Vous êtes sur la page 1sur 304

ISBN

978-2-0214-3234-3

© Éditions du Seuil, janvier 2020

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Mon point de vue est, sans nul doute, façonné par mon histoire, et il est
probable que seul un individu méprisé par l’Histoire en vienne à la remettre
en question. D’un autre côté, ceux qui imaginent que l’Histoire les flatte
(ce qu’elle fait effectivement, ayant été écrite par eux) sont prisonniers de
leur histoire, tels des papillons épinglés, et deviennent incapables de se voir
tels qu’ils sont ou de changer quoi que ce soit à eux-mêmes ou au monde.
James Baldwin,
« La culpabilité de l’homme blanc »,
Ebony, août 1965, traduit par Hélène Borraz
dans Retour dans l’œil du cyclone,
Paris, Christian Bourgois, 2015, p. 117.
TABLE DES MATIÈRES

Titre

Copyright

Avant-propos

Introduction - Nègre et Blanc, histoire de mots

Partie I - Esclavage et empires

Chapitre 1 - L'institution de l'esclavage

L'esclavage comme institution

Significations sociales de l'esclavage

Chapitre 2 - L'esclavage en Afrique subsaharienne

Places marchandes au nord du Nil et du Sahara depuis l'Antiquité

Expansion arabe et développement des routes de traite

Formation des États de traite en Afrique de l'Ouest

Le poids historique de l'esclavage

Chapitre 3 - La dynamique européenne

Un paradoxe dans la construction de l'Europe

Portugais et Castillans en Atlantique Sud au XVe siècle

La plantation atlantique
Chapitre 4 - Découverte de l'Amérique

L'entreprise américaine

Esclavage des Indiens

La traite des negros

Conclusion - Un empire singulier

Deuxième partie - Période nègre

Chapitre 5 - La plantation de nègres (1620-1710)

La plantation, du Brésil aux Caraïbes

Les Hollandais, du Brésil aux Caraïbes

L'État négrier

Expansion coloniale au tournant du XVIIIe siècle

Chapitre 6 - Une société impossible (1710-1750)

La capture, production d'esclaves

Le « grand voyage » : de la capture à la plantation

La plantation et le bon planteur

Un ordre instable

La fiction du nègre

Chapitre 7 - Vers la crise (1750-1794)

Une crise de croissance, tension entre peuplement et traite

En France, changement de paradigme

Contestations de l'esclavage et de la traite

Ségrégation, limpieza de sangre et classifications coloniales

La crise révolutionnaire entre Paris et Saint-Domingue

Conclusion - Nègre et violence

Troisième partie - Le règne du blanc

Chapitre 8 - La domi-nation (1790-1830)

La nation confisquée (1794-1815)

Reconversion coloniale et retournement idéologique (1815-1830)

Chapitre 9 - De l'esclavage à la race (1830-1850)


Sortir de l'esclavage (1830-1840)

La science des races (1840-1850)

De la « fiction nègre » à celle du Blanc

Chapitre 10 - Nouvelles conquêtes (1850-1885)

Réorganisations du travail colonial sans l'esclavage (1850-1875)

La conférence de Berlin (1885)

Chapitre 11 - Le gouvernement des races (1885-1915)

Néoplantations (1885-1910)

Politique des races

Renforcer le récit de la supériorité blanche

Le corps de la nation entre dégénérescence et pureté nationale

Chapitre 12 - Délires, démons, démocraties (1920-1950)

Réajustements démographiques après la Première Guerre mondiale

Années 1930, la foule raciste

Conclusion - L'intrigue de la race

« Fiction nègre »

« Fiction blanche »

En finir avec la race

Notes

Bibliographie complémentaire

Remerciements
Avant-propos

Commençons par ce qui aurait dû être la fin : en 1947, peu de temps après sa
création, l’Unesco convoque un groupe d’éminents savants – ethnologues,
sociologues, généticiens, anthropologues et biologistes – pour statuer sur la
définition scientifique de la race et tordre ainsi le cou aux idéologies qui
pourraient s’en réclamer. C’est une première réaction au traumatisme de la
Shoah, mais aussi une prise de position critique vis-à-vis de la colonisation qui
prévaut désormais au sein des nouvelles organisations internationales. Le résultat
de cette longue enquête est publié sous forme d’un fascicule en 1950, sous le
titre Qu’est-ce qu’une race ? La réponse, présentée de manière très pédagogique
et étayée par de nombreux graphiques, est définitive : rien ou pas grand-chose. À
partir de là, il devient établi que la race, une notion infondée sur le plan
biologique, ne peut justifier aucune politique discriminatoire ni l’altération des
droits humains universels proclamés en 1948 et ratifiés par toutes les
démocraties – fussent-elles coloniales. Au contraire, le racisme, ou toute
tentative de faire de la race le fondement d’inégalités constatées, est l’objet
d’une condamnation morale, et, dans la plupart des cas, juridique.

La race, donc, n’existe pas. Que cette conclusion soit admise par une
majorité de personnes, et que le racisme soit devenu fortement accusatoire, y
compris pour ceux qui le pratiquent, n’a pas suffi pourtant, loin de là, à éradiquer
de nos sociétés les inégalités raciales ni la violence raciste. Pour mesurer cette
violence et la force des non-dits, nichés dans une histoire commune à tout
l’Occident, il suffit de se livrer à une petite expérience : prononcez le mot
« nègre » dans un espace public, que ce soit dans une salle de classe, dans une
cour de récréation, à la télévision ; les effets seront immédiats et terribles, alors
même qu’il s’agit d’un mot complètement anachronique qui a été mille fois
détourné de son sens premier. À titre de comparaison, dites le mot « serf » ou à
la rigueur celui de « vilain » qui se rapportent eux aussi à des constructions
historiques passées, faites de blessures, de domination, de mépris social, et vous
constaterez que la charge de violence qu’ils charrient est quasiment nulle. Il y a
bien dans le mot « nègre », qui est une métonymie datant de la fin du XVIe siècle
associant durablement les termes d’esclave et d’Africain, une puissante actualité.
C’est encore l’écho de cette violence qui conduit beaucoup de personnes
(blanches) à éviter le mot français « noir » au profit d’une sorte d’euphémisme,
« black », qui place peut-être celui qui l’énonce à distance de la réalité qu’il
évoque. Notons d’ailleurs que le qualificatif « blanc », lorsqu’il n’est pas assumé
directement comme le projet d’un ordre raciste, peut lui aussi déclencher une
très forte agressivité. Il dénonce en effet la même réalité que le terme « noir ».
La race donc, comme réalité sociale et politique, et malgré son invalidation
scientifique, existe. Cette réalité est à la fois niée et parfaitement connue. C’est
d’ailleurs le principal enjeu de ce livre que de rendre audible un ensemble de
faits et de processus qui ont été depuis longtemps attestés, décrits et sont
accessibles dans l’espace public.
Ce que savent à la fois les historiens et la plupart des victimes a en effet été
dénoncé et énuméré dans un épais corpus littéraire et politique, en particulier par
des auteurs noirs, de Frederick Douglass à Ta-Nehesi Coates en passant par
W. E. B. Du Bois, Aimé Césaire, Frantz Fanon et James Baldwin, qui ont lutté
contre l’esclavage, contre la violence raciale et la discrimination, ou qui ont
simplement témoigné de leur expérience d’individu dans une société raciste. Des
dizaines de romans, de films ont été réalisés sur la période esclavagiste avant que
certains fassent mouche comme la série Roots (1977) et plus récemment Django
(2012) ou 12 Years a Slave (2013) 1. La surprise et l’émoi général que ces
œuvres ont provoqués nous révèlent à quel point nous sommes jusqu’alors restés
comme protégés de ce passé.
Pourtant, de grands progrès ont été réalisés dans la reconnaissance de cette
réalité sociale et politique ces dernières années, notamment, pour ce qui
concerne la France, sous l’action de la loi Taubira de 2001 qui introduit et
impose l’enseignement des traites et de l’esclavage atlantiques dans les
programmes scolaires d’histoire. Bien sûr, les effets d’une telle loi dépendent
encore de la capacité et de la volonté des enseignants à la mettre en œuvre. Il va
sans dire que l’application du programme a été très variable, mais on peut
considérer que les jeunes générations adultes sont mieux informées et
conscientes qu’il y eut, quelque part dans le monde et à un moment révolu, un
drame humain terrifiant.
Ces enseignements devraient être l’occasion de comprendre que l’esclavage
est central dans la construction de la modernité européenne, et en particulier
française, puisque la France est probablement la nation qui a poussé le système
esclavagiste et colonial à son plus haut degré et à sa pleine puissance. Pourtant,
la connexion de cette histoire avec le présent et la réalité du racisme est faible. Il
y a sans doute l’obstacle voire l’impossibilité de dire une telle violence. Il y a
aussi, devant les faits, des mécanismes de défense récurrents, qui consistent par
exemple à faire de l’histoire de l’esclavage une histoire de la marge, une histoire
des victimes, une histoire de réhabilitation mémorielle, voire une contrition. Or,
en quoi le développement du capitalisme atlantique, qui est la base de
l’économie industrielle mondialisée dans laquelle nous vivons tous, et dans
lequel l’esclavage et la colonisation ont joué un rôle majeur, serait-il
périphérique ? Alors que cette évidence trône comme le nez au milieu du visage,
alors que nous disposons de tous les outils pédagogiques pour comprendre ce
lien, nous persistons à tourner autour de cette réalité. Qui ce déni protège-t-il ?
De quoi ? Sommes-nous solidaires de ces violences passées ? Certes non. Les
faits sont tout aussi indéfendables qu’insoutenables. Mais nous sommes
responsables des contorsions grotesques qui persistent pour les mettre à distance,
en faire une histoire périphérique, et surtout pour nier l’incidence actuelle de
cette violence inédite, massive, industrielle, à la fois délirante et rationalisée, qui
est le soubassement de notre société. Or, il est temps aujourd’hui, urgent même,
grâce à la somme de connaissances et d’écrits publiés depuis deux siècles au
moins, de connaître cette réalité sans détour. Il faut pour cela en accepter trois
aspects qui ont été maintes fois montrés et le seront à nouveau dans ce livre : la
centralité, la violence, la continuité de l’institution esclavagiste puis raciale dans
notre histoire.
Ce livre ne prétend pas faire de révélations. Il ne mobilise que des faits bien
établis, même s’il puise parmi les recherches les plus récentes. Il s’agit d’un livre
de synthèse, une tentative de suivre le fil de la race dans la construction du
monde contemporain, d’énoncer un récit commun ou du moins qui pose les
bases d’une discussion commune. Il reprend une vaste bibliographie et propose
un regard sur des sources déjà connues, auquel il renvoie pour que chacun –
citoyen, enseignant, scientifique, élève, étudiant, curieux – puisse s’en saisir. Il
est un livre d’histoire, une enquête qui expose les étapes chronologiques et les
indices d’un processus. C’est par cette enquête, marque de sa discipline, que
l’historien peut donner du sens et travailler la matière de la violence collective et
des traumatismes qu’elle continue de produire.

Il me reste à préciser le contexte de mon approche et en particulier le fait je
suis une historienne blanche. Cette condition, bien que j’aie compris
incroyablement tard dans mon existence qu’elle était la mienne, explique ma
démarche. Spécialiste de l’Amérique latine, pourtant sensible aux enjeux de
l’inégalité et prompte comme toute humaniste à m’indigner contre l’injustice et
la domination, je n’avais, avant de me voir confier un cours à l’université Paris
Diderot en 2009 sur les Amériques noires, qu’une vague conscience de
l’immense tragédie de l’esclavage atlantique. En préparant ces cours, au fur et à
mesure de mes lectures et de mes échanges avec les étudiants, j’ai pu articuler la
violence inouïe des faits avec les réflexes racistes perceptibles dans notre
quotidien, sans aucun doute un héritage de cette histoire traumatique. J’ai surtout
compris de quoi ces réflexes nous – les Blancs – préservaient : tout simplement
de la conscience de cette violence proférée, terrible à assumer, et dont
l’illégitimité totale ne peut être masquée que par de nouvelles violences. La
violence des insultes, des ratonnades, de l’ignorance méprisante, fait office de
preuves bien mauvaises que tout cela aurait été et serait légitime. Montesquieu,
dans une formule célèbre, a résumé cet engrenage. Dans son réquisitoire contre
l’esclavage des nègres, il relève avec ironie qu’« il est impossible que nous
supposions que ces gens-là soient des hommes ; parce que, si nous les
supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas
nous-mêmes chrétiens 2 ». Cette phrase dit parfaitement le piège dans lequel les
Blancs – et, de ce fait, les individus et les groupes racisés – sont pris depuis deux
siècles. Pour en sortir, ce livre invite à se passer de la morale et à se saisir de
l’intangibilité des faits et de leur centralité dans le développement de nos
sociétés, pour faire l’histoire d’un monde en nègre et blanc.
Car, parallèlement à ce que la sociologie permet de déconstruire et de
dévoiler, à ce que la philosophie, le débat d’idées, l’engagement militant, la
littérature ou le cinéma apportent à la réflexion collective et politique sur la
violence raciale de nos sociétés, l’élaboration d’un savoir historique est
fondamentale. Il s’agit d’affirmer qu’une histoire de la race est possible, que
celle-ci est donc un objet historique : la race n’est pas simplement une pensée
impure ou immorale que l’école républicaine doit apprendre à chasser et la
justice réprimer. Il s’agit d’un processus qui a commencé par l’expansion
européenne et le développement de la traite atlantique au XVIe siècle, s’est diffusé
à travers la colonisation de l’Afrique et de l’Asie, et auquel s’accrochent tous les
résidus de violence raciste encore présents dans nos démocraties capitalistes. La
connaissance historique que nous avons aujourd’hui de l’ensemble de ce
processus doit nous permettre de rendre intelligible ce que l’on peut tout
simplement qualifier d’« ordre blanc ». Celui-ci, héritier de l’Ancien Régime
chrétien en Europe et de son développement atlantique moderne, se développe à
partir des Lumières et de la Révolution française. Cet ordre social, économique,
militaire, politique, idéologique repose sur l’autorité de l’individu masculin
d’origine européenne, et – citons au hasard parmi la multitude de ses attributs –
sur son désir de liberté, de famille, de propriété et de patrie. Toujours menacé,
vulnérable, il s’est défendu, arc-bouté, contre ses détracteurs et avant tout contre
ses propres contradictions, notamment dans sa promotion d’une société égalitaire
et démocratique. La race fait partie de ses arguments.
Or, comme tout phénomène humain, le monde « blanc », au masculin et
singulier, qui a produit le mot « nègre », a lui aussi une histoire. Il a donc un
début, une trajectoire et il aura un jour, selon toute probabilité, une fin. Avec ce
livre, nous faisons le pari qu’en reconstituant son récit nous puissions, un peu
plus, le mettre au passé, et ainsi en imaginer de multiples et flamboyantes
mutations.
Introduction

Nègre et Blanc, histoire de mots

Bien que le terme n’apparaisse pas dans le titre, ce livre aborde la place de la
race dans notre histoire contemporaine. Or, qu’est-ce que la race ? Posée
d’emblée, cette question est souvent le début d’une impasse. Existe-t-elle, est-ce
une idée, un concept ? Est-ce une théorie scientifique, un mythe ? Une réalité
sociale, une évidence anatomique ? En France, on a dit très souvent qu’admettre
l’existence de la race était déjà une posture raciste. Autrement dit, il n’y a pas de
race sans racisme, si bien qu’on a songé à se passer du mot pour en finir avec ses
effets. Cela ne résout évidemment pas le problème car le racisme peut se passer
de la race. Dans les années 1970, la sociologue Colette Guillaumin 1 a proposé
pour la première fois de définir le racisme comme étant l’exercice d’une
domination par discrimination, selon un attribut supposé biologique, apparent ou
pas, qui détermine les caractéristiques d’un groupe et non d’un individu. Cette
définition est fondamentale, car elle établit deux éléments : la fonction de
domination du racisme, et sa nature absolument construite, qui s’affranchit en
réalité des caractères biologiques et de leur visibilité. Peu importe l’attribut (nez,
poil, orteil, groupe sanguin) sur lequel le racisme s’arrime, il s’agit toujours d’en
faire un support de la domination. Mais cette définition soulève une foule
d’autres questions : s’agit-il de toute assimilation à des traits physiques et
moraux ? La discrimination des roux est-elle du racisme ? L’islamophobie, qui
fait référence à une culture religieuse et non à des traits physiques, est-elle du
racisme ? Qu’en est-il de la xénophobie ? Et de toutes les autres phobies ?
L’histoire comme discipline des sciences humaines apporte un type de réponse à
ces questions. Elle montre que, parmi toutes les dominations ou rejets fondés sur
l’altérité, celle fondée sur la race est singulière. Cette domination n’est pas
n’importe quel sentiment de supériorité ou violence envers autrui, tel que l’on
peut probablement en retrouver dans toutes les sociétés, de tous les temps et
régions du monde. Bien sûr, le fait de construire une altérité pour en faire un
objet de rejet n’a rien de biologique ou de naturel, mais c’est un phénomène très
répandu dans le monde social. Or, parmi ses multiples manifestations,
l’assignation à une race est un procédé unique qui s’inscrit dans le contexte de
l’occidentalisation du monde. Pour analyser ce procédé, on peut commencer par
s’interroger sur la chronologie de son apparition. Car, à défaut d’une définition
stricte, il peut être utile de partir de quelques indices livrés par l’histoire des
mots, d’en suivre l’intrigue, l’étymologie, l’évolution de leur sens, de leur usage
et pouvoir sur ce qu’ils nomment.
Le mot « race » lui-même n’a pris son sens contemporain que tardivement.
Le terme, d’étymologie incertaine, apparaît en Europe à la fin du XVe siècle 2. Il
désigne alors la lignée, attribut de la noblesse féodale qui, en établissant sa
généalogie, se distingue du commun. De récents travaux historiques ont montré
qu’à cette époque, entre le XVe et le XVIe siècle, la noblesse européenne opère un
changement de paradigme qui privilégie les liens de « sang », par rapport aux
liens de « terre », notamment pour modifier le principe des successions et
héritages, et répondre ainsi à une crise majeure de son économie 3. Plus tard, au
e
XVII siècle, on trouve également le mot « race » pour désigner des lignées dans

le monde animal. Se démocratisant, il devient dans le français de l’époque


classique un synonyme du mot « peuple », et, à ce titre, il est parfois utilisé chez
les savants naturalistes des Lumières pour différencier des groupes humains les
uns des autres, sans pour autant que cela présume d’une distinction fondamentale
au sein de l’humanité 4. À partir de la fin du XVIIIe siècle, il prend
progressivement son sens contemporain, qui se fige vers les années 1830-1840,
pour classer des sous-ensembles de l’espèce humaine selon des caractéristiques
physiques et morales supposées communes.
Ainsi, la chronologie du mot « race » nous donne déjà quelques indications :
d’une part, l’idée de race est d’origine européenne, plus particulièrement latine
(le mot anglais « race » vient du français « rasse » ou « race » et n’est pas utilisé
avant le XVIIIe siècle), d’autre part, la race dans son usage contemporain apparaît
lorsque l’esclavage disparaît, c’est-à-dire lors d’une longue séquence de la fin du
e e
XVIII à la fin du XIX siècle. Il faut donc considérer que l’idée de race ne précède
pas l’esclavage européen ni ne le justifie. Autrement dit, comme l’a formulé un
jour simplement un de mes étudiants noirs assez surpris : « Ce n’est donc pas
parce qu’ils étaient racistes que les Européens ont mis les Africains en
esclavage. » Comme nous le verrons, il faut même inverser la proposition : c’est
bien parce que les Européens ont mis les Africains en esclavage qu’ils sont
devenus racistes. Il faudra donc, pour comprendre le racisme, reconstituer les
éléments qui ont conduit les Européens à la traite en Afrique. Or, ces raisons
sont bien antérieures à l’idée de race et n’ont même strictement rien à voir avec
la couleur de peau.
Poursuivons justement notre enquête lexicale : nous voyons, quelque temps
avant l’idée de race, apparaître l’usage du mot « blanc » pour désigner les
populations d’origine européenne. On sait que l’invention de la catégorie
caucasienne, qui caractériserait la race blanche, est elle aussi forgée à la toute fin
du XVIIIe siècle. Mais la couleur des Blancs précède la race. Cette désignation
entre peu à peu dans le langage courant aux Amériques à partir de la fin du
e
XVII siècle, c’est-à-dire au moment où se développe l’économie de plantation
esclavagiste dans les Caraïbes 5. Au début de la conquête de l’Amérique, les
Européens se définissaient comme « chrétiens », ce qui suffisait à les distinguer
des Indiens. Au fur et à mesure de la consolidation des empires coloniaux, les
catégories d’« Espagnols » ou de « Portugais » apparaissent. Mais la présence de
nombreux Européens, et surtout, au fil des décennies, la multiplication de leurs
descendants créoles – c’est-à-dire nés en Amérique – conduisent à distinguer par
leur « couleur » ceux qui ne sont ni noirs, ni indiens, ni métis. C’est l’origine
européenne et non plus le lieu de naissance, la religion, ou la nationalité, qui
regroupe sous un même terme aux Indes tous ceux qui ne sont pas assujettis au
travail, par le tribut ou l’esclavage. Plus encore, après deux siècles de métissage
entre les populations européennes, africaines et indiennes, la couleur blanche
devient la marque d’une position sociale dominante. L’origine européenne des
colons peut être lointaine, et leur couleur de peau trahir quelques mésalliances,
ils n’en demeurent pas moins « blancs » puisque la blancheur devient la valeur
de l’aristocratie.
La blancheur apparaît donc au moment le plus florissant de l’économie
atlantique. Peu à peu, elle fait rempart à la prétention des métis, des affranchis,
des Indiens, devenus « de couleur », à participer à cette économie comme
acteurs à part entière. Elle blanchit, c’est-à-dire se raidit dans sa définition, au
cours du XVIIIe siècle, en s’appuyant sur des procédés juridiques qui visent à
établir la pureté des généalogies, tandis que les non-Blancs sont freinés dans leur
ascension sociale par toutes sortes de classifications (mulâtre, mestizo, quarteron,
octaveron…) qui les assignent à leurs caractéristiques non-blanches.
Le fait que la blancheur précède la race nous dit donc une deuxième chose :
c’est dans le contexte américain, là où les Européens ont instauré un autre
colonial et esclavagiste, que se forme la discrimination par la couleur. Nous y
reviendrons en détail, car, de ce point de vue, la race n’a pas tant une origine
scientifique ou intellectuelle qu’une fonction politique déterminée dans la
société coloniale.
Par ailleurs, s’il y a blancheur à la fin du XVIIe siècle, c’est qu’il existe un
mot antérieur à « blanc », forgé un siècle plus tôt, lorsque l’exploitation des
terres américaines entre dans une nouvelle phase, reposant sur le travail des
esclaves africains. Il s’agit bien sûr du mot « negro » en portugais, « negro »
également en espagnol, qui deviendra, au fur et à mesure de l’intégration de
nouvelles nations dans le marché de la traite atlantique, « nigger » en anglais,
« nègre » en français, « neger » en flamand. Ce terme, transposé de sa version
portugaise plutôt que traduit (même si le terme « noir » est également utilisé en
français, comme un équivalent au terme « nègre », par exemple dans le Code
noir en 1685), fusionne deux métaphores. La première est ancienne. On suppose
que les Grecs de l’Antiquité avaient déjà formé le mot « aithiops », d’où serait
issu le nom Éthiopie, signifiant « visage brûlé ». Elle est aussi attestée en arabe
où l’expression « Dar el Sudan », le « pays des Noirs », désigne les terres situées
au sud du Sahara. Lorsqu’au XVe siècle les Européens abordent la côte atlantique
de l’Afrique pour s’ouvrir des routes commerciales vers l’Asie, ils décrivent
également les habitants comme noirs. Mais le mot « nègre », cent ans plus tard, a
un autre sens : il désigne exclusivement les esclaves achetés en Afrique par les
Portugais et revendus pour la plupart aux Amériques, espagnoles et portugaises.
Autrement dit, se forge à ce moment-là, pour les Européens qui sont en
Amérique, une équivalence de sens entre Africains et esclaves : tous les Noirs
qu’ils voient arriver d’Afrique sont des esclaves, et, après l’interdiction de
l’esclavage des Indiens dans l’empire espagnol, presque tous les esclaves sont
noirs. C’est ainsi que la métonymie se fixe : le mot qui désigne une partie
devient utilisé pour le tout. Dès lors, l’association entre peau noire et esclavage
est scellée par le vocable, et, par extension, fait de l’Afrique le pays des esclaves.
Il gagne la langue française, formant un néologisme qui entre dans le
dictionnaire de Trévoux en 1721, à une époque où l’économie atlantique
française est en plein essor. On y trouve aussi le fantasque et tautologique
« Nigritie : pays des nègres » pour désigner l’Afrique subsaharienne, terme qui
ne semble pas avoir atteint le langage courant mais qui montre bien le
renversement de l’image de l’Afrique à cette époque 6.
Pour se rendre compte de l’impact du mot « nègre », qui n’est pas
simplement la réalité qu’il désigne – à savoir la prévalence de la traite africaine
dans l’économie atlantique –, mais qui est aussi une fixation symbolique
produisant ses effets propres, il faut faire l’effort mental de l’historien pour
revenir aux temps où les esclaves n’étaient pas – ou certainement pas tous –
noirs. Car l’esclavage est une des institutions les plus répandues dans l’histoire
de l’humanité. Elle s’est spécialement développée autour de la Méditerranée à
l’époque antique et au Moyen Âge, à un moment où il n’était pas du tout
question de couleur de peau, mais de statut, de travail forcé, de captures de
guerre, d’échanges de marchandises tous azimuts. Définir l’esclavage – sa
violence symbolique intrinsèque, sa fonction économique, sa signification
sociale – est la première étape pour déconstruire le mot « nègre » et ses multiples
conséquences, pour en comprendre aussi la terrible longévité.

Nous commencerons donc là notre enquête, en définissant dans un premier
chapitre l’esclavage comme institution, avant qu’elle ne concerne l’Afrique et
l’Europe occidentale, avec déjà ses caractéristiques économiques, politiques et
anthropologiques qu’elle conservera quasiment jusqu’à sa récente abolition.
Nous suivrons, comme un fil rouge, la manière dont l’économie esclavagiste
s’est développée de la Méditerranée antique en passant par l’Afrique médiévale
et jusqu’à l’Atlantique moderne. Le troisième chapitre s’attardera sur cette
dernière étape et la réinvention de l’esclavage par les Européens, puisque ces
derniers étaient jusqu’alors les rares qui l’avaient quasiment écarté de leur
système de production. Nous verrons que la conquête des Amériques a lancé, à
partir de la fin du XVIe siècle, une effroyable machine de traite, mue non par le
préjugé de couleur mais bien par la rationalité économique.
Commence alors une période sombre, objet de la deuxième partie du livre,
qui retrace le déploiement de l’économie atlantique moderne, étape majeure de
l’histoire du capitalisme et de la mondialisation, et dont les échelles de
production et les bénéfices enregistrés propulsent le système de plantation
esclavagiste à un niveau industriel. Bien avant la vapeur ou le charbon, l’esclave
africain en fournit l’énergie nécessaire ; sa déshumanisation devient une
nécessité économique comme psychique. Le mot « nègre » acquiert alors tout
son sens.
En prenant la mesure de l’ampleur industrielle du système atlantique, de son
volume, de la somme de toutes les violences accumulées, mais aussi de sa
fragilité très vite perçue par ses observateurs, nous pouvons comprendre le poids
de son héritage dans notre modernité. Car, dès la moitié du XVIIIe siècle, alors
que les plantations et le commerce atlantique tournent à plein régime, les
contemporains sont obligés d’envisager, bon ou mal gré, la fin de l’esclavage.
Son extrême violence a un coût, ne serait-ce que par les révoltes qu’il entraîne et
tous les dispositifs de contrainte pour les empêcher et imposer le travail. Et,
malgré sa prospérité apparente, il est une institution fragile qu’il faut sans cesse
réinstaurer, par la violence physique, par des lois. C’est pourquoi, même s’il fut
particulièrement rentable, il a fallu rapidement, y compris pour ses défenseurs,
accepter la perspective de son abolition. La longue agonie de l’esclavage, faite
de révolutions, de répressions, d’allers-retours et d’atermoiements, correspond à
la séquence où se met en place la race, adoubée au début du XIXe siècle par
l’autorité croissante de la science.
Dans la troisième partie, nous scruterons les étapes de ce transfert de
l’institution esclavage à l’institution race, en analysant l’héritage que l’une reçoit
de l’autre. Ainsi, nous pourrons mieux comprendre, à une époque où l’esclavage
est aboli et où se met en place un projet général de néoplantation – entreprise de
grande envergure qui absorbe les investissements permis par la révolution
industrielle –, le rôle que joue la race dans l’organisation mondiale du travail,
que ce soit en Amérique dans les nations indépendantes et les « territoires
spéciaux » d’outre-mer, ou dans les nouvelles colonies européennes en Afrique
et en Asie.
Au tournant du XXe siècle, le projet colonial et l’économie de plantation ne
sont plus que le second plan d’un autre paradigme où prévalent le salariat
industriel et l’économie urbaine. La race, pourtant, ne disparaît pas. Au
contraire, elle semble revitalisée par de nouvelles fonctions clivantes au sein de
sociétés qui paradoxalement se démocratisent. Dans ces sociétés, presque toutes
organisées sous forme d’États-nations fondés sur l’égalité des citoyens, avec un
taux d’urbanisation et d’industrialisation qui a bondi en quelques décennies, au
bord d’une croissance démographique sans précédent, la race occupe de
nouveaux terrains. Nous analyserons la progression fulgurante des théories
raciales dans les sciences sociales, la médecine, le champ politique et l’action
publique, et comment la question raciale est devenue, pour un certain nombre de
pays, la manière de poser la question sociale. Nous y verrons l’« ordre blanc »,
terrassé par ses contradictions et la dynamique de modernité, tressaillir et
occuper ses derniers retranchements pour montrer le plus féroce de lui-même.

En tant qu’institution assise par la science, manipulée par le politique et
exploitée pour l’économie, la race perd son rôle historique dans le nouvel ordre
mondial issu de la Seconde Guerre mondiale, avec la fin programmée des
colonies, du travail forcé et des lois de ségrégation. C’est ici que notre récit
s’arrêtera. Il n’est évidemment pas question de considérer que l’on en a fini avec
la race, au contraire. Mais cette histoire au XXe siècle mérite un autre livre et
d’autres compétences, partagées avec la sociologie, la philosophie, la science
politique, et, au fond, appartient au débat public auquel ce livre espère
contribuer. Alors que de nombreuses questions sensibles ressurgissent
aujourd’hui (racisme antiblanc, racisme et antisémitisme, racisme et xénophobie,
la question des réparations, etc.), il faut mettre à disposition de tous une
approche historique qui dévoile la construction usurpée, fracassante et
aujourd’hui péniblement nostalgique, d’un monde en nègre et blanc.
PARTIE I

ESCLAVAGE ET EMPIRES
Pour comprendre la notion de race telle qu’elle apparaît à la fin du
e
XVIII siècle en Europe, il nous faut commencer par déconstruire cette métonymie

du nègre, qui associe Africain à esclave. Pour cela, il faut considérer l’esclavage
non pas comme une caractéristique de l’Afrique ou des relations européennes
avec l’Afrique, mais comme une institution, dont on peut, comme nous le
verrons dans un premier chapitre, donner une définition anthropologique. Cette
définition, qui qualifie les libres et les non-libres selon leur rôle dans la parenté,
explique la très forte articulation entre esclavage et logique d’empire. En effet,
dans l’ensemble des grands empires depuis l’Antiquité, on constate le
développement de l’esclavage et, par extension, d’une économie de traite. Deux
dynamiques en particulier sont à l’origine de la traite négrière atlantique à
l’époque moderne : la première est celle du développement impressionnant des
routes de traite et de l’économie esclavagiste en Afrique au cours de l’expansion
musulmane ; la seconde est celle de l’empire européen, qui, par ses fondements
démographiques, économiques et politiques, se construit dans un rapport
singulier à l’esclavage, à la fois central et contradictoire.
CHAPITRE 1

L’institution de l’esclavage

L’esclavage est une institution presque aussi répandue dans le temps et


l’espace que le mariage. Il a touché des centaines de millions d’individus à
travers l’histoire ; tous les continents l’ont connu sous une forme ou une autre, et
des circuits de traite esclavagiste se sont organisés dans toutes les directions, du
nord au sud ou d’est en ouest.
Des formes d’esclavage peuvent être relevées dans les sociétés les plus
anciennes, avant l’apparition des premiers États 1. On retrouve d’ailleurs
l’esclavage dans de nombreuses sociétés « sans État » dans l’Amérique
précolombienne. Il fait partie des économies étatiques de la Mésopotamie
antique, avant le IIIe millénaire avant notre ère. Il est clairement présent en
Méditerranée depuis le Xe siècle av. J.-C. Chez les Grecs depuis l’époque
archaïque jusqu’à l’époque classique, pas loin de la moitié des habitants de
certaines cités étaient des esclaves. Il y en aurait eu environ deux millions dans
l’Empire romain du Ier siècle. À cette époque, sous la dynastie des Han, la Chine
aurait compté un million d’esclaves, institution qui est attestée également au
Japon au moins jusqu’au Xe siècle, qui est également répandue en Inde jusqu’à
l’époque moderne, et caractérise le monde russe du IXe au XVIIIe siècle.
L’esclavage accompagne l’expansion des mondes musulmans au Moyen Âge et
se développe tous azimuts à partir de la Méditerranée et du Moyen-Orient 2.
C’est en outre un phénomène qui perdure largement jusqu’à l’époque
contemporaine dans le monde russe, dans la péninsule Arabique et plus
généralement dans l’océan Indien, dans l’Empire ottoman moderne, où des
Grecs étaient encore vendus vers 1820. En Inde, il y a encore 9 ou 10 millions
d’esclaves lorsque les Anglais interdisent cette pratique en 1860. À la fin du
e
XIX siècle en Afrique de l’Ouest, les gouvernements coloniaux français

recensaient souvent 50 % d’esclaves parmi la population. Avec des


métamorphoses, mais en conservant les mêmes caractéristiques essentielles,
l’esclavage concernerait encore entre 25 et 46 millions de personnes en 2016 3.
Les chiffres sont impressionnants, alors même que le travail esclave n’occupe
souvent qu’une part de la production totale dans les sociétés concernées : entre le
e e
VII et le XIX siècle, 17 millions d’Africains auraient été vendus par l’Afrique
orientale, 12 millions vers l’Atlantique, ou encore 9 millions d’esclaves auraient
été envoyés vers l’Afrique du Nord.
La mise en esclavage se fait de diverses manières : captures de guerre, de
voisinage ou lointaine, endettement ou pauvreté, marché et traite. En Chine, les
criminels, ceux qui rachètent leur dette, ou tout simplement les plus pauvres
fournissent le contingent des esclaves, tout comme au Japon. L’asservissement
pour dette est répandu au Cambodge. Les Grecs faisaient volontiers des esclaves
parmi d’autres Grecs, les Romains lors de leurs conquêtes, mais ils se
fournissaient également sur les principaux marchés méditerranéens, en Sicile, à
Venise, en Égypte. Les Francs carolingiens capturaient des esclaves au nord
pour répondre à la forte demande du monde arabe en esclaves blancs. Les
Ottomans s’approvisionnaient par des raids en esclaves géorgiens, polonais ou
ukrainiens. Ils alimentaient les villes où se tenaient les plus grands marchés
d’esclaves – Samarcande, Boukhara livraient des esclaves turcs aux sultanats du
Moyen-Orient ; Istanbul, Damas devinrent des marchés régionaux considérables
pour l’Empire ottoman ; Le Caire, Alexandrie importaient des esclaves d’Europe
de l’Est depuis la place de Buda sur le Danube (future Budapest) ou Caffa en
Crimée et exportaient des esclaves d’Afrique vers l’Asie ; Java exportait des
esclaves vers la Malaisie, Bornéo, et Malacca ; Tripoli au Maghreb ou Zanzibar
dans l’océan Indien devinrent des plaques tournantes de traites continentales 4.
Autrement dit, l’esclavage est loin d’être cantonné à l’Afrique
subsaharienne. L’importance de la population esclave en Inde, Chine ou Asie du
Sud-Est et le développement considérable de la traite dans l’océan Indien
montrent que la traite atlantique européenne, qui certes s’est exercée sur quatre
siècles et a déporté plus de 12 millions de personnes, n’est qu’un sous-ensemble,
par sa durée et le nombre d’individus concernés, au sein de l’histoire globale des
traites. Et, même si les travaux manquent encore pour quantifier ces
mouvements, on peut avancer que la traite atlantique pourrait même être
relativement modeste au vu de l’ensemble du phénomène de l’esclavage. Mais,
et c’est ce qui compte pour comprendre le racisme qui en est issu, elle en
contient les caractéristiques, qu’il nous faut essayer de définir.

L’esclavage comme institution 5


L’esclavage correspond à une telle diversité de situations que des historiens
consciencieux ont souvent hésité à le définir de façon stricte 6. Il est en effet
difficile de trouver des points communs à toutes les situations qualifiées
d’esclavage ou traduites par ce terme – traduction qui en elle-même peut susciter
des discussions infinies. Par exemple, partir du critère que l’esclave est propriété
de son maître ne vaut que dans les sociétés où la notion de propriété a un sens
juridique. Même ainsi, l’esclave peut appartenir au bien public – État ou
collectivité – comme à des particuliers. Il y a autant de situations qu’il y a de
contextes – esclave temporaire, esclave qui peut se marier et avoir une famille,
esclave qui peut être transmis par héritage et par vente, esclave qui peut lui-
même posséder des biens et en hériter, esclave qui transmet son état à sa
descendance ou celui qui a la possibilité d’en sortir –, ce qui empêche de définir
l’esclavage par des caractéristiques juridiques invariantes. La privation de
liberté, juridique ou de fait, ne suffit pas non plus à définir l’esclavage : certains
esclaves sont assignés à résidence, d’autres au contraire circulent pour assurer
des fonctions militaires ou commerciales ; certains sont loués par leur maître à
d’autres, et parfois loués à eux-mêmes. De même, il est impossible de définir
l’esclave par sa fonction économique : soldats, travailleurs agricoles,
domestiques, concubines, chefs d’armée, esclaves d’apparat, artisans,
l’esclavage a pu concerner à peu près toutes les activités humaines. La place
sociale de l’esclave également est très relative. La violence physique ou même
l’exclusion ne sont pas forcément associées à l’esclavage, ni même à une
position sociale dégradée, comme on peut le voir chez certaines concubines,
domestiques de haut rang voire généraux, et il est fréquent de constater des
relations affectives et affectueuses entre maîtres et esclaves, si bien que certains
anthropologues ont pu assimiler l’esclave à un membre de la famille, dépendant
de l’autorité du père au même titre que les enfants ou les femmes célibataires.
Comment se fait-il alors que la traduction du mot « esclave » d’un monde à
l’autre, d’une langue à l’autre, soit si facile ? Comment la traite d’esclaves a-t-
elle pu articuler des régions et des marchés couvrant plusieurs continents ? C’est
bien qu’il y a une réalité commune, sur laquelle tout le monde s’entend et dans
toutes les langues ou presque : le producteur d’esclave, le vendeur, l’acheteur,
l’utilisateur et l’esclave lui-même. Il y a donc une définition possible. Cette
hypothèse d’une institution commune à des sociétés et milieux si différents et
éloignés dans le temps et l’espace a conduit Claude Meillassoux, qui étudie les
sociétés ouest-africaines dans les années 1970 7, à chercher une définition
anthropologique de l’esclavage. Nous allons reprendre ici son raisonnement et
ses principales interprétations pour pouvoir ensuite poser la question historique
de l’esclavage dans les sociétés européennes, hypothèse qui sera le fil rouge de
ce livre.
Pour commencer, constatons d’abord que tout esclave quitte sa société
d’origine. Cette caractéristique inclut les esclaves « temporaires », ceux qui
entrent en esclavage non pas par la capture de guerre et la traite mais le temps de
rembourser une dette ou simplement de racheter leur crime (l’esclavage
« pénal »). C’est la situation la plus fréquente de l’esclave en Chine (appelé nu)
et au Japon (nohu), ou encore à la même époque en Mésoamérique et dans les
Andes précolombiennes. Ainsi, chez les Aztèques au XVe siècle, nous trouvons la
catégorie des tlacotlin, serviteurs à la suite d’une dette ou d’un crime, ou encore,
dans le monde inca, les yanaconas qui étaient les serviteurs personnels de
l’empereur – main-d’œuvre dont il pouvait disposer à sa guise dans tout le
territoire de l’empire, pour des travaux publics ou pour les affecter au service de
hauts fonctionnaires ou nobles. Les Espagnols, en conquérant ces deux Empires,
ont traduit ces deux vocables par le terme d’« esclave ». Strictement, le terme
nahuatl de tlacotlin désigne ceux qui sont « libres », c’est-à-dire exclus de leur
clan ou communauté, et qui louent leur travail (plutôt que leur personne) pour
subsister. N’appartenant plus à aucun clan, ils sont soumis à l’autorité directe du
seigneur ou de l’empereur. De même, dans les Andes incaïques, les yanaconas,
serviteurs perpétuels, échappent aux obligations de leur communauté villageoise.
Cette manière de qualifier l’esclave comme « libéré » des contraintes de sa
communauté, notamment libéré du paiement collectif de l’impôt dû à l’empereur
ou au seigneur, est aussi celle qui définit économiquement le travail « libre »
dans l’économie libérale. Les Espagnols ne s’y sont pas trompés lorsqu’ils ont
réemployé la catégorie yanacona pour désigner les « indiens de service » et l’ont
étendu à l’ensemble de l’empire sous ce terme. Car l’esclave, qu’il soit né ou
non dans la société où il travaille, qu’il soit devenu esclave ou né en captivité,
est en effet « libre » de se dédier entièrement à ce service. Il est dégagé de ses
obligations sociales, de réciprocité et de travail, qui le lient à sa communauté
d’origine. En effet, dans ces sociétés agricoles où le travail communautaire est la
base de l’économie, les « serviteurs personnels et perpétuels » sont entretenus
par leur maître et ainsi libérés des contraintes de leur subsistance, qui passait
nécessairement par le groupe communautaire.
Cette proximité économique entre le travail esclave et le travail « libre »,
comme on qualifie couramment le salariat à partir du XVIIIe siècle en Europe,
nous permet de comprendre le rôle de l’esclavage dans la modernisation de
l’économie européenne. Elle explique aussi les ambiguïtés de l’abolition et de la
transition vers le travail « libre » dans toutes les colonies esclavagistes au
e 8
XIX siècle , sur lesquelles nous reviendrons. Car cette caractéristique de

l’esclavage joue certainement un rôle dans son développement à grande échelle


au moment de l’expansion du capitalisme européen.
Mais pour l’instant, elle constitue un indice nous permettant de proposer une
définition générale, si ce n’est universelle, de l’esclavage. Car si l’esclave, par
principe, ne travaille pas dans sa communauté d’origine, il ne participe pas au
travail nécessaire à la reproduction du groupe, qui inclut la subsistance des
travailleurs actifs mais aussi celle des enfants et des plus âgés. Cette production,
ce travail supplémentaire sont déviés vers un service extérieur.
À l’inverse, dans la société où il travaille, l’esclave, étant étranger, ne prend
pas part à la reproduction du groupe dans les mêmes conditions que s’il en était
membre. C’est ce qui amène Claude Meillassoux, à partir des catégories de
l’esclavage qu’il observe dans les sociétés ouest-africaines, à définir l’esclave
par rapport à la parenté. Plus précisément, il définit l’esclave en miroir de la
parenté, comme l’antiparent 9.
Pour cela, Meillassoux rappelle ce que les analyses sémantiques sur les
structures indo-européennes du langage disent du concept de « libre ». Émile
Benveniste écrit à ce propos : « Le sens premier n’est pas, comme on serait tenté
de l’imaginer, “débarrassé de quelque chose”, c’est celui d’appartenance à une
souche ethnique désignée par une métaphore de croissance végétale. Cette
appartenance confère un privilège que l’étranger et l’esclave ne connaissent
pas 10. » Ainsi, les hommes libres sont ceux qui « sont nés et qui se sont
développés conjointement ».
De fait, cette définition caractérise les groupes ouest-africains qu’étudie
Meillassoux, sociétés qu’il appelle « domestiques », c’est-à-dire fondées sur des
groupes familiaux agricoles qui produisent pour eux-mêmes et non pour le
marché. Dans ce groupe, les individus « naissent et grandissent ensemble », au
sens propre, sont « congénères », « dans l’entrelacs des rapports sociaux et
économiques qui situent un homme par rapport à tous les autres ». Les membres
du groupe sont unis par des engagements de réciprocité différés : les actifs
travaillent pour leur subsistance mais aussi pour celle de leurs vieux parents,
ainsi que pour leurs enfants qui à leur tour les prendront en charge au moment de
leur vieillesse. Ces réciprocités sont elles-mêmes organisées dans le cadre de
rapports de filiation, des parents aux enfants et des enfants aux parents. Or, dans
la sociabilité ouest-africaine, l’ensemble des règles sociales se fonde sur la
parenté, c’est-à-dire la double appartenance d’un individu à une lignée paternelle
et une lignée maternelle. Autrement dit, être « libre » ou « congénère » dans une
telle société implique d’être considéré comme parent qui contribue au cycle
productif et reproductif en s’engageant dans des réciprocités différées, celles-ci
étant régulées par son inscription dans la lignée, paternelle et maternelle.
Ainsi, puisque l’esclave travaille uniquement pour la société qui l’emploie, il
rompt le principe de la réciprocité différée au sein de la parenté : il ne peut
engager de rapport de filiation puisqu’il ne peut nourrir d’enfants ni compter à
son tour sur eux pour sa vieillesse. Il produit mais ne peut contribuer au cycle
reproductif, et ne peut donc pas être considéré comme parent. Dans des sociétés
où la parenté régule l’ordre social et définit pour chaque individu sa place et son
rapport au groupe, cette impossibilité d’être parent équivaut à une expulsion
permanente de l’humanité. Et c’est précisément ce qui définit l’esclavage dans
tous les contextes que nous avons évoqués. Être exclu de la parenté, c’est donc
ne pas pouvoir transmettre le statut conféré aux congénères, aux libres, aux
nationaux, aux citoyens, aux « hommes » des « droits de l’homme », ou toute
autre qualité qui définit l’appartenance au groupe.
Cette caractéristique fondamentale explique justement la situation ambiguë
des esclaves dans certaines sociétés, qui a pu conduire à parler d’esclavage
« doux » (au Brésil par exemple) ou bien à assimiler des esclaves à des membres
de la famille (sous l’autorité du chef de famille). Car l’expulsion symbolique de
la parenté a un caractère permanent, c’est un « état », nous dit Meillassoux, qui
est indépendant de la « condition » de l’esclave, qu’il soit simple ouvrier
agricole ou concubine d’influence. Par cet état, l’esclave ne peut menacer
d’intégrer la parenté et d’en revendiquer les droits inhérents.
Quand bien même l’esclave serait né chez la famille qui l’emploie et aurait
grandi avec les enfants de ses maîtres, il ne sera jamais considéré parmi ceux
« nés et grandis ensemble » comme un congénère ou, dit autrement, comme un
membre de la « nation ». Même si on lui donne une place et une fonction
privilégiées, même si il ou elle entretient des relations de type familial avec les
maîtres, l’esclave ne participe pas à la parenté. Avoir des enfants ne lui confère
pas non plus son statut de parent. Ne pouvant transmettre les qualités afférant à
la citoyenneté, il n’a pas non plus de descendance – soit que celle-ci soit esclave
aussi et donc appartienne à son maître, soit qu’elle intègre le groupe des libres,
des citoyens, et, dans ce cas, le parent biologique esclave ne peut exercer sur elle
sa parentalité juridique. Il ou elle n’est jamais le père ou la mère exerçant son
autorité parentale sur un enfant libre.
On comprend mieux, à la lumière de cette définition, pourquoi des esclaves
peuvent acquérir des positions de pouvoir, comme les janissaires ou les
mamelouks dans l’Empire ottoman, ou encore certaines concubines dont
l’histoire a retenu l’influence politique. Le pouvoir réel de ces esclaves,
généraux d’armées, têtes pensantes ou d’influence dans les cours princières, ne
menace jamais la dynastie en place, dans la mesure où celle-ci, par définition,
repose sur la généalogie et l’appartenance à la lignée. Que l’on marque par la
castration cet état ou bien qu’il soit implicite (castration symbolique pour les
hommes), ou que l’on préfère des femmes, le propre de l’esclave est son
caractère d’extériorité à la parenté, qui permet sa domestication, sa familiarité, y
compris son assimilation fictive à la famille comme d’autres dépendants du chef
de famille (les enfants, les femmes célibataires, etc.), voire l’entretien de
relations affectives, qui ne mettront jamais en danger l’ordre social établi.
L’esclave peut volontiers faire l’objet d’un attachement, dès lors que celui-ci
n’est pas la menace d’une transgression sociale. Au contraire, les relations
affectives au sein de la famille avec un ou une esclave peuvent être sans limites
dès lors que, par définition, elles ne remettent pas en cause les statuts dans la
famille, c’est-à-dire par exemple l’autorité paternelle et la filiation par le
mariage. L’esclave peut naître et grandir chez le maître, il n’y deviendra jamais
le conjoint des enfants libres avec qui il aura grandi, et n’intégrera pas la parenté,
ni par le mariage ni par la filiation. L’intrigue de nombreuses telenovelas
brésiliennes peut tourner autour de cette transgression fantasmée (une relation
d’amour entre esclave et maître qui dépasserait cette frontière immuable de
l’ordre esclavagiste), la réalité sociale du Brésil confirme, elle, ce trait essentiel
de l’esclavage : l’exclusion de la parenté symbolique, qui ne peut être dépassée
ni par l’amour ni par l’argent. Plus encore, l’état permanent de l’esclave permet
sa domestication. En ce sens, l’esclave n’a pas le même rôle que l’étranger qui
ferait l’objet d’une xénophobie, d’un rejet ou d’une agressivité structurelle. Car,
en même temps qu’il est symboliquement et définitivement exclu, l’esclave est
aussi le familier, le domestique, dont on sait, comme le chien, qu’il restera à la
place qu’on lui a assignée.

Significations sociales de l’esclavage


Cette définition anthropologique de l’esclavage est particulièrement utile aux
historiens pour comprendre les dynamiques des sociétés esclavagistes. La
question centrale qui se pose alors est celle du dépassement de cette frontière
symbolique entre libre et esclave, avec évidemment une variation infinie de
nuances entre chacune de ces sociétés selon les modalités de l’appartenance au
groupe (citoyenneté, lignée généalogique, droit civil, etc.), selon le rôle et le
poids économique qu’y aura eu l’esclavage, selon les dynamiques
démographiques qui les travaillent. En attendant de pouvoir faire cette analyse,
voyons comment Meillassoux envisage les conséquences sociales de l’esclavage.
Comme on l’a vu, les esclavagistes « captent » la part du travail de l’esclave qui
aurait dû être destinée à sa propre descendance. Par principe, la société
esclavagiste ne fournit pas à l’esclave les moyens de sa reproduction.
Lorsqu’une société repose de façon systématique sur le travail des esclaves,
comme c’est le cas chez les Grecs anciens, elle renouvelle sa force de travail non
pas par la reproduction biologique des esclaves mais en s’approvisionnant à
l’extérieur. En dehors de l’esclavage « interne » (pour dettes ou esclavage
pénal), les deux principales modalités d’acquisition d’esclaves, qui peuvent se
combiner, sont en effet la guerre et le marché. Dans ces deux cas, l’esclave est
par définition exotique, c’est-à-dire né ailleurs. Ces institutions, la guerre de
capture et le marché, permettent de « produire » des esclaves. Plus précisément,
elles produisent l’extranéité de l’esclave, quitte à ce que ce soit une fiction,
incarnée par un rituel. Par la capture de guerre, l’individu qui est réduit en
esclavage est un « mort en sursis ». Il aurait dû être tué au combat et ne doit sa
survie qu’au travail supplémentaire qu’il pourra fournir. Déplacé loin de sa
famille et de sa société d’origine, vendu par des commerçants sur un marché de
traite, le captif de guerre est inconnu dans la société qui l’emploie, il est « non
né » au regard de la société d’accueil. À travers l’épreuve du voyage, de
la traversée, il perd la possibilité de se référer à ses propres lignées.
Ces caractères de l’esclave de « mort en sursis » et « non né » pour la société
d’accueil, selon Meillassoux, autorisent trois procédés concomitants qui vont
qualifier l’esclave dans toutes les sociétés : « dépersonnalisation,
désexualisation, décivilisation ».
La dépersonnalisation de l’esclave est le fait que non seulement l’esclave est
désocialisé et perd tous les appuis et relations dont il pouvait disposer dans sa
société d’origine, mais qu’il lui est niée la capacité d’en reproduire de nouveaux
dans sa société d’accueil. Il ne peut pas y recréer de liens de parenté ou sociaux,
il est définitivement réduit à l’« état » d’esclave. De cette impossibilité naît la
possibilité de réifier l’esclave, d’en faire un objet, une marchandise, dont il est
fait un usage ou qui devient un patrimoine entre les mains de son acquéreur ou
propriétaire. Considérés comme « cheptel vif » dans les sociétés patrilinéaires de
la savane ou comme « biens meubles » dans le Code noir de Louis XIV, les
esclaves sont de cette manière soumis à la volonté de leur maître. Il ne s’agit pas
de dire ici qu’ils sont assimilés à des animaux ou à des objets, car c’est
précisément pour leur caractère humain qu’ils sont utiles. Mais la
dépersonnalisation, qui peut trouver une traduction juridique ou non, empêche la
possibilité de leur resocialisation (nouer des liens avec les libres) dans la société
d’accueil.
Le deuxième procédé, également inhérent à leur état d’esclave et
conséquence de la dépersonnalisation, est la « désexualisation ». Beaucoup de
travaux récents qui étudient les sociétés esclavagistes par l’approche du genre
ont confirmé cette analyse. Les catégories de genre, du masculin et du féminin,
dans toute société, se rapportent aux fonctions économiques, productrices et
reproductrices qui y sont assignées. Or, l’esclave, exclu de la reproduction de la
société, n’a pas à y participer en tant que catégorie sociale du masculin ou du
féminin. D’ailleurs, Meillassoux remarque que, si les femmes sont plus
recherchées que les hommes dans la traite africaine, à la différence de la traite
atlantique qui privilégie les captifs masculins, ce n’est pas pour leur fonction
reproductrice mais pour leur polyvalence dans le travail. On considère en effet
que la femme esclave peut à la fois se voir confier des tâches agricoles, comme
les hommes, et des tâches domestiques, assumées généralement par les femmes.
Plus encore, Meillassoux démontre à l’aide de nombreuses sources la faible
fécondité des femmes esclaves dans l’histoire africaine, alors même que la
fécondité des femmes libres reste une valeur fondamentale dans toute la région.
De fait, si la production d’esclave ne repose pas sur leur reproduction biologique
mais bien sur la guerre et le marché, ce sont justement des hommes qui
« procréent » les esclaves et non les femmes. Le statut ou potentiel de mères de
ces dernières ne reçoit donc aucune considération.
Enfin, à propos de la « décivilisation », Meillassoux note que « l’insertion
des esclaves dans la société franche se fait par l’établissement d’un lien
institutionnel univoque, celui qui les lie à leur maître. Ce rapport est le seul qui
leur soit accordé. […] Ils sont de ce fait “décivilisés”. […] La “civilisation” d’un
individu, c’est la reconnaissance juridique de la socialisation, le fait d’appartenir
à la société civile, à la cité, c’est la capacité à recourir, en cas de désaccord avec
celui dont on dépend directement, à l’arbitrage d’une autorité qui dépasse ou
égale les parties en cause 11. » Or, l’esclave reste sous l’autorité arbitraire de son
maître, y compris lorsque l’État, dans le cas du Code noir par exemple, cherche à
encadrer cette autorité.
Il est facile d’imaginer comment ces trois procédés, qui constituent une
violence en soi, symbolique et profonde, peuvent enclencher une spirale de
violence envers la personne physique de l’esclave. La variété des contextes de
l’esclavage démontre que cette violence peut rester latente, qu’elle peut aussi se
ritualiser (couper l’oreille, marquer au fer ou autre marque « encadrée » de
l’autorité du maître), mais elle peut aussi, comme dans le cas de l’esclavage
européen, ouvrir une brèche démultiplicatrice qui débouche sur une violence
physique sans limites. Nous verrons aussi que la sortie de l’esclavage aura à voir
avec la remise en cause de ces trois procédés, et avec la revendication des
esclaves pour les mettre en échec dans la société qui les a affranchis. C’est cette
menace pour l’ordre esclavagiste que l’idée de race tentera, point par point, de
neutraliser après l’abolition.
Une dernière observation porte sur les caractères économiques de
l’esclavage. Puisque l’esclave produit uniquement pour le groupe qui l’emploie,
le surplus productif permis par l’esclavage se fait aux dépens de la société qui
« fournit » les esclaves, pour laquelle la capture des actifs constitue une perte
sèche affectant son cycle reproductif. À l’autre bout de la chaîne, dans la société
esclavagiste, cette accumulation et concentration du travail offre la possibilité
d’affecter du travail supplémentaire à des tâches et dans des lieux spécifiques qui
ne sont pas ceux de la subsistance.
En premier lieu, c’est la guerre qui produit l’esclavage. On le retrouve donc
dans un grand nombre d’entités militaires, en Égypte ou dans l’Empire romain.
L’accroissement des forces militaires par des esclaves soldats peut être d’ailleurs
la principale raison d’être de certains régimes. En deuxième lieu, la vente
d’esclaves peut faire partie d’une économie commerciale, elle aussi fondement
d’un pouvoir politique, comme c’est le cas dans les grandes cités marchandes
qui règnent sur les routes commerciales. Guerre et marché peuvent donc être en
tant que tels des régimes de pouvoir qui supposent l’esclavage et créent ainsi à la
fois une « offre » en esclaves et une « demande ». Le développement de
l’esclavage ne concerne donc pas seulement l’économie des sociétés
esclavagistes mais aussi l’existence de circuits commerciaux, d’institutions
marchandes voire d’États de traite, qui à leur tour s’articulent à des régimes
militaires producteurs d’esclaves (par la capture et l’acheminement).
Le développement de telles institutions – marché, guerre, empire – est
corrélé à l’expansion de l’esclavage 12. À l’époque antique, l’Afrique
subsaharienne ne participe que marginalement à cette dynamique globale de
l’esclavage portant sur toute la Méditerranée, l’Europe de l’Est, le Moyen-
Orient, l’Asie centrale et orientale et l’océan Indien. Contrairement à ce que le
stigmate produit par la traite atlantique a pu laisser croire, l’Afrique ne s’est pas
engagée « naturellement » dans la traite esclavagiste mais bien par interactions et
contacts avec d’autres sociétés. L’esclavage n’a donc aucun lien naturel ou
historique ni avec la couleur noire ni avec l’Afrique. En revanche, l’Afrique
subsaharienne s’est peu à peu intégrée à des économies de traites et esclavagistes
venues de la Méditerranée orientale en premier lieu, du Maghreb d’autre part,
qui ont profondément transformé son peuplement et l’organisation politique de
ses territoires. Il nous faut maintenant détailler ce processus d’intégration, qui a
conduit l’Afrique de l’Ouest à la situation que les Européens ont rencontrée en
abordant les côtes atlantiques de l’Afrique au XVe siècle.
CHAPITRE 2

L’esclavage en Afrique subsaharienne

Ni noir, ni spécialement africain, l’esclavage s’est pourtant diffusé en


marquant et transformant profondément les structures du peuplement et du
territoire en Afrique subsaharienne. La progression constante depuis l’Antiquité
de l’esclavage dans cette région du monde a eu pour conséquence l’existence
d’un important marché d’esclaves, structuré et actif, au début de l’époque
moderne.

Places marchandes au nord


du Nil et du Sahara depuis l’Antiquité
Les plus anciennes traces de l’esclavage se situent dans la Mésopotamie au
e
III millénaire. Il semble que les esclaves soient avant tout issus des captures de
guerre dans un voisinage proche. De même, l’esclavage antique, qui concerne
toute la Méditerranée, est principalement le fait des conquêtes et expéditions
militaires dans les régions voisines et soumises aux empires, phénicien,
carthaginois, grec, romain. Les grands centres des puissances impériales et les
ports méditerranéens deviennent des places marchandes pour les esclaves et des
lieux de consommation de l’esclavage. En dehors des captures locales, on voit
apparaître des circuits de traite à partir des principales zones
d’approvisionnement. La plupart des esclaves sont « produits » au nord de la
Méditerranée, mais il y a aussi des esclaves berbères et dans les régions
soumises par Carthage où, quelques siècles avant J.-C., se dessine le début d’une
filière de traite. Les Garamantes, habitants du Fezzan, au sud de l’actuelle Libye,
semblent avoir vendu des esclaves, capturés dans la région du lac Tchad, pour le
compte des Carthaginois. Cette première « route » africaine est confirmée lors de
l’occupation romaine. Elle est empruntée pour le commerce de l’or venant du
sud, commerce probablement accompagné par celui des esclaves 1.
À l’est de la Méditerranée, en Égypte, les villes d’Alexandrie et du Caire
deviennent également des marchés importants, où l’on s’approvisionne en
esclaves de toutes origines. Parmi eux, des esclaves noirs africains arrivent vers
le marché égyptien par la vallée du Nil, selon une route qui aura un rôle majeur
au Moyen Âge et à l’époque moderne. Dès l’Égypte pharaonique, qui semble
pourtant avoir beaucoup moins utilisé l’esclavage qu’on ne l’a longtemps pensé,
sont attestées depuis le IIe millénaire avant notre ère des « livraisons » d’esclaves
en provenance de Koush, un royaume situé au sud, dans l’actuelle région du
Soudan. Occupée par les Romains au Ier siècle av. J.-C., cette région prend le
nom de Nubie et continue de fournir des esclaves aux marchands qui ont
l’habitude de s’approvisionner dans le pays. Pour mieux alimenter cette
demande, les esclaves sont capturés toujours plus au sud, en particulier lorsque
la Nubie devient chrétienne en 350. Le royaume d’Axoum, au sud de la Nubie,
semble avoir produit des esclaves lors de ses conquêtes territoriales. Ceux-ci
étaient utilisés pour la construction d’édifices, pour des travaux agricoles
intensifs dans les régions irriguées, dans l’armée ou le travail domestique.
Tous les empires « méditerranéens » emploient systématiquement des
esclaves à l’époque antique, ce qui conduit à la stabilisation de places
marchandes dans les grandes cités. Si, pendant longtemps, les traites restent
locales et sont le fait de captures de guerre (et non le fruit d’expéditions réalisées
à cet effet), les villes deviennent peu à peu le cœur des futurs réseaux de traite en
train de se constituer tout autour de la Méditerranée et dans le Moyen-Orient,
drainant des populations européennes et asiatiques. Ce n’est qu’à partir du
e
VII siècle et de l’expansion arabe que ces réseaux vont s’étendre à l’Afrique
subsaharienne, et ce à travers deux principales routes déjà empruntées à l’époque
antique, le Nil et le Sahara.
L’esclavage fait donc partie intégrante de l’organisation sociale et
économique des tribus arabes préislamiques. Les esclaves y étaient avant tout
produits par les guerres de rivalité locale. Lors des guerres entre Arabes de
La Mecque et Bédouins, des esclaves étaient fréquemment employés parmi les
soldats. Il existait également des esclaves de provenance plus lointaine, issus de
la traite. Par le royaume d’Axoum, les Arabes achetaient des esclaves depuis les
premiers siècles de notre ère. Des Abyssins, acheminés depuis l’Éthiopie par les
Axoumites, étaient vendus à La Mecque. L’adoption de l’islam et sa diffusion
rapide dans la région au VIIe siècle ne viennent pas frontalement bousculer
l’institution de l’esclavage. En effet, le Coran, en dehors de sa portée religieuse,
est un texte ancré dans le contexte social et historique de la péninsule Arabique,
où l’esclavage est bien établi. Les esclaves font partie du monde du Prophète. Il
affranchira d’ailleurs un esclave, Bilal, qui deviendra le premier muezzin.
Pourtant, le début de l’hégire en 622 introduit des mécanismes qui vont
déterminer la mise en place de filières de traite de part et d’autre de l’empire
arabe. Car, comme d’ailleurs dans le Nouveau Testament chrétien, la religion de
l’islam propose une réflexion sur l’universalité humaine, idéalement unie dans
l’umma, communauté des musulmans, et ayant vocation à y intégrer l’ensemble
des populations. Au sein de l’umma et auprès de Dieu, il ne peut y avoir de
différence entre les hommes, et le statut des esclaves est donc problématique.
Pour autant, l’islam ne suggère pas directement leur affranchissement. Comme le
Nouveau Testament, il prend acte de la réalité de l’esclavage dans le monde
terrestre et incite chacun à accepter son destin comme un signe de soumission à
Dieu. En revanche, l’islam pose de nouveaux interdits, qui existent aussi chez les
juifs et les chrétiens, et empêche la mise en esclavage d’une ou d’un musulman.
En outre, l’islam encourage l’affranchissement des esclaves par leur maître et le
favorise en posant un certain nombre de règles : un enfant ne peut être esclave de
son père et donc les enfants de père ou de mère libre naissent libres. Ainsi, la
conversion d’un ou d’une esclave à l’islam ne lui ouvre pas l’affranchissement
mais facilite celui de ses enfants. La guerre contre les mécréants étant la seule
cause de mise en esclavage reconnue par le Coran, l’approvisionnement en
esclaves parmi les tribus rivales ou même auprès de populations voisines qui
auraient été islamisées est désormais impossible. Ce sont donc toutes les
conditions de production des esclaves et, avec elles, toute l’économie de la traite,
qui vont ainsi considérablement évoluer 2.

Expansion arabe et développement des routes


de traite
Les dynamiques de conquête du monde arabe, aux VIIe et VIIIe siècles, vont
stimuler les réseaux de traite tout autour des régions conquises, et consolider
ceux déjà existant dans l’économie européenne, asiatique et africaine.
L’expansion arabe comporte non seulement une activité militaire dans laquelle
les esclaves ont leur part, mais, surtout, elle correspond à une séquence
importante de développement de l’économie, de croissance urbaine, ainsi qu’à
l’avènement de nouvelles élites dans les empires méditerranéens, au Moyen-
Orient et Asie mineure, dans l’océan Indien, en Afrique du Nord et dans
l’Europe du Sud – autant d’évolutions qui stimulent le marché esclavagiste.
Les esclaves sont recrutés par la capture de conquête de populations
ennemies (parmi les Yeménites, Syriens, Égyptiens, Grecs, Iraniens, Berbères,
Hispaniques) d’une part, et par les raids sur les confins du monde musulman
d’autre part : Galiciens, Goths, Francs, Arméniens, Turcs, Afghans, Indiens, etc.
Des filières de traite se mettent en place à l’Est, depuis l’Empire sassanide
conquis par les Arabes (Anatolie, plateau iranien, Caucase et golfe Persique). Au
nord-est de la Méditerranée, sur le domaine de Byzance qui hérite des
institutions de l’Empire romain, l’interdit religieux sur la capture de chrétiens
entraîne la réduction du nombre des esclaves locaux ou capturés dans les
Balkans voisins mais intensifie la traite en provenance de la steppe asiatique et
de l’Europe slave. Les Carolingiens, notamment, vont prendre une place de
premier plan dans le commerce d’Européens païens. Non seulement ils utilisent
eux-mêmes des esclaves dans les grands domaines agricoles des royaumes
francs, mais ils en vendent à Byzance et en Afrique du Nord, où les marchands
arabes, juifs et chrétiens organisent la redistribution vers les centres
économiques et politiques des mondes musulman et chrétien pour fournir
domestiques, ouvriers agricoles, artisans, mineurs, mais aussi marchands,
soldats, conseillers, concubines 3. Des figures apparaissent dans le monde
musulman : le jallâb (importateur) et le nakhkâs (maquignon). Ils importent et
distribuent des esclaves « produits » hors de l’Islam dans trois principaux
réservoirs : l’Europe de l’Est (slave), la steppe d’Asie centrale et l’Afrique
subsaharienne (par ordre d’importance).
Au sud de la Méditerranée, l’occupation arabe du Maghreb a pour
conséquence l’intensification des routes commerciales transsahariennes. Depuis
de nouvelles villes, Tahert et Ouargla (actuelle Algérie), des négociants
s’engagent dans un commerce régulier dans la boucle du Niger, qui porte sur
l’or, le sel et les esclaves, ainsi que sur l’ivoire, l’ébène et le musc. En parallèle,
plus à l’est, il existe une deuxième route à partir de Zawila, empruntée dès le
e
VIII siècle, qui passe par le Fezzan vers les régions du lac Tchad. Enfin, une

troisième route, occidentale, traverse le Sahara depuis le sud-est du Maroc, où la


ville de Sidjilmassa devient connue comme la « porte du pays des Noirs », le
Bîlâd al-Sûdân. Ces routes sont renforcées par la demande importante du monde
musulman et la formalisation des marchés. Dans une logique de conquête, les
Arabes, en étendant leurs incursions vers le Maghreb, « raflent » d’importantes
quantités d’esclaves hommes et femmes au titre de captures de guerre. D’autres
esclaves proviennent du tribut imposé aux peuples soumis, comme les Nubiens,
qui signent le traité de Bakt en 672, ou les populations du Fezzan (sud de la
Libye actuelle), qui s’approvisionnent au Kanem (Soudan central, Tchad). La
signature de ces traités, qui concernent quelques centaines d’esclaves par an,
atteste de l’existence d’une traite antérieure, mais celle-ci se voit stabilisée et
consolidée tant du point de vue des circuits que des intermédiaires, favorisant
l’émergence d’une filière. Les sociétés de traite qui fournissent les esclaves, une
fois les possibilités de production locale épuisées, s’organisent en bandes
militaires qui alimentent le trafic et étendent leur zone de chasse vers le sud.
Cette dynamique se confirme au fur et à mesure que les sociétés productrices
d’esclaves s’islamisent : les rafles et captures se reportent sur les populations que
les Arabes appellent « lam lam », animistes. Les deux sources
d’approvisionnement africaines, au sud du Sahara et au sud du Nil, s’étendent
vers le sud, en même temps que progresse l’islamisation. Plusieurs siècles de
trafic esclavagiste consolident les relations entre consommateurs, marchands et
producteurs d’esclaves. Alors qu’elle se faisait de manière indifférenciée,
puisque les royaumes africains achetaient également des esclaves européens ou
asiatiques aux Arabes, l’orientation du trafic se stabilise peu à peu du sud vers le
nord, le long des principales routes commerciales, et inscrit également dans les
habitudes la présence d’esclaves noirs – même s’ils ne sont pas majoritaires – au
Moyen-Orient, en Inde et en Europe.
Ainsi, du VIIe au XIe siècle, l’expansion musulmane réorganise l’économie
méditerranéenne et orientale. La construction de pouvoirs militaires, impériaux,
par leur activité de conquête quasi permanente mais aussi par l’installation d’un
pouvoir étatique, produit et consomme beaucoup d’esclaves. Ceux-ci sont
employés dans l’administration, pour la guerre, participent de l’enrichissement
des noblesses locales et des pouvoirs des marchands en fournissant
d’importantes domesticités. Ils sont également utilisés pour des travaux
d’infrastructures ou de plantation. Les logiques d’expansion des États
musulmans mais aussi chrétiens produisent donc l’offre (par la guerre de
conquête) et la demande (par la consommation accrue d’esclaves). Le trafic qui
articule offre et demande bénéficie d’une large région unifiée par l’islam, qui
favorise, par son unité culturelle, les institutions commerciales. Par conséquent,
tous les confins de ces empires (byzantin, franc, califats et sultanats), d’où sont
issus les esclaves, c’est-à-dire en Europe du Nord et de l’Est, en Asie mineure et
Caucase, en Afrique subsaharienne, voient leurs structures politiques et de
peuplement profondément modifiées par la demande en esclaves et
l’institutionnalisation du trafic. C’est le cas de l’Afrique de l’Ouest (où émergent
de nouvelles entités politiques et militaires), qui, en quelques siècles, s’est
profondément engagée dans l’économie de traite et devient, à partir du
e
XII siècle, le principal fournisseur des empires musulmans.

Formation des États de traite en Afrique


de l’Ouest
Au début du XIIe siècle, les cités italiennes, et en particulier Venise, prennent
l’ascendant sur l’économie méditerranéenne. Venise développe alors ses routes
commerciales par la mer Noire et vers l’Asie pour la traite d’esclaves qui
viennent des steppes et de l’Europe de l’Est. Ici, il ne s’agit plus de production
par la guerre mais bien pour la traite. Les Slaves du Caucase et du monde russe
sont capturés par des razzias dont l’objectif est le marché. Les esclaves sont
vendus aux marchands arabes, juifs et chrétiens (en Italie à Venise et Almada, en
Provence à Arles), qui les exportent en Europe du Sud, au Maghreb et dans la
Méditerranée orientale 4. Cette traite est à l’origine de revenus considérables
permettant aux Européens d’acquérir de la monnaie or arabe, dont la circulation
est un levier important de l’essor économique de la région européenne. C’est
d’ailleurs à cette époque, dans le bas Moyen Âge européen, que le mot « slave »
aurait donné le mot « esclave », par le même principe de métonymie que l’on
retrouvera dans le mot « nègre », même si des esclaves arrivent également du
Bilâd al-Sudan « pays des Noirs », au sud du Sahara.
Le développement des traites, et de manière plus générale du commerce vers
la Méditerranée, se répercute sur les formations politiques au sud du Sahara,
dont certaines vont être particulièrement renforcées par leur rôle dans le
commerce transsaharien. En raison de l’importance et de la régularité de la
demande en esclaves, la stabilité des filières de traite facilite la formation
d’entités politiques territoriales qui se fondent sur la maîtrise des marchés. C’est
le cas du royaume du Ghana, très ancien royaume de population soninké 5. Ce
royaume a connu un essor à partir du Ve siècle en s’appropriant de vastes
territoires, de la côte atlantique jusqu’au centre actuel du Niger, et en y
développant le commerce de l’or et du sel, ainsi que d’esclaves vers le nord. De
même, le royaume de Kanem, qui existe depuis la fin du VIe siècle, contrôle la
route vers le Fezzan et la ville de Zawila, où se tient pendant des siècles le plus
grand marché d’esclaves du Sahara, à destination de l’Égypte et du Proche-
Orient ou de la Tunisie 6.
La demande importante des principales villes de l’empire musulman pour le
sel, l’or et les esclaves, ainsi que l’intensification de la circulation commerciale
par l’activité des marchands berbères expliquent la croissance de l’empire du
Ghana. Celui-ci intègre peu à peu de nombreux territoires et devient une grande
puissance militaire et commerciale. Au Xe siècle, les armées du souverain du
Ghana annexent la capitale berbère Awdaghost et prennent complètement la
main sur le commerce transsaharien. Un chroniqueur arabe, Ibn Hauqual, décrit
alors le chef du Ghana comme « le souverain le plus riche de toute la terre ». Un
géographe du XIe siècle, Al Bakri, évoque la richesse des habitants de sa capitale,
dont certains posséderaient plus de mille esclaves 7.
Par ses relations avec le monde musulman, une partie importante de la
population du Ghana est islamisée au XIe siècle, lorsque les Almoravides
(Mauritanie) occupent la capitale de l’Empire et font tomber le pouvoir du
souverain. La chute du Ghana n’affecte pas les circuits commerciaux, au
contraire. Commence alors une période faste pour les Empires intermédiaires du
Maghreb, qui exploitent les routes commerciales entre le Soudan et l’Europe du
Sud. Des pouvoirs constitués par des bandes militaires opèrent en razzias dans la
région pour achalander en esclaves les nombreux marchands berbères qui
circulent entre le Soudan (bande sahélienne) et Al-Andalus (sud de la péninsule
Ibérique), et le trafic d’esclaves noirs s’intensifie. En parallèle, la route
saharienne occidentale est développée par les Almoravides, dynastie musulmane
qui occupe aux XIe et XIIe siècles le Maroc, la Mauritanie et la péninsule Ibérique.
Elle sera ensuite empruntée de la même manière sous la dynastie des
Almohades, royaume musulman de la dynastie berbère qui renverse les
Almoravides et occupe le Maghreb et Al-Andalus aux XIIe et XIIIe siècles. La
demande est alors d’autant plus forte que l’approvisionnement d’esclaves slaves
depuis l’Europe du Nord tend à se tarir.
En effet, l’Europe chrétienne ne fournit quasiment plus d’esclaves, en partie
à cause de l’interdiction par l’Église de vendre des chrétiens à des infidèles 8. La
limite religieuse imposée à la fois par la papauté chrétienne et par l’islam, tout
comme l’évolution de la production agricole qui intègre une partie des
travailleurs agricoles esclaves dans le servage, mais aussi l’importance des
populations franches ou affranchies dans le contexte des défrichements à partir
de l’an mille ralentissent les routes de traite en Europe du Nord. Cela ne signifie
pas que les Européens ne participent pas à l’économie de la traite. Au contraire,
les positions des cités italiennes progressent vers l’est et elles développent la
route commerciale terrestre vers l’Asie, sur les rives de la mer Noire et de
l’Adriatique, où elles prennent part au trafic des esclaves tatars, turcs, mais aussi
grecs et byzantins.
Cette configuration favorise encore le commerce d’esclaves africains au
e
XII siècle. La ville de Tombouctou, après le déclin du Ghana, devient le centre

économique, culturel et religieux musulman qui fait l’interface entre le Maghreb


et les petits États au sud, convertis à l’islam (gao, mandingues) qui ne s’étaient
pas soumis au Ghana. Au XIIIe siècle, d’autres empires émergent alors dans cette
région, dont les élites sont musulmanes. Ils vont assurer de nouvelles zones
d’approvisionnement à la traite pour le Maghreb et l’Égypte mais aussi devenir
eux-mêmes très consommateurs d’esclaves. L’empire mandingue du Mali, au
e
XIII siècle, prend le contrôle de la région après la dislocation de l’empire du

Ghana par les Almoravides. Lorsqu’en 1324, Kanka Moussa, l’empereur du


Mali, successeur de son fondateur Soundiata Keita, fait le pèlerinage à
La Mecque, il est accompagné, selon plusieurs témoignages, de milliers
d’esclaves (entre 8 000 et 15 000 selon les sources) et de dix tonnes d’or.
Quelques années plus tard, l’empire du Songhay, à partir de sa capitale
Tombouctou, succède à l’empire du Mali dans la région. Comme ses
prédécesseurs, il se fonde sur la maîtrise du commerce de l’or (exploité plus au
sud, en zone tropicale), du sel (au Sahara) et des esclaves parmi les populations
non islamisées. Il est même probable que les élites aient freiné l’islamisation de
la population pour maintenir un stock suffisamment important de captifs 9. Plus
l’islamisation a progressé, plus les razzias se sont effectuées vers l’intérieur et le
sud du continent. L’empire du Songhay et le Kanem-Bornou, plus à l’est,
contrôlent le commerce vers le Sahara et la Méditerranée orientale, le Kanem
captant à la fois les esclaves de la côte orientale (zendjs) 10 et du Soudan (pays
des Noirs, du Sénégal à l’Éthiopie). Claude Meillassoux qualifie ces entités
politiques de sociétés militaires de traite, où l’esclavage a pour finalité la guerre
elle-même, raison d’être du pouvoir aristocratique militaire, bien plus que le
marché.
Autrement dit, bien qu’elle reste secondaire au sein du trafic global, la traite
africaine, de l’époque antique jusqu’aux débuts de l’Empire ottoman, s’est
consolidée comme institution, et d’autant plus quand, à partir du IXe siècle, elle a
sous-tendu la fondation et le développement des États dits soudanais. Puisque la
production d’esclaves ne se fait pas, par définition, par reproduction biologique
mais par le prélèvement d’adultes sur d’autres populations, la traite a
évidemment des conséquences importantes sur le plan démographique dans toute
l’Afrique de l’Ouest, ne serait-ce que parce que les guerres de capture ou razzias
organisées par des milices commerciales n’ont cessé de déséquilibrer, disperser
et réasssembler les populations de la région, créant un brassage culturel et
linguistique très important.
Au début du XVe siècle, l’esclavage, avec la guerre, est une des institutions
les plus solides, que l’on trouve aussi bien dans la féodalité européenne que dans
les califats islamiques, et qui implique désormais la côte orientale africaine et les
empires soudanais. Dans ces empires, les circuits de traite et
l’institutionnalisation de la guerre de capture ont littéralement modelé les entités
politiques et les relations sociales. À la demande méditerranéenne très
importante, qui conduit des millions d’esclaves à travers le Sahara, s’ajoute
l’utilisation accrue de l’esclavage dans ces mêmes États militaires et marchands.
Les routes de traite n’ont cessé de progresser vers l’intérieur et le sud du
e
continent africain. À partir du XV siècle, les Européens de l’Ouest vont
s’engouffrer dans cette dynamique pour lui donner une nouvelle amplitude.

Le poids historique de l’esclavage


Que retenir de cette rapide définition anthropologique et historique de
l’esclavage avant le début de la traite atlantique ?
Les analyses anthropologiques proposées par Claude Meillassoux, faisant de
l’esclavage l’antinomie de la parenté, permettent de repérer quelques
caractéristiques générales de l’esclavage par-delà l’infinie variété des contextes
historiques et culturels dans lesquels cette institution s’est développée, et qui
empêche souvent les historiens d’en proposer une définition. En Afrique de
l’Ouest, où le système de parenté régit entièrement les règles du social, cette
exclusion de l’esclave de la parenté équivaut, on l’a vu, à une expulsion
symbolique de l’humanité. Or, partout, quels que soient les termes et les
institutions qui caractérisent les libres – les hommes, les membres de la
communauté, les fidèles, les citoyens, etc. –, l’esclave se distingue par
l’impossibilité de participer à cette commune humanité, non seulement comme
individu mais en tant que parent. C’est ce qui explique l’extrême violence, sur le
plan symbolique, de l’esclavage. Que cette violence ait pour antécédent la
violence physique (capture, torture d’initiation) ou non, elle est dans tous les cas
instituée, c’est-à-dire qu’elle est devenue institution, si bien qu’on ne la remet
pas en cause ou à peine. Connue de tous, elle permet un certain nombre
d’activités et d’échanges, de relations sociales, qui toutes s’accordent sur le
même principe qui différencie l’esclave du libre.
Cet aperçu historique montre également que l’esclavage n’est pas associé à
une couleur, une région ou une population particulière. De fait, les réseaux de
traite ont eu tendance à établir des habitudes et des associations, mais la
circulation des populations esclaves était si complexe que la couleur, ou
l’origine, ne peut être considérée comme un marqueur de l’esclavage. D’ailleurs,
il n’y en a pas besoin : car l’autre effet d’une telle institution, en dehors des
conventions qu’elle établit au sein d’une société donnée, est qu’elle détermine en
soi le statut de l’esclave. Un esclave est un esclave, et il n’est pas nécessaire de
le justifier. Il faut faire cet effort d’imagination et se plonger dans le monde
antique et médiéval pour comprendre que l’esclavage, par son existence, est une
justification en lui-même du statut des esclaves. Pour mieux se le figurer, nous
pouvons évoquer la démonstration d’Aristote à propos de l’esclavage qu’il dit
« naturel » dans une société, celle des cités grecques, où peut-être la moitié de la
population est esclave 11. Pour le philosophe, contrairement à ce que l’on veut
souvent lui faire dire, ce ne sont pas telles ou telles populations qui sont
« naturellement » esclaves, c’est l’ordre social lui-même qui est naturel, et donc
la séparation du travail et des tâches selon les catégories « esclave » et
« maître », qui ne font que reprendre une analogie du fonctionnement naturel du
corps et de l’âme. Au-delà du questionnement philosophique, l’esclavage est
surtout un fait social majeur dans la Méditerranée antique puis médiévale, qui
n’a d’ailleurs pas besoin d’Aristote pour se perpétuer. Plus encore, aucune
théorie religieuse ou philosophique ne vient réellement remettre en cause
l’évidence de l’esclavage avant la fin de l’époque moderne. Ce n’est pas non
plus le cas des trois religions du Livre, dont les textes, écrits à différentes
époques de l’Antiquité et du Moyen Âge, ont tous été élaborés au sein de
sociétés esclavagistes. En revanche, le développement des pensées juive,
chrétienne et musulmane, l’une après l’autre et parfois ensemble, a ouvert une
brèche importante dans cette évidence en supposant d’une part l’universalité
humaine, d’autre part la difficulté morale d’un esclavage parmi les fidèles. Le
caractère prosélyte, du moins à cette époque, des trois religions, qui suppose la
possibilité de la conversion sans restriction, a pour conséquence une dynamique
paradoxale : en même temps que le nombre des fidèles augmente, il faut
repousser plus loin les lieux de la production d’esclaves, là où l’humanité, d’une
certaine manière, n’a plus cours. De plus en plus étranger, l’esclave n’arrive
dans la société qui l’emploie que déjà « fait » esclave, et ainsi il peut intégrer
l’ordre « naturel » des choses sans soulever de contradiction morale. Son statut
d’esclave réalise en lui-même le travail de violence symbolique qui l’extirpe de
l’humanité, travail qu’assumera plus tard la race. Cette dynamique est essentielle
car elle définira l’émergence d’un « ordre blanc » dans la tension, amorcée par
les religions monothéistes, entre universalisme égalitaire et domination
esclavagiste.
Dernier point important : signalons la place de l’esclavage dans l’Europe
occidentale à la fin du Moyen Âge. Il est vrai que les Européens, à partir des
villes italiennes, font bonne figure parmi les trafiquants d’esclaves, organisant
des expéditions militaires de plus en plus lointaines. Pourtant, cette activité de
traite est plutôt destinée aux économies du sud et de l’est de la Méditerranée. Le
travail esclave, en dehors de l’Europe du Sud où il reste en usage, constitue de
moins en moins la base du travail agricole. L’interdiction de faire des esclaves
chrétiens ainsi que l’intégration progressive des esclaves des grands domaines
sous le statut de serfs font que l’esclavage disparaît peu à peu des pratiques,
cédant la place à d’autres formes de travail et d’exploitation. À partir du
e
XI siècle en effet, l’Europe occidentale amorce une séquence économique
importante faite de défrichements de la surface forestière. Pour une bonne partie,
ce défrichement repose sur des chartes signées par la noblesse féodale avec des
hommes francs, libres ou affranchis à cette occasion du servage. Sans en être
absents, l’esclavage et le travail forcé n’y sont plus les modalités de production
majoritaires, ce qui soulève sans doute des problématiques importantes pour
l’histoire de l’Europe, que ce livre ne peut aborder. Mais que s’est-il passé pour
que les Européens, au cours du XVe siècle, redécouvrent l’esclavage et le
déploient à une échelle inédite ?
CHAPITRE 3

La dynamique européenne

Nous avons appris en classe, plus ou moins précisément, que le début du


e
XVI siècle européen voit advenir la « Renaissance », qui coïncide grosso modo

avec l’invention de l’imprimerie, la réforme protestante et la découverte de


l’Amérique. Nous savons aussi qu’à cette époque les Européens se lancent dans
une conquête systématique du reste du monde, et l’on entend souvent que
l’histoire du racisme débute avec la soumission des Indiens d’Amérique. Mais
l’importance que nous donnons à l’irruption de la modernité dans le récit
historique de l’Occident nous rend peu attentifs à la continuité de la dynamique
européenne depuis le bas Moyen Âge. Or, il est utile de revenir sur les
particularités de l’empire européen, constitué à partir du XVIe siècle par un
ensemble de Couronnes et de nations, et de ses cadres qui se mettent en place à
partir du IXe siècle pour comprendre les relations spécifiques de cet empire avec
l’esclavage, lorsque celui-ci est soudain « redécouvert » au cours du XVe siècle.

Un paradoxe dans la construction de l’Europe


Sans être inconnue des Européens occidentaux, l’institution de l’esclavage
perd indéniablement du terrain après la chute de l’Empire romain, jusqu’à
pratiquement disparaître des royaumes chrétiens à la fin du Moyen Âge. Il ne
faut pas chercher les raisons de cet abandon dans une position religieuse ou
morale du christianisme. L’esclavage a d’ailleurs à la même époque très bien
prospéré dans l’empire chrétien de Byzance. De fait, l’Église, depuis ses débuts,
reconnaît sans le condamner l’esclavage comme une réalité du monde terrestre.
À peine suscite-t-il quelques discussions durant le haut Moyen Âge, plus
spécifiquement à propos de l’esclavage des chrétiens, qui semble à certains
contradictoire avec le message du Christ. Les autorités chrétiennes ont pu inciter
çà et là à l’affranchissement des esclaves chrétiens ou condamner la capture de
chrétiens 1. Le faible nombre d’esclaves dans l’espace ouest-européen du IIIe au
e
XIII siècle tient plutôt au fait que cette région reste en marge de l’économie

mondiale, dont le centre de gravité est l’Orient méditerranéen, effervescent sur le


plan culturel, technologique, économique. Autour des capitales politiques et le
long des routes commerciales les plus denses, on l’a vu, l’esclavage fleurit. La
traite est même une composante essentielle de ces échanges et des systèmes
productifs.
Les incursions incessantes des chrétiens, musulmans, pirates de part et
d’autre des frontières du monde musulman, les évolutions constantes de ces
dernières font que la capture d’esclaves de guerre reste une activité importante.
Captifs et marchands circulent dans les deux sens. Dans les domaines du sud de
l’Europe, parmi la domesticité des grandes maisons, on trouve donc toujours
beaucoup d’esclaves. En revanche, l’Europe de l’Ouest est encore trop pauvre,
trop peu peuplée pour participer à cette économie. Le travail esclave est tout
simplement un luxe que la démographie européenne ne peut se permettre. Les
esclaves « produits » par les rois francs sont vendus aux États musulmans en
Méditerranée. Ceux qui ont été utilisés sur place, dans les grands domaines
agricoles, ont perdu progressivement leur caractéristique d’esclave au profit
d’une autre catégorie du travail forcé. Les régimes seigneuriaux qui se
développent alors ne se fondent pas sur la possession d’une main d’œuvre en
elle-même, mais sur l’adossement de cette dernière à la terre. Le principe de fief,
qui constitue la base du système féodal, désigne les droits perçus par le seigneur
sur un domaine travaillé. Ainsi, plus que la possession d’esclaves, l’occupation
de l’espace et la densité du peuplement sont les enjeux de la société médiévale,
où la forêt et la maladie menacent les équilibres de production et donc de
pouvoir. C’est pour cette raison que les esclaves, parfois nombreux dans les
grands domaines carolingiens au IXe siècle, ont peu à peu été attachés à la terre,
sous la catégorie non plus d’esclaves mais d’« asservis », de « serfs » (avec le
problème que le terme latin « servus/servi » désigne à la fois l’esclave et le serf).
Le serf se distingue de l’esclave par sa vocation à produire et se reproduire sur
la terre où il est contraint de demeurer. Contrairement à celui de l’esclave, le
travail du serf est reproduit sur place. Sa privation de liberté consiste
principalement dans l’assignation à travailler sur le domaine. C’est d’ailleurs à
ce moment, à partir du Xe siècle, que l’Église chrétienne cherche à imposer le
mariage parmi la paysannerie et ainsi à stabiliser le peuplement 2, en promouvant
l’unité familiale et l’attachement à la terre. Ce glissement vers le servage aboutit
en quelques siècles à la disparition complète de l’esclavage dans la région
européenne.
Ce processus est accentué par une autre caractéristique de l’essor de
l’économie européenne. À partir du XIe siècle, celui-ci repose sur la « libération »
du travail forcé et l’augmentation de la population libre. Portée par les noblesses
européennes, franques, gothiques ou autres, ainsi que par le développement des
ordres monastiques (ordre de Cluny, Cisterciens), s’amorce au XIIe siècle une
formidable politique de défrichement, grâce à l’intensification du travail et à
l’accroissement des rendements, permettant d’étendre la surface cultivée. Or, ces
mouvements de défrichement des XIIe et XIIIe siècles reposent partout sur des
« chartes » de peuplement, une sorte de contrat signé entre le seigneur et des
colons paysans, dans lequel les clauses incitatives sont très importantes. La
plupart de ces chartes exonèrent les futurs habitants d’une partie des charges
seigneuriales et, le cas échéant, leur accordent la liberté en échange de leur
travail de défrichement. La paysannerie de l’Europe de l’Ouest forme alors une
population de plus en plus nombreuse d’hommes « francs », libres ou affranchis
à cette occasion du servage.
Parallèlement, on voit aussi en Europe évoluer les formes du politique, dont
l’État moderne est l’aboutissement. Depuis les invasions barbares et le
développement du pouvoir ecclésiastique, l’Europe politique est constituée par
une trame dense, à la fois mouvante et homogène, d’alliances et de rivalités entre
les familles qui tiennent la noblesse féodale et l’administration de l’Église. Or,
l’État moderne va surgir d’une accumulation de pouvoir rendue possible par
l’alliance non plus personnelle et familiale des évêques, papes, rois ou comtes,
mais institutionnelle entre la papauté et les Couronnes. Cette construction
mutuelle du pouvoir politique a pour projet la pénétration du commerce
méditerranéen et pour cadre la guerre sainte. Dans cette gestation, du XIe au
e
XV siècle, sont formulées les règles du jeu, c’est-à-dire les conventions

formalisées, de l’État moderne européen, qui vont permettre le développement


de l’esclavage à grande échelle, dans la plus grande contradiction avec la
dynamique d’expansion par affranchissement.
L’alliance entre la papauté et le pouvoir royal en Europe est, dès le IXe siècle,
la base des dynasties féodales et a déjà pour prétexte la guerre de « reconquête »
face aux musulmans. Pépin le Bref, fils de Charles Martel, le fameux maire du
palais du royaume franc qui arrête les Sarrasins à Poitiers en 732, se voit
reconnaître roi des Francs par le pape et fonde la dynastie carolingienne. Son fils
Charlemagne est sacré empereur par Rome, qui ainsi rompt avec l’empire de
Byzance. Le projet qu’on nommera ensuite « croisade » forge l’alliance politique
entre Rome et les Couronnes européennes. Lancée pour la première fois par le
pape Urbain II à la fin du XIe siècle, juste après que les Turcs se sont installés à
Jérusalem, la croisade est une entreprise religieuse, militaire et commerciale qui
a pour objectif d’assurer le pèlerinage des chrétiens à Jérusalem, fût-ce par la
force, et au passage de consolider les positions commerciales en Méditerranée.
Ces expéditions supposent la réunion de grosses sommes d’argent et les
domaines seigneuriaux de toute l’Europe sont mis à contribution, ainsi que les
premiers établissements de banque, conçus pour l’occasion, tout comme les
organisations économico-religieuses, les ordres (du Temple, du Christ, etc.), qui
en font la gestion.
La « reconquête » (Reconquista) de la péninsule Ibérique sur les musulmans
relève du même principe d’entreprise militaire liant le pouvoir royal et la
papauté. Comme les croisades vers Jérusalem, ces entreprises menées par des
rois chrétiens, francs et wisigothiques, encouragées par Rome, se succèdent du
e e
XI au XIV siècle et progressent vers le sud. Reconquista et croisade s’appuient
sur le même cadre légal, produit par la papauté à partir de deux principes
fondateurs. Le premier est défini dans la bulle Terra Nullius promulguée par le
pape Urbain II lors du premier appel à la croisade. La bulle désigne la « terre de
personne » comme celle qui n’est occupée par aucun roi chrétien ; elle peut donc
être conquise au titre de l’expansion du domaine de la chrétienté par un roi
chrétien. En même temps qu’il rend légitime et illimitée l’expansion du
christianisme, ce même principe implique qu’aucune terre occupée par un roi
chrétien ne peut être conquise ou attaquée, c’est-à-dire reconnaît la souveraineté
des Couronnes chrétiennes et avec elle l’existence d’une frontière territoriale, ne
serait-ce que provisoire. Nous avons ici le dispositif de l’expansion européenne :
des souverainetés territoriales, définies par leurs frontières entre elles, mais dont
la vocation est de s’étendre à l’infini et donc de se partager le monde.
Le deuxième fondement juridique de la croisade est la justification de la
guerre, et, avec elle, l’usage de la violence et le prétexte pour mettre en
esclavage de nouveaux captifs. Discutée et théorisée à plusieurs reprises –
notamment par saint Thomas d’Aquin au XIIIe siècle –, la « guerre juste » énonce
les conditions dans lesquelles l’usage de la violence est légitime pour l’extension
de la chrétienté. Du fait qu’elle suppose l’usage de la violence, la mise en
esclavage est encadrée et régulée par ce principe. Elle est donc également
permise, voire nécessaire. Autrement dit, l’Europe se construit au cours du bas
Moyen Âge sur un double processus : l’affranchissement des hommes par le
peuplement d’un côté et la production d’esclaves par la guerre de l’autre.
La progression des rois chrétiens dans leur reconquête de la péninsule
Ibérique permet de voir se mettre en œuvre et s’articuler ces différentes
composantes de la dynamique européenne. Le financement des guerres se fait lui
aussi par les ordres, en particulier lorsque l’ordre du Temple sera dissous et
démantelé au profit d’ordres royaux, directement sous le domaine des rois. C’est
le cas de l’ordre du Christ au Portugal qui deviendra l’opérateur de la conquête
atlantique. Dans cette reconquête, les rois alliés et leurs vassaux se redistribuent
en permanence les territoires, au gré des victoires et des reculs face aux
royaumes musulmans, mais aussi de leurs rivalités internes. Une entité se
renforce en particulier dans ce processus, la Couronne de Castille, qui domine
peu à peu ses concurrents et alliés. Le comte du Portugal, qui « re » conquiert
Lisbonne et se fait reconnaître par le pape comme roi du Portugal en 1139,
n’aura de cesse, comme ses héritiers, de maintenir sa souveraineté face à sa
voisine, la Castille, et de faire reconnaître les frontières de son royaume. À la fin
du XIIIe siècle, ayant repoussé les Sarrasins et bloqué les Castillans, le Portugal
devient ainsi le premier État européen dont les contours subsistent jusqu’à nos
jours. À l’intérieur de ces limites, le territoire portugais s’est formé en quelques
siècles sur deux fondements. D’une part, l’occupation et le peuplement des terres
conquises, sur le même principe que les défrichements, se sont opérés par
l’octroi de chartes à des colons venus de toute l’Europe, parfois de manière
contrainte, et qui forment des « assemblées d’hommes libres ». D’autre part, ont
été incorporés les domaines sarrasins ou maures (almoravides), au sud du Tage,
là où esclavage et servage étaient d’usage dans les plantations. La « guerre
juste » permet d’inclure telles quelles ces populations serviles sous l’autorité de
la Couronne. Ainsi, en même temps que la souveraineté portugaise s’appuie sur
le statut d’hommes libres et sur leurs « conseils », villageois ou municipaux, qui
se trouvent aux origines de la citoyenneté européenne, elle accroît le nombre des
esclaves et des exclus du droit (les juifs et les Maures se voient également
restreindre leurs libertés).
Enfin, il ne faut pas perdre de vue que l’objectif concret de ces entreprises
militaires reste la pénétration de l’espace économique méditerranéen, foyer de la
richesse mondiale duquel l’Europe reste en marge jusqu’au XIIIe siècle. Seules les
cités du Sud, déjà bien intégrées aux réseaux marchands orientaux, ont su
profiter de l’affaiblissement des empires méditerranéens, byzantins, et égyptiens,
après que les Turcs se sont installés au Proche-Orient. Si bien qu’au XIIIe siècle
Venise et Gênes mais aussi Marseille sont déjà bien positionnées dans les
marchés méditerranéens, dont celui de la traite, qui se réoriente alors de l’est (les
Slaves) vers l’ouest. Les cités portuaires, qui sont organisées en « républiques »
avec leur propre flotte marchande et militaire, se voient de plus en plus
concurrencées par leurs cadettes ibériques : Barcelone, Lisbonne puis Séville.

Portugais et Castillans en Atlantique


Sud au XVe siècle
Au début du XIVe siècle, les navires européens sillonnent l’archipel des
Canaries, en face du Maroc. Des chasseurs d’esclaves viennent s’y
approvisionner régulièrement parmi les populations locales (les guanches). En
1402, un navigateur normand, tout en poursuivant la capture d’esclaves, y mène
une expédition avec plusieurs familles de colons pour y évangéliser les habitants
et en profite pour s’emparer de la production du lichen rouge utilisé dans les
teintures dieppoises. Dans la logique de la Reconquête, il se fait adouber par le
roi de Castille comme roi des Canaries.

MÉCANISMES DE LA COLONISATION EN ATLANTIQUE

Lancée dans sa Reconquista vers le sud, la Couronne de Castille compte en


effet poursuivre son expansion vers le Maroc, au moins pour maîtriser les eaux
dangereuses de la Méditerranée et du détroit qui pullulent de pirates et où les
incidents se multiplient. La même motivation pousse Henri le Navigateur, fils du
roi du Portugal, à la conquête de Ceuta, en face de Gibraltar, dont il s’empare en
1414. À cette occasion, il accède aux routes commerciales transsahariennes et
n’aura de cesse de les remonter pour pouvoir traiter directement avec les
fournisseurs, subsahariens puis, au-delà, asiatiques. Cette ambition le conduit à
faire occuper l’île de Madère, au large des côtes marocaines, à partir de 1419.
Cette île n’est pas peuplée. Comme pour les Canaries, ses découvreurs y
installent des colons, sur le même mode que les chartes de défrichement. Des
Flamands par exemple sont envoyés par Henri le Navigateur pour exploiter le
bois de l’île et y cultiver le blé, puis la canne à sucre.
Les progrès rapides de la navigation portugaise, sous l’impulsion d’Henri,
vont conduire les Européens plus à l’ouest. En 1427, ils accostent sur un autre
archipel non peuplé, les Açores, dont ils prennent possession au nom du roi du
Portugal. Pour assurer son exploitation, on y fait venir aussi des colons
flamands. Aux Açores et à Madère, Henri met alors en place ce qui deviendra le
mode opératoire de la colonisation portugaise : une fois établie l’autorité du roi
du Portugal, celui-ci octroie un « mandat » aux explorateurs-découvreurs pour
opérer des concessions de terres à de futurs colons. Ces concessions
(capitaineries pour les découvreurs, sesmarias pour les exploitants) ne sont
valables que dans la mesure où les terres sont cultivées ou qu’elles donnent lieu
à une exploitation économique, dont la Couronne perçoit une partie confortable
(un quart, puis un cinquième pour les autres colonies). La conquête, et
l’exploitation d’un territoire vierge dans le cadre de la guerre sainte, est donc une
entreprise à la fois publique (royale) et privée, à vocation commerciale.
Car deux ambitions se combinent dans les navigations européennes
atlantiques : progresser dans le commerce transsaharien en contournant les
Berbères pour atteindre les produits orientaux et africains, mais aussi, pourquoi
pas, se lancer dans la production de ce qui s’achète si cher aux Orientaux : en
particulier le sucre, qui ne peut être cultivé dans les climats européens trop froids
ou trop secs.
Un autre verrou saute en 1434 lorsque les navires portugais franchissent en
Afrique le cap Bojador, au niveau des îles Canaries, qui constituait jusqu’à
présent la limite maritime aux capacités de navigation. Grâce à l’amélioration
des caravelles et au perfectionnement de la mesure de la longitude, les frontières
du monde connu jusqu’alors sont dépassées. Curieusement, c’est la même année
que le pape Eugène IV, dans une situation de relative faiblesse politique, tente de
poser une limite morale à la dynamique européenne. Par la bulle Sicut Dudum en
1435, il condamne l’exploitation et l’esclavage des habitants des Canaries,
menaçant d’excommunication les auteurs de ces crimes qui prétendent
évangéliser au nom du roi de Castille – démarche inédite et qui restera
exceptionnelle.
Cet avertissement ne perturbe pas l’ambition des rois chrétiens qui
continuent de faire financer et d’organiser des expéditions le long de la côte
africaine, désormais ouverte à la navigation. Dans les années 1430 et 1440, les
navires européens abordent les côtes de la Mauritanie, puis du Sénégal. Ils y
rencontrent des habitants, qu’ils capturent au passage, et des marchands dont ils
convoitent les produits : or, ivoire, épices. Pour établir des liens commerciaux à
la source, ils utilisent les captifs comme interprètes, sans beaucoup de succès. Il
faut dire que ces explorateurs sont généralement brutaux et peu scrupuleux 3. Si
la capture d’esclaves n’est pas le but principal de leur voyage, cette pratique
augmente au fur et à mesure qu’ils explorent l’Afrique. La Couronne portugaise
en autorise l’importation en 1440. À Lagos, port du sud du Portugal, en 1444,
débarque une prise exceptionnelle de 235 esclaves africains, qui sont partagés
entre les membres de l’expédition, et dont le « spectacle » est si cruel qu’il
émeut aux larmes le chroniqueur qui le relate 4.

CONQUÊTES COMMERCIALES

Un important changement sur le front oriental – la rupture de la route


commerciale terrestre par les Turcs, qui prennent Constantinople en 1453 – va
accélérer les entreprises de l’ordre du Christ dont Henri le Navigateur est le
maître et pour le compte duquel les colons produisent. À la volonté de mettre la
main sur le commerce africain sans passer par le Sahara s’ajoute désormais la
pression de l’ensemble du monde chrétien pour explorer de nouvelles routes
maritimes vers l’Asie et ainsi contourner les Turcs. Le pape Nicolas V, qui par
plusieurs bulles et lettres arbitrait les conflits entre les Couronnes de Castille et
du Portugal en Atlantique, tranche en faveur du roi portugais, Afonso, et de son
oncle Henri. Par la bulle Romanus Pontifex en 1455, il attribue au roi portugais
l’entière faculté pour explorer, capturer, vaincre et soumettre tous les
Sarrasins, païens ou tout autre ennemi du Christ où qu’ils soient, et tous
leurs royaumes, domaines, duchés principautés, possessions qu’ils ont en
leur possession, ainsi que de réduire leur personne en perpétuel
esclavage, de s’approprier pour sa personne et ses héritiers l’ensemble
de leurs domaines, royaumes, duchés, principautés, etc. pour lui seul et
son seul profit.

Cette décision s’applique à toute exploration au sud des Canaries, qui restent
dans le domaine du roi castillan. La bulle s’inscrit dans une série d’autres
mesures qui traduisent la longue négociation entre les royaumes chrétiens
concurrents depuis le début des entreprises atlantiques. Elle reprend surtout les
principes de la « guerre juste » qu’avait développés Thomas d’Aquin, guerre qui
fonde à son tour l’un des trois motifs légitimes de l’esclavage établis en Castille
à la même époque par le traité des Siete Partidas. Enfin, elle s’appuie sur le
principe de Terra Nullius qui avait été élaboré pour les croisades depuis le
e
XI siècle. Par ces deux aspects, les bulles papales des années 1450 mettent en

place le Mare clausum, c’est-à-dire l’idée que la mer est « réservée » aux rois
chrétiens et répartie entre eux. De la négociation entre les royaumes chrétiens
pour l’exploitation de l’Atlantique émerge le futur droit international.
Concrètement, la présence des Portugais en Afrique se traduit par la
circulation de nouvelles richesses en Europe. En 1455, le roi installe la Casa da
Guiné e da Mina à Lisbonne, entrepôt où sont déchargées toutes les
marchandises, qui sont taxées par la Couronne avant d’être envoyées à Anvers,
nouvelle Bourse commerciale après le déclin de Bruges. La Couronne portugaise
y dispose là-bas de son comptoir, la « Feitoria de Flandres », pendant un siècle.
Après la mort d’Henri en 1460, le roi portugais Alfonso V poursuit les
expéditions et gagne son surnom de « l’Africain ». En 1462, des navires
portugais accostent à nouveau sur un archipel non peuplé, les îles du Cap-Vert,
qui sera utilisé comme base pour le commerce avec les marchands africains.
C’est là que les Portugais commencent véritablement à participer à la vente
d’esclaves. Ils en rapportent un millier par an à Lisbonne, qui sont employés
comme domestiques dans les grandes maisons de la ville ou vendus en Europe 5.
En 1466, pour la première fois, un convoi portugais d’esclaves débarque à
Madère, afin de travailler dans une plantation de sucre. Sans qu’elle donne
réellement suite, cette opération préfigure le modèle de la plantation atlantique,
qui verra le jour quelques années plus tard à São Tomé.

La plantation atlantique
Car, en 1471, les Portugais occupent à nouveau un petit archipel non peuplé,
au large de l’actuel Gabon, baptisé São Tomé. Jusqu’à présent, le trafic
d’esclaves est une activité « collatérale » au commerce africain, et, de plus en
plus, un truchement pour obtenir de l’or. Ainsi les Portugais achètent déjà des
esclaves sur la côte du Gabon, voire plus au sud vers l’actuel Angola. Ils les
revendent aux marchands d’Afrique de l’Ouest, en échange de l’or qui est l’objet
principal de leur convoitise dans la région. En fait, les Portugais se substituent
aux États de traite soudanais en fournissant des esclaves, achetés par exemple au
royaume du Zimbabwe, contre de l’or. Seule une partie de ces esclaves est
envoyée vers l’Europe, et sert de manière non significative pour l’économie
portugaise. Mais la prise de São Tomé fait évoluer ce schéma. Les navires
portugais utilisent d’abord l’île comme une étape de navigation, notamment pour
l’achat d’esclaves, qu’ils revendent ensuite plus au nord. Et ainsi va surgir un
« coup de génie » promis à un destin fracassant : les premiers colons venus du
Portugal, (des « dépendants » – vassaux – de l’ordre du Christ, des juifs du
Portugal) y sont sommés de produire du sucre, car le roi souhaite prolonger la
bonne expérience de Madère qui pouvait déjà en exporter 2 500 tonnes par an.
Pour cela, les Portugais vont utiliser sur les plantations de São Tomé les esclaves
qu’ils achètent au Gabon ou en Angola pour leur propre compte. L’entreprise
tient très bien ses promesses et la production de sucre à São Tomé, en 1488,
égale déjà celle de Madère. Elle la surpasse même rapidement, si bien que le
Portugal devient un gros importateur de sucre en Europe. La traite d’esclaves
devient essentielle. Elle justifie l’établissement de places fortes sur la côte, des
comptoirs où seront stockés et réacheminés les esclaves. En 1481, le fort
d’Elmina est construit sur la côte de Guinée. Tous les éléments de l’économie
atlantique sont en place.
L’épisode de São Tomé, s’il semble s’inscrire dans une suite logique et
n’être qu’une étape parmi de nombreuses autres dans la dynamique d’expansion
des Ibériques, mérite que l’on s’y attarde un moment. Il s’y opère en fait une
rupture dans la conception de l’économie, cruciale pour le projet colonial et celui
de l’économie moderne en général. Henri le Navigateur et quelques mercenaires
qui travaillent pour son compte ont développé en cinquante ans un concept
majeur de production. Quelques hommes au bout de la terre (l’Atlantique est
tout à fait le « bout du monde » médiéval) convoitaient les lointaines
marchandises asiatiques, dont le sucre était peut-être la plus rentable. Pourquoi si
loin en Asie ? Car ils n’ont ni le climat, ni les terres et la force de travail
disponibles pour produire du sucre en Europe. C’est bien ce qui fait le prix du
sucre asiatique. Pour le vendre eux-mêmes et en tirer les bénéfices, ils ont investi
massivement dans le développement de technologies du transport et du
franchissement de la distance. Ils peuvent donc se déplacer et opérer eux-mêmes
ce commerce. Ceci est un premier point. Au cours de cette conquête maritime,
ils réalisent qu’ils peuvent tout simplement occuper et s’approprier des
territoires, plus propices à ces cultures. Deuxième point. Certes, il n’y a
personne, ou pas assez, pour travailler sur ces terres, mais qu’à cela ne tienne, en
cherchant l’or et en s’immisçant dans les échanges commerciaux avec l’Afrique
de l’Ouest, ils découvrent qu’ils ont accès à une réserve de main-d’œuvre, dont
ils peuvent disposer à leur guise par le biais de l’esclavage et de la traite.
Troisième point. Alors que ces quelques hommes n’avaient pas les moyens de
produire par eux-mêmes ces marchandises à haute valeur ajoutée, ils réunissent
toutes les conditions nécessaires en un seul lieu, São Tomé. En quelques
décennies, ils ont contourné la plupart des contraintes (espace, distance,
démographie, densité, pouvoir) qui jusqu’à présent organisaient les sociétés. On
pourrait comparer cette innovation à celle de la délocalisation du travail par les
firmes transnationales, telle qu’elle s’est inventée dans le capitalisme de la fin du
e
XX siècle : la mise en place de quelques conventions internationales et la

possibilité de réunir les conditions de production les plus rentables n’importe où


dans le monde. Il fallait tout simplement y penser.
Le système de la plantation atlantique est en place. Il s’est affranchi des
distances par les caravelles, les comptoirs et les réseaux marchands, du temps
(on peut rapidement ajuster les stocks de main-d’œuvre grâce au marché de la
traite, sans attendre le renouvellement des générations), et des structures de
pouvoir (l’esclavage comme institution permet de résoudre la plupart des
relations sociales). À partir de là, tout est possible. Il leur suffira de se laisser
dériver de 5 000 km dans les routes maritimes de l’Atlantique Sud, portés par
hasard par des vents favorables (l’équivalent du gulf stream) pour poursuivre
l’entreprise à une plus grande échelle, dans une autre « île non peuplée » (du
moins pas trop densément), le Brésil. En 1488, Bartolomeu Dias, autre
navigateur portugais, franchit le cap de Bonne-Espérance. La fameuse route
atlantique vers l’Asie est enfin ouverte. Il faut seulement attendre un peu et, en
1498, le premier navire portugais, celui de Vasco de Gama, arrive en Inde. Non
seulement les Européens ont ouvert leur route vers les marchandises asiatiques,
mais ils ont aussi installé, tout au long de cette route, des comptoirs, désigné des
partenaires commerciaux, établi des accords, et enfin pu développer leurs
propres productions « asiatiques ».

Au bout du compte, les Européens, dans une dynamique d’expansion très
classique, ont repoussé une limite fondamentale dans la production des
ressources, celle du transport, en permettant l’éloignement des lieux de
production des centres politiques et des marchés. Ces derniers sont situés en
Europe et resteront en Europe. En second lieu, le transport a permis aussi
l’occupation des zones tropicales les plus propices à la production de haute
valeur ajoutée. Enfin, ils ont exercé une mainmise sur le travail, en allant le
chercher là où il était disponible (dans les zones de traite) et en l’acheminant là
où l’on en avait besoin (dans les zones tropicales non peuplées).
Ce dernier principe a l’air simple pour nous aujourd’hui, après cinq siècles
de capitalisme et d’optimisation des facteurs de production, mais il n’est pas du
tout évident au XVe siècle, car il marque une rupture, de rythme et d’échelle, avec
les modalités traditionnelles de reproduction de la société. Il n’est pas calé sur la
reproduction des générations de travailleurs, ni sur les équilibres entre
production pour la subsistance et surplus, ni sur les institutions traditionnelles du
pouvoir. Au fond, il sépare brusquement les fonctions de production et de
reproduction, jusqu’ici interdépendantes dans l’économie et la société
européenne. En considérant la disponibilité du travail des producteurs comme
une question autonome de celle du peuplement, il repose sur le court terme et la
rationalisation ; c’est en somme la modernité économique qui voit le jour.
Cette rupture est l’affaire de l’Europe tout entière : on l’a suivie en détail à
partir du Portugal mais la notion de « Portugal » comme nation n’existe pas
encore. Il y a des Européens et Méditerranéens chrétiens, des Juifs et des
Maures, des Flamands, des Bourguignons, des Génois, des Vénitiens, bref, c’est
le capitalisme marchand européen tout entier qui est derrière cette expansion, tel
qu’il s’organise alors à la Bourse d’Anvers.
Si les nations n’existent pas sous la forme contemporaine qu’on leur connaît,
en revanche, le cadre institutionnel de ce développement est déjà l’État moderne.
C’est lui qui produit les « conventions » nécessaires à l’économie marchande,
comme la monnaie. La Couronne (portugaise ou espagnole), entreprise
économique et commerciale pour son propre compte, s’appuie sur un cadre
juridique très clair : le principe de « guerre juste » sans limites, si ce n’est la
limite des autres Couronnes chrétiennes. C’est dans ce cadre juridique que la
chrétienté légitime la production de nouveaux esclaves, en plus de ceux déjà
existants qui sont sur le marché.
Financée par les ordres de la croisade, gérée par le roi directement (ou
presque), la Reconquista met en place les bases de l’État moderne, dont le
développement s’inscrit dans la relation et la rivalité négociées entre les
Couronnes. En 1479, les rois portugais et castillan signent à Alcaçovas ce qui
peut être considéré comme le premier traité international entre deux États, où
chacun reconnaît définitivement la souveraineté de l’autre et renonce à en
réclamer la succession, c’est-à-dire renonce au registre de la féodalité fondée sur
des lignées dynastiques et leurs alliances. Pour la première fois, les deux
Couronnes ne sont pas passées par l’arbitrage de la papauté. Ce n’est que deux
ans plus tard que le traité est doublé d’une bulle pontificale, Æterni Regis, qui
confirme le domaine du Portugal du sud des Canaries jusqu’aux Indes, et celui
des Espagnols au nord. Cette division du monde fait entrer la découverte de
l’Amérique dans le domaine des rois catholiques de Castille, et constitue la
troisième étape du développement de l’économie atlantique.
CHAPITRE 4

Découverte de l’Amérique

Nous avons vu que, si la société féodale européenne ne pouvait compter sur


l’esclavage, les formes économiques de la progression des Ibériques en
Atlantique intègrent parfaitement ce mode de production et lui donnent même
une nouvelle vie. Non seulement l’esclavage devient la solution pour produire
sur les nouveaux territoires conquis, mais l’existence de réseaux de traite denses
et intenses en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale constitue une offre sans
précédent. Pour cela, encore faut-il qu’il y ait une véritable demande. C’est la
découverte des Indes occidentales, le continent américain, qui va la susciter.

L’entreprise américaine
Bien que les événements qui paraissent les plus extraordinaires ne soient
jamais des accidents individuels mais s’inscrivent toujours dans des processus de
plus long cours, il n’est pas inutile de revenir sur le personnage de Christophe
Colomb. Marchand génois, navigateur installé à Lisbonne avec son frère
cartographe depuis les années 1470, il épouse la fille d’un des découvreurs de
Madère, où il a installé une petite plantation sucrière. Christophe Colomb est
donc bien investi dans les développements atlantiques d’Henri le Navigateur et il
appartient au réseau de marchands, cartographes, banquiers européens qui
forment le système des expéditions portugaises. Au contact des cartes qui
circulent en Europe et persuadé d’être chargé d’une mission divine, il entreprend
dès 1484 d’explorer une route vers l’Asie en passant par l’ouest, à partir de
l’hypothèse en train de se diffuser en Europe (erronée de 3 000 km) que seuls
quelques milles séparent l’Afrique de l’Asie. Une telle expédition entre a fortiori
dans le domaine des rois chrétiens, tel que le principe de Mare clausum l’a établi
(Portugais au sud des Canaries, Castillans au nord). Mais Colomb ne réussit pas
à convaincre le roi du Portugal de soutenir son projet. Avec audace, il propose
aux rois de France et d’Angleterre de défier la bulle papale et de financer son
expédition, sans succès. C’est finalement auprès de Luis de Santangel, argentier
des rois catholiques de Castille et d’Aragon, que sa cause est entendue.
Santangel réunit les financements et convainc la reine Isabelle de Castille, qui
vient à peine de conclure la reconquête de la péninsule Ibérique en prenant le
royaume de Grenade aux Sarrasins en 1492, de signer les capitulations 1 de
Colomb. Par ce contrat de « découverte », dont personne ne pouvait prévoir
l’importance, Colomb obtient d’immenses contreparties sur les terres
hypothétiquement conquises. Il scelle par avance un dispositif de conquête dont
les conséquences seront déterminantes sur la future société américaine.
C’est donc pour ouvrir une route commerciale concurrente à celle des
Portugais que les rois d’Espagne se lancent dans l’aventure. Si toutefois les
navires tombaient sur quelque île déserte comme cela arrive souvent, ce serait
toujours cela de pris pour la Couronne, qui perçoit par les capitulations le
cinquième de tous les revenus à venir. Dans cette optique, Colomb aborde
l’archipel des Antilles en septembre 1492. Malheureusement pour sa santé
mentale, la réalité de sa découverte corrobore sa mégalomanie. À son retour en
Espagne, les rois catholiques s’empressent de faire valider cette découverte par
une bulle papale, la bulle Inter Cætera, qui complète la division nord/sud d’une
frontière est/ouest, au-delà de laquelle les rois d’Espagne ont l’exclusivité de la
mission d’étendre la chrétienté. Le traité de Tordesillas, signé entre les
Couronnes portugaise et espagnole l’année suivante en 1494, fixe le méridien
qui fait office de frontière entre les deux domaines, précision qui fait légèrement
reculer la souveraineté portugaise vers l’ouest et permettra d’y inclure le Brésil
lorsqu’il sera découvert en 1500.
Dans la suite des explorations africaines, les Antilles et bientôt les côtes de
la « terre ferme » – c’est-à-dire l’Amérique centrale, la Floride, le Mexique et
l’actuel Venezuela – sont des « îles », peu densément peuplées de chasseurs-
cueilleurs ou de sociétés agricoles semi-nomades. Les terres sont occupées mais
les Européens ne tombent pas, comme en Afrique, sur de puissants réseaux
marchands. Les habitants, moins nombreux, peuvent fournir de l’or et les terres
peuvent être plantées de cultures commerciales qui intéressent les Européens.
Les habitants ne semblent pas trop belliqueux ni hostiles et on pourrait même les
évangéliser, écrit Colomb dans son journal de bord en 1492. On ne trouve dans
ces premiers abords nulle hostilité liée aux caractéristiques présumées de ces
populations, jugées belles et bien faites, maîtrisant des techniques inédites pour
les Européens et de bonne composition 2. Elles acceptent le plus souvent d’aider
les chrétiens à survivre, se mettant à leur service pour fournir nourriture,
logement, or. Rapidement, Colomb et ses successeurs organisent l’exploitation
de ces îles en « répartissant » les Indiens entre les chrétiens. En théorie, il ne
s’agit pas d’esclavage mais de « répartition ». Sans que ce terme soit
précisément défini, il désigne sans équivoque le travail forcé par les Européens
qui débarquent peu à peu de ces navires.

Esclavage des Indiens


Une fois l’or et les ressources naturelles pillées (le bois brésil, les perles), en
quelques dizaines d’années, il devient toujours plus nécessaire de s’appuyer sur
le travail des Indiens pour produire des richesses. Les conquérants ne sont
certainement pas venus jusqu’en Amérique pour travailler la terre comme des
serfs ou des vilains. Soit parce qu’ils sont dans une situation sociale peu enviable
en Europe et qu’ils comptent sur les Indes pour leur promotion, soit parce qu’ils
ont une grande avidité, ils exigent rapidement d’intensifier le travail pour
extraire l’or, mais aussi pour produire des marchandises exportables en Europe.
De fait, les richesses faciles issues du pillage des Antilles ont provoqué une
euphorie sur les marchés et beaucoup veulent investir dans de nouvelles
expéditions. Mais ces sommes très importantes doivent être rapidement
remboursées. Par conséquent, les explorations vers la « terre ferme » ont
maintenant pour objectif la capture d’Indiens pour les faire travailler sur de
nouvelles plantations au service des conquérants. Commence alors une traite
américaine, qui draine toutes les populations du golfe du Mexique vers les
principales îles caraïbes. Un juriste espagnol, Juan López de Palacios, rédige le
requirimiento, qui va tout simplement légaliser et justifier la capture et la mise
en esclavage sur le continent. Ce texte consiste à déclarer aux Indiens les
conditions de leur soumission à la chrétienté, avant toute capture ou violence.
Après une longue explication sur l’origine du pouvoir de la papauté dans le
monde entier et sa délégation aux rois d’Espagne, il propose de se soumettre
pacifiquement et d’être « bien traité ». Dans le cas contraire il prévient que :

Je vous ferai la guerre de tous côtés et par tous les moyens possibles ; je
vous soumettrai au joug et à l’obéissance de l’Église et de Sa Majesté, je
m’emparerai de vos personnes, de celles de vos femmes et de vos
enfants, je vous réduirai en esclavage, je vous vendrai et disposerai de
vous 3.

Évidemment, face à une population qui par définition ne connaît pas


l’espagnol, c’est une mise en scène qui permet de capturer les Indiens le cœur
léger.
Une fois dans l’île, à Cuba ou Hispaniola (aujourd’hui Haïti et République
dominicaine), ceux-ci sont exploités avec de plus en plus de brutalité et de
violence. Cette violence entre en contradiction avec le projet royal qui justifie la
conquête, à savoir l’extension du domaine de la chrétienté. Car la mission
d’évangélisation est essentielle pour légitimer ces conquêtes. Dès les premiers
voyages, contrôlés au départ de Séville, un prêtre, ainsi qu’un écrivain (notaire
du roi) sont systématiquement affectés aux expéditions. Rapidement, des ordres
religieux envoient aux Indes leurs missionnaires pour évangéliser les
populations. Le prétexte de l’évangélisation est même le fondement de
l’institution qui progressivement organise la répartition des Indiens,
l’encomienda. Les Indiens sont ainsi « confiés » (encomendados) à un chrétien
(encomendero) en vue de leur évangélisation, en échange de quoi celui-ci pourra
en exiger le travail. Mais au bout de trente ans, le projet est un échec. Face à la
recrudescence de la brutalité des Espagnols et la mortalité des Indiens, il y a
deux réactions. La première est incarnée par un prêtre, Montesino, qui s’insurge
d’une telle violence et sermonne les Espagnols à propos de leur tyrannie,
antinomique avec la mission chrétienne. Son prêche sidérera un jeune
conquérant qui y assiste et transformera son destin. Il s’agit de Bartolomé de Las
Casas. La seconde est celle d’un autre prêtre qui justifie au contraire cette
violence par le dénigrement des populations indiennes : ils sont « couards
comme des lièvres et sales comme des porcs », « pétris de vices et de
bestialité », etc. 4. Deux logiques s’affrontent. La première est difficile à imposer,
culpabilisatrice et peu populaire politiquement auprès des conquérants qui sont
seuls maîtres des lieux, et la seconde, destructrice, accélère la mortalité et la
désorganisation des sociétés indiennes avec une telle rapidité qu’elle est
contraire aux intérêts de l’empereur. Pour les arbitrer, la raison d’État va
s’imposer en Amérique, et, avec elle, la violence légitime.
Le mécanisme du pillage, renforcé par la relative impuissance des rois à
maîtriser leurs représentants et les membres des expéditions aux Indes qui,
n’ayant rien à perdre ni à craindre, abusent de leur violence, se transforme avec
la découverte des Empires indiens – aztèque au Mexique puis inca au Pérou. À
la fin des années 1510, Hernán Cortés découvre que la terre ferme abrite un
immense Empire composé de riches cités – dont les Espagnols sont prompts à
reconnaître la supériorité sur les villes européennes –, de nombreux villages et
d’une paysannerie très dense qui produit pour un marché continental. À partir de
la conquête du Mexique, le projet des chrétiens se réoriente. Il ne s’agit plus
d’amonceler les richesses le plus rapidement possible, mais de tirer à plus long
terme les profits d’une occupation de ces territoires, et d’intégrer les
composantes de l’Empire aztèque dans celui de Charles Quint, qui accède au
trône d’Espagne la même année, en 1519. Les Indiens deviennent alors des
sujets du roi, des habitants du royaume soumis à différents impôts, dont la
gestion revient à une sorte de néoféodalité espagnole qui se voit « confier »
l’évangélisation de régions entières et avec elle leur fiscalité. Ce projet se fonde
sur la prospérité des terres indiennes et exclut le principe de pillage et de
destruction démographique dont les Espagnols ne comprennent pas forcément
toutes les causes (largement dues aux épidémies importées d’Europe). Le
fameux prêche de Montesino s’est épanoui dans celui de Bartolomé de Las
Casas, devenu prêtre, qui milite pendant des années auprès de la cour d’Espagne
pour dénoncer les violences des colons et exiger la protection des Indiens contre
l’esclavage et le travail forcé.
Las Casas a déjà commencé un travail de dénonciation des méthodes de la
conquête, dont les motifs s’aggravent avec la découverte de l’Empire inca dans
les Andes, dans les années 1540. À nouveau, les appétits des expéditionnaires,
aiguisés par l’immensité des richesses rencontrées, menacent non seulement la
prospérité de la région mais l’autorité de l’empire elle-même : les conquérants se
révoltent contre l’application de restrictions de la répartition d’Indiens et sa
conversion en une fiscalité classique. Sous l’influence de Las Casas, Charles
Quint supprime le principe même de conquête comme motif de « guerre juste »,
et rend ainsi illégitimes l’usage de la violence et la mise en esclavage. Las Casas
en effet soutient que, dans la mesure où les Indiens ont leur propre religion et ne
connaissent pas celle du Christ, il ne peut leur être fait grief d’infidélité et
qu’ainsi l’argumentaire issu de Thomas d’Aquin n’est pas applicable : la
« guerre juste » n’est pas justifiée. Il convient plutôt de les amener
pacifiquement, par l’exemple et la conviction, à la religion du Christ. Cette
position est évidemment contraire aux intérêts des conquérants et de leurs
descendants, et trouble les projets des nouveaux arrivants, venus eux aussi
prendre leur part du butin. L’affaire est si grave qu’elle fait l’objet d’une
controverse en Espagne, tenue pendant un an à l’université de Valladolid, pour
discuter du caractère juste de la guerre menée contre les habitants des Indes. Aux
arguments de Las Casas, Juan Ginès de Sepuvelda oppose quant à lui les mœurs
barbares des Indiens, qui pratiquent le sacrifice, l’anthropophagie et la sodomie,
péchés dont il est un devoir de les extirper, fût-ce par la force.
Si aucun des deux camps n’est déclaré vainqueur après un an de débats,
l’empereur Charles Quint et son successeur Philippe II à partir de 1558 voient
tout l’intérêt du renforcement de la protection des Indiens contre les velléités de
surexploitation de leurs agents sur place, qui sont mus par des motivations toutes
privées et ambitieuses. En effet, depuis leur arrivée sur le continent, la
population indienne a drastiquement baissé : elle a quasiment disparu aux
Antilles et dans les zones littorales, elle a diminué de moitié dans les régions les
plus peuplées, en Mésoamérique et dans les Andes. Conscient du risque pour la
prospérité de son empire, le roi d’Espagne met en place, à partir de 1570, une
importante politique de repeuplement, qui suit une logique similaire à
l’intégration des esclaves dans le servage. Il s’agit de restaurer les équilibres
démographiques et ainsi d’assurer la production et la fiscalité. Les Indiens sont
regroupés de manière plus ou moins forcée en villages, gérés localement par des
fonctionnaires royaux et une église séculière qui s’organise. Ils forment une
catégorie administrative à part mais protégée par le roi ; leurs terres sont
inaliénables et ils bénéficient de la justice royale.
Cette orientation porte rapidement ses fruits sur le plan démographique et
fiscal. Mais elle ne résout pas le problème posé par la colonisation en elle-
même : si les Indiens des hauts plateaux andins ou méso-américains se
consacrent à leurs travaux agricoles dans les villages, à la production et la
reproduction, qui va prendre en charge le travail supplémentaire lié à
l’installation et l’occupation des Espagnols ? Les villes, les transports, les
services, la construction de routes et d’infrastructures, la fondation de nouvelles
villes espagnoles, l’exploitation des mines d’argent découvertes récemment au
Mexique et à Potosi dans les Andes impliquent de prélever un travail
considérable sur les populations américaines. Une partie des Indiens est affectée
à ce surcoût : détachés de leur communauté, les yanaconas ou mitayos
deviennent des travailleurs « libres », au sens où ils sont libérés de leurs
obligations communautaires et peuvent mettre leur travail entièrement à
disposition des Espagnols pour leurs activités spécifiques d’extraction de la
ressource américaine. Mais puisqu’on ne peut impunément faire peser ce
prélèvement sur les sociétés indiennes sans mettre en danger leur reproduction, il
faut aller chercher la force de travail ailleurs.

La traite des negros


Du début de la conquête en 1500 à la fin du XVIe siècle, les Portugais, qui
règnent en maîtres sur les côtes africaines et sur le trafic de « Noirs », vendent
des esclaves aux Espagnols et de manière générale aux navires qui tentent leur
chance en Amérique. Plus la colonisation espagnole se consolide, plus le besoin
en esclaves grandit. La Couronne espagnole contrôle par monopole leur
importation en accordant un contrat exclusif à un prestataire, forcément
portugais puisque les Portugais sont encore les seuls sur ce marché, qui s’appelle
l’Asiento. Celui-ci peut faire l’objet de concessions auprès d’intermédiaires. Les
marchands portugais développent, grâce à la forte demande espagnole pour les
Indes, leur traite africaine, dite traite des negros. À cette époque, des milliers
d’esclaves arrivent chaque année aussi à Lisbonne, Séville, Barcelone, et sont
vendus dans toutes les grandes villes d’Europe. Le trafic des negros devient une
partie significative de l’empire commercial portugais, qui se déploie désormais
de Lisbonne à Macao.
Au passage, les Portugais ont aussi abordé les côtes d’une immense « île »
en 1500, dont ils ont pris possession 5. Ils n’en connaissent pas encore les
contours, et supposent alors que les deux fleuves, l’Amazone et le Paraná, se
rejoignent à l’ouest. Elle est d’ailleurs si grande que le roi du Portugal ne peut
empêcher des navires protégés par d’autres nations – français, allemands,
hollandais – d’y accoster et de tenter d’en exploiter les richesses. Tandis que
leurs comptoirs africains et asiatiques font des profits considérables, le bois
rouge « braise », brasil, qui donne son nom à cette côte, n’est qu’un détail. Les
Européens demandent aux Indiens qu’ils rencontrent, des tupi-guaranis, de les
« aider » à couper et embarquer le bois. Certains acceptent, d’autres leur font la
guerre. Les Portugais ne restent qu’à la lisière de la forêt, sur le littoral. Les
expéditions constituées de quelques centaines de membres n’ont d’ailleurs ni les
forces militaires ni les moyens matériels pour pénétrer plus loin dans le
territoire. De toute façon, ce n’est pas ici que le Portugal souhaite investir dans
un premier temps. Mais au fur et à mesure que la production de bois progresse et
avec elle le défrichement des terres, les Portugais imaginent qu’ils pourraient
tenter au Brésil ce qu’ils ont fait à Madère et à São Tomé : planter de la canne et
produire du sucre pour le marché européen. Il faut pour cela construire quelques
moulins et surtout aller capturer de la main-d’œuvre servile dans la forêt.
Ces entreprises sont confiées à des « capitaines » (titulaires de capitulations),
qui bénéficient d’un contrat d’exploitation de la part de la Couronne, leur
ouvrant de nombreux avantages qui deviennent caducs si l’exploitation n’est pas
assurée. Étant donné la difficulté de l’entreprise – les Indiens ne se laissent pas
facilement capturer et les esclaves sont souvent victimes d’épidémies, la main-
d’œuvre est donc peu nombreuse et la végétation tropicale reprend vite ses
droits –, la plupart y renoncent, et c’est le roi lui-même qui, en 1548, envoie un
délégué général chargé de l’exploitation/exploration 6 du Brésil. La production
de sucre est amorcée, timidement, avec des esclaves indiens et des capitaux
européens. D’ailleurs, des Français dans la baie de Rio, des Hollandais dans la
pointe nord-est ont installé leurs plantations et tentent d’organiser une petite
colonie. À partir de 1560, la production de sucre décolle ; les campagnes de
captures d’esclaves progressent dans l’intérieur des terres (les bandeirantes
mènent ces expéditions) et les rivaux sont bientôt expulsés. La côte brésilienne
avec son immense espace, son climat et ses terres fertiles promet la réalisation de
beaux profits aux investisseurs européens. Des Allemands, des Hollandais, qui
amènent avec eux leur maîtrise technique du moulin, des juifs chassés d’Espagne
et des protestants réfugiés en Hollande, des Italiens sont prêts à monter des
exploitations sucrières, des « engenhos », qui incluent la culture de la canne, sa
transformation en pains de sucre et son conditionnement pour le transport vers
les raffineries européennes et leur commercialisation, à Anvers ou dans une autre
ville.
La capacité productive du Brésil dépasse bientôt celles de Madère et São
Tomé réunies, et le marché est très dynamique, si bien que l’investissement
augmente, comme la surface de plantation. En quelques dizaines d’années, on
compte plusieurs centaines d’engenhos. À ce rythme, il faut trouver toujours
plus d’esclaves et de plus en plus fréquemment. Or, en 1560, une terrible
épidémie de variole tue 35 000 Indiens. D’année en année, la mortalité des
Indiens est telle que le renouvellement de la main-d’œuvre est très rapide et
nécessite des expéditions toujours plus incertaines. De fait, la forêt littorale et les
plateaux centraux ne sont pas des régions de forte densité. Elles sont habitées en
grande partie par des sociétés non agricoles ; les conditions climatiques et les
reliefs les rendent peu hospitalières, ce qui laisse peu de chance aux expéditions
portugaises. Plus problématique encore, en 1580, une crise de succession de la
Couronne portugaise ramène cette dernière dans le giron de la Couronne
d’Espagne, dont le roi Philippe II, fils de Charles Quint, prend le titre de
Philippe du Portugal. À cette époque, les Flandres comme le Portugal sont donc
sous l’autorité du Saint-Empire, dans lequel s’applique l’interdiction de mettre
les Indiens en esclavage. Ce problème moral n’est pas impossible à contourner
mais oriente alors la politique des Portugais brésiliens, prêts à se tourner vers la
traite portugaise en Afrique pour remplacer la main-d’œuvre indienne et relancer
l’investissement dans les plantations.
En effet, les Portugais ont agrandi depuis un siècle leurs réseaux de traite en
Afrique. Ils ont largement pénétré les marchés de la traite transsaharienne qui
s’étaient si bien développés jusqu’au XVe siècle et ils les ont détournés vers leurs
propres plantations, dans les îles ou sur la péninsule Ibérique. De sorte que,
même si elle est largement plus coûteuse que les esclaves indiens, la main-
d’œuvre esclave africaine a le mérite de la disponibilité. La transition dure à
peine quelques décennies. En 1570, pour la centaine de moulins à sucre du
Nord-Est brésilien, 20 % de la main-d’œuvre des plantations est africaine. En
1580, elle représente le tiers, puis la moitié en 1600 et la totalité en 1620. Ainsi,
en plus des 2 000 à 3 000 Africains qui sont vendus en Europe, des milliers qui
sont importés vers les colonies espagnoles en Amérique, plusieurs milliers
d’entre eux sont vendus chaque année au Brésil pour les plantations de sucre.
Après que la traite portugaise en Afrique commence à être déviée vers le
Brésil, elle va alimenter non seulement les plantations (canne à sucre, tabac, plus
tard coton, cacao) mais aussi les exploitations minières, en Amérique espagnole
comme portugaise. Les gisements argentifères de Potosi et du Mexique
consomment déjà une partie des esclaves importés par l’Asiento. On voit à cette
occasion constituer un argumentaire économique pour le recours à l’esclavage
africain, alors même que les fonctionnaires espagnols appliquent l’interdiction
de l’esclavage des Indiens. C’est ainsi qu’en 1592, Francisco de Anuncibay,
membre de l’Audience 7 de Popayán dans l’actuelle Colombie, écrit au Conseil
du roi chargé du gouvernement des Indes pour le convaincre de l’intérêt
d’investir dans des esclaves africains pour exploiter l’or. Tout en développant un
argumentaire solide sur l’impossibilité de recourir à la main-d’œuvre indienne
d’une part, sur le rendement de l’investissement dans l’achat d’esclaves africains
d’autre part, il se sort ainsi de l’impasse morale de l’esclavage :

Et comme ils sont ignorants, je n’ai aucun scrupule à sortir de Guinée


autant de Noirs que je veux pour les christianiser et quand je vois un
nègre chrétien je me réjouis avec saint Paul, même si c’est à l’occasion
de l’esclavage, celle-ci doit être considérée comme une joie, car il n’est
raisonnablement de plus grand bonheur que d’être sur le chemin du Salut
même si le nom d’esclave ou de serf offense les oreilles pieuses 8.

En notant au passage la facilité avec laquelle la religion peut servir de


justification à l’esclavage, cette requête d’Anuncibay au roi illustre bien la
problématique américaine. Il y a des ressources en abondance, mais pas de main-
d’œuvre. Le marché de la traite africaine peut résoudre cette équation.
Les mines d’or et la plantation vont faire la fortune de l’Europe pendant
plusieurs siècles, et générer une traite continue et de plus en plus importante.
D’un peu moins de 3 000 esclaves débarqués en Amérique en 1593, les esclaves
constituent une population de plus de 8 000 en 1600 et 17 000 en 1620.
Ce rythme est à la mesure du potentiel productif du Brésil, dont le
défrichement par brûlis progresse autour des ports atlantiques du Nord-Est. Avec
le secteur minier (et plus encore lorsque seront ouverts les gisements d’or du
Minas Gerais un siècle plus tard) et la plantation, l’Amérique constitue un
débouché colossal à la traite africaine. Comme il y a un siècle à São Tomé, les
Portugais ont mis au point un dispositif qui a poussé encore plus loin
l’affranchissement des contraintes et la maîtrise des facteurs de production, à un
moment où les potentiels paraissent illimités. Il y a des réserves de terres à n’en
plus finir, puisqu’on ne connaît même pas l’intérieur du Brésil ni les limites du
pays, une filière de traite qui est prolifique en Afrique, et que l’on a résolu la
question du transport pour articuler tout cela ensemble. La demande européenne
est soutenue et exponentielle, l’investissement est risqué mais les profits
considérables. L’Europe entière va plonger à pieds joints et les yeux fermés dans
ce cauchemar.
CONCLUSION

Un empire singulier

La progression des Européens de l’Ouest en quelques siècles est fulgurante.


Alors qu’ils se situaient intialement en marge de l’économie mondiale, ils sont
devenus rapidement omniprésents dans le commerce, dont ils sont les principaux
agents, ce qui a pu justifier des emprises territoriales ou des relations de
domination dans les quatre continents. Nous avons vu à quel point cet essor
spectaculaire n’est pas uniquement lié à une dynamique « interne » de la société
européenne, comme on pourrait le penser lorsqu’on ne se focalise que sur le
développement des ordres monastiques, les marchés européens et la renaissance
culturelle italienne. Il n’est intelligible qu’en prenant en compte son caractère
colonial. C’est en ouvrant des routes commerciales maritimes que les États
modernes ont élaboré les principes modernes du politique – le principe de
souveraineté et la forme des États royaux qui précèdent les États-nations. La
colonisation fait partie dès le départ de cette construction, dans la mesure où elle
participe à forger les principes de souveraineté territoriale des Couronnes. Cette
souveraineté ne se fonde pas simplement sur un territoire « naturel » mais dans
une rivalité entre ces dernières, et la notion de partage du monde est inhérente à
la construction de l’État européen.
Deuxième caractère de cet État mis en place par les rois catholiques, et en
particulier le Portugal, la Couronne est une entreprise économique marchande
(ce qui sera développé dans le principe du mercantilisme). Enfin, et ce n’est pas
contradictoire, la concurrence entre les Couronnes cache une profonde
intégration du capitalisme marchand européen, ainsi que de la production
scientifique et technologique qui joue un rôle fondamental dans la capacité à
s’affranchir des contraintes productives : affranchissement des distances,
affranchissement des rythmes de la démographie. Sur ce dernier point, ce n’est
pas directement l’amélioration des techniques productives (d’ailleurs
l’augmentation de la productivité dans les colonies est très faible durant toute la
période moderne) mais le cadre politique qui a permis de recourir à l’esclavage,
aux dépens de la démographie des sociétés productrices d’esclaves. Le principe
de colonisation, qui permet de s’approprier des terres et des ressources, est une
dynamique médiévale continue, fondée sur l’alliance entre royaumes et papauté,
reposant sur la guerre sainte et l’expansion illimitée des territoires.
En franchissant le cap Bojador, les Portugais ont enclenché une logique de
colonisation théoriquement infinie, mais qui n’a de sens que si elle permet la
production de nouvelles richesses. Or, la première limite rencontrée à cette
production est bien la disponibilité du travail. La petite portion de « colons
libres » dans le contexte des défrichements de la péninsule ou des premières îles
atlantiques ne suffit pas à couvrir tous les espaces conquis : bien sûr, des surplus
démographiques européens y seront transférés et il y aura, ponctuellement, des
investissements tecnhiques pour augmenter la productivité du travail. Mais c’est
bien l’esclavage qui fournit la plus grosse partie de la force de travail engagée.
Plus l’empire s’étend, plus le travail forcé prévaut sur le travail des colons, pour
d’évidentes raisons : la main-d’œuvre esclave se révèle bien plus disponible que
la force de travail libre. L’existence de filières de traite importantes en Afrique,
développées par l’expansion de l’économie orientale et méditerranéenne, à
laquelle les Portugais ont accès à partir du XVe siècle, est donc à l’origine de cette
« modernité économique ».
Portée par un cadre légal qui la justifie et des institutions qui la perpétuent,
l’expansion européenne fondée sur le travail forcé est aussi, en germe, une
machine contradictoire. En même temps qu’elle instaure le « franc » et le
« libre » comme dépositaire du pouvoir politique et qu’elle repose sur la
diffusion du message chrétien universel, elle produit les institutions de
l’asservissement. Dès le XVIe siècle, les protestants, en particulier les déviants et
autres anabaptistes qui s’exilent en Amérique, futurs quakers et diverses sectes
au XVIIe siècle, les adeptes des thèses de Las Casas soulèvent rapidement ces
paradoxes qui mettent en cause l’esclavage, et enclenchent une discussion qui
sera fondamentale au moment des Lumières au XVIIIe siècle.
Rappelons que le débat sur l’esclavage n’est pas le débat sur la race. La
question porte alors sur le principe de « guerre juste », et sur la légitimité des
chrétiens à utiliser la violence contre d’autres sociétés au nom de
l’évangélisation. Ce débat est avant tout un problème américain, dans un espace
où le principe de la Reconquista est amplifié et conduit à de graves déséquilibres
entre quelques habitants ayant droit de cité, et une majorité d’esclaves ou bien
d’hommes et de femmes en sursis (comme le sont les Maures dans la péninsule
Ibérique reconquise). Pour l’instant, le mot « nègre » n’y est qu’un équivalent du
mot « esclave », là où l’espace social de l’esclavage est immense, un espace dont
on sort d’autant plus difficilement que les Européens qui s’installent en
Amérique n’y viennent certainement pas pour travailler mais pour profiter de
leurs privilèges « néoseigneuriaux ».
L’Amérique du XVIe siècle est une immense « île atlantique » : on se la
dispute entre Castille et Portugal, on y installe des capitaineries et on y fait des
esclaves, puis on y importe les esclaves et on asservit ses habitants, tout cela
pour le marché européen. Elle est l’objet des investissements de capitaux depuis
toute l’Europe, son exploitation est encadrée par la législation catholique. C’est
la base matérielle mais aussi théorique du pouvoir politique en Europe. Ce sont
les proportions de cette entreprise qui en changent radicalement la nature : il ne
s’agit plus de l’Algarve ou de l’Andalousie, mais de tout un continent qui
apporte des richesses prodigieuses. Alors que dans les métropoles ibériques, la
Reconquête et les pénétrations européennes en Afrique et en Asie ont formé une
société complexe, faite de métissages et de hiérarchies subtiles freinant
l’intégration des juifs convers 1, des Maures, des affranchis et des esclaves, aux
Indes, l’ordre social a pour objet l’asservissement de la majorité. La violence y
est nécessaire, structurelle. Au long du XVIIe siècle, la dynamique démographique
et l’intensification de la production vont bien vite compliquer ce schéma,
démultiplier la violence et donner au mot « negro » son contenu émotionnel.
DEUXIÈME PARTIE

PÉRIODE NÈGRE
Nous en arrivons au cœur du dispositif qui donne son contenu au mot
« nègre ». À partir du moment où les Européens s’appuient sur la traite africaine
pour développer leurs productions en Amérique, le monde entre dans une
configuration particulière mêlant capitalisme et esclavage, qui fait de l’économie
atlantique une spécificité historique, notamment par rapport à d’autres systèmes
de traite qui existent dans les mêmes proportions dans l’océan Indien et au
Moyen-Orient. La singularité atlantique ne tient pas seulement au nombre de
victimes ou à la durée du phénomène (en cela la traite arabo-musulmane par l’est
de l’Afrique serait plus importante), mais à la nature de sa violence, induite par
le développement capitaliste de la plantation. C’est le dispositif productif de la
plantation et son insertion dans les échanges internationaux qui font le nègre, et
le Blanc. En retour, le développement de l’économie atlantique et son influence
sur les sociétés européenne, américaine et africaine au cours du XVIIe siècle sont
absolument déterminants dans la construction du paradigme occidental, et ainsi
d’une grille de lecture du monde dont nous restons les héritiers. La période qui
va de la fin du XVIe siècle à la fin du XVIIIe siècle pourrait ainsi être appelée la
« phase nègre », mais aussi sans aucun doute la « face nègre » de l’Occident.
Pour comprendre cette séquence, il faut revenir sur la plantation, rouage de
l’économie atlantique, lieu où convergent les violences et les relations sociales
qui en découlent, expérience humaine radicale que les élites n’auront de cesse de
justifier. La plantation atlantique est une forme productive nouvelle, un dispositif
à échelle mondiale, fondée sur les principes de l’économie moderne : elle
implique propriété privée, capitaux, État, concentration de la force de travail.
Cette dernière est possible par la production de nègres en Afrique. Esclaves, les
nègres ne sont pas des sujets politiques ni sociaux. Ils ne se reproduisent pas
spontanément, mais sont acquis sur le marché et font partie du capital. Or, les
dimensions de la production atlantique supposent rapidement une gestion
rationnelle et étatique de la violence nécessaire, que ce soit pour fabriquer les
nègres ou pour les faire travailler. Dès lors, les États mettent en place une
industrie de déshumanisation qui se développe au rythme du commerce colonial
pendant plusieurs décennies.
Mais, dès le milieu du XVIIIe siècle, tandis que sur un plan strictement
économique les profits de la plantation et les investissements ne cessent
d’augmenter, ce système est mis en péril sur ses fondements mêmes par
l’incapacité de la société esclavagiste à se reproduire. La crise qui menace à
partir de 1750, dont le point d’orgue est la révolution de Saint-Domingue,
impose des problématiques qui seront au cœur de la théorie économique
(salariat) mais aussi politique (citoyenneté) et philosophique (humanité) dans
l’histoire de l’Europe contemporaine.
CHAPITRE 5

La plantation de nègres (1620-1710)

Même s’ils s’appuient toujours plus sur le travail esclave et la traite, les
Européens, jusqu’à la fin du XVIe siècle, restent des esclavagistes « comme les
autres », avec les caractéristiques que l’on a déjà évoquées dans le premier
chapitre. Mais à partir du moment où la traite africaine, grâce à l’offre des
marchands négriers portugais, devient la principale source de la force de travail
pour exploiter l’Amérique, d’immenses « îles atlantiques » dédiées à la
plantation vont surgir de terre et changer l’échelle de l’esclavage.

La plantation, du Brésil aux Caraïbes


On a vu au chapitre précédent comment les Portugais, en développant la
plantation sucrière dans leur territoire américain, ont introduit l’esclavage au
Brésil, d’abord par la capture d’Indiens puis par la filière africaine, filière qu’ils
maîtrisent depuis un siècle et qu’ils ont fortement renforcée avec l’Asiento
(monopole de l’importation d’esclaves africains dans l’empire espagnol aux
Indes qu’ils conservent jusqu’en 1640). Ainsi, pendant soixante ans, les
Portugais ont l’exclusivité des importations d’esclaves dans toutes les Indes.
Cette position les conduit d’une part à privilégier la plantation de sucre en
Amérique, d’autre part à développer leurs filières de traite en Afrique. Les
comptoirs du golfe de Guinée deviennent des forts militaires et se multiplient
vers le sud, autour de l’embouchure du fleuve Congo et sur la côte angolaise.
Les Portugais soumettent et disloquent l’empire du Kongo en traitant
directement avec ses vassaux, qui deviennent des petits États de traite au service
du trafic atlantique.
L’expansion de la plantation en Amérique constitue alors à la fois un
principe productif et une solution de colonisation, qui permet de peupler
rapidement, par la migration forcée, des territoires jusque-là non occupés ni
maîtrisés. Ce n’est pas si facile. Les Européens n’ont pas encore exploré l’espace
américain et ne le maîtrisent pas au-delà de la bande côtière qu’ils ont défrichée :
les esclaves s’échappent, rejoignent les Indiens dans la forêt, parfois forment des
entités politiques en marge des plantations. Ces esclaves appelés Marrons 1
reconstituent de véritables territoires autonomes, souvent autour d’un noble ou
souverain africain captif. Les Marrons sont parfois même en mesure de faire
respecter leur autonomie. La communauté marron de Palenque San Basilio dans
l’actuelle Colombie, fondée en 1605 par Benkos Biohó, seigneur capturé en
Guinée-Bissau et échappé d’une plantation, obtient après un siècle de combats
un traité de paix avec le roi d’Espagne. À la même époque au Brésil, le royaume
de Palmares, qui rassemble Marrons, soldats déserteurs et Indiens réfugiés et
dont le roi Ganga Zumba était un « grand seigneur » capturé en Angola, résiste
aux Portugais jusqu’à la fin du XVIIe siècle…
Sur le plan productif en revanche, la plantation brésilienne se stabilise et se
perfectionne. En réalité, ce ne sont pas tant des Portugais qui l’ont mise au point
que des Hollandais, qui participent aux investissements portugais dans la
production de sucre. Des commerçants et banquiers d’Amsterdam et d’Anvers
sont ainsi associés aux engenhos (plantations avec moulin et atelier pour la
fabrication du sucre). En outre, la présence d’entrepreneurs, ingénieurs, artisans
hollandais contribue sur place à améliorer la technique des moulins et des
pressoirs pour la transformation de la canne en pain de sucre. Ces apports
techniques et financiers se traduisent par l’adoption du moulin à vent et
l’augmentation importante de la rentabilité du sucre. À partir de 1620, la baisse
des prix du sucre brésilien lui permet de conquérir de nouveaux marchés en
Europe. Avec ce succès, les investissements hollandais ne vont cesser
d’augmenter, et avoir pour objet l’ensemble de la filière : en amont, des navires
hollandais cherchent à se fournir en esclaves en achetant des cargaisons sur la
côte africaine ; en aval, ils maîtrisent la commercialisation du sucre en Europe ;
sur place, ils voudraient produire pour eux-mêmes et se passer des propriétaires
portugais auxquels ils sont associés.
À la même période, les marchands hollandais sont très actifs dans la
formation des Provinces-Unies, devenues en 1580 indépendantes de l’empire de
Charles Quint. Ils ont aussi fondé en 1601 la Compagnie des Indes orientales
(VOC), une des premières sociétés (après la Compagnie des Indes anglaises
créée en 1600) anonymes par action, qui a pour objet le commerce en Asie,
quitte à l’établir par la force, et dont la gestion commune par les six chambres
des Provinces fut essentielle dans l’intégration du nouvel État hollandais. Le
principe de la Compagnie réside dans son articulation avec le pouvoir politique,
d’où sont issus bon nombre de ses actionnaires et qui contrôle sa direction, tout
en laissant la société commerciale distribuer ses dividendes à ses actionnaires et
maintenir sa comptabilité privée. Les profits de la VOC sont à l’origine des
investissements de la Banque d’Amsterdam, alors le plus grand établissement
financier en Europe. Ses actions se négocient à la première Bourse des valeurs
mondiale, qui a ouvert à Amsterdam en 1609.
Ainsi, au début du XVIIe siècle, les Hollandais, dont les intérêts au Brésil sont
forts, souhaitent maîtriser l’ensemble de la filière du sucre. Pour passer à la
vitesse supérieure, ils mettent au point une sorte d’entreprise privée-nationale de
colonisation : la Compagnie des Indes occidentales (WIC) qui se forme en 1621
sur le modèle de la VOC. Comme sa sœur aînée, elle émane des Chambres des
Provinces-Unies qui lui délèguent des compétences régaliennes, comme le droit
d’occuper un territoire, de faire la guerre contre les autres nations européennes
ou soumettre des populations. La Compagnie, dont la finalité est le commerce et
la production tropicale, est ainsi dotée d’une puissance militaire et de mandats
pour occuper souverainement des territoires ou tout simplement accaparer des
richesses par la piraterie.
En 1628 justement, les navires de la WIC attaquent le convoi espagnol des
Indes, qui transporte l’argent et les produits américains de toute une année vers
Séville. La WIC met ainsi la main sur la production annuelle d’argent des mines
d’argent de Potosí, qu’elle va investir dans la colonisation du Pernambouc,
région du nord-est du Brésil où elle est déjà implantée. De même, la Compagnie
défie les comptoirs de traite portugais en Afrique. À cette époque, les Portugais
sont mis en difficulté par la résistance de la reine Anazjinga, qui, bien que
soumise à la Couronne portugaise, réussit à limiter la traite dans son royaume du
Kongo. Les Hollandais prennent aux Portugais le fort d’Elmina en 1637 puis
ceux d’Angola en 1641.
Au Brésil, la Compagnie fonde la Nouvelle-Hollande, dirigée par le comte
de Nassau. C’est dans cette région, autour de Recife-Olinda, que le dispositif de
la plantation se perfectionne. Il ne s’agit pas seulement d’une amélioration de la
production du sucre (atelier et moulin, gestion du travail, agronomie) mais de la
filière tout entière. En amont, les Hollandais stabilisent les alliances politiques
avec des États-hordes, entités politiques guerrières et commerciales, qui raflent
les esclaves dans diverses provinces africaines, et ils améliorent les méthodes de
financement de l’expédition négrière, le système d’assurances, les techniques de
transport et de navigation. En aval, la raffinerie, la commercialisation et la
financiarisation des investissements commerciaux à la Bourse d’Amsterdam
consolident leur dispositif. La Compagnie étend ses activités à la Guyane, aux
Antilles et en Amérique du Nord, où elle est suivie de près par les Anglais et les
Français.
Ainsi, entreprise à la fois privée et militaire, le système de la compagnie
repose sur l’usage de la force pour faire des bénéfices commerciaux, en Asie et
en Afrique, et elle produit elle-même en Amérique ce qu’elle ne peut obtenir par
le commerce. Elle roule pour son propre compte, mais contribue aussi à
l’intégration de l’État qui la promeut. En cela, elle préfigure l’État mercantiliste
qui se développe en Europe après 1660.
En 1640, les Portugais retrouvent leur indépendance vis-à-vis de l’Espagne.
Ils perdent alors l’Asiento et celui-ci revient à des négriers hollandais. Ils ont
aussi cédé à la VOC presque toutes leurs positions en Asie. Le roi João IV
recentre alors ses activités sur la production brésilienne, ce qui inclut la traite
africaine vers le Brésil. En 1654, les troupes portugaises chassent définitivement
les Hollandais de chaque côté de l’Atlantique Sud et, en 1657, elles signent un
traité avec la reine Anazjinga du Kongo. Le Portugal a à peu près repris la main
dans le Pernambouc, sauf sur les communautés de Marrons (quilombos) de
Palmares qui continueront de résister jusqu’en 1695. Les Hollandais expulsés
embarquent avec leurs esclaves, leurs outils, leurs plants de canne, et rejoignent
leurs compatriotes qui ont essaimé un peu partout dans les Amériques.

Les Hollandais, du Brésil aux Caraïbes


Les Espagnols occupent les Antilles depuis 1492, mais après que les Indiens
y ont quasiment disparu, leur entreprise de colonisation porte davantage sur les
anciens Empires andins et mexicains du continent, où la population est soumise
à un régime de travail forcé. L’espace des Caraïbes est donc peu contrôlé et à la
merci des ambitions des navires français, anglais ou hollandais. Comme les
places fortes en Asie ou les comptoirs africains, les positions en Amérique du
Nord et dans ces îles font désormais partie des négociations et des enjeux des
conflits intra-européens, et les territoires passent d’une nation à l’autre au gré
des traités de paix signés en Europe. Les modalités de leur exploitation ne sont
pas non plus tout à fait fixées. On fait du commerce de fourrures au nord, on
cultive du tabac au sud, ainsi que dans les petites îles Caraïbes : la Barbade pour
les Anglais, la Martinique et la Guadeloupe pour les Français à partir de 1635.
Ces nouvelles colonisations sont confiées elles aussi à l’initiative privée,
sous le contrôle des Couronnes, à travers le montage de compagnies. Le roi
attribue ainsi des missions de colonisation à des marchands, des banquiers, qui
vont prendre en charge à la fois le peuplement (par la traite en Afrique ou la
migration encadrée depuis l’Europe), la production de denrées et leur
commercialisation. La Compagnie de la Barbade par exemple déporte des
Irlandais qui travaillent dans les plantations de tabac de l’île.
Déjà des Hollandais sont présents dans la région et ils y introduisent leur
technologie de production. En 1637, Pieter Blower débarque à la Barbade depuis
le Brésil avec ses machines et ses esclaves, et y développe la plantation sucrière.
Depuis Rouen, Daniel Trezel, un autre Hollandais, arrive en Martinique avec le
même projet. Comprenant vite l’intérêt du commerce du sucre, les Anglais de la
Barbade décident d’adopter la plantation à la hollandaise. Pour importer des
esclaves dans l’île, ils créent la Guinea Company, dont le propriétaire, qui est
aussi le gouverneur de la Barbade, autorise par un décret le travail forcé « à
vie ». À partir de 1654, de nombreux planteurs hollandais fuyant le Brésil
rejoignent ces îles avec armes et bagages. Ils y reconstituent la plantation
brésilienne, filière de traite incluse.
La plantation type qui se généralise à la Barbade et à la Martinique gardera à
peu près la même structure et la même technologie pendant deux siècles :
composée de « 40 hectares, dont 16 de canne à sucre, 16 en jachère et 8 pour les
pâturages et les vivres. Un moulin à vent, une chaudière, une distillerie, un
entrepôt, un séchoir ou purgerie et d’autres bâtiments pour la manufacture du
sucre. » Elle comprend une main-d’œuvre réunissant « 50 esclaves noirs,
7 serviteurs blancs, un contremaître, un docteur, un maréchal-ferrant, un
charretier » 2.
Le recours à l’esclavage répond non seulement au défi d’un peuplement
rapide mais aussi à une position de court terme, « la plantation produisant
80 000 livres de sucre soit environ 35 tonnes annuelles pour un investissement
de 5 625 livres sterling. Le revenu net tiré du sucre et de la mélasse atteignit
540 livres par an, soit un profit de 10 %. » Et on considère qu’« à la Barbade en
1645, le prix d’achat de l’esclave pouvait être amorti en un an et demi » 3.
Rapidement, la plantation sucrière esclavagiste devient le mode principal
d’exploitation dans les trois îles. Dans les plantations plus importantes, appelées
habitations par les Français, l’on trouve 90 esclaves pour 100 hectares, mais la
technologie est la même, et la productivité n’augmentera plus jusqu’à la fin de
l’esclavage. D’ailleurs, on préfère utiliser le travail des esclaves plutôt que les
animaux de trait, dont l’élevage reviendrait trop cher dans ces espaces contraints.
Dès lors, la production aux Antilles s’appuie exclusivement sur le travail des
esclaves, et l’approvisionnement en main-d’œuvre est assuré par la traite
africaine. Le terme de « noir » ou « negro » est alors strictement équivalent à
« esclave ». Il désigne la force de travail qui assure le bon fonctionnement de la
plantation. Celui-ci repose sur la répartition entre travail agricole, travail
d’atelier et domesticité. Les nègres sont censés assumer les deux premiers. Pour
éviter que les nègres soient en contact direct avec la société des planteurs,
entrepreneurs-propriétaires, il est prévu que le travail domestique, les services et
l’artisanat, et même la gestion du travail sur la plantation, soient assurés par des
serviteurs qui ne soient pas nègres, des Blancs donc, que l’on fera venir
d’Europe.
L’approvisionnement en nègres est la clef du succès de l’entreprise. Pour
commencer, il est nécessaire d’atteindre des stocks suffisants en main-d’œuvre
ou, dit autrement, une certaine densité d’hommes en fonction de la superficie de
la terre à cultiver (il faut un esclave par demi-hectare de canne à la Barbade,
alors qu’il faut un esclave pour 6 hectares de café). Et puis, les périodes de
travail agricole étant intenses et alternant avec des activités techniques et
diversifiées, il faut une réserve de main-d’œuvre toujours disponible. En
fonction des importants aléas naturels dans cette région, ou des variations
brutales du prix du sucre ou du crédit, le stock de travail doit en permanence être
adapté, et son renouvellement anticipé. L’articulation avec les marchands
négriers est donc essentielle. D’ailleurs, en raison de la cherté des esclaves d’une
part, liée aux aléas importants de l’expédition négrière, et du climat tropical
d’autre part – sans parler des guerres entre rivaux coloniaux –, la plantation
caraïbe comme brésilienne se révèle assez peu rentable sur le moyen terme. Les
historiens du Brésil ont d’ailleurs montré que les planteurs ne percevaient qu’une
part minime dans les bénéfices du sucre 4. Le risque est tel que ce n’est que
lorsque la production atteint une certaine ampleur que l’investissement peut être
amorti, non seulement grâce à la production de sucre, mais aussi par l’intégration
de tous les segments de la filière. C’est pourquoi les compagnies cherchent à
réunir à la fois l’activité de traite, de banque et de production, car les profits
peuvent alors être considérables.
Si bien que, pour être rentable, la production américaine doit être envisagée
dans sa dimension atlantique. Il faut par conséquent des instruments et des
cadres de régulation qui puissent agir à cette échelle : qui coordonnent les
marchés de la traite et du sucre, qui imposent des lois permettant une gestion sur
de larges territoires, qui puissent garantir des investissements importants.
Autrement dit, cela nécessite, plus qu’une compagnie, un État.

L’État négrier
Même si le résultat est assez comparable, on peut distinguer deux modèles
différents qui aboutissent aux deux principaux États négriers, anglais et français.
Dans le cas anglais, ce sont les intérêts des planteurs et marchands qui prennent
possession de l’appareil d’État. En 1657, à la Barbade, « la plantation de James
Drax compte 200 hectares dont 50 hectares de canne, 96 esclaves,
28 domestiques blancs et 3 Amérindiens et leurs enfants » ; « 10 plantations
comme celle-ci (soit 2 000 hectares) étaient possédées par le syndicat de
marchands de Londres » 5. La petite île devient vite saturée et le foncier très cher.
Depuis la Barbade, les planteurs s’étendent alors dans toute la région. Ils
s’installent en particulier sur le continent, en Virginie et en Caroline du Nord, et,
à partir des années 1660, dans une autre île caraïbe plus vaste, la Jamaïque. En
1664, 12 000 colons y débarquent. La Couronne restaurée des Stuart a réussi à
impliquer les flibustiers et pirates qui occupaient l’île depuis la prise de l’île par
l’Angleterre en 1655. Le roi Charles II, qui a entamé une conquête des positions
hollandaises dans le Nouveau Monde, récuse le gouverneur de la Jamaïque
considéré comme trop faible et nomme Thomas Lynch. Celui-ci contribue à
transformer les pirates en planteurs consciencieux, qui vont à leur tour gouverner
la colonie, comme le célèbre boucanier Henri Morgan à partir de 1674. Pendant
ce temps, la Barbade devient le centre importateur des esclaves pour toute la
région. L’île importe 8 000 negroes par an à partir de 1680, assurant
l’approvisionnement des nouvelles plantations en Virginie et Caroline du Nord
où pousse désormais le tabac anglais. Le frère du roi, Jacques II, est aussi le
gouverneur de la Royal African Company, qui a obtenu l’Asiento et supplanté
les Hollandais pour la traite vers les Indes. La compagnie fait embarquer
61 000 esclaves depuis les côtes africaines en huit ans. Les planteurs forment à
Londres le lobby du West Indies Interest, et, avec le syndicat des Marchands des
Antilles d’Angleterre, ils se constituent en comité permanent à la Chambre. À
partir de 1688, Londres met en place une Bourse des valeurs tandis que la
Lloyds, compagnie d’assurance fondée pour le commerce outre-mer et en bonne
partie la traite des esclaves, devient le bras financier du nouvel empire.
Désormais le lobby antillais jouera un rôle considérable dans la conduite des
affaires politiques.
Dans le cas français, c’est le roi lui-même qui organise l’activité atlantique.
La mutation qu’a connue l’île caraïbe, passant de la production de tabac vers le
sucre, a lieu également en Martinique et en Guadeloupe, à l’initiative de
Louis XIV. En 1664, celui-ci prend la direction de la production des îles, sans
passer par une compagnie. Il décrète l’abandon du tabac jusque-là cultivé par des
colons européens et organise le développement du sucre à grande échelle. Dans
un premier temps, des missionnaires catholiques sont chargés d’accompagner le
peuplement de l’île en christianisant les esclaves et les encourageant à procréer.
Des « habitants » venus de France se voient attribuer des domaines pour y
installer des plantations. Mais le décollage démographique et celui de la
production sont lents, et le roi s’agace du manque de dynamisme des planteurs,
qui ne prennent pas suffisamment position dans la traite et profitent
paresseusement de leur situation de propriétaires d’esclaves. Il fonde la
Compagnie du Sénégal en 1673 pour assurer la traite vers les îles à sucre, puis la
Compagnie de Guinée en 1684. Celle-ci est confiée à Samuel Bernard, un
Hollandais protestant né à Paris, devenu marchand grossiste de drap et désormais
principal banquier du royaume. La Compagnie du Sénégal doit transporter au
moins « deux mille nègres chaque année aux îles françaises de l’Amérique »
venus des côtes africaines et elle reçoit « 13 livres par tête de nègre apporté aux
îles » 6 acheté en Afrique. Plus encore, le roi organise la gestion du travail, des
Noirs donc, sur la plantation. À cette fin, son ministre Colbert rédige et fait
promulguer en 1685 le fameux Code noir. Ce texte législatif est important pour
comprendre d’une part la situation aux Antilles à cette époque et d’autre part
le projet mercantiliste du roi de France et la fonction qui y est attribuée aux
« Noirs ».
Premièrement, il faut rappeler que le système de la plantation, mis au point
dans les îles atlantiques portugaises puis au Brésil, n’a de valeur que si les terres
dédiées à la canne à sucre sont associées à un atelier et à de la main-d’œuvre. Le
but des compagnies de traite, celle du Sénégal puis celle de Guinée en
l’occurrence pour les îles françaises, est de pourvoir en main-d’œuvre les
plantations (habitation, engenho ou ingenio) qui à leur tour en assurent ensuite la
gestion. Or Colbert ne fait pas confiance aux planteurs pour cela. Il déplore leur
manque de vision globale de l’économie atlantique, en grande partie lié à leur
profil. La plupart des planteurs ont fait le voyage aux Amériques faute de
meilleures perspectives en France. Pour Louis XIV, la plantation n’est pas vue
comme une récompense visant à soumettre une noblesse réticente, mais comme
un simple moyen de produire des marchandises dont la vente alimente les caisses
de l’État. C’est le principe même du mercantilisme, qui se déploie sans fard dans
les îles à sucre. La richesse du royaume peut augmenter grâce à la production de
marchandises valorisées sur le marché, et rendre la balance commerciale
bénéficiaire. L’État doit faire produire et, s’il ne peut s’appuyer sur des
opérateurs, il devra encore mieux organiser lui-même la production des
marchandises en question. Les planteurs doivent comprendre qu’ils ne sont que
les intermédiaires d’un projet qui dépasse leur plantation, celui de la production
royale de sucre. La réussite de l’entreprise repose sur leur capacité de gestion, et
en premier lieu sur leur capacité à gérer leur force de travail. C’est tout le sens
du Code noir.
Celui-ci oblige les propriétaires à nourrir leurs esclaves, à les vêtir, les loger,
de manière à leur permettre de produire, et le plus possible. Les planteurs
doivent aussi empêcher ces derniers de sortir de la plantation, de vendre eux-
mêmes une partie ou les dérivés de la production (eaux-de-vie, etc.), bref, éviter
par tous les moyens un début d’autonomie des esclaves, dont le travail doit être
entièrement dirigé vers la production de sucre ou de café. De même, ils ne
doivent pas tuer ou maltraiter des esclaves qu’il a été si difficile de faire venir.
Les « Noirs » sont les capitaux investis dans la plantation ; ils en sont également
la condition sans laquelle cette économie ne peut exister. Il serait aussi malvenu
de les perdre par de mauvais traitements que de saborder l’atelier ou de polluer
les terres. Or, sans doute grisés par la toute-puissance que la « possession » des
esclaves leur confère, certains ont plongé dans une violence délirante, comme en
attestent plusieurs témoignages postérieurs : « Un Lieutenant de la Martinique
mutilait ses nègres en 1670, il leur arrachait les dents et faisait couler du lard
fondu dans les plaies. » Un autre, le sieur Brocard aurait payé une amende
l’année suivante pour « avoir excédé et fait excéder la négresse Anne de
plusieurs coups de fouet, ce qui lui a fait diverses grièves blessures en plusieurs
parties de son corps, et, outre ce, pour lui avoir fait brûler, avec un tison ardent,
les parties honteuses » 7.
Non par humanisme ou charité mais avec l’objectif d’assurer la production,
le Code noir apporte donc la protection de l’État à la personne physique des
esclaves. La définition juridique de la plantation et de son capital (les Noirs)
constitue par ailleurs une innovation importante. En effet, l’habitation concédée
par le roi est une « propriété » pleine et entière, dans le principe de la proprietas
romaine, et non pas un domaine seigneurial comme c’est encore le cas de
presque toutes les terres en France 8. Certes, Louis XIV y laisse subsister
quelques droits féodaux, fétiches qui peuvent flatter le narcissisme des
« habitants » devenus pseudo-seigneurs en acceptant l’aventure. Mais ces droits
seigneuriaux et coutumes féodales, tout comme le droit de proprietas, sont
limités par l’impératif de conserver la plantation comme ensemble productif.
Que ce soit dans les héritages, mariages ou reventes de domaines, il n’est donc
pas possible de dissocier les terres des ateliers ni des « biens meubles » que sont
les esclaves. Ces derniers ne peuvent être vendus en dehors de leur plantation.
Enfin, le plus tragique dans ce texte réside peut-être dans le fait que tout en
étant « biens meubles », les Noirs sont considérés comme des chrétiens ou
devant le devenir par l’instruction des prêtres. Ainsi, l’État reconnaît le paradoxe
de l’esclavage et l’assume pleinement. En tant que pourvoyeurs de travail, les
Noirs sont des êtres humains, qui doivent être considérés comme des chrétiens,
rassemblés éventuellement en famille (on ne peut séparer les couples mariés ni
les jeunes enfants de leur mère), et pourtant ils ne font pas partie de la société.
C’est le rôle de l’esclavage, comme institution, d’aménager cette position
particulière. Le Code noir précise d’ailleurs que l’affranchi, dès lors qu’il sort de
cette institution, retrouve ou acquiert les qualités de n’importe quel sujet du
royaume. On peut donc cesser, en théorie, d’être un « Noir ».
Avec l’établissement des plantations dans les îles à sucre, la création des
compagnies de traite et des législations sur les Noirs, l’État moderne devient non
seulement le cadre de cette césure en humanité, mais son opérateur et principal
bénéficiaire. Il y a, avec le Code noir, une raison d’État qui produit le nègre, le
capture en Afrique, le transporte à travers les mers, le force à travailler. Ainsi, du
modèle pionnier de la compagnie hollandaise à la gestion publique-privée des
Anglais puis à l’État mercantiliste français, nous voyons progresser une gamme
d’intérêts mêlant des logiques privées, fondées sur la liberté du capital et de la
propriété, et des intérêts qui fondent la prospérité et le pouvoir croissant de
l’État. Il sera désormais bien difficile de démêler cet entrelacs et d’y appliquer
une morale commune.

Expansion coloniale au tournant


du XVIIIe siècle
La politique mercantiliste de la France et la concurrence entre les nations
européennes pour le commerce colonial entraînent une augmentation de la
production de sucre, café, tabac et autres denrées commerciales dans toutes les
Amériques. Cette expansion de l’activité coloniale se mesure à la fois en termes
de surfaces cultivées, territoires conquis, esclaves importés que par la place que
prend l’économie coloniale dans les économies nationales, et le poids politique
de nouvelles élites dans les pouvoirs européens, contribuant à la fin de l’Ancien
Régime et à la disparition de la féodalité.
Des années 1660 au début du XVIIIe siècle, les Européens étendent leurs
domaines américains, en mer Caraïbe et en Amérique du Nord. Cette expansion
se fonde toujours au départ sur une politique de peuplement : la plupart des
planteurs français comme anglais envisagent d’abord le travail exécuté par des
« serviteurs » traditionnels, qu’on fait venir d’Europe et qui font partie de la
« maison ». La colonisation repose donc en grande partie sur la multiplication de
ces serviteurs, envers qui la Couronne s’engage dans une politique familiale,
nataliste, dont la base est la promotion du mariage chrétien. Mais, dès les
années 1670 et surtout après 1680, le recours à la traite africaine pour la
production change la logique politique de ces nouvelles occupations. La
dynamique de peuplement, qui vise la reproduction de la main-d’œuvre sur
place, comme c’est le cas dans le servage, est en contradiction avec celle de la
production esclavagiste par la traite. Dans les colonies anglaises d’Amérique du
Nord, cette contradiction va rapidement susciter des oppositions et la mise en
place de nouvelles règles. Ainsi, animés par leurs convictions religieuses,
certains colons issus du mouvement quaker (appelé la « Société des Amis »)
refusent l’esclavage. William Penn, le fondateur de la Pennsylvanie en 1682,
affranchit lui-même la totalité de ses esclaves.
Car, si l’Amérique est la promesse d’une société régénérée, elle ne peut que
s’appuyer sur des parents et congénères, et non sur des esclaves. Or, dans cette
colonie de peuplement et d’esclavage, la frontière anthropologique entre parents
et non-parents est vite fragilisée. Que deviennent par exemple les enfants
d’esclaves et les enfants de maîtres qui « naissent et grandissent ensemble »,
notamment lorsqu’ils ont des parents en commun ? La loi virginienne de 1662
sur l’esclavage est la réponse qu’apportent les colons à ce possible désordre. À la
suite de la victoire en justice d’Elizabeth Key, fille d’un maître et de son esclave,
qui réclame la liberté au titre de sa filiation avec un libre, le dirigeant de la
colonie de Virginie, William Berkeley, fait voter une loi qui stipule que « chaque
enfant né dans ce pays sera présumé libre seulement en fonction de sa mère ».
Les enfants d’une esclave restent des esclaves. Les deux planteurs, William
Penn, le quaker, William Berkeley, le négrier, se protègent l’un comme l’autre
du risque d’une parenté commune avec des esclaves. Mais, tandis que le premier
esquisse une colonie de peuplement d’égaux, le second a des intérêts importants
dans la traite, étant lui-même un gros actionnaire de la Royal African Company,
aux côtés de Jacques Stuart, le duc d’York et futur roi d’Angleterre, son cousin
le Prince Rupert ou encore le philosophe John Locke qui en fut le secrétaire
pendant trois ans 9.
Alors que l’Angleterre subit les troubles de sa Glorieuse Révolution en 1688
et que les Portugais du Brésil sont toujours en difficulté contre le royaume du
Kongo et le quilombo de Palmares d’autre part, la France prend l’avantage dans
la production de sucre. Louis XIV profite des divisions anglaises en accueillant
dans sa Marine les familles jacobites irlandaises (restés fidèles au roi Jacques
Stuart que la Révolution vient de chasser), dont il va faire les opérateurs de sa
production coloniale. Les familles Walsh, MacNemara, O’Gorman entre autres
s’installent dans les principaux ports français et font alliance avec les familles
anciennes de Saint-Malo, Nantes, La Rochelle et Bordeaux. Phillip Walsh
s’installe à Saint-Malo et devient un important capitaine corsaire de la
Compagnie française des Indes orientales. En 1701, on retrouve ces noms parmi
les propriétaires des principales plantations de Saint-Domingue et négriers dans
la Compagnie de Guinée, dont le roi est lui-même actionnaire. La Compagnie est
quant à elle confiée à Antoine Crozat, son actionnaire principal et son dirigeant,
banquier du roi et homme le plus riche de France. La Compagnie détient le
monopole de l’importation d’esclaves dans les possessions françaises et obtient
même l’Asiento pour les Indes espagnoles. Elle doit livrer 1 000 esclaves, puis
3 000 par an dans les îles. En 1713, il y a déjà 24 000 Noirs sur l’île de Saint-
Domingue, où la France s’est installée en 1697.
Par ailleurs, Louis XIV lance d’autres conquêtes en Amérique du Nord. La
« Louisiane » s’étend jusqu’aux Grands Lacs, et englobe les vallées du Missouri
et du Mississipi. La colonisation de ces nouveaux domaines est confiée au même
Antoine Crozat, qui y organise l’importation de 3 000 esclaves par an. La
Compagnie de Guinée doit désormais livrer 9 000 esclaves par an dans
l’ensemble des îles françaises.
Au Brésil, après les difficultés de la fin du siècle qui ont réduit la traite
portugaise en Afrique, les élites luso-brésiliennes se sont tournées à nouveau
vers l’exploration de leur domaine intérieur. Les chasses aux esclaves indiens
ont été l’occasion d’explorer de nouveaux territoires et surtout de découvrir un
ensemble de gisements aurifères de dimension considérable. Une nouvelle ruée
vers l’or s’amorce au début du siècle, dont les rapides profits vont relancer la
traite angolaise mais aussi désormais mozambicaine. Les terres du Minas Gerais
(mines générales) accueillent une traite massive destinée à la fois aux mines d’or
et à de nouvelles plantations. Cette fois, ce sont les Brésiliens eux-mêmes qui
organisent cette économie atlantique, non pas triangulaire mais binaire, dite « en
droiture », entre le Brésil et la côte angolaise. Ils prennent même le pas, en
Afrique, sur les Luso-Africains, les Angolistas qui étaient depuis deux siècles les
intermédiaires négriers sur la côte. Le Brésil se met à produire directement pour
la traite, échangeant ses productions (manioc, tabac) contre des esclaves en
Afrique 10.
Cette configuration explique pourquoi, en plus de considérations
démographiques simples, la colonisation européenne s’oriente franchement, à
partir de 1680, vers la plantation esclavagiste pour agrandir ses domaines. Dans
les métropoles, les conséquences de cette expansion sont également importantes.
Pour les Anglo-Saxons comme pour les Français, d’immenses fortunes vont se
constituer (Crozat va financer la construction du palais de l’Élysée et de la
moitié de la place Vendôme – un de ses plus fameux hôtels particuliers abrite
aujourd’hui le Ritz). La compagnie Lloyds bâtit un empire financier, et la Royal
Navy devient un poids politique en Angleterre. Ces nouveaux riches ont aussi le
contrôle sur le commerce des nègres. Les Anglais ont d’ailleurs récupéré
l’Asiento en 1715 et sont désormais présents dans tous les comptoirs européens
en Asie, où le commerce est considéré comme plus lucratif. En effet, ce marché
est devenu un important débouché pour les Européens, qui, de plus en plus,
produisent eux-mêmes ce qu’ils achetaient auparavant aux Asiatiques, non
seulement aux Amériques mais un peu partout sur les territoires conquis. Les
plantations de café démarrent dans l’île Bourbon (future île de la Réunion) vers
1715, grâce à une main-d’œuvre esclave achetée en Afrique, toujours contre des
produits européens ou fabriqués par les Européens. Finalement, la
consommation en Europe de nouvelles denrées (thé, café, sucre, cacao)
augmente les revenus de tous : manufacturiers, commerçants, producteurs,
détaillants. De l’Europe à l’Asie, de l’Afrique à l’Amérique, de l’Amérique à
l’Europe, les échanges sont à chaque fois bénéficiaires pour les Européens.
Certes – et peut-être pour cette raison – pris un par un, chaque segment de ce
commerce est risqué. Le rendement de la traite peut varier de 2 à 12 %, non
seulement à cause du risque de naufrage mais surtout à cause de la forte
mortalité de la cargaison. Le sucre lui-même n’offre pas de rentabilité supérieure
à 10 %, et il est également soumis aux aléas naturels ou aux risques de
l’approvisionnement sur le marché, aux épidémies parmi les esclaves, etc. Ainsi,
à chaque déplacement, échange, section, rouage de cette chaîne commerciale, il
y a un assureur, un financier, une banque, un marchand. C’est en cumulant
l’investissement et les interventions sur l’ensemble de la filière que l’on peut
espérer amortir le risque général et gonfler les bénéfices. C’est pourquoi la
production coloniale, et en particulier du sucre, n’a d’intérêt que par sa
dimension capitaliste. La caractéristique de ces grandes fortunes du XVIIIe siècle
est donc d’une part la très forte articulation des activités commerçantes,
maritimes (militaires) et financières, qui correspond forcément à une très forte
articulation des espaces, d’autre part la collusion avec l’État émergent, soit qu’il
se constitue lui-même en entrepreneur de dimension massive (État
mercantiliste), soit qu’il soit organisé pour servir cette activité.

La convergence d’intérêts entre le projet d’État et le capitalisme marchand
n’a cessé d’intéresser les historiens pour comprendre le rôle de l’économie
atlantique dans le développement européen, et notamment la fameuse
« accumulation primitive du capital » qui aurait permis la révolution industrielle.
De nombreux débats se sont tenus, en particulier à propos de la rentabilité de la
traite, de la plantation esclavagiste, de son rôle dans le développement du
capitalisme industriel 11. Il ne s’agit pas ici d’apporter une nouvelle hypothèse
mais d’insister sur la centralité du colonialisme et de l’économie atlantique dans
la structuration des économies européennes, dans celle des États et de la pensée
politique et économique. Que ce soit dans sa version monarchique absolue ou
libérale anglo-saxonne, la production hors Europe de marchandises à haute
valeur ajoutée et le progrès de leur consommation en Europe ont été
incontestablement un des piliers du décollage européen. Il ne sera pas facile de
s’en défaire ou de s’en priver.
Les dimensions de cette activité, tant spatiales qu’en termes de capitaux
investis et de revenus, lui confèrent une intensité presque industrielle. Or, dans
ce système productif, la question de la main-d’œuvre se pose d’une tout autre
manière que dans les domaines féodaux. La main-d’œuvre doit être rapidement
concentrée, son stock géré au gré des fluctuations du marché et des aléas,
modulé entre le travail agricole et l’atelier qui transforme le sucre. Les unités
productives (habitations, plantations, engenhos) sont administrées, directement
ou indirectement, par un propriétaire (et non un seigneur qui relève ses droits),
lui-même associé à des investisseurs, assureurs, financiers, marchands qui feront
la majorité des bénéfices.
Cela implique, dans les régions de production presque toutes situées aux
Amériques, des relations sociales totalement différentes de celles qui organisent
les sociétés d’Ancien Régime. En effet, ces nouveaux territoires, qui
fonctionnent comme d’immenses manufactures et ensembles d’unités
productives, accueillent néanmoins des centaines de milliers d’individus, bientôt
des millions. Or, les relations entre ces individus sont essentiellement régulées
par l’esclavage. En renonçant au peuplement « naturel » pour assurer la
colonisation, les puissances européennes ont dû en effet renforcer l’institution
esclavagiste dans son rôle de frontière entre parents – les colons propriétaires –
et non-parents – la main-d’œuvre considérée comme bien meuble. Ainsi, les
colonies deviennent le laboratoire, et bientôt l’usine, d’une expérience
traumatique qui n’en finit pas de résonner.
CHAPITRE 6

Une société impossible (1710-1750)

À la fin du XVIIe siècle, le Brésil avait déjà importé plus de 430 000 esclaves
d’Afrique. Lorsque le système de la plantation se stabilise en Caraïbe, dans les
années 1710-1720, plus de 400 000 captifs d’Afrique y avaient été débarqués
dans les seules îles françaises, anglaises et hollandaises. En quelques décennies,
Saint-Domingue et la Jamaïque ont dépassé la Barbade et la Martinique pour la
production de sucre. La population de la Jamaïque atteint 74 000 personnes en
1720, tandis que les planteurs de Saint-Domingue possèdent plus de la moitié
des 250 000 esclaves importés par la France aux Amériques 1.
Cette croissance extrêmement rapide contraste fortement avec les rythmes de
croissance naturelle de la population de l’époque 2, et explique ce qui fait du
nègre « produit » en Afrique et « consommé » en Amérique au XVIIIe siècle un
esclave singulier. Certes, il a déjà toutes les caractéristiques anthropologiques de
l’esclave, en premier lieu sa non-participation à la parenté, garantie par
l’institution de l’esclavage, et dont nous avons mesuré la violence symbolique.
Mais les dimensions de la production, ainsi que le caractère hégémonique du
travail esclave dans l’économie coloniale, créent une situation inédite, dans
laquelle l’usage systémique de la violence constitue l’unique principe de
socialisation. En effet, l’économie coloniale, organisée par le capitalisme
marchand, est soumise à une exigence de forte rentabilité de court terme. Non
seulement la fonction reproductive de l’esclave n’est pas prise en compte, mais
on se désintéresse également de son cycle de vie, en ne considérant que sa durée
d’activité, réduite à quelques années. La puissance publique, qui encadre cette
économie par des dispositifs juridiques et policiers, porte la responsabilité d’une
fiction qui fait du nègre non pas un animal domestique mais une machine à
distribuer des kilojoules. Par ses dimensions, sa rationalisation économique et
politique, le système de la plantation atlantique génère une violence inouïe,
cumulative, exponentielle, autodévastatrice.

La capture, production d’esclaves


Le cycle de la violence atlantique commence tout simplement lors de la
« production des esclaves », processus qui se déroule quasi exclusivement en
Afrique à partir du XVIIIe siècle. Dans la plupart des plantations caraïbes, on ne
trouve pas plus d’un sixième de la population esclave qui soit créole, c’est-à-dire
né en Amérique 3, encore cinquante ans après l’installation des premières
exploitations 4. Les esclaves nés en Afrique, appelés bossales pour les distinguer
des créoles, constituent les cinq sixièmes de la main-d’œuvre. À moins qu’ils
soient nés captifs en Afrique – ce qui est le fait d’une minorité –, ils ont donc été
victimes d’une capture de guerre ou d’une chasse.
Nous n’avons pas de récit direct datant du début du XVIIIe siècle, et il est
difficile de reconstituer le cauchemar vécu par tant d’individus, sinon en
s’appuyant sur les premiers récits publiés, une cinquantaine d’années plus tard,
par quelques esclaves au destin exceptionnel. La capture et le climat de terreur
instaurés par la traite en arrière des côtes atlantiques a pourtant profondément
marqué les sociétés africaines, comme le décrit Claude Meillassoux, forgeant des
sociétés où l’on se méfie du voisin, où les migrations forcées liées à la traite –
qu’on en soit victime ou qu’on la fuit – sont le principal moteur du peuplement
et la raison de son instabilité. Les jeunes hommes sont les premiers « razziés »,
mais parfois des familles entières subissent le même sort. Une fois capturés, les
esclaves sont « stockés » dans des lieux d’enfermement le long de la côte, en
attendant d’être vendus à un négrier. Olaudah Equiano est capturé avec sa sœur
vers 1755 dans l’actuel Nigeria, à l’âge de 10 ans. Six ou sept mois plus tard, il
arrive sur la côte du Bénin d’où il est embarqué pour la Barbade, puis la
Virginie. Il suit ensuite son maître dans la Marine, puis est vendu à un
commerçant à qui il rachète sa liberté en 1766. Devenu barbier à Londres puis
marin, il publie en 1787 son autobiographie, dans laquelle il raconte sa capture :

Généralement, quand les adultes du voisinage étaient partis travailler


loin aux champs, les enfants se rassemblaient pour jouer, et, comme de
coutume, un de nous grimpa sur un arbre pour voir si un assaillant ou un
chasseur d’esclaves arrivait : quelquefois, ils pouvaient profiter de
l’absence de nos parents pour nous attaquer et emporter le plus d’enfants
qu’ils pouvaient capturer. […] Un jour, quand tout le monde s’en fut allé
au travail comme d’habitude et seulement quand ma chère sœur et moi-
même étions occupés à la maison, deux hommes et une femme entrèrent
dans nos murs et se saisirent de nous deux et, sans nous laisser le temps
de pousser un cri ou de résister, ils nous empêchèrent d’ouvrir la bouche
et [de] partir en courant nous entraînant avec eux dans le bois le plus
proche. Là, ils attachèrent nos mains et nous emmenèrent aussi loin
qu’ils purent jusqu’à la tombée de la nuit et nous parvînmes à une petite
maison où les kidnappeurs se restaurèrent et passèrent la nuit. Nous
n’étions pas attachés à ce moment-là mais nous étions incapables de
prendre une quelconque nourriture, écrasés par l’épuisement et le
chagrin, notre seule consolation était de dormir ce qui soulagea notre
malheur un moment 5.

Une fois capturées, les victimes sont conduites de l’intérieur du pays vers les
comptoirs de traite. Depuis que les Portugais se sont installés sur la côte
angolaise au XVe siècle, des familles luso-africaines se sont spécialisées dans
l’activité de traite. Elles font l’interface entre un ensemble d’intermédiaires,
hordes, chasseurs, qui organisent des raids et razzias, et les acheteurs européens.
Les navires négriers européens restent sur la côte, naviguant par cabotage. De
fort en fort (Elmina, Ouidah, Luanda), ils font affaire et embarquent des
esclaves, le plus souvent sous le contrôle et avec l’aide des royaumes locaux. La
capacité de cargaison moyenne a été considérablement augmentée au cours des
dernières décennies, et un navire peut contenir jusqu’à 600 passagers à la fin du
e
XVIII siècle. Cette évolution est liée aux progrès techniques de navigation et de

construction navale et à la pression toujours plus grande sur la rentabilité de


l’entreprise. C’est d’ailleurs là que réside la difficulté du métier de négrier, car il
est rare de pouvoir acheter plus de dix esclaves en un seul lot (on achète cinq
esclaves par jour en moyenne). Il lui faut donc se mettre d’accord avec de
multiples vendeurs dispersés le long de la côte, et faire durer le moins possible
ces négociations. Le temps joue contre la pérennité de l’accord et sur le risque de
mortalité des esclaves, sur leur fatigue liée aux conditions d’enfermement qui
sera préjudiciable à leur prix de revente. Enfin, le négrier ne peut prolonger sa
navigation côtière, sous peine de frais supplémentaires.
Au fur et à mesure, ces négociations sont perfectionnées, soit par le crédit
fait aux chasseurs d’esclaves (on achetait à l’avance), soit par la construction de
« barrancons », nègreries, où sont stockés les esclaves. Concentrés dans les forts
ou comptoirs de traite, les captifs restent enfermés parfois de longs mois avant
qu’un navire soit en mesure de remplir sa cale. Le « talent » de négrier consiste
justement à gérer ce stock et l’équilibre entre approvisionnement et tonnage qui
donnera sa rentabilité à l’expédition. Les tractations, dès cette étape, sont donc
sordides.

Le « grand voyage » : de la capture


à la plantation
La Couronne portugaise fait marquer au fer les esclaves qui embarquent
depuis les forts de Guinée ou d’Angola sur ses navires, afin de les authentifier
sur le marché américain. Ils deviennent alors littéralement des marchandises
vivantes. Le transport et les conditions du voyage sont cruciaux pour le succès
de l’opération. La traversée, surnommée « Passage du Milieu » ou « The
Voyage » atteint rapidement ses caractéristiques stables : 500 à 600 personnes
dans la cale avec 40 cm entre chaque captif pour une traversée de deux mois et
demi. La mortalité, de 18 % en 1700, baisse à 11 % à la fin du siècle 6. On
comprend ces chiffres en lisant quelques descriptions postérieures, comme celle
du voyageur Isert qui navigue en Guinée en 1794 :

Un navire négrier est construit de manière que le pont, le tillas, est coupé
par une planche haute et forte, que l’on appelle le for. La partie de cette
paroi qui regarde l’avant du navire est unie, sans la moindre fente ni
crevasse, afin que les Nègres ne puissent point agrandir les ouvertures
avec leurs ongles. Au-dessus de cette séparation, on place autant de
petits canons et d’armes à feu que la planche en peut porter, toujours
chargés, et que l’on décharge tous les soirs pour tenir le Nègre en
crainte. Il y a toujours une garde auprès, qui doit donner une grande
attention à tous les mouvements des Nègres. Du côté de la paroi qui
regarde l’arrière du navire sont les femmes et les enfants. De l’autre
côté, sur l’avant, sont les hommes, qui ne peuvent ni voir les femmes, ni
venir auprès d’elles. Les hommes sont d’ailleurs accouplés deux à deux
dans des fers qui contiennent leurs mains et leurs pieds. À travers chaque
rang dans lesquels on les place sur le pont, il passe encore une chaîne
entre leurs jambes, de façon qu’ils ne peuvent ni se lever ni faire le
moindre mouvement sans permission. Ils l’obtiennent le matin pour
venir sur le pont, et le soir pour retourner dans l’intérieur du navire.
Mais comme leur nombre est si grand, ils ne peuvent que de deux jours
l’un jouir de ce rafraîchissement et demeurent le reste du temps à fond
de cale, pressés comme des harengs 7.

Une telle contrainte ne peut que susciter une résistance proportionnelle à la


violence infligée. Les révoltes et les tentatives d’évasion sont le lot commun des
expéditions. En réunissant une population six fois plus nombreuse que
l’équipage, composée en majorité d’hommes jeunes, la menace est permanente
et elle est double : il ne faut ni perdre la marchandise en maltraitant trop les
hommes, ni les laisser reprendre des forces.
Voici l’avertissement du Dictionnaire universel de Commerce de Savary,
publié en 1723, à l’entrée du mot « nègre » :

Aussitôt que la traite est finie, il ne faut point perdre de temps pour
mettre à la voie, l’expérience ayant fait connaître que tant que ces
misérables sont encore à la vue de leur patrie, la tristesse ou le désespoir
les prend, dont l’une leur cause des maladies qui en font mourir une
bonne partie pendant la traversée ; et l’autre les porte à s’ôter eux-
mêmes la vie, soit en se refusant la nourriture, soit en s’ôtant la
respiration pour une manière dont ils savent se plier et contourner la
langue qui à coup sûr les étouffe, soit enfin en se brisant la tête contre le
vaisseau, ou en se précipitant dans la mer s’ils en trouvent l’occasion 8.

Il existe de nombreux textes plus tardifs du XVIIIe siècle, qui permettent de


reconstituer le climat de ces voyages, que ce soit le récit d’Olaudah Equiano ou
celui de Ottobah Cugoano, capturé en 1770 à 13 ans et vendu à Cape Coast
(Ghana) pour la Grenade. Les instructions des négriers à leur équipage
fournissent également de précieuses informations. Il s’agit de maintenir en vie la
cargaison, d’éviter la maladie ou la soif, mais la nourriture comme l’eau sont
prévues en quantités minimales. Le fouet est le principal ressort de l’équipage,
afin de décourager les suicides et la dégradation « volontaire » de la
marchandise, comme le refus d’avaler la ration de riz ou d’igname, de boire de
l’eau, et la tentative de sauter par-dessus bord. La terreur qui règne sur le bateau
est non seulement l’effet de la violence infligée, par le fouet et la torture, mais
aussi des conditions extrêmes de voyage, qui entraînent l’abattement des captifs
et un climat de tension où la menace d’une mutinerie est permanente.
À son arrivée après huit à douze semaines de mer, le captif subit une
nouvelle forme de violence. Lavé, « rafraîchi » et bien nourri pendant sa
quarantaine, l’esclave est vendu par lot de quatre ou cinq individus, comprenant
au moins un homme, une femme et un enfant, qui souvent n’ont aucun lien
familial. Ils sont présentés dans une cage et attendent encore de longues
semaines avant de connaître leur destination finale.
Voici ce que décrit Isert des circonstances de ces ventes à la fin du
e
XVIII siècle :

Quelques jours après notre arrivée, le sort de nos Nègres fut décidé. On
les avait mis à terre, on les avait équipés au mieux, à la manière de leur
pays, ils avaient eu toute liberté, on les avait traités avec toutes les
délicatesses de leurs pays, de façon qu’ils commençaient à se persuader
qu’ils étaient arrivés dans un paradis. Mais l’apparence trompe. Le jour
de la vente vint ; on les mit en ordre par rangs, ne laissant entrer
personne jusqu’au moment désigné où les acheteurs pouvaient faire leur
choix. La porte s’ouvre : une armée d’acheteurs se présente à la fois, se
jette comme dans une place prise d’assaut, chacun enlève le Nègre ou la
Négresse sur lesquels ils avaient jeté les yeux dans les jours où on les
avait exposés à la vue, et les conduit auprès des vendeurs pour convenir
du prix. Tout cela se fit avec une telle promptitude que l’homme le plus
courageux en aurait pris l’alarme, et Dieu sait ce que durent penser les
Nègres dans ce moment-là. En moins de quatre heures, la plus grande
partie de la cargaison fut vendue. Le reste consistait en Nègres âgés, trop
jeunes, ou qui avaient quelques défauts 9.

Olaudah Equiano décrit sa terreur à ce moment précis :

Nous n’étions que depuis quelques jours sous la garde du marchand


quand on procéda à notre vente de la manière habituelle, qui est celle-ci :
à un signal (par exemple un roulement de tambour), les acheteurs se
précipitent tous ensemble dans l’enclos où sont rassemblés les esclaves,
et ils choisissent le lot qu’ils préfèrent. Le tapage et les clameurs dans
lesquels elle se déroule et la fragrante avidité du comportement des
acheteurs ne contribuent pas peu à augmenter les appréhensions des
Africains terrifiés qui sont tout à fait fondés à les considérer comme les
artisans du massacre auquel ils se voient condamnés. C’est ainsi qu’on
sépare sans scrupule amis et parents qui, pour la plupart, ne se reverront
jamais. Je me souviens que sur le navire qui me transporta, dans
l’emplacement réservé aux hommes, se trouvaient plusieurs frères qui, à
la vente, furent répartis dans des lots différents : c’était vraiment
déchirant de les voir et d’entendre leurs cris quand on les sépara à cette
occasion 10.

Ce récit doit être associé à tous ceux qu’il faut imaginer, faute de mieux. En
1737, le navire portugais Notre-Dame-des-Angoisses-et-des-Âmes (Nossa-
Senhora-das-Angústias-e-almas) (sic) quitte Luanda avec 302 captifs, et ils ne
sont plus que 272 à son arrivée à Rio 11. Le Malborough, navire anglais, a voyagé
pendant dix mois de l’Afrique centrale à la Jamaïque, avec un équipage de
25 personnes transportant 386 esclaves. 351 sont arrivés en Amérique.
Le Nymphe, navire nantais, propriété de Thomas Montaudoin Delaunay, fit
596 esclaves à Loando, en Afrique centrale, après huis mois de cabotage le long
des côtes. Il arrive à Saint-Domingue au Cap-Français en 1738 avec
542 esclaves, et 7 membres sur les 45 de son équipage sont morts au cours de la
traversée.
En 1737 donc, 374 navires négriers quittèrent l’Afrique cette année-là, dont
179 en direction des Caraïbes. Dix ans plus tard en 1747, 1 023 navires de plus
avaient quitté les côtes africaines. Entre 1731 et 1740, en dix ans,
262 000 captifs ont été embarqués vers l’Amérique, dont 75 000 pour le Brésil et
150 000 pour les Caraïbes. Parmi eux, 222 000 ont survécu. Au total,
500 000 esclaves sont arrivés dans les zones de plantations et dans les mines
américaines entre 1730 et 1750. Ils ont été envoyés à la Martinique, à la
Guadeloupe, en Caroline, en Louisiane, à la Barbade, en Guyane, à Veracruz, à
Carthagène, à Panama, à Salvador de Bahia, Rio de Janeiro, au Rio de la Plata…

La plantation et le bon planteur


L’articulation entre la traite et la production coloniale est totale. Les réseaux
français mis en place par Louis XIV se sont bien développés. Les navigateurs
irlandais se sont alliés aux armateurs français et leurs enfants sont devenus
planteurs. Antoine Walsh, un des fils de Phillip Walsh, le corsaire irlandais
jacobite de Saint-Malo, est devenu négrier. Né en 1703 à Saint-Malo, il est l’un
des plus importants hommes d’affaires de Nantes. Il a fondé la Société d’Angola
qui alimente la Caraïbe en esclaves. Lui-même planteur, il meurt en 1763 au
Cap-Français à Saint-Domingue.
S’étendant sur des territoires plus importants, les plantations doublent leur
taille et le nombre d’esclaves qui y travaillent, entre 1700 et 1730. Ils sont
environ 300 par plantation à Saint-Domingue ou à la Jamaïque. L’achat
d’esclaves constitue, pour le planteur, un moment important de la gestion de sa
plantation. Pour bien faire, il doit en acquérir régulièrement, au moins quelques
lots chaque année. Malgré le prix qui peut être élevé, cet investissement est
nécessaire pour réguler sa production et faire face à l’important roulement de sa
main-d’œuvre. En effet, si le prix d’achat est amorti en moins de deux années, la
durée de vie au travail d’un esclave sur la plantation caraïbe ne dépasse pas dix
ans, et la moyenne tourne autour de sept ans. L’acquistion d’un esclave malade
ou infirme risque de peser sur ses prévisions de production et ainsi de l’obliger à
s’endetter auprès du commerçant qui lui achète son sucre.
La plantation sucrière atlantique doit être, dans la mesure du possible,
autarcique. Elle doit produire de quoi nourrir ses occupants et développer une
large palette d’activités : la culture de la canne et sa transformation,
l’exploitation du bois de combustion nécessaire à l’atelier, la production des
matériaux pour le transport et le conditionnement du sucre, et enfin les vivres.
Au Brésil, il faut aussi inclure les travaux de défrichements quasi permanents car
les planteurs s’appuient sur la disponibilité des terres et du travail esclave pour
maintenir leur niveau de production. En outre, la gestion de la plantation
nécessite de nouveaux savoirs, à la fois agricoles pour l’optimisation de la
production de canne ou de café, techniques pour faire fonctionner les ateliers
(pression de la canne, cuisson du jus puis cuisson de la mélasse), mais avant
tout, gestionnaires pour utiliser au mieux la main-d’œuvre disponible. Le père
Labat, jésuite dominicain parti aux îles comme missionnaire, qui eut à gérer une
plantation en Martinique au tournant du XVIIIe siècle, édite en 1722 une sorte de
manuel du bon planteur 12. Dans le même genre, le père Antonil, jésuite qui visite
le Brésil, donne ses conseils au planteur brésilien :

Les esclaves sont les bras et les jambes du maître de l’habitation car,
sans eux, au Brésil, il n’est pas possible de constituer, de conserver et
d’agrandir un domaine, ni d’avoir un moulin en état de rouler. Et de la
façon dont on se comporte envers eux, dépend qu’ils soient bons ou
mauvais à l’ouvrage. C’est pourquoi il est nécessaire d’acheter tous les
ans quelques pièces d’Inde 13, et de les répartir entre les champs de
canne, les jardins à vivres, les scieries et les barques. Comme ils sont
généralement de nations diverses, les uns plus grossiers que les autres, et
de constitutions très différentes, il faut en faire la répartition avec soin et
discernement, et non à l’aveuglette. […] Les Ardas et les Minas sont
robustes. Ceux du Cap-Vert et de Sao Tomé, plus faibles. Ceux
d’Angola, élevés à Luanda, sont plus capables d’apprendre les métiers
mécaniques que ceux des autres régions déjà nommées. Parmi les
Congos, il y en a aussi quelques-uns d’assez industrieux et aptes non
seulement au travail de la canne mais aussi aux ateliers et au service de
la maison 14.

La plantation est donc le lieu où se développent et se gèrent des


compétences, mais aussi où le maître doit tenir compte des évolutions des
esclaves :

Les uns arrivent au Brésil très rudes et très renfermés, et ils restent ainsi
toute leur vie. D’autres, en quelques années, deviennent « faits au pays »
[c’est-à-dire, nés au pays, créoles] et s’entendent aussi bien à apprendre
leur catéchisme qu’à chercher le meilleur moyen de vivre, à être
responsables d’une barque, à porter des commissions, et à s’acquitter de
n’importe laquelle des tâches qui peuvent ordinairement se présenter 15.

Les postes qualifiés reviennent à ceux qui ont été bien formés : « On choisit
ceux qui sont “faits au pays” pour en faire des chaudronniers, des cabrouetiers,
des calfats, des sucriers en sirop, des bateliers et des marins, parce que ces
occupations requièrent une attention plus grande. » L’organisation du travail sur
la plantation se confronte à des problèmes bien connus aujourd’hui : « pour ceux
qui depuis leur jeune âge ont été employés dans quelques domaines, il n’est pas
bon de les en retirer contre leur gré, car ils dépérissent et meurent » 16.
Pour le planteur il n’y a pas de femmes ni d’hommes mais des nègres, dont
le travail doit être poussé au maximum, grâce à une organisation adéquate du
travail 17.

Les femmes manient la serpe et la houe comme les hommes ; mais dans
les forêts, seuls les hommes manient la hache 18.

Enfin, le temps de la gestion des ressources nègres est déterminé par la


valeur du travail du nègre, qui fait sa valeur d’achat et donne lieu à un calcul
spécifique. Un nègre est cher, quatre fois plus cher qu’un Indien au Brésil, mais
son travail de deux ans rapporte plus que son prix d’achat. La durée de vie au
travail d’un esclave, qui se confond souvent avec sa durée de vie tout court, est
au moins de quelques années. Autrement dit, tout ce qui est travaillé au-delà de
dix-huit mois suivant l’achat est porté au bénéfice de la plantation. S’il travaille
trois fois son prix, c’est déjà énorme. Et comme la gestion du stock de main-
d’œuvre se fait par l’achat de nouveaux nègres, il n’est ni nécessaire ni
souhaitable de se projeter au-delà de dix ans. Cela dit, si par hasard – par miracle
plutôt – il naît un petit esclave créole sur la plantation, cela peut être bien utile
car les produits du système en constituent les meilleurs éléments :

Quant à ceux qui sont nés au Brésil ou qui, dès leur enfance, ont été
élevés chez les Blancs et se sont attachés à leurs maîtres, ils donnent
toute satisfaction : et comme ils supportent bien leur esclavage,
n’importe lequel d’entre eux vaut quatre « bossals » 19.

Cette considération devrait conduire le planteur à d’autres libéralités et


gentillesses :

S’ils constatent que les maîtres ont soin de donner à leurs jeunes enfants
quelques reliefs de leur repas, les esclaves les serviront de bonne grâce
et se réjouiront de leur multiplier des serviteurs. Dans le cas contraire,
certaines esclaves cherchent délibérément à avorter, afin que les fils de
leurs entrailles n’aient pas l’occasion de souffrir ce qu’elles souffrent
elles-mêmes 20.

Le père Antonil suggère aussi au maître de laisser ses esclaves se divertir


quelques heures dans l’année, voire de les y encourager, « en ne s’opposant pas à
ce qu’ils élisent leurs rois, à ce qu’ils chantent et dansent honnêtement pendant
quelques heures certains jours de l’année ».
Dans un registre tout autant moral qu’économique, le raisonnement partagé
par ces pères jésuites permet de concilier prospérité et conscience chrétienne. De
fait, les arguments économiques et la morale convergent pour assurer le bien-être
des esclaves, dans la mesure où la durée et l’intensité de leur travail sont les
leviers de la production. Mais la santé de l’esclave, et sa longévité même, n’a
d’importance que dans le court terme : il faut le nourrir pour qu’il puisse
travailler, le vêtir de façon à ce qu’il soit protégé et qu’il ne tombe pas malade, le
loger pour qu’il puisse dormir et reprendre des forces. En cela, les pères jésuites
rejoignent les dispositions du Code noir, et, de la même manière, cherchent à
raisonner le planteur dont l’égoïsme ou la courte vue l’éloigne de son intérêt. En
effet, son avarice pourrait lui suggérer de laisser ses esclaves se nourrir eux-
mêmes par un lopin de terre, travaillé le samedi, mais le planteur doit
comprendre que cette vision étroite l’empêche de tirer profit de son potentiel. Il
faut au contraire obtenir des nègres six journées de travail, qui démarrent avant
l’aube et terminent à 20 heures, avec deux simples repas.
Or, le moyen pour obtenir ce travail peut difficilement être celui de la
persuasion. Il ne peut y avoir, même pour les créoles « nés au pays » qui
supporteraient plus docilement leur condition, de travail sans contrainte. Et cette
contrainte est physique. La violence est donc le principal ressort de la gestion de
la plantation. Le père Antonil, le père Labat ou d’autres qui ont voulu décrire
l’organisation du travail sur la plantation américaine conseillent tous la
modération. Il s’agit visiblement d’une difficulté récurrente. À nouveau, il faut
rappeler aux planteurs la nécessité de la tempérance :

Ne pas châtier les excès dont ils se rendent coupables ne serait pas une
faute légère ; mais il faut auparavant en faire la preuve, afin de ne pas
châtier des innocents, et il faut entendre ceux qui ont été dénoncés une
fois qu’on les aura convaincus de leurs fautes, on les châtiera, soit en les
fouettant avec modération, soit en les enchaînant pendant un certain
temps à quelque chaîne de fer ou en les mettant à l’entrave 21.

Mais, en revanche, le maître ne doit pas céder aux excès que lui incite sa
position de toute-puissance vis-à-vis de sa propriété :

Châtier avec violence, d’un cœur vindicatif, de sa propre main ou au


moyen d’instruments terribles, brûler les malheureux avec des tisons ou
avec de la cire brûlante, ou bien encore les marquer au visage, cela ne
saurait être toléré chez des barbares, et bien moins encore chez des
chrétiens catholiques.

La violence régulée relève de la bonne gestion voire de la morale, comme un


père qui éduque ses enfants et rend sa justice.

Ce qui est certain, c’est que si le maître se conduit comme un père


envers ses esclaves et s’il leur donne ce qui est nécessaire pour leur
nourriture et leurs vêtements, ainsi que quelque repos dans leur travail, il
pourra également se conduire en maître, et ses esclaves, convaincus des
fautes qu’ils ont commises, ne s’étonneront pas de recevoir un châtiment
juste et mérité, appliqué avec miséricorde.

Il est évident à lire ces conseils que les excès sont fréquents, et encore plus
chez les maîtres de la deuxième ou troisième génération. L’historien Denis
Oruno Lara a pu dresser une longue liste de colons rattrapés par la justice dans
les îles françaises, comme Gratien Barrault, de la Martinique, qui avait tué
plusieurs de ses nègres en 1707. Ce même Barrault continuait, « deux ans plus
tard, en 1709, à torturer ses esclaves. Deux de ceux-ci s’étant échappés, une
femme, après avoir bu du rhum, demanda à l’autre esclave de la tuer avec une
serpe. Repris, ce dernier a eu le poing coupé 22. »
La violence a deux fonctions. Elle sert d’abord à forcer au travail. Il s’agit
d’une violence routinière, qui scande les journées de travail, les pauses de repas,
elle est parfois simplement exercée pour rappeler que l’on n’est jamais à l’abri
du fouet. Elle doit aussi empêcher la rébellion, la fuite, la révolte des esclaves,
considérée comme une menace perpétuelle donnant lieu à une surenchère
paranoïaque.
De fait, les nègres peuvent être en permanence tentés par la violence. Lors
de leur capture, lors du voyage atlantique, à chaque instant de leur détention, les
captifs peuvent refuser de se soumettre à leur sort, soit par la violence directe et
l’insoumission, soit par la fuite, le suicide, l’avortement ou l’automutilation.
Le déséquilibre numérique est en faveur des esclaves, ce qui ne leur échappe
pas et encourage bien des révoltes. Des insurrections sont attestées, de plus en
plus fréquentes dans toutes les régions de plantations et quel que soit le type de
régime qui y prévaut, qu’il soit sévère ou non. En Jamaïque, où le régime anglais
est censé être des plus stricts, une esclave, Nanny, a pu s’échapper en 1720 dans
les montagnes derrière les plantations, les Blue Mountains. Avec ses frères,
marrons eux aussi, elle organise pendant quatorze ans des communautés
autonomes que les Anglais n’arrivent pas à atteindre. Ces territoires menacent la
colonie non seulement parce que les Marrons vivent en partie d’attaques pour se
procurer des vivres ou des biens sur les plantations, mais aussi parce qu’ils
offrent une issue et une destination aux tentatives de fuites, encouragées ainsi
par la perspective de rejoindre le groupe. C’est bien en effet la force de « Nanny
Town », dont la cheffe sera finalement assassinée en 1733.
On ne peut croire que les esclaves, une fois arrivés dans la plantation, vont
se plier de bon cœur au travail forcé et à la cruauté croissante de la violence des
maîtres et contremaîtres qui cherchent progressivement, de manière
pathologique, à imposer leur autorité par tous les moyens de l’humiliation et de
la dégradation physique. Les esclaves s’enfuient, se suicident, avortent, se
révoltent, frappent, tuent, empoisonnent parfois, se vengent. Ils fuient d’une île à
l’autre, profitant des rivalités européennes et des promesses faites par les
ennemis des maîtres, qui font miroiter aux Marrons la clémence pour déstabiliser
les plantations du voisin.
Que le nègre puisse échapper au maître, voilà bien une inquiétude
structurelle qui hante et crispe les propriétaires. La tentation de la fuite, du
marronnage, même pour quelques heures, quelques jours, plane toujours et elle
est terriblement punie. On y perd une ou deux oreilles, un tendon pour éviter les
récidives.
Ce qui provoque encore davantage la rage des maîtres, c’est lorsque leurs
esclaves se trouvent dans l’incapacité de travailler et les privent ainsi de la
jouissance de leur propriété. Rapidement ils en viennent à considérer que les
maladies, les blessures, la faiblesse par malnutrition, conséquences des mauvais
traitements qu’ils ont eux-mêmes administrés, sont autant de « dus » que
l’esclave – pourtant bien malgré lui – soustrait à son maître. Celui-ci est furieux
de voir ses esclaves dépérir, s’empoisonner en mangeant de la terre ou mourir en
couches. Les punitions mises au point pour ces rebelles involontaires sont tout
aussi terribles : fers, masques pour les mangeurs de terre affamés, objets
improbables de sophistication qui montrent l’état mental dégradé des maîtres et
contremaîtres. Désormais, toute mort inopinée ou maladie est considérée comme
une agression des esclaves contre les maîtres. Caroline Oudin-Bastide a montré
comment les accusations d’empoisonnement, très nombreuses et, à de rares
exceptions près, jamais démontrées, sont pourtant systématiquement et
sévèrement condamnées. Or, la plupart du temps, les morts subites ou afflictions
attribuées au poison s’expliquent par les mauvaises conditions de vie qui sont
imposées aux esclaves, ou encore le mauvais traitement du bétail, qui favorise
épidémies infectieuses et malnutrition 23.
En tout état de cause, qu’elles soient passives ou actives, volontaires ou non,
les résistances des esclaves ne calment pas la violence des maîtres, elles la
décuplent. Les maîtres, les Blancs (ceux qui ne sont pas nègres) vivent et
imposent une espèce de terreur structurelle. Apparaissent des comportements
véritablement sadiques, d’acharnement forcené, qui tentent de démontrer
l’absence de valeur de la vie des nègres. Le gouverneur de la Martinique en
1712 se désole ainsi :

L’avarice et la cruauté des maîtres sont extrêmes envers leurs esclaves ;


loin de les nourrir, conformément à l’ordonnance du roi, ils les font périr
de faim et les assomment de coups. Cela n’est rien. Lorsqu’un habitant a
perdu par mortalité des bestiaux ou souffert autres dommages, il attribue
tout à ses nègres. Pour leur faire avouer qu’ils sont empoisonneurs et
sorciers, quelques habitants donnent privément chez eux la
question 24 réitérée jusqu’à quatre ou cinq jours, mais question si cruelle
que Phalaris, Busiris et les plus déterminés tyrans ne l’ont point
imaginée… Le patient tout nu et attaché à un pieu proche une
fourmilière, et, l’ayant un peu frotté de sucre, on lui verse à cuillerées
réitérées des fourmis depuis le crâne jusqu’à la plante des pieds, les
faisant soigneusement entrer dans tous les trous du corps… D’autres
sont liés nus à des pieux aux endroits où il a le plus de maringouins, qui
est un insecte fort piquant, et ceci est un tourment au-dessus de ce que
l’on peut sentir… À d’autres on fait chauffer rouges des lattes de fer et
on les applique bien attachées sur la plante des pieds, aux chevilles et
au-dessus du cou-de-pied tournant que ces bourreaux rafraîchissent
d’heure en heure. Il y a actuellement des nègres et négresses qui, six
mois après ce supplice, ne peuvent mettre pied à terre… Il ne faut pas
s’étonner si, à de telles questions, ils disent tout ce qu’on veut et à quoi
ils n’ont jamais pensé ; de là, les Blancs se plaignent que les nègres sont
empoisonneurs et sorciers… le mal est très étendu à plusieurs de nos
habitants, les plus méchants, les plus cruels qui soient sur la terre 25.

Quelques années plus tard, « à Saint-Domingue, un certain Martin,


surnommé Saint Martin d’Arada, aurait fait périr plus de deux cents nègres et en
aurait mutilé plusieurs autres parmi les trois ou quatre cents esclaves qu’il
possédait. Il obtint son pardon en 1741 en ayant offert quinze mille livres aux
administrateurs adjugés à l’hôpital 26. »
Ces excès ne sont pas sans créer des émois parmi les Blancs. La triste
situation des esclaves africains n’a jamais été niée par la société coloniale, au
contraire, et il faut même imaginer que l’empathie envers les esclaves devait être
une source de souffrance intense. Même les planteurs, leurs familles, les
négriers, qu’ils soient en Europe, en Afrique ou aux Amériques, s’apitoient sur
ces « pauvres Noirs », ces « malheureux nègres ». S’il est une évidence presque
naturelle dans cette société, l’esclavage n’a jamais été populaire et la violence ne
fait plaisir à personne. Au contraire, elle a un coût psychologique considérable,
qui ne fait que s’alourdir au fur et à mesure des générations de colons. La
solution pour échapper à cette violence est de s’en préserver en la déléguant à
d’autres. C’est pourquoi beaucoup de propriétaires sont rentrés en Europe en
confiant leur bien à un gérant (dit « géreur » dans les îles françaises) et,
lorsqu’ils ne peuvent rentrer, vivent cloîtrés dans leur demeure en laissant les
contremaîtres faire le travail dégradant de la terreur.
Le coût de la violence, tant psychique que financier, est un élément
important qui entrera en ligne de compte des années plus tard, lorsque les
discussions s’engageront sur la rentabilité de l’esclavage. Les salaires des
contremaîtres, les modalités du contrat de géreur reflètent la difficulté à se
procurer une compétence rare, celle de faire régner l’ordre sur la plantation.
Comme il ne s’agit pas, pour les colons, d’imaginer une alternative à
l’esclavage, il leur faut bien se faire une raison. La violence fait mal mais on ne
peut s’en passer, alors on s’invente qu’elle est un mal pour un bien, on se
console. Une thèse bien utile pour cela est publiée dans l’ouvrage portugais, qui
connaît un grand succès en 1728, Peregrino da América (Le Pèlerin de
l’Amérique) 27, dans lequel le voyage atlantique du captif africain est comparé à
une première « transmigration » des âmes, avant celle qui l’attend comme tout
chrétien vers la résurrection.
Mais, sur place, il est plus difficile de se convaincre de la nécessité de cette
violence, et, inévitablement, il faut subir les effets démultiplicateurs d’agressions
qui s’enchaînent depuis la capture jusqu’à la plantation. Il faut tenir compte en
effet du poids de l’accumulation. Car, même si la plantation, dès 1720 à Saint-
Domingue, à la Jamaïque ou dans le Minas Gerais est stable dans sa forme
jusqu’à la fin de l’esclavage (par le nombre d’esclaves, le type de machines
utilisées, les procédés de transformation de la canne, l’organisation des jardins
vivriers et des cases, de la maison du maître), à cette date, les plantations de
Martinique ont déjà connu trois générations de propriétaires. Ainsi, avec les
mêmes caractéristiques productives et techniques, la plantation de 1750 est bien
différente de celle de 1660. Presque un siècle ans plus tard, la violence, qui
fonctionne en spirale, entraîne toujours plus loin la paranoïa des maîtres et
contremaîtres, abondant la montée en puissance du traumatisme : du sadisme, de
la terreur névrotique des maîtres, de la peur et la colère des esclaves et de leur
intériorisation, toujours susceptible d’être réveillées lorsque arrivent de
nouveaux esclaves sur la plantation.
Facteur aggravant, l’économie atlantique bat son plein. Depuis que les États
ont fait le choix de la traite dans les années 1680, les réseaux négriers et
commerçants se sont formidablement déployés dans tous les ports européens.
Les descendants des jacobites irlandais installés dans les ports français sont bien
implantés à Bordeaux, à Nantes, mais aussi à Cadix en Espagne ou à Stockholm.
Quelques familles alliées entre elles, les Walsh, les Harrington, les Fournier de
Varennes de Saint-Malo, les Montaudouin de Nantes, sont devenues
dynastiques. On trouve parmi elles les principaux fournisseurs de nègres pour les
colonies, mais aussi les plus gros propriétaires de plantations.
Ainsi, cinquante ans après le début de la traite vers Saint-Domingue, l’île
compte 500 000 esclaves, qui représentent 90 % de la population. À la
Martinique et la Guadeloupe, cette proportion est respectivement de 89 % et de
87 %. Avec un tel déséquilibre, les maîtres ne peuvent qu’être sur le qui-vive.
Tendus par la crainte de voir s’échapper leurs nègres, tendu par leur propre
violence difficilement soutenable, ils ne forment pas à proprement parler une
société, dont les règles d’organisation viseraient la reproduction des générations.
L’autoritarisme et la violence étant le seul ressort de la vie sociale, ils sont
incapables de stabiliser les dynamiques d’une population très mouvante. En
1750, l’ordre colonial se révèle profondément chaotique.

Un ordre instable
Une conséquence sociale du recours systématique à la traite pour le
renouvellement de la main-d’œuvre est que, dans les colonies, aucun
engagement ne lie les maîtres et les esclaves dans le long terme. Ainsi, à la
brutalité propre à la migration et au travail forcés, s’ajoute une violence sociale
du fait de l’impossibilité de construire des relations durables. De toute façon,
dans cette course au gain et à la production, il vaut mieux ne pas se projeter et
réagir vite. Les prix du sucre ou du café fluctuent, les crises sont fréquentes.
Qu’elles portent sur l’approvisionnement en esclaves, sur la surproduction, sur le
poids de la dette, elles peuvent chaque année modifier le plan d’investissement
établi. Une tempête, un séisme, un raz-de-marée, une épidémie et tout est à
refaire. Pendant que leurs contremaîtres se chargent de la violence, les planteurs,
enfermés entre eux, terrorisés par leurs esclaves et le spectre de leurs propres
méfaits, commencent à désinvestir la plantation. Le climat d’incertitude et de
méfiance les éloigne de la réalité. Dans cette perte de sens, plus grand-chose n’a
d’importance, pas même leur plantation, qu’ils jouent au jeu, perdent,
regagnent… avec une désinvolture désarmante pour leurs créanciers 28. L’esclave
lui-même n’est pas fait pour durer. On en achète tous les ans un stock ; c’est là
toute la prévoyance et la gestion des affaires. Ce court terme, qui peut paraître
une gestion au plus près (et le gage d’une vertueuse flexibilité), fragilise tous les
types de relations sociales.
De plus, les relations traditionnelles propres aux cultures européennes
comme africaines, telles que le mariage, les relations claniques, communautaires
ou la famille, sont rendues particulièrement compliquées par la structure
démographique qui découle de la traite. Du côté des esclaves, les conditions de
la traite (la capture, la vente en Afrique et la vente aux Amériques) ont
évidemment pour effet de détruire pratiquement tous les liens sociaux antérieurs.
En outre, la logique de court terme oriente la traite atlantique vers un modèle de
captif – homme, jeune et actif –, dont on pense qu’on tirera davantage de
bénéfice de son travail. Comme son prix est élevé, le planteur complète son
stock par l’achat de femmes. Mais le ratio hommes/femmes dans la traite reste
autour de 60/40 ; il en est de même dans les plantations caraïbes 29. En plus des
mauvaises conditions de vie et des mauvais traitements, ce ratio explique la
faible natalité de la population esclave, même si les recherches récentes ont
révélé la capacité des esclaves à recréer les conditions d’une socialisation au sein
de la plantation, formant des couples stables et des familles, tissant des liens de
parrainage ou de confrérie qui souvent échappaient à l’observation des maîtres.
Du côté de ces derniers, la famille patriarcale, schéma européen importé,
n’est pas non plus facile à reproduire étant donné la faible présence des femmes
européennes. Les femmes blanches créoles (nées en Amérique) sont encore peu
nombreuses et, dans beaucoup de familles, les enfants sont élevés en France
avant éventuellement de venir prendre en main la plantation. Beaucoup de
propriétaires se déplacent sans leur femme, ou viennent gérer leur bien et faire
fortune avant de se marier en France. Enfin, la place sociale des femmes
blanches qui vivent dans les colonies est constamment fragilisée par le fait que
leur mari, frère ou fils, dont l’attachement définit leur propre rôle social, impose
ouvertement des relations sexuelles à des esclaves ou entretient des liaisons,
souvent tout aussi contraintes, avec des négresses et mulâtresses libres. Les
femmes blanches gardent le silence, mais la jalousie explique la violence
spécifique dont certaines font preuve envers leurs négresses, dont attestent
plusieurs cas traités par l’administration coloniale, comme « cette femme qui fait
battre à mort son esclave au Petit-Goave en 1697 » ou bien un dossier de
1736 qui relate que :

Une dame Audache s’appliqua, pour des raisons qu’on ignore, à se


comporter avec sadisme envers une jeune négresse, qu’elle sortit de
prison pour mieux la faire souffrir chez elle. Mise à la barre, fouettée, la
jeune fille, le lendemain, fut attachée à trois piquets, ventre contre terre
puis fouettée encore, brûlée avec de la poudre à feu que versa sur son
dos et sous son ventre un nommé Lazare. La dame Audache mit le feu
avec un tison allumé. Lazare place son pied sur le dos de la malheureuse
« afin que son ventre put porter sur le feu ». Plus tard, ses plaies ont été
pansées avec de l’aloès et de la chaux vive. Ce supplice qui dura cinq
jours a été dénoncé par un esclave malgré les risques qu’il encourait 30.

Les attitudes des maîtres envers leurs négresses étant justifiées, aux yeux des
autorités comme de la société blanche, par leurs « besoins naturels », il est peu
de limites que les femmes blanches soient en mesure d’imposer. Quant aux
femmes qui les subissent, esclaves ou libres, elles ne peuvent non plus toujours
en empêcher les conséquences, à savoir de nombreuses grossesses.
Comme on l’a vu en Virginie, le statut des enfants métis, appelés mulâtres
ou mulâtresses, a rapidement été perçu comme une menace pour l’ordre colonial,
et les législations sont apparues dès les premières années pour les maintenir
parmi les esclaves. Malgré tout, les cas de maîtres qui affranchissent leurs
enfants sont fréquents depuis le début de l’occupation des Antilles, et tout autant
au Brésil ou dans l’empire espagnol. Ces situations constituent d’ailleurs la
majorité des rares affranchissements qui sont officiellement enregistrés. Au
Brésil, les populations noires et métisses libres, dont le taux de fécondité, lui, est
important, atteignent en nombre au moins la moitié des populations esclaves dès
le milieu du XVIIIe siècle. C’est moins le cas aux Antilles, puisqu’ils ne sont que
7 ou 8 % de la population dans les îles françaises et anglaises, pourcentage qui
reste toutefois bien supérieur à celui des Blancs qui ne représentent que 2 à 5 %.
Si donc la plupart des mulâtres restent des esclaves, ils en viennent cependant à
former un groupe privilégié, plus nombreux parmi les nègres « de maison » –
domestiques, contremaîtres ou cadres intermédiaires dans les ateliers.
L’existence d’enfants mulâtres constitue un facteur de fragilisation de la société
créole esclavagiste. Elle divise la classe des planteurs entre ceux qui l’admettent,
favorisant leurs enfants mulâtres et leur permettant d’hériter, acceptant d’épouser
des mulâtresses, et ceux qui ne supportent aucun apparentement avec le nègre.
Ces derniers font d’ailleurs preuve d’une cruauté supplémentaire qui vise à
mettre à distance, autant que possible, le nègre qu’ils ont eux-mêmes fabriqué.
À partir des années 1750, se dégage ainsi une tendance au sein de la société
coloniale, que l’administration appelle « ségrégationniste ». Il est le fait d’une
partie – la majorité – de la population blanche qui refuse non seulement la
reconnaissance, par l’affranchissement, de leurs enfants métis mais ne supporte
pas non plus d’être affiliée, par une parenté commune, aux mulâtres libres qui
sont devenus à leur tour des planteurs ou des commerçants. Les
ségrégationnistes commencent à distinguer ces frères et cousins par le terme
« libres de couleur » et, alors que légalement rien ne le justifie, cherchent à leur
barrer l’accès aux privilèges que confèrent la propriété et la civilité.
Ainsi, la couleur fait le Blanc. Or, on peut se demander pourquoi, à ce stade,
la frontière légale entre le statut de libre et celui d’esclave ne suffit plus à assurer
la barrière symbolique entre parent et non-parent. Le fait que la couleur de la
peau évoque une ascendance esclave n’est pas non plus en soi problématique :
on connaît nombre de sociétés qui ont intégré progressivement les transfuges
d’un statut inférieur ou étranger. Un élément de réponse réside dans la spécificité
de la violence engendrée dans les colonies, qui fait que le nègre n’est pas
simplement un esclave d’origine africaine. Cette terreur d’être apparenté au
nègre, d’y être peut-être assimilé ou même de s’en approcher, montre à quel
point l’existence du nègre constitue une menace pour le Blanc, et nous aide à en
définir la singularité.

La fiction du nègre
Le nègre est en effet le produit monstrueux d’un siècle de plantation
atlantique. Au-delà de l’esclave, le nègre est une fiction qui représente la
destruction permanente de son humanité. Tandis qu’en Europe, une pensée des
Lumières est en train de concevoir l’humanité comme un tout, le nègre rend cette
conception impossible, la contredit même. On constate cette difficulté dans les
travaux des premiers naturalistes. Carl von Linné, le premier savant à avoir
imaginé l’espèce humaine et à l’avoir intégrée dans une classification du monde
vivant, propose dans son Systemae natura publié entre 1735 et 1758 de
distinguer des sous-catégories de l’espèce humaine. Dans la classe des homo
sapiens qu’il vient d’inventer, il distingue cinq groupes : Africanus, Americanus,
Asiaticus, Europeanus, dont les caractéristiques sont géographiques. Il n’y a pas
de nègre, ni même dans la dernière, Monstrosus où l’on retrouve les Hottentots,
les Patagons et quelques êtres magiques des forêts. Tandis que le mot « nègre »
est un terme du langage courant en Europe pour nommer les esclaves, il ne
désigne pas encore les Africains. On distingue éventuellement les nègres des
« Éthiopiens ». S’il est évident que l’Afrique fournit les nègres, la réciproque
n’est pas encore tout à fait établie. Dans son Histoire naturelle publiée en 1753,
Buffon s’oppose au système de Linné dans la mesure où il ne considère qu’une
seule espèce humaine, dont les phénotypes spécifiques, comme la couleur ou la
forme du visage, sont le résultat d’une adaptation progressive au milieu. Les
discussions des naturalistes sur la nature de l’espèce humaine, quelle que soit
l’influence qu’elles auront ensuite sur la théorie raciale, ne traitent donc pas de la
question des nègres. Le débat porte éventuellement sur les causes de la variation
de la couleur de la peau, une théorie courante étant de l’associer à la latitude et
l’exposition au soleil. On voit au contraire dans les différents dictionnaires de
langue française édités à cette période que le terme de « nègre » se rapporte
exclusivement à sa nature de marchandise 31. L’embarras réel à expliquer cette
anomalie du commerce d’humains, en général condamné par tous les auteurs, les
empêche de désigner les nègres comme une catégorie de peuple ou d’habitants.
Même dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, publiée en 1751, dont
l’entrée « Traite des Noirs », signée par Jaucourt, prend clairement position
contre le trafic, l’entrée « Nègres », regrettant l’état des choses, désigne les
esclaves noirs présents en Amérique, dont malheureusement on ne peut se passer
car les Blancs ne supportent pas le climat des tropiques. Le nègre est réduit à son
état esclave, et, par extension, le terme désigne les habitants du pays d’où
viennent les esclaves, à savoir différentes régions d’Afrique 32. On ne peut pas
faire meilleure justification de la traite atlantique.
Il faut en conclure qu’en utilisant le mot nègre au milieu du XVIIIe siècle on
désigne bien un être que l’on ne veut pas considérer comme humain, dont on
décide qu’il en a perdu les attributs. Il n’est pas un homme, pas même une
femme, il n’a pas de genre. Dans son livre Les Sœurs de Solitude, Arlette Gautier
relève d’ailleurs dans la lettre d’un colon l’expression « engrosser un nègre ». Il
n’a pas d’âme, pas de sensibilité, il ne peut comprendre que la souffrance
physique. Et sa souffrance physique est un abîme.
Or, aucune mauvaise foi ne peut cacher l’évidence : la personne que l’on
désigne comme « nègre » est un être humain. En l’appelant nègre, le Blanc
procède donc à une fiction. Et cette fiction est devenue son essence. En quelques
décennies, le nègre est devenu l’essence de tout ce que le Blanc entend lui faire
subir : les morts et les maladies des bêtes et des esclaves lui sont imputés car il
est « naturellement vicieux et méchant 33 ». Le désordre social causé par la
naissance de mulâtres et les jalousies des femmes sont le fait de « ces coquines
de négresses et de mulâtresses », « naturellement lascives et séductrices » 34. Et,
bien sûr, le nègre est « naturellement paresseux », il ne souhaite pas travailler 35.
Séduction, paresse et malveillance sont précisément ce que le miroir nègre tend
au Blanc, et qu’il faut en permanence punir, violenter. Car, à la différence de
l’esclave qui reste à sa place, le nègre se caractérise par son instabilité. Le nègre
n’est pas un état, il faut donc le négrifier et le renégrifier. La « fiction nègre » est
un procédé toujours actif, toujours à refaire. Et comme c’est la violence qui fait
le nègre, la violence est sans fin.
Sans fin mais pourtant, cet emballement des chiffres, des coups, des corps
mutilés, des tonnes transportées crée une situation explosive. Les colonies sont
fatalement entraînées vers une crise qui remettra en cause le principe de
l’esclavage. Cette crise a son épicentre au cœur du système, là où il est le plus
concentré : la perle des Antilles, premier producteur mondial de sucre et
première destination de la traite depuis cinquante ans, le joyau de la Couronne de
France, Saint-Domingue. Et elle a pour déclencheur une faille qui l’attaque sur
ses bases : l’impasse du renouvellement de la main-d’œuvre et de la
reproduction de la société coloniale.
CHAPITRE 7

Vers la crise (1750-1794)

À partir de 1750, l’économie atlantique amorce un changement de


paradigme qui conduira progressivement à l’abandon de l’esclavage comme
modalité productive. Paradoxalement, la hausse de la production, qui génère de
plus en plus de profits et entraîne une hausse des volumes de traite, accentue la
pression sur les capacités de la société coloniale à se reproduire. Les deux
ressorts de cette reproduction, à savoir la traite pour les esclaves et le
peuplement de colonisation pour les esclavagistes, vont être tous les deux
débordés par cette croissance. En effet, le succès de l’économie atlantique
encourage les Européens à étendre leur domaine de production et renforce la
demande de main-d’œuvre. Le système se heurte de plus en plus à ses propres
contradictions et subit une crise profonde. En particulier, la conjoncture de la fin
des années 1750 – la guerre de Sept Ans opposant notamment la France et
l’Espagne à l’Angleterre dans leurs colonies respectives jusqu’en 1763 et la crise
des filières négrières en Afrique – oblige les administrations européennes à
réorienter leur gouvernement colonial et ainsi saper les fondements de la
plantation esclavagiste telle qu’elle avait été conçue un siècle plus tôt.
Une crise de croissance, tension entre
peuplement et traite
De manière générale, les trois grandes puissances atlantiques – le Portugal,
l’Angleterre et la France –, encouragées par les bénéfices en constante
augmentation de leur économie coloniale, s’engagent au milieu du XVIIIe siècle
dans l’accroissement de leur domaine et l’occupation de nouveaux espaces de
production.
En 1750, le traité de Madrid signé entre l’Espagne et le Portugal fixe
définitivement la frontière américaine entre les deux empires. Le Portugal se voit
reconnaître un territoire immense, dont la superficie est deux fois plus
importante que celui concédé par l’ancien traité de Tordesillas avant la conquête.
Les espaces intégrés à l’empire, principalement l’Amazonie et le centre actuel du
Brésil, n’étaient que très mal connus et à peine occupés par les Européens. Seuls
les Jésuites y avaient installé des plantations « modèles » formées avec une
main-d’œuvre indienne. Pour le marquis de Pombal, influent Premier ministre du
Portugal, l’occupation de ce territoire passe avant tout par la stabilisation de la
population indienne, objectif de son Diretorio en 1755. Voulant substituer aux
communautés jésuites, qu’il expulse dans la foulée, le principe de communautés
paysannes telles qu’elles existent en Europe, il reconnaît aux Indiens une
« civilité » portugaise. Les nouveaux villages reçoivent des sortes de chartes de
franchise, comme au temps de la Reconquête ibérique. Il favorise en même
temps l’habitat individuel destiné à des familles mononucléaires, ainsi que la
production de nouvelles cultures vivrières (riz blanc) et commerciales (cacao,
coton, hévea, jusque-là récoltées en forêt). Le projet économique de
développement du Brésil implique également une traite massive pour exploiter
les plantations et compléter le peuplement indien. Ainsi, Pombal, le créateur de
l’État moderne portugais, instaure une dualité politique au sein des travailleurs,
les uns censés se multiplier et fonder les bases morales de la population
brésilienne, les autres envisagés pour un laps de temps court correspondant aux
quelques années au cours desquelles ils pourront fournir un travail.
On retrouve cette même dualité dans les colonies de l’Amérique du Nord,
elles aussi en pleine expansion à partir de 1750, où finiront par s’opposer de
façon dramatique les colonies à esclaves au « Sud » et les colonies de
peuplement au « Nord ». L’ouvrage de Benjamin Franklin, Observing the
Increase of Mankind, publié en 1754, considéré comme un des premiers
ouvrages de démographie, fait le constat de la croissance de la population
européenne et suggère la colonisation massive de l’Amérique par les Anglais. Il
s’agit pour lui de neutraliser la progression du peuplement par les Allemands,
dont il ne veut pas voir propager la culture germaine nettement moins libérale
que celle des Anglais, « seuls véritables Blancs ». Franklin critique également
l’esclavage, qui rend le travail trop cher et qui pervertit la société. Le peuplement
blanc, par la distribution de terre à des colons anglais, serait au contraire la
source de la civilisation américaine et la cause de la prospérité de l’empire 1.
En parallèle, les plantations progressent nettement en Géorgie et en Caroline
du Sud, suscitant de nouvelles traites, tandis que, dans les colonies du Nord-Est,
les prédicateurs quakers poursuivent un travail de militantisme pour inciter à
renoncer à l’esclavage. John Woolman entame ainsi en 1746 un long prêche à
travers le territoire, du New Jersey jusqu’en Caroline du Nord. En 1758,
l’assemblée annuelle des quakers à Philadelphie décide de l’interdiction de
l’esclavage pour ses membres. L’Angleterre est alors engagée dans la guerre de
Sept Ans contre la France et l’Espagne. Les troupes et la Marine britanniques
tentent partout de récupérer les possessions coloniales des rivaux de la
Couronne. La Martinique et la Guadeloupe sont occupées et l’Angleterre prend
la majeure partie de la Louisiane française.
La dynamique d’expansion coloniale des années 1750 a des conséquences
immédiates sur le prix des esclaves africains. D’une part, la demande est très
importante, d’autre part elle semble se conjuguer à une crise
d’approvisionnement et de production des esclaves, qui conduit dans la décennie
suivante à de nouvelles filières de traite au centre, sud et est de l’Afrique. La
hausse des prix des années 1750 et 1760 amène un certain nombre d’opérateurs
coloniaux à chercher des alternatives à la traite atlantique.
En France, changement de paradigme
Le traité de paix conclu à l’issue de la guerre de Sept Ans, en 1763, consacre
le retrait de la France de l’Amérique du Nord et son repli sur ses îles à sucre.
Ayant récupéré la Martinique et la Guadeloupe, la France prend la tête, pour la
première fois, de la production mondiale de sucre. Cependant, la guerre a fait
ressentir très durement la dépendance à la traite. La Martinique n’a reçu aucun
navire négrier pendant quatre ans et les colons comme le gouvernement n’ont
pas manqué de déplorer leur vulnérabilité dans l’approvisionnement en nègres.
Même si la traite reprend ensuite de plus belle, les réseaux négriers africains
connaissent des difficultés qui incitent à penser que la ressource n’est pas
inépuisable. On voit peu à peu apparaître dans les rapports administratifs mais
aussi dans les instructions des propriétaires à leur géreur ou à leur associé une
autre approche de la gestion de la main-d’œuvre. Ainsi, le marquis de Fénelon,
gouverneur de la Martinique, écrit dans une lettre de 1763 :

Un de mes étonnements a toujours été que la population de cet espace


n’ait pas produit depuis que les colonies sont formées, non pas de quoi
se passer absolument des enfants de la côte d’Afrique, mais au moins de
quoi former un fond dont la reproduction continuelle n’obligerait pas à
être toujours à la merci d’un envoi, commerce épineux pour celui qui le
fait, qui doit à la longue épuiser la source qui l’entretient. […] La plupart
des habitants les nourrissent mal, les font travailler au-delà de leur force
pour faire plus de revenus ce qui doit les énerver indubitablement et
prendre sur le germe de la population. Les négresses enceintes, on les
fait travailler dans cet état-là jusqu’au dernier moment avec rigueur et,
souvent, on les maltraite. Même défaut de nourriture. Il est improbable
que l’un et l’autre ne prennent pas sur la constitution de la mère et de
l’enfant, les maladies des négrillons et des négrittes, fléau auquel je ne
saurais d’autres remèdes que plus de soin et d’attention dans la manière
de les traiter. J’ai observé en même temps à la Martinique que dans les
maisons des religieux (c’est le seul bien qu’elles fassent) et chez
quelques habitants qui pensent, où l’on nourrit bien les nègres, où l’on a
soin des pères et des enfants, la population y est considérable. Non
seulement les maisons religieuses et ces habitants n’achètent que
rarement de nouveaux nègres mais encore, ils sont en état d’en vendre de
leur production 2.

Cette approche nouvelle vise à encourager la naissance d’esclaves créoles et


à investir dans leur prise en charge jusqu’à 14 ans, âge auquel ils commencent
leur activité. Elle implique non seulement une complète reconsidération du
traitement des esclaves, en particulier des femmes enceintes et accouchées, mais
aussi, d’une manière générale, une vision de long terme qui est très éloignée de
la gestion des planteurs. Il s’agirait donc d’une réorientation profonde que seul le
gouvernement, plus ou moins despotiquement, pourrait assumer. Cette position
sur le rôle du gouvernement dans l’organisation de la production rejoint celle de
l’intendant de la Martinique à la même époque, Le Mercier de la Rivière, qui à
l’issue de son mandat et à partir de ses observations aux Antilles, rédige un
mémoire intitulé L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques. Publié à
Paris en 1767, ce texte sera vite reconnu comme le plus « clair exposé » de la
théorie des physiocrates, économistes rassemblés autour de Quesnay, Turgot,
Mirabeau ou Dupont de Nemours.
Le Mercier, devenu depuis lui-même un planteur de Saint-Domingue, y
déploie les fondements de la théorie économique moderne, dans laquelle la
sphère économique participe de l’« ordre naturel », ce que l’État doit
reconnaître, encourager et appuyer pour le bien-être général. Ainsi, la « société
politique » devrait être organisée par le gouvernement pour être le plus possible
en harmonie avec l’ordre économique. Pour Le Mercier, l’ordre naturel de
l’économie est la croissance de la production, qui permet la prospérité de tous.
Les agents de cet ordre naturel ne sont pas les seigneurs féodaux et les
institutions ecclésiastiques de l’Ancien Régime, mais les « propriétaires », terme
qui recoupe un ethos de l’entrepreneur, doté d’un esprit d’initiative et de moyens
de production, ou plutôt de capitaux d’investissement. Ces derniers sont
constitués de capital technique (atelier, machines, etc.), et de main-d’œuvre. En
l’occurrence, dans le contexte des colonies, il s’agit des « esclaves de peine ». Le
gouvernement doit soutenir l’esprit d’entreprise du propriétaire et sa tendance
naturelle à accroître sa production en organisant l’ordre social nécessaire 3.
L’ordre social idéal, qui permet le mieux de respecter l’ordre naturel, est
pour Le Mercier directement inspiré de l’économie coloniale, débarrassée des
régimes de féodalité qui continuent de brider les agents économiques en Europe.
Dans les colonies, il distingue quatre catégories de population : les grands
habitants (propriétaires de plantations, producteurs à l’origine de la richesse), les
petits habitants (paysans assurant les cultures vivrières de tous), les artisans et
serviteurs, et enfin les nègres. L’État, soutenant cette économie naturelle, devrait
aider les propriétaires en prenant en charge la migration de la main-d’œuvre
nègre, mais aussi celle des petits Blancs (paysans, serviteurs, main-d’œuvre
qualifiée) depuis l’Europe.
Ce serait l’occasion de remettre un peu d’ordre dans ces sociétés coloniales
perturbées par le métissage. En effet, Le Mercier imagine une société dans
laquelle des statuts sont attribués aux agents de l’économie selon leur rôle dans
la production. Les grands habitants sont évidemment blancs, ainsi que les
travailleurs qualifiés et les intermédiaires, et les paysans qui doivent nourrir
l’ensemble de la population. Les nègres sont nègres, et il vaut mieux pour tout le
monde qu’ils le restent.
C’est pourquoi cette nouvelle approche nécessite une nouvelle rigueur, pour
ne pas dire rigidité, pour faire respecter ces catégories soi-disant naturelles :
l’ordre social de la couleur que réclament les Blancs ségrégationnistes des
colonies. Pour éviter que les nègres franchissent les limites de la plantation et du
rôle qui leur est assigné, Le Mercier propose de faire venir des artisans qualifiés
d’Europe et de laisser les Noirs comme « esclaves de peine qui seront peu à peu
mis en servage puis travailleurs salariés ». Dans cette société idéale, les petits
Blancs, les artisans, tout comme les « propriétaires libres et investisseurs » se
différencient naturellement des nègres.
Les propriétaires, sur qui repose la responsabilité de la prospérité générale,
doivent aussi respecter cet ordre naturel et ne pas se laisser aller à leurs
comportements impulsifs – que d’ailleurs ils qualifient eux aussi de « besoins
naturels », à savoir le viol de nègre ou de mulâtresse. Ce point précis de la
politique de Le Mercier n’est pas le plus simple à faire admettre à la société des
planteurs. Un de ses représentants les plus prolixes, Moreau de Saint-Méry,
défendra ainsi ardemment les « besoins naturels » des maîtres, dont il serait vain
d’imaginer que l’on puisse les réfréner par aucune loi ou règlement. Or, pour Le
Mercier, c’est bien là l’origine d’un dysfonctionnement de l’économie coloniale.
Il regrette « trop d’affranchissements immoraux qui sèment le désordre » et
propose pour les éviter d’augmenter la taxe d’affranchissement que le
propriétaire paie dans ce cas à l’État 4. Le Mercier prône également le droit
d’aînesse pour les héritages, afin d’éviter les trop nombreuses successions, faites
notamment aux enfants affranchis, qui contribuent à la dilapidation des
propriétés et à la confusion sociale.

Contestations de l’esclavage et de la traite


De fait, tout le monde reconnaît les causes de ce désordre et regrette la
violence qui inonde l’ensemble des relations sociales dans les colonies. Tandis
que la majorité des planteurs, par un effet de déni, inversent les responsabilités et
imputent cette violence à la « nature » des nègres qui est « paresseuse et
vicieuse, méchante », des mulâtresses « coquines et lascives », elle est, pour la
majorité des élites en Europe, un « mal nécessaire » duquel malheureusement la
production « de nos colonies » ne peut échapper. Dans les métropoles, pourtant,
quelques-uns s’indignent. Parmi ceux qu’Adam Smith et d’autres appellent la
« secte des économistes », c’est-à-dire les physiocrates, Samuel Dupont de
Nemours dans une publication de 1771 entend démontrer l’égalité naturelle des
Noirs avec les Blancs. Il affirme en outre que, si effectivement le travail esclave
était la seule manière de produire du sucre, il faudrait alors se passer de sa
consommation, tant l’esclavage est inadmissible sur le plan moral.
Cette proposition de boycott du sucre a fait, depuis un moment déjà, son
chemin en Angleterre, où John Woolman, le quaker américain, est venu
participer à l’assemblée annuelle des quakers de Londres en 1772, afin de
convaincre ses coreligionnaires de lutter contre l’esclavage. La même année, un
avocat, Granville Sharp, réussit à faire reconnaître la liberté d’un esclave
américain, James Sommerset, parce que ce dernier avait touché le sol anglais, où
l’esclavage n’est pas reconnu. James Sommerset, comme Oulaudah Equiano, lui
aussi esclave libéré en Angleterre qui publie alors sa fameuse autobiographie,
participent aux premiers mouvements de mobilisation abolitionnistes. Ces
courants agrègent à la fois évangélistes, quakers, avocats et progressistes qui peu
à peu s’organisent dans les clubs, les cafés et salons, et suscitent le premier
« débat public » en Angleterre.
Au-delà de la question morale, dont les Lumières françaises se sont
également emparées, Dupont de Nemours a avancé un argument économique
portant sur le coût du travail 5, une position reprise en 1776 par Adam Smith dans
son ouvrage Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, qui
aura l’influence que l’on sait. Smith y démontre l’intérêt du travail « libre ».
Comme la plupart des économistes de l’époque, il n’est pas un fanatique de la
violence et réprouve clairement l’esclavage sur le plan moral, tout en regrettant
l’absence d’alternative pour produire dans les colonies. Sa réflexion générale,
dont il admet qu’elle doit beaucoup aux physiocrates et au texte de Le Mercier 6,
reprend notamment l’idée que la production de richesses est la source de la
prospérité de tous et que la société politique a pour objet de favoriser sa
croissance. Dans cette perspective, il s’interroge sur les formes du travail, au
fondement de toute richesse, et sur son coût. Prenant acte que l’offre et la
demande déterminent les formes de rémunération du travail, sa réflexion sur le
salaire intègre la question de la reproduction de la main-d’œuvre.
Il faut de toute nécessité qu’un homme vive de son travail, et que son
salaire suffise au moins à sa subsistance ; il faut même quelque chose de
plus dans la plupart des circonstances, autrement il serait impossible au
travailleur d’élever une famille, et alors la race de ces ouvriers ne
pourrait pas durer au-delà de la première génération 7.

Dans la discussion sur le salaire nécessaire à la reproduction de la « race des


travailleurs », Smith s’inspire de modes de calcul élaborés dans la plantation
coloniale, où l’on commence à évaluer la rentabilité d’y élever des enfants. Dès
1774, un certain Foäche, armateur nantais et sucrier, a perçu l’intérêt de
favoriser le développement d’esclaves créoles, important facteur de diminution
du coût de la violence et donc du prix de revient du sucre. Il écrit à ses planteurs
de Saint-Domingue :

Non seulement les Noirs créoles sont bien meilleurs que ceux de Guinée
mais, qui mieux est, les enfants forment des familles qui lient les nègres,
les attachent au sol et les rendent plus faciles à conduire 8.

Foäche, avec d’autres, promeut le mariage entre esclaves pour éviter le


« libertinage » et attacher les couples à la plantation. Il espère ainsi que
l’intériorisation de la discipline par les esclaves baissera les coûts de la
contrainte. La responsabilité d’une famille et la propriété d’un lopin devraient
utilement prendre la place du fouet. De même, il s’inquiète du manque de soin
que l’on accorde à la grossesse des négresses et à la prise en charge des
nourrissons. Les progrès récents en puériculture et les connaissances sur
l’accouchement devraient d’après lui s’appliquer aux colonies. Certains
prévoient même la construction de centres de naissance pour les esclaves, où les
petits créoles seraient élevés par des puéricultrices pendant que leur mère
retournerait travailler.
On comprend le danger de ces idées pour les planteurs antillais. La
révolution culturelle que porte cette proposition n’est pas sans menace pour eux,
car elle suppose de lever quelques barrières mentales et formes diverses de déni
qui permettaient d’entretenir la fiction du nègre et de sa non-appartenance à
l’humanité. Prendre soin des jeunes enfants, valoriser la famille nègre et ses
vertus morales (et au passage reconnaître l’autorité du nègre sur sa femme et ses
enfants, c’est-à-dire lui reconnaître du pouvoir), c’est entrer dans un processus
glissant qui peut conduire à l’éclatement de la frontière symbolique entre le
nègre et le Blanc. D’abord, ils savent mieux que personne que cette frontière n’a
rien de naturel puisque, comme tant le déplorent, le métissage est une réalité qui
traverse tous les statuts sociaux. Ensuite, il y a pour eux grand danger à marier
les Noirs, comme le remarque un voyageur suisse dans les colonies dans les
années 1780 9 : d’une part, le mariage peut constituer une entrave à l’exercice du
droit de propriété du maître, qui se verrait empêcher de séparer un couple par la
vente de l’un des conjoints, d’autre part, « souvent une répugnance politique
ajoute encore à celle de l’intérêt. L’on craint que l’esclave ne prétende, par l’état
du mariage, s’assimiler aux Blancs, dont il doit respecter tous les usages sans
oser jamais les imiter. »
Les politiques populationnistes des années 1770 et 1780, si elles semblent
améliorer le sort de l’esclave dans les plantations, auront donc des effets
boomerang. Pour maintenir le nègre loin du Blanc, il reste encore et toujours
l’usage de la violence, qui met à distance la maternité de l’esclave et la réduit à
son rôle biologique de reproductrice. Ainsi, la menace d’une proximité ou d’une
empathie avec le nègre encourage la violence jusqu’à l’absurdité. Par le même
stratagème qui permet au maître d’accuser les nègres de séduction et
d’empoisonnement pour leur imputer la responsabilité du viol ou du mauvais
traitement qu’il leur fait subir, la non-fécondité des négresses devient un vol, qui
mérite d’être puni sévèrement :

Lorsque l’enfant périt, que la punition de l’accoucheuse soit le fouet et


celle de la mère, le fouet et le collier de fer qu’on doit lui laisser jusqu’à
ce qu’elle redevienne grosse ; que toutes les négresses qui se croient
grosses soient obligées, sous peine de punition, de le déclarer à
l’accoucheuse qui en fait rapport au chirurgien, lequel doit en tenir un
registre. La négresse déclarée grosse et reconnue pour telle qui fait une
fausse couche sans le déclarer doit être punie du fouet et du collier de fer
jusqu’à ce qu’elle redevienne grosse. De même, toute négresse qui fait
une fausse couche lorsqu’elle ne provient pas de quelque cause
connue 10.

Les résultats de ce genre de politique sont évidemment désastreux. Comme


le remarque bientôt un sieur Tourtain, dont le mémoire en 1788 est cité par
Arlette Gautier :

La crainte d’éprouver ce traitement cruel engage la plupart des négresses


à mettre tout en œuvre pour s’empêcher de devenir mères… Il en périt
fréquemment par l’effet des moyens violents qu’elles emploient pour se
faire avorter. Chez les autres, ces avortements provoqués détruisent pour
toujours les principes de la santé et particulièrement la faculté de se
reproduire. Les hommes, révoltés par des mauvais traitements
qu’éprouvent sans cesse leurs malheureuses compagnes, s’abandonnent
à tout ce que le désespoir et le désir de se venger peut inspirer à des
âmes déjà dépravées par l’esclavage : de là les suicides, les crimes
fréquents 11…

Les planteurs ont tout simplement du mal à comprendre que les « nègres »
tels qu’ils les ont conçus ne se reproduisent pas. Pour qu’ils le puissent, il
faudrait leur rendre leur humanité, ce que les Blancs antillais ne sont pas prêts à
admettre, bien au contraire. Conscients de cette impasse, ceux qui veulent
moderniser l’économie coloniale en France sont prêts à troquer la plantation de
nègres contre une plantation de petits colons blancs. Condorcet, par exemple,
propose d’accorder des terres en propriété à ceux qui ne peuvent en obtenir en
France : juifs, protestants, paysans, qui viendraient s’installer avec leur « éthique
du travail » 12.
Ségrégation, limpieza de sangre
et classifications coloniales
On peut comprendre, lorsqu’une telle violence est exercée, planifiée et
réalisée qu’il soit insoutenable pour les Blancs des colonies, de se sentir
apparentés aux nègres. Que ce soit de manière ascendante ou descendante, le
Blanc ne peut supporter en général d’imaginer une parenté commune avec la
chose nègre. Les mulâtres ne peuvent être les enfants des Blancs, ni leurs frères,
ni leurs cousins. Or, lorsqu’ils sont devenus à leur tour des propriétaires
d’esclaves, il peut arriver que les mulâtres soient parfois les parents de Blancs,
ou du moins qu’ils souhaitent l’être. Pour le devenir, il leur faut alors expulser
leur filiation nègre et obtenir par tous les moyens leur « blanchiment ». Ainsi, le
spectre du nègre constitue l’autre obstacle à la reproduction de la société
coloniale, cette fois-ci du côté des planteurs, limitant la fécondité des
propriétaires, retranchés dans leur blancheur, et provoquant une crise politique
qui leur sera fatale.
Car la réalité de la société antillaise, après plus d’un demi-siècle de
plantation, ne correspond pas à l’ordre « naturel » imaginé par Le Mercier. Au
contraire, aucune des catégories de couleur qu’il suppose naturelles n’est fixe.
La couleur blanche elle-même, plutôt qu’une caste, est un processus qui peut être
accidenté. En Amérique hispanique, une procédure juridique, datant de la
reconquête de l’Espagne, la limpieza de sangre, littéralement « nettoyage de
sang », permet aux planteurs et propriétaires de « se blanchir ». À l’époque, elle
servait à supprimer, par la preuve ou par l’achat de preuve, les origines maures
ou juives d’un sujet chrétien du roi d’Espagne. Remise au goût du jour aux
Amériques deux siècles plus tard, elle consiste à faire attester devant la justice,
souvent moyennant finance, la blancheur de ses huit ascendants.
De même, les esclaves ne sont pas tous noirs, et de plus en plus sont
mulâtres. Il est souvent indispensable de les « négrifier » par de nouveaux viols,
et les maintenir ainsi à leur place de nègres, pour la tranquillité des maîtres et de
leurs épouses blanches. Mais, surtout, une population libre mulâtresse, créole,
ainsi que de nombreux Noirs libres, affranchis ou nés de mère affranchie,
occupent l’espace économique que Le Mercier avait imaginé pour les « petits
Blancs ». Ils sont petits propriétaires, commerçants, artisans, contremaîtres, etc.
Affranchis par leur père, ils en héritent parfois, et, de plus en plus, ils sont
propriétaires eux aussi de plantations. Ainsi, la classe des planteurs n’est pas
exclusivement blanche. En Nouvelle-Grenade, la plus grande région de
plantation des Indes espagnoles, les pardos (métis) de Caracas sont la première
force économique et politique. À Saint-Domingue, dès 1730, le gouverneur
déplore le trop grand nombre d’alliance de Blancs avec des Noirs qui ont fait
meilleure fortune et exprime « la crainte de voir ternir le Sang de France » 13. Les
planteurs dits « libres de couleur » brisent la solidarité sociale des planteurs, les
divisant entre ceux qui ne supportent pas l’apparentement avec le nègre et
cherchent à imposer une ségrégation par l’épiderme, et ceux qui l’acceptent et
admettent que leurs enfants, neveux, cousins fassent partie des propriétaires,
parfois les plus dynamiques. Or, si les Blancs peuvent considérer que les cousins
mulâtres ne sont pas tout à fait des nègres, il faut pourtant leur inventer un statut
qui les maintienne non-Blancs.
Progressivement, des qualificatifs distinctifs ont accompagné les documents
de l’administration aux Antilles. On peut y voir se multiplier les mentions « libre
de couleur », « Noir affranchi », « mulâtresse » qui servent souvent à justifier
des discriminations parmi la population libre et figent des identités sociales sur
la seule base de la couleur de la peau, censée traduire la proximité du nègre
parmi les ascendants d’un individu. Cela est suffisant pour le juger. On invente
d’ailleurs chaque jour de nouvelles distinctions qui repoussent toujours plus loin
les Blancs dans leur exclusivité. La blancheur devient un combat politique, et
l’aristocratie qu’elle désigne fait tout pour maintenir ses privilèges. Au Surinam
hollandais, la couleur est graduée ainsi : mestice, quaderoon, mulatto, samboa,
mongroo. En Guyane britannique, on trouve des buck, half buck, high colour,
high yeller, coloured, puttagee, fair skin, red, sallow complexioned, negro, half
negro, douglah, bouvianda, etc. Un célèbre membre du conseil de Saint-
Domingue de la fin du XVIIIe siècle, Moreau de Saint-Méry, fera l’inventaire
grotesque de 128 combinaisons d’ascendants pour distinguer les individus selon
leur « part » de blancheur et les qualités physiques et morales que l’on peut
attribuer à ces catégories – en s’appuyant d’ailleurs sur des descriptifs aussi
stupides que sophistiqués, puisqu’il n’est pas question de connaître les
généalogies des habitants sur sept générations, et encore moins celles des
esclaves. Malgré l’absurdité de la démarche, il s’agit cette fois non pas de
démontrer sa blancheur, mais d’installer des espaces tampons qui éloignent le
Blanc du nègre, ce que le statut d’esclave ne suffit plus à faire.
L’idée rassurante que le nègre est « naturellement » éloigné de toute
affiliation avec le Blanc se répand également en Amérique du Nord, où l’on
distingue déjà, dès 1762, la « pureté » des colons, constitués « de libres sujets
britanniques blancs » et non pas d’un « mélange bâtard d’Anglais, d’Indiens et
de nègres » 14. Thomas Jefferson, l’homme à l’origine de la déclaration
d’Indépendance en 1776, écrit dans ses Considérations sur la race, en 1781,
alors qu’il est gouverneur de l’État de Virginie où il fait durcir la législation
contre les esclaves, réhabilitant les peines par démembrement et par pendaison,
que « les races rouges et noires que nous avons sous les yeux du point de vue de
l’histoire naturelle » sont de fait « inférieures aux Blancs dans tous les
accomplissements du corps et de l’esprit ». Dans le même texte, il explique que
le caractère quasi bestial des esclaves américains, portés à dormir dès qu’ils
n’ont rien à faire, incapables d’imagination, de prudence et de prévision,
ignorants du « délicat mélange des sentiments et des sensations » qu’est l’amour
et n’en éprouvant que le désir physique, jusqu’au point où en Amérique, les
orangs-outans sont tentés par leurs femmes, dépourvues des traits de beauté
supérieure « que l’on considère importants pour la propagation des chevaux, des
chiens et autres animaux domestiques », ce caractère donc n’est pas dû à leur
condition servile mais qu’il est de l’ordre de la nature, qu’il relève des propriétés
organiques que les Noirs améliorent lorsqu’ils procréent des enfants métis, mais
qui alors contaminent la race blanche 15 ».
Cette réaction « épidermique » qui montre l’angoisse des planteurs face à la
proximité de leur monstre n’est pas sans conséquence. Elle ne consiste pas
uniquement en une crispation, cantonnée à l’espace des colonies, que l’on peut à
la limite rendre intelligible, en tant qu’elle serait le fruit d’une posture de défense
psychique dans le contexte très particulier de la plantation américaine. La
volonté de théoriser et de fixer une définition du nègre pour l’éloigner du Blanc
s’inscrit dans un contexte bien plus large, atlantique et européen. Les planteurs
sont trop en lien avec l’économie européenne et avec ses élites politiques pour
qu’une telle discussion se limite aux Antilles. Les intérêts de l’économie
coloniale sont bien trop centraux pour que la discussion sur l’esclavage et sa
transformation ne concernent que quelques hystériques antillais se croyant
savants. La connexion avec les centres politiques européens s’illustre par la
trajectoire de quelques personnages, comme Pierre-Jacques Meslé de Grandclos.
Arrière-petit-fils de corsaire, petit-fils de planteur, il est le cousin germain
d’Antoine Walsh, descendant jacobite que l’on a déjà évoqué comme un des
principaux armateurs de Saint-Malo. Leurs réseaux familiaux, constitués depuis
un siècle, les lient aux principaux ports européens. Ils sont armateurs, négriers,
planteurs. Dès 1760, Meslé de Grandclos est l’un des premiers armateurs de la
traite française. En trente ans, il aurait effectué 166 voyages, dont 35 expéditions
de traite en Afrique et 30 voyages aux Antilles. Son activité est hautement
intégrée aux milieux d’affaires européens comme en témoigne son carnet
d’adresses, dont la moitié des plus de 700 noms viennent de Paris 16. Les
armateurs sont en général également raffineurs, ou alors étroitement associés à
eux. L’activité de raffinage, dont Louis XIV avait réservé le monopole à la
métropole, constitue un autre volet de cette économie. D’importantes raffineries
sont installées à La Rochelle ou à Bordeaux. La grande raffinerie de Nantes,
fondée par Louis Say (le frère de l’économiste et industriel de Lyon, Jean-
Baptiste Say), est à l’origine du futur groupe sucrier Beghin-Say. On trouve
également des raffineries dans l’intérieur du pays : la ville d’Orléans en
compte 42 dans les années 1780.
Issue de la même élite d’armateurs malouins, la dynastie Fournier de
Varennes est à Saint-Domingue depuis 1675. Depuis trois générations, les
fratries se répartissent les activités de traite, de plantation et de commerce entre
Paris, Saint-Domingue, la côte des esclaves et Saint-Malo. Jean-François
Fournier de Varennes est né à Saint-Domingue en 1739. Membre de la chambre
d’agriculture du Cap, il représente le parti ségrégationniste des Blancs de Saint-
Domingue. Il collabore à l’ouvrage de Moreau de Saint-Méry sur les Lois et
ordonnances de l’île, mais aussi aux discussions dans les salons parisiens. Il
aurait également participé à la rédaction de l’article sur les colonies dans le
supplément de l’Encyclopédie publié en 1780.
Quelques années avant, Buffon avait développé son système de classification
du vivant et soutenu la thèse d’une unicité de l’espèce humaine, dont les
différents phénotypes se déclineraient à partir d’une origine commune, blanche.
De fait, les débats intellectuels et les discussions scientifiques qui se tiennent au
sein de l’Encyclopédie et en Angleterre, conduits par des élites intellectuelles qui
circulent entre capitales européennes et américaines, à partir de textes qui sont
publiés et lus partout, révèlent des clivages mouvants et qu’il est difficile de
réduire à celui qui opposerait révolutionnaire et contre-révolutionnaire, comme
on l’a vu à propos d’Adam Smith ou Le Mercier. La question de la colonie est en
effet traversée par le débat sur la traite et l’esclavage, la ligne de couleur, mais
aussi par la crise de la relation entre métropole et coloniaux. Les propriétaires
des treize colonies anglaises ont ainsi décidé de se passer de l’Angleterre en
1776 et de former leur propre État. Les habitants des îles françaises ne sont pas
loin de vouloir les rejoindre ou d’en faire autant, tant il leur semble que
désormais, la métropole grève les affaires des colons, les entrave et les prélève
injustement.
D’ailleurs, en ces années 1780, les ségrégationnistes des Antilles, qui
prônent le « préjugé de couleur », ne sont pas soutenus par le gouvernement
colonial, ouvertement sensible aux revendications citoyennes des « libres de
couleur ». Le ministre de Castries qui prend la direction des affaires coloniales
en 1784 cherche à composer avec le point de vue des libres de couleur. Le
gouvernement colonial rejoint la convergence qui est en train de se dégager sur
la nécessité de réformer l’esclavage. Conseillé par Le Mercier de la Rivière puis
Moreau de Saint-Méry, Castries entame une législation qui modifie la condition
des esclaves, et place les maîtres sous le contrôle des administrateurs pour les
empêcher de tout mauvais traitement abusif.
Le ministre Castries exprime une position qui en Europe, depuis quelques
années, articule la nécessité d’un traitement plus humain des esclaves avec la
défense des droits des libres de couleur en tant que propriétaires et citoyens
dotés de droits politiques. L’abolition du commerce des esclaves est l’objectif
essentiel de la Society for Effecting the Abolition of the Slave Trade, fondée en
1787 à Londres, et celui de sa petite sœur française l’année suivante à Paris, la
Société des amis des Noirs. La présence d’esclaves affranchis, comme le
Chevalier Saint-George ou le futur général révolutionnaire Thomas Alexandre
Dumas, père de l’écrivain, dans les milieux parisiens (arrivés avant la Police des
Noirs en 1776 qui interdit l’entrée du royaume à tous les Noirs et gens de
couleur et ordonne leur déportation vers les îles), renforce la cause des libres et
de l’abolition de la traite. En dépit des plaintes des planteurs, le roi approuve
l’initiative. Sans vouloir aller jusqu’à liquider l’esclavage ni remettre en cause le
principe du travail forcé, les abolitionnistes souhaitent améliorer la longévité et
la fécondité des esclaves. Formant des familles nombreuses et stabilisées, les
esclaves pourraient progressivement voir leur liberté s’élargir et leur position
s’assimiler à celle des travailleurs sous contrat. On pourrait aussi les soulager en
faisant appel au travail animal et aux innovations techniques, à l’introduction de
nouveaux instruments, etc., qui permettraient de réduire le besoin en main-
d’œuvre et la pénibilité du travail. Car, que ce soit par souci de rentabilité ou par
devoir moral, un consensus se dégage à la fin des années 1780 sur la nécessité de
faire évoluer l’esclavage colonial et d’imaginer des dispositifs moins dépendants
de la traite, moins dégradants pour le nègre. Le système esclavagiste fatigue, sa
croissance le mène à un point limite : même les planteurs finissent par ne plus le
supporter. Voici ce qu’en dit en 1788 le fils aîné de Le Mercier, parti gérer
l’habitation que son père avait achetée à Saint-Domingue après son mandat
d’intendant :

Mon habitation est belle, dans un local agréable, une manufacture toute à
l’eau, et d’une exploitation unique par la facilité du cabrouet, qui va
partout à l’intérieur. Quoique j’aie 300 mille pieds de café bien réussis,
et aussi beaux que dans aucun quartier de la colonie, je suis loin d’avoir
fini mes plantations et mes établissements. Je puis doubler et tripler mes
plantations. J’en ai le projet, mais j’ignore si je pourrai le suivre
jusqu’au bout. Le métier d’habitant a des dégoûts, qui prennent sur moi
de plus en plus. La conduite seule des nègres rend ce métier horrible. La
sévérité dont il faut toujours être armé pour maintenir dans l’ordre un
grand atelier, est trop contraire à ma manière d’être, pour ne pas me
fatiguer excessivement 17.

Pendant que son fils déprime sous les tristes tropiques pour payer la pension
de son père, celui-ci défend à Paris les intérêts de ses amis colons, planteurs et
armateurs. Lorsque débutent les travaux de l’Assemblée constituante
révolutionnaire, ce cercle prendra la forme d’un club, dit de Massiac, qui
soutient la traite et exige une administration spécifique des colonies, notamment
pour empêcher une égalité des droits entre Blancs et libres de couleur, mais aussi
l’intrusion du gouvernement colonial dans la gestion des plantations. Comme les
abolitionnistes, ils disposent de relais d’influence pour tenter de convaincre une
opinion publique naissante. Aux prises de position de la Société des amis des
Noirs publiées dans le Patriote français, aux récits de Noirs affranchis depuis
l’Angleterre que diffusent les revues, ils répondent par toutes sortes de
propagandes, comme la diffusion du mythe de Cham, mis à jour pour l’occasion,
qui semble justifier bibliquement l’esclavage des nègres 18. Le débat public qui a
cours, dans la presse, dans la rue, les cafés et les salons, témoigne du contexte
révolutionnaire.

La crise révolutionnaire entre Paris et Saint-


Domingue
Le processus révolutionnaire qui a lieu durant l’année 1789 en France ne
peut exclure la question coloniale, et les articulations entre les deux espaces
politiques vont faire exploser la situation de la colonie.
Dans les trois grandes îles françaises, le déséquilibre numéraire entre libres
et esclaves (1 pour 10 environ) et la multiplication corollaire des actes de
violence fragilisent la situation des planteurs. Comme dans les îles anglaises, la
menace insurrectionnelle est constante. Les répressions sont furieuses, et les
mesures préventives se font brutales. Saint-Domingue est encore secouée par
l’« affaire Makandal », esclave marron qui a terrifié les Blancs. Empoisonneur,
révolutionnaire, sorcier vaudou, ce dernier a cristallisé toutes les angoisses des
planteurs. Capturé en 1758, il est pendu avec des centaines de « complices »
supposés. Les Blancs se rendent compte alors que les « empoisonneurs » sont
leurs contremaîtres, leurs « nègres de maison », leurs serviteurs les plus proches,
et qu’ils sont cernés par la menace de la trahison. Ce climat de tension est la toile
de fond d’une réaction virulente. En effet, refusant que des libres de couleur
représentent les colonies aux États généraux à Paris, les Blancs de Saint-
Domingue se sont organisés en assemblée permanente, exclusivement blanche, à
Saint-Marc. Il est pour eux inimaginable d’appliquer la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen, à commencer par son premier article – « les hommes
naissent libres et égaux en droits » –, ce qui ne leur laisse d’autre choix que
l’indépendance, à la manière des planteurs américains (qu’un grand nombre
d’entre eux finira par rejoindre en s’exilant à Philadelphie) 19. Ils ne réussissent
pas à empêcher la participation de deux libres de couleur à la Constituante en
1790, mais ils décident de voter leurs propres lois de discrimination tandis que
violences et agressions se multiplient envers les libres. C’est le début d’une
guerre civile.
Les esclaves, qui représentent la majorité écrasante de l’île (500 000 sur une
population de 600 000 personnes) saisissent l’occasion et poursuivent leur
insurrection. Dans la nuit du 14 août, Cécile Fatima, une jeune esclave
mulâtresse et prêtresse Nanbo, réunit au Bois-Caïman les principaux leaders
révoltés. Avec le prêtre Boukman, ils procèdent à une cérémonie vaudoues qui
scelle leur alliance. Ils mettent au point leur action et, buvant le sang d’un
cochon sacrifié, ils jurent de rester unis jusqu’à la victoire. Huit jours plus tard,
dans la nuit du 23 au 24 août, des révoltes d’esclaves éclatent simultanément
dans toute l’île, des centaines de Blancs sont massacrés, les habitations brûlées et
pillées.
Les libres de couleur, dont l’intérêt de classe ne les pousse pas à rejoindre la
cause des esclaves, sont quant à eux déçus par la lenteur de l’Assemblée
révolutionnaire à reconnaître leurs droits politiques. Ils se rebellent en rejoignant
les Espagnols, qui occupent l’autre moitié de l’île et sont entrés en guerre contre
la France. Après la nuit sanglante du 23 août, ils franchissent le pas d’une
alliance avec les esclaves contre les Français, leur promettant la liberté avec la
victoire. Le rapport de force s’inverse alors brutalement. Les révoltés de Saint-
Domingue, esclaves et libres, obligent les commissaires révolutionnaires à voter
l’abolition immédiate de l’esclavage sur l’île, et peu après, en février 1794, la
Convention de Paris doit étendre l’abolition à toutes les colonies.
En quelques mois, les esclaves insurgés ont ainsi non seulement réussi à
prendre l’île et à faire abolir l’esclavage dans l’empire négrier le plus puissant
économiquement, qui fournissait encore à lui seul 40 % du sucre mondial, mais,
en plus, c’est une alliance des nègres et des hommes de couleur qui a présidé à
ce mouvement. Une alliance de l’épiderme, des non-Blancs contre les Blancs, a
transcendé les classes et les intérêts économiques voire les positions politiques.
C’est la sidération générale, l’angoisse absolue parmi les Blancs dans le monde
colonial du nord au sud de l’Amérique. La Révolution française précipite la fin
de l’esclavage. En effet, même s’ils s’y accrochent plus fermement que jamais,
les planteurs et leurs réseaux savent désormais qu’ils devront renoncer au monde
colonial comme il avait été imaginé un siècle auparavant. L’institution de
l’esclavage a failli à protéger et instaurer l’ordre social nécessaire à la production
coloniale et la « richesse des nations ».
Le renversement des rapports de force – les esclaves massacrant les Blancs
et reprenant brutalement leur place dans l’humanité – n’est pas une surprise pour
les Blancs des colonies. C’est ce qu’ils redoutaient au fond d’eux, une angoisse
transmise depuis plusieurs générations, et qui justifiait à leurs yeux leur
agressivité préventive. Quelques semaines après la révolution, on rapporte cette
anecdote sur le marché de Saint-Domingue :
Une dame blanche, veuve d’un fonctionnaire disparu au cours des
événements, se voit obligée pour subsister de débiter des victuailles au
marché du Cap. Un client ayant oublié de la payer, elle demande à un
autre : « Faites-moi la faveur d’appeler ce nègre. » L’homme brandit son
sabre en s’adressant à la dame : « Qu’appelles-tu nègre ? C’est un
citoyen, il n’y a de nègre ici que toi 20. »

La fiction du nègre n’est pas une fiction solide. Elle peut exploser à la figure
de celui qui la brandit 21. L’incroyable révolution des esclaves en apporte la
démonstration.
CONCLUSION

Nègre et violence

Si nous replaçons la fabrique du nègre dans une histoire de l’esclavage, nous


pouvons voir cette figure apparaître spécifiquement dans les colonies
américaines des nations européennes, là où s’est développée la production
capitaliste du sucre et d’autres denrées commerciales à grande échelle, reposant
sur une traite de longue distance. Le nègre naît donc en même temps qu’une
contradiction économique majeure, qui met en tension la question du statut de la
main-d’œuvre. D’une part, le système atlantique permet une croissance rapide et
continue de la production et de ses bénéfices ; d’autre part, il exige une main-
d’œuvre esclave qu’il faut produire toujours plus, dans une surenchère de
violence qui aggrave les conditions rendant la traite nécessaire : la non-
reproduction des esclaves et leur consommation rapide par la bête dévorante de
la plantation coloniale.
Or, la crise de reproduction du système à la fin du XVIIIe siècle confronte le
Blanc à la fiction qu’il a élaborée pour supporter l’inflation de la violence : le
nègre jaillit, déborde, il s’approche du Blanc, risque de s’y apparenter, de
recouvrer son humanité. L’institution de l’esclavage, remise en question y
compris par une partie des élites économiques qui en sont à la tête, n’est plus
assez forte pour distribuer les rôles, et aucun nouveau régime de statut ne vient
la remplacer. La « fiction nègre » risque d’exploser. Au moment même où la
vendeuse de poisson de Saint-Domingue se fait traiter de nègre, un voyageur
anglo-hollandais en Amérique fait un récit éclairant, rapporté quelques années
plus tard par Alcide d’Orbigny :

Stedman raconte que de son temps les plaines de Paramaribo étaient


l’enfer des populations nègres. Il affirme avoir vu un malheureux
esclave accroché par les côtes à une potence ; et ailleurs une jeune fille
de seize ans déchirée à coups de lanières. Il cite surtout ce trait horrible
d’une maîtresse créole qui, allant un jour en barge vers sa plantation, fut
importunée par les cris d’un enfant qu’allaitait son esclave. Sans prendre
en pitié les cris de la mère, elle saisit la pauvre petite créature, la plongea
dans l’eau et l’y tint jusqu’à ce qu’elle fût noyée. On fouetta en outre la
négresse pour qu’elle séchât ses larmes 1.

Cette scène montre comment malgré la violence structurelle proférée,


l’humanité du nègre ne cesse de resurgir, en particulier lorsqu’il suscite du désir
ou qu’il ressent une émotion, lorsqu’il enfante, lorsqu’il menace de mourir,
lorsqu’il se révolte, lorsqu’il prie, lorsqu’il allaite un nourrisson, lorsqu’il chante
ou danse, lorsqu’il parle. En fait, à chaque instant. Et, à chaque fois, le Blanc est
menacé de sa propre violence, menacé lui-même de « négrification », certes
symbolique mais psychiquement très dangereuse, sans parler de la menace réelle
de la révolte nègre comme le démontrent les massacres de Saint-Domingue.
Il devient donc doublement nécessaire pour le Blanc d’exercer sur le nègre
une violence physique : pour le forcer à travailler et l’empêcher de se révolter,
de s’enfuir, mais aussi pour réactiver la destruction symbolique de son humanité,
que l’institution de l’esclavage ne suffit pas ou plus à installer, à opérer.
Or, la violence condamne perpétuellement le nègre comme le Blanc. Certes,
pas à parts égales. C’est bien le corps du nègre qui en est la principale victime,
ce qui d’ailleurs le rend nègre par définition. Le nègre subit des agressions qui le
désintègrent, physiquement et psychiquement, de façon à le rabattre
constamment à la fiction de sa non-humanité. Mais la violence infligée est
également nécessaire au bourreau pour se préserver de sa propre
« négrification », de sa propre désintégration, de la destruction de son humanité.
Comme tout tortionnaire, il est obligé de se couper d’une part de lui-même, celle
qui est affectée par la destruction et la violence envers un autre, celle qui sait que
sa victime est un autre lui-même. Il s’agit pour lui d’un autre type de violence,
qui n’est pas loin de la psychose.
Car le déni procure l’insensibilité nécessaire pour survivre à la violence dont
le système économique ne peut se passer. Mais dans un cycle coûteux pour le
bourreau, il devient une faille dans laquelle d’autres violences viendront
s’engouffrer : pour retrouver du réel dans l’abîme du déni, pour justifier
l’injustifiable, par répétition obsessionnelle.
Que fait cette femme lorsqu’elle plonge le bébé sous l’eau, que fait-elle
encore lorsqu’elle fouette sa mère, si ce n’est d’une part anéantir la menace
d’une humanité qu’elle perçoit chez la jeune mère esclave, puis écraser la
violence qu’elle vient d’infliger, à l’esclave, à l’enfant et évidemment –
comment peut-il en être autrement – à elle-même ?
Ce que nous avons sous les yeux est l’étendue et la fréquence de ces petites
scènes de terreur, de ces tortures quotidiennes, de la banalisation de l’extrême
violence, de ces individus totalement déconstruits, détruits, délirants, perdus,
psychiquement anéantis, physiquement désintégrés.
Cette étendue nous pouvons la mesurer à l’aide de quelques chiffres. À la fin
des années 1760, les Amériques produisaient annuellement 193 000 tonnes de
sucre par an, dont 90 % par les nations française, anglaise et portugaise. C’est
déjà 20 % de plus que dans les années 1740. Parmi les lieux de plus forte
production, Saint-Domingue arrive largement en tête avec 61 000 tonnes par an.
Pour cette production (sucre, café, indigo, tabac), les négriers ont embarqué
d’Afrique 4 millions de captifs entre 1750 et 1800, soit 70 % des esclaves
importés depuis le début de la production du sucre dans les Caraïbes en 1675.
Nous pouvons également nous représenter l’impact de cette économie à travers
les personnages que nous avons évoqués, les Meslé de Grandclos et autres…
Pensons tout simplement à la splendeur de Londres, ou à Paris, ville des
Lumières, aux salons du Ritz, à la place Vendôme construit par Crozat, où le
café, le sucre, le cacao sont consommés sans modération, pensons aux fils Le
Mercier qui attendent la récolte pour toucher leur pension, pensons aux Fournier
de Saint-Malo, aux Walsh dans tous les ports atlantiques, aux banquiers du
royaume, aux 42 fabriques de sucre d’Orléans, à la pâtisserie française et
viennoise, à la Bourse d’Amsterdam…, pensons à quel point la fiction du nègre
est profondément au cœur du système politique européen.
Cette somme de violence accumulée, née au cœur des économies
européennes modernes, n’est pas anodine et ne s’absoudra pas en un coup
d’abolition. Elle reste largement intransformée, « littérale », comme le dit
Caroline Oudin-Bastide 2, dans notre inconscient collectif.
Rapidement après le choc de la révolte de Saint-Domingue, le monde
européen esclavagiste reprend ses esprits. Napoléon, dont la femme Joséphine
est d’ailleurs la fille d’un planteur de la Martinique, s’empresse de revenir sur
l’abolition de 1794 et de rétablir l’esclavage en 1803. Il pose alors par écrit, dans
son code civil, la première législation discriminatoire par la couleur de la peau.
Mais le monde colonial est ébranlé. On repose le couvercle, tout en sachant qu’il
est impossible à maintenir et à contenir la peur du nègre. Les Blancs gagnent du
temps.
Car, si Saint-Domingue a lâché, ce n’est pas le cas de l’ensemble du monde
colonial. De manière générale, les revenus des plantations n’ont jamais été aussi
hauts. La chute de Saint-Domingue réveille les ambitions de ses concurrents.
Une place est à prendre. Il n’est pas question, pour les élites européennes comme
pour les planteurs, de laisser tomber les revenus coloniaux. Si l’esclavage n’est
plus la meilleure solution, il faudra bien élaborer un autre système pour
maintenir la production dans les plantations. Même Toussaint Louverture, ancien
planteur et général noir qui a pris les rênes de Saint-Domingue après 1795, y fait
appliquer une législation qui rappelle en tout point les principes esclavagistes :
obligation pour les « cultivateurs », devenus subitement « africains » 3, de
travailler et résider sur les plantations, mise en place d’une police du travail avec
châtiments corporels. Même la traite est prévue dans la nouvelle Constitution de
l’île en 1801 4. Après la première abolition française, il faudra au moins un siècle
pour voir agonir l’esclavage en Atlantique.
En attendant, il faut continuer le travail, justifier la violence nécessaire à de
nouvelles productions, recycler les « déchets négrifiés » de cette malheureuse
économie : là où l’institution de l’esclavage a failli, la race trouvera sa fonction.
TROISIÈME PARTIE

LE RÈGNE DU BLANC
En se fondant sur une lecture « naturelle » de l’espèce humaine, conçue
comme un tout et un sous-ensemble du monde vivant, l’humanisme européen
pose le principe de l’égalité entre les hommes, égalité naturelle qui conduit à
l’affirmation de leur liberté. Dans le répertoire culturel de l’Europe moderne et
de sa prolongation en Amérique, la notion de liberté associée à l’égalité puise
également dans une conception qu’Émile Benveniste a identifiée comme « indo-
européenne », et que nous avons déjà évoquée à propos du caractère
anthropologique de l’esclavage. Dans ce système, la qualité de libre, de franc, est
attribuée aux congénères, « qui naissent et grandissent ensemble », ce que
rappelle l’étymologie du terme de nation, destinée à devenir la forme principale
de l’organisation du politique dans le monde. De fait, les révolutions de la fin du
e
XVIII siècle construisent une réciprocité entre nation et liberté, nation et égalité.

Elles enclenchent ainsi un processus démocratique que leurs promoteurs, dont


beaucoup sont propriétaires d’esclaves, ne peuvent maîtriser. L’impossibilité,
pour une partie de la classe des planteurs et donc des élites politiques, d’intégrer
les Noirs libres comme congénères s’avère fondamentale. Conséquence de
l’esclavage, la fiction du nègre – c’est-à-dire la fiction de son inhumanité –
devient l’explication d’un nouvel ordre mondial, politique et économique, qui se
met en place à partir des révolutions démocratiques.
Or, au début du XIXe siècle, les élites européennes et maintenant américaines
ont plus que jamais l’ambition de produire des richesses dans le monde entier.
Le système colonial, fragilisé par la crise de la traite, est loin d’avoir dit son
dernier mot. Au contraire, il connaîtra une expansion formidable, toujours au
cœur de la croissance capitaliste et désormais industrielle. Et il faudra continuer
à y organiser la production, le travail, l’occupation de l’espace, le transport des
marchandises. Sans l’institution de l’esclavage, dont ils devront apprendre à se
passer, les planteurs et leurs financeurs auront besoin de nègres, au sens
économique, mais ils auront aussi besoin de déplacer et de peupler. L’opposition
entre la plantation esclavagiste, alimentée par la traite, et la colonie de
peuplement était déjà à l’origine de la crise atlantique que nous avons détaillée :
comme au temps de la Reconquête ibérique qui avait entraîné l’intégration
partielle mais aussi l’expulsion des juifs et maures, l’expansion coloniale conduit
à distinguer d’un côté le statut du libre, chrétien, congénère, propriétaire de sa
terre, dont l’assemblée avec ses égaux définit la souveraineté sur leur territoire,
et de l’autre, le travailleur qui ne travaille pas « pour soi », qui n’a pas de
représentation politique et qui ne participe pas à la parenté.
Après l’onde de choc de Saint-Domingue, les empires vont se reconstituer de
deux manières. D’une part, les sociétés atlantiques vont faire évoluer le principe
colonial, sans plus recourir à l’esclavage mais en maintenant en grande partie ses
caractéristiques. D’autre part, il s’agira d’occuper de nouveaux espaces et de
soumettre de nouvelles sociétés, avec des formes de domination qui diffèrent
selon la densité de peuplement des régions conquises. Dans les régions denses,
les Européens cherchent à prélever une partie de la main-d’œuvre vers leurs
zones de production mais aussi, désormais, à y écouler leur propre production
industrielle. Dans des espaces peu peuplés, où la main-d’œuvre est rare et où
donc le marché du travail n’est pas en leur faveur, les gouvernements coloniaux
vont être amenés une fois de plus à combiner des dynamiques de peuplement et
de traite (ou disons de déplacement de main-d’œuvre de type esclave), c’est-à-
dire à faire cohabiter des parents et des non-parents. Ces trois logiques
progressent en même temps au cours du XIXe siècle, parfois de façon
contradictoire. Quoi qu’il en soit, le paradigme de la race permet chaque fois de
mettre en œuvre la violence nécessaire à ces réajustements : déplacements
contraints, exclusion des droits politiques, travail forcé, soumission de
populations et occupation de territoires. Nous verrons comment il est peu à peu
élaboré et sert une nouvelle organisation mondiale du travail et du
pouvoir : le règne du Blanc.
CHAPITRE 8

La domi-nation (1790-1830)

Loin d’être un hasard, l’apparition de la race dans le discours scientifique a


deux épicentres qui sont précisément ceux des révolutions démocratiques de la
fin du XVIIIe siècle : les États-Unis et la France. Ces deux sociétés esclavagistes
sont en effet celles qui ont formulé, à travers leurs révolutions, les fondements
de la société politique démocratique : la liberté et l’égalité. Toutes deux ont été
confrontées au paradoxe du maintien de l’esclavage, ainsi qu’à l’impossibilité
d’assimiler le nègre comme parent dans le nouvel ordre social qu’elles
ébauchent, celui de la fraternité nationale.
L’idée de race, qui se consolide au sein des milieux politiques, coloniaux et
scientifiques au cours de la première moitié du XIXe siècle, correspond à ce que
l’on a appelé « racisme scientifique » au sens où il s’agit d’une tentative de
justification scientifique de l’inégalité des hommes et des statuts. Cette idée joue
un rôle majeur dans la résolution du paradoxe posé par la révolution
démocratique dans les sociétés esclavagistes, avant de devenir le support d’une
nouvelle répartition du travail et des richesses dans le monde après la fin de
l’esclavage, répartition qui se fera en faveur des élites européennes et
américaines.
Nous allons donc suivre pas à pas l’élaboration de cette idée, et la manière
dont elle accompagne la longue agonie de l’esclavage atlantique et l’instauration
de nouvelles formes de pouvoirs que sont les États-nations à la tête d’empires
coloniaux métamorphosés. De la fin du XVIIIe siècle au milieu du XIXe siècle,
cette transition est menée conjointement par des groupes qui occupent
alternativement le pouvoir et qui forment deux camps distincts : d’un côté, les
planteurs et leurs alliés, accrochés au modèle esclavagiste de type atlantique
(traite, plantation et monopole colonial), et, de l’autre, les élites industrielles,
libérales, à la recherche de nouvelles matières premières et de débouchés
commerciaux. La tension entre les intérêts de ces élites, anciennes et émergentes,
et le processus démocratique qu’elles subissent toutes les deux, bon gré mal gré,
trouve peu à peu son dénouement dans une interprétation particulière de l’idée
de nation. Cette acception de la nation permet en effet de limiter la portée de
l’égalité à certains groupes et de justifier leur domination sur d’autres.
Autrement dit, à partir de la « fiction nègre », nous voyons se mettre en place
celle du Blanc.

La nation confisquée (1794-1815)

MAINTIEN DE L’ESCLAVAGE AUX ÉTATS-UNIS ET RÉTABLISSEMENT


DE L’ESCLAVAGE EN FRANCE

D’abord, bien que les mouvements abolitionnistes européens et nord-


américains aient pris de l’ampleur et aient contribué aux processus
révolutionnaires et indépendantistes, ni en France ni aux États-Unis les
révolutions n’ont fait reculer l’esclavage dans les faits – excepté à Saint-
Domingue.
À Saint-Domingue, on l’a vu, l’île est gouvernée par Toussaint Louverture
qui, tout en confirmant l’abolition de l’esclavage, y instaure à partir de 1801 une
Constitution spécifique, destinée à contraindre le travail sur les plantations. En
Martinique, les planteurs s’étaient insurgés dès 1793 et avaient fait entrer les
Anglais sur l’île plutôt que d’y appliquer l’abolition. Sur l’île Bourbon, ils
réussirent également à entraver son application. La Louisiane, immense
possession que Napoléon cède aux États-Unis en 1803, intègre la nouvelle
république étasunienne avec ses plantations esclavagistes. En 1802, Napoléon
annule l’abolition de l’esclavage votée en 1794. Il réussit à imposer par la force
son décret en Guadeloupe (décret Richepanse en 1803). Mais, à Saint-
Domingue, malgré l’envoi de 100 000 soldats contre les armées du général
Louverture et sa capture en 1802, le rétablissement de l’esclavage déclenche une
nouvelle rébellion qui met les troupes françaises à terre. Malgré l’incroyable
cruauté de la campagne militaire française (au cours de laquelle le général
Rochambeau s’illustra notamment par l’utilisation des chiens de combats élevés
à Cuba pour « la capture des Noirs marrons » 1), les Français, du moins ceux qui
ont survécu aux massacres, doivent quitter définitivement l’île tandis que
l’indépendance d’Haïti est proclamée par le général Dessalines en 1804.
Aux États-Unis, le Congrès vote l’abolition de la traite en 1800 pour une
application en 1808, sans qu’il soit question de se passer des esclaves dans les
plantations. Dans le reste des Amériques, les indépendantistes ne sont pas non
plus forcément abolitionnistes. On le constate lorsque l’invasion de l’Espagne et
du Portugal par des troupes napoléoniennes en 1808-1809 provoque dans les
colonies ibériques une crise qui débouchera sur des guerres d’indépendance. Les
meneurs en sont pour la plupart des propriétaires fonciers et esclavagistes qui, à
la manière des planteurs de Saint-Domingue ou de la Martinique, préfèrent
rompre avec l’Espagne plutôt qu’obéir à des injonctions trop contraires à leurs
intérêts. C’est finalement par loyauté aux Couronnes d’Ancien Régime que les
élites créoles en viennent à formuler un projet de nation indépendante. Il est
donc compliqué d’assimiler révolution et nation, et encore moins abolition. Si
les esclaves ont pu profiter des guerres d’indépendance, c’est plutôt parce que,
pendant le conflit, les différentes factions créoles ont eu besoin d’eux dans leurs
troupes et se sont lancées dans une surenchère de promesses de rachat ou
d’émancipation. En 1815, Bolívar 2, le leader de ce mouvement d’indépendance
en Amérique du Sud, expose depuis son exil en Jamaïque l’idée qu’il se fait de la
« nation » américaine. Il s’agit bien d’une nation esclavagiste, reposant sur la
domination des Indiens et des esclaves, une domination apaisée car naturelle,
l’ordre de la nature donnant à chaque « race » sa place selon ses compétences et
ses appétences, celles du Blanc étant la domination 3.
Bolívar ne fait qu’exprimer une position qui se consolide en prenant le
contre-pied de la pensée révolutionnaire des Lumières pour mettre en évidence
le caractère supposément naturel de l’inégalité. On la retrouve en France chez de
nombreux auteurs, par exemple Boissy d’Anglas, qui argumente dès 1795 contre
l’abolition en s’appuyant sur la théorie des climats, qui apparaissait déjà chez
Buffon pour expliquer les différences de couleur de peau mais aussi de
comportements. La liberté serait selon lui un caractère que seuls les gens du
Nord peuvent revendiquer, qui serait né de leur combat perpétuel contre les
éléments pour assurer leur subsistance et leur progrès. Ceux du Sud, qui n’ont
pas à faire face à cette adversité tant la nature leur est généreuse, se laisseraient
végéter et n’auraient pas eu besoin de conquérir cette liberté 4.
Dans cette discussion vont à nouveau s’affronter les esclavagistes
conservateurs réactionnaires et les « libéraux » qui ne font pas la différence entre
les nègres et les prolétaires européens. Dans les deux cas, la nature de l’état
social, comme chez Le Mercier, justifie l’exploitation des uns par les autres :
« Le Nègre est comme vos petits paysans, quel que soit leur état, les travailleurs
sont soumis à la même inexorable loi : Travaille pour moi et je te nourrirai, voilà
le Pacte universel des Riches avec les Pauvres. 5 » Un certain Jean-Félix Carteau
écrit depuis les Caraïbes en 1802 pour s’opposer à la démonstration de l’égalité
naturelle :

Il demeure prouvé, ce me semble, qu’il est dans la nature de l’espèce


humaine que les grandes sociétés soient composées de gens en repos et
d’autres forcés à travailler : ainsi soit qu’on appelle les premiers des
riches et les seconds des pauvres, soit qu’on les nomme bourgeois et
journaliers, ou maîtres et esclaves, c’est la même chose dans le fond : il
n’y a de différences que dans les dénominations. Pauvres, esclaves et
journaliers ne signifieront jamais que la même classe d’hommes ; celle
destinée par l’état social à en servir d’autres 6.
Malgré tout, les révolutions française et américaine ont fait de la nation
souveraine la source de toute légitimité, et en particulier celle de l’insurrection.
Au sein des premiers mouvements romantiques nationalistes, allemands, italiens,
qui ne sont pas passés par la révolution égalitaire, une équivalence se forge aussi
entre nation et liberté. C’est en ce sens que l’on peut dire que la nation du début
du XIXe siècle en Europe renoue avec la définition indo-européenne du « libre ».
C’est par la nation, c’est-à-dire la société des congénères, que le libre se définit
comme tel. Il fait alors partie d’une communauté de parents, qui vont contribuer
à la communauté nationale en assurant la subsistance des générations futures et
en payant leur dette à la génération précédente, notamment par l’impôt. Le
citoyen, à travers la figure de la nation, est donc un parent sur le plan
anthropologique. Là réside la portée égalitaire de la nation politique. En
abolissant l’esclavage, le décret de 1794 de la Convention a donc de fait intégré
les affranchis dans la nation et en a fait des parents qui pourront transmettre la
citoyenneté. Or, la société esclavagiste antillaise est loin de vouloir appliquer
cette décision politique. De même, aux États-Unis et en Angleterre, pays des
abolitionnistes, la devise de la Société des abolitionnistes britannique « Ne suis-
je pas un homme, et un frère ? » gardera pour toujours sa forme interro-négative.

QUE FAIRE DES AFFRANCHIS ?

La Constitution étasunienne, promulguée en 1790, établit une communauté


de libres propriétaires et ne considère pas les esclaves, ni les Indiens, comme des
citoyens. Ils ne sont ni électeurs, ni éligibles, ni contribuables. Mais que dire des
affranchis ou des descendants d’affranchis, nés libres ? La question des Noirs
libres et la manière passionnelle dont elle est abordée dans les discours
politiques montrent à quel point l’affiliation avec le nègre, cette incarnation de la
violence traumatique que nous avons décrite, est une angoisse permanente du
colon blanc. En effet, l’égalité théorique énoncée par la Constitution fait du
nègre un possible parent pour le citoyen étasunien, et c’est bien cela qui est
insupportable. Thomas Jefferson, futur président des États-Unis, lui-même grand
propriétaire d’esclaves et père de nombre d’entre eux, avait en 1781 proposé
purement et simplement l’expulsion des Noirs libres de l’État de Virginie où il
était gouverneur. Devant l’impossibilité de les faire participer à la république à
cause du « préjugé », il ira jusqu’à dire plus tard qu’il faut les expulser « loin de
la possibilité du mélange avec les Blancs » 7.
On ne peut pas mieux énoncer l’impossibilité pathologique à dépasser
l’« expérience nègre » pour les Blancs des Amériques. Cela dit, l’expulsion des
Noirs libres ne peut pas toujours être envisagée comme solution globale,
d’autant moins dans les pays où ils constituent une part non négligeable des
acteurs économiques, comme c’est le cas dans la vice-royauté de Grenade (futur
Venezuela) ou au Brésil. D’abord, les nouveaux États américains mais
également les colonies françaises ont besoin des populations nègres. La crise de
la traite a conduit à prendre en compte les facultés reproductives des nègres et,
par nécessité, une pseudo-parenté qui s’exercerait entre eux. Or, si l’on y
appliquait à la fois la Déclaration des droits de l’homme, la Constitution et le
décret d’abolition, cette pseudo-parentalité menacerait l’exclusivité des Blancs
sur la filiation. La résistance des colons blancs est telle que ces derniers
préféreront renoncer à l’exercice de leur propre citoyenneté pour faire des
colonies des « territoires spéciaux », autrement dit sur lesquels s’appliquent des
« dispositions particulières » 8. Parmi elles, l’application du code civil
napoléonien résout le problème ainsi :

Les Lois du code civil relatives au mariage, à l’adoption, à la


reconnaissance des enfans (sic) naturels, aux droits des enfans dans la
succession de leurs père et mère, aux libéralités faites par testament ou
donations, aux tutelles officieuses ou datives, ne seront exécutées dans la
colonie que des blancs aux blancs entre eux, et des affranchis ou des
descendants d’affranchis entre eux, sans que par aucune voie directe ou
indirecte aucune desdites dispositions puisse avoir lieu d’une classe à
l’autre 9.
Le régime de mariage et de filiation, la transmission de l’héritage et les
règles de la succession, expressions institutionnelles de la parenté dans nos
sociétés et piliers de la civilité nationale jusqu’à nos jours, doivent donc se
constituer aux colonies en catégories étanches et immuables. Pour justifier cette
étanchéité, le décret s’appuie sur une mystérieuse et impalpable nécessité :

Considérant que de tout temps on a connu dans les colonies la


distinction des couleurs, qu’elle est indispensable dans les pays
d’esclaves, et qu’il est nécessaire d’y maintenir la ligne de démarcation
qui a toujours existé entre la classe blanche et celle de leurs affranchis
ou de leurs descendans (sic), etc. 10.

Une autre forme d’expulsion symbolique de la nation passe par l’interdiction


pour les Noirs de participer à la guerre. Avec Napoléon, la guerre est désormais
interdite aux hommes « de couleur », qui ne peuvent intégrer l’armée française,
tandis que ceux qui y ont servi se voient retirer leur pension. L’intégration
républicaine à la nation par la guerre révolutionnaire est alors remise en cause, y
compris pour les grandes figures de l’armée révolutionnaire, comme le général
Thomas Alexandre Dumas, fils d’esclave né à Saint-Domingue, et qui finira
dans la misère et sans les honneurs militaires qu’il avait gagnés au combat 11.
Aux États-Unis, la construction progressive d’une catégorie symbolique de
pseudo-parents, les « Noirs », au sein de la nation est l’une des réponses à
l’impasse qui terrifie Jefferson. Cette catégorie prend une forme administrative
et institutionnelle, notamment lors de la mise en place du recensement de la
population. La nécessité de dénombrer les habitants des différents États pour
déterminer le nombre de leurs représentants à la Chambre oblige à inclure les
esclaves. En théorie, ils n’auraient pas à être représentés puisqu’ils ne sont pas
citoyens, mais les représentants des États esclavagistes insistent pour que ceux-ci
soient pris en compte dans le calcul. Comme ils ne peuvent prétendre tout à fait à
« compter » comme des citoyens, ils le seront aux deux tiers. Quant aux Noirs
libres, ils constituent une catégorie à part, et progressivement ils seront
dénombrés selon les mêmes critères que les esclaves, sous la désignation
commune de « Noirs », qui existe toujours dans le recensement national 12.
Enfin, s’il n’est pas possible de les exclure symboliquement, il faut se
résoudre, pour certains, à expulser physiquement les Noirs libres, manière ainsi
de se protéger du péril du métissage. C’est ce que décrète l’État de Virginie en
1803 : « Plus que tout, les Américains craignent que leur société se métisse et
que les citoyens soient “de nature” différente 13. » Il est alors question de les
envoyer peupler les régions inhabitées de l’Ouest, dans des missions de
colonisation encadrées par le gouvernement. Mais, surtout, l’idée d’un « retour
vers l’Afrique » germe dès la fin de la traite atlantique aux États-Unis,
notamment parmi les mouvements abolitionnistes. Fondée en 1817, l’American
Colonization Society achète une terre en Guinée pour y envoyer les Noirs libres
et affranchis (colonie qui deviendra indépendante en 1847 sous le nom de
Liberia). Elle suit l’exemple des Britanniques qui avaient acheté dès 1787
l’emplacement de la ville de Freetown pour y envoyer les esclaves affranchis
d’Angleterre. La Sierra Leone, colonie gérée par la compagnie du même nom à
partir de 1792, accueille ensuite les soldats affranchis qui ont combattu pour
l’Angleterre lors la guerre d’Indépendance, les Marrons de Jamaïque et les
esclaves des bateaux négriers libérés par les Anglais lors de leur croisade
abolitionniste. Illustration de ce revirement des empires vers l’est et d’une
nouvelle relation avec l’Afrique, en 1808, le militant abolitionniste Granville
Sharp en devient le gouverneur.
C’est donc dans le contexte d’une renégociation du cadre démocratique,
pendant les années qui suivent les révolutions, que l’on peut voir se dessiner la
figure du Blanc. Elle participe pleinement des processus de restriction de la
nation – c’est-à-dire sur un plan symbolique et politique, de restriction de la
parenté – à certains groupes, après l’ouverture soudaine du moment
révolutionnaire. Précisément, à ce moment-là, le propos du code civil
napoléonien (1801) est de redéfinir l’individu qui est porteur de la civilité et de
restreindre la faculté de la transmission de cette dernière au chef de famille,
excluant de ce fait les dépendants, femmes, enfants, de l’exercice de droits civils
et politiques. Seul le père jouit de ces droits et il ne les transfère à de potentiels
futurs pères – ses fils – qu’en son nom propre. Dans cette logique, la femme
n’est que la médiatrice de cette transmission, non plus au nom de sa lignée, mais
seulement si elle porte le nom du père de son enfant. Le contrôle de la filiation
par les hommes qui est alors en jeu, dans la mesure où il définit les parents et les
non-parents, les frères et les non-frères 14, est parallèle à ce que la fiction
juridique du Blanc opère en milieu colonial : distinguer l’Européen du nègre et
de tout ce qui peut l’y apparenter. Car le nègre est non seulement l’esclave mais
la menace permanente d’une affiliation à l’esclave et de la confrontation avec la
violence qui l’a produit. Dans le contexte de la révolution démocratique, le nègre
libre constitue une menace plus grande encore, dont l’institution de l’esclavage
ne protège plus. C’est ainsi que, en deçà des institutions, en deçà de la loi et
évidemment en deçà du contrat social que viennent d’énoncer les deux
révolutions, les colons européens s’inventent une identité invérifiable,
indémontrable, une filiation imaginaire, inaccessible ni par l’argent, ni par la
guerre, ni par la loi. Le secret de la « blanchité » les maintient à l’abri de toute
« négrification » et, surtout, leur assure le monopole de la parenté. Nous allons
voir maintenant comment cette figure du Blanc accompagne les nouveaux
projets des Européens, alors que la crise de la traite dans l’espace atlantique les
conduit à redéployer leur empire vers d’autres formes de production.

Reconversion coloniale et retournement


idéologique (1815-1830)
Les coups portés à l’économie atlantique, à savoir la campagne d’abolition
de la traite par les Anglais et les Indépendances américaines, vont inciter les
puissances européennes à réexaminer leur politique coloniale. Nous voyons
donc, parallèlement, résister les vieux modèles de la plantation esclavagiste
reposant sur la traite et se mettre en place de nouvelles dominations fondées sur
le commerce « libre » de produits manufacturés et tropicaux. Ces évolutions,
tout comme la progression de la production industrielle en Europe, conduisent à
une réflexion économique sur le travail forcé et à imaginer les vertus d’un travail
« pour soi » pour remplacer l’esclavage.
Le colonialisme européen à partir du milieu du XVIIIe siècle se configure
autour d’un nouveau tropisme oriental. Les Anglais qui se voient lésés par la
perte de leurs treize colonies d’Amérique dès 1776 ont été les premiers à
amorcer une réorganisation de leur empire vers l’est. Ils renforcent leur présence
commerciale en Asie sur les traces de l’empire portugais puis de la VOC
hollandaise. Depuis 1763, la Company of East India s’est emparée des positions
françaises, hollandaises et portugaises en Inde, en Indonésie, et sur les côtes
chinoises. Le commerce colonial devient la première activité de l’empire, même
si le sucre des Antilles continue à fournir d’importants bénéfices. Ce
développement vers l’est suscite le peuplement de la colonie africaine du Cap,
également prise aux Hollandais. À partir de 1800, le port du Cap reçoit des
familles 15 du continent européen qui devront assurer les étapes et le
ravitaillement des navires anglais vers l’océan Indien et le Pacifique. Leur
présence sur tous les continents et la réorientation de leur projet économique font
également des Anglais les « gendarmes » des océans pour imposer l’abolition de
la traite aux autres nations coloniales. La Hollande y renonce en effet en 1814, la
France et le Portugal, officiellement du moins, par le traité de Vienne en 1815.
Depuis les salons de Paris ou Londres, une vision plus globale du marché du
travail se met progressivement en place. D’une part, on prend conscience qu’il
existe une offre de main-d’œuvre en Europe : la misère des campagnes
européennes, effet de la transition démographique amorcée à la fin du
e
XVIII siècle, provoque la croissance des faubourgs industriels. D’autre part,

l’Inde, la Chine ou l’Asie du Sud-Est (Indonésie et péninsule Indochinoise)


peuvent aussi devenir des marchés de consommation de produits européens.
L’Angleterre a tracé la voie d’une nouvelle forme d’empire. Les Anglais
contraignent les autorités locales à des échanges commerciaux largement en leur
faveur : ils y vendent leurs marchandises et achètent des denrées tropicales,
notamment du coton et du thé. Dans ce système, la production et le travail sont
sous-traités aux autorités locales avec qui l’Angleterre a des accords, dans un
contexte de relative densité démographique et où la main-d’œuvre est abondante.
Le principe du libre-échange, défendu à la Chambre et dans les milieux
économiques, permet d’articuler les marchés entre eux, toujours à leur avantage :
ils vendent des produits manufacturés en Inde, y achètent de l’opium qu’ils
vendent en Chine en échange du thé. La livre sterling devient une monnaie
internationale qui ne cesse de prendre de la valeur. L’entrepôt de Londres est
ainsi la plaque tournante des marchandises mondiales et le centre économique de
l’Europe.

ESCLAVAGISTES, LIBÉRAUX ET LA CRISE DE 1820

Loin de pouvoir concurrencer la présence anglaise en Orient, la France de la


Restauration se recroqueville au contraire sur son empire d’Ancien Régime. Le
groupe des planteurs antillais reprend politiquement la main avec la Restauration
des Bourbons en 1815. Le sucre français est en fait fragilisé par le leadership de
Cuba et du Brésil, qui ont bénéficié de la chute de la production de leur principal
concurrent, Saint-Domingue. Devenue Haïti, la jeune nation est en effet écrasée
par le blocus exercé par la France, qui lui impose une « indemnisation 16 » pour
son indépendance. Dans les îles à sucre, les révolutions puis les guerres
napoléoniennes et l’arrêt partiel de la traite ont contraint les planteurs à
s’endetter et à vendre à l’avance plusieurs récoltes. Ce sont les armateurs des
ports français qui leur avancent les frais de production. Ensemble, les armateurs
et les planteurs comptent faire pression sur la Chambre pour obtenir une
politique de reprise de la production sucrière aux Antilles, par le soutien du
gouvernement à la traite et la garantie des prix du sucre antillais en France. Ils
s’organisent dès 1816 avec les armateurs et les manufactures qui achètent du
coton et vendent leur production dans les colonies, en vue de la restauration
d’une « économie-nation » qui avait fait ses preuves avant la Révolution 17.
Ce retour aux basiques ne les empêche pas de mener une réflexion sur
l’évolution du système de travail. En métropole, l’idée qu’il faudrait remplacer
la traite et le travail esclave par le travail « pour soi » et la reproduction naturelle
fait son chemin. La chambre de commerce de Nantes en 1814 propose « un
servage tel à peu près que l’état où sont encore aujourd’hui les paysans de la
Pologne et de la Russie, sauf à faire ensuite de ce nouveau serf, un homme de
pointe, puis un cultivateur libre 18 ». Mais, en attendant, les colonies manquent
cruellement de main-d’œuvre pour leurs plantations, et il faut soutenir de
nouvelles traites ou encore ouvrir de nouvelles filières : les armateurs, soucieux
de récupérer leur mise dans les plantations, investissent alors 29 millions de
francs pour faire livrer 36 000 Noirs à Bourbon (la Réunion) en 1817. Cette
politique permet aux Antillais français de récupérer la moitié du niveau de
production de 1789. Mais ce succès est fragile car il repose presque
exclusivement sur le sucre, désormais concurrencé par de nouveaux producteurs.
Cuba, seul vestige de l’empire espagnol aux Amériques, est devenue, depuis
le passage des Anglais en 1762, une île à sucre très performante. Au Brésil, les
sucriers ont récupéré leur place dans le marché mondial et se lancent désormais
dans la culture du café dans la région de Rio et du Minas Gerais. Malgré la
pression de l’Angleterre pour arrêter la traite, les deux pays deviennent de
grands importateurs d’esclaves africains, ce qui fait que la traite atlantique atteint
ses plus hauts volumes historiques entre 1810 et 1850. En outre, d’autres centres
de production concurrencent désormais le sucre des Amériques : en 1820, les
Hollandais installent des plantations (sucre et café) en Indonésie, où ils imposent
aux populations locales un système de corvée et procèdent également à des
traites internes à travers l’archipel indonésien. Enfin, l’Angleterre lance
l’exploitation du sucre en Inde. Le sucre mais aussi d’autres denrées tropicales,
comme le coton, le café ou le tabac, envahissent les marchés jusqu’à provoquer
une crise mondiale de surproduction en 1820, qui fait chuter brutalement les prix
à la Bourse commerciale de Londres. Les planteurs français, déjà très endettés,
ne s’en relèvent pas.
Deux réactions à cette crise polarisent le débat sur la politique coloniale
française dans les années 1820. La première est celle des planteurs, qui
s’organisent en lobby très structuré. Ils financent en 1822 une délégation de
52 planteurs à Bordeaux, qui restent plusieurs mois pour peser sur les
parlementaires. Alliés aux factions les plus à droite, ils prônent le maintien de
l’exclusif colonial, le soutien au prix du sucre antillais et la taxation des sucres
étrangers, ainsi qu’un aménagement fiscal pour l’ensemble de la filière. Pour
eux, comme pour les armateurs et les propriétaires fonciers qui les soutiennent,
le sucre doit rester une rente, un produit cher qui garantit des hauts revenus à ses
producteurs et n’est consommé que par une élite dans une société hiérarchisée.
De l’autre côté, les « libéraux », dont le noyau est constitué de riches négociants
et financiers, croient au contraire en une consommation de masse permise par la
baisse du prix du sucre. Ils souhaitent la fin des monopoles et exclusifs
coloniaux pour permettre l’ouverture de nouveaux marchés, et ne pas rester en
marge de la conquête des marchés soudainement ouverts par les Indépendances
américaines, et qu’il ne faudrait pas abandonner aux Anglais ou aux États-
Uniens (engagés dans la fameuse doctrine Monroe – « l’Amérique aux
Américains » – à partir de 1823).
Les libéraux sont rejoints par les manufacturiers, et notamment les raffineurs
qui voient leur avantage à la baisse des prix du sucre. Celui-ci peut bien venir de
Chine ou des betteraves cultivées dans le nord de la France, peu importe du
moment qu’il est bon marché. Les industriels espèrent écouler leurs
marchandises et concurrencer les Anglais en Inde, Indonésie, Chine, et aux
Amériques. Partageant une idéologie commune à celle des Anglais, ces mêmes
groupes libéraux se retrouvent par exemple autour de la Société de la morale
chrétienne, fondée en 1823, sur le modèle des sociétés évangélistes anglaises
abolitionnistes, et dans les milieux d’affaires protestants français. Les idées du
comte de Saint-Simon, à la même époque, font aussi des disciples parmi les
milieux financiers et les armateurs issus des vieilles familles juives portugaises
installées à Bordeaux depuis le XVIIe siècle. Parmi les familles Gradis, Rodrigues,
Pereira, qui ont ramifié leurs activités pendant les grandes heures de l’économie
atlantique (plantation, traite, assurance, crédit, agent de change), certains voient
en effet dans l’« industrialisme » que défend Saint-Simon le futur d’une société
nouvelle, harmonieuse et prospère, et œuvrent pour de nouveaux types
d’investissements et la fin de la production esclavagiste.
C’est encore le nouveau et le vieux monde colonial qui s’affrontent aux
États-Unis lorsque se pose la question de l’intégration de la Louisiane, acquise
en 1803, parmi les États fédérés. La proposition de création d’un futur État du
Missouri, qui reprendrait une bonne partie de la Louisiane française et doit faire
son entrée dans l’Union en 1820, soulève un débat profond qui préfigure le
clivage des années 1860 à la base de la guerre de Sécession. La question de
l’autorisation de l’esclavage dans le nouvel État divise en effet les
abolitionnistes et les esclavagistes. Ces derniers, plus généralement implantés
dans les États du Sud, sont renforcés sur le plan politique par l’essor prodigieux
de la production esclavagiste de coton, destiné à la manufacture textile anglaise
en plein essor. Trente ans après les discussions sur la Constitution, ils imposent
un nouveau compromis, qui laisse la liberté aux États de légiférer eux-mêmes
sur l’esclavage.

ABOLITIONNISME ET NOUVELLES CONQUÊTES

Ce changement de perspective et l’orientation du débat qui a lieu dans les


parlements occidentaux ont pour toile de fond un retournement idéologique qui
consiste en une nouvelle interprétation politique de la nation. La plupart des
défenseurs d’une économie libérale, libre-échangiste et industrielle sont issus des
milieux les plus puissants de l’économie coloniale. Familles d’armateurs, de
banquiers, ils sont tout simplement les élites économiques de l’Europe. Après
des siècles de mise à l’écart politique, les élites juives et protestantes ont mené
une partie de la Révolution et ont gagné leur place dans la nation. Napoléon
entérine ces nouvelles relations dans les institutions nationales, et beaucoup vont
investir avec passion le projet politique national. Chez les élites traditionnelles, il
se dégage aussi de jeunes générations, propriétaires fonciers, manufacturiers,
banquiers, sincèrement animés d’un sentiment humaniste, et faisant de
l’abolition de la traite un motif de ralliement et même de ferveur politique. Élites
bien formées, premières générations de l’École polytechnique, ces fils
d’armateurs et de négriers tentent de dépasser le clivage
révolutionnaire/réactionnaire dans le projet national. Parmi eux, nous allons voir
se dessiner les principes de la nation romantique, qui vont désormais gouverner
l’Europe pendant plus d’un siècle.
Bien répandue dans les régions allemandes et dans l’empire des Habsbourg,
cette acception de la nation, sorte de malentendu par rapport à la nation
révolutionnaire, est la promesse d’une liberté fondamentale, naturelle et non
légale, et dont la reconnaissance équivaut à l’émancipation. Sur le plan
intellectuel, cette conception de la nation s’appuie sur une néorenaissance, et
notamment la redécouverte de la littérature grecque ancienne, telle que Maurice
Olender la rencontre chez l’historien Wilhelm von Humboldt, frère de
l’explorateur et scientifique Alexander, qui réactive l’amour d’Athènes et
mystifie la cité grecque en en faisant le jardin des origines 19. Olender évoque un
conflit identitaire européen profond qui met en scène un couple biblique : le
Grec et le Juif. Glorifier le Grec et l’ascendance grecque contribue à dépasser
l’impossibilité pour les Européens de s’inscrire dans une filiation avec le Juif
Jésus, et résoudrait ainsi un certain malaise sur l’origine de la chrétienté
européenne. Ce couple trouve une variante dans une autre mystification des
origines, qui plus généralement extrapole le Grec à l’Aryen et le Juif au Sémite.
Ainsi, dans cette fiction, l’Européen s’incarne dans une figure indo-européenne,
qui s’oppose à la fois au Juif déicide et aux Arabes esclavagistes, et qui fait
référence effectivement à une histoire fondatrice, celle de l’arrivée des Barbares
indo-européens dans la chrétienté romaine à la fin de l’Antiquité.
Les milieux littéraires et scientifiques des années 1820 s’efforcent ainsi de
mettre en évidence les origines franques, saxonnes ou gothiques chez les
populations européennes comme dans les institutions politiques. Ces caractères
« naturels » et dont l’origine est invérifiable accompagnent de nouvelles
croisades idéologiques. Ainsi, le combat anglais pour l’abolition de la traite
s’explique par leur « goût de la liberté », que l’on peut considérer, selon Martine
Spensky, aussi importante dans l’identité nationale que le protestantisme. Il
puise dans un imaginaire médiéval qui associe liberté et virilité, et permet aux
Anglais de se distinguer non seulement des autres nations du Royaume-Uni
(Écossais, Gallois, et Irlandais depuis 1803), mais aussi des Français, peuple
immoral qui a rétabli l’esclavage en 1802 20.
De même, en France ou dans les pays allemands, on redécouvre la féodalité
franque, organisée par la guerre et par ses chefs de clans réunis autour d’un roi
élu, et les historiens, comme Amédée Thierry, partent à la recherche de l’identité
française. Toutes ces références participent à la mise en scène d’une nouvelle
conquête, à la fois idéologique et militaire, celle d’une guerre juste qui a pour
objet l’abolition de l’esclavage en Orient. En réalité, il s’agit de la conquête de
l’Algérie, de l’Égypte, de l’Europe ottomane, et de manière générale des
musulmans, accusés de maintenir l’esclavage des chrétiens dans leurs empires.
Le combat pour l’abolition de l’esclavage devient donc également une
guerre nationale contre le Sémite ou le Turc, glorifié par le mouvement littéraire
romantique. En 1816, Chateaubriand, fils d’armateur négrier de Saint-Malo,
monarchiste et catholique, appelle à une expédition contre les pirates d’Alger,
pour faire « cesser l’esclavage des Blancs ! 21 ». Dans une deuxième édition de
son texte, L’Itinéraire de Paris à Jérusalem, en 1826, il prône ouvertement la
guerre de conquête contre l’Islam turc et dénonce la vente de bateaux de guerre
français au pacha d’Égypte, qui vont servir à la traite ! Même philhellénisme
chez Alfred de Vigny, Victor Hugo dans son poème Orientales en 1829, ou
encore chez le peintre Delacroix qui représente La Grèce sur les ruines de
Missolonghi, après la levée du siège ottoman en 1826.
S’ajoute par ailleurs, en Europe, le sentiment pressant de la menace que fait
peser la croissance démographique en cours : dans la suite de Malthus, on craint
la surpopulation des campagnes qui entraîne d’ores et déjà d’importantes
migrations. De fait, il y a 20 millions d’Allemands en 1815, et déjà 30 en 1840.
Les juifs sont les premières victimes de cet agencement idéologique entre nation
naturelle originelle et besoin d’« espace vital » qui préside à l’esprit de conquête,
un siècle avant le nazisme. Le partage de la Pologne en 1815, qui sert les
politiques d’installation de populations allemandes, a pour conséquence le début
des pogroms (1818 en Bavière, 1822 en Prusse) et la mise en place de « zones de
résidence » pour les juifs en Russie.

Outre la référence idéologique aux nations aryennes et à la féodalité franque,
le modèle de conquête qui s’actualise dans les années 1820 suscite la production
de nouveaux savoirs, géographiques, historiques et scientifiques, à travers
notamment les sociétés de géographie (fondées en 1821 à Paris, et en 1830 à
Londres), qui se constituent autant en cercles de production de connaissances
qu’en soutiens à la conquête de nouveaux espaces à occuper. Tandis que
l’Australie est déclarée britannique en 1829, la France inaugure la conquête de
l’Algérie l’année suivante. La Société de morale chrétienne accompagne cette
mutation : son action contre la traite des Noirs est doublée d’une campagne pour
libérer les Grecs de l’« esclavage » turc. En 1830, ses membres accèdent pour
certains au pouvoir politique : d’Argout, ministre de la Marine, Guizot, ou le
banquier Laffite. L’abolition de l’esclavage est le prétexte officiel de
l’expédition d’Alger.
Des auteurs comme Alexandre Dumas écrivent contre l’esclavage, mais
toujours pour accuser l’Islam et justifier la colonisation de l’Algérie. Un « livre
noir » de l’Islam en Afrique s’élabore, tandis qu’on censure des passages de
récits qui montrent la tolérance des Turcs envers leurs esclaves 22. Même Victor
Schoelcher, après avoir visité l’Égypte, tombe dans ce travers et adopte le
prétexte de l’éradication de l’esclavage pour soutenir la conquête en Algérie. Or,
il n’y a quasiment pas d’esclaves à Alger (il n’en reste qu’une centaine en 1830,
alors même qu’il y en avait 25 000 en 1637 et 800 en 1789). En fait d’abolition
de l’esclavage, la campagne d’Afrique entraînera plutôt l’inverse. Dans une
lettre du colonel de Montagnac de 1842, on lit :

Vous me demandez ce que nous faisons des femmes que nous prenons.
On en garde quelques-unes comme otages, les autres sont échangées
contre des chevaux, et le reste est vendu, à l’enchère, comme bêtes de
somme… parmi ces femmes, il y en a souvent de très jolies 23.

En plus de l’argument moral abolitionniste, se développe en France une


propagande pour la colonisation par le peuplement et l’administration directe.
Des feuillets circulent qui présentent les colonies comme un éden 24, et l’Algérie
va peu à peu accueillir une nouvelle organisation coloniale, dans laquelle le
travail des esclaves, celui des colons et des prolétaires déterminent des
catégories politiques originales.
LA NATION DES MAÎTRES

Le processus révolutionnaire atlantique, qui pose l’égalité des hommes libres


comme principe de souveraineté et d’organisation matérielle de la société, est
rapidement confronté à une reprise en main par des groupes qui ont intérêt à
limiter le privilège de cette égalité. La formulation de la nation et de la civilité
pour ces nouvelles élites dans les zones esclavagistes de l’Occident est
fondamentalement liée à l’« expérience nègre ». Certes, celle-ci n’explique pas à
elle seule l’histoire idéologique de la modernité occidentale, mais elle contribue
fortement, dans les deux nations les plus révolutionnaires et esclavagistes à la
fois, la France et les États-Unis, à faire émerger de nouvelles distinctions,
justifiées par la nature, et qui seraient la source des inégalités entre Noirs et
Blancs, des libres et non-libres, des reproducteurs et des producteurs, des
citoyens et des dépendants, des hommes et des femmes.
À la fin des années 1820, lorsqu’en France la Restauration cède à la
monarchie de Juillet, la « nation » est une idée politique qui a subi une
transformation idéologique suffisante pour justifier la campagne de conquête
d’Alger. Les frères, congénères, qui forment cette nation sont à l’image des
élites qui ont pris le pouvoir dans le décollage industriel européen et étasunien :
ceux qui peuvent exercer leur civilité, c’est-à-dire qui disposent de l’autonomie
matérielle pour être citoyens (électeurs et élus) sont les propriétaires. Cette idée
que la propriété est la condition matérielle mais aussi philosophique de la
citoyenneté, bien installée dans la démocratie américaine, est aussi un des
fondements du libéralisme européen. La propriété, c’est-à-dire le moyen de
produire ses propres revenus, est en effet le garant d’un « travail pour soi » qui
définit le libre par rapport au dépendant, qui lui travaille pour autrui. En
travaillant pour soi, le propriétaire agit dans l’intérêt de son bien, et, dans la
perspective de sa transmission, au profit de la génération suivante. Il est donc à
la fois producteur de la richesse et garant de l’ordre social. C’est le citoyen-
propriétaire-chef de famille, assemblé avec ses égaux, qui est le seul capable
d’exercer son droit politique.
Le code civil et les différentes législations modernes qui s’en inspirent ont
donc pour objet de réguler la détention de la propriété et sa transmission.
L’ensemble de ces dispositions légales (droit civil sur les personnes et les biens,
droits politiques formulés par les chartes et constitutions) définissent une domi-
nation, la nation des domus, « propriété », qui comme son nom l’indique,
implique la domination des propriétaires sur ceux qui travaillent « pour autrui »
et assurent souvent l’essentiel de l’effort de la production et de la reproduction
des propriétés.
La propriété, le domus, la maison ou l’oikos, est ainsi le lieu où se définit
l’ensemble des relations entre les libres et les non-libres, et en particulier le lieu
de l’organisation du travail pour autrui. Dans la majorité des Constitutions de ces
jeunes États, la qualité de citoyens n’est reconnue ni aux vagabonds, qui ne
peuvent être rattachés à un domus, ni aux domestiques. C’est évidemment le cas
pour les esclaves et les domestiques noirs libres dans les colonies antillaises, où
de toute façon le droit civil ne s’applique pas. Quant aux femmes, elles sont
partout limitées à leur fonction reproductrice, elle aussi rapportée à une loi
naturelle, tandis que les règles du mariage assurent le contrôle de la filiation et
de la transmission de la propriété par le nom du père 25.
Ainsi, cette acception restreinte de la nation, qui va dominer l’Europe et les
Amériques pendant plus d’un siècle, définit le monopole de la parenté pour les
uns, la restriction de la liberté pour les autres, propriété et travail pour soi pour
les uns, dépendance et travail pour autrui pour les autres. Profondément
inégalitaire, la nation des propriétaires n’est pas pour autant un retour à l’Ancien
Régime mais plutôt une renégociation de l’égalité révolutionnaire à l’aune de
l’expérience coloniale. Là-bas, le recours à une idée de nature qui déterminerait
des genres, des fonctions économiques et productives, reproductives, s’est forgé
lorsque les propriétaires blancs ont voulu à tout prix se désaffilier de leurs
enfants, ascendants et collatéraux nègres. Mais, en outre, la nation des
propriétaires ne revient pas non plus tout à fait, comme le voudraient les
réactionnaires de la Restauration française, à un ordre esclavagiste : en associant
travail pour soi et liberté, elle formule une aspiration démocratique nouvelle et
les conditions d’un développement économique en dehors de l’esclavage.
CHAPITRE 9

De l’esclavage à la race (1830-1850)

Faire évoluer le régime des plantations, mettre en œuvre des projets


productifs qui ne soient pas dépendants de la traite implique de remplacer les
esclaves. Il faudrait pouvoir en finir avec cette forme de travail exclusivement
réalisé pour autrui et au profit d’une société autre que celle d’où vient l’esclave
et dans laquelle il n’existe pas comme être social. Les colonialistes des
années 1830 et 1840 perçoivent tout à fait cette distinction entre « travail pour
soi », qu’ils appellent « travail libre » et qui au minimum permet aux générations
de travailleurs de se reproduire, et « travail pour autrui », qui est entièrement
dédié à la société esclavagiste. Ils mesurent également le coût de la contrainte et
de la violence dans la production. Tous sont conscients, les vieux planteurs
comme les libéraux, qu’après l’« expérience nègre » il est difficile, impossible,
d’engager planteurs et affranchis dans une société commune. D’une manière ou
d’une autre, il faudra donc se défaire des nègres, soit en les remplaçant, soit en
les transformant, pour qu’ils cèdent la place aux libres. Toujours en se référant à
la nature, des entrepreneurs coloniaux préfèrent projeter une société nouvelle,
faite de pionniers, de colons propriétaires qui auraient à cœur de participer, pour
eux-mêmes et leurs enfants, au développement des nouvelles conquêtes.
Ainsi, ces nouvelles conquêtes – l’Algérie, Le Cap, l’Ouest américain – sont
tout de suite conçues comme des colonies de peuplement. Elles pourraient
constituer une solution au surpeuplement des campagnes, et pourquoi pas aux
mouvements sociaux qui pointent dans les villes industrielles. En 1833, Victor
Schoelcher, qui est au début de sa croisade pour l’abolition immédiate de
l’esclavage obtenue en 1848, propose aussi d’envoyer les Européens les plus
pauvres aux colonies, dont « les redoutables bras n’attendent que du travail pour
cesser d’être menaçants ». Les vertus du « paysan blanc » séduisent aussi
l’empereur du Brésil, pays récemment indépendant du Portugal. Il ouvre en 1826
un modeste programme d’immigration en provenance de villages allemands et
suisses, qui pourrait selon lui améliorer la production vivrière dans le pays.
Comme au temps de la colonisation de la côte ouest africaine par la
Couronne du Portugal, ce sont des Européens de toutes sortes qui forment les
candidats à l’émigration : des Corses ou des Espagnols pour la colonie anglaise
du Cap ; des Polonais, des Allemands, des Portugais des Açores ou de Madère
pour l’Algérie ; des Irlandais et des Allemands dans l’Ouest américain. Avec les
mêmes procédés que pendant la Reconquista, les nations européennes envoient
des colons qui, en recevant des terres à défricher, pourraient, par leur « travail
pour soi », participer à l’économie nationale. Ces colons, qui se situent
socialement au-dessus de ceux qui n’ont que leurs enfants, les prolétaires, et bien
au-dessus des esclaves hors de toute parenté, acquièrent une semi-citoyenneté à
travers la propriété, condition de la civilité, de la liberté et de l’égalité politique
dans ces régimes.

Sortir de l’esclavage (1830-1840)


Depuis Paris ou Londres, on a désormais la certitude que le « travail pour
soi » pourrait sauver les colonies. Mais il n’est pas si simple de transformer les
relations sociales et productives des colonies complètement corrompues par
l’esclavage. Le décalage est visible entre les théories des salons parisiens et les
pratiques dans les habitations antillaises. Du côté des planteurs, la situation est
tout à fait préoccupante : endettés, désabusés, ils semblent se livrer à une
recrudescence de crimes sur leurs esclaves, ce qu’atteste le nombre des plaintes
enregistrées dans les tribunaux coloniaux pendant la décennie qui précède
l’abolition. Début 1848, sont dénoncés des

traitements et blessures inhumains sur des adultes et des enfants, coups


et blessures ayant occasionné la mort, homicide par imprudence,
mutilations infligées à des Noirs des ateliers, détentions aux fers d’un
esclave pendant deux mois avec coups de rigoise à intervalles trop
rapprochés, coups de bâtons, brûlures à l’aide d’un couteau échauffé au
feu, introduction et écrasement d’un piment dans les parties sexuelles,
séquestration et détentions aux fers pendant onze jours d’un esclave, qui
a reçu des coups de pied et de poings, nombreux mauvais traitements
ayant entraîné des fausses couches, châtiments infligés illégalement à
des esclaves qui étaient venus se plaindre de leurs maîtres au Procureur
du roi 1.

Depuis dix ans, les révoltes d’esclaves se multiplient en Jamaïque, à


Trinidad, en Martinique, à Puerto Rico, à Cuba et en Guadeloupe. La terreur
exercée par les planteurs antillais sur leurs esclaves s’aggrave avec la
perspective de l’abolition. Et, tant que la traite permet de réalimenter la réserve
de main-d’œuvre, les planteurs ont la paranoïa facile. On relève
600 condamnations à mort prononcées à la Martinique entre 1822 et 1827 sur
des soupçons d’empoisonnement 2. Au début des années 1830, des insurrections
massives (plus de 20 000 insurgés en Jamaïque) font craindre de nouveaux saint-
domingues et accélèrent l’abolition de l’esclavage en Grande-Bretagne,
finalement votée en 1833.
En France, le débat sur l’abolition continue d’être bloqué par le lobby des
planteurs. Leur argumentaire tourne autour de l’idée que, si l’esclavage est
dégradant, il n’en est pas moins la seule manière d’imposer le travail aux nègres.
Doit-on remplacer les esclaves par des « Blancs » ? Plusieurs, comme Louis
Blanc dans un texte de 1840, jugent l’état des relations sociales aux colonies trop
corrompues par l’esclavage, le « préjugé » trop puissant chez les colons comme
chez les nègres, et proposent de remplacer la main-d’œuvre noire par une
population européenne blanche. Schoelcher le préconise en 1842 3. Il suppose de
toute façon que les Noirs disparaîtront faute de traite et que le corps malade des
colonies sera régénéré par l’afflux de sang des jeunes immigrés. En 1845, le
gouvernement français offre même une subvention pour l’embauche d’ouvriers
européens, parmi d’autres lois censées assurer la transition vers l’abolition (lois
Mackau). Il faudrait d’ailleurs également remplacer les colons, comme le
propose le socialiste Jules Lechevallier dans un projet de recolonisation de la
Guyane en 1844. La croissance démographique européenne et la misère des
faubourgs de Lyon ou Strasbourg complètent les arguments : « il est bon d’être
l’ami de l’homme noir ou de l’homme jaune mais avant tout, il faut être l’ami de
sa propre peau. […] C’est la race européenne qui souffre le plus, c’est elle qui a
le plus besoin de travailler ; et c’est elle qui sait le mieux travailler 4. » En
Amérique latine, des planteurs se lancent aussi dans des projets expérimentaux
de colonisation blanche dans les années 1845 : à Veracruz au Mexique, au Brésil
chez le sénateur Vergueiro, qui inaugure un système de métayage pour la culture
du café.
Opposés à l’idée que le « travail pour soi » serait une question de couleur de
peau, d’autres considèrent au contraire que c’est la liberté qui fera travailler les
Noirs. Défenseur de l’abolition, Alexis de Tocqueville est le rapporteur en 1839
d’une commission parlementaire chargée d’en examiner les conditions. Il y
reprend l’idée que c’est en offrant à l’homme noir les mêmes conditions de vie
qu’à l’homme blanc, à savoir la religion, le mariage, le sens du devoir familial et
la propriété, qu’on l’amènera à se comporter selon le souhait des planteurs, à
travailler avec discipline et intensité. La plupart des Saint-Simoniens et des
libéraux défendent cette ligne politique : les Rodrigues, les frères Pereire ou
Gustave d’Eichtal, qui se retrouvent au sein de la Société d’ethnologie de Paris
fondée la même année par Frederick Edwards, fils d’un planteur jamaïcain et
premier « concepteur » de la race scientifique 5. C’est pourquoi certains, comme
Auguste Blanqui, prônent pour les Noirs l’adoption du salariat libre, meilleure
forme d’organisation pour l’industrie et le progrès économique. Sismondi,
critiquant l’expérience anglaise qui a suivi l’abolition, va plus loin et, en 1838,
développe le projet d’un système de métairies avec les nègres 6 :

Au contraire de l’Angleterre qui a transformé ses nègres en prolétaires,


la France devrait en faire des paysans français. […] C’est le contrat de
métayer qui a remplacé le plus heureusement en Europe l’ancien
esclavage.

Dans son esprit, le « travail pour soi » est suffisamment contraignant pour
garantir le maintien de la production sur les plantations :

Par la concession de la case et du jardin, le premier grand pas est fait ;


on les fixe à la campagne, […] on change le caractère du Nègre : on lui
donne le sentiment de sa dignité, et celui de la perpétuité. Il acquiert une
propriété foncière. […] La terre deviendra leur meilleure caisse
d’épargne.

Pour autant, cette condition de métayer ne donne pas accès à la citoyenneté :


les cultivateurs devraient être « paysans » mais pas « citoyens ». En fait, ce que
craignent les planteurs, c’est que « le Noir » revienne à l’état sauvage qu’ils
pensent être le sien, et s’extraie du lien social que la société industrielle lui
propose : « le Noir » pourrait n’avoir pas besoin de travailler parce qu’il n’aurait
pas de besoin tout court.
Schoelcher, qui a rejoint la Société ethnologique de Paris 7, revenant d’un
voyage au Sénégal en 1842 se veut rassurant sur ce point :

Les Nègres sont hommes ; si l’on pouvait en douter encore, leur vanité,
leur orgueil suffiraient à le prouver ; l’usage de la vie leur créera des
besoins artificiels comme à nous, et ces besoins augmenteront comme
chez nous avec les moyens de les satisfaire. L’éducation, la jouissance
de leurs droits, le mariage, le développement de leurs facultés ne
tarderont pas à leur en donner. La fréquentation des hommes civilisés les
initiera aux nécessités factices qui soutiennent l’industrie.

Si ce genre de raisonnement est audible parmi les sociétés savantes et


libérales, et parmi les industriels qui y voient de nouveaux débouchés, il l’est
beaucoup moins parmi les planteurs. Dans les sociétés coloniales immergées
dans l’« expérience nègre », on doute tout simplement de la capacité
physiologique des Noirs à être libres. Pour M. de Cools, délégué colonial de la
Martinique, qui est auditionné par la commission Tocqueville, les nègres ne
peuvent en l’état des choses construire de famille : ils sont lascifs, adultères et
volages, ils ne connaissent pas l’épargne et il faudrait progressivement les
habituer aux responsabilités familiales avant de les libérer 8.
La nature du nègre, c’est précisément ce que les planteurs veulent opposer à
toute tentative d’assimilation des affranchis à la société des parents. C’est
d’autant plus urgent qu’une brèche vient d’être ouverte en métropole par le droit
familial. Un avocat, Adolphe Gatine, s’est rendu célèbre pour avoir défendu
Virginie, une esclave de Guadeloupe affranchie par le testament de sa
propriétaire, qui réclame l’affranchissement et la garde de ses deux enfants.
S’appuyant sur une clause bien connue du Code noir qui veut que les enfants
suivent l’état de leur mère, Gatine prononce une plaidoirie spectaculaire.
Virginie se voit reconnaître ses droits sur ses enfants en 1841 et l’« arrêt
Virginie » fait jurisprudence. Reprenant le même type d’argument pour
l’affranchie Marie Platon, Gatine obtient l’année suivante l’affranchissent de son
compagnon et de ses petits-enfants. La qualité de parents des affranchis prévaut
désormais sur le droit de propriété des maîtres. Hautement symbolique
également, se tient la même année le procès des mutins de l’Amistad, bateau
négrier à destination de Cuba mais qui échoue dans les mers étasuniennes 9.
Certes, c’est avant tout la législation antitraite étasunienne qui l’emporte sur le
droit de propriété défendue par la compagnie de transport pour réclamer son
indemnisation à l’assurance. Mais le procès a fait sensation et montré au monde
colonial que les institutions qui maintiennent les esclaves à leur place deviennent
fragiles.

La science des races (1840-1850)


L’aptitude de la race nègre à la liberté est au cœur des discussions sur les
colonies, et c’est en voulant y répondre que le monde scientifique, mobilisé pour
le débat public sur la question coloniale, fait de la race une institution.
Aux États-Unis, on peut voir, à nouveau à travers le recensement national, la
manière dont le politique saisit la science sur la question des races. Depuis le
début du siècle, les nécessités liées au recensement ont conduit à développer les
travaux de démographie et de science sociale pour donner une consistance à la
catégorie raciale des Blacks, telle qu’elle était élaborée dans les premiers
recensements – c’est-à-dire de manière totalement pragmatique. En 1840, on
profite du questionnaire décennal pour étudier la population nationale, et on y
introduit des questions à des fins épidémiologiques, comme la cécité et
l’aliénation mentale. Toutes ces questions sont divisées entre Blancs et Noirs
avant d’être discriminées, la catégorie des Noirs regroupant à la fois les esclaves
et les libres. Or, le résultat du recensement de 1840 montre une étonnante
surreprésentation des « Noirs fous » dans les États du Nord, grosso modo ceux
qui interdisent l’esclavage. L’interprétation de ces chiffres par les esclavagistes
ne se fait pas attendre : la liberté rend les Noirs fous et on fait bien de ne pas les
exposer à ce danger. Pendant deux ans, cet argument sera utilisé dans les débats
sur l’esclavage, avant qu’un technicien du recensement ne relève une erreur
grossière dans la copie des données, qui avait fait basculer les Noirs libres sur la
ligne des fous 10…
En France, en Angleterre, et en Belgique, un milieu européen de savants
s’est constitué au croisement d’anciennes institutions, comme la Royal Society,
et de nouvelles sociétés savantes de médecine, de science et de lettres, qui
cherchent à dégager les éléments d’une science du vivant. L’un d’eux est
Frederick William Edwards. Il se situe, par ses réflexions et ses échanges
scientifiques, entre la zoologie, la médecine et l’ethnologie. Il fonde en 1839 à
Paris la première société savante dédiée à cette dernière discipline, la Société
ethnologique de Paris. Des savants, membres d’autres sociétés, mais aussi des
parlementaires, des banquiers, des industriels, dont de nombreux Saint-
Simoniens, se réunissent régulièrement autour des récits des expéditions
coloniales ou des rapports d’exploration sur l’Algérie, l’Égypte, l’Australie.
Introduisant différentes initiatives comme la phrénologie (étude des crânes) ou la
médecine légale, la Société ethnologique de Paris tente de faire la synthèse des
connaissances sur les races humaines. Saint-Simonien, proche des frères Pereire
et de leurs cousins Rodrigues, qu’il fait entrer comme membres, Gustave
d’Eicthal devient en 1842 un des principaux animateurs de la Société. Il avait
participé à la campagne d’Algérie et était lui-même fils d’un banquier juif et
converti au catholicisme. Il avait conscience du préjugé antisémite et considérait
que l’étude des races tendrait à pacifier les relations entre elles. Ainsi, la tâche de
l’ethnologie serait de « déterminer les caractéristiques et les aptitudes des
différentes races pour assigner à chacune un rôle spécifique » afin de préparer un
avenir où la fusion des races serait inéluctable. Il affirmait lui-même que
« l’anathème qui pèse sur le Juif ne peut s’effacer qu’avec celui qui pèse sur le
Noir 11 ». La lecture raciale des relations humaines sert tout autant des arguments
pour l’égalité que des justifications de relations de domination à venir, comme
chez Michel Chevalier, également membre de la Société, à qui l’on doit la notion
d’Amérique dite « latine » :

La prééminence des Anglo-Saxons sur les nations du groupe latin tend à


s’accroître. Nous, Français, nous sommes de toute la famille latine les
mieux placés, les seuls bien placés, pour nous assimiler ces progrès en
les modifiant conformément aux exigences de notre nature. Nous
sommes pleins d’énergie ; jamais notre intelligence ne fut plus ouverte ;
jamais nos cœurs n’ont plus demandé à battre pour de nobles
entreprises… La France forme la sommité du groupe latin ; elle en est la
protectrice… La France me semble appelée à exercer un bienveillant et
fécond patronage sur les peuples de l’Amérique du Sud, qui sont encore
hors d’état de se suffire à eux-mêmes 12.

Si la Société ethnologique s’est fixé comme mission de fonder la « science


des races », certains de ses membres considèrent que l’établissement de
l’existence des races et leur connaissance sont la condition de leur disparition,
comme le formule le banquier Olinde Rodrigues au moment de son adhésion :

La Science ethnologique vient en aide à l’affranchissement général de


l’humanité, qui sera délivrée un jour, grâce à tant d’efforts généreux, de
tous les préjugés aristocratiques, de sexe, de race et de fortune, qui
entravent encore l’association universelle du Genre humain 13.

Alors que d’autres, rares, mettent en doute la pertinence de la race comme


catégorie des sciences humaines, tel le médecin Pierquin de Gembloux qui
moque l’effet de mode autour du mot et conteste son bien-fondé 14, cette
catégorie devient la grille de lecture de toutes les questions soulevées par
l’évolution des relations humaines et des sociétés. Eichtal, en 1839, dans une
lettre à Ismayl Urbain, expose quant à lui sa théorie sur les relations à venir entre
race blanche et race nègre, considérant qu’elles sont complémentaires : « Le
Noir me paraît être la race femme, dans la famille humaine, comme la race
blanche est la race mâle. » Ainsi, tout en défendant l’abolition et la capacité
naturelle des nègres à la liberté, Eichtal et ses amis sont en train de forger le
discours racial, qui suppose non seulement une distinction fondamentale entre
nègre et Blanc mais installe le premier dans la domination du second.
Les discussions à propos de l’abolition de l’esclavage au sein de la Société
ethnologique de Paris se tiennent en parallèle à la Chambre. Il faut dire que les
sociétaires sont parfois aussi des parlementaires ou proches de ces derniers. Tout
au long des années 1840, l’abolition est l’arlésienne des débats parlementaires.
Ce sont les lobbys des planteurs qui empêchent encore la mise en œuvre d’une
mesure que tout le monde considère inévitable, et d’autant plus qu’il n’y a
officiellement plus d’esclaves dans les colonies britanniques depuis 1838. En
réalité, la résistance des planteurs tient surtout à la négociation qu’ils espèrent
engager sur le montant des indemnités que l’État leur versera pour la perte de
leurs « propriétés ». Le remboursement des esclaves constitue en effet une
aubaine unique pour surmonter leur endettement et continuer leur activité.
Malgré quelques avancées avec les lois Mackau en 1845, la monarchie de
Juillet ne passe pas le cap. L’année 1847, alors que la situation aux Antilles est
de plus en plus tendue et que l’opinion libérale des élites penche sans ambiguïté
vers des formes de travail libre, la Chambre reçoit plusieurs pétitions signées par
des dizaines de milliers de personnes pour l’abolition immédiate de l’esclavage.
Entre avril et juillet, ces pétitions déclenchent une discussion parlementaire,
tandis que, dans le même laps de temps, Eichtal lance à la Société ethnologique
une « question sur les caractères de la race blanche et de la race noire et sur les
conditions de leur association ». Elle est introduite par un certain Lisboa, agent
de la diplomatie française auprès de la monarchie portugaise, qui expose la
situation dans l’empire au Brésil : les races sont trois, la noire, la blanche et celle
des mulâtres. Chacune dotée de qualités propres (les mulâtres seraient doués
pour la musique par exemple), elles gagneraient d’après lui à fusionner pour
donner le meilleur de chacune. La « greffe » de la race blanche sur la noire serait
également envisageable, en transplantant suffisamment de Blancs dans les
colonies 15.
Eichtal, quant à lui, expose sa propre vision d’une complémentarité genrée
des races : « le Noir est avant tout un être aimant et un être de plaisir ». C’est
pourquoi la femme noire, féminine à double titre, serait « le type par excellence
de la race noire » 16. Tout comme dans le couple humain, c’est le Blanc qui a
l’initiative dont le Noir est dépourvu. C’est donc au « contact des Blancs » que
les Noirs peuvent intégrer la civilisation.
Quelques mois avant l’abolition immédiate et définitive de l’esclavage que
finit par arracher la révolution de 1848, le parallélisme des discussions sur les
relations entre la race noire et la race blanche à la Chambre et à la Société
ethnologique montre que l’élaboration de la race par le discours savant apparaît
comme une réponse à la question politique de l’abolition de l’esclavage et aux
nouvelles conditions de production dans la plantation. Cette opinion, admise
avant même d’être démontrée, par l’ensemble d’un milieu scientifique, politique
et intellectuel homogène, fait l’objet d’hypothèses variées et contradictoires au
sein de la société savante. Mais les débats parlementaires sur l’abolition et
l’urgence du contexte révolutionnaire vont s’emparer de la discussion
scientifique et l’orienter vers des objectifs coloniaux, de toute façon partagés par
les savants, les politiques et les milieux financiers. En effet, la « race noire »,
féminin destiné à être fécondé par la civilisation de la race blanche, traduit à elle
seule un immense chantier que les libéraux et industriels sont en train de mettre
en place, et qui conduira à l’expansion démentielle du projet colonial occidental
dans le dernier tiers du XIXe siècle.
Signe de ce retournement, pour alimenter leurs plantations de l’île de
Bourbon, les Français s’intéressent aux populations malgaches et développent
dans les années 1840 une traite locale, illégale mais officielle, avec Madagascar.
Pondichéry, autre comptoir français, récupère le marché en 1849 et commence à
exporter des « classes de gens de travail ou de domesticité ». Au même moment,
on peut observer à Santiago du Cap-Vert, le retournement de la traite vers l’est.
Depuis le XVIe siècle, ce port assurait la vente d’esclaves africains vers
l’Atlantique. Mais, après une décennie de crise, le flux de la traite s’inverse pour
la première fois : en 1848, ce sont des Capverdiens qui sont vendus sur la côte
pour travailler dans les plantations d’arachide qui commencent à couvrir le
littoral de l’Afrique de l’Ouest 17. En 1848 encore, la France libère ses esclaves.
Depuis plusieurs années, des navires sont chargés d’arrêter les vaisseaux
négriers qui partent vers Cuba et le Brésil. En 1849, le Pénélope délivre une
cargaison en partance pour le Brésil. Les esclaves fondent Libreville, destinée à
accueillir des affranchis, et qui devient le point d’entrée de la France en Afrique
de l’Ouest.
Ce renversement des flux n’est pas seulement géographique, il s’agit d’une
profonde mutation du projet colonial, telle qu’elle s’exprime dans la plume de
ses nouveaux acteurs : fils de Nantais né en 1812, Emmanuel Bertrand-Bocandé
a connu la Basse-Casamance en exil en 1837. Passionné par les insectes, il
constitue une collection de 40 000 spécimens qu’il offre au Muséum d’histoire
naturelle de sa ville natale en 1848. Retourné en 1849 en Casamance pour y faire
du commerce, il est finalement nommé résident du comptoir de Karabane par la
IIe République 18. Voici la situation qu’il décrit quelques années plus tard, dans
un chapitre sur « des ressources que présentent dans leur état actuel les
comptoirs français établis sur les bords de la Casamance ». Ayant passé en revue
les multiples espèces végétales dont « plusieurs industries en France sauraient
tirer parti », il conclut son étude de la région ainsi :

On ne saurait trop le répéter, les conditions du commerce dans la


Sénégambie méridionale ont complètement changé. L’abolition de la
traite des Noirs a modifié profondément l’industrie naissante dans ces
régions si peu connues. Où l’on venait chercher jadis des esclaves, on ne
trouve que des travailleurs libres, mais des travailleurs ignorants
auxquels il faut révéler pour ainsi dire certains besoins de la civilisation.
Au milieu de l’abondance un peu confuse dont ils sont environnés, il
importe avant tout de leur signaler ce que nous exigeons d’eux, de même
que l’observation peut leur indiquer l’existence de certains produits
qu’ils méconnaissent. […] La Sénégambie méridionale est en définitive
une terre vierge pour le commerce, où des produits négligés jusqu’à ce
jour n’attendent qu’une sage exploitation ; tout se résume pour la
Casamance dans ce peu de mots : profits considérables réservés à la
transaction intelligente, civilisation pour les peuples plongés encore dans
la barbarie 19.

De la « fiction nègre » à celle du Blanc


À l’issue de ce récit qui retrace l’instauration de la race dans les milieux de
pouvoir au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, nous pouvons constater la
manière dont celle-ci devient, sans jamais être justifiée théoriquement ni même
avoir fait l’objet d’une hypothèse, une proposition qui n’est pas questionnée
mais se trouve au cœur d’une mutation importante dans le monde colonial
européen. L’Europe est ainsi en train de se séparer de l’esclavage, non pas dans
son principe économique, mais en tant qu’institution. Cette chronologie, mais
aussi les lieux d’élaboration de l’idée de « race », les acteurs qui l’énoncent et la
mobilisent, laissent ainsi penser que celle-ci est une reformulation, en termes
scientifiques, de la rupture fondamentale en humanité qui était opérée par
l’esclavage, à savoir la production de non-parents. Comme l’esclavage, la race
désigne les libres et les non-libres, dans le but de capter le travail des derniers
pour l’usage des premiers. Comme l’esclavage, la race opère une violence
symbolique qui a sans cesse besoin de s’appuyer sur une violence physique, qui,
plus encore, justifie l’usage de la violence et ainsi répond aux besoins d’une
production fondée sur le travail forcé. Comme l’esclavage, la race tout à la fois
établit les distinctions pour instaurer la domination, et les bouscule à nouveau
par la violence qu’elle suscite. Plus encore que l’esclavage, car elle reste une
notion floue et largement inconsciente, la race génère sa propre violence et défait
constamment les rapports sociaux qu’elle est censée canaliser.
Car nous pouvons également remarquer que, si elle prend le relais de
l’esclavage, la race n’en est pas l’équivalent : produite dans un contexte
spécifique, celui de l’avènement des institutions démocratiques, elle ne peut
prendre que difficilement – dans des situations extrêmes seulement –, une forme
légale. Son rôle économique dans la société coloniale traditionnelle est similaire
à celui de l’esclavage. Mais, conçue dans un moment où les modèles productifs
évoluent et où la définition des libres est en pleine révolution, elle change aussi
la manière de désigner et d’assigner les non-libres. Ainsi, lorsque les élites, à
l’issue de la Révolution, reprennent la main sur la définition de ceux qui ont
droit à l’égalité, elles s’appuient sur la figure de la nation et de sa communauté
de congénères, les frères, qui concentrent à eux seuls les qualités de
parents/nationaux. Les frères de la nation se définissent dans la rivalité avec
d’autres groupes de frères, mais surtout dans la domination des non-frères, qui
sont mis au service de la production et de la reproduction de la société.
Rapidement, la possibilité légale que des nègres deviennent citoyens-
propriétaires amène les élites coloniales à leur subtiliser l’accès à la nation, en le
soumettant à une impossible identité imaginaire, pseudo-naturelle, enfouie dans
les temps immémoriaux de la conquête de l’Europe et dont l’origine reste
inaccessible à la science comme à l’histoire : la « blanchité ». D’une certaine
manière, Blancs et non-Blancs désignent désormais les libres et les non-libres.
Relevant du « naturel », à la limite du magique, la « blanchité » ne s’acquiert,
strictement, que par la filiation biologique, c’est pourquoi il est si important pour
les frères de la contrôler et, s’il le faut, de la confisquer totalement, en lui
substituant la filiation par le nom du père, mission accomplie par le code civil en
France, imitée partout ensuite. Cette subtilisation est la « fiction du Blanc ».
Cela dit, le contexte de l’expansion coloniale, le projet de nouvelles
conquêtes, celui de peuplement, de la mise en place d’une nouvelle organisation
productive et de domination commerciale, oblige par ailleurs ces mêmes élites à
repenser les formes du travail colonial, et à ne plus s’appuyer uniquement sur le
travail esclave et la distinction entre libres et non-libres. Là où le travail de
plantation évolue peu, la race ainsi que divers lois et décrets appliqués par la
police de l’État colonial pourront assurer des fonctions de contraintes et de
violences que l’esclavage ne permet plus. Mais la crise de la fin du XVIIIe siècle a
aussi montré les limites de ce système, en particulier de la traite. Il faut donc, et
c’est toute la problématique des nouveaux investissements coloniaux, remplacer
en partie le travail esclave par un « travail pour soi », tout en maintenant la
possibilité de la contrainte et la distinction fondamentale entre libres et non-
libres, entre travailleurs et propriétaires, entre parents et non-parents.
Pour faire travailler les non-libres « pour soi », c’est-à-dire dans une
servitude volontaire qui fasse l’économie de la violence du contremaître, et
surtout qui fasse l’économie de la traite car ces non-libres devront se reproduire
tout seuls, il faut avoir recours à une pseudo-parentalité, pseudo-propriété et
pseudo-liberté, c’est-à-dire feindre de leur donner ce qu’on leur refuse. C’est la
race qui va permettre de tracer ces frontières non dites, mouvantes, entre colons,
prolétaires, et non-libres. Enfin, la race a un rôle dans la dynamique d’expansion
coloniale, celui d’éloigner de façon permanente le nègre du Blanc. Au fur et à
mesure que progresse le colonialisme européen, la perspective pour le nègre
d’intégrer la parentalité, la citoyenneté nationale s’éloigne toujours plus. Il faut
en effet, à nouveau, justifier la violence nécessaire à l’organisation du travail
mondial et la répartition des ressources à l’échelle du globe, et la race va devenir
l’instrument essentiel de ce gouvernement.
CHAPITRE 10

Nouvelles conquêtes (1850-1885)

Les deux variétés inférieures de notre espèce, la race noire, la race jaune,
sont le fond grossier, le coton et la laine, que les familles secondaires de la
race blanche assouplissent en y mêlant leur soie tandis que le groupe arien,
faisant circuler ses filets plus minces à travers les générations ennoblies,
applique à leur surface, en éblouissant chef-d’œuvre, ses arabesques
d’argent et d’or.
Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, Paris, 1853

Lorsque Arthur de Gobineau, homme de salon parisien, publie en 1853 un


essai pittoresque sur « l’inégalité des races humaines », il agite une notion qui
est en train de devenir une institution. Depuis la fin du XVIIIe siècle, mais plus
encore à partir des années 1830, quand il devient d’usage courant dans les
milieux scientifiques et littéraires, le mot « race » évoque ou désigne une réalité
floue, multiple, qui n’est jamais mise à l’épreuve d’une définition. Il peut se
confondre avec le terme de « nation », de « peuple », ou encore évoquer une
classification du vivant, une tentative de mise en ordre des groupes humains.
Loin d’être un concept, la « race » est alors une sorte de mot-valise, porteur de
non-dits et de fantasmes que l’on ne cherche pas à expliciter, puisque c’est la
fonction même de ces termes fourre-tout que de masquer un réel difficile à
justifier. En effet, c’est sur l’« expérience nègre », fondatrice de la figure du
Blanc, que vient se poser le mot « race », non seulement pour expliquer les
situations insoutenables produites par l’économie atlantique, mais aussi, peu à
peu, pour justifier de nouveaux projets coloniaux.
Grâce au soutien du discours savant, les vieilles élites esclavagistes et les
nouvelles élites libérales et industrielles s’accordent, malgré leurs oppositions
idéologiques, sur une convention, au sens économique du terme : comme la
monnaie ou l’État, la race va faire partie des réalités établies qui permettent
d’organiser la vie économique. Elle distingue, comme le fit l’esclavage, les
libres des non-libres, tout en introduisant des nuances qui correspondent à de
nouvelles organisations du travail, plus complexes que la plantation classique.
Principe de pouvoir et de violence, elle est un instrument au service de tous
les milieux puissants. Elle n’est pas d’ailleurs réservée aux Blancs européens,
puisque les Japonais (que les Anglais reconnaissent comme des « Blancs » dans
un traité en 1899 1) ont pu l’emprunter lors de la formation de leur empire à la
même époque. Bien qu’elle ne soit pas nécessaire mais contingente au
capitalisme (n’importe quelle forme de distinction aurait pu émerger pour
dissocier le travail de la propriété du capital), elle va organiser le travail à
l’échelle mondiale en permettant de nouvelles traites, de nouvelles migrations,
en instaurant de nouvelles règles de peuplement. Et, de la même manière que la
rencontre de l’esclavage avec le capitalisme a entraîné une surenchère de
violence, la violence générée par la race, exponentielle et autodestructrice, ne
pourra conduire qu’à une crise.

Réorganisations du travail colonial sans


l’esclavage (1850-1875)
La fin de l’esclavage, au moins dans les colonies ou anciennes colonies
françaises, anglaises et hispaniques, oblige à changer le modèle productif de la
plantation américaine. De même, l’arrêt de la traite, progressif à partir de 1815 et
définitif après 1850, implique de changer le modèle politique atlantique fondé
sur l’esclavage. En effet, la production coloniale doit remplacer les nègres par
des prolétaires, qui assurent la reproduction de la main-d’œuvre sur place. De
simple corps-machine considéré le temps de sa productivité, l’ouvrier devient
ainsi père de famille, le travail de ses enfants, femme et dépendants devant
compléter le sien, tandis qu’il assure par son autorité la contrainte du travail de
tous, un travail « pour soi ». Ce nouveau système, qui implique un changement
majeur dans les relations sociales, pourrait être instauré par les gouvernements
grâce à deux leviers : le mariage et le désir de consommation. Conduire le nègre
à cette révolution morale et culturelle constitue la nouvelle politique coloniale,
formulée déjà dans les assemblées de la Société ethnologique ou du Parlement à
Paris sous le terme de « civilisation ».

DIFFICILE TRANSFORMATION DES RELATIONS SOCIALES


AUX AMÉRIQUES

Fruit de la révolution de février 1848, l’abolition de l’esclavage dans les


colonies françaises est enfin appliquée en mai 1848, alors que le mouvement de
révoltes des esclaves en Martinique l’a déjà imposée de fait. Le climat
d’effervescence de l’ensemble des colonies a accéléré la décision de Paris. Les
abolitionnistes sont bien présents dans le gouvernement provisoire de 1848.
Victor Schoelcher, principal animateur du mouvement en France, est le nouveau
sous-secrétaire d’État aux Colonies. Il nomme Gatine, l’avocat de Virginie,
commissaire général à la Guadeloupe, à qui il revient d’appliquer sur place le
décret d’abolition. Le discours prononcé par Gatine à cette occasion en dit long
sur les dilemmes de la politique coloniale française. Il vante le travail et la
propriété, invite les nouveaux citoyens à se montrer dignes, par leur travail, de la
générosité que la France vient de démontrer envers eux, et à respecter la
propriété des planteurs 2. Les « éléments de langage » qui parcourent les discours
des gouverneurs coloniaux se retrouvent dans celui de Rostoland à la
Martinique, qui déclare à Saint-Pierre le 23 mai 1848 :
Citoyens de la Martinique, la grande mesure de l’émancipation que je
viens de décréter a détruit les distinctions qui ont existé jusqu’à ce jour
entre les diverses parties de la population ; il n’y a plus parmi nous de
libres ni d’esclaves, la Martinique ne porte plus aujourd’hui que des
citoyens. J’accorde amnistie pleine et entière pour tous les délits
politiques consommés dans la période de mouvement que nous avons
traversée. Je recommande à chacun l’oubli du passé ; je confie le
maintien de l’ordre, le respect de la propriété, la réorganisation si
nécessaire du travail à tous les bons citoyens ; les perturbateurs, s’il en
existait, seraient désormais réputés ennemis de la République et comme
tels traités avec toute la rigueur des lois 3.

Négociées âprement par le lobby antillais au moment de l’abolition, les


modalités du travail après l’esclavage sont fondées sur le principe d’une
« association » libre entre l’affranchi et le planteur, l’un apportant son travail et
l’autre sa propriété, et chacun retirant les bénéfices de la production en
proportion. Il faut décompter du côté du travailleur le prix de la location de sa
case, qui appartient toujours au planteur, si bien qu’en général les conditions de
l’association sont peu différentes de celles de l’esclavage, à ceci près que le
travailleur a le droit de ne pas travailler. La crainte principale des planteurs et du
gouvernement, d’ailleurs tout à fait justifiée, est que les affranchis cessent le
travail sur les plantations et provoquent le désordre si ce n’est l’arrêt de la
production. Tous ont conscience que le marché du travail n’est pas du tout en
faveur des planteurs, qui ne peuvent faire appel rapidement à une main-d’œuvre
de rechange, et les affranchis comptent bien profiter de cette situation. C’est
pourquoi l’abolition a été préparée en amont du côté des planteurs et du
gouvernement par une campagne de sensibilisation. Thomas Husson,
représentant de la France à la Guadeloupe, exhorte ainsi les esclaves quelques
semaines avant l’abolition :
Les esclaves désormais se marieront pour avoir un vieux père, une mère,
une femme et des enfants, des frères et des sœurs, parce qu’ainsi tout le
monde sera obligé de travailler quand tout le monde sera libre. Quand
vous voudrez manifester votre joie, criez : VIVE LE TRAVAIL ! VIVE
LE MARIAGE 4 !

Mais il ne suffira pas d’exhorter et de vanter les mérites du mariage pour


entraîner le respect de la propriété des planteurs et l’obligation du travail. Les
affranchis n’ont en effet qu’une idée en tête : leur autonomie. Et celle-ci passe
par la liberté de ne pas travailler, de travailler autre part, ou alors pour soi
seulement, sur des parcelles défrichées en forêt ou dans les montagnes. C’est
pourquoi, dès 1850, des mesures de contraintes sont associées à l’abolition, et
renforcées avec le Second Empire : les lois sur l’association déjà mises en place
sont complétées par l’obligation de travailler, une obligation contrôlée par le
« livret » de travail que chaque individu (dans les faits, seuls les Noirs) devra
présenter aux forces de l’ordre pour justifier quotidiennement de son embauche,
sous peine d’être poursuivi pour vagabondage. Sous des formes différentes, le
principe du travail forcé est reconduit, mais cette fois sous la responsabilité de la
police de l’État, chargée de la rétention des vagabonds et de leur mise à
disposition au bénéfice des planteurs. Comme les planteurs anglais dix ans
auparavant, ces derniers ont été indemnisés en 1849 pour la perte de leur
« propriété ». Enfin, l’importation de « travailleurs libres » venus d’Afrique se
met en place, malgré les protestations de la Grande-Bretagne toujours en
campagne contre la traite. Les convois de l’armateur Rémi amènent du Congo
des centaines de travailleurs « libres » aux Antilles dans les années 1850. On fait
venir aussi des travailleurs cafres et malgaches vers la Réunion à partir de 1851,
car les Africains sont réputés plus robustes et dociles que les Indiens, même s’ils
« ne sont bons qu’aux travaux des champs 5 ». Ces traites déguisées sont
également pratiquées par les Anglais qui disent « racheter » la liberté d’esclaves
africains pour les faire engager dans leurs colonies. En 1856, les planteurs
français obtiennent de Napoléon III une loi qui autorise le « rachat préalable »
des esclaves pour le recrutement d’engagés. De nouvelles régions dominées,
quand la démographie le permet, fournissent des travailleurs « libres » aux
plantations : l’Inde britannique, depuis Pondichéry pour les Français, et la Chine.
Les premiers convois d’Inde, d’où vient le terme de coolie 6, et de Chine arrivent
dans les années 1850 aux Antilles, à Maurice et à la Réunion. Mais les autorités
chinoises protestent rapidement : la commission chinoise qui accorde ces
embauches refuse en 1873 de livrer plus de travailleurs aux Amériques (Cuba,
Brésil, Guyane française entre autres) au motif que les ressortissants chinois sont
traités « comme des esclaves » 7.
De fait, puisque les formes du travail sur la plantation restent les mêmes, il
est bien compliqué de transformer les relations sociales propres au système
atlantique. Dans les sociétés américaines qui en finissent avec la traite africaine,
en particulier après 1850 pour le Brésil et Cuba, il faut se résoudre à vivre avec
les nègres, et à envisager leur intégration à la société nationale. Or, qui peut
« oublier le passé » ? L’expérience de la violence est si profonde, elle a tellement
orienté les comportements des esclaves comme des maîtres, que, parmi ces
derniers, la seule possibilité d’en finir avec l’« esprit de l’esclavage » est la
disparition des esclaves, c’est-à-dire la disparition physique des Noirs. C’est
d’ailleurs ce que prédit le nouveau directeur du recensement étasunien,
J. Kennedy, qui met en œuvre le recensement de 1860, peu de temps avant la
guerre de Sécession. Peut-être d’ailleurs en vue d’apaiser le débat sur
l’esclavage, il promet en 1864 que le métissage conduira à une dégénération des
races et la chute de la fécondité des métis, hybrides, tandis que la mauvaise
condition des Noirs entraînera leur disparition progressive 8. D’autres, dans les
régions de plantations, ne croient pas à une dégénérescence naturelle et
s’organisent. Fondé en 1865, le Ku Klux Klan est particulièrement actif et
revendique des formes d’action violente. En 1870 est voté le quinzième
amendement de la Constitution qui affirme le droit de vote de tous les citoyens
sans distinction de « race, couleur ou condition antérieure de servitude ». Après
sa condamnation pour acte terroriste, le Ku Klux Klan est provisoirement interdit
en 1871. Mais les États esclavagistes, surnommés « Dixieland », font voter des
lois raciales restrictives, dites lois Jim Crow, qui, par exemple, instaurent la
ségrégation dans les écoles publiques ou interdisent les mariages entre Blancs et
personnes de couleur.
Les élites créoles latino-américaines font le même pari d’une disparition
rapide des Noirs, résidus malfaisants de l’esclavage et causes de l’arriération de
la nation. Dans des pays comme le Brésil ou la Colombie, où la traite africaine a
été particulièrement importante et les Noirs très nombreux, il n’est pas pensable
de miser sur leur disparition « naturelle ». On pense qu’il faut procéder à un
« blanchiment » de la population nationale par l’immigration massive de Blancs
et compter sur le métissage systématique pour atténuer la teinte noire de la
population. Dès 1861, José Maria Samper en Colombie 9 prédit que la race noire
va disparaître, absorbée par la « fusion des races » où la race blanche domine en
tout. On retrouve cette même croyance au Brésil et à Cuba.
D’ailleurs, le contexte démographique européen sert ce projet : une forte
croissance se poursuit en Europe, provoquant non seulement l’exode rural vers
les centres urbains et industriels mais aussi de grandes poussées migratoires qui
profitent aux dominions anglais par exemple (Canada, Nouvelle-Zélande). Au
milieu du XIXe siècle, la découverte de gisements en Australie provoque une ruée
vers l’or, tandis que la famine en Irlande et la forte croissance de la population
allemande ou polonaise alimentent des flux vers les États-Unis. À partir de 1864,
la croissance portugaise fournit également des candidats à la migration vers le
Brésil ou l’Afrique.
En Algérie, la France espère ainsi former une terre de colons, et non pas
d’esclaves. En 1848, le nouveau régime a créé un ministère de l’Algérie, qui
prévoit l’envoi de Parisiens des quartiers populaires pour y développer la
colonisation agricole. La concurrence entre l’exploitation par les colons, c’est-à-
dire en petites propriétés et par le « travail pour soi », et par les affranchis,
ouvriers agricoles engagés dans les plantations, se traduit dans la législation
civile en 1865 : la France distingue les « citoyens qu’elle a envoyés en Algérie »,
tandis qu’elle reconnaît la « nationalité » française des affranchis, qui
« appartiennent » à la nation, mais pas leur civilité. Ils sont donc dépourvus des
droits civils qui marquent symboliquement la participation à la parenté 10. Nous
verrons que ce sont dans les régions où existe un double projet de peuplement
colonial et de maintien de la plantation classique, où se côtoient citoyens et
esclaves, parents et non-parents, que la notion de « race » sera la plus virulente
(Algérie, États-Unis, Afrique du Sud, Brésil par exemple). En Algérie, la
répression d’une grande insurrection en 1871 fait ainsi dire au journaliste
Charles Féraud : « L’effet moral produit par ces sévères leçons, qu’il était grand
temps de donner à ces populations turbulentes et incorrigibles, a été
immense 11 », et propose une politique active de peuplement et d’accaparement
des terres pour faire revenir « le calme » :

Il est important que le calme se fasse et que la confiance renaisse, afin


que l’élément européen vienne le plus rapidement possible faire
équilibre à l’élément indigène perturbateur. Le séquestre de vastes
étendues de terrain permet d’espérer que ce résultat, si désirable pour la
prospérité du pays, sera atteint dans un avenir très rapproché.
L’Européen trouvera dans la région que nous parcourons des vallées
fécondes […] Ajoutons à cela un climat sain et tempéré, et, pour le
charme des yeux, des sites ravissants et d’une variété infinie 12.

En Nouvelle-Calédonie, autre colonie de peuplement où sont d’ailleurs


déportés les Algériens insurgés qui n’ont pas été massacrés, les révoltes
indigènes suscitent des pulsions de destruction pure et simple. Un fonctionnaire
de l’administration coloniale s’inquiète ainsi dans son journal : « 2 juillet 1878.
[…] L’exaspération des colons est portée au paroxysme ; ils ne réclament rien
moins que l’extermination en masse par tous les moyens de la race indigène 13. »

NOUVEAUX PROJETS PRODUCTIFS EN AFRIQUE

Pendant que les Amériques bataillent avec l’héritage insoluble de


l’esclavage, de nouvelles solutions productives voient le jour en Afrique.
Bertrand-Bocandé, le représentant français en Casamance, note dans la Revue
coloniale en 1856 que « les peuples de Basse-Casamance sont laborieux ». Ils se
déplacent vers les nouvelles plantations d’arachide qui ont envahi la côte
atlantique. Il ne s’agit donc que d’acheter leurs productions, installées par les
Européens, ainsi que de leur vendre les marchandises européennes. Sur le
modèle de l’empire britannique, les Européens libéraux envisagent avant tout
leur domination par la libre circulation et le libre commerce. D’ailleurs, Louis-
Napoléon Bonaparte qui cherche à rassurer après son coup d’État qui a mis fin à
la IIe République en 1851, définit ainsi son projet :

Certaines personnes disent : l’empire, c’est la guerre. Moi, je dis,


l’empire, c’est la paix. Des conquêtes, oui : les conquêtes de la
conciliation, de la religion et de la morale. Nous avons d’immenses
territoires incultes à défricher, des routes à ouvrir, des ports à creuser,
des rivières à rendre navigables, des canaux à terminer, notre réseau de
chemin de fer à compléter. Nous avons en face de Marseille un vaste
royaume à assimiler à la France. Nous avons tous nos grands ports de
l’Ouest à rapprocher du continent américain par la rapidité de ces
communications qui nous manquent encore 14…

Derrière cette obsession de la communication et des transports, il y a l’essor


du capitalisme industriel qui soutient de nombreux nouveaux régimes en Europe,
et dont la logique est la recherche de nouveaux investissements. Or, non
seulement on découvre de nouvelles ressources (ressources du sous-sol de
l’Afrique du Sud ou de l’Australie), mais les capitalistes investissent dans les
infrastructures commerciales. Des entreprises françaises construisent le canal de
Suez, payé par l’Égypte avec des capitaux anglais. Les Anglais contrôlent ainsi,
à partir de 1871, le gouvernement ottoman d’Égypte, sous prétexte de s’assurer
du remboursement de leur prêt.
Non seulement il faut pouvoir circuler à travers le monde et les différents
marchés, mais aussi, au passage, ouvrir de nouveaux débouchés. La seconde
guerre de l’opium entre 1856 et 1860 permet la pénétration de la France et de la
Grande-Bretagne dans les ports chinois. Bien qu’un ministère des Colonies soit
instauré en France à partir de 1858 sous la pression des Saint-Simoniens, la
rentabilité de la colonisation directe ne convainc pas forcément les milieux
économiques, qui voient plutôt les avantages à tirer du libre commerce. D’après
une commission parlementaire, les Anglais font trois fois moins d’affaires dans
la région du Congo avec leurs « colonies » (180 000 livres sterling par an)
qu’avec leurs partenaires commerciaux 15.
Sauf que les colonies peuvent aussi devenir des « marchés protégés », ou
encore des pièces logistiques pour circuler dans l’empire commercial : la
Grande-Bretagne a besoin de Madagascar et de Zanzibar, dans l’océan Indien,
pour accéder aux deux régions qui produisent leurs plus gros bénéfices, l’Inde et
la Chine. Dans cette plaque tournante de la traite orientale (5 millions de captifs
y transitent après 1850), les navires anglais interrompent leur croisade contre
l’esclavage. À Madagascar ou à Maurice, les plantations anglaises engagent un
tiers d’esclaves qu’ils ont « rachetés » dans la traite. La justification de cette
contradiction par les colons anglais sur place est éloquente : « Ils sont de toute
façon esclaves. Quand on les soigne, on compense leurs maîtres, quand on les
nourrit, on nourrit leurs maîtres, alors est-ce qu’on devrait ne pas les soigner, ne
pas les employer 16 ? »
Mais cela n’empêche aucunement les Britanniques de poursuivre leur
mission, par exemple à travers les expéditions de l’Écossais Livingstone, le
héros de la pénétration de l’Afrique. Depuis 1848, il « défriche » le centre de
l’Afrique pour ouvrir des chemins à la « civilisation ». En 1871, Livingstone
disparaît dans les « ténèbres » du Congo. Morgan Stanley, un Américain qui, lui
aussi, propose ses services d’explorateur aux nations européennes, découvre son
corps à Ujiji, sur les bords du lac Tanganyika. Pendant ce temps, un certain
Brazza, italien, fait de même pour le compte de la France. Jules Ferry lui confie
des expéditions entre 1875 et 1878, puis à nouveau en 1879, pendant que
Stanley, devenu britannique, marche pour le compte du roi de Belgique,
Léopold II. Cette concurrence européenne, qui installe les rapports de force en
Europe comme en Afrique, conduit les puissances nationales à chercher un
accord qui garantisse au mieux la poursuite des affaires.
LA SCIENCE DU BLANC

La métaphore de la pénétration de l’Afrique, et les fantasmes qu’elle suscite,


ne traduit pas seulement l’ambition économique ou politique des gouvernements
européens mais elle est aussi alimentée par la formation d’une science de
l’homme européenne, qui organise mentalement la domination des Blancs et le
projet idéologique de la nation. Des explorations qui permettent de nouveaux
savoirs aux cabinets ministériels qui projettent les futurs investissements, la mise
en forme du projet colonial revient également aux milieux intellectuels, dont les
sociétés, revues, cercles, sont en train de se structurer.
De façon symptomatique, la vision de l’Afrique et de l’économie coloniale a
évolué à partir de 1870 et de la formation de nouvelles nations (Reich allemand
et Italie), à la fois concurrentes et alliées. Dans l’imaginaire national européen, le
couple juif/grec élaboré dans le contexte de l’abolition s’est élargi à celui du
Sémite et de l’Aryen 17. Le mythe de l’origine européenne aryenne, dont le Grec
serait un descendant, sert non seulement la figure de la nation, une nation
naturelle et culturelle pure, mais organise également la concurrence entre elles,
et pourquoi pas leur hiérarchie. Dans cet esprit, Joseph Alexander von Herfelt,
dans un livre sur la question de la Bosnie, déclare que « les Autrichiens doivent
ici continuer l’œuvre des Romains 18 ». L’obsession de la circulation à travers
l’Afrique se conjugue à partir de cette date à celle de l’existence de la nation, la
définition de ses frontières, intra et extra-européenne, et celle de son territoire
vital. Bismarck parle ainsi de l’Allemagne comme d’une puissance saturée
(saturierte Macht) au cœur de l’Europe 19, qui devra imposer son existence à ses
puissants voisins et, éventuellement en Afrique, où l’Allemagne aura elle aussi
besoin de « débouchés naturels ».
La naturalisation des rapports entre les peuples, les nations, les races
constitue un argument bien répandu dans le monde intellectuel, comme on le
retrouve chez Ernest Renan en 1871 dans sa Réforme intellectuelle et morale :

Une nation qui ne colonise pas est irrévocablement vouée au socialisme,


à la guerre du riche au pauvre. La conquête d’un pays de race inférieure,
par une race supérieure, qui s’y établit pour le gouverner, n’a rien de
choquant… Autant les conquêtes entre races égales doivent être
blâmées, autant la régénération des races inférieures par les races
supérieures est dans l’ordre providentiel de l’humanité. L’homme du
peuple est presque toujours chez nous un noble déclassé ; sa lourde main
est mieux faite pour manier l’épée que l’outil servile… Versez cette
dévorante activité sur des pays qui, comme la Chine, appellent la
conquête étrangère… chacun sera dans son rôle. La nature a fait une race
d’ouvriers ; c’est la race chinoise, d’une dextérité de main merveilleuse
sans presque aucun sentiment de l’honneur… gouvernez-la avec
justice… elle sera satisfaite ; – une race de travailleurs de la terre, c’est
le nègre, soyez bon pour lui et humain et tout sera dans l’ordre ; – une
race de maîtres et de soldats, c’est la race européenne 20.

Cette démarche, qui est tout simplement un effort d’objectivation de la


domination européenne, fait partie des ambitions que se fixent les milieux
savants : la Société anthropologique de Paris, avec son École, reprend à partir de
1858 le flambeau de l’ancienne Société ethnologique. Fondée par Paul Broca,
elle réunit au cours des années 1860 et 1870 l’ensemble des sciences et des
savoirs permis par les nouvelles explorations mais aussi nécessités par la gestion
des populations : Armand de Quatrefages, ethnographe et voyageur, Louis
Bertillon, statisticien et démographe, et Gustave Le Bon, en 1879. Ce dernier,
après une dizaine d’années de voyage à travers l’Asie et l’Afrique, publie un
traité de phrénologie, propose des « lois de variation du volume du cerveau et
sur leur relation avec l’intelligence », où il compare les mesures de crânes
d’hommes chinois, néo-calédoniens et européens.
Dans ces discussions, qui impliquent des hommes de gauche, des libéraux,
des radicaux, et tout ce qui fonde, à partir de 1871, le socle intellectuel de la
IIIe République 21, il ne s’agit pas tant de démontrer la supériorité de la race
blanche que de justifier l’intervention des Blancs sur la civilisation des autres.
La question du rapport entre les races est une question prospective : après la
publication, en 1859, de L’Origine des espèces de Charles Darwin, l’idée
émerge, notamment chez Herbert Spencer, que les races sont des attributs
culturels qui pourraient suivre des règles d’adaptation semblables à toutes les
espèces et que la race blanche pourrait mettre en œuvre leur évolution. La
question de la perfectibilité des races nègres au sein des sociétés de plantation
continue de mobiliser à la fois la sphère scientifique et le monde politique. On
peut rappeler qu’en France, en 1875, la commission parlementaire chargée de
statuer sur « le régime de travail dans les colonies », soulevait le problème
d’instaurer un travail pour soi parmi les nègres et évoquait les limites du travail
« libre » :

N’est-il pas à craindre que les populations créoles, chez lesquelles


l’obligation morale de travail n’existe pas encore à un degré suffisant,
ne voient, dans l’abandon de tout moyen de contrainte, un
encouragement à la paresse 22 ?

En outre, d’une idée politique à un paradigme scientifique, le fantasme de la


nation et de son destin « naturel » imprègne peu à peu les théories libérales, qui,
après avoir défendu une vision du monde d’ouverture totale à la pénétration de
nouvelles entreprises, se réorientent vers l’idée que la colonisation peut protéger
de juteux marchés. En France, Paul Leroy-Beaulieu, économiste libéral, tente de
convaincre de la nécessité de soutenir l’économie par la colonisation 23. Dans un
ouvrage de 1874, réédité en 1882, De la colonisation chez les peuples modernes,
il expose sa « théorie des débouchés » :

La colonisation est la force expansive d’un peuple, c’est sa dilatation et


sa multiplication à travers les espaces ; c’est la soumission de l’univers,
ou d’une vaste partie, à sa langue, à ses mœurs, à ses idées et à ses lois.
Un peuple qui colonise, c’est un peuple qui jette les assises de sa
grandeur dans l’avenir.
Il n’est pas difficile d’entendre les échos inconscients de cette pulsion
colonisatrice, image simulant la reproduction naturelle pour ne pas dire l’acte
sexuel masculin. C’est d’ailleurs ainsi que l’on peut lire la vision de l’Afrique du
même auteur en 1879 :

Le continent africain s’offre à l’Europe, […] comme une terre encore


vierge, cependant habitée, et recelant dans son sein des ressources qui
n’attendent que l’art européen, la justice et l’administration européennes
pour rivaliser avec celle des contrées les plus riches 24.

Dans la concurrence entre les nations et pour l’intérêt des investissements, il


apparaît rapidement cependant que le désir européen d’Afrique doit être régulé
et faire l’objet d’un arbitrage entre les principaux intéressés. Ainsi, en
février 1883, Bismarck invite le gouvernement français dirigé par Jules Ferry à
mettre de côté les rancœurs du dernier conflit franco-prussien pour participer à
une conférence diplomatique à Berlin. La raison avancée est qu’« aucun pays
civilisé n’a encore pris possession de l’Afrique 25 ».

La conférence de Berlin (1885)


Vu depuis notre époque, il peut sembler incongru que quelques puissances
éloignées se soient réunies pour décider du « partage de l’Afrique » avant même
de l’avoir occupée. Si on a parfois exagéré cette vision, les deux conférences de
Berlin, l’une en 1878 portant sur la circulation sur le fleuve Danube, l’autre en
1885 sur la circulation du fleuve Congo, contribuent sans aucun doute à mettre
en place les conventions qui vont lancer une grande phase d’expansion du
capitalisme européen et américain.
La trame idéologique qui préside à ces conférences se noue au long des
années 1870. Elle est particulièrement explicite dans le discours d’inauguration
du roi des Belges Léopold II pour ouvrir la conférence géographique qu’il
organise à Bruxelles en 1876. Il prétend ainsi enclencher un « vaste mouvement
visant à ouvrir à la civilisation la seule partie de notre globe où elle n’ait point
encore pénétré, percer les ténèbres qui enveloppent des populations entières […].
C’est, si j’ose dire, une croisade digne de ce siècle de progrès 26. »
Ce sont les sociétés savantes, en particulier les Sociétés de géographie, qui
sont chargées d’instruire les dossiers de cette nouvelle croisade, et notamment
les arbitrages entre les entreprises européennes. La Société géographique de
Lisbonne est fondée en 1875 pour cartographier la présence portugaise dans la
région du Congo. La Société anthropologique de Bruxelles voit le jour en 1882
en préparation de l’occupation du Congo. À l’issue de la conférence de
Bruxelles, Léopold II crée l’Association internationale africaine (AIA), dont
l’objectif est :

d’explorer scientifiquement les parties inconnues de l’Afrique, faciliter


l’ouverture des voies qui fassent pénétrer la civilisation dans l’intérieur
du continent africain, et rechercher des moyens pour la suppression de la
traite des nègres en Afrique 27.

Dans ces deux « conférences » de Berlin, sommets diplomatiques qui vont


organiser les empires européens à la fois en Europe et en Afrique, une même
logique prévaut. Celle-ci se fonde sur quatre grands principes.
Il est d’abord nécessaire de réorganiser les relations européennes après la
naissance de nouvelles nations et la reconfiguration de l’Empire austro-hongrois.
La conférence de Berlin, qui doit régler la circulation sur le Danube en 1878, est
surtout une mise en ordre de la région des Balkans. Le destin des peuples slaves,
voués à s’émanciper de l’Empire ottoman, serait d’intégrer l’Empire austro-
hongrois. L’Allemagne, comme l’Autriche-Hongrie, introduit dans la conférence
le principe de leur supériorité nationale et le « devoir d’assimilation », en
l’occurrence des Hongrois sur les Monténégrins et les Slaves du Sud 28. La
nation, qui s’appuie largement sur le principe de race, conduit à la revendication
d’un espace vital, à la fois en Europe et hors d’Europe, formulée quelques
années plus tard par Ernst Hasse : « l’égoïsme sain de la race nous commande de
planter nos poteaux-frontières dans le territoire étranger 29 ».
La libre circulation des ressources sur les différents marchés, préalable et
condition à l’exploitation commerciale, constitue dans cette idéologie un droit
naturel puisque d’elle dépend la « force expansive d’un peuple ». C’est pourquoi
la libre navigation sur le Danube, actée depuis le congrès de Vienne en 1815, et
plus tard sur le Congo et le Niger en 1885, est le cœur des négociations
européennes. Elle n’est pas alors brandie forcément comme un argument
économique, mais comme un principe, le combat pour la liberté (de religion, de
commerce, de personnes), justifiant la croisade, et qui reprend la formule
anglaise dite des trois C (christianisation, commerce, civilisation).
La « croisade » antiesclavagiste se forme contre l’accord signé en 1883 entre le
Portugal et la Grande-Bretagne qui autorise la circulation de cette dernière dans
la région de l’embouchure du Congo. La British and Foreign Anti-Slavery
Society (BFASS, qui a pris la suite de la Société abolitionniste britannique)
s’oppose à cet accord qu’elle considère comme une défaite de l’abolitionnisme
anglais face aux Portugais, dont le gouvernement est jugé trop « efféminé »
(effete), c’est-à-dire trop complaisant envers la traite clandestine 30, tandis que la
France et l’Allemagne, malgré les rancœurs laissées par le conflit de 1871,
pourraient réussir à s’allier pour contester le traité anglo-portugais qui les met à
l’écart de la région. C’est la raison pour laquelle les négociations à Berlin
comportent un volet sur les « questions morales » et débouchent sur
l’interdiction à toutes les parties de vendre de l’alcool pour abuser des
populations locales.
Mais, troisième point, comme pour la course vers les Indes au XVe siècle, le
véritable enjeu de ces négociations est la délimitation d’aires d’influence entre
les nations. Puisant à nouveau dans le référentiel de la croisade chrétienne, les
puissances s’entendent sur trois principes. Le premier est un nouveau terra
nullius, selon lequel on ne peut s’emparer d’une région déjà sous l’influence
d’une nation européenne. À l’inverse, toute zone dont on pourra prouver qu’elle
n’est pas occupée est susceptible d’être investie. C’est de cette manière que
Léopold II, le grand gagnant de la conférence, réussit à imposer un « terrain
neutre » sur la majeure partie du cours du Congo, qui devient un « État
indépendant du Congo » dont il est responsable, avant qu’il ne devienne une
colonie de la Belgique 31. Établir l’occupation ou l’influence d’une « puissance
civilisée » est donc fondamental dans le processus de négociation.
L’antécédence reste le meilleur argument : c’est la notion de « droits
historiques » que la Société de géographie de Lisbonne veut faire prévaloir sur
l’Angola et le Sud-Congo, qui interdit à d’autres nations européennes que le
Portugal de convoiter cette zone. S’y ajoute le principe d’hinterland, selon
lequel le contrôle de l’arrière-pays revient à ceux qui occupent une côte ou un
port.
Enfin, la dernière dimension de cette néocroisade européenne est son
caractère infini. Tant que la justification de la conquête réside dans l’entreprise
de civilisation du nègre, celui-ci devient de moins en moins civilisable. Les
discours colonialistes présentent désormais un nègre qui s’éloigne toujours plus
de l’horizon de la civilisation, et qu’il faut donc par définition continuer à
assimiler. Dans Les Explorations de Brazza, publié en 1885, juste après la
conférence, Génin dit ainsi :

Les populations de l’Afrique occidentale, ignorantes, superstitieuses,


sans lien et sans communications entre elles, fort mal gouvernées, ne
paraissent pas, il faut l’avouer, appelées à entrer de sitôt dans les voies
de la civilisation. Les efforts faits jusqu’à aujourd’hui pour les tirer de la
barbarie ont été infructueux. […]. Le Nègre veut vivre comme il a
toujours vécu. Il n’a cure de ces objets de luxe, de ce confortable, de ces
plaisirs délicats que le Blanc recherche et se procure par un dur travail.
Ses instincts batailleurs, maraudeurs, son penchant pour la chicane, son
indolence, pour ne pas dire sa paresse native, peut-être pour toujours, le
rend rebelle à l’influence des Blancs et incapable de tout progrès 32.
En 1885, dans la revue Le Mouvement géographique, on lit que : « Le
caractère dominant du nègre est celui d’un grand enfant : il est naïf, insouciant,
paresseux, d’une gaîté folle, épris de fêtes, de musique et de danse. » Cette
nature infantile du nègre oblige les Européens à le sauver de la brutalité de
l’Arabe qui en fait la traite depuis des siècles. Pour Jules Ferry, qui veut
convaincre la Chambre des députés de la légitimité de cette croisade, il s’agit
d’un « devoir de civilisation des races inférieures » qui incombe aux « races
supérieures ». Un peu plus tard, en 1908, lorsque l’État indépendant du Congo
devient le Congo belge, la conférence des évêques belges évoquera « un acte
collectif de charité » 33.
Comme on le voit, les grands principes de la conférence de Berlin puisent
dans l’imaginaire féodal européen : tout à la fois celui des croisades et des rois
barbares chrétiens, descendants des chefs aryens, qui se sont étendus en Europe
au Moyen Âge. Cet imaginaire prérévolutionnaire, voire pré-étatique, ne
reconnaît qu’un ordre, celui des fils de la horde archaïque, dont la concurrence
fixe les périmètres de nouveaux territoires conçus pour l’économie des
conquérants. L’association de cet imaginaire barbare et du capitalisme industriel,
dont la figure de la nation assure la cohérence, lance le coup d’envoi d’un
immense mouvement d’investissement à l’échelle mondiale. Partout, de
nouvelles plantations, de nouvelles colonies, de nouvelles productions vont
surgir, décuplées par les technologies industrielles. Il faudra donc plus que
jamais utiliser la violence pour acheminer la main-d’œuvre et forcer le travail,
alors même que l’institution de l’esclavage et la traite ont disparu. La « science
des races » va ainsi devenir un levier essentiel de gouvernement, une institution
qui s’étend au monde entier, et qui permet de développer une politique coloniale
maniant les nuances entre colons, prolétaires et simili-esclaves, selon que l’on
souhaite peupler, faire travailler ou déplacer les populations.
CHAPITRE 11

Le gouvernement des races (1885-1915)

Le grand mouvement de plantation et d’exploitation minière qui s’amorce


avec la conférence de Berlin, en Afrique, mais aussi en Asie et en Amérique,
s’accompagne d’une recrudescence de brutalité. En ce sens, la plantation
nouvelle formule renoue avec l’esclavage comme institution économique. En
soustrayant des individus actifs à une population, cette institution « libère » donc
le travail de la société à laquelle il était destiné, pour le déplacer et le rendre
totalement disponible pour la plantation. De même, le discours racial justifie
l’accaparement des terres et dans certains cas l’extermination des populations
spoliées. Dans les entreprises de colonisation lancées par les nations
européennes, la race, désormais établie en savoir, pragmatique et théorique à la
fois, préside aux politiques d’occupation de l’espace. Il ne s’agit plus de
distinguer nègre et Blanc dans le contexte atlantique mais de disposer de tout un
répertoire pour organiser le travail, gouverner les populations et administrer les
territoires. Surtout, alors que jusqu’à présent la race était l’affaire des planteurs,
propriétaires et capitalistes, la colonisation systématique va impliquer, au-delà
des élites, l’ensemble des populations européennes et américaines dans le récit
de la supériorité blanche.
Néoplantations (1885-1910)
En proposant un cadre apaisé et régulé des concurrences entre les nations
européennes, la conférence de Berlin ouvre le jeu au capitalisme de la deuxième
révolution industrielle. Les compagnies internationales par actions anonymes
sont maintenant les premiers acteurs des investissements dans la production de
marchandises tropicales et de matières premières, si bien qu’à partir de 1885, en
même temps que la production industrielle progresse en Europe, l’économie de
plantation conquiert de nouveaux espaces et de nouveaux marchés. Elle
augmente à la fois par le nombre des exploitations, la surface plantée et la
diversification des produits.
La production de café explose au Brésil, gagne l’intérieur de la province de
São Paulo et les basses terres d’Amérique centrale, du Mexique à la Colombie.
Dans la zone caraïbe, des enclaves de la United Fruit Company, société
productrice de bananes fondée en 1899 qui deviendra le symbole de
l’impérialisme étasunien, se forment dans les îles et le long de la façade de
l’Amérique centrale (pour produire du cacao à Trinidad, et de la banane en
Jamaïque), avec leur système autonome de chemin de fer et de port. Au
Mexique, de nombreuses compagnies internationales développent des
productions liées à la demande industrielle, par exemple le sisal (henequen) dans
la péninsule du Yucatán. Enfin, en Amazonie brésilienne, c’est la fièvre du
caoutchouc qui attire de nouvelles entreprises. En Afrique occidentale, le
développement des plantations d’arachide ou d’oléagineux se poursuit, incluant
le cacao, le café, le coton. Dans l’ensemble du continent, les colonisations
européennes entraînent ou accompagnent de nouvelles productions.
En Amérique latine, se mettent en place des gouvernements « facilitateurs »,
dont la politique repose sur l’accueil de capitaux étrangers pour la grande
production (la présidence de Porfirio Diaz au Mexique, la nouvelle République
du Brésil proclamée en 1889 peu de temps après l’abolition de l’esclavage). En
Europe, les élites industrielles organisent la pression sur les gouvernements pour
qu’ils prennent en main les investissements, par une politique de colonisation
directe. En France, en 1892, est créé un Parti colonial qui soutient cette politique
et, à partir de 1894, celle-ci est assumée par un nouveau ministère des Colonies.
La France colonise l’Indochine en 1887 et Madagascar en 1890. La même année,
le Portugal colonise le Mozambique et l’Angola. En Allemagne, bien que
Bismarck ait abandonné la politique de colonisation en Afrique en 1889, la
Ligue pangermaniste défend en 1894 un projet de Grande Allemagne qui
s’appuie sur la colonisation du Cameroun, du Togo, de la Tanzanie et de la
Namibie, ainsi que des îles Caroline dans le Pacifique. En 1895, une crise
boursière liée à l’exploitation des mines d’or sud-africaine provoque la
« seconde guerre des Boers » qui se termine par l’annexion britannique des États
d’Orange et du Transvaal, tandis que des Boers sont massacrés ou placés en
camp de concentration. L’annexion est la base du South African Act qui fonde
l’État de l’Afrique du Sud en 1910. Cette nouvelle forme de colonisation n’est
d’ailleurs pas limitée aux puissances européennes : les États-Unis prennent
Hawaï et Porto Rico en 1898, tandis que le Japon annexe Taïwan en 1895 et la
Corée en 1910.
Un si grand mouvement d’investissement dans de nouveaux espaces de
production nécessite évidemment d’importants viviers de main-d’œuvre. Il faut
la plupart du temps procéder à de nouvelles traites, et plus largement à des
déplacements de populations actives, forcés ou non. Dans le premier cas, la
violence nécessaire à la contrainte puise largement dans le registre racial. Mais il
n’est pas toujours nécessaire d’y avoir recours, lorsque les régions de demande
de main-d’œuvre peuvent espérer capter des flux spontanés ou du moins
volontaires. De fait, si l’on décline les différentes politiques migratoires du
Brésil à l’Indonésie à cette période, il apparaît que la couleur de la peau ou la
race supposée du travailleur n’est jamais un critère définitif. Le capitaliste
raisonne avant tout en termes de contrôle du marché du travail. Ainsi, au Brésil,
pour compléter le travail esclave puis le remplacer dans les plantations de café
du São Paulo, les grands propriétaires, dits fazendeiros, s’intéressent à la
promotion de migrations « aidées » de Chinois ou d’Indiens. Quand ces flux ne
peuvent être générés ou encouragés, il faut recourir à des méthodes plus
classiques – le recrutement et le transport forcé, ou encore le déplacement de la
production vers des lieux riches en main-d’œuvre.
À cette époque apparaissent de nouvelles traites dans la région de l’océan
Indien, entre le Mozambique et Madagascar 1. Des Ouest-Africains « libres » (de
la Sierra Leone, du Liberia, du Dahomey, de l’Angola), des Chinois sont
également engagés à São Tomé et Principe vers 1885. La traite de « travailleurs
libres » qui sont en réalité forcés, ou coolies, se poursuit depuis les régions les
plus peuplées : des « sociétés d’émigration » se forment en Chine au début du
siècle. La société de Francis Vetch, par exemple, importe des travailleurs chinois
vers la Réunion en 1901, sous la protection de Paul Claudel alors consul de
France à Shanghai 2. En 1901, la Chine achemine un convoi de 800 travailleurs
répartis en groupe de 50 sur les terres des principaux propriétaires de l’île. Pour
faire venir des travailleurs chinois sur leurs plantations en Malaisie, les Anglais
adoptent le « credit-ticket » : les recruteurs avancent à l’employeur le prix du
billet sur le futur salaire du travailleur (autrement dit, ils le vendent à
l’employeur auprès de qui le travailleur reste endetté). En quelques années, ces
migrants constituent la moitié de la population malaise. Le système du Kangani
(recrutement en Inde par un employé de la plantation), similaire, alimente aussi
la Birmanie et Ceylan 3. Des Chinois puis des Indiens sont transportés vers les
Antilles britanniques, hollandaises et françaises. Voici comment Élisée Reclus
décrit en 1882 ces « émigrations » :

D’abord, une partie considérable du mouvement d’émigration n’avait


rien de volontaire et n’était qu’une traite plus ou moins déguisée. Des
centaines de malheureux, racolés sous divers prétextes dans les rues des
villes commerciales, ou tout simplement volés sur la côte, étaient
embarqués nuitamment, puis enfermés dans l’entrepont d’un navire,
pour être livrés ensuite comme « engagés volontaires » à des planteurs
des Antilles, des Guyanes ou du Pérou 4.

Même si elles reposent sur un contrat de travail, ces migrations contraintes


rapprochent les « engagés volontaires » de la situation économique et sociale de
l’esclave. L’éloignement des travailleurs de leur lieu d’origine contribue à
« libérer » leur travail au bénéfice de la plantation, comme le faisait l’esclavage.
Les engagés doivent rembourser le voyage à leur employeur, en général par le
travail de six années. Beaucoup meurent d’épuisement sur place, quelques-uns
réussissent à s’installer et d’autres rentrent sans un sou et ne retrouvent pas la
place qui était la leur dans leur ancienne communauté. Mais, rapidement, le
déplacement sous forte contrainte de longue distance s’avère finalement peu
rentable. Trop d’engagés ne résistent pas aux nouvelles conditions de vie qui
leur sont imposées, ou se rebellent. Des traites locales complètent ces
engagements de longue distance. Ainsi, des dizaines de milliers de Javanais sont
envoyés à Sumatra, dans le cadre de la Kolonisatie, la politique coloniale
hollandaise en Indonésie, à partir de 1905 5. De même, des Antillais britanniques,
descendants d’affranchis, sont déplacés pour être employés massivement par les
compagnies fruitières étasuniennes en Amérique centrale.
Le déplacement sous contrainte de la main-d’œuvre n’est pas uniquement lié
au maintien de la production et à son extension à de nouveaux espaces, mais
aussi à son intensification permise par de nouvelles techniques industrielles.
Ainsi, la généralisation de l’usine (centrale de distillation à vapeur qui remplace
le moulin et le four traditionnel) dans la production de sucre aux Antilles
françaises, qui se substitue définitivement aux plantations classiques à partir des
années 1880, a pour conséquence d’augmenter les surfaces plantées de canne et
de concentrer la fabrication du sucre dans quelques unités de production. La
structure foncière, économique et celle du marché du travail en est modifiée. Il
faut dans ce contexte productif, qui est le même pour le sisal ou le café,
s’appuyer sur une main-d’œuvre stable et qualifiée, moins nombreuse, et sur un
volet de travailleurs saisonniers qui se déplacent toujours plus loin. C’est ainsi
que sur les basses terres du Guatemala où nombre d’entreprises allemandes ont
installé des plantations de café, des contremaîtres, souvent métis, vont chercher
pour les récoltes, à la force du fouet, les populations indiennes réfugiées dans les
hautes terres qui doivent alors abandonner leurs cultures vivrières. Ces exactions
sont accompagnées d’insultes racistes, dont elles semblent ne pouvoir se passer.
C’est dans ces contextes que la fonction économique de la race est la plus
évidente. La violence raciste, préparée et entretenue par toute une pratique de
l’injure et de la terreur, est ainsi structurelle à ces formes productives 6.
D’ailleurs, un peu plus loin au Yucatán, les Indiens ne se trompent pas en
qualifiant la période du sisal, dans le dernier quart du XIXe siècle, comme celle de
« l’esclavage » 7.
Dans les nouveaux espaces colonisés, le rôle de l’administration est
justement d’assurer l’organisation du travail et les déplacements nécessaires. La
question de la main-d’œuvre dans ces plantations est déterminante pour
l’organisation de la production mais aussi de la colonie : partout il s’agit
d’amener puis de fixer la population de travailleurs là où on a installé les
nouvelles plantations. Il y a donc à la fois des politiques de traite et de résidence
forcée. Ainsi, en Algérie, en 1881, le gouvernement français instaure un contrôle
de la circulation des « indigènes » : des permis de voyage sont distribués aux
travailleurs saisonniers des montagnes, et refusés aux Algériens des plaines afin
de les fixer sur place 8.
Non seulement pour déplacer les travailleurs, mais aussi pour forcer le
travail, la violence physique des intermédiaires, contremaîtres
administrateurs, etc., s’appuie sur une violence d’État. Des « codes de
l’indigénat » accompagnent les nouvelles colonisations. Depuis 1881, en
Cochinchine et en Algérie (jusqu’en 1927), en Nouvelle-Calédonie à partir de
1887, les administrateurs coloniaux sont autorisés à puiser dans la main-d’œuvre
locale pour des travaux forcés 9 dans les chantiers d’infrastructures. Dans les
anciennes colonies, comme le Sénégal, les habitants doivent renoncer à leur
statut personnel et on crée pour eux la catégorie d’« indigène ». En 1890, le
Portugal applique directement le régime de l’indigénat dans ses nouvelles
colonies du Mozambique et de l’Angola. Celui-ci consiste d’abord à imposer une
fiscalité en numéraire pour contraindre les indigènes à participer à une économie
monétarisée et donc à travailler contre un salaire. Puis, plus franchement, le
gouvernement impose aux indigènes un « travail pour soi » forcé : un règlement
de 1899 stipule que « tout indigène valide des colonies portugaises est assujetti,
par cette loi, à l’obligation morale et légale de, par le travail, pourvoir à son
entretien et améliorer progressivement sa condition sociale 10 ». N’ayant pas
d’autre choix que d’occuper un emploi, l’indigène devient corvéable à merci.
Les déplacements forcés, l’obligation de travail pour les indigènes, tout comme
la répression du vagabondage pour les affranchis aux Amériques, sont assurés
légalement par la police et les agents du gouvernement colonial, mais sont aussi
relayés par une violence banalisée, civile, exercée par tous les colons,
propriétaires, commerçants, artisans qui utilisent le travail des indigènes.
À la violence du travail forcé s’ajoute l’usage spécifique de la terreur dans
les guerres de colonisation. Celles-ci ont fait l’objet d’une pléthore de
témoignages depuis longtemps établis par les historiens. Celles de Madagascar
ou du Congo sont notamment connues pour leur cruauté, comme le montre le
témoignage de Paul Vigné qui relate la conquête du Tchad en 1899 par l’armée
française :

[Dans la nuit du 8 au 9 janvier] des patrouilles doivent s’approcher des


villages, s’en emparer à l’arme blanche, tuer tout ce qui résiste,
emmener les habitants en captivité, s’emparer des troupeaux. Le 9 au
matin, la reconnaissance rentre au camp avec 250 bœufs, 500 moutons,
28 chevaux, 80 prisonniers. Quelques tirailleurs ont été blessés. Afin de
faire « un exemple », le capitaine Voulet fait prendre vingt femmes
mères, avec des enfants en bas âge et à la mamelle, et les fait tuer à
coups de lance, à quelques centaines de mètres du camp. Les corps ont
été retrouvés par le commandant du poste de Say 11.

Ce climat général, où le colonisateur cherche sans cesse à nier la valeur des


vies humaines, s’applique aux conditions du travail forcé. L’exploitation du
caoutchouc dans la région du Congo, sous l’administration de Léopold II, a été
le prétexte d’une maltraitance de masse qui aurait conduit à la mort plusieurs
millions de travailleurs au cours des années 1890 12. À la même époque, la
mortalité des coolies à Ceylan témoigne également des mauvais traitements
infligés aux travailleurs tamouls, importés du continent pour les plantations où se
reconstituent les conditions de l’esclavage 13 : s’ils ont survécu aux conditions de
transport, et en particulier au choléra, paludisme et privations, ils sont ensuite
« logés dans des habitations exiguës sans eau courante, sans fenêtre ni latrines,
les coolies étaient réveillés avant 6 heures au son du tambour. Après avoir avalé
à l’aube un repas de riz froid, ils se présentaient à l’appel, où chaque équipe se
voyait assigner une tâche pour la journée, presque sans pause pour éviter
l’absentéisme de l’après-midi. Les femmes emmenaient les nourrissons et les
enfants travaillaient dès l’âge de 8 ans 14. »

La violence ayant envahi les relations sociales dans tout l’espace colonial, il
se met en œuvre un mécanisme similaire à celui de la « négrification » dans les
plantations caraïbes du XVIIIe siècle : elle devient la justification tautologique de
l’ordre colonial. L’indigène doit être expulsé d’une humanité commune, dans un
premier temps par les lois. Les codes de l’indigénat établis au tournant du siècle
ont ainsi la fonction de rendre inaccessible la civilité aux indigènes. Ces derniers
sont en général « sujets de l’empire », de « nationalité » européenne, mais
comme la raison d’être de la colonisation est leur civilisation, ils n’acquièrent
jamais la civitas, la civilité et les droits qui lui sont associés. Leur civilisation par
les Blancs est un processus permanent, jamais achevé, comme le nègre des
plantations atlantiques était toujours à négrifier. En Afrique portugaise, les
indigènes doivent viser le statut d’assimilado (assimilé) et, tant qu’ils n’intègrent
pas les bonnes manières du Blanc civilisé, ils ne peuvent prétendre à la
citoyenneté. Or, au fur et à mesure de la colonisation, les indigènes sont
représentés comme de plus en plus éloignés de la civilisation. Plus ils sont
brutalisés, plus il est nécessaire d’en faire des sauvages. Et, s’il le faut, on les
ensauvage à nouveau : lorsque dans l’empire français, par exemple, on les
scolarise, l’administration scolaire recommande aux instituteurs de s’adresser
aux enfants indigènes en parlant « petit nègre ».
L’exploitation de ces nouveaux territoires coloniaux repose pour partie sur
un autre type de travail, celui du colon migrant. Pionnier, défricheur ou métayer,
le migrant plus ou moins spontané est la figure même du « travailleur pour soi ».
Il n’a pas besoin qu’on le déplace puisqu’il voyage par sa propre volonté et son
propre effort, ni qu’on le force à travailler, il se discipline lui-même. Et, tout
comme le propriétaire de la plantation ou le gouvernement de la colonie, il
travaille dans le but d’augmenter sa production et ses richesses, avec une forte
implication personnelle, étendue parfois à l’ensemble de sa famille. Dès la
perspective de l’abolition au début du XIXe siècle, le recours aux migrants
européens était apparu comme une alternative. Ceux-ci pourraient compléter le
travail des plantations, à vocation uniquement commerciale, et fournir aux
jeunes nations américaines l’autonomie alimentaire dont elles avaient besoin
pour sortir de la dépendance vis-à-vis de l’Europe. Puis, l’idée libérale que le
travail pour soi est le plus rentable s’installe peu à peu dans les colonies : à Cuba
par exemple, aux côtés de la plantation sucrière esclavagiste, les Espagnols
organisent des migrations de « paysans espagnols » pouvant assurer la
production de tabac par la petite propriété. Au Brésil, à partir des années 1880,
lorsque la main-d’œuvre esclave et les traites internes commencent à s’épuiser,
les nouveaux entrepreneurs du café misent également sur la migration
européenne, sous la forme du colonat, sorte de métayage sur la plantation. Même
si elle n’est pas toujours associée à l’acquisition d’une propriété, cette forme de
travail parie en tout cas sur le projet du migrant chef de famille et sa capacité à
mobiliser avec lui ses « dépendants » (femme, enfants, sœurs et frères, parents)
pour intensifier sa production. Tant que le front pionnier du café progresse vers
l’intérieur de la région, au cours des années 1890, la demande de « familles »
européennes reste forte et une politique est menée au niveau de l’État de São
Paulo pour financer et encadrer les migrations en provenance d’Europe. Celles-
ci sont alimentées par le surplus démographique dans les campagnes sud-
européennes. Par le même ressort, l’expansion du café au Costa Rica se fait par
l’attribution de lots en propriété aux pionniers 15. Typiquement, les régions de
front pionnier et les colonies de peuplement réintègrent des travailleurs
« parents » dans la société coloniale, plus ou moins propriétaires, plus ou moins
« nationaux » ou, en tout cas, qui peuvent attendre une forme de reconnaissance
de leurs services rendus à l’État colonial. Ils s’avéreront fondamentaux dans la
construction d’institutions démocratiques au XXe siècle.
Mais, pour autant, le modèle productif de la plantation ne peut se passer du
travail agricole flexible, et d’un stock de main-d’œuvre ajusté aux fluctuations
de la production : le marché du travail caractéristique de l’esclavage, c’est-à-dire
dans lequel le travail est toujours disponible, doit pouvoir se reconstituer en
faveur des planteurs. Partout les planteurs ont très bien perçu cet enjeu dans la
transition postabolitionniste et cherchent à maintenir l’offre de travail sous la
forme d’un « salariat bridé », ainsi que Yann Moulier Boutang a qualifié les
contrats hybrides apparus après l’esclavage (association, péonage, salariés casés,
credit-ticket, etc.) 16.
En plus des colons, les politiques migratoires menées pour les régions de
plantations comptent donc attirer des travailleurs, ouvriers journaliers mobiles en
nombre suffisant. La demande en « familles » européennes n’empêche pas des
démarches pour faire venir des travailleurs d’autres régions du monde. Les
travailleurs chinois ont ainsi été convoités par les barons du café brésilien 17. Les
Européens qui viennent spontanément au Brésil, pour surmonter un échec
personnel, profiter d’un climat plus propice, fuir leur famille, etc., assurent le
contingent de travailleurs précaires. Dans cet autre marché du travail, la couleur
blanche et les propriétés qu’on lui attribue (discipline, travail pour soi, esprit
d’initiative et d’innovation) peut tout aussi bien disparaître : à Hawaï, par
exemple, on recrute des Portugais pour les plantations, que l’on classe dans la
catégorie raciale des « Caucasiens mais pas blancs 18 ».

Avec le redéploiement de la plantation, de nouvelles distinctions seront
nécessaires. Tous ces mouvements de populations entraînent d’autres brassages
et déracinements. Sur ces nouveaux territoires, plusieurs formes de peuplement
se combinent, avec différents statuts de population : colonat, prolétariat et
esclavage ou simili-esclavage. C’est notamment le cas dans les colonies
britanniques, en Afrique du Sud par exemple, qui sont engagées dans une forte
politique de défrichement, comme aussi dans les nouvelles régions de café au
Costa Rica ou au Brésil. De même, quelques colonies allemandes reçoivent à la
fois des colons d’Allemagne et opèrent des semi-traites ou déplacement de
populations sur les lieux de production (Namibie, Cameroun). Dans ce contexte,
les frontières symboliques qui distinguent les citoyens des non-citoyens, les
parents des non-parents et les simili-esclaves des prolétaires, sont plus floues et
susceptibles d’être malmenées. Les politiques de main-d’œuvre sont donc en
général assorties de nouvelles législations civiles qui cherchent à maintenir
l’organisation du travail selon la catégorie des individus, et chacun à sa place
dans la société coloniale.
On assiste ainsi un peu partout à la restriction des droits politiques accordés
dans les processus d’indépendance américaine. Les Républiques de Colombie,
du Mexique ou du Brésil adoptent, si elles ne l’avaient pas déjà, des suffrages
censitaires, qui excluent les « analphabètes, vagabonds et domestiques » (et les
femmes bien sûr), ce qui se traduit dans la pratique par l’exclusion de tous ceux
qui ne peuvent faire état d’une propriété. Dans les régimes aux institutions plus
égalitaires, comme les États-Unis après la guerre de Sécession, on voit surgir
dans les années 1890, au moment du renouvellement de la génération des
affranchis, des législations locales dans les différents États du Sud qui
rétablissent une frontière entre Noirs et Blancs et, en 1896, à la suite d’une
procédure dénonçant la discrimination raciale dans un train en Louisiane, la
Cour suprême prononce le fameux arrêt « Plessy vs. Ferguson », qui consacre la
doctrine du « Separate but equal » dans laquelle la ségrégation raciale est
reconnue comme constitutionnelle 19.
Le tabou de l’affiliation du Blanc avec le nègre se traduit encore par
exemple à travers l’interdiction du mariage mixte dans les colonies allemandes
en 1905. Ces dispositions indiquent que la femme indigène doit se limiter à sa
fonction de travailleuse pour autrui (pour son mari non-blanc ou pour des
hommes blancs) et le colon doit s’appuyer sur la femme blanche pour sa
reproduction. Les femmes blanches se situent encore dans une sous-civilité
(même la femme anglaise n’acquiert un statut personnel qu’après 1882 20) et leur
rôle de reproductrice est de maintenir les frontières raciales, c’est-à-dire
d’empêcher l’accès des hommes non-blancs au statut de « parents ». Il faut
remarquer d’ailleurs que ce décret ne concerne pas les Polonais de la colonie
allemande, citoyens de seconde classe dont on attend qu’ils travaillent pour
nourrir leurs enfants mais qui n’ont pas non plus tout à fait vocation à devenir
« parents » dans cette nouvelle société. D’autres restrictions permettent de
distinguer un peu partout l’« homme libre », comme le port d’arme réservé aux
Blancs.
Politique des races
Dans le mouvement de colonisation en Afrique et en Asie tout comme chez
les gouvernements des Amériques, la frontière entre nègre et Blanc, qui avait été
forgée par les élites atlantiques un siècle auparavant, puis érigée en principe de
conquête au milieu du XIXe siècle, ne peut suffire à l’administration des
ressources, du travail et des populations. La race, au-delà de sa fonction de
violence, n’a plus simplement pour objet de distinguer les travailleurs des
propriétaires, mais de rationaliser toute une palette de situations qui sont
soumises à la stratégie coloniale. La science des races devient alors une science
de gouvernement des colonies, c’est-à-dire une gestion des populations et des
territoires en vue de la production coloniale. La « politique des races », selon le
terme du général Gallieni qui l’expérimente dans la nouvelle colonie française
de Madagascar 21 dont il est le gouverneur de 1896 à 1905, consiste à s’appuyer
sur les relais politiques locaux, ceux des populations colonisées, pour éviter
notamment de faire appliquer les lois métropolitaines et d’intégrer de nouveaux
citoyens dans l’empire. Mais, pour cela, il faut que les colonisateurs identifient
des groupes ethniques, raciaux, et le territoire qui leur correspond, selon une
logique simple inspirée de l’État-nation européen. Or, même avec l’appui des
« ethnologues », experts travaillant pour l’administration coloniale qui proposent
leurs classifications, une telle identification est la plupart du temps insoluble :
elle s’appuie en réalité sur une lecture pragmatique qui répond aux besoins de la
production et de l’occupation territoriale. Suivant une pratique bien développée
par les Britanniques, les populations sont ainsi recensées selon un groupe racial
ou ethnique, auquel est affecté, de manière arbitraire, un territoire délimité en
vue de leur administration coloniale.
Tout en continuant à désigner une forteresse symbolique autour du Blanc, la
« politique des races » propose une gestion à la fois des territoires et du travail.
Dans la petite colonie du Belize en Amérique centrale, le recensement signale
ainsi les catégories raciales suivantes : Anglo, African, Indian, Spanish, Carib,
Sirios, Chineses, Coolies 22. La « politique des races » est ainsi généralisée à
partir de 1909 à l’Afrique-Occidentale française (A.-O.F.) par son gouverneur,
William Merlaud-Ponty 23. Elle rejoint le principe de l’« indirect rule » dans les
colonies britanniques. Un des exemples aux conséquences les plus tragiques de
cette gestion est celle de la colonie du Congo. Les administrateurs belges,
reprenant une politique allemande dans la région, classent les Tutsi (une classe
sociale noble ancienne) comme un peuple proche des sémitiques qui n’aurait
rien à voir avec les nègres et seraient des « chefs naturels », en opposition aux
Hutu, affiliés à la race bantoue. L’opposition voire la mise en concurrence des
deux groupes par les gouvernements coloniaux marque le début de la dynamique
qui conduira aux massacres de 1994 au Rwanda. La distinction entre les origines
« abyssines » et « bantoues », sous le terme d’ethnie, consiste surtout à classer
les individus selon la forme du travail auquel la colonisation entend les
soumettre. Ce qui justifie la race, ce n’est pas une lecture plus ou moins
fantasque des comportements, des cultures ou de la physionomie, c’est bien le
statut de l’individu et de son travail dans l’ordre colonial. Ainsi les « Abyssins »
sont associés à la race des maîtres, quoiqu’ici au service du projet colonial
européen, tandis que les Bantous renvoient à la figure de l’esclave, et donc de
populations de travailleurs pouvant être déplacés et exploités au gré des besoins
de la colonie.
En 1910, l’Afrique du Sud est devenue un dominion britannique qui
regroupe les colonies boers (afrikaaners) et anglaises, ainsi que les « cafreries »
(zones de peuplement bantoues, dont le terme d’origine arabe rappelle qu’il
s’agit d’une réserve à esclaves). Désormais « indigènes », les populations
bantoues se voient retirer leurs droits sur les terres et sont obligées de
s’employer dans les mines de diamants et d’or du Witwatersand. Le travail
s’organise selon des catégories raciales : aux Blancs, Boers ou Anglais, on
confie les postes d’encadrement, et les postes non-qualifiés sont affectés aux
« Coloured ». Là aussi, la hausse de la production rend nécessaire de faire appel
à des engagés chinois. Peu à peu, des Boers pauvres affluent vers les zones
minières et forment un prolétariat qui toutefois bénéficie du « colour bar »,
règlement qui impose aux Noirs des salaires moins élevés à emploi égal et
continue de réserver les postes qualifiés aux Blancs.

Ainsi, en 1890, cela fait plus de quarante ans que la mise en esclavage a cédé
sa place au « devoir de civilisation ». Pourtant, comme si le cours de l’histoire
s’inversait, on dit maintenant à propos du « nègre africain » que « quelques
générations le séparent du sauvage cannibale ». L’idée optimiste que la simple
présence du Blanc aurait pu insuffler aux colonisés et aux Noirs américains
l’obligation morale de travail est considérablement mise en cause par la
nécessité constante de les y obliger par la force. En outre, la « présence du
Blanc » se traduit, dans plusieurs territoires conquis, par l’installation de
nombreux individus « blancs » – familles, agriculteurs, commerçants –, qui
relaient, parfois non sans mal, la violence de l’entreprise coloniale tout en luttant
pour leur propre subsistance. Au service de la colonisation mais pour leur propre
compte, ils doivent aussi puiser en eux-mêmes les ressorts de la violence
coloniale. Mais ils sont aussi le maillon faible idéologique de la croisade
européenne. Leur proximité avec les populations colonisées, leur propre
expérience traumatique de la colonie, peut à tout moment faire surgir les
incohérences de la « fiction du Blanc », car la « naturalité » des races résiste mal
à l’épreuve du réel des relations humaines et du quotidien. C’est donc sur eux, et
sur ceux, en métropole, qui seront peut-être amenés un jour à les remplacer,
c’est-à-dire le peuple « blanc », que vont porter les efforts de la conquête
idéologique entreprise par les colonisateurs. Et à travers eux également, la
fiction de la race s’ancre durablement dans les inconscients collectifs.

Renforcer le récit de la supériorité blanche


Le monde colonial de la fin du XIXe siècle est certainement le lieu où la
« fiction du Blanc » et de sa supériorité naturelle est à la fois la plus malmenée et
la plus nécessaire, et où ses ressorts idéologiques sont les plus évidents. Il
suffirait d’évoquer lord Jim, le héros du roman éponyme de Joseph Conrad
publié en 1899, pour comprendre les difficultés du projet colonial européen :
poussé, exalté par des valeurs de virilité conquérante qui sont censées
caractériser la race supérieure, l’homme blanc réel, petit colon ou faux héros de
ces entreprises de domination, est vite confronté à sa médiocrité ordinaire et
voué à une conscience aiguë de l’usurpation dont il est l’instrument, comme
l’analysera plus tard Albert Memmi dans son Portrait du colonisateur 24. Il
s’avère rapidement que le petit Blanc, l’ouvrier de la colonisation européenne,
est un homme fragile qui doit être soutenu moralement.
Pour les gouvernements qui veulent assurer le bon déroulement des
opérations coloniales, il faut rassurer, réinstaller l’homme chef de famille et
travailleur pour soi dans sa mission et son statut social dominant. Il s’agit en
effet de lui restituer, au sein d’une expérience perturbante qui est celle de la
colonie, la jouissance de son privilège de parent reproducteur, qui passe par
l’affirmation de sa virilité. Pour cela, il doit être soutenu par « le regard d’une
femme de sa race 25 » : c’est avec cette phrase qu’une circulaire en Égypte incite
les autorités de l’empire à éviter les unions de colons blancs avec les femmes
indigènes et les dissuade de mener des vies dissolues avec des concubines
indigènes en favorisant leur mariage avec des Blanches 26.
La fonction de la femme blanche, de toute façon, ne se distingue de celle de
la femme indigène que par la responsabilité qu’on lui attribue dans la
reproduction des parents. Dans les travaux développés par Gustave Le Bon à la
Société d’anthropologie de Paris jusqu’en 1885, les mesures crâniennes à la base
de la démonstration de la hiérarchie des races s’appuient sur la différence
constatée entre les crânes masculins et féminins au sein de chaque race. Dans les
calculs de Le Bon, la supériorité du Blanc par rapport au Jaune ou au Noir se
traduit par le fait que son crâne est plus volumineux que celui de sa femme, une
différence qui n’existe pas entre les individus masculins et féminins des autres
races 27. Autrement dit, la supériorité blanche est celle de l’homme blanc.
La fonction de la femme blanche qui, par son regard, restaure la virilité de
l’homme blanc est tout aussi importante que celle qui garantit à l’homme blanc
la filiation par le mariage. En dehors de ce rôle, le destin des femmes blanches
rejoint rapidement celui des femmes non-blanches en situation coloniale. Ainsi,
les politiques qui sont développées dans la colonie britannique égyptienne vis-à-
vis des femmes esclaves affranchies sont les mêmes que celles qui concernent
les femmes célibataires en métropole. Avant de mettre en œuvre une politique
systématique de libération des femmes esclaves dans les harems de l’empire,
qui, si on les libérait sans précaution, « passeraient de la protection du harem aux
tentations de la “ville orientale”, tomberaient dans la misère la plus abjecte ou
pire, dans le vice », la British and Foreign Anti-Slavery Society (BFASS)
cherche à mettre en place des foyers de Home freed women, sur le modèle de
ceux qui recueillent « les prostituées repentantes, les indigentes, les mères
célibataires et les filles rebelles » 28. Ces foyers, en Angleterre comme en Égypte,
se donnent pour objectif de « transformer moralement » ces femmes tout en leur
« apprenant un métier qui est invariablement le même : celui de domestique » 29.
Ils illustrent combien la politique coloniale qui vise la domestication de la
femme – faire de la femme une domestique intégrée au domus de l’homme
blanc – répond à la menace que représente la prostituée, c’est-à-dire une
sexualité que l’homme ne contrôle que partiellement et provisoirement. Dans un
monde colonial qui est précisément celui où s’épanchent les « besoins naturels »
de l’homme blanc, le statut de ce dernier est particulièrement menacé par toute
sexualité qui ne serait pas strictement intégrée au domus, à commencer par la
sexualité féminine et, pire encore, la possibilité de l’autonomie de la femme.
C’est bien cette préoccupation pour l’ordre moral qui culmine au même moment
en métropole, alors que l’hystérie, la nymphomanie et l’homosexualité
deviennent les principaux terrains d’investigation de la médecine psychiatrique
et des techniques policières.
Car l’enjeu de la domination de l’homme blanc ne concerne plus seulement
les élites et leurs agents sur place dans quelques zones de plantations, mais les
sociétés européennes et américaines tout entières, qui sont susceptibles de
fournir les colons, les représentants, les fonctionnaires, les soldats de cette vaste
entreprise. La multiplication des expériences de colonisation implique par
ailleurs leur circulation au sein des sociétés colonisatrices, en Europe ou en
Amérique, et avec elle la nécessité de la « fiction blanche ». Un engouement
général pour les théories raciales, encouragé par les autorités à travers
l’éducation populaire, les manuels scolaires de la IIIe République en France (le
fameux Tour de France de deux enfants, publié à partir de 1877 et qui s’est
vendu à plus de sept millions d’exemplaires avant la guerre) semble prendre
corps en Europe. Comme aux États-Unis, les ouvrages d’Herbert Spencer, qui
articule l’idée d’évolution à la dynamique des sociétés humaines, y connaissent
des ventes spectaculaires dans les années 1880 et 1890. Ainsi, la « lutte pour la
vie » qui présiderait à l’évolution des espèces serait aussi une « lutte des races »
dans laquelle les plus fortes domineraient les plus faibles, celles-ci étant vouées
à disparaître d’elles-mêmes.
Un discours racial idéologique se développe également aux Amériques, et
accompagne plus qu’il n’inspire la formation politique des nations dans le
contexte de la néoplantation, en particulier face aux conséquences des politiques
migratoires. Le peuplement blanc devient en effet, pour de nombreux penseurs
de la nation, une aubaine pour régénérer un peuple beaucoup trop imprégné de
son passé esclavagiste et colonial. L’idéologie nationaliste américaine vise ainsi
à se débarrasser au maximum des héritages indiens et africains pour glorifier une
nation « blanchie 30 » grâce à la migration européenne. En Colombie, Rafael
Nuñez théorise en 1891 la « regeneración » de la nation. Celle-ci passerait par la
restauration de l’autorité des Blancs, affectée par les combats des créoles contre
les Espagnols pour l’indépendance et leur « ingratitude » vis-à-vis de leurs
ascendants 31. L’autorité des Blancs devrait ainsi s’exercer sur un peuple national
amélioré par le croisement des races (idolâtres indiens) avec les Blancs
(chrétiens). Par définition, cette nation est inégalitaire : les masses ignorantes et
stupides doivent être guidées par les élites blanches, catholiques et occidentales,
pour le « bien de la nation ». Dans cette perspective, le suffrage universel, qui a
été proposé dans les premières Constitutions et par la Révolution française et ses
« utopies », est une véritable erreur. Quant aux « races inférieures », elles sont
destinées à disparaître comme un « brouillard passager » 32.
Ce discours, qui justifie la mise en place de régimes censitaires, se retrouve
tel quel dans la bouche d’autres leaders nationaux au Chili ou au Mexique
présidé par Porfirio Díaz. Au Brésil, la politique du « blanchiment » prônée par
les premiers nationalistes vise également à faire disparaître les Noirs : il serait
d’ailleurs devenu inutile de les recenser à partir de 1900 car le Brésil serait déjà,
pour les directeurs des recensements, une nation blanche. Le modèle de
l’Argentine voisine permet en effet d’imaginer que les populations noires
deviennent tout à fait invisibles et que les métis soient définitivement
« blanchis ». Ces discours ne sont évidemment pas l’expression des réalités
économiques et sociales américaines : les Noirs continuent de travailler dans les
fazendas et les plantations, ils sont ouvriers dans les chemins de fer et les zones
portuaires, ils défrichent les fronts pionniers du café ou du coton, et ils occupent
la grande majorité des emplois domestiques dans les villes. Mais les différentes
sciences qui se développent aux Amériques – la statistique et la démographie, la
médecine, la science politique dans les nouvelles facultés de droit – contribuent
les unes comme les autres à l’utopie de la nation blanche ou du moins la plus
blanchie possible. Dans les régions où les Noirs et métis sont très nombreux,
comme dans le Nord-Est brésilien, les élites suggèrent un métissage de plus en
plus intense pour « éliminer 33 » l’élément africain, tandis que dans le Sud-Est,
vers les régions où la migration européenne a été la plus importante, les
médecins préconisent plutôt la ségrégation, tout comme aux États-Unis 34.
Malgré des enjeux internes différents, la séquence des néoplantations, où
l’on voit se développer à la fois l’idéologie nationale et les catégories politiques
raciales, montre une grande cohérence idéologique de part et d’autre de
l’Atlantique. Aux Amériques, les nouvelles élites intellectuelles, qui émergent
dans les facultés de droit et de médecine, dans les nouvelles universités, et qui
portent politiquement le projet économique national (investissements étrangers
vers l’industrialisation et l’agriculture d’exportation), s’appuient sur l’image de
la nation pour organiser un ordre inégalitaire racial fondé sur la domination des
Blancs et les processus d’une colonisation « interne ». Cette dernière repose sur
les mêmes ressorts idéologiques que la colonisation européenne, puisqu’il faut
d’abord que les Noirs et les Indiens soient alphabétisés pour acquérir des droits
politiques. Or, ils sont toujours maintenus dans leur statut de personnes « à
alphabétiser ». En Europe, même si elle semble inclure les « peuples », de
l’ouvrier à l’aristocrate, l’image de la nation se construit, elle aussi, sur un ordre
inégalitaire racial, qui suppose la domination des Européens sur d’autres
peuples. Dans tous les cas, la supériorité du Blanc est au cœur du projet national,
et c’est bien cette idée à laquelle il faut faire adhérer l’ensemble des populations.

Le corps de la nation entre dégénérescence


et pureté nationale
À travers l’idée de race et de nation, c’est toujours la métaphore de la nature
qui alimente l’idéologie coloniale. Cette approche contribue à faire de la nation,
dans le contexte idéologique de la colonisation et de l’expansion des empires
européens, un « corps » qui serait soumis aux mêmes lois que les organismes
vivants. Depuis son apparition à la fin du XVIIIe siècle, la science de l’homme a
d’ailleurs fait une place considérable aux médecins et à l’expérimentation
médicale. Dans le dernier quart du XIXe siècle, l’idée que le corps de la nation
pourrait être pris en charge en tant que tel par la médecine atteint sa plus grande
popularité. Le thème de la dégénérescence de l’espèce humaine sert à
caractériser les différentes races et nations, mais aussi à envisager leur
régénération. Pour cela, les médecins sont mis à contribution d’un ensemble de
politiques publiques. Tandis que la régénération morale du corps national est
assurée par l’École, notamment dans la France de la IIIe République, se
développe une forte politique de diffusion populaire du sport. Elle se met en
œuvre en Europe et aux États-Unis, à la fois par la création de ligues sportives,
l’organisation de compétitions locales et la formation de clubs de gymnastique,
aviron, football, etc. Selon le principe que « les mères fortes font les peuples
forts », le sport s’ouvre également aux femmes (vingt ans après sa fondation, la
ligue nationale de gymnastique en France ouvre sa section féminine en 1900)
afin d’améliorer les conditions physiques de la nation 35.
L’amélioration des performances du corps national est au cœur des
politiques d’hygiène publique, en particulier urbaines, qui veulent contenir et
lutter contre les épidémies virales et bactériennes liées à la promiscuité,
l’insalubrité des logements et la malnutrition. Le nettoyage des villes
industrielles qui connaissent les plus fortes croissances passe également aux
Amériques par leur « blanchiment », au sens propre et comme au sens figuré.
Les travaux engagés par Pereira Passos, maire de Rio de Janeiro en 1904, pour
rénover le centre-ville et éradiquer « la noirceur », passe à la fois par une
campagne de santé publique, plus précisément de vaccination forcée (qui suscite
d’ailleurs la plus importante rébellion urbaine du siècle, connue sous le nom de
« révolte du vaccin ») mais aussi par la destruction des collines du centre afin
d’en extirper « les Africains » 36.
La science de l’homme doit fournir dans cette optique les principes de
l’action publique, ce qui est le rôle de la Société d’anthropologie dans la
IIIe République 37. Une deuxième génération de savants s’y retrouve, qui ont des
positions parfois très divergentes et à l’origine de controverses, comme le savant
haïtien Joseph Anténor Firmin, reçu comme membre en 1885 et qui y défend son
Essai sur l’égalité des races humaines, en réponse au texte de Gobineau publié
vingt ans plus tôt. Font partie de cette même Société les deux fils du démographe
Bertillon. L’aîné, Jacques, poursuit le chantier de la démographie et de la
statistique : il s’implique dans la démonstration de la nécessité d’une politique
nataliste, qui permettra à la France de prendre sa revanche sur la Prusse. Le
cadet, Alphonse, a repris le poste de son père à la préfecture de Paris, où il
organise le premier système de classement d’identification sur la base du
phénotype, par un travail de collecte systématique de photographie des suspects.
Servant à l’identification des criminels dans le contexte du travail policier, ce
système est aussi constitué en vue de repérer, grâce à la mesure anthropologique,
des phénotypes « à risque ». Au même moment, au Brésil, le médecin bahianais
Raimundo Nina Rodrigues cherche quant à lui à cerner les facteurs raciaux dans
les comportements criminels et l’épidémiologie de la folie. Pour lui, la
propension des Noirs au crime et à la folie, due à la dégénérescence de leur race,
est de nature physiologique. Cela oblige selon lui à repenser le système pénal
brésilien, afin de prendre en compte une certaine irresponsabilité des Noirs dans
leurs crimes, soumis aux effets de la race.
La science s’empare du corps de la nation comme un médecin le ferait du
corps d’un malade, ce qui conduit à un travail intense d’expérimentation, et à de
nouvelles découvertes qui obligent à questionner la notion de race. En cherchant
la nature physiologique des comportements humains, une autre hypothèse
s’impose peu à peu dans les milieux savants, celle du social. La trajectoire de
Gustave Le Bon est symptomatique du revirement théorique fondamental ouvert
par les sciences humaines des années 1890. Il commence sa carrière comme
médecin colonial, et défend la supériorité de l’homme blanc dans une
démonstration phrénologique (par la mesure des crânes) quelques années plus tôt
à la Société d’anthropologie. Mais en 1888, il démissionne de la Société après
avoir récusé l’hypothèse des races humaines et la pertinence de leur
classification :

Les classifications uniquement fondées sur la couleur de la peau ou sur


la couleur des cheveux n’ont guère plus de valeur que celles qui
consisteraient à classer les chiens d’après la couleur ou la forme des
poils, divisant, par exemple, ces derniers en chiens noirs, chiens blancs,
chiens rouges, chiens frisés, etc. 38.

Dans son ouvrage La Psychologie des foules publié en 1895, salué par Émile
Durkheim qui instaure au même moment la science sociologique, Le Bon se
refuse à déterminer les causes biologiques des comportements humains pour
mettre en évidence une psychologie collective, sociale, qui rejoint l’hypothèse
formulée à la même époque par Sigmund Freud d’un inconscient déterminant les
comportements individuels. De même que Freud renonce lui aussi à la médecine,
et en particulier à la pharmacopée, au profit de la thérapie des névroses et met en
évidence les mécanismes de l’inconscient, Juliano Moreira, psychiatre brésilien,
noir, est parmi les premiers à contester les effets de race supposés par Nina
Rodrigues. Il adopte les techniques aliénistes les plus pointues : organisation des
services selon les pathologies, techniques de resocialisation, ergothérapie, et
toutes les approches qui seront développées par la psychothérapie
institutionnelle, à l’Hôpital des Aliénés qu’il dirige à Rio de Janeiro depuis 1900.

En investissant les domaines de la vie sociale qui menacent plus ou moins
directement l’« ordre blanc » – à savoir la folie, l’alcoolisme, le crime, la
sexualité féminine et homosexuelle, la classification raciale –, la scène
scientifique a fini par faire émerger les principales remises en cause de la
« fiction blanche ». Le rôle des personnalités scientifiques dont la position n’est
pas directement issue de l’« ordre blanc » (juifs, homosexuels, Noirs) est à ce
titre exemplaire. À l’inverse, des scientifiques dont le statut social est renforcé
par l’ordre racial vont accentuer la posture idéologique de la race et cristalliser
une forme de déni. Cette scission au sein des milieux scientifiques s’illustre par
exemple au moment de l’affaire Dreyfus, qui déchire l’opinion française entre
1899 et 1906. Au sein de la Société d’anthropologie de Paris, les opinions sont
partagées selon des clivages idéologiques classiques : les deux fils Bertillon, le
démographe nataliste et le criminologue, se positionnent sans surprise contre
Dreyfus. Plus encore, Alphonse Bertillon, appelé à témoigner par l’accusation,
fournit une expertise qui authentifie Dreyfus comme l’auteur du fameux
bordereau (qui constitue la principale pièce à conviction à charge et se révélera
faux). Son interprétation, fondée sur un raisonnement ouvertement incohérent et
largement contesté par le monde scientifique, conduit les collègues de Bertillon à
la qualifier de « délirante ».
Il est effectivement difficile de comprendre l’attitude irrationnelle de tout un
milieu éduqué, savant, qui semble avant tout faire corps avec les groupes
dominants en Europe et en Amérique, alors même que les évidences et les
preuves s’accumulent pour dénoncer l’absence de fondement des théories
raciales. Le déni de Bertillon, qu’il partage désormais avec de nombreux autres,
rangés ponctuellement derrière l’antisémitisme, ne peut s’expliquer que par un
phénomène qui est parfaitement analysé la même année par William E. B. Du
Bois, intellectuel noir étasunien de la première génération après la guerre de
Sécession. Dans son ouvrage Les Âmes du peuple noir publié en 1903, il décrit
une « ligne des couleurs » qui traverse la société étasunienne, sur laquelle
s’étend le « voile » posé par l’homme blanc sur le peuple noir, un « voile » qui
sépare, rend invisible, comme si les Noirs n’étaient pas présents en tant
qu’individus dans la société.
Du Bois n’est pourtant pas le seul à dénoncer le préjugé racial et sa vacuité
théorique. La multiplication des publications, des orateurs et oratrices qui
s’expriment pour remettre en cause le principe de la race, que ce soit dans les
colonies européennes, dans les métropoles ou dans les nations américaines au
début du XXe siècle, s’accompagne des progrès constants des sciences humaines,
qui mettent en évidence le rôle des rapports sociaux, du phénomène de culture et
l’existence de l’inconscient. Alors qu’elle avait pris racine dans la cause
coloniale, l’anthropologie s’émancipe, au fur et à mesure des expériences
ethnographiques et de la créativité de ses auteurs. La trajectoire des chercheurs, à
l’instar de Gustave Le Bon, révèle les étapes d’une révolution copernicienne sur
la question des races. Lucien Lévy-Bruhl publie en 1910 Les Fonctions mentales
des sociétés inférieures, qui deviendra, dix ans plus tard, La Mentalité primitive
et le conduira à abandonner tout principe de hiérarchisation des cultures et des
races à la fin de sa carrière. En 1911, l’anthropologue Franz Boas fait paraître un
ouvrage au titre similaire, The Mind of Primitive Man. Après avoir séjourné
durant de longues périodes parmi des populations eskimos, il propose également
de différencier la question des races de celle des cultures et conteste les principes
de leur hiérarchie, toute culture étant selon lui le fruit d’une construction
historique. La même année, il inaugure à Londres le Premier Congrès universel
des races par une conférence qui conclut à l’inexistence des races humaines.
Pourtant, le début du XXe siècle reste marqué par la consolidation de l’ordre
racial et du principe colonial sur tous les continents. Bien que révélé par de
nombreux militants, intellectuels, savants, le déni qui fonde l’idée de race est
loin de refluer. Au contraire, une scission de plus en plus forte structure le débat
public et scientifique en Europe et dans les Amériques. Pendant que les
colonisations se poursuivent et se durcissent en Asie et en Afrique, le clivage qui
s’est formé en France dans l’opinion au moment de l’affaire Dreyfus se joue et
se rejoue dans toute l’Europe, avec pour effet de galvaniser les ferveurs
nationales. Mais l’adhésion populaire aux thèses raciales et aux intérêts
coloniaux – adhésion que les élites ont favorisée –, participe d’un jeu dangereux
dans lequel la vitalité d’une nation est rapidement confrontée à celle des autres.
C’est encore en 1911 qu’éclate la seconde crise marocaine, où les intérêts
coloniaux de la France se heurtent à ceux de l’Allemagne et qui annonce la crise
de 1914. La Première Guerre mondiale et « guerre totale », premier conflit de
« masse », aura en outre pour conséquence de faire de la race une idéologie des
foules.
CHAPITRE 12

Délires, démons, démocraties (1920-1950)

Livré à lui-même, l’indigène produit généralement juste ce dont il a besoin


pour sa consommation ; en Algérie, par exemple, presque toute
l’exportation est alimentée par les Européens. Là où l’indigène végète,
l’Européen crée des richesses pour lui et pour tout le monde.
L. Archimbaud, La Plus Grande France,
Paris, Hachette, 1928.

En agitant le chiffon de la nation pour fonder leur pouvoir politique, les


élites européennes et américaines se sont retrouvées victimes de leur succès. Les
Blancs, assemblés en frères libres, nés et grandis ensemble, dont la puissance
n’est limitée que par leur propre concurrence, finissent par s’entre-tuer. La
« fiction du Blanc » a eu un double effet, celui de souder derrière les élites une
grande partie des masses populaires qui pensent profiter de la puissance
nationale, et celui de mettre en œuvre une domination sur les non-Blancs partout
à travers le globe, domination elle-même ouverte à la compétition entre les
nations.
Les conséquences considérables de la guerre mondiale sur les sociétés
occidentales continuent d’être analysées par les historiens, mais l’expression de
« guerre totale » traduit bien les caractéristiques du conflit et explique le
bouleversement qui en résulte. La guerre fut en elle-même un processus de
masse qui a engagé des millions de civils et l’ensemble de l’économie mondiale,
et a étendu la « fiction nègre et blanche » à toutes les zones impliquées comme à
l’ensemble de la société civile. C’est à l’issue de la guerre que la race devient
une notion populaire, durablement associée au sentiment national. Le procédé de
déni que permet l’idée de la race s’arrimant à la perte de sens et au traumatisme
de la violence des tranchées subit un effet démultiplicateur qui explique les
excès, pathologiques et mortifères, qui ont conduit aux crimes contre l’humanité
pesant si lourd sur nos sociétés. C’est aussi que, loin d’avoir abattu les ardeurs
de la « fiction blanche », la Première Guerre mondiale a réactivé le ressort racial
utilisé par les gouvernements blancs, apprentis sorciers auxquels échappe la folie
populaire qu’ils ont alimentée. En particulier, la crise de la fin des années 1920 a
scellé l’articulation entre deux délires, celui du Blanc colonial et celui du
nationalisme intérieur, c’est-à-dire le fascisme. La race, fondement de cette
fiction, reste en outre une institution économique d’actualité, que ce soit dans les
colonies ou les métropoles, dans les plantations ou les villes industrielles. En
effet, par les nombreux déplacements de populations, pertes civiles et nouveaux
territoires à peupler, la première guerre rebat partout les cartes du marché du
travail, et ainsi, prolonge le recours à la violence pour réorganiser la production.

Réajustements démographiques après


la Première Guerre mondiale
À bien des égards, le caractère de « guerre totale » explique les
conséquences démographiques et sociologiques de la guerre de 1914-1918.
D’abord, les pertes humaines militaires et les mutilations ont un impact évident
sur la population active européenne à l’issue du conflit, tout comme sur la
fécondité européenne. L’arrivée de nombreuses femmes sur le marché du travail
ne suffit pas à combler les besoins de la production. En outre, la progression de
l’activité féminine, en particulier parmi les classes moyennes et supérieures, crée
de nouveaux besoins en services et travail domestique. Les accords de paix et le
traité de Versailles ont également pour conséquence de recomposer les territoires
nationaux tout comme les colonies et provoquent d’importants mouvements de
populations jusqu’à la fin des années 1930. Tous ces changements reconfigurent
les marchés du travail et les dynamiques de peuplement 1. Ils impliquent de
nouvelles migrations, suivant de nouveaux flux et destinations, vers des marchés
du travail différemment structurés (par le travail des femmes notamment).
Ainsi, les migrations qui succèdent au traité de Versailles sont liées non
seulement à la réorganisation de l’Europe en États-nations, mais aussi à la
demande des marchés du travail industriel et urbain. À travers les empires et les
nouveaux États, on voit se combiner des « achats » de travailleurs coloniaux, des
migrations encadrées des colonies vers l’Europe et des migrations internes vers
les villes. La guerre a par exemple brusquement paralysé l’important flux
migratoire européen vers les Amériques. Les Italiens cessent d’arriver à Buenos
Aires ou à New York. En conséquence, un flux de migration de Noirs étasuniens
du Sud s’établit vers les villes industrielles du Nord, en 1916 et 1920 2. On
observe les mêmes phénomènes au Brésil, où l’arrêt de l’immigration
européenne accélère les migrations depuis les zones rurales de plantations vers
Rio ou São Paulo. Globalement, ce sont les villes industrielles qui attirent le plus
de population, nationale ou internationale, intra ou extracontinentale. Mais cela
n’empêche pas la progression de la zone des plantations, en particulier là où
celles-ci changent de tutelle (les colonies des vaincus sont redistribuées aux
vainqueurs). Les grandes villes et les néoplantations sont donc les deux foyers
dans lesquels la race va être réactivée en vue d’assurer les mutations du travail
comme du peuplement.

EN VILLE : RACE ET MODERNITÉ

Les « années folles » dans les grandes villes de l’après-guerre, sous les
auspices de la modernité, voient affluer une population nombreuse en
provenance des régions de plantations – anciens journaliers, anciens soldats,
réfugiés, qui viennent rejoindre les quartiers populaires où la reprise de la
fécondité redeviendra le moteur de la croissance démographique. La
concentration d’une population noire dans les villes américaines ou dans les
métropoles coloniales a des conséquences sociales, culturelles et politiques.
Dans toutes les Amériques se forme une culture populaire, mélangeant les
pratiques des plantations à différentes traditions urbaines, comme les fanfares et
les défilés, destinée à bouleverser le monde : le blues puis le jazz en Louisiane, à
Chicago et New York, la samba à Rio, le son à La Havane ou à Mexico, la
biguine antillaise à Paris. Joséphine Baker dans sa Revue nègre est l’héroïne des
nuits parisiennes. En 1924, un cabaret nommé Le Bal nègre ouvre rue Blomet
dans le XIVe arrondissement. Il est fréquenté par les populations antillaises
émigrées mais aussi par l’avant-garde culturelle de Montparnasse, dadaïstes et
futurs surréalistes, fascinés par la chose « nègre », un terme devenu à la mode
pour désigner la musique, la danse, la sculpture, africaine ou afro-américaine. À
Rio de Janeiro, les familles noires de Bahia viennent peupler les faubourgs et y
réinventent le carnaval. Les premières sambas, composées dans les favelas près
du port, sont enregistrées dans les studios des quartiers blancs de Copacabana.
Mais cette effervescence, d’où provient quasiment toute la culture moderne
musicale et plastique du XXe siècle, ne signifie pas pour autant une intégration
des populations noires ou indigènes dans le grand chaudron de la société
urbaine. S’ils arrivent comme travailleurs libres, habitants d’une ville où, comme
tout un chacun, ils sont à la recherche d’un emploi, d’un logement et prétendent
accéder aux services de santé et d’éducation que la ville moderne promet, la
distance sociale qui sépare les Noirs du reste de la population semble plus que
jamais infranchissable : à Chicago ou à Detroit, par exemple, les Noirs ne feront
pas partie du melting-pot 3. En effet, l’angoisse des Blancs craignant la proximité
nègre suffit à former un cordon, spontané, autour du quartier noir. L’organisation
du marché, c’est-à-dire l’association des promoteurs et agents immobiliers de
Chicago, contient le périmètre de la black belt pour éviter l’effet de chute des
prix sur les biens alentour. Dans ce morceau de ville délimité par un cordon
rouge dessiné sur le plan des agences de location, la densité de peuplement est
trois fois plus importante et rapidement, les services de la ville y interviennent
trois fois moins qu’ailleurs 4. Pour les Noirs, le préjugé racial rend quasiment
impossible d’acheter ou louer un logement en dehors de cette zone. La
surpopulation et l’insalubrité, le taux de chômage et de précarité du travail, les
niveaux d’éducation, de santé, et bientôt le taux de criminalité achèvent de
fermer les portes du ghetto.
Contenir la contagion, vacciner, mettre en quarantaine : les édiles de ces
grandes villes américaines prennent soin du corps social urbain en suivant la
même approche que pour le corps de la nation. Il doit rester le plus pur, sain et
blanc possible. Au Brésil, en 1922, alors que dans la métropole naissante de São
Paulo, les artistes de l’avant-garde, tous blancs, célèbrent la « semaine de la
modernité » et pour la première fois évoquent la composante africaine de la
culture nationale, la ville de Rio organise les festivités du centenaire de
l’indépendance. Le gouvernement veut y exposer la façade civilisée du pays et
met en chantier de grands travaux de rénovation qui au passage nettoient le
centre de ses favelas et de ses cortiços (logements collectifs très bon marché où
s’entassent les habitants les plus pauvres). Partout dans le monde industrialisé, la
politique urbaine moderniste, fondée sur les principes de l’hygiène publique, se
constitue en expertise qui circule d’une capitale à l’autre, de Mexico à Chicago,
São Paulo, ou Buenos Aires… La politique de « blanchiment », désignée
désormais par le terme d’« eugénisme », s’applique à la gestion des populations
urbaines. Il s’agit en effet, selon les découvertes récentes de la biologie, de
sélectionner les individus en vue d’améliorer la race et de supprimer les éléments
qui ne sont pas « agents de civilisation 5 ».
Si les politiques urbaines et les gouvernements des années 1920 en général
visent la modernisation du corps social, la réalité oblige à compter encore
longtemps avec les esclaves. Dans les villes, les classes moyennes montantes, les
nouvelles bourgeoisies ouvrières et les petites classes moyennes, plus
nombreuses que les élites urbaines, sont les principaux employeurs de
domestiques. En outre, l’activité industrielle qui emploie presque un tiers des
actifs s’appuie sur un volant de travailleurs précaires, dans lequel puisent les
patrons d’usines pour échapper à la pression des syndicats ouvriers. Des
centaines de petites activités de services, vendeurs ambulants, cireurs de
chaussures, couturières, offrent des revenus aux populations noires américaines.
À São Paulo, on tolère les Noirs dans les interstices urbains, les rives inondables
du fleuve, au flanc des luxueux lotissements qui sortent de terre. Il faut bien
des cuisinières, nounous, domestiques, chauffeurs, jardiniers pour assurer les
conditions de la vie moderne.
L’urbanisation de la société provoque donc une grande ambivalence. D’un
côté, elle participe d’un mouvement de démocratisation et d’amélioration
générale du niveau de vie, qui suppose métissage, mixité culturelle et sociale, de
l’autre, elle maintient les populations urbaines noires et indigènes « derrière le
voile », alors même que celles-ci cohabitent physiquement, participent
économiquement, et plus que jamais contribuent culturellement à la société
dominante, urbaine et industrielle. Soit qu’elles suscitent une fascination
exotique, soit qu’elles soient rejetées frontalement, ces populations restent
l’objet d’une altérisation absolue. La race se charge de leur faire une place
familière en ville, celle de domestique.
L’« Affaire des bonnes antillaises » qui éclate en France dans les
années 1920 fournit un exemple de cette ambivalence 6. À cette époque, l’emploi
domestique en Europe est un des secteurs où la demande est particulièrement
importante. En effet, non seulement ces emplois sont affectés comme les autres
par les pertes démographiques de la guerre, mais la progression du travail des
femmes dans des emplois industriels ou de services a également augmenté les
besoins domestiques pour remplacer les mères de famille dans leur activité
ménagère. La crise de l’emploi domestique en France (20 % d’effectifs en
moins) s’explique enfin par le fait que les jeunes filles d’ouvriers ou de paysans
ne veulent pas s’engager dans cette carrière, car elles ont désormais d’autres
perspectives. En 1926, on se plaint parmi la bourgeoisie que « le type du
domestique sans spécialité, la bonne à tout faire, est peut-on dire introuvable.
C’est un métier que plus personne ne veut faire bien qu’il soit raisonnablement
rétribué maintenant 7. »
La féminisation du travail est perçue alors par un certain nombre de femmes
comme une progression sociale sur laquelle on ne pourra pas revenir, qu’il faut
même soutenir, sans pour autant renoncer au devoir de natalité qui incombe à ces
mêmes femmes dans l’Europe dévastée. Une femme émancipée, féministe et
entrepreneuse, Camille Ballofy, fait le constat suivant : « Les mamans s’épuisent
et comment leur demander de donner le jour à un nouveau bébé lorsqu’elles ont
tant de peine à élever ceux qu’elles ont. Il faut donc aider nos mamans françaises
si l’on veut remédier à la crise de la natalité. » Si la femme blanche veut
échapper au domus, elle n’entend pas renoncer à son rôle de reproductrice dans
l’ordre social blanc, qui lui confère sans aucun doute l’essentiel des avantages de
sa position sociale. Pour cela, il lui faudra des femmes « esclaves », non-
parentes, pour assurer son émancipation.
Elle-même avocate et une des premières femmes élues au barreau, Camille
Ballofy s’est lancée en 1922 dans la création d’une structure, l’« Œuvre des
serviteurs coloniaux », qui permettra de résoudre ce double problème : soutenir
l’émancipation des femmes par le travail et les aider à l’effort de reproduction
que la nation leur demande. L’association se tourne vers les colonies antillaises.
On pense y trouver facilement « la bonne à tout faire, susceptible après un
dressage en France, de devenir cuisinière ou femme de chambre, ayant des
notions sur un peu de tout ». Pour répondre aux besoins de l’émancipation de la
femme nationale, les fictions nègres réapparaissent comme par magie, intactes
malgré le discours abolitionniste. D’ailleurs, Camille Ballofy « aime très
profondément les Noires, simples, naïves, dévouées dont l’âme est toute
neuve ». Pour le commandant Reynaud, secrétaire général de l’association, « la
négresse est une enfant en tutelle qu’il faut garder contre elle-même ». Il pense
que les Antillais se sont rapprochés de la race des Français grâce à l’esclavage et
de nombreuses alliances (métissages) : « les Noirs antillais ayant conservé les
traditions du XVIIIe siècle, ils n’ont pas oublié et restent très aptes à apprendre ».
Au contraire des Soudanais qui sont encore « au premier stade et sortent à peine
de la barbarie – les Noirs antillais sont prêts à entrer dans notre vie sociale et
familiale et à devenir pour nous de très précieux auxiliaires » 8.
L’emploi des femmes antillaises comme domestiques pour les familles
blanches a déjà été expérimenté : au Canada, en 1910-1911, des Canadiens
français importent des Guadeloupéennes, qui travaillent pour 5 dollars par mois
quand les domestiques blanches en demandent 12 à 15. À l’occasion de la
promotion de son association, Camille Ballofy découvre d’ailleurs que des
familles en France ont des « mulâtresses » en esclavage. Ces dernières travaillent
toute leur vie sans salaire et sont « seulement rémunérées par l’affection ». Pour
se distinguer de cet excès, l’association s’organise comme un bureau de
placement, sur la base de contrats de trois ans. Mais l’association de Camille
Ballofy finit par sombrer dans des pratiques dignes des recruteurs d’engagés
coloniaux : les bonnes sont forcées de signer leur contrat dans les bateaux qui les
amènent, puis elles sont « obligées » de rester chez leur employeur, enfin
certaines ont dénoncé avoir été frappées en voulant quitter leur poste. Lorsque
l’entreprise lance sa campagne publicitaire, la presse fait éclater l’« affaire » :
l’arrivée des bonnes martiniquaises y est présentée comme le « péril noir »,
provoquant la fureur des syndicats de gens de maison, car le salaire des
Antillaises est cinq fois moins élevé que celui des Français (40 francs contre
250 francs minimum par mois). Finalement, à peine 415 Martiniquaises ont été
recrutées et l’association doit fermer. Mais l’entreprise n’est pas unique et elle
sera bientôt imitée : en Provence, les bureaux de placement s’organisent pour
faire venir des « boys indochinois ».
Tandis qu’au Brésil ou au Mexique, des « bonnes » continuent d’être
recrutées depuis les zones indiennes ou les anciennes régions de plantations 9 ou
encore depuis les Philippines qui fournissent un vaste contingent d’employés
domestiques dans le monde, cet épisode des bonnes martiniquaises pose une
question simple et toujours pertinente : qui est censé faire le ménage dans une
société démocratique égalitaire ?

DANS LES COLONIES

En dépit d’une certaine volonté politique des gouvernements d’après-guerre


d’humaniser les conditions de travail dans les colonies, le travail y augmente en
intensité, en particulier dans les régions qui produisent pour les nouvelles
industries, par exemple l’hévéa (le latex) pour le caoutchouc. En vingt ans, et
malgré l’interruption due au conflit, le système colonial a gagné en maturité et a
montré son intérêt justement lors des crises d’approvisionnement, en hommes et
en ressources, qui ont eu lieu pendant la guerre.
Aussi, premier point, la production coloniale, telle qu’elle existe depuis l’ère
atlantique, perdure et s’étend, accumulant les expériences de la violence
inhérentes à la traite et au travail forcé. Le régime de la plantation le plus
classique ne cède pas, au contraire : par exemple Nosy Be, une île proche de
Madagascar occupée par la France depuis 1840, commence à être exploitée
comme île à sucre à partir de 1920 10. En Asie du Sud-Est, la France lance
également de nouvelles zones de plantations, et s’appuie sur des réseaux de
« recruteurs » (« caï » au Vietnam). Les pratiques des sociétés d’émigration,
spécialisées dans le recrutement de travailleurs de plantations, sont dénoncées y
compris par l’administration coloniale, qui se pose en protectrice des engagés
face aux sociétés qui les emploient.
Dans les années 1920-1930, un accord est signé en 1928 entre le
Mozambique portugais et la compagnie minière du Transvaal pour faire venir
100 000 travailleurs par an 11. Le traitement des coolies à Ceylan montre que les
mêmes causes produisent les mêmes effets, et que ses conditions de travail
rapprochent le coolie de l’esclave. En 1914, on y enregistre des plaintes : ces
derniers dénoncent n’avoir « rien à manger », le viol des femmes et les morts
jetés dans les trous de plantation des hévéas pour y servir d’engrais 12.
L’organisation du travail dans ces nouvelles plantations annonce également la
mise en œuvre systématique de déshumanisation à l’échelle industrielle : « on
nous retira nos vêtements pour les désinfecter dans une machine, on nous
imprima une marque sur la poitrine pour les hommes et sur les poignets pour les
femmes 13 ». Toujours dans l’idée de « libérer » le travail, c’est-à-dire de le
dissocier de l’existence sociale du travailleur, les employeurs des coolies
« libèrent » également les services nécessaires à la subsistance de ce dernier :
vêtement, logement, nourriture sont confiés à d’autres « travailleurs libres »,
généralement des femmes non rémunérées qui suivent leurs compagnons sur les
plantations.
En Afrique, la politique coloniale européenne, en particulier celle des
vainqueurs du conflit mondial, amorce un tournant plus ambitieux que la simple
gestion des plantations. Elle se résume par l’expression du ministre français des
Colonies en 1921, Albert Sarrault, qui qualifie sa politique de « mise en valeur
des colonies ». En 1919, la France a créé l’Office du Niger pour soutenir les
entreprises privées agricoles dans la région. Quelques grands chantiers
d’aménagement fluvial et de transport caractérisent la nouvelle politique. Au
Sénégal, des travaux sur les routes et infrastructures permettent le
développement de l’arachide en facilitant son exportation, tandis que l’État
soutient les compagnies de sisal dans le sud de la colonie. Le gouvernement
colonial a lui-même recours au travail forcé pour réaliser ces différents projets.
Jules Cardes, gouverneur de l’A.-O.F. en 1922, utilise toujours l’argument de la
civilisation, devenu désormais un horizon inatteignable pour le colonisé, pour
justifier la violence :

Bien que nos sujets aient montré une sincère volonté à briser leur
paresse atavique et à sortir de la misère, ils sont encore loin d’atteindre
un rythme moderne de civilisation. Il y en a même qui persistent à
penser qu’ils ont le droit de ne plus rien faire dès lors qu’ils ont mis
assez de côté pour maintenir leur rythme de vie végétatif. Nous leur
ferons comprendre que personne n’a le pouvoir d’échapper à la loi du
travail 14.

Les conditions de travail sur ces chantiers sont sordides : celui du chemin de
fer Congo-Océan est spécialement consommateur en vies humaines et fait l’objet
de dénonciations féroces, celle d’André Gide dans Voyage au Congo en 1926 ou
du journaliste Albert Londres, qui publie son récit de voyage, Terre d’ébène, en
1927. Les grands chantiers drainent à nouveau d’importants flux de main-
d’œuvre, et des régions sont considérées comme de nouvelles réserves de
captifs, d’autant que la France ne cherche pas à remettre en cause les esclavages
existants :
Chaque Noir, en dehors de l’impôt, doit de sept à quinze jours de
prestations par an. Ce sont les captifs qui les font. Au nom de la loi
blanche, chacun ne doit que ses quinze jours ; au nom de la coutume
noire, le captif doit quinze plus quinze plus quinze… tout ce que les
autres ne font pas ! Ainsi tout le monde est content. La loi blanche est
humaine et les coutumes d’Afrique sont respectées ! C’est le captif que
l’on recrute pour l’armée. […] C’est le captif qui constitue les
compagnies de travailleurs. Là, il en a pour deux ans. C’est lui qui
creuse le canal de Sotuba. Lui qui a fait et lui qui fait les chemins de fer
du Sénégal, du Soudan, de la Guinée, de la Côte d’Ivoire, du Togo, du
Dahomey. Du Congo ! Nous arriverons au Congo, soyez patients ; nous
aurons chaud, mais ce ne sera pas pour rien ! L’argent qu’il reçoit, il le
remet à son chef. C’est le captif qui ouvre les routes et les répare. C’est
lui qui m’a porté, ainsi que mes caisses de conserves et ma valise. Ma
pauvre chère vieille valise en peau de cochon, avais-tu l’air assez ahuri
sur la tête de Mamadou, à travers la grande forêt ! C’est le captif qui,
pendant des jours, arpente la savane, trente kilos de manioc en charge,
suivi de ses femmes et de ses enfants, lamentable kyrielle pour ravitailler
les chantiers de la civilisation 15 !

Les dénonciations dans l’opinion publique tout comme la volonté des


gouvernements radicaux et socialistes en métropole de se montrer humanistes
face aux appétits des capitalistes conduisent finalement les administrations en
Afrique et en Asie à adopter des législations du travail, qui miment celles de la
métropole tout en maintenant les caractéristiques du travail forcé (endettement,
possibilité donnée à l’employeur d’exiger un travail supplémentaire à sa guise) 16.
La France d’ailleurs ne vote pas la convention de Genève (établie par le Bureau
international du Travail) de 1930 sur l’interdiction du travail forcé. Au contraire,
elle met en œuvre la même année une législation qui définit les travaux de cas de
force majeure ou coutumiers.
Mais l’exploitation des colonies implique que ces logiques se combinent à
d’autres, incluant des politiques de peuplement, de fixation de la main-d’œuvre
et de sa reproduction naturelle sur place. Le gouvernement colonial est conduit à
distinguer les prolétaires des travailleurs esclaves ou pseudo-esclaves.
Dans son programme de « mise en valeur » des colonies, Albert Sarrault parle de
la nécessité de « conservation de la race », c’est-à-dire de « faire du Noir » grâce
à des installations sanitaires adaptées. La France développe une médecine
militaire (contrairement aux Anglais, Belges ou Hollandais qui ont une médecine
civile) et fait installer quatorze instituts Pasteurs outre-mer. Le cas de la Haute-
Volta, colonie française créée en 1919, montre comment les différents statuts du
travail peuvent être mis en tension. Un mémoire de l’administration coloniale
insiste sur le fait qu’il y faut « des œuvres d’assistance et d’enseignement pour
l’amélioration de la race et l’accroissement de la population, pendant que la
main-d’œuvre pourrait être réservée aux grands travaux ou aux grandes
entreprises sans lesquels le développement de l’A.-O.F. et le ravitaillement de la
Métropole seraient définitivement compromis 17 ».
La répartition de la population active sur le territoire et la concurrence entre
les colonisateurs obligent les gouvernements coloniaux à une politique qui soit à
la fois de déplacement (pour redistribution) et de peuplement. Le gouverneur
général de l’A.-O.F., Gabriel Angoulvant, donne ainsi en 1921 son diagnostic
sur l’exploitation du pays mossi :

Le Mossi est très peuplé par comparaison à la densité des régions


environnantes. Les ressources naturelles sont faibles. Et comme ses
habitants sont naturellement portés, pour gagner quelque argent, à aller
offrir leurs services en Gold Coast, il importe de faire le possible pour
que cette main-d’œuvre profite à des colonies françaises plutôt qu’à une
colonie étrangère. C’est pourquoi nous sommes en droit de compter sur
la main-d’œuvre du Mossi pour exploiter des régions moins favorisées
en habitants, mais plus riches en ressources naturelles. Tel est le
problème 18.
Voici comment Albert Londres décrit la manière dont ce « problème » est
traité par les autorités coloniales :

Ainsi nous arrivons en Haute-Volta, dans le pays Mossi. Il est connu en


Afrique sous le nom de réservoir d’hommes : trois millions de nègres.
Tout le monde vient en chercher comme de l’eau au puits. Lors des
chemins de fer Thiès-Kayes et Kayes-Niger, on tapait dans le Mossi. La
Côte-d’Ivoire, pour son chemin de fer, tape dans le Mossi. Les coupeurs
de bois montent de la lagune et tapent dans le Mossi. Et l’on s’étonne
que le Soudan et la Haute-Volta ne produisent pas encore de coton ! Des
camions et des rouleaux à vapeur ! Voici mille nègres en file indienne,
barda sur la tête, qui s’en vont à la machine ! au chemin de fer de la
Côte-d’Ivoire, à Tafiré. Sept cents kilomètres. Les vivres ? On les
trouvera en route, s’il plaît à Dieu ! La caravane mettra un mois pour
atteindre le chantier. Comme le pas des esclaves est docile ! Des
hommes resteront sur le chemin, la soudure sera vite faite ; on resserrera
la file. On pourrait les transporter en camion ; on gagnerait vingt jours,
sûrement vingt vies. Acheter des camions ? user des pneus ? brûler de
l’essence ? La caisse de réserve maigrirait ! Le nègre est toujours assez
gras 19 !

Pour organiser ces déplacements, la « politique des races » de Merlaud-


Ponty est prolongée par la politique des « notables ». Un Conseil des notables est
créé en 1919 pour le Soudan français (Mali) qui doit organiser
l’approvisionnement en main-d’œuvre des plantations de sisal dans la région du
fleuve Sénégal (zones peu peuplées), suite à la crise du sisal mexicain. Cette
politique des chefs vise à favoriser voire construire une responsabilité des « big
men », c’est-à-dire ceux qui ont accès aux terres et au travail des dépendants par
le mariage, puis la polygamie.
Faire des familles de nègres, reproduire et fixer des travailleurs libres, est
une aporie déjà éprouvée en Atlantique, car peuplement et travail esclave restent
inconciliables. Comme lors de la politique « nataliste » à la fin de la traite, il est
impossible de « faire du Noir » si le Noir reste le travailleur esclave dans
l’économie et la société qui l’emploie, c’est-à-dire un non-parent. La violence
sociale, physique et symbolique des colonisateurs sur les populations indigènes
est une impasse pour les politiques de peuplement. Pour certains, il faudra donc
compter sur les forces de la natalité blanche pour exploiter les ressources
coloniales. C’est par exemple le projet de Léon Archimbaud, député du parti
radical, qui publie en 1928 La Plus Grande France où il signale la nécessité de
« peupler nos colonies pour y faire du paysan français ».
Ce tournant dans la politique coloniale, au début des années 1930, ne peut
que raviver la violence de la frontière symbolique instituée entre le parent et le
non-parent. C’est l’heure du délire racial.

Années 1930, la foule raciste


Plusieurs éléments sont à l’origine de l’immense brutalité qui s’empare des
sociétés occidentales dans les années 1930. Ils ont été maintes fois identifiés et
analysés : les conséquences du traumatisme de 1914-1918, l’absurdité du travail
industriel et l’accélération des rythmes dans différents domaines (transport,
communication, technologies), enfin la brutalité de la crise économique. La
« foule » qui est née dans les villes de la fin du siècle précédent, objet de la
sociologie naissante, se débat de toutes parts entre tentations révolutionnaires et
fascistes. Les déplacements de populations, les soubresauts du conflit mondial
aiguisent des rivalités qui s’exacerbent dans la crise de 1929, et crispent des
mécanismes de défense s’appuyant sur l’identité nationale. Depuis 1917, des
clivages inédits entre nationalisme et socialisme forment les camps d’une
nouvelle guerre, à la fois civile et mondiale, qui trouvent une première
expression en Espagne en 1936 à travers le conflit entre franquistes et
républicains. Mais si cette histoire est bien connue, il faut là encore s’interroger
sur son articulation avec la violence coloniale à cette même période, autrement
dit le devenir de l’« expérience nègre » et de la domination du Blanc dans les
sociétés contemporaines. Pourquoi est-ce précisément autour de la fiction de la
race que la crise européenne se cristallise, jusqu’au paroxysme qu’est sans aucun
doute la destruction des juifs et tziganes d’Europe par le régime nazi ?

DEUX CRISES RACIALES AU TOURNANT DES ANNÉES 1930

Une crise raciale se produit au cours des années 1930 dans les sociétés où la
frontière entre nègre et Blanc est la plus menacée : les sociétés postesclavagistes
démocratiques, où l’apparentement des Noirs avec les classes populaires
blanches apparaît inévitable. Deux situations critiques surgissent simultanément
dans d’anciennes colonies britanniques, qui ont historiquement combiné
peuplement européen, prolétariat blanc et travail esclave : en Afrique du Sud et
aux États-Unis.
Pays indépendant du Commonwealth depuis 1910, l’Afrique du Sud forme
difficilement une société nationale regroupant populations boers, Anglais
coloniaux et Bantoues (« cafres »). Les Boers, petits colons blancs et pauvres
d’origine hollandaise, forment un prolétariat qui est employé dans les mines du
Witwatersrand. La crise de la production en 1922, à laquelle le patronat minier
répond par le licenciement et la baisse des salaires, entraîne une révolte ouvrière
sans précédent, la révolte du Rand, qui défend le privilège racial des ouvriers
blancs tout en résistant au patronat colonial. Entre exacerbation du sentiment
national boer et révolte ouvrière que les communistes hésitent à soutenir, le
mouvement social est à l’origine du succès électoral du « Parti national », et
conduit James Hertzog au pouvoir jusqu’en 1939. Le parti qui défend les intérêts
des Afrikaaners met en place les principes de l’apartheid : l’affirmation du
privilège blanc sur les terres, les emplois et les droits politiques, ainsi que la
ségrégation avec les territoires bantous, d’abord sous le prétexte de les protéger
de l’acculturation urbaine et industrielle inévitable qui se profile 20, puis avec la
volonté claire de mettre en œuvre une politique d’exclusion des Noirs de la
nation sud-africaine. Ces principes seront constitutionnalisés dans le régime de
l’Apartheid en 1948.
À la même époque, aux États-Unis, c’est encore les classes populaires
blanches qui s’emparent de la « fiction blanche » pour répondre à l’agression du
capitalisme, et en particulier la crise de 1929, et la concurrence des migrants sur
le marché du travail. Alors que la xénophobie gagne les mouvements syndicaux
ouvriers dans toute l’Europe, y compris dans des secteurs acquis au
communisme, le Ku Klux Kan (KKK), formé soixante ans auparavant dans les
États du Sud en réaction à l’abolition de l’esclavage, devient au milieu des
années 1920 un mouvement de masse regroupant 5 millions d’adhérents.
L’organisation suprémaciste blanche recrute non seulement dans les États du
Sud mais aussi partout où la concurrence sur le marché du travail active à la fois
la xénophobie et la hantise de l’affiliation nègre, qui porte, plus que la menace
d’un déclassement, une possible expulsion symbolique de l’humanité nationale.
La nation et la défense de la nation sont le point de départ de la popularisation du
mouvement, menée par Williams J. Simmons, lui-même engagé derrière le
président Woodrow Wilson, Sudiste et défenseur de l’autodétermination des
peuples à Versailles. À partir des années 1920, Simmons réussit à faire du
mouvement un parti populaire, patriote, engagé pour les valeurs de l’homme
blanc : autodétermination, liberté d’entreprise, individualisme et respect absolu
de la propriété. En plus de protéger les ressources nationales contre les étrangers
(Irlandais, Polonais, Italiens, Mexicains catholiques, Asiatiques), les militants du
KKK sont les pourfendeurs de tout ce qui pourrait mettre en cause le monopole
du chef de famille propriétaire sur la parenté : le communisme, le syndicalisme,
le judaïsme, mais aussi toute forme de contestation politique du pouvoir du père
(féminisme, athéisme) ou son altération (alcoolisme, crime organisé), ainsi que
la mise en cause de son contrôle de la sexualité (prostitution, mœurs libérées et
homosexualité). Cette fois encore, la défense de la suprématie blanche réussit le
tour de force d’articuler les intérêts coloniaux et patronaux à des mouvements
sociaux populaires, la « fiction nègre » servant d’exutoire commun pour exercer
une violence, physique, salariale et politique à la fois.
ENTRE DÉNI ET FASCINATION

Dans ce même contexte, au milieu des années 1920, Gilberto Freyre, le


sociologue qui écrira quelques années plus tard le premier essai sur les relations
raciales au Brésil, Maîtres et Esclaves, est en train d’étudier et de voyager aux
États-Unis. Lui-même alors fervent défenseur d’une ségrégation raciale qu’on
pourrait qualifier de maniaque, il est impressionné par les Blancs sudistes qui
revendiquent la plus froide brutalité vis-à-vis des Noirs. En 1926, dans un article
pour la presse brésilienne, Gilberto Freyre évoque la forte impression que lui a
laissée Benjamin Tillman, militant virulent contre la « mulâtrisation » de la
société dans le Sud, qui se vante d’avoir regardé sans ciller l’exécution publique
d’un député noir 21. Que peut signifier cette scène, et la fierté de Tillman comme
de Freyre à la restituer ? Il ne peut s’agir de simple xénophobie, ni même
d’exaltation nationale. Il y a ici une « expérience nègre » qui se rejoue, dont la
violence ne faiblit ni ne soulage. Cette fascination inquiète tant Gilberto Freyre
qu’il s’interroge sur sa propre attitude et entame alors la prise de conscience qui
le conduira à chercher à soulever le « voile », et ainsi à rédiger son ouvrage
Maîtres et esclaves.
L’introspection de Gilberto Freyre le mène à une réflexion sur une sorte
d’inconscient brésilien où la part africaine serait importante, et qu’il est
nécessaire d’accepter. La même année, en 1926, Arthur Ramos, jeune psychiatre
de Bahia, a une démarche similaire. Il défend sa thèse de médecine sur le thème
« Primitivisme et folie ». Il s’inspire des thèses de Lucien Lévy-Bruhl
récemment publiées sur la « mentalité primitive » pour expliquer des
phénomènes psychologiques : « des expressions morbides de la part primitive
qui reste suffoquée dans chaque sujet, et, au-delà du sujet, dans sa propre
culture ». Tout comme les surréalistes parisiens devant l’art « nègre », il établit
un parallèle entre la folie, l’art, le rêve et le primitivisme. Ainsi, le conflit entre
la part « suffoquée » inconsciente, qui serait évoquée par l’Afrique primitive, et
le moi « civilisateur » constituerait la source de la névrose ou de manière
générale de la pathologie psychique. Face à ce conflit, le psychiatre esquisse une
clinique qui met en évidence la fonction du « voile » dans l’inconscient et la
« part africaine » qu’il dissimule au sujet.
À la fin des années 1920, quelque chose bascule. Juliano Moreira, le
psychiatre qui dirige l’Hôpital des Aliénés de Rio depuis plus de vingt ans, lui-
même noir et en même temps adepte des thèses eugéniques, qui selon lui
devraient définir la politique de tri migratoire telle qu’elle se pratique à l’époque
à Ellis Island, ne peut totalement reprendre à son compte l’hypothèse raciale.
Après trente ans de pratique médicale et psychiatrique au cours desquels il s’est
systématiquement positionné à la pointe et à l’avant-garde des savoirs dans ce
domaine, toujours connecté aux dernières recherches internationales, il entend
démontrer dans une conférence à la faculté de médecine de Hambourg, en 1929,
que l’hypothèse de la race n’est pas tenable. Il affirme que les variations
psychologiques manifestées par des individus appartenant à différents groupes
raciaux seraient conséquentes, avant tout, des différents niveaux d’instruction et
d’éducation, concluant que « des individus de groupe considérés inférieurs, s’ils
étaient nés et éduqués dans une grande ville, montreraient un meilleur profil
psychologique que des individus d’extraction nordique dans des zones reculées
de l’intérieur 22 ».
Comme Gilberto Freyre qui s’est mis au même moment, lui aussi, à la
lecture des anthropologues, notamment d’Edgar Roquette Pinto qui étudie les
peuples d’Amazonie et de l’intérieur du Brésil, et à se plonger dans la
documentation de la part noire de l’identité brésilienne, Arthur Ramos décide à
son tour de s’intéresser aux matériaux ethnographiques laissés par Nina
Rodrigues, qui avait exploré le premier les pratiques religieuses afro-brésiliennes
au début du siècle. En 1933, l’année de la sortie de Maîtres et Esclaves, Ramos
publie O negro do Brasil (Le Noir du Brésil) 23, texte dans lequel il met au point
la notion d’inconscient folklorique brésilien, sorte de mélange entre un
inconscient « ancestral », dit primitif, qui rejoint l’inconscient collectif conçu par
Gustav Jung, et un inconscient grégaire, qu’il appelle aussi « interpsychique ». Il
introduit tout simplement la notion d’évolutionnisme culturel, qui, sans résoudre
encore les questions d’inégalités, en désamorce définitivement les causes
physiologiques établies par le racisme scientifique.
Cela ne veut pas dire, encore, ni pour Freyre ni pour Ramos, ni encore moins
pour Jung, que le clivage entre nègre et Blanc, entre Blanc et non-Blanc, puisse
d’un coup s’évanouir. Ils restent des hommes pris dans leur société et qui sont
loin de se défaire de leurs habitus racistes. L’inégalité raciale sera remplacée par
l’inégalité des cultures. Jung par exemple déclare que « l’inconscient aryen a un
potentiel plus élevé que l’inconscient juif », et explique à la société
psychologique de Bâle en 1934 :

Au début de mon séjour en Afrique, j’étais étonné de la brutalité avec


laquelle les indigènes étaient traités, le fouet étant monnaie courante ;
tout d’abord cela m’a paru être superflu, mais je dus me convaincre que
c’était nécessaire, j’eus dès lors en permanence mon fouet en peau de
rhinocéros à mes côtés 24.

De même, Julien Huxley, frère de l’écrivain Aldous Huxley et scientifique


anglais qui jouera un grand rôle dans la formation de l’Unesco après la guerre,
est déjà fortement engagé, dès les années 1930, à décomposer l’hypothèse
raciale comme notion biologique, et à la faire glisser vers une approche plus
culturelle, ou du moins « ethnique ». Cela ne l’empêche pas d’écrire :

L’existence de différences génétiques marquées dans les caractères


physiques (c’est-à-dire entre les Jaunes, les Noirs, les Blancs et les
Bruns) rend probable, à première vue, qu’il existe également des
différences dans l’intelligence et le tempérament. Par exemple, je
considère comme absolument probable que les nègres authentiques ont
une intelligence moyenne légèrement inférieure à celle des Blancs ou
des Jaunes 25.

Le « voile » résiste, malgré la présence toujours plus forte de voix littéraires,


politiques, artistiques noires, indigènes, colonisées qui le dénoncent et le rendent
inepte. Ce « voile » couvre les Noirs au regard des Blancs, et prétend masquer
leur humanité commune. À nouveau, faire violence aux Noirs est à la fois la
preuve, sans cesse à rétablir, de leur extériorité absolue, et la conséquence du
gouffre que ce « voile » inflige. Cette violence spécifique, toujours en
mouvement, est en train de s’emparer de la foule.
À la différence du Sud étasunien où le petit Blanc (celui qui se croit blanc
comme dit James Baldwin) est sans cesse, dans son quotidien et ses rapports
sociaux en général, ramené à l’« expérience nègre », le petit Blanc européen ne
s’incarne qu’en milieu colonial, auprès des indigènes sur lesquels il jette un
« voile » comparable à celui dont parle Du Bois. Les scènes coloniales se
durcissent dans les années 1930, dans un crescendo qui rappelle la période de fin
de l’esclavage dans le premier tiers du XIXe siècle : plus le paradoxe de la
« fiction blanche » devient flagrant, plus la violence est nécessaire pour la
justifier. Le déni y est une nécessité psychique et politique, formulé par les
gouvernants de manière candide. Édouard Daladier, ministre des Colonies de
1924 à 1926, se rappelle ainsi dans ses mémoires que :

Cependant, les Noirs libérés restés dans l’île avaient acquis, peu à peu, le
goût du travail et la prospérité qui en a résulté est telle que la Martinique
aujourd’hui est un des pays les plus riches et les plus peuplés du globe.
La France n’a rien à regretter de son œuvre émancipatrice. En effet, la
caractéristique de la race nègre est la bonté, la reconnaissance et
l’attachement. Nous le constations d’ailleurs dans le tirailleur sénégalais,
mais encore bien mieux chez les Martiniquais. La Martinique devenue
française de cœur vibre à l’unisson de la Mère Patrie 26.

Au même moment, dans les plantations de la société Michelin au Tonkin, à


Dau Tieng, les coolies qui se révoltent contre les conditions extrêmes de travail
se font tirer dessus. L’administration française est obligée d’alerter le
gouvernement sur le comportement sadique des directeurs : « de tout temps les
coolies de Dau Tieng m’ont apparu être traités comme des prisonniers, comme
de pauvres loques que les assistants accablaient de leur mépris et de leurs injures
à défaut de coups 27 ».
La situation s’aggrave du fait que, à partir de 1932, les colonies constituent
une solution de repli face à la crise mondiale, les métropoles tentant de
s’appuyer sur ces marchés captifs pour leur industrie. L’office du Niger insuffle
une politique de « pôle de développement », et des centaines de milliers de
Mossis sont « transférés » dans les villages de colonisation. Le problème de cette
politique est son ambiguïté entre travail esclave (déplacement de la main-
d’œuvre pour en exploiter immédiatement la force de travail) et peuplement de
prolétaires, c’est-à-dire la constitution d’un stock de main-d’œuvre stabilisé,
dont les travailleurs prennent en partie sur eux la contrainte du travail, en vue
d’élever leurs enfants. Or, cette dernière option n’est pas tenable. D’un côté, en
1937, les ouvriers des villages mossis sont captés par des entrepreneurs
coloniaux qui les affectent à des plantations dans d’autres régions, les
« retiennent » plusieurs mois. De l’autre, la politique de villages de colonisation
se confronte à une difficulté. Après dix ans, force est de constater que les
femmes ne viennent pas rejoindre leurs compagnons 28.
C’est avant tout parce qu’elles assurent la subsistance des travailleurs simili-
esclaves que les femmes indigènes sont nécessaires à l’économie coloniale. Elles
constituent alors un autre volet de la captation et de l’objectivation du travail. On
leur délègue (sans les rémunérer) les services de cuisinières, ménagères,
prestations qui dans l’esclavage atlantique étaient intégrées à l’économie
générale de la plantation. Faire venir des femmes sur les chantiers où le travail
colonial est forcé ou fortement encadré constitue la solution proposée à la même
époque au Tonkin : en travaillant 10 heures par jour, les ouvriers n’ont pas le
temps ni l’énergie pour cuisiner. Ils se nourrissent mal et cela pèse sur la
productivité du chantier 29. Par extension, la présence des femmes est considérée
comme un facteur de productivité. « À partir des années 1930, l’administration
coloniale commença également à craindre un dépeuplement de l’A.-O.F. du fait
des recrutements excessifs pour les chantiers coloniaux. C’est également dans ce
cadre qu’il faut comprendre la mise en place de programmes de sédentarisation
sur ces plantations, programmes qui reconnaissent désormais officiellement
l’importance de la famille pour l’équilibre affectif, social et économique des
travailleurs 30. »
La chosification de l’homme indigène comme néo-esclave et de la femme
indigène comme reproductrice de cette main-d’œuvre trouve un aboutissement
en 1939 à travers la création du service de travail obligatoire (MOI, Main-
d’œuvre indigène), qui doit alimenter les chaînes de production en métropole
après la mobilisation générale pour la guerre. Selon la politique du MOI, les
familles indigènes doivent « donner un fils » à la France, c’est-à-dire y envoyer
un ouvrier, pour les usines ou d’autres zones de plantations. Jusqu’à la fin de la
guerre, la question de la main-d’œuvre est si aiguë que la France finira par
affecter des contingents militaires pour la production de sisal, par y introduire le
travail forcé des enfants en 1940, et encore par puiser dans les villages mossis de
Haute-Volta, considérée comme un réservoir de main-d’œuvre 31.
Les patrons, les contremaîtres, les colons qui viennent de métropole et dont
beaucoup y repartent dès qu’ils le peuvent, l’administration et la police, c’est-à-
dire tous ceux qui font vivre physiquement et psychologiquement l’ordre racial,
ont besoin de la « fiction du Blanc », c’est-à-dire d’un déni de l’« expérience
nègre » et de la violence coloniale. Pendant que les gouvernements assènent
l’« ordre blanc » par des formules sereines, les entrepreneurs coloniaux
travaillent l’opinion publique, cherchent une base populaire. L’Exposition
coloniale, organisée à Paris en 1931, qui met en scène des zoos humains dans le
bois de Vincennes 32, attire 8 millions de visiteurs, 33 millions de tickets sont
vendus (4 à 5 entrées en moyenne par visiteur entre mai et novembre), ce qui en
fait la plus grosse manifestation depuis l’Exposition universelle de 1900. Ce
succès est la preuve qu’il se forme alors une « conscience populaire coloniale »,
qui a récemment adopté la « fiction blanche », notamment grâce aux manuels
scolaires de l’école de la IIIe République 33. Saisie de fascination, de déni et de
perversion, la foule parisienne en particulier se passionne pour la chose nègre.
Simone de Beauvoir témoigne de cette transe encore à la fin des années 1930, en
relatant ses soirées au Bal nègre : « Le dimanche soir, on délaissait les amères
élégances du scepticisme, on s’exaltait sur la splendide animalité des Noirs de la
rue Blomet 34 ». Derrière le « voile », Aimé Césaire est alors à Paris. Il danse
peut-être rue Blomet. Il suit des études littéraires. Quelques années plus tard il
publie Cahier d’un retour au pays natal dans lequel le mot nègre devient la clé
de tout récit de l’humanité, sa définition ultime.
Miroir inversé de cette obsession des avant-gardes et des foules qui se
rendent à Vincennes, les colonisateurs développent une fixation très concrète sur
l’homme noir ou indigène. Comme le résume F. Cooper : « La main-d’œuvre
masculine, son recrutement et son drainage vers les pôles de mise en valeur, fut
une priorité et une quasi-obsession pour l’administration coloniale. Il s’agissait
avant tout de savoir combien de travailleurs elle pouvait réussir à obtenir et quel
degré de coercition pouvait-elle faire peser sur eux, sans être accusée pour autant
de recours au travail forcé, ni de désagrégation de la société indigène 35. » En
même temps, les autorités coloniales craignent de plus en plus, surtout depuis la
crise, le développement d’un prolétariat africain oisif et détribalisé en marge des
villes coloniales 36 et l’homme noir libre, qui ne serait pas entièrement canalisé
vers le travail colonial, devient également une menace sexuelle, dont la
représentation est toujours hypersexualisée.
Dans les espaces de plantation et de travail forcé, le petit Blanc est donc
conduit à prolonger et faire sien le délire d’une toute-puissance coloniale, ce que
les métropolitains n’ont pas à expérimenter directement. Mais, en Europe, la
« fiction du Blanc » reprend facilement du service. Car, en ces temps de crise,
l’identité des « libres », la fraternité de sang, ne se construit qu’en miroir et aux
dépens d’autres catégories du monde vivant – esclaves, non-parents, machines
reproductrices, déviants – qu’il s’agit de maîtriser, d’abuser ou même
d’éradiquer. Le peuple national, foule démente maniée par son leader, est devenu
un organisme vivant, un objet de la biologie qui inspire des fantasmes de
contrôle en même temps que des pulsions expansionnistes. Les « vaincus » de la
Première Guerre mondiale entament un repli sur l’idée de nation, en font même
la trame d’un délire : la nation pure qui unit les frères de sang est redevenue la
horde originelle des premières invasions barbares. La conquête et la formation
d’un empire sont également dans son ADN et la violence son principal ressort
politique. Dès 1920, des pogroms ont lieu en Ukraine et en Russie, pendant que
les milices fascistes se développent en Italie puis au Portugal et en Espagne.
Trois empires autoritaires (Japon, Italie, Portugal), alors en croissance
démographique, relancent le principe de la colonisation de peuplement,
rejoignant le programme pour « l’espace vital » de Hitler. Les Japonais
colonisent Hokkaido, puis les îles du sud d’Okinowa, Formose et la Corée. Dans
les années 1930, des Coréens doivent migrer en Mandchourie, poussés par les
autorités japonaises, pour peupler leur État fantoche, tandis que de nouveaux
impôts font fuir au contraire les paysans : beaucoup partent s’installer au Brésil,
au Pérou, à Hawaï et aux Philippines, et d’autres sont requis pour la colonisation
de la Mandchourie. Des colonies de peuplement sont aussi entreprises par le
régime de Mussolini, en Lybie et en Éthiopie, qui envoient des centaines de
milliers d’Italiens vers l’Afrique, tout comme le dictateur portugais Salazar
pousse des dizaines de milliers de volontaires vers ses nouvelles colonies du
Mozambique et de l’Angola.

À la fin des années 1930, le chaos est complet, entre les exacerbations de la
violence raciale à usage populiste, les expériences coloniales toujours plus
extrêmes, et, de l’autre côté, la défense des intérêts humanistes, démocratiques,
communistes, où pour autant le « voile » sépare toujours les égaux des autres,
voire accompagne la mutation démocratique pour mieux la servir. Car,
décidemment, si la science peut émanciper, la blancheur de la majorité des
scientifiques reprend rapidement la main. Pour autant, même si elle est
incomplète, la démarche scientifique dans son ensemble est désormais engagée à
« débiologiser » la race et à souligner le contexte familial, économique,
sociologique, culturel pour expliquer les inégalités, et ainsi à s’intéresser à
l’analyse même de ces contextes, autrement dit à pratiquer les différentes
sciences humaines contemporaines. Alors que, depuis les années 1860, les
scientifiques s’étaient attelés à rechercher la réalité physiologique de l’hypothèse
raciale, tout comme celle de la folie ou du crime, pour mieux la soigner et
prendre en charge le corps social, ils s’orientent dans l’entre-deux-guerres vers
une hypothèse inverse, celle du caractère construit, historique et culturel des
rapports sociaux. Ainsi, la possibilité de la cure est de nature différente : elle ne
peut être que politique. C’est finalement un scientifique noir, médecin lui aussi,
qui ira au bout de cette révolution du savoir. Frantz Fanon, psychiatre antillais
formé à Paris, exercera après la Seconde Guerre mondiale en Algérie française.
D’une thèse sur la mise en évidence de causes génétiques et biologiques dans
certaines affections psychiatriques, en passant par les rapports sociaux que sa
peau noire lui impose dans les milieux parisiens (Peau noire, masques blancs) 37,
il en vient, par son expérience en milieu colonial – il exerce à l’hôpital de Blida
en Algérie –, à articuler la cure avec l’émancipation générale de l’indigène et
s’engage dans la guerre de décolonisation (Les Damnés de la terre) 38.
En attendant Fanon, l’Europe est encore loin de se libérer de ses démons. À
la fin des années 1930, elle dérive dans un délire du Blanc qui la conduit à un
terrible passage à l’acte collectif, la « Solution finale ». La découverte des camps
nazis par les Alliés en 1945, incrédules et hallucinés, constitue un dénouement
important à la fiction de la race, dès lors que celle-ci est au cœur de l’idéologie
qui mena à une telle catastrophe. Désormais, et ce sera le rôle de l’Unesco de le
verbaliser, l’ordre mondial ne peut reposer que sur le refus de la race et de ses
principes de violence. Les Nations unies, vainqueurs et vaincus, devront
d’ailleurs envisager la fin de la colonisation, contraire aux principes
démocratiques qui ont été réinstitués par la Déclaration universelle des droits de
l’homme en 1948. En 1947, Houphouët-Boigny fait voter la fin du travail forcé
en A.-O.F., et depuis deux ans les Antilles sont devenues des départements
français dans lesquels s’exercent les mêmes droits civils et la même citoyenneté
qu’en métropole. En 1950, l’Unesco fait paraître la « Déclaration d’experts sur
les questions de race » signée par huit des plus grands anthropologues mondiaux
dont l’Étasunien Franklin Frazier, le Brésilien Luis Costa Pinto et le Français
Claude Levi-Strauss, qui proclament ainsi à la tribune du monde, que « la race
n’existe pas ». Ils font apparaître la « fiction blanche » comme telle : une fiction.
Cela devrait être la fin de ce livre.
CONCLUSION

L’intrigue de la race

Ce pourrait être la fin de ce livre, comme le début. Nous n’en avons pas fini
avec la race. Il n’a pas suffi que la science décrète l’ineptie de la théorie raciale
ni de dénoncer ses effets politiques pour restituer les principes d’égalité qui
avaient été enclenchés par les révolutions modernes. Une décennie après le
discours sur les races de l’Unesco, le mouvement pour les droits civiques aux
États-Unis commence à peine à gagner un espace politique, tandis qu’à Paris, en
octobre 1961, la police tire sur la foule. Il faut attendre 1994 pour voir se
dissoudre le régime de l’Apartheid en Afrique du Sud. Chaque jour, des crimes
raciaux sont commis par la police des principales démocraties occidentales 1. Des
massacres à caractère racial éclatent encore, comme à Charleston en 2015 où un
extrémiste suprémaciste blanc a ouvert le feu sur une assemblée noire réunie
dans une église. Des insultes publiques sont encore notre quotidien malgré leur
illégalité.
Et puisque, bien qu’elle n’apparaisse pas dans le titre tant il est difficile de
composer mentalement la réalité qu’elle désigne, la race est bien le sujet de ce
livre, il faut maintenant tirer les conclusions de notre enquête historique et, en
premier lieu, établir que la race n’est pas uniquement l’affaire des racistes.
Certes, le racisme violent n’a pas disparu et obtient même régulièrement
quelques victoires politiques et morales, mais le reflux du populisme raciste est
bien réel. Là n’est peut-être pas notre plus grand problème.
Car, au-delà de ses manifestations virulentes, proférées par des individus ou
des groupes qui se positionnent hors système et font de la violence raciale leur
contestation de l’ordre social (suprématistes blancs, skinheads, etc.), la race
continue largement d’organiser les rapports sociaux dans nos démocraties, tout
comme les relations entre les États-nations. Une petite expérience simple
pourrait le démontrer : en nous rendant dans un bâtiment public important
comme un musée ou une université, nous ne nous étonnons pas de trouver
chacun à sa place, selon le statut racial que nous avons mémorisé depuis des
temps plus anciens : nous savons, inconsciemment sans doute, associer des
phénotypes et origines géographiques aux individus que nous percevons comme
les vigiles, les personnels de ménage, les employés administratifs, ceux qui
occupent les postes de responsabilité. Dans les salles de classe de l’Éducation
nationale, nous savons également par avance les attitudes que les élèves
adopteront en fonction de leur « origine » et la prise en charge que les adultes
proposeront en réponse, ce qui produira d’ailleurs les résultats attendus sur leur
trajectoire scolaire puis professionnelle 2. Il est d’autre part entendu que certaines
nations auront à gérer sur leur territoire les déchets des autres, ou encore les
conséquences climatiques des modes de consommation de ces dernières, que le
travail infantile ou la prostitution contrainte dans certains pays qui se trouvent
incidemment « au Sud » assouvissent des désirs consommés au Nord, et qu’au
journal télévisé, toutes les morts du jour ne se valent pas. Nous savons, ne
pouvons ignorer, qu’en France, dans les années 2010, les chances de trouver un
emploi ou un logement lorsque l’on porte un nom à consonance indigène sont
divisées par trois par rapport à celles des personnes dont le nom sonne blanc.
Une bonne part de nos attitudes sont manifestement organisées par la race,
malgré nous ou sans que nous en ayons conscience, et il suffirait de prendre le
temps de décortiquer, comme l’ont fait les sociologues du racisme 3, les
situations infinies du quotidien dans lesquelles nous nous référons à une grille
raciale. Cette grille, intériorisée par tous, est en général parfaitement explicite
pour ceux qui en sont les victimes, tandis que les bénéficiaires, qui de fait n’ont
pas demandé à l’être, ignorent l’être et disent souvent « ne pas voir les
couleurs ».
L’importance de cette grille raciale doit nous rappeler, et c’est le premier
objectif de ce livre, que la race n’est pas non plus la seule affaire de ceux qu’elle
place derrière le voile : certes, c’est parmi ces derniers, les non-Blancs, que l’on
trouve les principaux porte-parole de la lutte contre le racisme. Ils furent et sont
ceux qui seuls le dénoncent, comme seules des femmes ont dénoncé le sexisme
dans les mouvements féministes. Mais les militants savent précisément que
l’histoire de la race n’est pas uniquement une histoire des racisés, la
dénonciation et la repentance d’un crime qui aurait eu lieu en marge du cours
tranquille de l’humanité, un raté exigeant réparations. Elle l’est aussi, mais n’est
pas que cela, elle est bien plus que cela. Elle n’est pas l’histoire des autres, des
pauvres, des Noirs, des immigrés, des musulmans, des victimes. Elle n’est pas
non plus – ne peut pas être – une simple histoire de couleurs, l’histoire des Noirs
contre les Blancs, qui pourrait à son tour justifier l’idée, absurde, d’un racisme
antiblanc. La race est un ordre social global, notre ordre global.
Cet ordre s’est peu à peu mis en place en Atlantique à l’époque moderne,
dans le régime de la plantation nègre, et a fini par organiser la production de
richesses, les relations sociales, de travail et de genre dans le monde entier.
Profondément liée au développement du capitalisme, la fiction raciale est
pourtant aujourd’hui obsolète : le capitalisme n’en a plus besoin, et l’ordre
général politique, fondé sur le principe démocratique et égalitaire, exige sa
disparition. La complexité des dynamiques sociales, des dominations, la
superposition de logiques de classes, culturelles avec celles de l’émergence de
l’individu, suffiraient à faire croire que la race n’est plus qu’un résidu dans les
interactions sociales et les identités du monde globalisé. Pourtant la race comme
dispositif, comme procédé, est en permanence mobilisée, le plus souvent
inconsciemment, non pas pour fabriquer des identités figées mais dans
l’interaction sociale. D’un battement de cils, d’un clignement de paupières, on ne
cesse de convoquer mentalement des ruptures en humanité, des mises à distance,
que la fiction de la race vient à la fois masquer et justifier. Alors, si la race est le
produit d’une époque révolue, pourquoi reste-t-elle si présente, à qui est-elle
encore nécessaire ? A-t-elle toujours des fonctions dans l’organisation du travail,
dans la société ? Et, si ce n’est plus le cas, comment s’en débarrasser ? Nous
pouvons désormais ouvrir ces discussions, en reprenant point par point ce que
l’enquête historique nous révèle.
La première leçon que nous pouvons tirer est que la race ne peut être
comprise sans l’esclavage. Elle en est le prolongement, la mutation, elle en
récupère les principales fonctions économiques, les caractéristiques
anthropologiques.
La première partie du livre met en évidence que cette fonction économique,
qui consiste à « libérer » le travail de ses fonctions sociales, est particulièrement
importante dans la formation des empires. L’institution de l’esclavage (et plus
tard de la race) opère en effet une objectivation du travail. En achetant des
esclaves, on achète du travail et non des personnes. Plus encore, la dissociation
de la personne et de son travail fait disparaître la personne sociale, l’anéantit, et
fait de son travail une marchandise. Le travail objectivé peut dès lors devenir
objet de transactions, y compris lorsqu’il s’agit de prestations éminemment
sociales, c’est-à-dire qui relèvent de la reproduction plus que de la production,
comme les services à la personne ; des fonctions telles que la procréation,
l’allaitement ou la grossesse, et sont ainsi tertiarisées. Sans trancher ici sur les
relations de nécessité entre émergence du capitalisme et esclavage – discussion
qui n’aurait pas sa place dans ce livre – le travail esclave en est en tout état de
cause sa condition historique, celle de l’économie atlantique. Au cours de la
« période nègre », l’objectivation du travail qui caractérise la modernité
économique accompagne l’objectivation de tous les facteurs de production, y
compris l’occupation de l’espace et l’exploitation de ses ressources qui, par le
principe de propriété, sont eux aussi « libérés » de tout statut social et de toute
symbolique sacrée.
Dans la mesure où le capitalisme dissocie entièrement le travail de la
personne (c’est le salariat, le travail payé à l’heure), il montre dès la fin de
l’esclavage qu’il n’a pas besoin du statut d’esclave ni même de ses mutations
raciales, pas besoin de couleur de peau, puisqu’il n’existe de rapports sociaux
que dans des rapports de production, en l’occurrence le rapport de force entre
capital et travail. Mais ce qui apparaît nettement dans la chronologie de
l’abolition et du développement de la colonisation au long du XIXe siècle, c’est
que le capitalisme a pu largement s’appuyer sur un registre de violence,
autorisée par l’esclavage puis la race, pour déplacer et forcer le travail. Encore
une fois, cette violence n’est pas une nécessité économique : d’autres registres,
dans des circonstances démographiques et géographiques un peu différentes, ont
été mobilisés et le sont aujourd’hui. Tout compte fait l’usage de la violence a été
le choix des acteurs et entrepreneurs de la colonisation et de la néoplantation,
toutes les fois que cette solution est apparue comme la plus simple et la plus
avantageuse.
Cette lecture économique, fondamentale pour comprendre la place centrale
de l’institution de l’esclavage puis de la race dans le développement des sociétés
actuelles, ne suffit pas non plus à expliquer la persistance de la race dans les
rapports sociaux, dans la mesure où même si la race continue d’accompagner les
rapports de domination économique, de les suivre souvent à la trace, elle a
largement perdu sa fonctionnalité. Il faut donc creuser plus loin.

« Fiction nègre »
À cette dimension, et ce serait la deuxième leçon de ce livre, nous pouvons
ajouter que la race est un fait psychologique, qui n’est pas entièrement
rationalisable dans la théorie économique ou dans le pragmatisme capitaliste.
C’est « l’expérience nègre », celle de la plantation atlantique, qui ne se liquide
pas. Dans la deuxième partie du livre, nous avons suivi les mécanismes
implacables d’une expérience extrême, et les traumatismes qu’elle a
nécessairement laissés. Justement à cause du développement prodigieux du
capitalisme dans l’espace atlantique, la violence des plantations et de la société
esclavagiste a atteint des proportions inouïes, et, surtout, elle est devenue
monopolistique, totale, les règles de l’esclavage étant les seules qui y
organisaient la société. L’« expérience nègre » nous a fait entrer dans un cycle
exponentiel, dans lequel à la violence succède son déni, qui déclenche une
violence plus importante encore. C’est le déploiement de cette violence qui
accompagne la progression des néoplantations, et qui produit aux yeux des
bourreaux la meilleure preuve de sa nécessité. Au-delà de son utilité logistique,
elle devient une nécessité psychique : noyer un nouveau-né et fouetter sa mère,
regarder mourir un condamné sans ciller, c’est faire que le nègre reste nègre,
c’est le faire nègre à nouveau pour s’assurer qu’il est bien nègre et que ce ne sont
pas nos enfants, nos oncles, nos amis qui meurent noyés en Méditerranée.
La violence sociale de nos économies actuelles pourrait se passer de la race.
Si nous la mobilisons, c’est sans doute pour nous protéger de ce qu’elle active
dans notre imaginaire collectif et afin de rendre supportable un ensemble de
réalités que le principe d’égalité ne pourrait admettre : enfants travaillant
12 heures par jour en usine, ombres de la nuit et corps de la rue dans les centres-
villes des grandes métropoles, mais aussi des situations plus banales, comme les
inégalités sociales. Or, sur un plan psychologique, le déni est lui-même
douloureux, coûteux. En dévoiler les causes, le raviver, est insupportable. C’est
pourquoi, aujourd’hui encore, dans les sociétés du Blanc, le nègre doit rester à sa
place : occuper des fonctions économiques et sociales subalternes, ne pas exiger
d’être accepté comme un égal, être éternellement en cours de civilisation. On
l’aide, c’est notre « pote », mais il n’acquiert jamais la civitas, il doit toujours
faire allégeance : il doit aimer la nation, lui être reconnaissant lorsqu’il acquiert
une position privilégiée, il doit démontrer qu’il n’est pas en train de menacer
d’une arme lorsqu’il a la main levée.
À plus d’un titre, le nègre est en soi une menace qu’il faut réprimer :
contrairement à l’esclave qui est par définition maintenu dans son statut, le nègre
menace de s’apparenter. Il met en péril non seulement le privilège blanc mais
aussi la fiction qui l’institue. Comme le mulâtre des colonies antillaises, le nègre
menace par sa simple existence de révéler qu’il est tout simplement le frère,
l’oncle, le fils de celui qui se pense blanc. Le nègre menace de « grand
remplacer ». Sa « culture » elle-même est une menace, elle pourrait modifier les
codes d’accès à la « blanchité ». Elle pourrait en révéler la vacuité.
Car enfin, dernier point et sans doute le plus essentiel et difficile à saisir car
il séjourne dans l’inconscient profond des sociétés occidentales, la race touche à
nos structures anthropologiques. Ce que menace le nègre lorsqu’il s’apparente au
Blanc, c’est la définition même de la parenté dans le monde blanc : ce qui
détermine qui est parent et qui ne l’est pas, qui travaille pour la production et qui
pour la reproduction, qui travaille pour autrui et qui travaille pour soi. Or, en
définissant la parenté, en Occident comme dans toute société, nous déterminons
non seulement les structures de pouvoir mais aussi les réponses économiques
aux enjeux de notre développement. Comme nous l’apprend l’anthropologie, la
manière dont les sociétés organisent la parenté, la reproduction du groupe, leur
cycle vital, peut prendre mille formes. La diversité des ethnographies recueillies
depuis plus d’un siècle à travers le monde prouve qu’il n’existe aucune formule
toute faite. La parenté symbolique, sociale, pouvant recouvrir des combinaisons
infinies (le couple des parents biologiques, la mère biologique et son frère, les
grands-parents, l’ensemble d’une classe d’âge peuvent être les « parents » des
enfants dans une société) mais toutes cherchent à résoudre la question de la
subsistance du groupe en fonction des conditions matérielles de survie :
l’environnement, la nature des ressources, le climat, etc. Cette formule s’élabore
sur un temps très long, prend des directions qui sont difficilement perceptibles à
l’échelle du temps historique (pourquoi tel groupe en Afrique de l’Ouest
fonctionne en lignage matriarcal, alors que tel autre, voisin, est patriarcal ?).
Mais, dans le cas des sociétés occidentales, il y a une mesure historique possible,
que ce livre tente de faire en saisissant la race en relation à un moment très
précis de la formulation de la parenté : le tournant du XIXe siècle. C’est le
moment où le système de parenté européen, ébranlé par l’égalité révolutionnaire
et des bouleversements de tout ordre (économique, démographique), a été
subitement fixé, sacralisé et enfoui dans une fiction qui réagit encore aujourd’hui
à la moindre des agressions, griffures et égratignures qui la remettent en cause.
On l’a appelée dans ce livre la « fiction blanche », et il nous faut précisément en
reconstituer le mécanisme si l’on veut y échapper.

« Fiction blanche »
Nous avons vu que la « fiction blanche » se met en place dans une séquence
particulière, celle de la transition entre l’économie atlantique et le libéralisme
industriel, et en réaction à la proclamation révolutionnaire, en France et aux
États-Unis, de l’égalité démocratique. À ce moment-là, à la fin du XVIIIe siècle,
l’économie atlantique n’est pas seulement le fait de quelques planteurs
hystériques et sadiques, responsables de la production aux Antilles, mais une
conception moderne de l’économie, qui se diffuse à l’ensemble des élites : cette
conception consiste à objectiver d’une part le travail, d’autre part le capital et la
propriété foncière. Détachés et indépendants de l’ordre social antérieur, les
sources de la richesse et du pouvoir sont désormais accessibles à tous : ce n’est
plus le statut de seigneur ou d’abbé qui permet d’exploiter la terre ni même de
siéger dans les institutions de pouvoir. Pour les physiocrates et libéraux qui
mettent en œuvre cette révolution conceptuelle et politique, il n’y a que le
rapport de propriété qui conduise à des règles sociales, et réciproquement il
suffit de la propriété pour ordonner le social, tel que la nature, harmonieuse par
définition, le commande. « Propriétaire » est ainsi la seule caractéristique de
l’homme social, et c’est avec cette simple épitaphe que Le Mercier de la Rivière
a souhaité être enterré en 1801 4. Or, la propriété, c’est le pouvoir objectivé sur
un bien, un espace, un domus. Tout comme le travail est libéré par l’esclavage, le
pouvoir et la richesse, « libérés » par le concept de propriété, sont donc
désormais à la portée de tous. Mais face à la proclamation révolutionnaire de
l’égalité et de la liberté, et donc du droit de tous à la propriété, les élites
s’accrochent à ce qui fait leur privilège : si la propriété reste absolue, elles vont
s’atteler, de part et d’autre de l’Atlantique, à en restreindre l’accès.
En réaction à l’ouverture démocratique, on cherche donc à redéfinir la
manière d’accéder à cette catégorie privilégiée du propriétaire, qui est aussi celle
du citoyen, libre et parent puisque la liberté et la propriété sont les conditions de
l’exercice des droits politiques. Le code civil napoléonien, qui régule à la fois le
droit des personnes et de la possession des biens par le mariage, ainsi que les
règles successorales et de la propriété en général, traduit dans la loi ces
dispositions. Il est donc aussi le texte qui détermine les conditions d’exercice des
droits politiques et leur transmission. Or, si on analyse cette nation des
propriétaires du point de vue anthropologique – c’est-à-dire ici à travers le
système de parenté –, les institutions du mariage comme de l’esclavage
consistent à désigner ceux qui sont parents et en capacité de transmettre cet
attribut, par le legs de leur nom (au minimum) et de leur bien, et ainsi distinguer
les détenteurs de la propriété, qui « travaillent pour soi », des dépendants,
« travailleurs pour autrui » au service de la production et de la reproduction du
domus.
Comment concrètement cette distinction se produit-elle ? Comment devient-
on parent dans la société post-révolutionnaire ? Répondre à cette question
consiste en général à définir la structure anthropologique d’une société. Dans la
proposition de la Révolution française comme américaine, tout homme pouvait
devenir parent, tout homme était naturellement parent. C’est ici que l’expérience
atlantique est fondamentale, car, terrifiés à l’idée que les nègres puissent devenir
leurs parents, leurs égaux, les élites ont brandi le Blanc, c’est-à-dire un attribut
qui ne s’acquiert que d’une seule manière : par la filiation biologique, par la
reproduction « naturelle ». Le code civil napoléonien appliqué aux colonies en
1805 ne dit pas autre chose : on ne peut être blanc qu’en naissant blanc, et la
propriété et sa succession ne peuvent se réaliser qu’au sein de la filiation blanche
d’une part, de la filiation non-blanche d’autre part. Entre les deux se dresse une
frontière étanche, infranchissable, « naturelle » : la race. La renégociation de
l’égalité révolutionnaire au début du XIXe siècle consiste donc à interposer dans
l’accès à la parenté une fiction puissante, celle de la nature qui définirait les rôles
des uns et des autres au sein du domus, parents et non-parents, producteurs et
reproducteurs, Blancs et non-Blancs.
Tandis que seul le propriétaire, l’homme blanc, est le titulaire d’une parenté
légale, sociale, symbolique, qu’il va pouvoir transmettre par son nom, le contrôle
de la filiation devient fondamental. Grâce au mariage, la parenté du chef de
famille est décidée d’avance : quelle que soit la réalité biologique de sa paternité,
il est le père légal des enfants de sa femme. Dans le même temps, des catégories
d’hommes et femmes sont réduites à leurs rôles biologiques de producteurs et
reproducteurs. Les femmes blanches, qui seules peuvent garantir la blancheur de
la progéniture, sont assignées à leur rôle biologique de reproductrices, ce qui
implique la répression de toute forme de sexualité qui ne serait pas directement
tournée vers la reproduction. Au nom du contrôle de la filiation, on réprime
globalement tout ce qui situerait la femme en dehors du domus (prostitution,
mœurs légères, homosexualité) ainsi que, de manière plus générale, toute
tentative d’exister socialement en dehors des catégories du genre, fixées à cette
même époque par la loi dans l’état civil. En parallèle, d’autres catégories sont
« par nature » affectées au travail pour autrui : c’est le cas des Noirs, femmes et
hommes, dans les colonies où, face au déclin de l’esclavage, on a conçu l’idée
que le travail forcé était leur destin naturel, dont leur sauvagerie, leur animalité
et leur immaturité supposées seraient la preuve.
Enfin, la naturalisation du pouvoir de l’homme blanc relève elle-même
d’une fiction, celle de la nation, d’où l’on prétend tirer les caractéristiques des
peuples européens et les distinguer entre eux en renvoyant à des racines indo-
européennes et barbares. Cette référence consciente ou inconsciente fixe la
justification du pouvoir du Blanc propriétaire dans une région elle aussi
inaccessible, en deçà, dans une zone mentale archaïque qui met en scène la
horde, dans des temps refoulés qui précèdent le meurtre du père et la loi que
celui-ci instaure. C’est ainsi que Freud en 1913 désigne les temps immémoriaux
de la barbarie avant la civilisation, avant que la loi des fils ne transforme en
culture la tyrannie du père 5. Sans doute pouvons-nous considérer que l’exécution
du roi anglais Charles Ier en 1649 ou celle de Louis XVI en 1793, évoquent cet
enjeu symbolique. Mais, refusant la loi révolutionnaire établissant l’égalité et la
liberté au sein de la nation, la « fiction blanche » se nourrit donc d’un fantasme
profond de toute-puissance, en dehors de toute autorité ni juridiction, si ce n’est
la loi de la nature qui tend toujours à être celle du plus fort, dans le mouvement
permanent des rivalités entre frères.
La redéfinition de nos systèmes de parenté, qui au début du XIXe siècle érige
l’« ordre blanc » en lieu et place de l’égalité révolutionnaire, s’est traduite dans
le code civil en France mais aussi dans tout un corpus législatif au sein de
l’ensemble des nations atlantiques. Puis, au cours de la longue transition
abolitionniste et avec la diversification des systèmes de production, des formes
de parenté subalterne se sont élaborées, au service de l’économie coloniale et
industrielle. Mais, souvent fragiles sur un plan légal et ne produisant pas tout à
fait de statut comme pouvait le faire l’esclavage, ces parentés subalternes et
hiérarchisés par la race n’ont pas su éviter une certaine porosité entre parenté
blanche et parenté non-blanche, que ce soit d’un point de vue légal ou
symbolique. Les frontières de la race, violence proférée comme éternel rappel à
l’« ordre blanc », tentent de calfeutrer ces fissures, tandis que la dynamique
égalitaire les travaille. Peu à peu, au long de notre histoire contemporaine, les
lois, les différentes Constitutions ont enregistré les processus d’émancipation qui
ont conduit les femmes, les Noirs, les étrangers, les homosexuels, à l’égalité
civique. Inexorablement, le processus démocratique gagne du terrain, continue
de bouleverser le monde. Mais, comme on a pu le constater lors des forts
mouvements de contestation de la loi votée en 2013 autorisant le mariage
homosexuel en France, toute tentative de modifier les règles de la parenté
relance très vivement les angoisses qui se sont construites dans l’« expérience
nègre » et dont les leviers – la race, le genre, la nation – continuent à nourrir
l’illusion d’une parenté strictement biologique, dont la famille serait la
traduction naturelle. Dans cet « ordre blanc », la « naturalité » de la parenté reste
inatteignable pour certains : noms de famille, couleurs de peau, marques
religieuses, sexualité peuvent en fermer l’accès, voire expulser brutalement de la
parenté symbolique alors même que des liens de parenté biologique sont attestés
et légalement reconnus. Pour d’autres, dont la position est fragile dans la société
et, de ce fait, dont la place de parent symbolique est contestée – par la pauvreté
ou le chômage par exemple –, la blancheur peut devenir l’illusion d’un statut
auquel on s’accroche furieusement, défendant le pire.

En finir avec la race


C’est tout l’enjeu du racisme que de restreindre l’accès au statut de parent,
qui au sens anthropologique définit l’appartenance au groupe, à l’humanité.
L’accès à ce statut qui, dans n’importe quelle société, n’a rien de naturel mais
résulte d’une construction sociale, relève aujourd’hui du politique.
L’expérience des « racisés » – ceux qui sont soumis à la construction sociale
de la race – consiste justement à se voir sans cesse dénier cette parentalité. C’est
l’expérience que W. E. B. Dubois traduit dans un chapitre bouleversant des
Âmes du peuple noir, en racontant la naissance puis la mort subite de son
premier fils, qui, resté derrière le voile, n’aura pas eu à se confronter à cette non-
naissance à la société 6. C’est ce que vivent, en France par de petites humiliations
ou des attitudes maladroites proférées dans le cadre scolaire, dans l’espace
public, des enfants français dont les familles sont installées dans le pays depuis
trois ou quatre générations. C’est encore ce que révèlent les débats hystériques
sur la visibilité de l’islam en France, dans lesquels la laïcité républicaine fait
souvent figure de nouvelle fiction érigée pour exclure.
Les Blancs eux sont le produit d’une autre expérience sociale. Ils ne sont
pas, strictement, ceux qui ont la peau blanche, mais ceux qui, par leur position,
sont amenés à adhérer à la « fiction blanche », c’est-à-dire la naturalité de leur
position de dominant. Leur expérience consiste à l’inverse à ne jamais se poser
la question de la parentalité, à considérer spontanément les enfants blancs
comme les héritiers de leur propre situation, et à mettre tous leurs efforts au
service de leur épanouissement : ils sont l’avenir de la société, et on s’imagine
peu volontiers cet avenir en train de nettoyer les toilettes des bureaux.
À côté, avec ou en plus des innombrables processus de domination que
produit l’économie capitaliste, la race défait, sur un plan anthropologique, la
parenté commune qu’induirait une réelle égalité, dans laquelle nos enfants sont
les enfants de tous, c’est-à-dire qu’on projetterait pour eux tous les conditions
d’une vie meilleure, dans laquelle les parents sont nos parents à tous, et
reçoivent le respect que nous démontrons à ceux qui ont assuré notre chemin
dans le monde, car nous héritons, quelles qu’elles soient, de leurs « culture,
origine, religion ». Cette parenté commune pourrait être, et elle le devient
fatalement chaque jour, libérée, dissociée de la procréation en elle-même. Dans
une société de l’égalité, la liberté de procréer, ou de ne pas le faire, ne devrait
pas, et d’autant moins avec les techniques dont on dispose aujourd’hui, avoir
d’incidence sur notre statut de parent symbolique, à égalité avec n’importe quel
adulte, ni sur notre statut de futur parent, à égalité avec n’importe quel enfant, ou
encore celui de vieux parent, à égalité avec n’importe quel ancien.
Autrement dit, défaire la race consiste à faire aboutir un peu plus le principe
égalitaire en faisant le deuil de la fiction de la nature, que ce soit à propos de la
filiation, de la vie sociale, ou de la communauté politique. Nous devons accepter,
de ce fait, l’évolution de nos systèmes de parenté et en particulier le moindre
rôle de la filiation biologique. De toute façon, si, comme dans toute société, nos
conditions de subsistance déterminent notre structure anthropologique, nous
sommes dans l’urgence de mettre à jour la nôtre. À la liberté vis-à-vis de la
procréation, nous devons associer le devoir de la génération : le changement
climatique et d’autres perturbations globales nous rappellent qu’il nous faut
transmettre les moyens de notre subsistance, les ressources terrestres, à nos
descendants, et prendre en charge ceux qui ont eu ce même devoir envers nous.
C’est justement cet enjeu qui définit notre rôle dans la génération, qui fait de
nous des parents. Alors, en finir avec la race pourrait devenir une proposition
politique globale. En finir avec le mythe de la filiation biologique comme
organisation du social, qui construit des périmètres aussi peu naturels que
d’autres – celui de la famille ou de la nation –, et plutôt se soumettre aux
exigences d’un cycle qui nous constituerait en fraternités-sororités de parents,
responsables des générations précédentes et engagés dans l’avenir des suivantes
et ce quel que soit le rôle qu’ils souhaitent ou peuvent prendre dans la
reproduction biologique, voilà qui pourrait inspirer de nouvelles règles dans
notre rapport à l’environnement et soutenir les aspirations politiques à la liberté
et l’égalité qui restent l’horizon souhaitable de nos démocraties. Arrachons à
notre monde ce que nous appelions naturel et rendons-le à sa vitalité.
Notes

Avant-propos

1. Roots est une minisérie historique diffusée en 1977 sur la chaîne ABC aux États-Unis, en
1978 en France (Racines), tirée du roman éponyme de Alex Hayley. Le film raconte l’histoire
de Kunta Kinté, esclave importé de Gambie aux États-Unis à la fin du XVIIIe siècle, puis de ses
descendants jusqu’à la guerre de Sécession. Django, réalisé par Quentin Tarantino, met en scène
l’histoire de Django, esclave marron dans le Sud étasunien au XIXe siècle. 12 Years a Slave est
un film de Steve McQueen adapté de l’autobiographie de Solomon Northup publiée en 1853.
2. Montesquieu, De l’Esprit des lois, livre XV, chap. V, 1748.

Introduction
Nègre et Blanc, histoire de mots

1. Colette Guillaumin, L’Idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Paris, Mouton, 1972.
2. Maurice Tournier, « “Race”, un mot qui a perdu la raison », Mots, 32, no 1, 1992, p. 105-107.
3. Élie Haddad, « De la terre au sang. L’héritage de la noblesse (XVIe-XVIIIe siècle) », in
François Dubet (dir.), Léguer, hériter, Paris, La Découverte, 2017.
4. Nicolas Bancel, Thomas David et Dominic Thomas, L’Invention de la race. Représentations
scientifiques et populaires de la race, de Linné aux spectacles ethniques, Paris, La Découverte,
2014.
5. Bruce Baum, The Rise and Fall of the Caucasian Race : A Political History of Racial
Identity, New York, New York University Press, 2006.
6. Dictionnaire universel françois et latin, dit Dictionnaire de Trévoux, 1721, disponible en
ligne sur Gallica, articles « Nègre » et « Nigritie ».
Partie I
Esclavage et empires

CHAPITRE 1. L’INSTITUTION DE L’ESCLAVAGE


1. Alain Testart, La Servitude volontaire, vol. 1 : Les Morts d’accompagnement, Paris,
Éd. Errance, 2004.
2. Olivier Pétré-Grenouilleau (dir.), Dictionnaire des esclavages, Paris, Larousse, 2010.
3. Les modes de calcul étant sujet à controverse, plusieurs estimations circulent : l’Organisation
internationale du Travail donne le chiffre de 25 millions de personnes en 2016 ; l’ONG
australienne Global Slavery Index parle de 46 millions pour la même année.
4. Olivier Pétré-Grenouilleau (dir.), Dictionnaire des esclavages, op. cit.
5. Voir l’article d’Alain Testart, « L’esclavage comme institution », L’Homme, t. 8, no 145,
1998, p. 31-69.
6. En particulier Olivier Pétré-Grenouilleau, Qu’est-ce que l’esclavage ? Une histoire globale,
Paris, Gallimard, 2014.
7. Claude Meillassoux, Anthropologie de l’esclavage. Le ventre de fer et d’argent, Paris, PUF,
1986.
8. Yann Moulier Boutang, De l’esclavage au salariat. Économie historique du salariat bridé,
Paris, PUF, 1998.
9. L’ouvrage de Meillassoux s’inscrit dans une discussion qui l’oppose à d’autres
anthropologues, Miers et Kopytoff, qui eux considèrent les esclaves en Afrique de l’Est comme
une catégorie de la famille, dépendants parmi d’autres. L’argument principal de Meillassoux
consiste à différencier la famille comme unité sociale, groupe d’individus soumis à l’autorité de
son chef (patria romaine), de la parenté comme structure anthropologique. Autrement dit, la
place de dépendant dans la famille n’empêche pas selon lui cette exclusion symbolique
fondamentale sur laquelle repose l’esclavage.
10. Émile Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, vol. 1 : Économie,
parenté, société, Paris, Éditions de Minuit, 1969, p. 324.
11. Claude Meillassoux, Anthropologie de l’esclavage, op. cit., p. 114.
12. D’ailleurs les équilibres de la société domestique, fondée sur une sociabilité de parents et de
congénères qui travaillent pour leur reproduction, sont nécessairement perturbés par l’esclavage
et celle-ci ne le pratique jamais de manière systémique. Au contraire, la présence de non-parents
dans le groupe est facteur de fragilisation. De fait, si la catégorie d’esclave existe depuis très
longtemps dans les sociétés ouest-africaines, elle ne s’est pas développée spontanément, par des
logiques internes, mais bien par l’interaction avec d’autres sociétés hors de la région, sociétés
non plus domestiques mais qui sont engagées dans des dynamiques d’expansion : clans
guerriers, cités marchandes, empires.
CHAPITRE 2. L’ESCLAVAGE EN AFRIQUE SUBSAHARIENNE
1. François Renault et Serge Daget, Les Traites négrières en Afrique, Paris, Karthala, 1985.
2. Salah Trabelsi, « L’esclavage dans l’Orient musulman au Ier/VIIe et IVe/Xe siècles. Quelques
brèves mises au point », Esclavages, 2010, p. 77-92.
3. Youval Rotman, Les Esclaves et l’esclavage. De la Méditerranée antique à la Méditerranée
médiévale (VIe-XIe siècle), Paris, Belles Lettres, 2004.
4. Ibid.
5. Il existe, sous le nom de Ouagagoudou depuis le IIIe siècle av. J.-C., le terme ghana désignant
le chef.
6. Roger Botte, « Les réseaux transsahariens de la traite de l’or et des esclaves au haut Moyen
Âge (VIIIe-XIe siècle) », L’Année du Maghreb, no VII, 2011, p. 27-59.
7. Joseph Ki-Zerbo, Histoire de l’Afrique noire, d’hier à demain, Paris, Hachette, 1978, p. 106
et 112.
8. Interdiction formulée au VIIIe siècle par le pape Hadrien Ier.
9. Roger Botte, « Les réseaux transsahariens de la traite de l’or et des esclaves au haut Moyen
Âge (VIIIe-XIe siècle) », art. cité.
10. Désignée comme la « côte des Noirs » en persan (Zanji-bar).
11. Jacques Annequin, « L’esclavage en Grèce ancienne. Sur l’émergence d’un “fait social
total” », Droits, no 50, 2015, p. 3-14.

CHAPITRE 3. LA DYNAMIQUE EUROPÉENNE


1. Cf. notice « Christianisme » par Claude Prudhomme dans le Dictionnaire des esclavages, op.
cit.
2. Jack Goody, La Famille en Europe, Paris, Seuil, 2001. Le mariage ne deviendra un
sacrement qu’à partir du XIIIe siècle.
3. Sanjay Subrahmanyam, Vasco de Gama. Légende et tribulations du vice-roi des Indes, Paris,
Alma, 2012 et Seuil, « Points Histoire », 2014.
4. Gomes Eanes de Zurara, Chronique de Guinée (1453), traduction et notes de Léon Bourdon,
Paris, Chandeigne, 2011.
5. Didier Lahon, « Esclavage et confréries noires au Portugal durant l’Ancien Régime (1441-
1830) », thèse de doctorat, École des hautes études en sciences sociales, 2001.

CHAPITRE 4. DÉCOUVERTE DE L’AMÉRIQUE


1. C’est le terme qui désigne la concession accordée au découvreur par le roi.
2. Christophe Colomb, La Découverte de l’Amérique, t. 1 : Journal de bords et autres écrits
(1492-1493), Paris, La Découverte, 2006.
3. Traduction de Bernard Lavallé in L’Amérique espagnole. De Colomb à Bolivar, Paris, Belin,
2004, p. 30.
4. Lettre du religieux García de Loaisa adressée au Conseil des Indes, citée par Thomas Gómez,
L’Invention de l’Amérique. Rêve et réalités de la Conquête, Paris, Aubier, 1992, p. 202-203.
5. Si les Portugais n’avaient pas renégocié le traité après la bulle Inter Cætera et repoussé la
limite occidentale de quelques centaines de kilomètres, le Brésil revenait aux Espagnols.
6. En portugais, le mot explorar signifie à la fois « explorer » et « exploiter ».
7. L’Audience est l’organe de gouvernement local mis en place par le roi d’Espagne aux Indes.
8. Francisco de Anuncibay, « Informe sobre la población indígena de la gobernación de
popayán y sobre la necesidad de importar negros para la explotación de sus minas, por el
licenciado francisco de anuncibay : año 1592 », Anuario Colombiano de Historia Social y de la
Cultural, no 1, 1963, p. 197-208 (ma traduction).

CONCLUSION
UN EMPIRE SINGULIER
1. Les juifs présents dans la péninsule Ibérique ont été forcés de se convertir au christianisme
lors de la Reconquête, et furent désignés « convers » pour les différencier des chrétiens. Ceux
qui s’y sont refusés ont été expulsés et ont migré notamment en Hollande (Anvers, Amsterdam).

Deuxième partie
Période nègre

CHAPITRE 5. LA PLANTATION DE NÈGRES (1620-1710)


1. De l’espagnol cimarrón, adjectif qui désigne un animal domestique passé à l’état sauvage.
2. Maurice Burac, La Barbade. Les mutations récentes d’une île sucrière, Bordeaux, Presses
universitaires de Bordeaux, 1993.
3. Selon Olivier Pétré-Grenouilleau, Les Traites négrières, op. cit., p. 82.
4. Frédéric Mauro, Le Brésil du XVe à la fin du XVIIIe siècle, Paris, Société d’édition
d’enseignement supérieur, 1977 ; Celso Furtado, La Formation économique du Brésil. De
l’époque coloniale aux temps modernes, Paris, Publisud, 1998.
5. Maurice Burac, La Barbade, op. cit.
6. Abdoulaye Ly, La Compagnie du Sénégal, Paris, Présence Africaine, 1958, p. 155-156.
7. Oruno Denis Lara, De l’oubli à l’histoire. Espace et identité Caraïbes (Guadeloupe, Guyane,
Haïti, Martinique), Paris, Maisonneuve et Larose, 1998, p. 117.
8. Les revenus d’un domaine féodal sont les droits perçus sur la production par le seigneur ainsi
que sur les charges (de justice, d’imposition, etc.) qu’il est fondé à exercer sur ses terres. Le
domaine ne relève pas de la propriété au sens juridique.
9. La réfléxion de Locke sur la liberté de l’invidivu à partir de la propriété de son propre corps
n’est certainement pas dissociable de ce contexte d’essor de la traite atlantique. Voir Eleni
Varikas, « L’institution embarrassante. Silences de l’esclavage dans la genèse de la liberté
moderne », Raisons politiques, 2003, no 11, no 3, p. 81-96.
10. Luiz Felipe de Alencastro, « Le versant brésilien de l’Atlantique Sud (1550-1850) »,
Annales. Histoire, Sciences Sociales, 61e année, no 2, 2006, p. 339-382.
11. Historien qui devint chef du gouvernement de Trinidad, Eric Williams, avec son livre
Capitalisme et Esclavage en 1944, lance le premier pavé dans la mare en démontrant le rôle de
l’économie coloniale anglaise dans l’accumulation primitive du capital. Il a suscité de nombreux
débats sur les ressorts européens, internes, démographiques, les marchés européens, etc., qui
infirment ou nuancent cette thèse.

CHAPITRE 6. UNE SOCIÉTÉ IMPOSSIBLE (1710-1750)


1. Vincent Bakpetu Thompson, The Making of the African Diaspora in the Americas (1441-
1900), Harlow, Royaume-Uni/New York, Longman, 1987.
2. Entre 1673 et 1734, la population de la Jamaïque passe de 17 272 à 93 790 habitants (dont
92 % d’esclaves), soit une croissance de 44,2 % tandis que, sur la même période, la population
de la France croît de 13 % et celle de l’Angleterre de 9 %.
3. L’adjectif « créole » s’applique à tout être vivant né en Amérique : plante, animal, humains,
qu’ils soient africains, asiatiques ou européens.
4. Herbert S. Klein, African Slavery in Latin America and the Caribbean, New York, Oxford
University Press, 1986.
5. Olaudah Equiano, Ma véridique histoire. Africain, esclave en Amérique, homme libre,
traduit, présenté et annoté par Régine Mfoumou-Arthur, Paris, Mercure de France, 2008.
6. Olivier Pétré-Grenouilleau, Les Traites négrières, op. cit.
7. Paul Erdmann Isert, Voyages en Guinée et dans les îles Caraïbes en Amérique, Paris,
Karthala, 1989, p. 205.
8. Simone Delesalle et Lucette Valensi, « Le mot “nègre” dans les dictionnaires français
d’Ancien Régime ; histoire et lexicographie », Langue française, 15, no 1, 1972, p. 79-104.
9. Paul Erdmann Isert, Voyages en Guinée et dans les îles Caraïbes en Amérique, op. cit.,
p. 209.
10. Olaudah Equiano, Ma véridique histoire, op. cit., p. 33-34.
11. Toutes ces données, constituées par David Eltis depuis 1999, sont disponibles sur le site
« Trans-Atlantic Slave Trade » : http://www.slavevoyages.org/.
12. Jean-Baptiste Labat, Nouveau voyage aux isles de l’Amérique, contenant l’histoire
naturelle de ces pays, l’origine, les mœurs, la religion et le gouvernement des habitans anciens
et modernes, les guerres et les événemens singuliers qui y sont arrivez… le commerce et les
manufactures qui y sont établies…, t. 3, Paris, G. Cavelier, 1722), disponible en ligne :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k74103p.
13. C’est-à-dire esclave d’Afrique.
14. André João Antonil, Cultura e opulência do Brasil : por suas drogas e minas com varias
noticias curiosas do mdo de fazer o assucar, plantar e beneficiar o tabaco, tirar ouro das
minas, descubrir as da prata, Lisbonne, na Officina real deslandesiana, 1711 ; Paris, IHEAL,
1968, p. 110.
15. Ibid., p. 112.
16. Ibid., p. 113.
17. Voir aussi Arlette Gautier, Les Sœurs de Solitude. La condition féminine dans l’esclavage
aux Antilles du XVIIe au XIXe siècle, Paris, Éditions Caribéennes, 1985.
18. André João Antonil, Cultura e opulência do Brasil, op. cit., p. 111.
19. Ibid., p. 112.
20. Ibid., p. 115.
21. Ibid., p. 112.
22. Oruno Denis Lara, De l’oubli à l’histoire, op. cit., p. 117.
23. Caroline Oudin-Bastide, L’Effroi et la Terreur. Esclavage, poison et sorcellerie aux
Antilles, Paris, La Découverte, 2013.
24. « Donner la question » signifie un « interrogatoire utilisant la torture ».
25. Lucien Peytraud, L’Esclavage aux Antilles françaises avant 1789. D’après des documents
inédits des archives coloniales, Paris, Hachette, 1897, disponible en ligne :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5470713x., cité par Oruno Denis Lara, De l’oubli à
l’histoire, op. cit.
26. Oruno Denis Lara, De l’oubli à l’histoire, op. cit., p. 117.
27. Nuno Marques Pereira et Afrânio Coutinho, Compêndio narrativo do peregrino da
América, éd. par Francisco Adolfo de Varnhagen, 2 vol., Rio de Janeiro, Academia Brasileira de
Letras, 1988.
28. Caroline Oudin-Bastide, Travail, capitalisme et société esclavagiste. Guadeloupe,
Martinique (XVIIe-XIXe siècle), Paris, La Découverte, 2005.
29. Herbert S. Klein, African Slavery in Latin America and the Caribbean, op. cit.
30. Cité par Oruno Denis Lara, De l’oubli à l’histoire, op. cit., p. 118.
31. Simone Delesalle et Lucette Valensi, « Le mot “nègre” dans les dictionnaires français
d’Ancien Régime ; histoire et lexicographie », art. cité.
32. Ibid.
33. Caroline Oudin-Bastide, L’Effroi et la Terreur, op. cit.
34. Arlette Gautier, Les Sœurs de Solitude, op. cit.
35. Dans le même article de l’Encyclopédie, on trouve sur le « Caractère des nègres en
général : Si par hasard on rencontre d’honnêtes gens parmi les nègres de la Guinée, le plus
grand nombre est toujours vicieux. Ils sont pour la plupart enclins au libertinage, à la vengeance,
au vol et au mensonge. Leur opiniâtreté est telle qu’ils n’avouent jamais leurs fautes, quelque
châtiment qu’on leur fasse subir ; la crainte même de la mort de les émeut point. »

CHAPITRE 7. VERS LA CRISE (1750-1794)


1. Élise Marienstras, « Les Lumières et l’esclavage en Amérique du Nord au XVIIIe siècle », in
Marcel Dorigny (dir.), Les Abolitions de l’esclavage de F. L. Sonthonax à V. Schoelcher : 1793,
1794, 1848, Saint-Denis, Éditions de l’Unesco, 1995, p. 111-132.
2. AN, col. F3 90, fol. 108, 11 avril 1764, cité dans Arlette Gautier, Les Sœurs de Solitude, op.
cit., p. 79.
3. Florence Gauthier, « Le Mercier de la Rivière et les colonies d’Amérique, Abstract », Revue
française d’histoire des idées politiques, no 20, 2004, p. 37-59.
4. Ibid.
5. Caroline Oudin-Bastide et Philippe Steiner, Calcul et Morale. Coûts de l’esclavage et valeur
de l’émancipation (XVIIIe-XIXe siècle), Paris, Albin Michel, 2015.
6. Florence Gauthier, « Le Mercier de la Rivière et les colonies d’Amérique, Abstract »,
art. cité.
7. Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, livre 1, chap.
8, 1re édition, 1776.
8. Arlette Gautier, Les Sœurs de Solitude, op. cit., p. 86, citant Gabriel Debien, « Plantations et
esclaves à Saint-Domingue : la sucrerie Foäche (1770-1803) », Notes d’histoire coloniale, no 67.
9. Arlette Gautier, Les Sœurs de Solitude, op. cit., p. 93.
10. Ibid., p. 102.
11. Ibid., p. 103.
12. Jean-Antoine-Nicolas de Caritat Condorcet, Réflexions sur l’esclavage des nègres, Paris,
Flammarion/Le Monde, 2009 [1781] ; Emma Rothschild, « A Horrible Tragedy in the French
Atlantic », Past & Present, 192, no 1, 1er août 2006, p. 67-108.
13. Arlette Gautier, Les Sœurs de Solitude, op. cit.
14. Élise Marienstras, « Les Lumières et l’esclavage en Amérique du Nord au XVIIIe siècle »,
art. cité.
15. Ibid.
16. Jean Delumeau et Alain Roman, Saint-Malo au temps des négriers, Paris, Karthala, 2002.
17. Paul Le Mercier de la Rivière, lettre à Georges Desmé, 6 décembre 1788, publiée par
Philippe Haudrère, « Les tribulations de Paul Jean-François Le Mercier de la Rivière, ancien
ordonnateur de la Marine, devenu habitant de Saint-Domingue, 1787-1791 », in Philippe Hrodèj
(dir.), L’Esclave et les plantations, de l’établissement de la servitude à son abolition, hommage
à Pierre Pluchon, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008.
18. Les défenseurs de l’esclavage puisent dans l’Ancien Testament la malédiction de Cham, le
troisième fils de Noé, qui, après s’être moqué de son père ivre, est maudit ainsi que sa
descendance, vouée à servir les descendants de ses frères, Sem et Japhet. L’interprétation du
e
XVIII siècle de cet épisode voit en Cham l’ancêtre du peuple noir. Benjamin Braude, « Cham et
Noé », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 57e année, no 1 (1er février 2002), p. 93-125.
19. La question de la représentation de la nation dans la Constitution américaine est également
importante, l’article 1 précise que le nombre de représentants à la Chambre est fixé selon le
nombre d’habitant libres de chaque État, les esclaves, après une longue discussion opposant les
États du Sud aux autres, comptés au 3/5, sont ajoutés dans le calcul. Voir Paul Schor, Compter
et Classer. Histoire des recensements américains, Paris, Éditions de l’EHESS, 2009.
20. Vertus Saint-Louis, « Le surgissement du terme “africain” pendant la révolution de Saint-
Domingue », Ethnologies, 28, no 1, 2006, p. 147, citant Jean-Paul Alaux, Ulysse aux Antilles,
Paris, Éd. du Galion d’or, 1935.
21. Dubuc de Marentille en 1790, cité par Caroline Oudin-Bastide et Philippe Steiner, Calcul et
Morale, op. cit., p. 186, relève que le Noir se considère comme supérieur aux matelots et aux
soldats à qui il refuse le nom de Blancs.

CONCLUSION
NÈGRE ET VIOLENCE
1. Alcide d’Orbigny (éd.), Voyage pittoresque dans les deux Amériques. Résumé général de
tous les voyages, Pointe-à-Pitre, MANIOC/SCD de l’Université des Antilles et de la Guyane,
2009.
2. Caroline Oudin-Bastide, Travail, capitalisme et société esclavagiste, op. cit., introduction.
3. Vertus Saint-Louis, « Le surgissement du terme “africain” pendant la révolution de Saint-
Domingue », art. cité.
4. Constitution de Saint Domingue, 1801, art. 17.

Troisième partie
Le règne du blanc

CHAPITRE 8. LA DOMI-NATION (1790-1830)


1. « Le général en chef fait venir 400 chiens de La Havane, c’est le seul moyen d’atteindre les
nègres dans leur fuite et de les traquer dans les bois et dans les mornes. Cette mesure qui paraît
d’abord inhumaine est légitimée par les tortures que ces scélérats font éprouver à tous ceux qui
ont le malheur de tomber entre leurs mains. » Lettre du général Touvenot, SHD, B/7/23,
mars 1803.
2. Simón Bolivar, né à Caracas en 1783, est le « Libertador » qui mène les guerres
d’indépendance en Amérique hispanique de 1813 à sa mort en 1830.
3. Simón Bolivar, Carta de Jamaica, Kingston, 1815.
4. Rapport et projet d’articles constitutionnels relatifs aux colonies, présentés à la Convention
nationale, au nom de la commission des onze, par Boissy d’Anglas, dans la séance du
17 Thermidor, l’an III, Paris, Impr. nationale, 1795, cité par Florence Gauthier, « La Révolution
française et le problème colonial : le cas Robespierre », Annales historiques de la Révolution
française, 288, no 1, 1992, p. 169-192.
5. Pierre-Victor Maoulet, Mémoire sur l’esclavage des nègres dans lequel on discute des motifs
proposés pour leur affranchissement, ceux qui s’y opposent, et les moyens praticables pour
améliorer leur sort, Neufchâtel, 1788, cité par Caroline Oudin-Bastide et Philippe Steiner,
Calcul et Morale, op. cit., p. 86.
6. Soirées bermudiennes, 1802, cité par Caroline Oudin-Bastide et Philippe Steiner, Calcul et
Morale, op. cit., p. 87.
7. Élise Marienstras, « Les Lumières et l’esclavage en Amérique du Nord au XVIIIe siècle »,
art. cité.
8. Voir Silyane Larcher, L’Autre Citoyen. L’idéal républicain et les Antilles après l’esclavage,
Paris, Armand Colin, 2014.
9. Arrêté du 16 Brumaire an XIV (7 novembre 1805) qui promulgue le code civil aux colonies,
article 3.
10. Ibid., souligné par moi.
11. Son fils raconte ainsi son altercation avec Bonaparte lors de la campagne d’Égypte :
« – Ainsi, Dumas, lui dit-il, vous faites deux parts dans votre esprit : vous mettez la France d’un
côté et moi de l’autre. Vous croyez que je sépare mes intérêts des siens, ma fortune de la sienne.
– Je crois que les intérêts de la France doivent passer avant ceux d’un homme, si grand que soit
cet homme. Je crois que la fortune d’une nation ne doit pas être soumise à celle d’un individu »
(Mes mémoires, Alexandre Dumas, 1847).
12. Paul Schor, Compter et Classer, op. cit., 2009.
13. Élise Marienstras, « Les Lumières et l’esclavage en Amérique du Nord au XVIIIe siècle »,
art. cité, p. 129.
14. Réjane Sénac, Les Non-Frères au pays de l’égalité, Paris, Presses de Sciences Po, 2017.
15. 5 000 colons ont été sélectionnés parmi 80 000 candidats dans les grandes villes anglaises.
16. Qui sera établie à 150 millions de francs-or en 1826, puis renégociée à 90 millions en 1838.
Haïti continuera à payer cette dette et ses intérêts jusqu’au milieu du XXe siècle.
17. « Ainsi, à la veille de la Révolution, la France importait dans ces ports pour 165 millions de
francs de produits coloniaux dont 120 millions seulement pour Saint-Domingue. Sur ces
importations, 108 millions était réexportées vers les “pays du Nord” – dont près de la moitié en
café, et cela permettait d’approvisionner la France en fer, cuivre, bois, goudrons mais en finale,
en métal précieux. Les colonies constituaient aussi pour les manufacturiers français un marché
très favorable, car ils y vendaient pour 80 millions de marchandises qui venaient de la France
entière », cité par Francis Démier, « Esclavage, économie coloniale et choix de développement
français durant la première industrialisation (1802-1840) », in Marcel Dorigny (dir.), Les
Abolitions de l’esclavage de F. L. Sonthonax à V. Schoelcher, op. cit., p. 274.
18. Francis Démier, « Esclavage, économie coloniale et choix de développement français
durant la première industrialisation (1802-1840) », in Marcel Dorigny (dir.), Les Abolitions de
l’esclavage, op. cit.
19. Maurice Olender, Race sans histoire, Paris, Seuil, « Points Essais », 2009.
20. Martine Spensky, « Discours antiesclavagiste et colonisation au Royaume-Uni à la veille de
la conférence de Berlin (1883-1884) », in Christine de Gemeaux et Amaury Lorin (dir.),
L’Europe coloniale et le grand tournant de la Conférence de Berlin (1884-1885), Paris, Le
Manuscrit, 2013, p. 83-118.
21. François-René de Chateaubriand, dans une réédition en 1816 de L’Itinéraire de Paris à
Jérusalem (1811), cité par Francis Arzalier, « Les mutations de l’idéologie coloniale en France
avant 1848 », in Marcel Dorigny (dir.), Les Abolitions de l’esclavage, op. cit., p. 299-308.
22. Francis Arzalier, « Les mutations de l’idéologie coloniale », in Marcel Dorigny (dir.), Les
Abolitions de l’esclavage, op. cit.
23. Lucien de Montagnac, Lettres d’un soldat. Neuf ans de campagne en Afrique, Paris, Plon,
1885 ; réédité par Christian Destremeau, 1998, lettre du 31 mars 1842.
24. Alexandre Foignet, Quelques réflexions sur les colonies, Paris, 1831, cité par Francis
Arzalier, « Les mutations de l’idéologie coloniale en France avant 1848 », in Marcel Dorigny
(dir.), Les Abolitions de l’esclavage, op. cit.
25. Paradoxalement, le code civil introduit l’égalité stricte entre les héritiers des deux sexes et
modifie ainsi les régimes coutumiers de succession, avec des effets qui sont souvent compensés
par les pratiques locales, voir Fabrice Boudjaaba, « Femmes, patrimoine et marché foncier dans
la région de Vernon (1760-1830). Le patrilignage normand face au code civil »,
Histoire & Sociétés Rurales, 2007/2, vol. 28, p. 33-66.

CHAPITRE 9. DE L’ESCLAVAGE À LA RACE (1830-1850)


1. CAOM, « Sévices infligés aux esclaves » cité par Nelly Schmidt, in L’Engrenage de la
liberté. Caraïbes (XIXe siècle), Aix-en-Provence, Presses de l’Université de Provence, 1995, cité
par Denis Oruno Lara, De l’oubli à l’histoire, op. cit.
2. Louis Sala-Molins, Le Code noir ou le calvaire de Canaan, Paris, PUF, 1998, p. 17.
3. Victor Schoelcher, Des colonies françaises. Abolition immédiate de l’esclavage, Paris,
Pagnerre, 1842.
4. Jules Lechevalier, Note sur la fondation d’une nouvelle colonie dans la Guyane française ;
ou, Premier aperçu d’un nouveau mode de population et de culture pour l’exploitation des
régions tropicales, suivi de plusieurs pièces et documents, etc., Paris, Firmin Didot frères,
1844., cité par Caroline Oudin-Bastide et Philippe Steiner, Calcul et Morale, op. cit.
5. Frederick Williams Edwards, fils d’un gros planteur jamaïcain, est venu se former en
médecine en France et a rédigé en 1824 un traité : De l’influence des agens physiques sur la vie.
Dialoguant entre autres avec Amédée Thierry, historien qui le premier s’interroge sur les
composantes « franque » et « gauloise » dans l’histoire du peuple français, il lui adresse en 1829
une « Lettre » intitulée Des caractères physiologiques des races humaines considérés dans leurs
rapports avec l’histoire, que les historiens considèrent comme la première formulation de la
race scientifique. Voir Carole Reynaud Paligot « Construction et circulation de la notion de
“race” au cours du XIXe siècle », in Nicolas Bancel, Thomas David et Dominic Thomas (dir.),
L’Invention de la race, op. cit., p. 103-116.
6. Caroline Oudin-Bastide et Philippe Steiner, Calcul et Morale, op. cit., p. 211 ; Nelly
Schmidt, « Organisation du travail et statuts des travailleurs dans les colonies françaises des
Caraïbes, des projets de réforme à la réalité (1830-1870) », in Danielle Bégot (dir.), La
Plantation coloniale esclavagiste (XVIIe-XIXe siècles). Actes du 127e Congrès national des
sociétés historiques et scientifiques, Nancy, 2002, Paris, Éditions du CTHS, 2008, p. 265-286.
7. Thomas Bernon, « La science des races. La Société ethnologique de Paris et le tournant
colonial (1839-1848) », La Révolution française. Cahiers de l’Institut d’histoire de la
Révolution française, no 15, décembre 2018, en ligne.
8. Commission chargée d’examiner la proposition relative aux esclaves des colonies, Rapport
fait au nom de la commission chargée d’examiner la proposition de M. de Tracy, relative aux
esclaves des colonies : [séance du 23 juillet 1839] / par M. A. de Tocqueville, 1839.
9. La Amistad, navire espagnol transporte illégalement des esclaves africains vers Cuba en
1839. Une cinquantaine d’esclaves se révoltent et tuent le capitaine. Le propriétaire survivant
ayant réussi à faire rediriger le navire vers les côtes étasuniennes, la Marine se saisit du navire et
engage une procédure pour statuer sur le sort des captifs, selon qu’ils sont considérés comme
propriété espagnole, biens sauvés du naufrage ou biens appartenant à leurs acheteurs à Cuba. La
Cour suprême se saisit du cas et, en 1841, statue sur l’illégalité de leur détention et ordonne leur
libération. Voir Marcus Rediker, Les Révoltés de l’Amistad. Une odyssée atlantique (1839-
1842), trad. par Aurélien Blanchard, Paris, Seuil, 2015.
10. Paul Schor, Compter et Classer, op. cit.
11. Lettre de Gustave d’Eichthal à Léopold Javal, 14 juin 1839, cité par Thomas Bernon, « La
science des races », art. cité.
12. Lettres sur l’Amérique du Nord par Michel Chevalier, Hauman, Cattoir, 1837.
13. Thomas Bernon, « La science des races », art. cité.
14. Ibid.
15. Ibid.
16. Ibid.
17. Rudolf Widmer, « Les plantations de Santiago du Cap-Vert aux XVIIIe-XIXe siècles. Le
problème de la main-d’œuvre et des débouchés », in Danielle Bégot (dir.), La Plantation
coloniale esclavagiste, p. 245-264.
18. La France a installé des comptoirs au Sénégal depuis la fin du XVIIe siècle. L’île de Gorée,
où le président Macron a inauguré une « place de l’Europe », le 9 mai 2018, a été jusqu’alors
une plaque tournante de la traite française.
19. Emmanuel Bertrand-Bocandé, « Carabane et Sedhiou », Revue coloniale, 1856, p. 398-421.

CHAPITRE 10. NOUVELLES CONQUÊTES (1850-1885)


1. Hendrik Lodewijk Wesseling, Le Partage de l’Afrique (1880-1914), trad. par Patrick Grilli,
Paris, Denoël, 1996.
2. Proclamation du commissaire Gatine à la Guadeloupe, juin 1848, voir Nelly Schmidt,
Abolitionnistes de l’esclavage et réformateurs des colonies (1820-1851). Analyse et documents,
Paris, Karthala, 2001.
3. Journal officiel de la Martinique et Courrier de la Martinique du 24 mai 1848.
4. Circulaire du 31 mars 1848, Saint-Pierre, signée par Thomas Husson, directeur provisoire de
l’Intérieur pour la République française.
5. Virginie Chaillou-Atrous, « Engagés indiens et engagés africains à La Réunion au
e
XIX siècle. Une histoire commune ? », in Éric Guerassimoff et Issiaka Mandé (dir.), Le Travail
colonial. Engagés et autres mains-d’œuvre migrantes dans les empires (1850-1950), Paris,
Riveneuve éditions, 2016, p. 220.
6. D’un mot tamoul qui signifie « salaire ».
7. Robert Conrad, « The Planter Class and the Debate over Chinese Immigration to Brazil,
1850-1873 », International Migration Review, vol. 9, no 1, 1975, p. 41-55.
8. Paul Schor, « Statistiques de la population et politique des catégories aux États-Unis au
e
XIX siècle. Théories raciales et questions de population dans le recensement américain »,
Annales de démographie historique, no 105, 2003/1, p. 5-22.
9. Ensayos sobre las revoluciones politicas, cité par Alfredo Gomez-Muller, « La réception du
“partage du monde” en Amérique latine. Le point de vue racialiste de Rafael Núñez », in
Christine de Gemeaux et Amaury Lorin (dir.), L’Europe coloniale et le grand tournant de la
Conférence de Berlin, op. cit., p. 323.
10. Les décrets Crémieux en 1870 complètent ce dispositif qui reconnaît la citoyenneté des juifs
en Algérie.
11. Charles Féraud, « L’Insurrection en Algérie », L’Illustration, 9 septembre 1871, vol. LVIII,
no 1489, 1871, 2nd semestre, p. 170.
12. Ibid.
13. Cité par Roselène Dousset-Leenhardt, Terre natale, Terre d’exil, Paris,
Maisonneuve & Larose, 1976, p. 238.
14. Discours à Bordeaux du 9 octobre 1852 publié dans Le Moniteur du 11 octobre.
15. Martine Spensky, « Discours antiesclavagiste et colonisation au Royaume-Uni à la veille de
la conférence de Berlin (1883-1884) », in Christine de Gemeaux et Amaury Lorin (dir.),
L’Europe coloniale et le grand tournant de la Conférence de Berlin, op. cit., p. 83-118.
16. Ibid., p. 97.
17. D’après Maurice Olender, l’Aryen et le Sémite apparaissent comme des concepts
opératoires en 1859, dans un livre d’Adolphe Pictet de paléontologie linguistique, voir Maurice
Olender, Race sans histoire, op. cit.
18. Joseph Alexander von Herfelt, Bosnisches, Vienne, 1879, p. 21 et 171, cité par Daniel
Baric, « Du Congrès à la Conférence de Berlin (1878-1885). Des Balkans à l’Afrique », in
Christine de Gemeaux et Amaury Lorin (dir.), L’Europe coloniale et le grand tournant de la
Conférence de Berlin, op. cit., p. 29-53.
19. Cité par Christine de Gemeaux, « Bismarck et les enjeux allemands de la Conférence de
Berlin (1878-1885) », in Christine de Gemeaux et Amaury Lorin (dir.), L’Europe coloniale et le
grand tournant de la Conférence de Berlin, op. cit., p. 55-82.
20. Ernest Renan, Réforme intellectuelle et morale, Paris, Calmann-Lévy, 1871.
21. Carole Reynaud Paligot, La République raciale. Paradigme racial et idéologie républicaine
(1860-1930), Paris, PUF, 2006.
22. Cité par Armelle Enders, « “Castes”, “races”, “classes” », in Pierre Singaravélou (dir.), Les
Empires coloniaux (XIXe-XXe siècle), Paris, Seuil, « Points Histoire », 2013, p. 77-124, p. 101,
souligné par moi.
23. Voir Xavier Daumain, « La doctrine coloniale africaine de Paul Leroy-Beaulieu (1870-
1916). Essai d’analyse thématique », in Hubert Bonin et al. (dir), L’Esprit économique impérial
(1830-1970). Groupes de pression et réseaux du patronat colonial en France et dans l’empire,
Saint-Denis, SFHOM, 2008, p. 103.
24. Ibid.
25. Cité par Gilles Manceron, 1885 : le tournant colonial de la République, Jules Ferry contre
G. Clemenceau et autres affrontements parlementaires sur la conquête coloniale, Paris, La
Découverte, 2007, p. 8.
26. Leopold II, discours d’ouverture de la Conférence géographique, cité par Émile Banning,
L’Afrique et la conférence géographique de Bruxelles, 1877, cité par Valérie Piette,
« L’opportunité de la Conférence de Berlin (1884-1885) pour le roi Léopold II de Belgique », in
Christine de Gemeaux et Amaury Lorin (dir.), L’Europe coloniale et le grand tournant de la
Conférence de Berlin, op. cit., p. 179-202, en particulier p. 186.
27. Ibid.
28. Daniel Baric, « Du Congrès à la Conférence de Berlin (1878-1885). Des Balkans à
l’Afrique », in Christine de Gemeaux et Amaury Lorin (dir.), L’Europe coloniale et le grand
tournant de la Conférence de Berlin, op. cit.
29. Ernst Hasse, Deutsche Grenzpolitik (Politique d’extension des frontières allemandes),
Munich, 1906.
30. Martine Spensky, « Discours antiesclavagiste et colonisation au Royaume-Uni à la veille de
la conférence de Berlin (1883-1884) », in Christine de Gemeaux et Amaury Lorin (dir.),
L’Europe coloniale et le grand tournant de la Conférence de Berlin, op. cit., p. 92.
31. Valérie Piette, « L’opportunité de la Conférence de Berlin (1884-1885) pour le roi
Léopold II de Belgique », in Christine de Gemeaux et Amaury Lorin (dir.), L’Europe coloniale
et le grand tournant de la Conférence de Berlin, op. cit.
32. Ibid., p. 21.
33. « Évêques belges et le Congo », in Le Soir, 25 octobre 1908, p. 2, cité in ibid.

CHAPITRE 11. LE GOUVERNEMENT DES RACES (1885-1915)


1. Klara Boyer, Entre les deux rives du canal du Mozambique. Histoire et mémoires des Makoa
de l’ouest de Madagascar (XIXe et XXe siècles), thèse de doctorat, Université Paris Diderot, 2017.
2. Lucille Chiovenda, « Portrait d’un “engagiste” : Francis Vetch et les coolies du Fujian au
début du XXe siècle », in Éric Guerassimoff et Issiaka Mandé (dir.), Le Travail colonial.
Engagés et autres mains-d’œuvre migrantes dans les empires (1850-1950), op. cit., p. 231-244,
en particulier p. 233.
3. Éric Meyer, « Les coolies indiens de Ceylan face à la loi des planteurs au début du
e
XX siècle », in Éric Guerassimoff et Issiaka Mandé (dir.), Le Travail colonial. Engagés et
autres mains-d’œuvre migrantes dans les empires (1850-1950), op. cit., p. 323-352, en
particulier, p. 323.
4. Élisée Reclus, Nouvelle Géographie universelle. La terre et les hommes, t. VII : L’Asie
orientale, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1882.
5. 230 000 Javanais ont été déplacés entre 1905 et 1941.
6. Matilde González-Izás, Formación del estado y disputas territoriales en el corazón del
triángulo norte de Centroamérica : siglos XIX y XX, Guatemala Ciudad, FLACSO, 2015.
7. Piedad Peniche Rivero, La Historia secreta de la hacienda henequera de Yucatán, Mérida,
Archivo General de la Nación, 2010 ; Herbert J. Nickel, El penoaje en las haciendas mexicanas,
Mexico, Universidad Iberoamericana, 1997. Je remercie Laura Machuca pour ces références.
8. Pierre Singaravélou, « Des empires en mouvement ? Impacts et limites des migrations
coloniales », in Pierre Singaravélou (dir.), Les Empires coloniaux (XIXe-XXe siècle), op. cit.,
p. 125-168, en particulier p. 161.
9. Armelle Enders, « “Castes”, “races”, “classes” », in Pierre Singaravélou (dir.), Les Empires
coloniaux (XIXe-XXe siècle), op. cit.
10. Ibid., p. 113.
11. Paul Vigné d’Octon, La Gloire du sabre, Paris, Flammarion, 1900, p. 40-41, cité par Jean
Suret-Canale, Afrique Noire, Occidentale et Centrale, Paris, Éditions sociales, 1968, p. 299-
300 ; Muriel Mathieu, La Mission Afrique Centrale, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 103-104.
12. Adam Hochschild, Les Fantômes du roi Léopold II. Un holocauste oublié, trad. par Marie-
Claude Elsen et Frank Straschitz, Paris, Belfond, 1998.
13. Éric Meyer, « Les coolies indiens de Ceylan face à la loi des planteurs au début du
e
XX siècle », in Éric Guerassimoff et Issiaka Mandé (dir.), Le Travail colonial. Engagés et
autres mains-d’œuvre migrantes dans les empires (1850-1950), op. cit.
14. Ibid.
15. Noëlle Demyk, « Café et pouvoir en Amérique centrale », Études rurales, 180, no 2,
1er janvier 2008, p. 137-154.
16. Yann Moulier Boutang, De l’esclavage au salariat, op. cit.
17. Sans trop de succès toutefois, cf. Robert Conrad, « The Planter Class and the Debate over
Chinese Immigration to Brazil (1850-1893) », art. cité.
18. « Caucasien mais pas blanc. La race et les Portugais à Hawaii », IRESMO-Recherche et
formation sur les mouvements sociaux, 13 avril 2017.
19. Homer Plessy en 1890 s’attaque à la loi Separate Car Act tout juste promulguée en
Louisiane, qui décrète la séparation des Noirs à bord des compagnies de transport.
D’ascendance en partie noire mais d’apparence blanche, Plessis monte sciemment à bord d’un
wagon de train réservé aux Blancs, et oblige la compagnie à l’expulser afin de contester cette
discrimination devant la Cour suprême et avec l’espoir d’invalider la loi de Louisiane. Au
contraire, la Cour présidée par le juge Ferguson consacre la constitutionnalité de la loi, avec
l’argument que la compagnie assure aux Noirs comme aux Blancs l’accès à ses trains (« séparés
mais égaux »).
20. Martine Spensky rapporte que le Premier ministre britannique Gladstone disait sous forme
de boutade : « Ma femme et moi sont une seule même personne : moi », in « Discours
antiesclavagiste et colonisation au Royaume-Uni à la veille de la conférence de Berlin (1883-
1884) », in Christine de Gemeaux et Amaury Lorin (dir.), L’Europe coloniale et le grand
tournant de la Conférence de Berlin, op. cit., p. 109.
21. Gilles Boëtsch et Éric Savarese, « Photographies anthropologiques et politiques des races »,
Journal des anthropologues, 80-81, 2000, p. 247-258.
22. Élisabeth Cunin et Odile Hoffmann, « Description ou prescription ? Les catégories ethnico-
raciales comme outils de construction de la nation. Les recensements au Belize (XIXe-
e o
XX siècles) », Cahiers des Amériques latines, 2011/2, n 67, p. 183-205.

23. Gouvernorat de l’A.-O.F., circulaire 186, 1909.


24. Albert Memmi, Portrait du colonisé, précédé de : Portrait du colonisateur, Paris, Payot
1973.
25. Georges Hardy, « L’homme reste homme tant qu’il est sous le regard d’une femme de sa
race », cité dans Clotilde Chivas-Baron, La Femme française aux colonies, Paris, Larose, 1929.
26. Armelle Enders, « “Castes”, “races”, “classes” », in Pierre Singaravélou (dir.), Les Empires
coloniaux (XIXe-XXe siècle), op. cit..
27. Cité par Maurice Olender, Race sans histoire, op. cit.
28. Martine Spensky, « Les institutions pour mères célibataires en Angleterre, productrices de
légitimité », Sciences politiques, no 2-3, mai 1993, p. 195-223.
29. Ibid.
30. George Reid Andrews, Afro-Latinoamérica (1800-2000), Oxford, Oxford University Press,
2007, p. 119.
31. Alfredo Gomez-Muller, « La réception du “partage du monde” en Amérique latine. Le point
de vue racialiste de Rafael Núñez », in Christine de Gemeaux et Amaury Lorin (dir.), L’Europe
coloniale et le grand tournant de la Conférence de Berlin, op. cit., p. 313-348.
32. Ibid.
33. Lilia Moritz Schwarcz, « Espetáculo da miscigenação », Estudos Avançados, 8, no 20,
avril 1994, p. 137-152.
34. C’est le cas de Renato Kehl qui introduit l’eugénisme au Brésil.
35. Natalia Bazoge, « La gymnastique d’entretien au XXe siècle. D’une valorisation de la
masculinité hégémonique à l’expression d’un féminisme en action », Clio. Femmes, Genre,
Histoire, no 23, avril 2006, p. 197-208.
36. Mauricio de Almeida Abreu, Evolução urbana do Rio de Janeiro, Rio de Janeiro,
IPLANRIO J. Zahar Editor, 1987.
37. Carole Raynaud Paligot, La République raciale, op. cit.
38. Gustave Le Bon, L’Homme et les sociétés. Leurs origines et leur histoire, première partie :
L’Homme. Développement physique et intellectuel, Paris, J. Rothschild Éditeur, 1881 ;
réimpression de l’édition de 1881. Paris, Éditions Jean-Michel Place, 1987.

CHAPITRE 12. DÉLIRES, DÉMONS, DÉMOCRATIES (1920-1950)


1. Environ 18 millions de morts dont la moitié de civils, et 4 à 5 millions de réfugiés en Europe
entre 1914 et 1922.
2. Loïc Wacquant, « De la “terre promise” au ghetto », Actes de la recherche en sciences
sociales, 99, no 1, 1993, p. 43-51.
3. Pour Detroit, voir Olivier Zunz, Naissance de l’Amérique industrielle. Detroit (1880-1920),
Paris, Aubier, 1983.
4. Ibid.
5. Expression de Nina Rodrigues pour qualifier les Noirs du Brésil.
6. Tout le paragraphe est fondé sur l’article de Monique Milia Marie-Luce, « Une tentative
avortée d’immigration de travail. “L’Affaire des bonnes antillaises” (1922-1924) », in Éric
Guerassimoff et Issiaka Mandé (dir.), Le Travail colonial. Engagés et autres mains-d’œuvre
migrantes dans les empires (1850-1950), op. cit., p. 141-168.
7. Ibid., p. 146.
8. Ibid.
9. Dominique Vidal, Les Bonnes de Rio. Emploi domestique et société démocratique au Brésil,
Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2007.
10. Faranirina Rajaonah et Samuel F. Sanchez, « La Condition des travailleurs dans la société
de plantation de Nosy Be (Madagascar) du milieu du XIXe siècle à l’indépendance », in Éric
Guerassimoff et Issiaka Mandé (dir.), Le Travail colonial. Engagés et autres mains-d’œuvre
migrantes dans les empires (1850-1950), op. cit., p. 245-282.
11. Shubi L. Ishemo, « Forced Labour and Migration in Portugal’s African Colonies », in
Robin Cohen (dir.), The Cambridge Survey of World Migration, Cambridge, Cambridge
University Press, 1995, p. 162-165.
12. Éric Meyer, « Les coolies indiens de Ceylan face à la loi des planteurs au début du
e
XX siècle », in Éric Guerassimoff et Issiaka Mandé (dir.), Le Travail colonial. Engagés et
autres mains-d’œuvre migrantes dans les empires (1850-1950), op. cit., p. 341.
13. Ibid.
14. Marie Rodet et Romain Tiquet, « Genre, travail et migrations forcées sur les plantations de
sisal du Sénégal et du Soudan français (1919-1946) », in Éric Guerassimoff et Issiaka Mandé
(dir.), Le Travail colonial. Engagés et autres mains-d’œuvre migrantes dans les empires (1850-
1950), op. cit., p. 358.
15. Albert Londres, Terre d’ébène. La traite des Noirs, Paris, Albin Michel, 1929.
16. Marianne Boucheret, « Le pouvoir colonial et la question de la main-d’œuvre en Indochine
dans les années 1920 », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, octobre 2001, no 85, p. 29-
55.
17. Issiaka Mandé, « La déraison de la république impériale française en Afrique de l’Ouest. Le
travail forcé et les villages de colonisation Mossi en Côte-d’Ivoire », in Éric Guerassimoff et
Issiaka Mandé (dir.), Le Travail colonial. Engagés et autres mains-d’œuvre migrantes dans les
empires (1850-1950), op. cit., p. 121.
18. Ibid., p. 122.
19. Albert Londres, Terre d’ébène, op. cit.
20. Dans les années 1920, l’anthropologue Werner Max Eiselen veut y protéger la culture
bantoue et prône la séparation.
21. Maria Lúcia G. Pallares-Burke, « Genèse d’une pensée. Gilberto Freyre (1918-1933) », in
Silvia Capanema et al. (dir.),. Du transfert culturel au métissage. Concepts, acteurs, pratiques,
Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 115-126.
22. Thomas E. Skidmore, Preto no branco : raça e nacionalidade no pensamento brasileiro,
São Paulo, Paz e Terra, 1976, p. 208.
23. Guilherme Gutman, « Raça e psicanálise no Brasil. O ponto de origem : Arthur Ramos »,
Revista Latinoamericana de Psicopatologia Fundamental, 10, no 4, décembre 2007, p. 711-728.
24. Maurice Olender, Race sans histoire, op. cit., p. 75.
25. Cité par Chloé Maurel, « La question des races », Gradhiva. Revue d’anthropologie et
d’histoire des arts, no 5, mai 2007, p. 114-131.
26. Cité dans Jules Lucrèce, Histoire de la Martinique : à l’usage des cours supérieur et
complémentaire des écoles primaires : ouvrage illustré de 32 gravures, Paris, PUF, 1933,
p. 144.
27. Pierre Brocheux, « Les migrations des travailleurs vietnamiens dans l’espace impérial
français du Pacifique (Indochine, Nouvelle-Calédonie, Nouvelles Hébrides) aux XIXe et
e
XX siècles », in Éric Guerassimoff et Issiaka Mandé (dir.), Le Travail colonial. Engagés et
autres mains-d’œuvre migrantes dans les empires (1850-1950), op. cit., p. 283-300.
28. Issiaka Mandé, « La déraison de la république impériale française en Afrique de l’Ouest »,
in Éric Guerassimoff et Issiaka Mandé (dir.), Le Travail colonial. Engagés et autres mains-
d’œuvre migrantes dans les empires (1850-1950), op. cit.
29. Pierre Brocheux, « Les migrations des travailleurs vietnamiens… », art. cité.
30. Marie Rodet et Romain Tiquet, « Genre, travail et migrations forcées sur les plantations de
sisal du Sénégal et du Soudan français (1919-1946) », in Éric Guerassimoff et Issiaka Mandé
(dir.), Le Travail colonial. Engagés et autres mains-d’œuvre migrantes dans les empires (1850-
1950), op. cit., p. 353-381.
31. Issiaka Mandé, « La déraison de la république impériale française en Afrique de l’Ouest »
in Éric Guerassimoff et Issiaka Mandé (dir.), Le Travail colonial. Engagés et autres mains-
d’œuvre migrantes dans les empires (1850-1950), op. cit.
32. Pascal Blanchard et al. (dir.), Zoos humains et exhibitions coloniales. 150 ans d’inventions
de l’Autre, Paris, La Découverte, 2011.
33. Sandrine Lemaire (dir.), Culture coloniale (1871-1931), Paris, Autrement, 2003, p. 5-39.
34. Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, Paris, Gallimard, 1960.
35. Frederick Cooper, Decolonization and African Society. The Labor Question in French and
British Africa, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.
36. Marie Rodet et Romain Tiquet, « Genre, travail et migrations forcées sur les plantations de
sisal du Sénégal et du Soudan français (1919-1946) », in Éric Guerassimoff et Issiaka Mandé
(dir.), Le Travail colonial. Engagés et autres mains-d’œuvre migrantes dans les empires (1850-
1950), op. cit., p. 356, citant une archive de l’inspection du travail, Gouverneur Tap, mission de
février 1937 au Soudan français.
37. Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952.
38. Id., Les Damnés de la terre, Paris, Maspero, 1961.

CONCLUSION
L’INTRIGUE DE LA RACE
1. Sophie Body-Gendrot et Catherine Wihtol de Wenden, Police et Discriminations raciales.
Le tabou français, Paris, Éditions de l’Atelier, 2003 et Frank Edwards, Hedwig Lee et Michael
Esposito, « Risk of Being Killed by Police Use of Force in the United States by Age, Race-
Ethnicity, and Sex », Proceedings of the National Academy of Sciences, août 2019, vol. 116,
no 34, p. 16793-16798.
2. Fabrice Dhume, « L’école face à la discrimination ethnoraciale. Les logiques d’une inaction
publique », Migrations Société, 131, no 5, 2010, p. 171-184 ; Cris Beauchemin, Christelle
Hamel et Patrick Simon (dir.), Trajectoires et origines. Enquête sur la diversité des populations
en France, Paris, Ined éditions, 2015.
3. Colette Guillaumin, L’Idéologie raciste, op. cit. ; Véronique de Rudder-Paurd et al.,
L’Inégalité raciste. L’universalité républicaine à l’épreuve, Paris, PUF, 2000.
4. Florence Gauthier, « Le Mercier de la Rivière et les colonies d’Amérique », Revue française
d’histoire des idées politiques, art. cité.
5. Sigmund Freud, Totem et Tabou, Paris, France, Seuil, « Points Essais », 2010 (première
édition allemande en 1913).
6. « Sur la mort du premier-né », in William Edward Burghardt Du Bois, Les Âmes du peuple
noir, Paris, La Découverte, 2007, p. 197-204.
Bibliographie complémentaire

En dehors des citations ou des références directement utilisées dans le corps


du texte, ce récit se fonde sur une large bibliographie dont voici les principaux
éléments, accessibles en français ou en anglais. Cette liste n’a pas vocation à
l’exhaustivité mais pourra donner des pistes au lecteur qui souhaite approfondir
les thèmes traités dans chaque chapitre.

Chapitre 1. L’institution de l’esclavage

COTTIAS Myriam, MEILLASSOUX Claude, STELLA Alessandro et VINCENT Bernard,


Esclavage et dépendances serviles. Histoire comparée, Paris, L’Harmattan,
2006, 406 p.
FINLEY Moses I., Esclavage antique et idéologie moderne, traduit par Denise
Fourgous, Paris, Éditions de Minuit, 1981, 212 p.
ISMARD Paulin, La Cité et ses esclaves. Institution, fictions, expériences, Paris,
Seuil, 2019, 378 p.
MEILLASSOUX Claude, L’Esclavage en Afrique précoloniale, Paris, François
Maspero, 1975, 582 p.
MIERS Suzanne et KOPYTOFF Igor, Slavery in Africa : Historical and
Anthropological Perspectives, Madison, University of Wisconsin Press,
1977, XVII + 474 p.
PATTERSON Orlando, Slavery and Social Death : A Comparative Study, Harvard
University Press, Cambridge Mass, 1982, 511 p.
TESTART Alain, L’Institution de l’esclavage. Une approche mondiale, Paris,
Gallimard, 2018, 368 p.

Chapitre 2. L’esclavage en Afrique subsaharienne

AGUT-LABORDÈRE Damien, BARBAZA Michel et BAHUCHET Serge, L’Afrique


ancienne. De l’Acacus au Zimbabwe (20 000 avant notre ère-XVIIe siècle),
Paris, Belin, 2018, 678 p.
BOTTE Roger, « Les réseaux transsahariens de la traite de l’or et des esclaves au
haut Moyen Âge (VIIIe-XIe siècle) », L’Année du Maghreb, 2011, VII, p. 27-
59.
GUILLÉN P. Fabienne et TRABELSI Salah (dir.), Les Esclavages en Méditerranée.
Espaces et dynamiques économiques, Madrid, Casa de Velázquez, 2012,
245 p.
HEERS Jacques, Esclaves et domestiques au Moyen Âge dans le monde
méditerranéen, Paris, France, Fayard, 1981, 296 p.
–, Les Négriers en terres d’islam. La première traite des noirs (VIIe-XVIe siècle),
Paris, Perrin, 2008, 318 p.
MBOKOLO Elikia, Afrique noire. Histoire et civilisation, tome 1 : Des origines au
e
XVIII siècle, Paris, Hatier-AUF, 2008, 496 p.

OUERFELLI Mohamed, « La production du sucre en Méditerranée médiévale.


Peut-on parler d’un système esclavagiste ? », Rives méditerranéennes,
31 décembre 2016, no 53, p. 41-59.
ROTMAN Youval, Les Esclaves et l’Esclavage. De la Méditerranée antique à la
Méditerranée médiévale (VIe-XIe siècle), Paris, Les Belles Lettres, 2004,
403 p.
SIMONIS Francis, « L’Empire du Mali d’hier à aujourd’hui », Cahiers d’histoire.
Revue d’histoire critique, 2015, no 128, p. 71-86.
TRABELSI Salah, L’Esclavage dans l’Orient musulman au Ier/VIIe et IVe/Xe siècles.
Quelques brèves mises au point, Paris, Karthala, 2015.

Chapitre 3. La dynamique européenne

BARTHÉLEMY Dominique, « Qu’est-ce que le servage, en France, au


e o
XI siècle ? », Revue historique, 1992/2, n 582, p. 233-284.

BLOCH Marc, « Comment et pourquoi finit l’esclavage antique ? », Annales,


1947, vol. 2, no 1, p. 30-44.
BONNASSIÉ Pierre, « Survie et extinction du régime esclavagiste dans l’Occident
du haut Moyen Âge (IVe-XIe siècle) », Cahiers de civilisation médiévale,
1985, vol. 28, no 112, p. 307-343.
BOURDEU Étienne, GAUDIN Guillaume, GIRARD Pascale, MENDES António de
Almeida, MUCHNIK Natalia et PLANAS Natividad, La Péninsule Ibérique et le
monde (1470-1650), Neuilly-sur-Seine, Atlande, 2014.
BRESC Henri (dir.), Figures de l’esclave au Moyen Âge et dans le monde
moderne. Actes de la table ronde organisée les 27 et 28 octobre 1992, Paris,
L’Harmattan, 1996.
FEJIć Nenad, L’Esclavage et le Discours antiesclavagiste au bas Moyen Âge.
Quelques exemples du monde méditerranéen, Paris, Éd. du CTHS, 2002.
FELLER Laurent, « Liberté et servitude en Italie centrale (VIIIe-Xe siècle) »,
Mélanges de l’École française de Rome, 2000/2, vol. 112, p. 511-533.
GOETZ Hans-Werner, « Serfdom and the Beginnings of a “Seigneurial System”
in the Carolingian Period : a Survey of the Evidence », Early Medieval
Europe, 1993, vol. 2, no 1, p. 29-51.
LAHON Didier, Esclavage et Confréries noires au Portugal durant l’Ancien
Régime (1441-1830), Paris, Atelier national de reproduction des thèses,
2005.
MENDES António de Almeida, « Le Portugal et l’Atlantique. Expansion,
esclavage et race en perspective (XIVe-XVIe siècle) », Rives méditerranéennes,
2016, no 53, p. 139-157.
–, Esclavages et traites ibériques entre Méditerranée et Atlantique (XVe-
e
XVII siècle). Une histoire globale, Paris, A.N.R.T., Université de Lille-III,
2016.
NEWITT Malyn Dudley Dunn (dir.), The Portuguese in West Africa (1415-1670) :
a Documentary History, Cambridge, Cambridge University Press, 2010.
VINCENT Bernard, « L’esclavage dans la péninsule Ibérique à l’époque
moderne », Esclavages, 2010, p. 67-75.
ZURARA Gomes Eanes de, Chronique de Guinée (1453), éd. par PAVIOT Jacques
et RICARD Robert, Paris, Chandeigne, 2011, 588 p.

Chapitre 4. Découverte de l’Amérique

ALENCASTRO Luiz Felipe de, « Le versant brésilien de l’Atlantique-Sud (1550-


1850) », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2006, 61e année, no 2, p. 339-
382.
BERTRAND Michel et PLANAS Natividad (dir.), Les Sociétés de frontière. De la
Méditerranée à l’Atlantique (XVIe-XVIIIe siècle), Madrid, Casa de Velázquez,
2017.
CHAUNU Pierre, Conquête et exploitation des nouveaux mondes (XVIe siècle),
Paris, PUF, 2010, vol. 1.
EMMER Pieter Cornelis, POTON DE XAINTRAILLES Didier et SOUTY François (dir.),
Les Pays-Bas et l’Atlantique (1500-1800), Rennes, Presses universitaires de
Rennes, 2009, 269 p.
FUENTE Alejandro de la, Havana and the Atlantic in the Sixteenth Century,
Chapell Hill, University of North Carolina Press, 2011, 305 p.
GOMEZ Thomas, L’Invention de l’Amérique. Rêve et réalités de la Conquête,
Paris, Aubier, 1992.
GREEN Toby, The Rise of the Trans-Atlantic Slave Trade in Western Africa
(1300-1589), New York, Cambridge University Press, 2012.
MAURO Frédéric, Le Brésil du XVe à la fin du XVIIIe siècle, Paris, Société d’édition
d’enseignement supérieur, 1997 (1977).
–, et SERRÃO Joaquim Veríssimo, Études économiques sur l’expansion
portugaise (1500-1900), Paris, Fundação Calouste Gulbenkian/Centro
cultural português, 1970.
MENDES António de Almeida, « Les réseaux de la traite ibérique dans
l’Atlantique Nord (1440-1640) », Annales. Histoire, Sciences Sociales,
63e année, no 4, p. 739-768.
SILVA Filipa Ribeiro da, Dutch and Portuguese in Western Africa : Empires,
Merchants and the Atlantic System (1580-1674), Leiden, Brill, 2011.
STELLA Alessandro, Histoires d’esclaves dans la péninsule Ibérique, Paris,
Editions de l’EHESS, 2000.
WALLERSTEIN Immanuel, Le Système du monde du XVe siècle à nos jours, vol. 1,
Capitalisme et économie mondiale, 1410-1640, Paris, Flammarion, 1980.

Chapitre 5. La plantation de nègres

BEGOT Danielle (dir.), La Plantation coloniale esclavagiste (XVIIe-XIXe siècle).


Actes du 127e congrès national des sociétés historiques et scientifiques,
Nancy, 2002, Paris, Éditions du CTHS, 2008.
BLACKBURN Robin, The Making of New World Slavery : From the Baroque to
the Modern (1492-1800), Londres, Verso, 1997.
CURTIN Philip D, The Rise and Fall of the Plantation Complex : Essays in
Atlantic History, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 1990.
DOCKÈS Pierre, Le Sucre et les Larmes. Bref essai d’histoire et de
mondialisation, Paris, Descartes & Cie, 2009.
ELTIS David et ENGERMAN Stanley L. (dir.), The Cambridge World History of
Slavery (AD 1420-AD 1804), vol. 3, Cambridge, Cambridge University
Press, 2011.
HEYWOOD Linda Marinda, Njinga. Histoire d’une reine guerrière (1582-1663),
traduit par Philippe Pignarre, Paris, La Découverte, 2018.
KLEIN Herbert S. et VINSON Ben III, African Slavery in Latin America and the
Caribbean, Oxford, Oxford University Press, 2007.
KOOT Christian J., Empire at the Periphery : British Colonists, Anglo-Dutch
Trade, and the Development of the British Atlantic (1621-1713), New York,
New York University Press, 2011.
MINTZ Sidney Wilfred, Esclave = (égal) facteur de production. L’Économie
politique de l’esclavage, Paris, Dunod, 1981.
REDIKER Marcus, À bord du négrier. Une histoire atlantique de la traite, Paris,
Seuil, 2013 ; « Points Histoire », 2017.
SCHWARTZ Stuart B., Sugar Plantations in the Formation of Brazilian Society :
Bahia (1550-1835), Cambridge, Cambridge University Press, 1985.
THOMPSON Vincent Bakpetu, The Making of the African Diaspora in the America
(1441-1900), Harlow/New York, Longman, 1987.
THORNTON John K., « Les États de l’Angola et la formation de Palmares
(Brésil) », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2008, 63e année, no 4, p. 769-
797.
WALLERSTEIN Immanuel, Le Mercantilisme et la Consolidation de l’économie-
monde européenne (1600-1750), Paris, Flammarion, 1985.

Chapitre 6. Une société impossible


BOULLE Pierre H., « La construction du concept de race dans la France d’Ancien
Régime », Outre-Mers. Revue d’histoire, 2002, vol. 89, no 336, p. 155-175.
CLARK Emily et VIDAL Cécile, « Famille et esclavage à la Nouvelle-Orléans sous
le régime français (1699-1769) », Annales de démographie historique,
2011/2, no 122, p 99-126.
COUSSEAU Vincent, « La famille invisible. Illégitimité des naissances et
construction des liens familiaux en Martinique (XVIIe siècle-début du
e
XIX siècle) », Annales de démographie historique, 2011/2, no 122, p. 41-67.
COWLING Camillia, PATON Diana, MACHADO Maria Helena Pereira Toledo et
WEST Emily (dir.), Mothering Slaves : Motherhood, Childlessness and the
Care of Children in Atlantic Slave Sociaties : Special Issue, Abington,
Taylor & Francis, 2017, 440 p.
GAUTIER Arlette, Les Sœurs de Solitude. La condition féminine dans l’esclavage
aux Antilles du XVIIe au XIXe siècle, Paris, Éditions Caribéennes, 1985.
LARA Oruno Denis, Caraïbes en construction. Espace, colonisation, résistance,
Épinay-sur-Seine, Éditions du CERCAM, 1992, 36 p.
– , De l’oubli à l’histoire. Espace et identité Caraïbes (Guadeloupe, Guyane,
Haïti, Martinique), Paris, L’Harmattan, 2015, 348 p.
MATTOSO Katia Mytilineou de Queirós, Être esclave au Brésil (XVIe-XIXe siècles),
Paris, L’Harmattan, 1995, 331 p.
MORGAN Jennifer L., Laboring Women : Reproduction and Gender in New
World Slavery, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2004.
OUDIN-BASTIDE Caroline, Travail, capitalisme et société esclavagiste.
Guadeloupe, Martinique (XVIIe-XIXe siècle), Paris, La Découverte, 2005.
RÉGENT Frédéric, Les Maîtres de la Guadeloupe. Propriétaires d’esclaves
(1635-1848), Paris, Tallandier, 2019, 426 p.
RUGGIU François-Joseph et VIDAL Cécile (dir.), Sociétés, colonisations et
esclavages dans le monde atlantique. Historiographie des sociétés
américaines des XVIe-XIXe siècles, Bécherel, Les Perséides, 2009, 345 p.
SARAIVA Antonio, « Le père Antonio Vieira S. J. et la question de l’esclavage
des Noirs au XVIIe siècle », Annales, 1967, vol. 22, p. 1289-1309.
SAVAGE John, « “Black Magic” and White Terror : Slave Poisoning and Colonial
Society in Early 19th Century Martinique », Journal of Social History,
5 avril 2007, vol. 40, no 3, p. 635-662.
TARDIEU Jean-Pierre, Esclaves et Affranchis dans la vice-royauté du Pérou.
L’impossible vie affective et sexuelle (XVIe-XVIIIe siècle), Paris, L’Harmattan,
2017, 148 p.
TURNER Sasha, Contested Bodies : Pregnancy, Childrearing, and Slavery in
Jamaica, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2017, 328 p.
ZUÑIGA Jean-Paul, « La voix du sang. Du métis à l’idée de métissage en
Amérique espagnole », Annales, 1999, vol. 54, p. 425-452.

Chapitre 7. Vers la crise

CELIMÈNE Fred et LEGRIS André, L’Économie de l’esclavage colonial. Enquête et


bilan du XVIIe au XIXe siècle, Paris, CNRS, 2002.
GARRIGUS J., Before Haiti : Race and Citizenship in French Saint-Domingue,
Springer, Palgrave MacMillan, 2006.
HURBON Laënnec (dir.), L’Insurrection des esclaves de Saint-Domingue (22-
23 août 1791). Actes de la table ronde internationale de Port-au-Prince,
8 au 10 décembre 1997, Paris, Karthala, 2000.
JAMES Cyril Lionel Robert, Les Jacobins noirs. Toussaint Louverture et la
révolution de Saint-Domingue, Paris, Gallimard, 1949, 364 p. ; Paris,
Éditions Amsterdam, 2008.
LARA Oruno Denis, Révolutions Caraïbes. Les premières lueurs (1759-1770),
Paris, L’Harmattan, 2015.
MORGAN Kenneth, « Slave Women and Reproduction in Jamaica, c. 1776-
1834 », History, 2006, vol. 91, no 302, p. 231-253.
OUDIN-BASTIDE Caroline et STEINER Philippe, Calcul et Morale. Coûts de
l’esclavage et valeur de l’émancipation (XVIIIe-XIXe siècle), Paris, Albin
Michel, 2015.
SCOTT Julius Sherrard et REDIKER Marcus, The Common Wind : Afro-American
Currents in the Age of the Haitian Revolution, Londres, Verso, 2018.
SEBASTIANI Silvia, « L’Amérique des Lumières et la hiérarchie des races »,
Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2012, 67e année, no 2, p. 327-361.
TADMAN Michael, « The Demographic Cost of Sugar : Debates on Slave
Societies and Natural Increase in the Americas », The American Historical
Review, 2000, vol. 105, no 5, p. 1534-1575.

Chapitre 8. La domi-nation

BENOT Yves et DORIGNY Marcel (dir.), Rétablissement de l’esclavage dans les


colonies françaises, 1802. Ruptures et continuités de la politique coloniale
française (1800-1830). Aux origines d’Haïti. Actes du colloque international
tenu à l’université de Paris VIII les 20, 21 et 22 juin 2002, Paris,
Maisonneuve et Larose, 2003.
BENOT Yves et DORIGNY Marcel, La Démence coloniale sous Napoléon, Paris,
La Découverte, 2006.
BERTRAND Michel, GONCALVÈS Dominique, Le Planteur et le Roi. L’aristocratie
havanaise et la Couronne d’Espagne (1763-1838), Madrid, Casa de
Velázquez, 2008.
BOURHIS-MARIOTTI Claire, DORIGNY Marcel et GAINOT Bernard (dir.), Couleurs,
Esclavages, Libérations coloniales (1804-1860). Réorientation des empires,
nouvelles colonisations, Amériques, Europe, Afrique, Bécherel, Les
Perséides, 2013.
BROWN Vincent, The Reaper’s Garden : Death and Power in the World of
Atlantic Slavery, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2008.
DORIGNY Marcel et GAINOT Bernard (dir.), La Colonisation nouvelle (fin XVIIIe-
début XIXe siècle), Paris, SPM, 2018.
DORIGNY Marcel (dir.), Haïti, première République noire, Saint-Denis,
Publications de la Société française d’histoire d’outre-mer, 2007.
DORLIN Elsa, La Matrice de la race, Paris, La Découverte, 2016.
GÓMEZ Alejandro, MORELLI Federica et THIBAUD Clément, L’Atlantique
révolutionnaire, une perspective ibéro-américaine, Bécherel, Les Perséides,
2013.
LARCHER Silyane, L’Autre Citoyen. L’idéal républicain et les Antilles après
l’esclavage, Paris, Armand Colin, 2014.
LE GLAUNEC Jean-Pierre et TROUILLOT Lyonel, L’Armée indigène. La défaite de
Napoléon en Haïti, Montréal, Lux éditeur, 2014.
RÉGENT Frédéric, « Préjugé de couleur, esclavage et citoyennetés dans les
colonies françaises (1789-1848) », La Révolution française. Cahiers de
l’Institut d’histoire de la Révolution française, 2015, no 9, en ligne.
ROSSIGNOL Marie-Jeanne, « Les Noirs libres et la citoyenneté américaine dans le
Nord-Ouest des États-Unis (1787-1830) », Le Mouvement social,
octobre 2015/3, no 252, p. 113-135.
SEPINWALL Alyssa Goldstein, L’Abbé Grégoire et la Révolution française. Les
origines de l’universalisme moderne, Bécherel, Les Perséides, 2008.

Chapitre 9. De l’esclavage à la race

BENOT Yves, DESNÉ Roland et DORIGNY Marcel, Les Lumières, l’Esclavage, la


Colonisation, Paris, La Découverte, 2012.
BERNON Thomas, « La science des races. La Société ethnologique de Paris et le
tournant colonial (1839-1848) », La Révolution française. Cahiers de
l’Institut d’histoire de la Révolution française, 13 décembre 2018, no 15.
DORON Claude-Olivier, L’Homme altéré. Races et dégénérescence (XVIIe-
e
XIX siècle), Ceyzérieu/Paris, Champ Vallon, 2016.

DRESCHER Seymour et ENGERMAN Stanley L., From Slavery to Freedom :


Comparative Studies in the Rise and Fall of Atlantic Slavery,
Houndmills/Basingstoke, Macmillan, 1999.
ENFANTIN Barthélémy-Prosper, Colonisation de l’Algérie, Paris, P. Bertrand
libraire, 1843.
HALL Catherine, Civilising Subjects : Metropole and Colony in the English
Imagination (1830-1867), Chicago, University of Chicago Press, 2002.
HOLT Thomas Cleveland, The Problem of Freedom : Race, Labor, and Politics
in Jamaica and Britain (1832-1938), Baltimore, Johns Hopkins University
Press, 1992.
KHALFOUNE Tahar et MEYNIER Gilbert, Histoire de l’Algérie à la période
coloniale (1830-1962), Paris, La Découverte, 2012.
MOTYLEWSKI Patricia, La Société française pour l’abolition de l’esclavage
(1834-1850), Paris, L’Harmattan, 1998.
SCHMIDT Nelly, Abolitionnistes de l’esclavage et réformateurs des colonies
(1820-1851). Analyse et documents, Paris, Karthala, 2001.
SCHNAKENBOURG Christian, Histoire de l’industrie sucrière en Guadeloupe aux
e e
XIX et XX siècles, 1 : La Crise du système esclavagiste (1835-1847), Paris,

L’Harmattan, 1980.
SCOTT Rebecca Jarvis (dir.), Societies After Slavery : a Select Annotated
Bibliography of printed Sources on Cuba, Brazil, British Colonial Africa,
South Africa, and the British West Indies, Pittsburgh, University of
Pittsburgh Press, 2002.
THIBAUD Clément (dir.), Race et Citoyenneté. Une perspective américaine (fin
e e
XVIII -XIX siècle), Paris, La Découverte, 2015.

Chapitre 10. Nouvelles conquêtes

ANDREWS George Reid, Afro-Latinoamérica (1800-2000),


Oxford/Madrid/Francfort-sur-le-Main, Oxford University Press, 2007.
BERNARDINI Jean-Marc, Le Darwinisme social en France (1859-1918).
Fascination et rejet d’une idéologie, Paris, CNRS éditions, 1997.
BLANCKAERT Claude (dir.), Des sciences contre l’homme, Paris, Autrement,
1993, vol. 2.
BONIN Hubert, HODEIR Catherine et KLEIN Jean-François (dir.), L’Esprit
économique impérial (1830-1970). Groupes de pression et réseaux du
patronat colonial en France et dans l’empire, Paris, Publications de la
SFHOM, 2008.
COOPER Frederick et STOLER Ann Laura (dir.), Tensions of Empire : Colonial
Cultures in a Bourgeois World, Berkeley, University of California Press,
1997.
COSTA Emília Viotti da, Da senzala à colônia, São Paulo, Editora UNESP, 2016
(1966).
FLORY Céline, De l’esclavage à la liberté forcée. Histoire des travailleurs
africains engagés dans la Caraïbe française au XIXe siècle, Paris, Karthala,
Société des africanistes, 2015.
FREDJ Claire, « Des coolies pour l’Algérie ? L’Afrique du Nord et le travail
engagé (1856-1871) », Revue d’histoire moderne contemporaine, 2016,
no 63-2, p. 62-83.
HOBSBAWM Eric John, L’Ère des empires (1875-1914), Paris, Fayard, 2007
(1987).
KITOUNI Hosni, Le Désordre colonial. L’Algérie à l’épreuve de la colonisation
de peuplement, Paris, L’Harmattan, 2018.
LOOK LAI Walton et MINTZ Sidney Wilfred, Indentured Labor, Caribbean
Sugar. Chinese and Indian Migrants to the British West Indies (1838-1918),
Baltimore/Londres, Johns Hopkins University Press, 1993.
LOVEJOY Paul Ellsworth, Transformations in Slavery : a History of Slavery in
Africa, Cambridge, Cambridge University Press, 2000.
OUALDI M’hamed, « Esclaves et maîtres ? Les Mamelouks au service des beys
de Tunis du milieu du XVIIe siècle au début des années 1880 », Esclavages,
2010, p. 93-108.
SCHMIDT Nelly, L’Engrenage de la liberté. Caraïbes (XIXe siècle), Aix-en-
Provence, Publications de l’Université de Provence, 1995.
STANZIANI Alessandro, Labor on the Fringes of Empire : Voice, Exit and the
Law, Cham, Palgrave Macmillan, 2018.

Chapitre 11. Le gouvernement des races

AMSELLE Jean-Loup et MBOKOLO Elikia (dir.), Au cœur de l’ethnie. Ethnies,


tribalisme et État en Afrique, Paris, La Découverte, 1985.
BARREYRE Nicolas et SCHOR Paul, De l’émancipation à la ségrégation. Le sud
des États-Unis après la guerre de Sécession (1865-1896), Paris,
CNED/PUF, 2009.
BECKER Charles, MBAYE Saliou et THIOUB Ibrahima (dir.), A.-O.F. Réalités et
héritages. Sociétés ouest-africaines et ordre colonial (1895-1960), Dakar,
Direction des archives du Sénégal, 1997, vol. 2.
BROCHEUX Pierre et HÉMERY Daniel, Indochine : la colonisation ambiguë (1858-
1954), Paris, La Découverte, 1995.
CAPANEMA Silvia, « Race, révolte, république. Les marins brésiliens dans le
contexte post-abolitionniste », Le Mouvement Social, 2015/3, no 252, p. 159-
176.
COOPER Frederick, From Slaves to Squatters : Plantation Labor and Agriculture
in Zanzibar and Coastal Kenya (1890-1925), New Haven, Yale University
Press, 1980.
COQUERY-VIDROVITCH Catherine, « Nationalité et citoyenneté en Afrique-
Occidentale française. Originaires et citoyens dans le Sénégal colonial », The
Journal of African History, 2001, vol. 42, no 2, p. 285-305.
DORNEL Laurent, « Les usages du racialisme. Le cas de la main-d’œuvre
coloniale en France pendant la Première Guerre mondiale », Genèses.
Sciences sociales et histoire, 1995, vol. 20, no 1, p. 48-72.
FAGE John Donnelly, OLIVER Roland Anthony et ROBERTS Andrew (dir.), The
Cambridge History of Africa. 7, From 1905 to 1940, Cambridge, Cambridge
University Press, 1986.
FALL Babacar, Le Travail forcé en Afrique-Occidentale française (1900-1946),
Paris, Karthala, 1993.
ISHEMO Shubi L., « Forced Labour and Migration in Portugal’s African
Colonies », in The Cambridge Survey of World Migration, Cambridge,
Cambridge University Press, 1995, p. 162-165.
LE COUR GRANDMAISON Olivier, De l’indigénat. Anatomie d’un « monstre »
juridique. Le droit colonial en Algérie et dans l’empire français, Paris,
Zones, 2010.
LOVEMAN Mara, National Colors : Racial Classification and the State in Latin
America, Oxford, Oxford University Press, 2014.
MATTOS Hebe, Les Couleurs du silence. Esclavage et liberté dans le Brésil du
e
XIX siècle, Paris CIRESC, Karthala, 2019.

MERLE Isabelle, « De la “légalisation” de la violence en contexte colonial. Le


régime de l’indigénat en question », Politix, 2004, no 66, no 2, p. 137-162.
PÉLISSIER René, Naissance de la « Guiné ». Portugais et Africains en
Sénégambie (1841-1936), Orgeval, Pélissier, 1989.
REYNAUD PALIGOT Carole, La République raciale. Paradigme racial et idéologie
républicaine (1860-1930), Paris, PUF, 2006, 338 p.
SAADA Emmanuelle, Les Enfants de la colonie. Les métis de l’empire français
entre sujétion et citoyenneté, Paris, La Découverte, 2007.
–, « Paternité et citoyenneté en situation coloniale. Le débat sur les
“reconnaissances frauduleuses” et la construction d’un droit impérial »,
Politix. Revue des sciences sociales du politique, 2004, vol. 17, no 66, p. 107-
136.
SIBEUD Emmanuelle, Une science impériale pour l’Afrique ? La construction des
savoirs africanistes en France (1878-1930), Paris, Éditions de l’EHESS,
2002.
SINGARAVÉLOU Pierre (dir.), Les Empires coloniaux (XIXe-XXe siècle), Paris, Seuil,
« Points Histoire », 2013.
STOLER Ann Laura, La Chair de l’empire. Savoirs intimes et pouvoirs raciaux en
régime colonial, Paris, La Découverte/Institut Émilie du Châtelet, 2013.
THOMPSON Elizabeth, Colonial Citizens : Republican Rights, Paternal Privilege,
and Gender in French Syria and Lebanon, New York, Columbia University
Press, 2000.

Chapitre 12. Délires, démons, démocraties

ALMEIDA-TOPOR Hélène d’ et COQUERY-VIDROVITCH Catherine (dir.), L’Afrique


et la crise de 1930 (1924-1938). Actes du colloque organisé à l’Université
de Paris VII (9-10 avril 1976), Paris, Société française d’histoire d’outre-
mer, 1976.
ANDREW Christopher Maurice et KANYA-FORSTNER Alexander Sydney, The
Climax of French Imperial Expansion (1914-1924), Stanford, Stanford
University Press, 1981.
BONIN Hubert, BOUNEAU Christophe et JOLY Hervé (dir), Les Entreprises et
l’outre-mer français pendant la Seconde Guerre mondiale, Pessac, Maison
des sciences de l’homme d’Aquitaine, 2010.
COOPER Frederick, Le Colonialisme en question. Théorie, connaissance, histoire,
traduit par Christian Jeanmougin, Paris, Payot, 2010.
FAUVELLE-AYMAR François-Xavier, Histoire de l’Afrique du Sud, Paris, Seuil,
2006, 468 p., et « Points Histoire », 2013.
GORDON Linda, The Second Coming of the KKK : the Ku Klux Klan of the 1920s
and the American Political Tradition, New York, Liveright Publishing
Corporation, 2017.
GUERASSIMOFF Éric et MANDÉ Issiaka (dir.), Le Travail colonial. Engagés et
autres mains-d’œuvre migrantes dans les empires (1850-1950), Paris,
Riveneuve éditions, 2015.
LAKROUM Monique, Le Travail inégal. Paysans et salariés sénégalais face à la
crise des années 1930, Paris, L’Harmattan, 1982.
ROSSI Benedetta, From Slavery to Aid : Politics, Labour, and Ecology in the
Nigerien Sahel (1800-2000), New York, Cambridge University Press, 2015.
Remerciements

C’est dans l’épaisseur des expériences sociales, des complicités


intellectuelles, des discussions interminables, des passions amoureuses, que nous
écrivons. Un texte est donc toujours l’enfant d’une multitude, fruit d’un
environnement scientifique et de l’entrelacs de nos affections. Que chaque ami,
proche, collègue, étudiant qui constitue mon précieux entourage se sente
remercié et partie prenante de ce travail.
Quelques personnes sont intervenues directement dans la fabrication du
livre. Auprès de Fanny Glissant puis d’Aude Rabaud, en 2015, j’en ai élaboré les
grandes lignes. Ses premiers lecteurs, Sandra Enlart et Océan Michel, soutiens
indéfectibles, m’ont donné un encouragement essentiel. J’ai beaucoup éclairci
mon propos grâce à la relecture exigeante de Sylvain Souchaud. Je remercie
également Julien Vincent pour ses suggestions. La version ultime du texte a
bénéficié de la grande qualité du travail de Caroline Pichon. Je suis enfin
reconnaissante aux personnes qui ont soutenu et accompagné le manuscrit,
Philippe Pignarre, Séverine Nikel et Paulin Ismard.

Vous aimerez peut-être aussi