventure. Si toutefois les
navires tombaient sur quelque île déserte comme cela arrive souvent, ce serait
toujours cela de pris pour la Couronne, qui perçoit par les capitulations le
cinquième de tous les revenus à venir. Dans cette optique, Colomb aborde
l’archipel des Antilles en septembre 1492. Malheureusement pour sa santé
mentale, la réalité de sa découverte corrobore sa mégalomanie. À son retour en
Espagne, les rois catholiques s’empressent de faire valider cette découverte par
une bulle papale, la bulle Inter Cætera, qui complète la division nord/sud d’une
frontière est/ouest, au-delà de laquelle les rois d’Espagne ont l’exclusivité de la
mission d’étendre la chrétienté. Le traité de Tordesillas, signé entre les
Couronnes portugaise et espagnole l’année suivante en 1494, fixe le méridien
qui fait office de frontière entre les deux domaines, précision qui fait légèrement
reculer la souveraineté portugaise vers l’ouest et permettra d’y inclure le Brésil
lorsqu’il sera découvert en 1500.
Dans la suite des explorations africaines, les Antilles et bientôt les côtes de
la « terre ferme » – c’est-à-dire l’Amérique centrale, la Floride, le Mexique et
l’actuel Venezuela – sont des « îles », peu densément peuplées de chasseurs-
cueilleurs ou de sociétés agricoles semi-nomades. Les terres sont occupées mais
les Européens ne tombent pas, comme en Afrique, sur de puissants réseaux
marchands. Les habitants, moins nombreux, peuvent fournir de l’or et les terres
peuvent être plantées de cultures commerciales qui intéressent les Européens.
Les habitants ne semblent pas trop belliqueux ni hostiles et on pourrait même les
évangéliser, écrit Colomb dans son journal de bord en 1492. On ne trouve dans
ces premiers abords nulle hostilité liée aux caractéristiques présumées de ces
populations, jugées belles et bien faites, maîtrisant des techniques inédites pour
les Européens et de bonne composition 2. Elles acceptent le plus souvent d’aider
les chrétiens à survivre, se mettant à leur service pour fournir nourriture,
logement, or. Rapidement, Colomb et ses successeurs organisent l’exploitation
de ces îles en « répartissant » les Indiens entre les chrétiens. En théorie, il ne
s’agit pas d’esclavage mais de « répartition ». Sans que ce terme soit
précisément défini, il désigne sans équivoque le travail forcé par les Européens
qui débarquent peu à peu de ces navires.
Je vous ferai la guerre de tous côtés et par tous les moyens possibles ; je
vous soumettrai au joug et à l’obéissance de l’Église et de Sa Majesté, je
m’emparerai de vos personnes, de celles de vos femmes et de vos
enfants, je vous réduirai en esclavage, je vous vendrai et disposerai de
vous 3.
Un empire singulier
PÉRIODE NÈGRE
Nous en arrivons au cœur du dispositif qui donne son contenu au mot
« nègre ». À partir du moment où les Européens s’appuient sur la traite africaine
pour développer leurs productions en Amérique, le monde entre dans une
configuration particulière mêlant capitalisme et esclavage, qui fait de l’économie
atlantique une spécificité historique, notamment par rapport à d’autres systèmes
de traite qui existent dans les mêmes proportions dans l’océan Indien et au
Moyen-Orient. La singularité atlantique ne tient pas seulement au nombre de
victimes ou à la durée du phénomène (en cela la traite arabo-musulmane par l’est
de l’Afrique serait plus importante), mais à la nature de sa violence, induite par
le développement capitaliste de la plantation. C’est le dispositif productif de la
plantation et son insertion dans les échanges internationaux qui font le nègre, et
le Blanc. En retour, le développement de l’économie atlantique et son influence
sur les sociétés européenne, américaine et africaine au cours du XVIIe siècle sont
absolument déterminants dans la construction du paradigme occidental, et ainsi
d’une grille de lecture du monde dont nous restons les héritiers. La période qui
va de la fin du XVIe siècle à la fin du XVIIIe siècle pourrait ainsi être appelée la
« phase nègre », mais aussi sans aucun doute la « face nègre » de l’Occident.
Pour comprendre cette séquence, il faut revenir sur la plantation, rouage de
l’économie atlantique, lieu où convergent les violences et les relations sociales
qui en découlent, expérience humaine radicale que les élites n’auront de cesse de
justifier. La plantation atlantique est une forme productive nouvelle, un dispositif
à échelle mondiale, fondée sur les principes de l’économie moderne : elle
implique propriété privée, capitaux, État, concentration de la force de travail.
Cette dernière est possible par la production de nègres en Afrique. Esclaves, les
nègres ne sont pas des sujets politiques ni sociaux. Ils ne se reproduisent pas
spontanément, mais sont acquis sur le marché et font partie du capital. Or, les
dimensions de la production atlantique supposent rapidement une gestion
rationnelle et étatique de la violence nécessaire, que ce soit pour fabriquer les
nègres ou pour les faire travailler. Dès lors, les États mettent en place une
industrie de déshumanisation qui se développe au rythme du commerce colonial
pendant plusieurs décennies.
Mais, dès le milieu du XVIIIe siècle, tandis que sur un plan strictement
économique les profits de la plantation et les investissements ne cessent
d’augmenter, ce système est mis en péril sur ses fondements mêmes par
l’incapacité de la société esclavagiste à se reproduire. La crise qui menace à
partir de 1750, dont le point d’orgue est la révolution de Saint-Domingue,
impose des problématiques qui seront au cœur de la théorie économique
(salariat) mais aussi politique (citoyenneté) et philosophique (humanité) dans
l’histoire de l’Europe contemporaine.
CHAPITRE 5
Même s’ils s’appuient toujours plus sur le travail esclave et la traite, les
Européens, jusqu’à la fin du XVIe siècle, restent des esclavagistes « comme les
autres », avec les caractéristiques que l’on a déjà évoquées dans le premier
chapitre. Mais à partir du moment où la traite africaine, grâce à l’offre des
marchands négriers portugais, devient la principale source de la force de travail
pour exploiter l’Amérique, d’immenses « îles atlantiques » dédiées à la
plantation vont surgir de terre et changer l’échelle de l’esclavage.
L’État négrier
Même si le résultat est assez comparable, on peut distinguer deux modèles
différents qui aboutissent aux deux principaux États négriers, anglais et français.
Dans le cas anglais, ce sont les intérêts des planteurs et marchands qui prennent
possession de l’appareil d’État. En 1657, à la Barbade, « la plantation de James
Drax compte 200 hectares dont 50 hectares de canne, 96 esclaves,
28 domestiques blancs et 3 Amérindiens et leurs enfants » ; « 10 plantations
comme celle-ci (soit 2 000 hectares) étaient possédées par le syndicat de
marchands de Londres » 5. La petite île devient vite saturée et le foncier très cher.
Depuis la Barbade, les planteurs s’étendent alors dans toute la région. Ils
s’installent en particulier sur le continent, en Virginie et en Caroline du Nord, et,
à partir des années 1660, dans une autre île caraïbe plus vaste, la Jamaïque. En
1664, 12 000 colons y débarquent. La Couronne restaurée des Stuart a réussi à
impliquer les flibustiers et pirates qui occupaient l’île depuis la prise de l’île par
l’Angleterre en 1655. Le roi Charles II, qui a entamé une conquête des positions
hollandaises dans le Nouveau Monde, récuse le gouverneur de la Jamaïque
considéré comme trop faible et nomme Thomas Lynch. Celui-ci contribue à
transformer les pirates en planteurs consciencieux, qui vont à leur tour gouverner
la colonie, comme le célèbre boucanier Henri Morgan à partir de 1674. Pendant
ce temps, la Barbade devient le centre importateur des esclaves pour toute la
région. L’île importe 8 000 negroes par an à partir de 1680, assurant
l’approvisionnement des nouvelles plantations en Virginie et Caroline du Nord
où pousse désormais le tabac anglais. Le frère du roi, Jacques II, est aussi le
gouverneur de la Royal African Company, qui a obtenu l’Asiento et supplanté
les Hollandais pour la traite vers les Indes. La compagnie fait embarquer
61 000 esclaves depuis les côtes africaines en huit ans. Les planteurs forment à
Londres le lobby du West Indies Interest, et, avec le syndicat des Marchands des
Antilles d’Angleterre, ils se constituent en comité permanent à la Chambre. À
partir de 1688, Londres met en place une Bourse des valeurs tandis que la
Lloyds, compagnie d’assurance fondée pour le commerce outre-mer et en bonne
partie la traite des esclaves, devient le bras financier du nouvel empire.
Désormais le lobby antillais jouera un rôle considérable dans la conduite des
affaires politiques.
Dans le cas français, c’est le roi lui-même qui organise l’activité atlantique.
La mutation qu’a connue l’île caraïbe, passant de la production de tabac vers le
sucre, a lieu également en Martinique et en Guadeloupe, à l’initiative de
Louis XIV. En 1664, celui-ci prend la direction de la production des îles, sans
passer par une compagnie. Il décrète l’abandon du tabac jusque-là cultivé par des
colons européens et organise le développement du sucre à grande échelle. Dans
un premier temps, des missionnaires catholiques sont chargés d’accompagner le
peuplement de l’île en christianisant les esclaves et les encourageant à procréer.
Des « habitants » venus de France se voient attribuer des domaines pour y
installer des plantations. Mais le décollage démographique et celui de la
production sont lents, et le roi s’agace du manque de dynamisme des planteurs,
qui ne prennent pas suffisamment position dans la traite et profitent
paresseusement de leur situation de propriétaires d’esclaves. Il fonde la
Compagnie du Sénégal en 1673 pour assurer la traite vers les îles à sucre, puis la
Compagnie de Guinée en 1684. Celle-ci est confiée à Samuel Bernard, un
Hollandais protestant né à Paris, devenu marchand grossiste de drap et désormais
principal banquier du royaume. La Compagnie du Sénégal doit transporter au
moins « deux mille nègres chaque année aux îles françaises de l’Amérique »
venus des côtes africaines et elle reçoit « 13 livres par tête de nègre apporté aux
îles » 6 acheté en Afrique. Plus encore, le roi organise la gestion du travail, des
Noirs donc, sur la plantation. À cette fin, son ministre Colbert rédige et fait
promulguer en 1685 le fameux Code noir. Ce texte législatif est important pour
comprendre d’une part la situation aux Antilles à cette époque et d’autre part
le projet mercantiliste du roi de France et la fonction qui y est attribuée aux
« Noirs ».
Premièrement, il faut rappeler que le système de la plantation, mis au point
dans les îles atlantiques portugaises puis au Brésil, n’a de valeur que si les terres
dédiées à la canne à sucre sont associées à un atelier et à de la main-d’œuvre. Le
but des compagnies de traite, celle du Sénégal puis celle de Guinée en
l’occurrence pour les îles françaises, est de pourvoir en main-d’œuvre les
plantations (habitation, engenho ou ingenio) qui à leur tour en assurent ensuite la
gestion. Or Colbert ne fait pas confiance aux planteurs pour cela. Il déplore leur
manque de vision globale de l’économie atlantique, en grande partie lié à leur
profil. La plupart des planteurs ont fait le voyage aux Amériques faute de
meilleures perspectives en France. Pour Louis XIV, la plantation n’est pas vue
comme une récompense visant à soumettre une noblesse réticente, mais comme
un simple moyen de produire des marchandises dont la vente alimente les caisses
de l’État. C’est le principe même du mercantilisme, qui se déploie sans fard dans
les îles à sucre. La richesse du royaume peut augmenter grâce à la production de
marchandises valorisées sur le marché, et rendre la balance commerciale
bénéficiaire. L’État doit faire produire et, s’il ne peut s’appuyer sur des
opérateurs, il devra encore mieux organiser lui-même la production des
marchandises en question. Les planteurs doivent comprendre qu’ils ne sont que
les intermédiaires d’un projet qui dépasse leur plantation, celui de la production
royale de sucre. La réussite de l’entreprise repose sur leur capacité de gestion, et
en premier lieu sur leur capacité à gérer leur force de travail. C’est tout le sens
du Code noir.
Celui-ci oblige les propriétaires à nourrir leurs esclaves, à les vêtir, les loger,
de manière à leur permettre de produire, et le plus possible. Les planteurs
doivent aussi empêcher ces derniers de sortir de la plantation, de vendre eux-
mêmes une partie ou les dérivés de la production (eaux-de-vie, etc.), bref, éviter
par tous les moyens un début d’autonomie des esclaves, dont le travail doit être
entièrement dirigé vers la production de sucre ou de café. De même, ils ne
doivent pas tuer ou maltraiter des esclaves qu’il a été si difficile de faire venir.
Les « Noirs » sont les capitaux investis dans la plantation ; ils en sont également
la condition sans laquelle cette économie ne peut exister. Il serait aussi malvenu
de les perdre par de mauvais traitements que de saborder l’atelier ou de polluer
les terres. Or, sans doute grisés par la toute-puissance que la « possession » des
esclaves leur confère, certains ont plongé dans une violence délirante, comme en
attestent plusieurs témoignages postérieurs : « Un Lieutenant de la Martinique
mutilait ses nègres en 1670, il leur arrachait les dents et faisait couler du lard
fondu dans les plaies. » Un autre, le sieur Brocard aurait payé une amende
l’année suivante pour « avoir excédé et fait excéder la négresse Anne de
plusieurs coups de fouet, ce qui lui a fait diverses grièves blessures en plusieurs
parties de son corps, et, outre ce, pour lui avoir fait brûler, avec un tison ardent,
les parties honteuses » 7.
Non par humanisme ou charité mais avec l’objectif d’assurer la production,
le Code noir apporte donc la protection de l’État à la personne physique des
esclaves. La définition juridique de la plantation et de son capital (les Noirs)
constitue par ailleurs une innovation importante. En effet, l’habitation concédée
par le roi est une « propriété » pleine et entière, dans le principe de la proprietas
romaine, et non pas un domaine seigneurial comme c’est encore le cas de
presque toutes les terres en France 8. Certes, Louis XIV y laisse subsister
quelques droits féodaux, fétiches qui peuvent flatter le narcissisme des
« habitants » devenus pseudo-seigneurs en acceptant l’aventure. Mais ces droits
seigneuriaux et coutumes féodales, tout comme le droit de proprietas, sont
limités par l’impératif de conserver la plantation comme ensemble productif.
Que ce soit dans les héritages, mariages ou reventes de domaines, il n’est donc
pas possible de dissocier les terres des ateliers ni des « biens meubles » que sont
les esclaves. Ces derniers ne peuvent être vendus en dehors de leur plantation.
Enfin, le plus tragique dans ce texte réside peut-être dans le fait que tout en
étant « biens meubles », les Noirs sont considérés comme des chrétiens ou
devant le devenir par l’instruction des prêtres. Ainsi, l’État reconnaît le paradoxe
de l’esclavage et l’assume pleinement. En tant que pourvoyeurs de travail, les
Noirs sont des êtres humains, qui doivent être considérés comme des chrétiens,
rassemblés éventuellement en famille (on ne peut séparer les couples mariés ni
les jeunes enfants de leur mère), et pourtant ils ne font pas partie de la société.
C’est le rôle de l’esclavage, comme institution, d’aménager cette position
particulière. Le Code noir précise d’ailleurs que l’affranchi, dès lors qu’il sort de
cette institution, retrouve ou acquiert les qualités de n’importe quel sujet du
royaume. On peut donc cesser, en théorie, d’être un « Noir ».
Avec l’établissement des plantations dans les îles à sucre, la création des
compagnies de traite et des législations sur les Noirs, l’État moderne devient non
seulement le cadre de cette césure en humanité, mais son opérateur et principal
bénéficiaire. Il y a, avec le Code noir, une raison d’État qui produit le nègre, le
capture en Afrique, le transporte à travers les mers, le force à travailler. Ainsi, du
modèle pionnier de la compagnie hollandaise à la gestion publique-privée des
Anglais puis à l’État mercantiliste français, nous voyons progresser une gamme
d’intérêts mêlant des logiques privées, fondées sur la liberté du capital et de la
propriété, et des intérêts qui fondent la prospérité et le pouvoir croissant de
l’État. Il sera désormais bien difficile de démêler cet entrelacs et d’y appliquer
une morale commune.
À la fin du XVIIe siècle, le Brésil avait déjà importé plus de 430 000 esclaves
d’Afrique. Lorsque le système de la plantation se stabilise en Caraïbe, dans les
années 1710-1720, plus de 400 000 captifs d’Afrique y avaient été débarqués
dans les seules îles françaises, anglaises et hollandaises. En quelques décennies,
Saint-Domingue et la Jamaïque ont dépassé la Barbade et la Martinique pour la
production de sucre. La population de la Jamaïque atteint 74 000 personnes en
1720, tandis que les planteurs de Saint-Domingue possèdent plus de la moitié
des 250 000 esclaves importés par la France aux Amériques 1.
Cette croissance extrêmement rapide contraste fortement avec les rythmes de
croissance naturelle de la population de l’époque 2, et explique ce qui fait du
nègre « produit » en Afrique et « consommé » en Amérique au XVIIIe siècle un
esclave singulier. Certes, il a déjà toutes les caractéristiques anthropologiques de
l’esclave, en premier lieu sa non-participation à la parenté, garantie par
l’institution de l’esclavage, et dont nous avons mesuré la violence symbolique.
Mais les dimensions de la production, ainsi que le caractère hégémonique du
travail esclave dans l’économie coloniale, créent une situation inédite, dans
laquelle l’usage systémique de la violence constitue l’unique principe de
socialisation. En effet, l’économie coloniale, organisée par le capitalisme
marchand, est soumise à une exigence de forte rentabilité de court terme. Non
seulement la fonction reproductive de l’esclave n’est pas prise en compte, mais
on se désintéresse également de son cycle de vie, en ne considérant que sa durée
d’activité, réduite à quelques années. La puissance publique, qui encadre cette
économie par des dispositifs juridiques et policiers, porte la responsabilité d’une
fiction qui fait du nègre non pas un animal domestique mais une machine à
distribuer des kilojoules. Par ses dimensions, sa rationalisation économique et
politique, le système de la plantation atlantique génère une violence inouïe,
cumulative, exponentielle, autodévastatrice.
Une fois capturées, les victimes sont conduites de l’intérieur du pays vers les
comptoirs de traite. Depuis que les Portugais se sont installés sur la côte
angolaise au XVe siècle, des familles luso-africaines se sont spécialisées dans
l’activité de traite. Elles font l’interface entre un ensemble d’intermédiaires,
hordes, chasseurs, qui organisent des raids et razzias, et les acheteurs européens.
Les navires négriers européens restent sur la côte, naviguant par cabotage. De
fort en fort (Elmina, Ouidah, Luanda), ils font affaire et embarquent des
esclaves, le plus souvent sous le contrôle et avec l’aide des royaumes locaux. La
capacité de cargaison moyenne a été considérablement augmentée au cours des
dernières décennies, et un navire peut contenir jusqu’à 600 passagers à la fin du
e
XVIII siècle. Cette évolution est liée aux progrès techniques de navigation et de
Un navire négrier est construit de manière que le pont, le tillas, est coupé
par une planche haute et forte, que l’on appelle le for. La partie de cette
paroi qui regarde l’avant du navire est unie, sans la moindre fente ni
crevasse, afin que les Nègres ne puissent point agrandir les ouvertures
avec leurs ongles. Au-dessus de cette séparation, on place autant de
petits canons et d’armes à feu que la planche en peut porter, toujours
chargés, et que l’on décharge tous les soirs pour tenir le Nègre en
crainte. Il y a toujours une garde auprès, qui doit donner une grande
attention à tous les mouvements des Nègres. Du côté de la paroi qui
regarde l’arrière du navire sont les femmes et les enfants. De l’autre
côté, sur l’avant, sont les hommes, qui ne peuvent ni voir les femmes, ni
venir auprès d’elles. Les hommes sont d’ailleurs accouplés deux à deux
dans des fers qui contiennent leurs mains et leurs pieds. À travers chaque
rang dans lesquels on les place sur le pont, il passe encore une chaîne
entre leurs jambes, de façon qu’ils ne peuvent ni se lever ni faire le
moindre mouvement sans permission. Ils l’obtiennent le matin pour
venir sur le pont, et le soir pour retourner dans l’intérieur du navire.
Mais comme leur nombre est si grand, ils ne peuvent que de deux jours
l’un jouir de ce rafraîchissement et demeurent le reste du temps à fond
de cale, pressés comme des harengs 7.
Aussitôt que la traite est finie, il ne faut point perdre de temps pour
mettre à la voie, l’expérience ayant fait connaître que tant que ces
misérables sont encore à la vue de leur patrie, la tristesse ou le désespoir
les prend, dont l’une leur cause des maladies qui en font mourir une
bonne partie pendant la traversée ; et l’autre les porte à s’ôter eux-
mêmes la vie, soit en se refusant la nourriture, soit en s’ôtant la
respiration pour une manière dont ils savent se plier et contourner la
langue qui à coup sûr les étouffe, soit enfin en se brisant la tête contre le
vaisseau, ou en se précipitant dans la mer s’ils en trouvent l’occasion 8.
Quelques jours après notre arrivée, le sort de nos Nègres fut décidé. On
les avait mis à terre, on les avait équipés au mieux, à la manière de leur
pays, ils avaient eu toute liberté, on les avait traités avec toutes les
délicatesses de leurs pays, de façon qu’ils commençaient à se persuader
qu’ils étaient arrivés dans un paradis. Mais l’apparence trompe. Le jour
de la vente vint ; on les mit en ordre par rangs, ne laissant entrer
personne jusqu’au moment désigné où les acheteurs pouvaient faire leur
choix. La porte s’ouvre : une armée d’acheteurs se présente à la fois, se
jette comme dans une place prise d’assaut, chacun enlève le Nègre ou la
Négresse sur lesquels ils avaient jeté les yeux dans les jours où on les
avait exposés à la vue, et les conduit auprès des vendeurs pour convenir
du prix. Tout cela se fit avec une telle promptitude que l’homme le plus
courageux en aurait pris l’alarme, et Dieu sait ce que durent penser les
Nègres dans ce moment-là. En moins de quatre heures, la plus grande
partie de la cargaison fut vendue. Le reste consistait en Nègres âgés, trop
jeunes, ou qui avaient quelques défauts 9.
Ce récit doit être associé à tous ceux qu’il faut imaginer, faute de mieux. En
1737, le navire portugais Notre-Dame-des-Angoisses-et-des-Âmes (Nossa-
Senhora-das-Angústias-e-almas) (sic) quitte Luanda avec 302 captifs, et ils ne
sont plus que 272 à son arrivée à Rio 11. Le Malborough, navire anglais, a voyagé
pendant dix mois de l’Afrique centrale à la Jamaïque, avec un équipage de
25 personnes transportant 386 esclaves. 351 sont arrivés en Amérique.
Le Nymphe, navire nantais, propriété de Thomas Montaudoin Delaunay, fit
596 esclaves à Loando, en Afrique centrale, après huis mois de cabotage le long
des côtes. Il arrive à Saint-Domingue au Cap-Français en 1738 avec
542 esclaves, et 7 membres sur les 45 de son équipage sont morts au cours de la
traversée.
En 1737 donc, 374 navires négriers quittèrent l’Afrique cette année-là, dont
179 en direction des Caraïbes. Dix ans plus tard en 1747, 1 023 navires de plus
avaient quitté les côtes africaines. Entre 1731 et 1740, en dix ans,
262 000 captifs ont été embarqués vers l’Amérique, dont 75 000 pour le Brésil et
150 000 pour les Caraïbes. Parmi eux, 222 000 ont survécu. Au total,
500 000 esclaves sont arrivés dans les zones de plantations et dans les mines
américaines entre 1730 et 1750. Ils ont été envoyés à la Martinique, à la
Guadeloupe, en Caroline, en Louisiane, à la Barbade, en Guyane, à Veracruz, à
Carthagène, à Panama, à Salvador de Bahia, Rio de Janeiro, au Rio de la Plata…
Les esclaves sont les bras et les jambes du maître de l’habitation car,
sans eux, au Brésil, il n’est pas possible de constituer, de conserver et
d’agrandir un domaine, ni d’avoir un moulin en état de rouler. Et de la
façon dont on se comporte envers eux, dépend qu’ils soient bons ou
mauvais à l’ouvrage. C’est pourquoi il est nécessaire d’acheter tous les
ans quelques pièces d’Inde 13, et de les répartir entre les champs de
canne, les jardins à vivres, les scieries et les barques. Comme ils sont
généralement de nations diverses, les uns plus grossiers que les autres, et
de constitutions très différentes, il faut en faire la répartition avec soin et
discernement, et non à l’aveuglette. […] Les Ardas et les Minas sont
robustes. Ceux du Cap-Vert et de Sao Tomé, plus faibles. Ceux
d’Angola, élevés à Luanda, sont plus capables d’apprendre les métiers
mécaniques que ceux des autres régions déjà nommées. Parmi les
Congos, il y en a aussi quelques-uns d’assez industrieux et aptes non
seulement au travail de la canne mais aussi aux ateliers et au service de
la maison 14.
Les uns arrivent au Brésil très rudes et très renfermés, et ils restent ainsi
toute leur vie. D’autres, en quelques années, deviennent « faits au pays »
[c’est-à-dire, nés au pays, créoles] et s’entendent aussi bien à apprendre
leur catéchisme qu’à chercher le meilleur moyen de vivre, à être
responsables d’une barque, à porter des commissions, et à s’acquitter de
n’importe laquelle des tâches qui peuvent ordinairement se présenter 15.
Les postes qualifiés reviennent à ceux qui ont été bien formés : « On choisit
ceux qui sont “faits au pays” pour en faire des chaudronniers, des cabrouetiers,
des calfats, des sucriers en sirop, des bateliers et des marins, parce que ces
occupations requièrent une attention plus grande. » L’organisation du travail sur
la plantation se confronte à des problèmes bien connus aujourd’hui : « pour ceux
qui depuis leur jeune âge ont été employés dans quelques domaines, il n’est pas
bon de les en retirer contre leur gré, car ils dépérissent et meurent » 16.
Pour le planteur il n’y a pas de femmes ni d’hommes mais des nègres, dont
le travail doit être poussé au maximum, grâce à une organisation adéquate du
travail 17.
Les femmes manient la serpe et la houe comme les hommes ; mais dans
les forêts, seuls les hommes manient la hache 18.
Quant à ceux qui sont nés au Brésil ou qui, dès leur enfance, ont été
élevés chez les Blancs et se sont attachés à leurs maîtres, ils donnent
toute satisfaction : et comme ils supportent bien leur esclavage,
n’importe lequel d’entre eux vaut quatre « bossals » 19.
S’ils constatent que les maîtres ont soin de donner à leurs jeunes enfants
quelques reliefs de leur repas, les esclaves les serviront de bonne grâce
et se réjouiront de leur multiplier des serviteurs. Dans le cas contraire,
certaines esclaves cherchent délibérément à avorter, afin que les fils de
leurs entrailles n’aient pas l’occasion de souffrir ce qu’elles souffrent
elles-mêmes 20.
Ne pas châtier les excès dont ils se rendent coupables ne serait pas une
faute légère ; mais il faut auparavant en faire la preuve, afin de ne pas
châtier des innocents, et il faut entendre ceux qui ont été dénoncés une
fois qu’on les aura convaincus de leurs fautes, on les châtiera, soit en les
fouettant avec modération, soit en les enchaînant pendant un certain
temps à quelque chaîne de fer ou en les mettant à l’entrave 21.
Mais, en revanche, le maître ne doit pas céder aux excès que lui incite sa
position de toute-puissance vis-à-vis de sa propriété :
Il est évident à lire ces conseils que les excès sont fréquents, et encore plus
chez les maîtres de la deuxième ou troisième génération. L’historien Denis
Oruno Lara a pu dresser une longue liste de colons rattrapés par la justice dans
les îles françaises, comme Gratien Barrault, de la Martinique, qui avait tué
plusieurs de ses nègres en 1707. Ce même Barrault continuait, « deux ans plus
tard, en 1709, à torturer ses esclaves. Deux de ceux-ci s’étant échappés, une
femme, après avoir bu du rhum, demanda à l’autre esclave de la tuer avec une
serpe. Repris, ce dernier a eu le poing coupé 22. »
La violence a deux fonctions. Elle sert d’abord à forcer au travail. Il s’agit
d’une violence routinière, qui scande les journées de travail, les pauses de repas,
elle est parfois simplement exercée pour rappeler que l’on n’est jamais à l’abri
du fouet. Elle doit aussi empêcher la rébellion, la fuite, la révolte des esclaves,
considérée comme une menace perpétuelle donnant lieu à une surenchère
paranoïaque.
De fait, les nègres peuvent être en permanence tentés par la violence. Lors
de leur capture, lors du voyage atlantique, à chaque instant de leur détention, les
captifs peuvent refuser de se soumettre à leur sort, soit par la violence directe et
l’insoumission, soit par la fuite, le suicide, l’avortement ou l’automutilation.
Le déséquilibre numérique est en faveur des esclaves, ce qui ne leur échappe
pas et encourage bien des révoltes. Des insurrections sont attestées, de plus en
plus fréquentes dans toutes les régions de plantations et quel que soit le type de
régime qui y prévaut, qu’il soit sévère ou non. En Jamaïque, où le régime anglais
est censé être des plus stricts, une esclave, Nanny, a pu s’échapper en 1720 dans
les montagnes derrière les plantations, les Blue Mountains. Avec ses frères,
marrons eux aussi, elle organise pendant quatorze ans des communautés
autonomes que les Anglais n’arrivent pas à atteindre. Ces territoires menacent la
colonie non seulement parce que les Marrons vivent en partie d’attaques pour se
procurer des vivres ou des biens sur les plantations, mais aussi parce qu’ils
offrent une issue et une destination aux tentatives de fuites, encouragées ainsi
par la perspective de rejoindre le groupe. C’est bien en effet la force de « Nanny
Town », dont la cheffe sera finalement assassinée en 1733.
On ne peut croire que les esclaves, une fois arrivés dans la plantation, vont
se plier de bon cœur au travail forcé et à la cruauté croissante de la violence des
maîtres et contremaîtres qui cherchent progressivement, de manière
pathologique, à imposer leur autorité par tous les moyens de l’humiliation et de
la dégradation physique. Les esclaves s’enfuient, se suicident, avortent, se
révoltent, frappent, tuent, empoisonnent parfois, se vengent. Ils fuient d’une île à
l’autre, profitant des rivalités européennes et des promesses faites par les
ennemis des maîtres, qui font miroiter aux Marrons la clémence pour déstabiliser
les plantations du voisin.
Que le nègre puisse échapper au maître, voilà bien une inquiétude
structurelle qui hante et crispe les propriétaires. La tentation de la fuite, du
marronnage, même pour quelques heures, quelques jours, plane toujours et elle
est terriblement punie. On y perd une ou deux oreilles, un tendon pour éviter les
récidives.
Ce qui provoque encore davantage la rage des maîtres, c’est lorsque leurs
esclaves se trouvent dans l’incapacité de travailler et les privent ainsi de la
jouissance de leur propriété. Rapidement ils en viennent à considérer que les
maladies, les blessures, la faiblesse par malnutrition, conséquences des mauvais
traitements qu’ils ont eux-mêmes administrés, sont autant de « dus » que
l’esclave – pourtant bien malgré lui – soustrait à son maître. Celui-ci est furieux
de voir ses esclaves dépérir, s’empoisonner en mangeant de la terre ou mourir en
couches. Les punitions mises au point pour ces rebelles involontaires sont tout
aussi terribles : fers, masques pour les mangeurs de terre affamés, objets
improbables de sophistication qui montrent l’état mental dégradé des maîtres et
contremaîtres. Désormais, toute mort inopinée ou maladie est considérée comme
une agression des esclaves contre les maîtres. Caroline Oudin-Bastide a montré
comment les accusations d’empoisonnement, très nombreuses et, à de rares
exceptions près, jamais démontrées, sont pourtant systématiquement et
sévèrement condamnées. Or, la plupart du temps, les morts subites ou afflictions
attribuées au poison s’expliquent par les mauvaises conditions de vie qui sont
imposées aux esclaves, ou encore le mauvais traitement du bétail, qui favorise
épidémies infectieuses et malnutrition 23.
En tout état de cause, qu’elles soient passives ou actives, volontaires ou non,
les résistances des esclaves ne calment pas la violence des maîtres, elles la
décuplent. Les maîtres, les Blancs (ceux qui ne sont pas nègres) vivent et
imposent une espèce de terreur structurelle. Apparaissent des comportements
véritablement sadiques, d’acharnement forcené, qui tentent de démontrer
l’absence de valeur de la vie des nègres. Le gouverneur de la Martinique en
1712 se désole ainsi :
Un ordre instable
Une conséquence sociale du recours systématique à la traite pour le
renouvellement de la main-d’œuvre est que, dans les colonies, aucun
engagement ne lie les maîtres et les esclaves dans le long terme. Ainsi, à la
brutalité propre à la migration et au travail forcés, s’ajoute une violence sociale
du fait de l’impossibilité de construire des relations durables. De toute façon,
dans cette course au gain et à la production, il vaut mieux ne pas se projeter et
réagir vite. Les prix du sucre ou du café fluctuent, les crises sont fréquentes.
Qu’elles portent sur l’approvisionnement en esclaves, sur la surproduction, sur le
poids de la dette, elles peuvent chaque année modifier le plan d’investissement
établi. Une tempête, un séisme, un raz-de-marée, une épidémie et tout est à
refaire. Pendant que leurs contremaîtres se chargent de la violence, les planteurs,
enfermés entre eux, terrorisés par leurs esclaves et le spectre de leurs propres
méfaits, commencent à désinvestir la plantation. Le climat d’incertitude et de
méfiance les éloigne de la réalité. Dans cette perte de sens, plus grand-chose n’a
d’importance, pas même leur plantation, qu’ils jouent au jeu, perdent,
regagnent… avec une désinvolture désarmante pour leurs créanciers 28. L’esclave
lui-même n’est pas fait pour durer. On en achète tous les ans un stock ; c’est là
toute la prévoyance et la gestion des affaires. Ce court terme, qui peut paraître
une gestion au plus près (et le gage d’une vertueuse flexibilité), fragilise tous les
types de relations sociales.
De plus, les relations traditionnelles propres aux cultures européennes
comme africaines, telles que le mariage, les relations claniques, communautaires
ou la famille, sont rendues particulièrement compliquées par la structure
démographique qui découle de la traite. Du côté des esclaves, les conditions de
la traite (la capture, la vente en Afrique et la vente aux Amériques) ont
évidemment pour effet de détruire pratiquement tous les liens sociaux antérieurs.
En outre, la logique de court terme oriente la traite atlantique vers un modèle de
captif – homme, jeune et actif –, dont on pense qu’on tirera davantage de
bénéfice de son travail. Comme son prix est élevé, le planteur complète son
stock par l’achat de femmes. Mais le ratio hommes/femmes dans la traite reste
autour de 60/40 ; il en est de même dans les plantations caraïbes 29. En plus des
mauvaises conditions de vie et des mauvais traitements, ce ratio explique la
faible natalité de la population esclave, même si les recherches récentes ont
révélé la capacité des esclaves à recréer les conditions d’une socialisation au sein
de la plantation, formant des couples stables et des familles, tissant des liens de
parrainage ou de confrérie qui souvent échappaient à l’observation des maîtres.
Du côté de ces derniers, la famille patriarcale, schéma européen importé,
n’est pas non plus facile à reproduire étant donné la faible présence des femmes
européennes. Les femmes blanches créoles (nées en Amérique) sont encore peu
nombreuses et, dans beaucoup de familles, les enfants sont élevés en France
avant éventuellement de venir prendre en main la plantation. Beaucoup de
propriétaires se déplacent sans leur femme, ou viennent gérer leur bien et faire
fortune avant de se marier en France. Enfin, la place sociale des femmes
blanches qui vivent dans les colonies est constamment fragilisée par le fait que
leur mari, frère ou fils, dont l’attachement définit leur propre rôle social, impose
ouvertement des relations sexuelles à des esclaves ou entretient des liaisons,
souvent tout aussi contraintes, avec des négresses et mulâtresses libres. Les
femmes blanches gardent le silence, mais la jalousie explique la violence
spécifique dont certaines font preuve envers leurs négresses, dont attestent
plusieurs cas traités par l’administration coloniale, comme « cette femme qui fait
battre à mort son esclave au Petit-Goave en 1697 » ou bien un dossier de
1736 qui relate que :
Les attitudes des maîtres envers leurs négresses étant justifiées, aux yeux des
autorités comme de la société blanche, par leurs « besoins naturels », il est peu
de limites que les femmes blanches soient en mesure d’imposer. Quant aux
femmes qui les subissent, esclaves ou libres, elles ne peuvent non plus toujours
en empêcher les conséquences, à savoir de nombreuses grossesses.
Comme on l’a vu en Virginie, le statut des enfants métis, appelés mulâtres
ou mulâtresses, a rapidement été perçu comme une menace pour l’ordre colonial,
et les législations sont apparues dès les premières années pour les maintenir
parmi les esclaves. Malgré tout, les cas de maîtres qui affranchissent leurs
enfants sont fréquents depuis le début de l’occupation des Antilles, et tout autant
au Brésil ou dans l’empire espagnol. Ces situations constituent d’ailleurs la
majorité des rares affranchissements qui sont officiellement enregistrés. Au
Brésil, les populations noires et métisses libres, dont le taux de fécondité, lui, est
important, atteignent en nombre au moins la moitié des populations esclaves dès
le milieu du XVIIIe siècle. C’est moins le cas aux Antilles, puisqu’ils ne sont que
7 ou 8 % de la population dans les îles françaises et anglaises, pourcentage qui
reste toutefois bien supérieur à celui des Blancs qui ne représentent que 2 à 5 %.
Si donc la plupart des mulâtres restent des esclaves, ils en viennent cependant à
former un groupe privilégié, plus nombreux parmi les nègres « de maison » –
domestiques, contremaîtres ou cadres intermédiaires dans les ateliers.
L’existence d’enfants mulâtres constitue un facteur de fragilisation de la société
créole esclavagiste. Elle divise la classe des planteurs entre ceux qui l’admettent,
favorisant leurs enfants mulâtres et leur permettant d’hériter, acceptant d’épouser
des mulâtresses, et ceux qui ne supportent aucun apparentement avec le nègre.
Ces derniers font d’ailleurs preuve d’une cruauté supplémentaire qui vise à
mettre à distance, autant que possible, le nègre qu’ils ont eux-mêmes fabriqué.
À partir des années 1750, se dégage ainsi une tendance au sein de la société
coloniale, que l’administration appelle « ségrégationniste ». Il est le fait d’une
partie – la majorité – de la population blanche qui refuse non seulement la
reconnaissance, par l’affranchissement, de leurs enfants métis mais ne supporte
pas non plus d’être affiliée, par une parenté commune, aux mulâtres libres qui
sont devenus à leur tour des planteurs ou des commerçants. Les
ségrégationnistes commencent à distinguer ces frères et cousins par le terme
« libres de couleur » et, alors que légalement rien ne le justifie, cherchent à leur
barrer l’accès aux privilèges que confèrent la propriété et la civilité.
Ainsi, la couleur fait le Blanc. Or, on peut se demander pourquoi, à ce stade,
la frontière légale entre le statut de libre et celui d’esclave ne suffit plus à assurer
la barrière symbolique entre parent et non-parent. Le fait que la couleur de la
peau évoque une ascendance esclave n’est pas non plus en soi problématique :
on connaît nombre de sociétés qui ont intégré progressivement les transfuges
d’un statut inférieur ou étranger. Un élément de réponse réside dans la spécificité
de la violence engendrée dans les colonies, qui fait que le nègre n’est pas
simplement un esclave d’origine africaine. Cette terreur d’être apparenté au
nègre, d’y être peut-être assimilé ou même de s’en approcher, montre à quel
point l’existence du nègre constitue une menace pour le Blanc, et nous aide à en
définir la singularité.
La fiction du nègre
Le nègre est en effet le produit monstrueux d’un siècle de plantation
atlantique. Au-delà de l’esclave, le nègre est une fiction qui représente la
destruction permanente de son humanité. Tandis qu’en Europe, une pensée des
Lumières est en train de concevoir l’humanité comme un tout, le nègre rend cette
conception impossible, la contredit même. On constate cette difficulté dans les
travaux des premiers naturalistes. Carl von Linné, le premier savant à avoir
imaginé l’espèce humaine et à l’avoir intégrée dans une classification du monde
vivant, propose dans son Systemae natura publié entre 1735 et 1758 de
distinguer des sous-catégories de l’espèce humaine. Dans la classe des homo
sapiens qu’il vient d’inventer, il distingue cinq groupes : Africanus, Americanus,
Asiaticus, Europeanus, dont les caractéristiques sont géographiques. Il n’y a pas
de nègre, ni même dans la dernière, Monstrosus où l’on retrouve les Hottentots,
les Patagons et quelques êtres magiques des forêts. Tandis que le mot « nègre »
est un terme du langage courant en Europe pour nommer les esclaves, il ne
désigne pas encore les Africains. On distingue éventuellement les nègres des
« Éthiopiens ». S’il est évident que l’Afrique fournit les nègres, la réciproque
n’est pas encore tout à fait établie. Dans son Histoire naturelle publiée en 1753,
Buffon s’oppose au système de Linné dans la mesure où il ne considère qu’une
seule espèce humaine, dont les phénotypes spécifiques, comme la couleur ou la
forme du visage, sont le résultat d’une adaptation progressive au milieu. Les
discussions des naturalistes sur la nature de l’espèce humaine, quelle que soit
l’influence qu’elles auront ensuite sur la théorie raciale, ne traitent donc pas de la
question des nègres. Le débat porte éventuellement sur les causes de la variation
de la couleur de la peau, une théorie courante étant de l’associer à la latitude et
l’exposition au soleil. On voit au contraire dans les différents dictionnaires de
langue française édités à cette période que le terme de « nègre » se rapporte
exclusivement à sa nature de marchandise 31. L’embarras réel à expliquer cette
anomalie du commerce d’humains, en général condamné par tous les auteurs, les
empêche de désigner les nègres comme une catégorie de peuple ou d’habitants.
Même dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, publiée en 1751, dont
l’entrée « Traite des Noirs », signée par Jaucourt, prend clairement position
contre le trafic, l’entrée « Nègres », regrettant l’état des choses, désigne les
esclaves noirs présents en Amérique, dont malheureusement on ne peut se passer
car les Blancs ne supportent pas le climat des tropiques. Le nègre est réduit à son
état esclave, et, par extension, le terme désigne les habitants du pays d’où
viennent les esclaves, à savoir différentes régions d’Afrique 32. On ne peut pas
faire meilleure justification de la traite atlantique.
Il faut en conclure qu’en utilisant le mot nègre au milieu du XVIIIe siècle on
désigne bien un être que l’on ne veut pas considérer comme humain, dont on
décide qu’il en a perdu les attributs. Il n’est pas un homme, pas même une
femme, il n’a pas de genre. Dans son livre Les Sœurs de Solitude, Arlette Gautier
relève d’ailleurs dans la lettre d’un colon l’expression « engrosser un nègre ». Il
n’a pas d’âme, pas de sensibilité, il ne peut comprendre que la souffrance
physique. Et sa souffrance physique est un abîme.
Or, aucune mauvaise foi ne peut cacher l’évidence : la personne que l’on
désigne comme « nègre » est un être humain. En l’appelant nègre, le Blanc
procède donc à une fiction. Et cette fiction est devenue son essence. En quelques
décennies, le nègre est devenu l’essence de tout ce que le Blanc entend lui faire
subir : les morts et les maladies des bêtes et des esclaves lui sont imputés car il
est « naturellement vicieux et méchant 33 ». Le désordre social causé par la
naissance de mulâtres et les jalousies des femmes sont le fait de « ces coquines
de négresses et de mulâtresses », « naturellement lascives et séductrices » 34. Et,
bien sûr, le nègre est « naturellement paresseux », il ne souhaite pas travailler 35.
Séduction, paresse et malveillance sont précisément ce que le miroir nègre tend
au Blanc, et qu’il faut en permanence punir, violenter. Car, à la différence de
l’esclave qui reste à sa place, le nègre se caractérise par son instabilité. Le nègre
n’est pas un état, il faut donc le négrifier et le renégrifier. La « fiction nègre » est
un procédé toujours actif, toujours à refaire. Et comme c’est la violence qui fait
le nègre, la violence est sans fin.
Sans fin mais pourtant, cet emballement des chiffres, des coups, des corps
mutilés, des tonnes transportées crée une situation explosive. Les colonies sont
fatalement entraînées vers une crise qui remettra en cause le principe de
l’esclavage. Cette crise a son épicentre au cœur du système, là où il est le plus
concentré : la perle des Antilles, premier producteur mondial de sucre et
première destination de la traite depuis cinquante ans, le joyau de la Couronne de
France, Saint-Domingue. Et elle a pour déclencheur une faille qui l’attaque sur
ses bases : l’impasse du renouvellement de la main-d’œuvre et de la
reproduction de la société coloniale.
CHAPITRE 7
Non seulement les Noirs créoles sont bien meilleurs que ceux de Guinée
mais, qui mieux est, les enfants forment des familles qui lient les nègres,
les attachent au sol et les rendent plus faciles à conduire 8.
Les planteurs ont tout simplement du mal à comprendre que les « nègres »
tels qu’ils les ont conçus ne se reproduisent pas. Pour qu’ils le puissent, il
faudrait leur rendre leur humanité, ce que les Blancs antillais ne sont pas prêts à
admettre, bien au contraire. Conscients de cette impasse, ceux qui veulent
moderniser l’économie coloniale en France sont prêts à troquer la plantation de
nègres contre une plantation de petits colons blancs. Condorcet, par exemple,
propose d’accorder des terres en propriété à ceux qui ne peuvent en obtenir en
France : juifs, protestants, paysans, qui viendraient s’installer avec leur « éthique
du travail » 12.
Ségrégation, limpieza de sangre
et classifications coloniales
On peut comprendre, lorsqu’une telle violence est exercée, planifiée et
réalisée qu’il soit insoutenable pour les Blancs des colonies, de se sentir
apparentés aux nègres. Que ce soit de manière ascendante ou descendante, le
Blanc ne peut supporter en général d’imaginer une parenté commune avec la
chose nègre. Les mulâtres ne peuvent être les enfants des Blancs, ni leurs frères,
ni leurs cousins. Or, lorsqu’ils sont devenus à leur tour des propriétaires
d’esclaves, il peut arriver que les mulâtres soient parfois les parents de Blancs,
ou du moins qu’ils souhaitent l’être. Pour le devenir, il leur faut alors expulser
leur filiation nègre et obtenir par tous les moyens leur « blanchiment ». Ainsi, le
spectre du nègre constitue l’autre obstacle à la reproduction de la société
coloniale, cette fois-ci du côté des planteurs, limitant la fécondité des
propriétaires, retranchés dans leur blancheur, et provoquant une crise politique
qui leur sera fatale.
Car la réalité de la société antillaise, après plus d’un demi-siècle de
plantation, ne correspond pas à l’ordre « naturel » imaginé par Le Mercier. Au
contraire, aucune des catégories de couleur qu’il suppose naturelles n’est fixe.
La couleur blanche elle-même, plutôt qu’une caste, est un processus qui peut être
accidenté. En Amérique hispanique, une procédure juridique, datant de la
reconquête de l’Espagne, la limpieza de sangre, littéralement « nettoyage de
sang », permet aux planteurs et propriétaires de « se blanchir ». À l’époque, elle
servait à supprimer, par la preuve ou par l’achat de preuve, les origines maures
ou juives d’un sujet chrétien du roi d’Espagne. Remise au goût du jour aux
Amériques deux siècles plus tard, elle consiste à faire attester devant la justice,
souvent moyennant finance, la blancheur de ses huit ascendants.
De même, les esclaves ne sont pas tous noirs, et de plus en plus sont
mulâtres. Il est souvent indispensable de les « négrifier » par de nouveaux viols,
et les maintenir ainsi à leur place de nègres, pour la tranquillité des maîtres et de
leurs épouses blanches. Mais, surtout, une population libre mulâtresse, créole,
ainsi que de nombreux Noirs libres, affranchis ou nés de mère affranchie,
occupent l’espace économique que Le Mercier avait imaginé pour les « petits
Blancs ». Ils sont petits propriétaires, commerçants, artisans, contremaîtres, etc.
Affranchis par leur père, ils en héritent parfois, et, de plus en plus, ils sont
propriétaires eux aussi de plantations. Ainsi, la classe des planteurs n’est pas
exclusivement blanche. En Nouvelle-Grenade, la plus grande région de
plantation des Indes espagnoles, les pardos (métis) de Caracas sont la première
force économique et politique. À Saint-Domingue, dès 1730, le gouverneur
déplore le trop grand nombre d’alliance de Blancs avec des Noirs qui ont fait
meilleure fortune et exprime « la crainte de voir ternir le Sang de France » 13. Les
planteurs dits « libres de couleur » brisent la solidarité sociale des planteurs, les
divisant entre ceux qui ne supportent pas l’apparentement avec le nègre et
cherchent à imposer une ségrégation par l’épiderme, et ceux qui l’acceptent et
admettent que leurs enfants, neveux, cousins fassent partie des propriétaires,
parfois les plus dynamiques. Or, si les Blancs peuvent considérer que les cousins
mulâtres ne sont pas tout à fait des nègres, il faut pourtant leur inventer un statut
qui les maintienne non-Blancs.
Progressivement, des qualificatifs distinctifs ont accompagné les documents
de l’administration aux Antilles. On peut y voir se multiplier les mentions « libre
de couleur », « Noir affranchi », « mulâtresse » qui servent souvent à justifier
des discriminations parmi la population libre et figent des identités sociales sur
la seule base de la couleur de la peau, censée traduire la proximité du nègre
parmi les ascendants d’un individu. Cela est suffisant pour le juger. On invente
d’ailleurs chaque jour de nouvelles distinctions qui repoussent toujours plus loin
les Blancs dans leur exclusivité. La blancheur devient un combat politique, et
l’aristocratie qu’elle désigne fait tout pour maintenir ses privilèges. Au Surinam
hollandais, la couleur est graduée ainsi : mestice, quaderoon, mulatto, samboa,
mongroo. En Guyane britannique, on trouve des buck, half buck, high colour,
high yeller, coloured, puttagee, fair skin, red, sallow complexioned, negro, half
negro, douglah, bouvianda, etc. Un célèbre membre du conseil de Saint-
Domingue de la fin du XVIIIe siècle, Moreau de Saint-Méry, fera l’inventaire
grotesque de 128 combinaisons d’ascendants pour distinguer les individus selon
leur « part » de blancheur et les qualités physiques et morales que l’on peut
attribuer à ces catégories – en s’appuyant d’ailleurs sur des descriptifs aussi
stupides que sophistiqués, puisqu’il n’est pas question de connaître les
généalogies des habitants sur sept générations, et encore moins celles des
esclaves. Malgré l’absurdité de la démarche, il s’agit cette fois non pas de
démontrer sa blancheur, mais d’installer des espaces tampons qui éloignent le
Blanc du nègre, ce que le statut d’esclave ne suffit plus à faire.
L’idée rassurante que le nègre est « naturellement » éloigné de toute
affiliation avec le Blanc se répand également en Amérique du Nord, où l’on
distingue déjà, dès 1762, la « pureté » des colons, constitués « de libres sujets
britanniques blancs » et non pas d’un « mélange bâtard d’Anglais, d’Indiens et
de nègres » 14. Thomas Jefferson, l’homme à l’origine de la déclaration
d’Indépendance en 1776, écrit dans ses Considérations sur la race, en 1781,
alors qu’il est gouverneur de l’État de Virginie où il fait durcir la législation
contre les esclaves, réhabilitant les peines par démembrement et par pendaison,
que « les races rouges et noires que nous avons sous les yeux du point de vue de
l’histoire naturelle » sont de fait « inférieures aux Blancs dans tous les
accomplissements du corps et de l’esprit ». Dans le même texte, il explique que
le caractère quasi bestial des esclaves américains, portés à dormir dès qu’ils
n’ont rien à faire, incapables d’imagination, de prudence et de prévision,
ignorants du « délicat mélange des sentiments et des sensations » qu’est l’amour
et n’en éprouvant que le désir physique, jusqu’au point où en Amérique, les
orangs-outans sont tentés par leurs femmes, dépourvues des traits de beauté
supérieure « que l’on considère importants pour la propagation des chevaux, des
chiens et autres animaux domestiques », ce caractère donc n’est pas dû à leur
condition servile mais qu’il est de l’ordre de la nature, qu’il relève des propriétés
organiques que les Noirs améliorent lorsqu’ils procréent des enfants métis, mais
qui alors contaminent la race blanche 15 ».
Cette réaction « épidermique » qui montre l’angoisse des planteurs face à la
proximité de leur monstre n’est pas sans conséquence. Elle ne consiste pas
uniquement en une crispation, cantonnée à l’espace des colonies, que l’on peut à
la limite rendre intelligible, en tant qu’elle serait le fruit d’une posture de défense
psychique dans le contexte très particulier de la plantation américaine. La
volonté de théoriser et de fixer une définition du nègre pour l’éloigner du Blanc
s’inscrit dans un contexte bien plus large, atlantique et européen. Les planteurs
sont trop en lien avec l’économie européenne et avec ses élites politiques pour
qu’une telle discussion se limite aux Antilles. Les intérêts de l’économie
coloniale sont bien trop centraux pour que la discussion sur l’esclavage et sa
transformation ne concernent que quelques hystériques antillais se croyant
savants. La connexion avec les centres politiques européens s’illustre par la
trajectoire de quelques personnages, comme Pierre-Jacques Meslé de Grandclos.
Arrière-petit-fils de corsaire, petit-fils de planteur, il est le cousin germain
d’Antoine Walsh, descendant jacobite que l’on a déjà évoqué comme un des
principaux armateurs de Saint-Malo. Leurs réseaux familiaux, constitués depuis
un siècle, les lient aux principaux ports européens. Ils sont armateurs, négriers,
planteurs. Dès 1760, Meslé de Grandclos est l’un des premiers armateurs de la
traite française. En trente ans, il aurait effectué 166 voyages, dont 35 expéditions
de traite en Afrique et 30 voyages aux Antilles. Son activité est hautement
intégrée aux milieux d’affaires européens comme en témoigne son carnet
d’adresses, dont la moitié des plus de 700 noms viennent de Paris 16. Les
armateurs sont en général également raffineurs, ou alors étroitement associés à
eux. L’activité de raffinage, dont Louis XIV avait réservé le monopole à la
métropole, constitue un autre volet de cette économie. D’importantes raffineries
sont installées à La Rochelle ou à Bordeaux. La grande raffinerie de Nantes,
fondée par Louis Say (le frère de l’économiste et industriel de Lyon, Jean-
Baptiste Say), est à l’origine du futur groupe sucrier Beghin-Say. On trouve
également des raffineries dans l’intérieur du pays : la ville d’Orléans en
compte 42 dans les années 1780.
Issue de la même élite d’armateurs malouins, la dynastie Fournier de
Varennes est à Saint-Domingue depuis 1675. Depuis trois générations, les
fratries se répartissent les activités de traite, de plantation et de commerce entre
Paris, Saint-Domingue, la côte des esclaves et Saint-Malo. Jean-François
Fournier de Varennes est né à Saint-Domingue en 1739. Membre de la chambre
d’agriculture du Cap, il représente le parti ségrégationniste des Blancs de Saint-
Domingue. Il collabore à l’ouvrage de Moreau de Saint-Méry sur les Lois et
ordonnances de l’île, mais aussi aux discussions dans les salons parisiens. Il
aurait également participé à la rédaction de l’article sur les colonies dans le
supplément de l’Encyclopédie publié en 1780.
Quelques années avant, Buffon avait développé son système de classification
du vivant et soutenu la thèse d’une unicité de l’espèce humaine, dont les
différents phénotypes se déclineraient à partir d’une origine commune, blanche.
De fait, les débats intellectuels et les discussions scientifiques qui se tiennent au
sein de l’Encyclopédie et en Angleterre, conduits par des élites intellectuelles qui
circulent entre capitales européennes et américaines, à partir de textes qui sont
publiés et lus partout, révèlent des clivages mouvants et qu’il est difficile de
réduire à celui qui opposerait révolutionnaire et contre-révolutionnaire, comme
on l’a vu à propos d’Adam Smith ou Le Mercier. La question de la colonie est en
effet traversée par le débat sur la traite et l’esclavage, la ligne de couleur, mais
aussi par la crise de la relation entre métropole et coloniaux. Les propriétaires
des treize colonies anglaises ont ainsi décidé de se passer de l’Angleterre en
1776 et de former leur propre État. Les habitants des îles françaises ne sont pas
loin de vouloir les rejoindre ou d’en faire autant, tant il leur semble que
désormais, la métropole grève les affaires des colons, les entrave et les prélève
injustement.
D’ailleurs, en ces années 1780, les ségrégationnistes des Antilles, qui
prônent le « préjugé de couleur », ne sont pas soutenus par le gouvernement
colonial, ouvertement sensible aux revendications citoyennes des « libres de
couleur ». Le ministre de Castries qui prend la direction des affaires coloniales
en 1784 cherche à composer avec le point de vue des libres de couleur. Le
gouvernement colonial rejoint la convergence qui est en train de se dégager sur
la nécessité de réformer l’esclavage. Conseillé par Le Mercier de la Rivière puis
Moreau de Saint-Méry, Castries entame une législation qui modifie la condition
des esclaves, et place les maîtres sous le contrôle des administrateurs pour les
empêcher de tout mauvais traitement abusif.
Le ministre Castries exprime une position qui en Europe, depuis quelques
années, articule la nécessité d’un traitement plus humain des esclaves avec la
défense des droits des libres de couleur en tant que propriétaires et citoyens
dotés de droits politiques. L’abolition du commerce des esclaves est l’objectif
essentiel de la Society for Effecting the Abolition of the Slave Trade, fondée en
1787 à Londres, et celui de sa petite sœur française l’année suivante à Paris, la
Société des amis des Noirs. La présence d’esclaves affranchis, comme le
Chevalier Saint-George ou le futur général révolutionnaire Thomas Alexandre
Dumas, père de l’écrivain, dans les milieux parisiens (arrivés avant la Police des
Noirs en 1776 qui interdit l’entrée du royaume à tous les Noirs et gens de
couleur et ordonne leur déportation vers les îles), renforce la cause des libres et
de l’abolition de la traite. En dépit des plaintes des planteurs, le roi approuve
l’initiative. Sans vouloir aller jusqu’à liquider l’esclavage ni remettre en cause le
principe du travail forcé, les abolitionnistes souhaitent améliorer la longévité et
la fécondité des esclaves. Formant des familles nombreuses et stabilisées, les
esclaves pourraient progressivement voir leur liberté s’élargir et leur position
s’assimiler à celle des travailleurs sous contrat. On pourrait aussi les soulager en
faisant appel au travail animal et aux innovations techniques, à l’introduction de
nouveaux instruments, etc., qui permettraient de réduire le besoin en main-
d’œuvre et la pénibilité du travail. Car, que ce soit par souci de rentabilité ou par
devoir moral, un consensus se dégage à la fin des années 1780 sur la nécessité de
faire évoluer l’esclavage colonial et d’imaginer des dispositifs moins dépendants
de la traite, moins dégradants pour le nègre. Le système esclavagiste fatigue, sa
croissance le mène à un point limite : même les planteurs finissent par ne plus le
supporter. Voici ce qu’en dit en 1788 le fils aîné de Le Mercier, parti gérer
l’habitation que son père avait achetée à Saint-Domingue après son mandat
d’intendant :
Mon habitation est belle, dans un local agréable, une manufacture toute à
l’eau, et d’une exploitation unique par la facilité du cabrouet, qui va
partout à l’intérieur. Quoique j’aie 300 mille pieds de café bien réussis,
et aussi beaux que dans aucun quartier de la colonie, je suis loin d’avoir
fini mes plantations et mes établissements. Je puis doubler et tripler mes
plantations. J’en ai le projet, mais j’ignore si je pourrai le suivre
jusqu’au bout. Le métier d’habitant a des dégoûts, qui prennent sur moi
de plus en plus. La conduite seule des nègres rend ce métier horrible. La
sévérité dont il faut toujours être armé pour maintenir dans l’ordre un
grand atelier, est trop contraire à ma manière d’être, pour ne pas me
fatiguer excessivement 17.
Pendant que son fils déprime sous les tristes tropiques pour payer la pension
de son père, celui-ci défend à Paris les intérêts de ses amis colons, planteurs et
armateurs. Lorsque débutent les travaux de l’Assemblée constituante
révolutionnaire, ce cercle prendra la forme d’un club, dit de Massiac, qui
soutient la traite et exige une administration spécifique des colonies, notamment
pour empêcher une égalité des droits entre Blancs et libres de couleur, mais aussi
l’intrusion du gouvernement colonial dans la gestion des plantations. Comme les
abolitionnistes, ils disposent de relais d’influence pour tenter de convaincre une
opinion publique naissante. Aux prises de position de la Société des amis des
Noirs publiées dans le Patriote français, aux récits de Noirs affranchis depuis
l’Angleterre que diffusent les revues, ils répondent par toutes sortes de
propagandes, comme la diffusion du mythe de Cham, mis à jour pour l’occasion,
qui semble justifier bibliquement l’esclavage des nègres 18. Le débat public qui a
cours, dans la presse, dans la rue, les cafés et les salons, témoigne du contexte
révolutionnaire.
La fiction du nègre n’est pas une fiction solide. Elle peut exploser à la figure
de celui qui la brandit 21. L’incroyable révolution des esclaves en apporte la
démonstration.
CONCLUSION
Nègre et violence
LE RÈGNE DU BLANC
En se fondant sur une lecture « naturelle » de l’espèce humaine, conçue
comme un tout et un sous-ensemble du monde vivant, l’humanisme européen
pose le principe de l’égalité entre les hommes, égalité naturelle qui conduit à
l’affirmation de leur liberté. Dans le répertoire culturel de l’Europe moderne et
de sa prolongation en Amérique, la notion de liberté associée à l’égalité puise
également dans une conception qu’Émile Benveniste a identifiée comme « indo-
européenne », et que nous avons déjà évoquée à propos du caractère
anthropologique de l’esclavage. Dans ce système, la qualité de libre, de franc, est
attribuée aux congénères, « qui naissent et grandissent ensemble », ce que
rappelle l’étymologie du terme de nation, destinée à devenir la forme principale
de l’organisation du politique dans le monde. De fait, les révolutions de la fin du
e
XVIII siècle construisent une réciprocité entre nation et liberté, nation et égalité.
La domi-nation (1790-1830)
Vous me demandez ce que nous faisons des femmes que nous prenons.
On en garde quelques-unes comme otages, les autres sont échangées
contre des chevaux, et le reste est vendu, à l’enchère, comme bêtes de
somme… parmi ces femmes, il y en a souvent de très jolies 23.
Dans son esprit, le « travail pour soi » est suffisamment contraignant pour
garantir le maintien de la production sur les plantations :
Les Nègres sont hommes ; si l’on pouvait en douter encore, leur vanité,
leur orgueil suffiraient à le prouver ; l’usage de la vie leur créera des
besoins artificiels comme à nous, et ces besoins augmenteront comme
chez nous avec les moyens de les satisfaire. L’éducation, la jouissance
de leurs droits, le mariage, le développement de leurs facultés ne
tarderont pas à leur en donner. La fréquentation des hommes civilisés les
initiera aux nécessités factices qui soutiennent l’industrie.
Les deux variétés inférieures de notre espèce, la race noire, la race jaune,
sont le fond grossier, le coton et la laine, que les familles secondaires de la
race blanche assouplissent en y mêlant leur soie tandis que le groupe arien,
faisant circuler ses filets plus minces à travers les générations ennoblies,
applique à leur surface, en éblouissant chef-d’œuvre, ses arabesques
d’argent et d’or.
Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, Paris, 1853
Dans son ouvrage La Psychologie des foules publié en 1895, salué par Émile
Durkheim qui instaure au même moment la science sociologique, Le Bon se
refuse à déterminer les causes biologiques des comportements humains pour
mettre en évidence une psychologie collective, sociale, qui rejoint l’hypothèse
formulée à la même époque par Sigmund Freud d’un inconscient déterminant les
comportements individuels. De même que Freud renonce lui aussi à la médecine,
et en particulier à la pharmacopée, au profit de la thérapie des névroses et met en
évidence les mécanismes de l’inconscient, Juliano Moreira, psychiatre brésilien,
noir, est parmi les premiers à contester les effets de race supposés par Nina
Rodrigues. Il adopte les techniques aliénistes les plus pointues : organisation des
services selon les pathologies, techniques de resocialisation, ergothérapie, et
toutes les approches qui seront développées par la psychothérapie
institutionnelle, à l’Hôpital des Aliénés qu’il dirige à Rio de Janeiro depuis 1900.
En investissant les domaines de la vie sociale qui menacent plus ou moins
directement l’« ordre blanc » – à savoir la folie, l’alcoolisme, le crime, la
sexualité féminine et homosexuelle, la classification raciale –, la scène
scientifique a fini par faire émerger les principales remises en cause de la
« fiction blanche ». Le rôle des personnalités scientifiques dont la position n’est
pas directement issue de l’« ordre blanc » (juifs, homosexuels, Noirs) est à ce
titre exemplaire. À l’inverse, des scientifiques dont le statut social est renforcé
par l’ordre racial vont accentuer la posture idéologique de la race et cristalliser
une forme de déni. Cette scission au sein des milieux scientifiques s’illustre par
exemple au moment de l’affaire Dreyfus, qui déchire l’opinion française entre
1899 et 1906. Au sein de la Société d’anthropologie de Paris, les opinions sont
partagées selon des clivages idéologiques classiques : les deux fils Bertillon, le
démographe nataliste et le criminologue, se positionnent sans surprise contre
Dreyfus. Plus encore, Alphonse Bertillon, appelé à témoigner par l’accusation,
fournit une expertise qui authentifie Dreyfus comme l’auteur du fameux
bordereau (qui constitue la principale pièce à conviction à charge et se révélera
faux). Son interprétation, fondée sur un raisonnement ouvertement incohérent et
largement contesté par le monde scientifique, conduit les collègues de Bertillon à
la qualifier de « délirante ».
Il est effectivement difficile de comprendre l’attitude irrationnelle de tout un
milieu éduqué, savant, qui semble avant tout faire corps avec les groupes
dominants en Europe et en Amérique, alors même que les évidences et les
preuves s’accumulent pour dénoncer l’absence de fondement des théories
raciales. Le déni de Bertillon, qu’il partage désormais avec de nombreux autres,
rangés ponctuellement derrière l’antisémitisme, ne peut s’expliquer que par un
phénomène qui est parfaitement analysé la même année par William E. B. Du
Bois, intellectuel noir étasunien de la première génération après la guerre de
Sécession. Dans son ouvrage Les Âmes du peuple noir publié en 1903, il décrit
une « ligne des couleurs » qui traverse la société étasunienne, sur laquelle
s’étend le « voile » posé par l’homme blanc sur le peuple noir, un « voile » qui
sépare, rend invisible, comme si les Noirs n’étaient pas présents en tant
qu’individus dans la société.
Du Bois n’est pourtant pas le seul à dénoncer le préjugé racial et sa vacuité
théorique. La multiplication des publications, des orateurs et oratrices qui
s’expriment pour remettre en cause le principe de la race, que ce soit dans les
colonies européennes, dans les métropoles ou dans les nations américaines au
début du XXe siècle, s’accompagne des progrès constants des sciences humaines,
qui mettent en évidence le rôle des rapports sociaux, du phénomène de culture et
l’existence de l’inconscient. Alors qu’elle avait pris racine dans la cause
coloniale, l’anthropologie s’émancipe, au fur et à mesure des expériences
ethnographiques et de la créativité de ses auteurs. La trajectoire des chercheurs, à
l’instar de Gustave Le Bon, révèle les étapes d’une révolution copernicienne sur
la question des races. Lucien Lévy-Bruhl publie en 1910 Les Fonctions mentales
des sociétés inférieures, qui deviendra, dix ans plus tard, La Mentalité primitive
et le conduira à abandonner tout principe de hiérarchisation des cultures et des
races à la fin de sa carrière. En 1911, l’anthropologue Franz Boas fait paraître un
ouvrage au titre similaire, The Mind of Primitive Man. Après avoir séjourné
durant de longues périodes parmi des populations eskimos, il propose également
de différencier la question des races de celle des cultures et conteste les principes
de leur hiérarchie, toute culture étant selon lui le fruit d’une construction
historique. La même année, il inaugure à Londres le Premier Congrès universel
des races par une conférence qui conclut à l’inexistence des races humaines.
Pourtant, le début du XXe siècle reste marqué par la consolidation de l’ordre
racial et du principe colonial sur tous les continents. Bien que révélé par de
nombreux militants, intellectuels, savants, le déni qui fonde l’idée de race est
loin de refluer. Au contraire, une scission de plus en plus forte structure le débat
public et scientifique en Europe et dans les Amériques. Pendant que les
colonisations se poursuivent et se durcissent en Asie et en Afrique, le clivage qui
s’est formé en France dans l’opinion au moment de l’affaire Dreyfus se joue et
se rejoue dans toute l’Europe, avec pour effet de galvaniser les ferveurs
nationales. Mais l’adhésion populaire aux thèses raciales et aux intérêts
coloniaux – adhésion que les élites ont favorisée –, participe d’un jeu dangereux
dans lequel la vitalité d’une nation est rapidement confrontée à celle des autres.
C’est encore en 1911 qu’éclate la seconde crise marocaine, où les intérêts
coloniaux de la France se heurtent à ceux de l’Allemagne et qui annonce la crise
de 1914. La Première Guerre mondiale et « guerre totale », premier conflit de
« masse », aura en outre pour conséquence de faire de la race une idéologie des
foules.
CHAPITRE 12
Les « années folles » dans les grandes villes de l’après-guerre, sous les
auspices de la modernité, voient affluer une population nombreuse en
provenance des régions de plantations – anciens journaliers, anciens soldats,
réfugiés, qui viennent rejoindre les quartiers populaires où la reprise de la
fécondité redeviendra le moteur de la croissance démographique. La
concentration d’une population noire dans les villes américaines ou dans les
métropoles coloniales a des conséquences sociales, culturelles et politiques.
Dans toutes les Amériques se forme une culture populaire, mélangeant les
pratiques des plantations à différentes traditions urbaines, comme les fanfares et
les défilés, destinée à bouleverser le monde : le blues puis le jazz en Louisiane, à
Chicago et New York, la samba à Rio, le son à La Havane ou à Mexico, la
biguine antillaise à Paris. Joséphine Baker dans sa Revue nègre est l’héroïne des
nuits parisiennes. En 1924, un cabaret nommé Le Bal nègre ouvre rue Blomet
dans le XIVe arrondissement. Il est fréquenté par les populations antillaises
émigrées mais aussi par l’avant-garde culturelle de Montparnasse, dadaïstes et
futurs surréalistes, fascinés par la chose « nègre », un terme devenu à la mode
pour désigner la musique, la danse, la sculpture, africaine ou afro-américaine. À
Rio de Janeiro, les familles noires de Bahia viennent peupler les faubourgs et y
réinventent le carnaval. Les premières sambas, composées dans les favelas près
du port, sont enregistrées dans les studios des quartiers blancs de Copacabana.
Mais cette effervescence, d’où provient quasiment toute la culture moderne
musicale et plastique du XXe siècle, ne signifie pas pour autant une intégration
des populations noires ou indigènes dans le grand chaudron de la société
urbaine. S’ils arrivent comme travailleurs libres, habitants d’une ville où, comme
tout un chacun, ils sont à la recherche d’un emploi, d’un logement et prétendent
accéder aux services de santé et d’éducation que la ville moderne promet, la
distance sociale qui sépare les Noirs du reste de la population semble plus que
jamais infranchissable : à Chicago ou à Detroit, par exemple, les Noirs ne feront
pas partie du melting-pot 3. En effet, l’angoisse des Blancs craignant la proximité
nègre suffit à former un cordon, spontané, autour du quartier noir. L’organisation
du marché, c’est-à-dire l’association des promoteurs et agents immobiliers de
Chicago, contient le périmètre de la black belt pour éviter l’effet de chute des
prix sur les biens alentour. Dans ce morceau de ville délimité par un cordon
rouge dessiné sur le plan des agences de location, la densité de peuplement est
trois fois plus importante et rapidement, les services de la ville y interviennent
trois fois moins qu’ailleurs 4. Pour les Noirs, le préjugé racial rend quasiment
impossible d’acheter ou louer un logement en dehors de cette zone. La
surpopulation et l’insalubrité, le taux de chômage et de précarité du travail, les
niveaux d’éducation, de santé, et bientôt le taux de criminalité achèvent de
fermer les portes du ghetto.
Contenir la contagion, vacciner, mettre en quarantaine : les édiles de ces
grandes villes américaines prennent soin du corps social urbain en suivant la
même approche que pour le corps de la nation. Il doit rester le plus pur, sain et
blanc possible. Au Brésil, en 1922, alors que dans la métropole naissante de São
Paulo, les artistes de l’avant-garde, tous blancs, célèbrent la « semaine de la
modernité » et pour la première fois évoquent la composante africaine de la
culture nationale, la ville de Rio organise les festivités du centenaire de
l’indépendance. Le gouvernement veut y exposer la façade civilisée du pays et
met en chantier de grands travaux de rénovation qui au passage nettoient le
centre de ses favelas et de ses cortiços (logements collectifs très bon marché où
s’entassent les habitants les plus pauvres). Partout dans le monde industrialisé, la
politique urbaine moderniste, fondée sur les principes de l’hygiène publique, se
constitue en expertise qui circule d’une capitale à l’autre, de Mexico à Chicago,
São Paulo, ou Buenos Aires… La politique de « blanchiment », désignée
désormais par le terme d’« eugénisme », s’applique à la gestion des populations
urbaines. Il s’agit en effet, selon les découvertes récentes de la biologie, de
sélectionner les individus en vue d’améliorer la race et de supprimer les éléments
qui ne sont pas « agents de civilisation 5 ».
Si les politiques urbaines et les gouvernements des années 1920 en général
visent la modernisation du corps social, la réalité oblige à compter encore
longtemps avec les esclaves. Dans les villes, les classes moyennes montantes, les
nouvelles bourgeoisies ouvrières et les petites classes moyennes, plus
nombreuses que les élites urbaines, sont les principaux employeurs de
domestiques. En outre, l’activité industrielle qui emploie presque un tiers des
actifs s’appuie sur un volant de travailleurs précaires, dans lequel puisent les
patrons d’usines pour échapper à la pression des syndicats ouvriers. Des
centaines de petites activités de services, vendeurs ambulants, cireurs de
chaussures, couturières, offrent des revenus aux populations noires américaines.
À São Paulo, on tolère les Noirs dans les interstices urbains, les rives inondables
du fleuve, au flanc des luxueux lotissements qui sortent de terre. Il faut bien
des cuisinières, nounous, domestiques, chauffeurs, jardiniers pour assurer les
conditions de la vie moderne.
L’urbanisation de la société provoque donc une grande ambivalence. D’un
côté, elle participe d’un mouvement de démocratisation et d’amélioration
générale du niveau de vie, qui suppose métissage, mixité culturelle et sociale, de
l’autre, elle maintient les populations urbaines noires et indigènes « derrière le
voile », alors même que celles-ci cohabitent physiquement, participent
économiquement, et plus que jamais contribuent culturellement à la société
dominante, urbaine et industrielle. Soit qu’elles suscitent une fascination
exotique, soit qu’elles soient rejetées frontalement, ces populations restent
l’objet d’une altérisation absolue. La race se charge de leur faire une place
familière en ville, celle de domestique.
L’« Affaire des bonnes antillaises » qui éclate en France dans les
années 1920 fournit un exemple de cette ambivalence 6. À cette époque, l’emploi
domestique en Europe est un des secteurs où la demande est particulièrement
importante. En effet, non seulement ces emplois sont affectés comme les autres
par les pertes démographiques de la guerre, mais la progression du travail des
femmes dans des emplois industriels ou de services a également augmenté les
besoins domestiques pour remplacer les mères de famille dans leur activité
ménagère. La crise de l’emploi domestique en France (20 % d’effectifs en
moins) s’explique enfin par le fait que les jeunes filles d’ouvriers ou de paysans
ne veulent pas s’engager dans cette carrière, car elles ont désormais d’autres
perspectives. En 1926, on se plaint parmi la bourgeoisie que « le type du
domestique sans spécialité, la bonne à tout faire, est peut-on dire introuvable.
C’est un métier que plus personne ne veut faire bien qu’il soit raisonnablement
rétribué maintenant 7. »
La féminisation du travail est perçue alors par un certain nombre de femmes
comme une progression sociale sur laquelle on ne pourra pas revenir, qu’il faut
même soutenir, sans pour autant renoncer au devoir de natalité qui incombe à ces
mêmes femmes dans l’Europe dévastée. Une femme émancipée, féministe et
entrepreneuse, Camille Ballofy, fait le constat suivant : « Les mamans s’épuisent
et comment leur demander de donner le jour à un nouveau bébé lorsqu’elles ont
tant de peine à élever ceux qu’elles ont. Il faut donc aider nos mamans françaises
si l’on veut remédier à la crise de la natalité. » Si la femme blanche veut
échapper au domus, elle n’entend pas renoncer à son rôle de reproductrice dans
l’ordre social blanc, qui lui confère sans aucun doute l’essentiel des avantages de
sa position sociale. Pour cela, il lui faudra des femmes « esclaves », non-
parentes, pour assurer son émancipation.
Elle-même avocate et une des premières femmes élues au barreau, Camille
Ballofy s’est lancée en 1922 dans la création d’une structure, l’« Œuvre des
serviteurs coloniaux », qui permettra de résoudre ce double problème : soutenir
l’émancipation des femmes par le travail et les aider à l’effort de reproduction
que la nation leur demande. L’association se tourne vers les colonies antillaises.
On pense y trouver facilement « la bonne à tout faire, susceptible après un
dressage en France, de devenir cuisinière ou femme de chambre, ayant des
notions sur un peu de tout ». Pour répondre aux besoins de l’émancipation de la
femme nationale, les fictions nègres réapparaissent comme par magie, intactes
malgré le discours abolitionniste. D’ailleurs, Camille Ballofy « aime très
profondément les Noires, simples, naïves, dévouées dont l’âme est toute
neuve ». Pour le commandant Reynaud, secrétaire général de l’association, « la
négresse est une enfant en tutelle qu’il faut garder contre elle-même ». Il pense
que les Antillais se sont rapprochés de la race des Français grâce à l’esclavage et
de nombreuses alliances (métissages) : « les Noirs antillais ayant conservé les
traditions du XVIIIe siècle, ils n’ont pas oublié et restent très aptes à apprendre ».
Au contraire des Soudanais qui sont encore « au premier stade et sortent à peine
de la barbarie – les Noirs antillais sont prêts à entrer dans notre vie sociale et
familiale et à devenir pour nous de très précieux auxiliaires » 8.
L’emploi des femmes antillaises comme domestiques pour les familles
blanches a déjà été expérimenté : au Canada, en 1910-1911, des Canadiens
français importent des Guadeloupéennes, qui travaillent pour 5 dollars par mois
quand les domestiques blanches en demandent 12 à 15. À l’occasion de la
promotion de son association, Camille Ballofy découvre d’ailleurs que des
familles en France ont des « mulâtresses » en esclavage. Ces dernières travaillent
toute leur vie sans salaire et sont « seulement rémunérées par l’affection ». Pour
se distinguer de cet excès, l’association s’organise comme un bureau de
placement, sur la base de contrats de trois ans. Mais l’association de Camille
Ballofy finit par sombrer dans des pratiques dignes des recruteurs d’engagés
coloniaux : les bonnes sont forcées de signer leur contrat dans les bateaux qui les
amènent, puis elles sont « obligées » de rester chez leur employeur, enfin
certaines ont dénoncé avoir été frappées en voulant quitter leur poste. Lorsque
l’entreprise lance sa campagne publicitaire, la presse fait éclater l’« affaire » :
l’arrivée des bonnes martiniquaises y est présentée comme le « péril noir »,
provoquant la fureur des syndicats de gens de maison, car le salaire des
Antillaises est cinq fois moins élevé que celui des Français (40 francs contre
250 francs minimum par mois). Finalement, à peine 415 Martiniquaises ont été
recrutées et l’association doit fermer. Mais l’entreprise n’est pas unique et elle
sera bientôt imitée : en Provence, les bureaux de placement s’organisent pour
faire venir des « boys indochinois ».
Tandis qu’au Brésil ou au Mexique, des « bonnes » continuent d’être
recrutées depuis les zones indiennes ou les anciennes régions de plantations 9 ou
encore depuis les Philippines qui fournissent un vaste contingent d’employés
domestiques dans le monde, cet épisode des bonnes martiniquaises pose une
question simple et toujours pertinente : qui est censé faire le ménage dans une
société démocratique égalitaire ?
Bien que nos sujets aient montré une sincère volonté à briser leur
paresse atavique et à sortir de la misère, ils sont encore loin d’atteindre
un rythme moderne de civilisation. Il y en a même qui persistent à
penser qu’ils ont le droit de ne plus rien faire dès lors qu’ils ont mis
assez de côté pour maintenir leur rythme de vie végétatif. Nous leur
ferons comprendre que personne n’a le pouvoir d’échapper à la loi du
travail 14.
Les conditions de travail sur ces chantiers sont sordides : celui du chemin de
fer Congo-Océan est spécialement consommateur en vies humaines et fait l’objet
de dénonciations féroces, celle d’André Gide dans Voyage au Congo en 1926 ou
du journaliste Albert Londres, qui publie son récit de voyage, Terre d’ébène, en
1927. Les grands chantiers drainent à nouveau d’importants flux de main-
d’œuvre, et des régions sont considérées comme de nouvelles réserves de
captifs, d’autant que la France ne cherche pas à remettre en cause les esclavages
existants :
Chaque Noir, en dehors de l’impôt, doit de sept à quinze jours de
prestations par an. Ce sont les captifs qui les font. Au nom de la loi
blanche, chacun ne doit que ses quinze jours ; au nom de la coutume
noire, le captif doit quinze plus quinze plus quinze… tout ce que les
autres ne font pas ! Ainsi tout le monde est content. La loi blanche est
humaine et les coutumes d’Afrique sont respectées ! C’est le captif que
l’on recrute pour l’armée. […] C’est le captif qui constitue les
compagnies de travailleurs. Là, il en a pour deux ans. C’est lui qui
creuse le canal de Sotuba. Lui qui a fait et lui qui fait les chemins de fer
du Sénégal, du Soudan, de la Guinée, de la Côte d’Ivoire, du Togo, du
Dahomey. Du Congo ! Nous arriverons au Congo, soyez patients ; nous
aurons chaud, mais ce ne sera pas pour rien ! L’argent qu’il reçoit, il le
remet à son chef. C’est le captif qui ouvre les routes et les répare. C’est
lui qui m’a porté, ainsi que mes caisses de conserves et ma valise. Ma
pauvre chère vieille valise en peau de cochon, avais-tu l’air assez ahuri
sur la tête de Mamadou, à travers la grande forêt ! C’est le captif qui,
pendant des jours, arpente la savane, trente kilos de manioc en charge,
suivi de ses femmes et de ses enfants, lamentable kyrielle pour ravitailler
les chantiers de la civilisation 15 !
Une crise raciale se produit au cours des années 1930 dans les sociétés où la
frontière entre nègre et Blanc est la plus menacée : les sociétés postesclavagistes
démocratiques, où l’apparentement des Noirs avec les classes populaires
blanches apparaît inévitable. Deux situations critiques surgissent simultanément
dans d’anciennes colonies britanniques, qui ont historiquement combiné
peuplement européen, prolétariat blanc et travail esclave : en Afrique du Sud et
aux États-Unis.
Pays indépendant du Commonwealth depuis 1910, l’Afrique du Sud forme
difficilement une société nationale regroupant populations boers, Anglais
coloniaux et Bantoues (« cafres »). Les Boers, petits colons blancs et pauvres
d’origine hollandaise, forment un prolétariat qui est employé dans les mines du
Witwatersrand. La crise de la production en 1922, à laquelle le patronat minier
répond par le licenciement et la baisse des salaires, entraîne une révolte ouvrière
sans précédent, la révolte du Rand, qui défend le privilège racial des ouvriers
blancs tout en résistant au patronat colonial. Entre exacerbation du sentiment
national boer et révolte ouvrière que les communistes hésitent à soutenir, le
mouvement social est à l’origine du succès électoral du « Parti national », et
conduit James Hertzog au pouvoir jusqu’en 1939. Le parti qui défend les intérêts
des Afrikaaners met en place les principes de l’apartheid : l’affirmation du
privilège blanc sur les terres, les emplois et les droits politiques, ainsi que la
ségrégation avec les territoires bantous, d’abord sous le prétexte de les protéger
de l’acculturation urbaine et industrielle inévitable qui se profile 20, puis avec la
volonté claire de mettre en œuvre une politique d’exclusion des Noirs de la
nation sud-africaine. Ces principes seront constitutionnalisés dans le régime de
l’Apartheid en 1948.
À la même époque, aux États-Unis, c’est encore les classes populaires
blanches qui s’emparent de la « fiction blanche » pour répondre à l’agression du
capitalisme, et en particulier la crise de 1929, et la concurrence des migrants sur
le marché du travail. Alors que la xénophobie gagne les mouvements syndicaux
ouvriers dans toute l’Europe, y compris dans des secteurs acquis au
communisme, le Ku Klux Kan (KKK), formé soixante ans auparavant dans les
États du Sud en réaction à l’abolition de l’esclavage, devient au milieu des
années 1920 un mouvement de masse regroupant 5 millions d’adhérents.
L’organisation suprémaciste blanche recrute non seulement dans les États du
Sud mais aussi partout où la concurrence sur le marché du travail active à la fois
la xénophobie et la hantise de l’affiliation nègre, qui porte, plus que la menace
d’un déclassement, une possible expulsion symbolique de l’humanité nationale.
La nation et la défense de la nation sont le point de départ de la popularisation du
mouvement, menée par Williams J. Simmons, lui-même engagé derrière le
président Woodrow Wilson, Sudiste et défenseur de l’autodétermination des
peuples à Versailles. À partir des années 1920, Simmons réussit à faire du
mouvement un parti populaire, patriote, engagé pour les valeurs de l’homme
blanc : autodétermination, liberté d’entreprise, individualisme et respect absolu
de la propriété. En plus de protéger les ressources nationales contre les étrangers
(Irlandais, Polonais, Italiens, Mexicains catholiques, Asiatiques), les militants du
KKK sont les pourfendeurs de tout ce qui pourrait mettre en cause le monopole
du chef de famille propriétaire sur la parenté : le communisme, le syndicalisme,
le judaïsme, mais aussi toute forme de contestation politique du pouvoir du père
(féminisme, athéisme) ou son altération (alcoolisme, crime organisé), ainsi que
la mise en cause de son contrôle de la sexualité (prostitution, mœurs libérées et
homosexualité). Cette fois encore, la défense de la suprématie blanche réussit le
tour de force d’articuler les intérêts coloniaux et patronaux à des mouvements
sociaux populaires, la « fiction nègre » servant d’exutoire commun pour exercer
une violence, physique, salariale et politique à la fois.
ENTRE DÉNI ET FASCINATION
Cependant, les Noirs libérés restés dans l’île avaient acquis, peu à peu, le
goût du travail et la prospérité qui en a résulté est telle que la Martinique
aujourd’hui est un des pays les plus riches et les plus peuplés du globe.
La France n’a rien à regretter de son œuvre émancipatrice. En effet, la
caractéristique de la race nègre est la bonté, la reconnaissance et
l’attachement. Nous le constations d’ailleurs dans le tirailleur sénégalais,
mais encore bien mieux chez les Martiniquais. La Martinique devenue
française de cœur vibre à l’unisson de la Mère Patrie 26.
L’intrigue de la race
Ce pourrait être la fin de ce livre, comme le début. Nous n’en avons pas fini
avec la race. Il n’a pas suffi que la science décrète l’ineptie de la théorie raciale
ni de dénoncer ses effets politiques pour restituer les principes d’égalité qui
avaient été enclenchés par les révolutions modernes. Une décennie après le
discours sur les races de l’Unesco, le mouvement pour les droits civiques aux
États-Unis commence à peine à gagner un espace politique, tandis qu’à Paris, en
octobre 1961, la police tire sur la foule. Il faut attendre 1994 pour voir se
dissoudre le régime de l’Apartheid en Afrique du Sud. Chaque jour, des crimes
raciaux sont commis par la police des principales démocraties occidentales 1. Des
massacres à caractère racial éclatent encore, comme à Charleston en 2015 où un
extrémiste suprémaciste blanc a ouvert le feu sur une assemblée noire réunie
dans une église. Des insultes publiques sont encore notre quotidien malgré leur
illégalité.
Et puisque, bien qu’elle n’apparaisse pas dans le titre tant il est difficile de
composer mentalement la réalité qu’elle désigne, la race est bien le sujet de ce
livre, il faut maintenant tirer les conclusions de notre enquête historique et, en
premier lieu, établir que la race n’est pas uniquement l’affaire des racistes.
Certes, le racisme violent n’a pas disparu et obtient même régulièrement
quelques victoires politiques et morales, mais le reflux du populisme raciste est
bien réel. Là n’est peut-être pas notre plus grand problème.
Car, au-delà de ses manifestations virulentes, proférées par des individus ou
des groupes qui se positionnent hors système et font de la violence raciale leur
contestation de l’ordre social (suprématistes blancs, skinheads, etc.), la race
continue largement d’organiser les rapports sociaux dans nos démocraties, tout
comme les relations entre les États-nations. Une petite expérience simple
pourrait le démontrer : en nous rendant dans un bâtiment public important
comme un musée ou une université, nous ne nous étonnons pas de trouver
chacun à sa place, selon le statut racial que nous avons mémorisé depuis des
temps plus anciens : nous savons, inconsciemment sans doute, associer des
phénotypes et origines géographiques aux individus que nous percevons comme
les vigiles, les personnels de ménage, les employés administratifs, ceux qui
occupent les postes de responsabilité. Dans les salles de classe de l’Éducation
nationale, nous savons également par avance les attitudes que les élèves
adopteront en fonction de leur « origine » et la prise en charge que les adultes
proposeront en réponse, ce qui produira d’ailleurs les résultats attendus sur leur
trajectoire scolaire puis professionnelle 2. Il est d’autre part entendu que certaines
nations auront à gérer sur leur territoire les déchets des autres, ou encore les
conséquences climatiques des modes de consommation de ces dernières, que le
travail infantile ou la prostitution contrainte dans certains pays qui se trouvent
incidemment « au Sud » assouvissent des désirs consommés au Nord, et qu’au
journal télévisé, toutes les morts du jour ne se valent pas. Nous savons, ne
pouvons ignorer, qu’en France, dans les années 2010, les chances de trouver un
emploi ou un logement lorsque l’on porte un nom à consonance indigène sont
divisées par trois par rapport à celles des personnes dont le nom sonne blanc.
Une bonne part de nos attitudes sont manifestement organisées par la race,
malgré nous ou sans que nous en ayons conscience, et il suffirait de prendre le
temps de décortiquer, comme l’ont fait les sociologues du racisme 3, les
situations infinies du quotidien dans lesquelles nous nous référons à une grille
raciale. Cette grille, intériorisée par tous, est en général parfaitement explicite
pour ceux qui en sont les victimes, tandis que les bénéficiaires, qui de fait n’ont
pas demandé à l’être, ignorent l’être et disent souvent « ne pas voir les
couleurs ».
L’importance de cette grille raciale doit nous rappeler, et c’est le premier
objectif de ce livre, que la race n’est pas non plus la seule affaire de ceux qu’elle
place derrière le voile : certes, c’est parmi ces derniers, les non-Blancs, que l’on
trouve les principaux porte-parole de la lutte contre le racisme. Ils furent et sont
ceux qui seuls le dénoncent, comme seules des femmes ont dénoncé le sexisme
dans les mouvements féministes. Mais les militants savent précisément que
l’histoire de la race n’est pas uniquement une histoire des racisés, la
dénonciation et la repentance d’un crime qui aurait eu lieu en marge du cours
tranquille de l’humanité, un raté exigeant réparations. Elle l’est aussi, mais n’est
pas que cela, elle est bien plus que cela. Elle n’est pas l’histoire des autres, des
pauvres, des Noirs, des immigrés, des musulmans, des victimes. Elle n’est pas
non plus – ne peut pas être – une simple histoire de couleurs, l’histoire des Noirs
contre les Blancs, qui pourrait à son tour justifier l’idée, absurde, d’un racisme
antiblanc. La race est un ordre social global, notre ordre global.
Cet ordre s’est peu à peu mis en place en Atlantique à l’époque moderne,
dans le régime de la plantation nègre, et a fini par organiser la production de
richesses, les relations sociales, de travail et de genre dans le monde entier.
Profondément liée au développement du capitalisme, la fiction raciale est
pourtant aujourd’hui obsolète : le capitalisme n’en a plus besoin, et l’ordre
général politique, fondé sur le principe démocratique et égalitaire, exige sa
disparition. La complexité des dynamiques sociales, des dominations, la
superposition de logiques de classes, culturelles avec celles de l’émergence de
l’individu, suffiraient à faire croire que la race n’est plus qu’un résidu dans les
interactions sociales et les identités du monde globalisé. Pourtant la race comme
dispositif, comme procédé, est en permanence mobilisée, le plus souvent
inconsciemment, non pas pour fabriquer des identités figées mais dans
l’interaction sociale. D’un battement de cils, d’un clignement de paupières, on ne
cesse de convoquer mentalement des ruptures en humanité, des mises à distance,
que la fiction de la race vient à la fois masquer et justifier. Alors, si la race est le
produit d’une époque révolue, pourquoi reste-t-elle si présente, à qui est-elle
encore nécessaire ? A-t-elle toujours des fonctions dans l’organisation du travail,
dans la société ? Et, si ce n’est plus le cas, comment s’en débarrasser ? Nous
pouvons désormais ouvrir ces discussions, en reprenant point par point ce que
l’enquête historique nous révèle.
La première leçon que nous pouvons tirer est que la race ne peut être
comprise sans l’esclavage. Elle en est le prolongement, la mutation, elle en
récupère les principales fonctions économiques, les caractéristiques
anthropologiques.
La première partie du livre met en évidence que cette fonction économique,
qui consiste à « libérer » le travail de ses fonctions sociales, est particulièrement
importante dans la formation des empires. L’institution de l’esclavage (et plus
tard de la race) opère en effet une objectivation du travail. En achetant des
esclaves, on achète du travail et non des personnes. Plus encore, la dissociation
de la personne et de son travail fait disparaître la personne sociale, l’anéantit, et
fait de son travail une marchandise. Le travail objectivé peut dès lors devenir
objet de transactions, y compris lorsqu’il s’agit de prestations éminemment
sociales, c’est-à-dire qui relèvent de la reproduction plus que de la production,
comme les services à la personne ; des fonctions telles que la procréation,
l’allaitement ou la grossesse, et sont ainsi tertiarisées. Sans trancher ici sur les
relations de nécessité entre émergence du capitalisme et esclavage – discussion
qui n’aurait pas sa place dans ce livre – le travail esclave en est en tout état de
cause sa condition historique, celle de l’économie atlantique. Au cours de la
« période nègre », l’objectivation du travail qui caractérise la modernité
économique accompagne l’objectivation de tous les facteurs de production, y
compris l’occupation de l’espace et l’exploitation de ses ressources qui, par le
principe de propriété, sont eux aussi « libérés » de tout statut social et de toute
symbolique sacrée.
Dans la mesure où le capitalisme dissocie entièrement le travail de la
personne (c’est le salariat, le travail payé à l’heure), il montre dès la fin de
l’esclavage qu’il n’a pas besoin du statut d’esclave ni même de ses mutations
raciales, pas besoin de couleur de peau, puisqu’il n’existe de rapports sociaux
que dans des rapports de production, en l’occurrence le rapport de force entre
capital et travail. Mais ce qui apparaît nettement dans la chronologie de
l’abolition et du développement de la colonisation au long du XIXe siècle, c’est
que le capitalisme a pu largement s’appuyer sur un registre de violence,
autorisée par l’esclavage puis la race, pour déplacer et forcer le travail. Encore
une fois, cette violence n’est pas une nécessité économique : d’autres registres,
dans des circonstances démographiques et géographiques un peu différentes, ont
été mobilisés et le sont aujourd’hui. Tout compte fait l’usage de la violence a été
le choix des acteurs et entrepreneurs de la colonisation et de la néoplantation,
toutes les fois que cette solution est apparue comme la plus simple et la plus
avantageuse.
Cette lecture économique, fondamentale pour comprendre la place centrale
de l’institution de l’esclavage puis de la race dans le développement des sociétés
actuelles, ne suffit pas non plus à expliquer la persistance de la race dans les
rapports sociaux, dans la mesure où même si la race continue d’accompagner les
rapports de domination économique, de les suivre souvent à la trace, elle a
largement perdu sa fonctionnalité. Il faut donc creuser plus loin.
« Fiction nègre »
À cette dimension, et ce serait la deuxième leçon de ce livre, nous pouvons
ajouter que la race est un fait psychologique, qui n’est pas entièrement
rationalisable dans la théorie économique ou dans le pragmatisme capitaliste.
C’est « l’expérience nègre », celle de la plantation atlantique, qui ne se liquide
pas. Dans la deuxième partie du livre, nous avons suivi les mécanismes
implacables d’une expérience extrême, et les traumatismes qu’elle a
nécessairement laissés. Justement à cause du développement prodigieux du
capitalisme dans l’espace atlantique, la violence des plantations et de la société
esclavagiste a atteint des proportions inouïes, et, surtout, elle est devenue
monopolistique, totale, les règles de l’esclavage étant les seules qui y
organisaient la société. L’« expérience nègre » nous a fait entrer dans un cycle
exponentiel, dans lequel à la violence succède son déni, qui déclenche une
violence plus importante encore. C’est le déploiement de cette violence qui
accompagne la progression des néoplantations, et qui produit aux yeux des
bourreaux la meilleure preuve de sa nécessité. Au-delà de son utilité logistique,
elle devient une nécessité psychique : noyer un nouveau-né et fouetter sa mère,
regarder mourir un condamné sans ciller, c’est faire que le nègre reste nègre,
c’est le faire nègre à nouveau pour s’assurer qu’il est bien nègre et que ce ne sont
pas nos enfants, nos oncles, nos amis qui meurent noyés en Méditerranée.
La violence sociale de nos économies actuelles pourrait se passer de la race.
Si nous la mobilisons, c’est sans doute pour nous protéger de ce qu’elle active
dans notre imaginaire collectif et afin de rendre supportable un ensemble de
réalités que le principe d’égalité ne pourrait admettre : enfants travaillant
12 heures par jour en usine, ombres de la nuit et corps de la rue dans les centres-
villes des grandes métropoles, mais aussi des situations plus banales, comme les
inégalités sociales. Or, sur un plan psychologique, le déni est lui-même
douloureux, coûteux. En dévoiler les causes, le raviver, est insupportable. C’est
pourquoi, aujourd’hui encore, dans les sociétés du Blanc, le nègre doit rester à sa
place : occuper des fonctions économiques et sociales subalternes, ne pas exiger
d’être accepté comme un égal, être éternellement en cours de civilisation. On
l’aide, c’est notre « pote », mais il n’acquiert jamais la civitas, il doit toujours
faire allégeance : il doit aimer la nation, lui être reconnaissant lorsqu’il acquiert
une position privilégiée, il doit démontrer qu’il n’est pas en train de menacer
d’une arme lorsqu’il a la main levée.
À plus d’un titre, le nègre est en soi une menace qu’il faut réprimer :
contrairement à l’esclave qui est par définition maintenu dans son statut, le nègre
menace de s’apparenter. Il met en péril non seulement le privilège blanc mais
aussi la fiction qui l’institue. Comme le mulâtre des colonies antillaises, le nègre
menace par sa simple existence de révéler qu’il est tout simplement le frère,
l’oncle, le fils de celui qui se pense blanc. Le nègre menace de « grand
remplacer ». Sa « culture » elle-même est une menace, elle pourrait modifier les
codes d’accès à la « blanchité ». Elle pourrait en révéler la vacuité.
Car enfin, dernier point et sans doute le plus essentiel et difficile à saisir car
il séjourne dans l’inconscient profond des sociétés occidentales, la race touche à
nos structures anthropologiques. Ce que menace le nègre lorsqu’il s’apparente au
Blanc, c’est la définition même de la parenté dans le monde blanc : ce qui
détermine qui est parent et qui ne l’est pas, qui travaille pour la production et qui
pour la reproduction, qui travaille pour autrui et qui travaille pour soi. Or, en
définissant la parenté, en Occident comme dans toute société, nous déterminons
non seulement les structures de pouvoir mais aussi les réponses économiques
aux enjeux de notre développement. Comme nous l’apprend l’anthropologie, la
manière dont les sociétés organisent la parenté, la reproduction du groupe, leur
cycle vital, peut prendre mille formes. La diversité des ethnographies recueillies
depuis plus d’un siècle à travers le monde prouve qu’il n’existe aucune formule
toute faite. La parenté symbolique, sociale, pouvant recouvrir des combinaisons
infinies (le couple des parents biologiques, la mère biologique et son frère, les
grands-parents, l’ensemble d’une classe d’âge peuvent être les « parents » des
enfants dans une société) mais toutes cherchent à résoudre la question de la
subsistance du groupe en fonction des conditions matérielles de survie :
l’environnement, la nature des ressources, le climat, etc. Cette formule s’élabore
sur un temps très long, prend des directions qui sont difficilement perceptibles à
l’échelle du temps historique (pourquoi tel groupe en Afrique de l’Ouest
fonctionne en lignage matriarcal, alors que tel autre, voisin, est patriarcal ?).
Mais, dans le cas des sociétés occidentales, il y a une mesure historique possible,
que ce livre tente de faire en saisissant la race en relation à un moment très
précis de la formulation de la parenté : le tournant du XIXe siècle. C’est le
moment où le système de parenté européen, ébranlé par l’égalité révolutionnaire
et des bouleversements de tout ordre (économique, démographique), a été
subitement fixé, sacralisé et enfoui dans une fiction qui réagit encore aujourd’hui
à la moindre des agressions, griffures et égratignures qui la remettent en cause.
On l’a appelée dans ce livre la « fiction blanche », et il nous faut précisément en
reconstituer le mécanisme si l’on veut y échapper.
« Fiction blanche »
Nous avons vu que la « fiction blanche » se met en place dans une séquence
particulière, celle de la transition entre l’économie atlantique et le libéralisme
industriel, et en réaction à la proclamation révolutionnaire, en France et aux
États-Unis, de l’égalité démocratique. À ce moment-là, à la fin du XVIIIe siècle,
l’économie atlantique n’est pas seulement le fait de quelques planteurs
hystériques et sadiques, responsables de la production aux Antilles, mais une
conception moderne de l’économie, qui se diffuse à l’ensemble des élites : cette
conception consiste à objectiver d’une part le travail, d’autre part le capital et la
propriété foncière. Détachés et indépendants de l’ordre social antérieur, les
sources de la richesse et du pouvoir sont désormais accessibles à tous : ce n’est
plus le statut de seigneur ou d’abbé qui permet d’exploiter la terre ni même de
siéger dans les institutions de pouvoir. Pour les physiocrates et libéraux qui
mettent en œuvre cette révolution conceptuelle et politique, il n’y a que le
rapport de propriété qui conduise à des règles sociales, et réciproquement il
suffit de la propriété pour ordonner le social, tel que la nature, harmonieuse par
définition, le commande. « Propriétaire » est ainsi la seule caractéristique de
l’homme social, et c’est avec cette simple épitaphe que Le Mercier de la Rivière
a souhaité être enterré en 1801 4. Or, la propriété, c’est le pouvoir objectivé sur
un bien, un espace, un domus. Tout comme le travail est libéré par l’esclavage, le
pouvoir et la richesse, « libérés » par le concept de propriété, sont donc
désormais à la portée de tous. Mais face à la proclamation révolutionnaire de
l’égalité et de la liberté, et donc du droit de tous à la propriété, les élites
s’accrochent à ce qui fait leur privilège : si la propriété reste absolue, elles vont
s’atteler, de part et d’autre de l’Atlantique, à en restreindre l’accès.
En réaction à l’ouverture démocratique, on cherche donc à redéfinir la
manière d’accéder à cette catégorie privilégiée du propriétaire, qui est aussi celle
du citoyen, libre et parent puisque la liberté et la propriété sont les conditions de
l’exercice des droits politiques. Le code civil napoléonien, qui régule à la fois le
droit des personnes et de la possession des biens par le mariage, ainsi que les
règles successorales et de la propriété en général, traduit dans la loi ces
dispositions. Il est donc aussi le texte qui détermine les conditions d’exercice des
droits politiques et leur transmission. Or, si on analyse cette nation des
propriétaires du point de vue anthropologique – c’est-à-dire ici à travers le
système de parenté –, les institutions du mariage comme de l’esclavage
consistent à désigner ceux qui sont parents et en capacité de transmettre cet
attribut, par le legs de leur nom (au minimum) et de leur bien, et ainsi distinguer
les détenteurs de la propriété, qui « travaillent pour soi », des dépendants,
« travailleurs pour autrui » au service de la production et de la reproduction du
domus.
Comment concrètement cette distinction se produit-elle ? Comment devient-
on parent dans la société post-révolutionnaire ? Répondre à cette question
consiste en général à définir la structure anthropologique d’une société. Dans la
proposition de la Révolution française comme américaine, tout homme pouvait
devenir parent, tout homme était naturellement parent. C’est ici que l’expérience
atlantique est fondamentale, car, terrifiés à l’idée que les nègres puissent devenir
leurs parents, leurs égaux, les élites ont brandi le Blanc, c’est-à-dire un attribut
qui ne s’acquiert que d’une seule manière : par la filiation biologique, par la
reproduction « naturelle ». Le code civil napoléonien appliqué aux colonies en
1805 ne dit pas autre chose : on ne peut être blanc qu’en naissant blanc, et la
propriété et sa succession ne peuvent se réaliser qu’au sein de la filiation blanche
d’une part, de la filiation non-blanche d’autre part. Entre les deux se dresse une
frontière étanche, infranchissable, « naturelle » : la race. La renégociation de
l’égalité révolutionnaire au début du XIXe siècle consiste donc à interposer dans
l’accès à la parenté une fiction puissante, celle de la nature qui définirait les rôles
des uns et des autres au sein du domus, parents et non-parents, producteurs et
reproducteurs, Blancs et non-Blancs.
Tandis que seul le propriétaire, l’homme blanc, est le titulaire d’une parenté
légale, sociale, symbolique, qu’il va pouvoir transmettre par son nom, le contrôle
de la filiation devient fondamental. Grâce au mariage, la parenté du chef de
famille est décidée d’avance : quelle que soit la réalité biologique de sa paternité,
il est le père légal des enfants de sa femme. Dans le même temps, des catégories
d’hommes et femmes sont réduites à leurs rôles biologiques de producteurs et
reproducteurs. Les femmes blanches, qui seules peuvent garantir la blancheur de
la progéniture, sont assignées à leur rôle biologique de reproductrices, ce qui
implique la répression de toute forme de sexualité qui ne serait pas directement
tournée vers la reproduction. Au nom du contrôle de la filiation, on réprime
globalement tout ce qui situerait la femme en dehors du domus (prostitution,
mœurs légères, homosexualité) ainsi que, de manière plus générale, toute
tentative d’exister socialement en dehors des catégories du genre, fixées à cette
même époque par la loi dans l’état civil. En parallèle, d’autres catégories sont
« par nature » affectées au travail pour autrui : c’est le cas des Noirs, femmes et
hommes, dans les colonies où, face au déclin de l’esclavage, on a conçu l’idée
que le travail forcé était leur destin naturel, dont leur sauvagerie, leur animalité
et leur immaturité supposées seraient la preuve.
Enfin, la naturalisation du pouvoir de l’homme blanc relève elle-même
d’une fiction, celle de la nation, d’où l’on prétend tirer les caractéristiques des
peuples européens et les distinguer entre eux en renvoyant à des racines indo-
européennes et barbares. Cette référence consciente ou inconsciente fixe la
justification du pouvoir du Blanc propriétaire dans une région elle aussi
inaccessible, en deçà, dans une zone mentale archaïque qui met en scène la
horde, dans des temps refoulés qui précèdent le meurtre du père et la loi que
celui-ci instaure. C’est ainsi que Freud en 1913 désigne les temps immémoriaux
de la barbarie avant la civilisation, avant que la loi des fils ne transforme en
culture la tyrannie du père 5. Sans doute pouvons-nous considérer que l’exécution
du roi anglais Charles Ier en 1649 ou celle de Louis XVI en 1793, évoquent cet
enjeu symbolique. Mais, refusant la loi révolutionnaire établissant l’égalité et la
liberté au sein de la nation, la « fiction blanche » se nourrit donc d’un fantasme
profond de toute-puissance, en dehors de toute autorité ni juridiction, si ce n’est
la loi de la nature qui tend toujours à être celle du plus fort, dans le mouvement
permanent des rivalités entre frères.
La redéfinition de nos systèmes de parenté, qui au début du XIXe siècle érige
l’« ordre blanc » en lieu et place de l’égalité révolutionnaire, s’est traduite dans
le code civil en France mais aussi dans tout un corpus législatif au sein de
l’ensemble des nations atlantiques. Puis, au cours de la longue transition
abolitionniste et avec la diversification des systèmes de production, des formes
de parenté subalterne se sont élaborées, au service de l’économie coloniale et
industrielle. Mais, souvent fragiles sur un plan légal et ne produisant pas tout à
fait de statut comme pouvait le faire l’esclavage, ces parentés subalternes et
hiérarchisés par la race n’ont pas su éviter une certaine porosité entre parenté
blanche et parenté non-blanche, que ce soit d’un point de vue légal ou
symbolique. Les frontières de la race, violence proférée comme éternel rappel à
l’« ordre blanc », tentent de calfeutrer ces fissures, tandis que la dynamique
égalitaire les travaille. Peu à peu, au long de notre histoire contemporaine, les
lois, les différentes Constitutions ont enregistré les processus d’émancipation qui
ont conduit les femmes, les Noirs, les étrangers, les homosexuels, à l’égalité
civique. Inexorablement, le processus démocratique gagne du terrain, continue
de bouleverser le monde. Mais, comme on a pu le constater lors des forts
mouvements de contestation de la loi votée en 2013 autorisant le mariage
homosexuel en France, toute tentative de modifier les règles de la parenté
relance très vivement les angoisses qui se sont construites dans l’« expérience
nègre » et dont les leviers – la race, le genre, la nation – continuent à nourrir
l’illusion d’une parenté strictement biologique, dont la famille serait la
traduction naturelle. Dans cet « ordre blanc », la « naturalité » de la parenté reste
inatteignable pour certains : noms de famille, couleurs de peau, marques
religieuses, sexualité peuvent en fermer l’accès, voire expulser brutalement de la
parenté symbolique alors même que des liens de parenté biologique sont attestés
et légalement reconnus. Pour d’autres, dont la position est fragile dans la société
et, de ce fait, dont la place de parent symbolique est contestée – par la pauvreté
ou le chômage par exemple –, la blancheur peut devenir l’illusion d’un statut
auquel on s’accroche furieusement, défendant le pire.
Avant-propos
1. Roots est une minisérie historique diffusée en 1977 sur la chaîne ABC aux États-Unis, en
1978 en France (Racines), tirée du roman éponyme de Alex Hayley. Le film raconte l’histoire
de Kunta Kinté, esclave importé de Gambie aux États-Unis à la fin du XVIIIe siècle, puis de ses
descendants jusqu’à la guerre de Sécession. Django, réalisé par Quentin Tarantino, met en scène
l’histoire de Django, esclave marron dans le Sud étasunien au XIXe siècle. 12 Years a Slave est
un film de Steve McQueen adapté de l’autobiographie de Solomon Northup publiée en 1853.
2. Montesquieu, De l’Esprit des lois, livre XV, chap. V, 1748.
Introduction
Nègre et Blanc, histoire de mots
1. Colette Guillaumin, L’Idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Paris, Mouton, 1972.
2. Maurice Tournier, « “Race”, un mot qui a perdu la raison », Mots, 32, no 1, 1992, p. 105-107.
3. Élie Haddad, « De la terre au sang. L’héritage de la noblesse (XVIe-XVIIIe siècle) », in
François Dubet (dir.), Léguer, hériter, Paris, La Découverte, 2017.
4. Nicolas Bancel, Thomas David et Dominic Thomas, L’Invention de la race. Représentations
scientifiques et populaires de la race, de Linné aux spectacles ethniques, Paris, La Découverte,
2014.
5. Bruce Baum, The Rise and Fall of the Caucasian Race : A Political History of Racial
Identity, New York, New York University Press, 2006.
6. Dictionnaire universel françois et latin, dit Dictionnaire de Trévoux, 1721, disponible en
ligne sur Gallica, articles « Nègre » et « Nigritie ».
Partie I
Esclavage et empires
CONCLUSION
UN EMPIRE SINGULIER
1. Les juifs présents dans la péninsule Ibérique ont été forcés de se convertir au christianisme
lors de la Reconquête, et furent désignés « convers » pour les différencier des chrétiens. Ceux
qui s’y sont refusés ont été expulsés et ont migré notamment en Hollande (Anvers, Amsterdam).
Deuxième partie
Période nègre
CONCLUSION
NÈGRE ET VIOLENCE
1. Alcide d’Orbigny (éd.), Voyage pittoresque dans les deux Amériques. Résumé général de
tous les voyages, Pointe-à-Pitre, MANIOC/SCD de l’Université des Antilles et de la Guyane,
2009.
2. Caroline Oudin-Bastide, Travail, capitalisme et société esclavagiste, op. cit., introduction.
3. Vertus Saint-Louis, « Le surgissement du terme “africain” pendant la révolution de Saint-
Domingue », art. cité.
4. Constitution de Saint Domingue, 1801, art. 17.
Troisième partie
Le règne du blanc
CONCLUSION
L’INTRIGUE DE LA RACE
1. Sophie Body-Gendrot et Catherine Wihtol de Wenden, Police et Discriminations raciales.
Le tabou français, Paris, Éditions de l’Atelier, 2003 et Frank Edwards, Hedwig Lee et Michael
Esposito, « Risk of Being Killed by Police Use of Force in the United States by Age, Race-
Ethnicity, and Sex », Proceedings of the National Academy of Sciences, août 2019, vol. 116,
no 34, p. 16793-16798.
2. Fabrice Dhume, « L’école face à la discrimination ethnoraciale. Les logiques d’une inaction
publique », Migrations Société, 131, no 5, 2010, p. 171-184 ; Cris Beauchemin, Christelle
Hamel et Patrick Simon (dir.), Trajectoires et origines. Enquête sur la diversité des populations
en France, Paris, Ined éditions, 2015.
3. Colette Guillaumin, L’Idéologie raciste, op. cit. ; Véronique de Rudder-Paurd et al.,
L’Inégalité raciste. L’universalité républicaine à l’épreuve, Paris, PUF, 2000.
4. Florence Gauthier, « Le Mercier de la Rivière et les colonies d’Amérique », Revue française
d’histoire des idées politiques, art. cité.
5. Sigmund Freud, Totem et Tabou, Paris, France, Seuil, « Points Essais », 2010 (première
édition allemande en 1913).
6. « Sur la mort du premier-né », in William Edward Burghardt Du Bois, Les Âmes du peuple
noir, Paris, La Découverte, 2007, p. 197-204.
Bibliographie complémentaire
Chapitre 8. La domi-nation
L’Harmattan, 1980.
SCOTT Rebecca Jarvis (dir.), Societies After Slavery : a Select Annotated
Bibliography of printed Sources on Cuba, Brazil, British Colonial Africa,
South Africa, and the British West Indies, Pittsburgh, University of
Pittsburgh Press, 2002.
THIBAUD Clément (dir.), Race et Citoyenneté. Une perspective américaine (fin
e e
XVIII -XIX siècle), Paris, La Découverte, 2015.