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L’AGIR HUMAIN SUR LE CLIMAT ET LA NAISSANCE DE LA

CLIMATOLOGIE HISTORIQUE, XVIIE-XVIIIE SIÈCLES

Jean-Baptiste Fressoz, Fabien Locher

Belin | « Revue d’histoire moderne & contemporaine »

2015/1 n° 62-1 | pages 48 à 78


ISSN 0048-8003
ISBN 9782701194882
Article disponible en ligne à l'adresse :
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contemporaine-2015-1-page-48.htm
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L’eau, le climat et les hommes

L’agir humain sur le climat et la naissance


de la climatologie historique, xviie-xviiie siècles

Jean-Baptiste Fressoz
Fabien Locher

Le changement climatique contemporain constitue pour l’histoire un puis-


sant motif de réflexion sur ses objets et ses méthodes. Dans ce retour sur soi,
l’intervention la plus influente est sans doute venue de l’historien subalterniste
Dipesh Chakrabarty. Dans un texte intitulé le « climat de l’histoire »1, cet auteur
expliquait que le grand partage entre « histoire des sociétés » et « histoire de la
nature » s’était construit à l’époque moderne, en prenant pour acquises les limites
de l’agir humain sur les structures naturelles. L’humanité ayant récemment
pris conscience de sa force géologique, il serait devenu impératif de repenser
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et de dépasser ce hiatus périmé. La discipline historique est ainsi questionnée
à partir d’un nouveau « récit des origines » fondé sur le grand partage entre
temps de la nature et temps des sociétés, entre grands phénomènes naturels et
domaine de l’agir anthropique. Un grand partage qui aurait fondé nos visions
savantes du passé, et dont nous commencerions à peine à nous affranchir.
Cette prise de position et la grande audience dont elle a bénéficié ont motivé
notre enquête. Elles nous ont amenés à répondre à Chakrabarty2, initiant une
recherche au long cours dont nous livrons ici les premiers résultats. Celle-ci
vise à analyser la place que le changement climatique a occupée comme mobile
pour la pensée, l’action, le gouvernement des êtres et des choses, dans les
sociétés française et européenne depuis l’époque moderne3.

1. Dipesh C hakrabarty, « Le climat de l’histoire : quatre thèses », Revue internationale des livres et
des idées, 15, 2010, p. 22-31 ; Christophe Bonneuil , Jean-Baptiste F ressoz , L’événement anthropocène.
La terre, l’histoire et nous, Paris, Seuil, 2013.
2. J.-B. F ressoz , Fabien L ocher, « Modernity’s frail climate. A climate history of environmental
reflexivity », Critical Inquiry, 38-3, 2012, p. 579-598 (version préliminaire en français : « Le climat fragile
de la modernité. Petite histoire climatique de la réflexivité environnementale », La vie des idées, 20 avril
2010 : www.laviedesidees.fr/Le-climat-fragile-de-la-modernite.html).
3. Les auteurs remercient Simon Schaffer et Jean-François Gauvin pour leurs remarques et
suggestions. F. Locher remercie aussi le programme Dibner Fellowship de la Huntington Library
pour son soutien.

Revue d’Histoire Moderne & Contemporaine


62-1, janvier-mars 2015
NAISSANCE DE LA CLIMATOLOGIE HISTORIQUE 49

Elle révèle que les notions d’historicité climatique et d’agir humain sur
le climat se sont imposées peu à peu, au fil des xvii e et xviii e siècles, par la
sédimentation et la mise en résonance de discours profanes et savants, tou-
chant notamment à la viabilité et au devenir des colonies nord-américaines.
La philosophie naturelle s’empare très tôt de ces questions : dès 1671, l’une
de ses figures de proue, Robert Boyle, exhorte à quantifier les changements
climatiques pour mesurer l’influence de l’action humaine. Au xviii e siècle, le
terme même de climat, qui renvoyait d’abord à une caractérisation purement
géométrique et cosmographique4, se transforme pour désigner le caractère d’un
lieu, où humidité, température et constitution de l’air jouent un rôle essentiel.
Ce processus va de pair avec une objectivation croissante de la notion, tributaire
de l’essor de la météorologie instrumentale, mais aussi de celui de nouvelles
pratiques savantes centrées sur l’étude de l’évolution historique des climats.
Dès la décennie 1770, pour tenter de retracer leur histoire, les savants
étudient une grande variété d’indicateurs : accroissement des glaciers, séries
d’événements extrêmes, variation des étagements de la végétation ou du
niveau des rivières. Ils tentent de faire fonctionner des thermomètres vieux
de plusieurs décennies et de comparer des données anciennes aux mesures
contemporaines ; ils étudient les auteurs latins ou les chroniques médiévales
relatant les grands hivers ; ils interrogent les vieillards. C’est ainsi qu’émergent
des méthodes d’enquête comme la climatologie historique et, au début du siècle
suivant, des théories comme celle des âges glaciaires. Elles viennent alimenter,
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dans ces décennies de bouleversements historiques, un premier ensemble de
débats et de savoirs sur le changement climatique, structuré autour de ques-
tionnements sur les cycles de l’eau, l’impact de la déforestation et des grands
processus géologiques et astronomiques sur le climat.
Or ce n’est pas le partage, mais la concordance des temps qui structure
ces discussions intenses sur la nature, le rythme et les causes des transforma-
tions climatiques – et la part à attribuer à l’activité humaine. Se nouent ici la
temporalité, immédiate, des sécheresses et des grands hivers qui agissent sur
les récoltes, les épidémies, la vie urbaine ; celle, plus longue, du propriétaire
et de l’administrateur qui souhaitent anticiper le rendement futur d’une vigne
ou d’une forêt ; celle des colons qui cherchent à penser – et à promouvoir – de
nouvelles sociétés, de l’autre côté de l’Atlantique. Les interrogations sur l’agir
climatique humain, les savoirs de l’historicité climatique ont une histoire longue,
que notre ambition est de restituer pour majorer la capacité de l’histoire à
faire face, dans ses propres termes, aux défis que la crise environnementale
lance aux sciences sociales.
Notre volonté est aussi, ce faisant, d’infléchir l’historiographie sur le
questionnement climatique à l’époque moderne. Depuis quelques années,
une nouvelle génération de travaux est venue enrichir notre connaissance de

4. Comme la bande que découpent, sur le globe, deux lignes de latitude.


50 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

la place que la mutabilité climatique a occupée, au cours de cette période,


dans la réflexivité environnementale des sociétés5. Ces apports opèrent un
dépassement des thèses, influentes, de l’historien britannique Richard Grove.
Celui-ci avait identifié les colonies insulaires françaises et anglaises du
xviii e siècle comme le creuset d’une proto-conscience écologique, influente
au siècle suivant au sein des Empires, et fonctionnant autour de l’idée d’un
impact de la déforestation sur le climat 6. Grove insiste en particulier sur la
dimension supposément séminale des écrits et des actions de conservation de
Pierre Poivre, intendant de l’île de France (actuelle île Maurice) dans les années
1760. Pourtant, une enquête approfondie révèle que ses prises de position sur
le changement climatique sont extrêmement laconiques, quelques lignes au
total dans ses œuvres7. De plus, elles ne sont pour ainsi dire jamais mobilisées
dans les débats pléthoriques sur le changement climatique de la fin du xviii e
et du début du xix e siècle8. En outre, l’idée d’une dégradation climatique
suscitée par l’action humaine, loin d’être exclusive aux mondes insulaires
coloniaux, peut être identifiée dès le xvii e siècle sur des terrains européens9.
En 1685, l’astronome Geminiano Montanari étudie par exemple l’effet néfaste
des défrichements sur le régime des vents dans la région de Venise10. Pour
toutes ces raisons, il paraît aujourd’hui important de découpler la question
du changement climatique de celle des « origines » de l’environnementalisme
– une notion en elle-même problématique11 – et plus encore de la référence
exclusive aux colonies insulaires de l’époque moderne.
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5. J.-B. F ressoz , F. L ocher, « Modernity’s frail climate… », art. cit. ; James R. F leming, Vladi-
mir Jankovic (éd.), Osiris, 26-1, 2011 : numéro spécial « Klima » ; Jan G olinski, British Weather and
the Climate of Enlightenment, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 2007, p. 170-202 ;
Fredrik A lbritton Jonsson, Enlightenment’s Frontier : the Scottish Highlands and the Origins of Envi-
ronmentalism, New Haven, Yale University Press, 2013 ; Grégory Quenet, « Protéger le jardin d’Eden »
[postface], in Richard Grove , Les îles du Paradis. L’invention de l’écologie aux colonies. 1660-1854 [1993],
Paris, La Découverte, 2013, p. 77-120. Ceci ne doit pas minorer les apports essentiels de Jean E hrard,
L’idée de nature en France dans la première moitié du xviiie siècle, Paris, SEVPEN, 1963, vol. 2, et Clarence
J. Glacken, Traces on the Rhodian Shore. Nature and Culture in Western Thought from Ancient Time to the
End of the Eighteenth Century, Berkeley, University of California Press, 1967.
6. R. Grove , Green Imperialism : Colonial Expansion, Tropical Island Edens and the Origins of
Environmentalism. 1600-1860, Cambridge, Cambridge University Press, 1995.
7. Pierre Poivre , Voyages d’un philosophe ou Observations sur les mœurs et les arts des peuples de
l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique, Yverdon, de Felice, 1768, p. 31 ; I d., Discours prononcés par M.
Pierre Poivre, commissaire du roi, Londres et Lyon, J. de Ville & L. Rosset, 1769, p. 15-16.
8. La seule exception notable concerne Bernardin de Saint-Pierre, ingénieur en chef de la colonie
sous Poivre : Jacques-Henri Bernardin de Saint P ierre , Voyage à l’Isle de France, Paris, Merlin,
1773, vol. 1, p. 104 ; I d., Études de la nature [1784], Bâle, Tourneizen, vol. 2, 1797, p. 355-357.
9. Pour l’Amérique, elle paraît remonter aux premiers contacts. Selon Fernando Colomb, son
père avait la conviction qu’un déboisement de la Jamaïque pourrait en changer les pluies : Fernando
Colombo, Historie del S.D. Fernando Colombo, Venise, Fraceschi Sanese, 1571, p. 118.
10. Geminiano Montanari, L’Astrologia Convinta di Falso col Mezzo di Nuove Esperienze, Venise,
Francesco Nicolini, 1685, p. 22-24.
11. J.-B. F ressoz , L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Seuil, 2012.
NAISSANCE DE LA CLIMATOLOGIE HISTORIQUE 51

Le climat du Nouveau Monde

L’expansion coloniale européenne a néanmoins joué un rôle déterminant dans


l’émergence des réflexions sur le changement anthropique des climats. D’entrée
de jeu, se pose en effet la question des grandes différences de température
et de précipitation entre des territoires situés à la même latitude, de part et
d’autre de l’Atlantique. Les hivers canadiens suscitent cette interrogation avec
une acuité particulière. Dans les années 1600-1610 apparaissent les premières
installations françaises pérennes à Port-Royal et Québec12. Dans la foulée, leurs
protagonistes font paraître en métropole des textes où le climat occupe une
place importante : la première Histoire de la colonie, de l’avocat Marc Lescarbot
(1609), et la Relation du père Biard (1616) – le premier d’une longue série de
témoignages jésuites ayant contribué, aux xvii e et xviii e siècles, à façonner
l’image métropolitaine du Canada13. Ces écrits prennent la forme d’argu-
mentaires en faveur de la colonisation et de l’évangélisation des populations
d’outre-Atlantique ; leurs auteurs les adressent au Roi et, dans le cas de Biard,
à la hiérarchie religieuse. Il s’agit de contrer les représentations du Canada,
montré comme une terre hostile et maudite – par exemple, quelques années
auparavant, par le fou d’Henri IV14.
Les deux hommes soulignent d’abord que la France et le Canada se
trouvent à la même latitude, donc sous le même climat au sens cosmographique
du terme15. Biard utilise ce constat pour justifier la souveraineté française,
contestée par les Britanniques : « ces terres-là », écrit-il, « sont parralleles à nostre
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France et non point à l’Angleterre »16. Mais l’argument excède l’idée d’une
continuité spatiale : car à même climat (cosmographique), mêmes étoiles et
mêmes durées des jours, mais aussi – raisonnent en premier lieu ces auteurs –
mêmes températures et mêmes saisons, même climat en tant que caractère
du lieu17. Ce glissement sous-tend, chez Lescarbot, une seconde justification
de la colonisation. Son récit rapproche les climats français et canadien, mais
les contraste aussi implicitement avec celui du Brésil équatorial – où a eu
lieu la débâcle de la colonie de la « France antarctique » en 1555-156018. Il est

12. Gilles H avard, Cécile Vidal , Histoire de l’Amérique française [2003], Paris, Champs Flam-
marion, 2008.
13. Marc L escarbot, Histoire de la Nouvelle France, Paris, Chez Jean Milot, 1609 ; Pierre Biard,
« Relation de la Nouvelle-France […] faite par le P. Pierre Biard » [1616], in Relations des Jésuites dans la
Nouvelle-France, vol. 1, Québec, Augustin Coté, 1858, p. 1-76.
14. La Response de maistre Guillaume au Soldat François, s. éd., 1605, cité par Éric T hierry, « Le
discours démonologique dans les récits de voyages au Canada et en Acadie au début du xvii e siècle »,
in Grégoire Holtz , Thibaut M aus de Rolley (éd.), Voyager avec le diable. Voyages réels, voyages
imaginaires et discours démonologiques (xv e -xvii e siècle), Paris, PUPS, 2008, p. 209-220, p. 212.
15. P. Biard, « Relation de la Nouvelle-France… », art. cit., avant-propos ; M. L escarbot, Histoire
de la Nouvelle France, op. cit., p. 624.
16. P. Biard, « Relation de la Nouvelle-France… », art. cit., p. 66.
17. Ibidem, p. 3.
18. M. L escarbot, Histoire de la Nouvelle France, op. cit., p. 143-228 ; Frank L estringant,
« Champlain, Lescarbot et la “conférence” des histoires », in Scritti sulla Nouvelle-France nel Seicento,
Quaderni del Seicento francese, Bari, Adriatica, l984, p. 69-88.
52 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

influencé par les théories de Jean Bodin sur la correspondance entre nature
des lieux et mœurs des peuples19. Les efforts de colonisation seront fructueux
au Canada, argumente Lescarbot, car les mœurs des Français et des Indiens
sont homologues, comme le sont leurs lieux de vie : ce n’était pas le cas pour
le Brésil et les Brésiliens.
Mais un élément, massif, vient déstabiliser les discours sur l’homologie
des climats : les hivers longs et glacés du Canada, fameux depuis l’hivernage
désastreux de la seconde expédition Cartier20. Au xvii e siècle, leur description
est un passage obligé des récits traitant de cette partie de la Nouvelle-France21.
Or ils marquent un hiatus avec les climats français, et contribuent beaucoup à
la mauvaise réputation du Canada. C’est autour de cette tension qu’un discours
sur la transformation anthropique des climats se structure, dans ces premières
décennies du xvii e siècle, afin de promouvoir une apologie de la colonisation.
Lescarbot comme Biard s’emploient à rechercher les causes expliquant
les hivers d’outre-Atlantique. L’avocat donne deux raisons à leur durée hors-
norme : le caractère intrinsèquement humide et froid de l’Amérique, mais
aussi l’immensité des forêts canadiennes, qui empêche le soleil d’échauffer
la terre22. Biard explique lui aussi que c’est la « forest infinie » du continent
qui fait que la chaleur du soleil ne peut atteindre le sol et le réchauffer23. Or,
avance-t-il, cela changerait si la terre était habitée et cultivée. Trois ans plus
tôt, Champlain affichait la même conviction. « Ie croy », soulignait-il, « [que la
neige] se concerue beaucoup plus qu’elle ne feroit si le païs estoit labouré »24.
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Lorsqu’ils invoquent des causes physiques (eau, montagnes), ces argumentaires
s’inscrivent dans la droite ligne des réflexions de l’Histoire naturelle et morale des
Indes du jésuite Joseph Acosta, traduite en français en 159825. Une bonne partie
du livre II est consacrée, justement, à expliquer les diversités de température sous
des climats identiques, en énumérant des causes géographiques26. Mais Acosta
ne mobilise pas l’idée d’un changement anthropique. Dans les discours sur le
Canada, au contraire, cette notion joue un rôle important. Elle vient appuyer
la perspective d’une colonisation de peuplement, sédentaire et fondée sur une
exploitation agricole des sols27. Cette dernière, en plus de ses vertus écono-
miques, morales et spirituelles, doit contribuer à civiliser le climat, à le rendre

19. F. L estringant, « Champlain, Lescarbot… », art. cit. ; I d., « Europe et théorie des climats
dans la seconde moitié du xvi e siècle », in La conscience européenne au xv e et au xvi e siècle, Paris, Presses
de l’École normale supérieure de jeunes filles, 1982, p. 206-226.
20. Jacques C artier, Voyages au Canada [1545], Paris, La Découverte, 1992, p. 228-229.
21. Ils émaillent les Relations jésuites publiées en France : Richard A rès, « Les relations des Jésuites
et le climat de la Nouvelle-France », Mémoires de la société royale du Canada, 4-8, 1970, p. 75-91.
22. M.� L escarbot, Histoire de la Nouvelle France, op. cit., p. 624-625.
23. P. Biard, « Relation de la Nouvelle-France… », art. cit., p. 5-6.
24. Samuel de C hamplain, Les voyages du sieur de Champlain, xaintongeois, capitaine ordinaire
pour le roy, Paris, Chez Jean Berjon, 1613, p. 52-53.
25. Joseph de Acosta, Histoire naturelle et morale des Indes occidentales [1590], Paris, Payot, 1979,
trad. Jacques Rémy-Zéphir, p. 84-92.
26. Ibidem, p. 63-68.
27. M.� L escarbot, Histoire de la Nouvelle France, op. cit., p. 482, p. 156 et p. 228.
NAISSANCE DE LA CLIMATOLOGIE HISTORIQUE 53

pareil à celui de la métropole. En un cercle vertueux, les hivers plus cléments


permettront de meilleures récoltes. Ce processus de normalisation renforcera
aussi, par la double homologie des climats et des mœurs, la légitimité française
sur ces terres. Ce modèle d’amélioration agro-climatique renvoie à deux formes
alternatives d’usage des terres canadiennes. La première est celle des Indiens.
Les forêts infinies, les grands hivers sont le signe de l’état de vacance de ces
espaces qu’ils n’ont pas su mettre en valeur. Ce même argument est central, au
xvii e siècle, dans les discours tenus pour justifier la souveraineté britannique
sur la Nouvelle-Angleterre28. L’autre modèle dont il s’agit de se distinguer,
c’est celui de l’économie de pêche et de traite promue par les négociants et les
armateurs actifs au Canada, et jusque-là dominante. Pour pousser le pouvoir
monarchique à agir en faveur de l’agriculture et du peuplement, le changement
anthropique a alors la double vertu de promettre une richesse agricole accrue
et de parer à l’argument du froid canadien comme obstacle à la vie sédentaire.
Dès 1633, la Relation du jésuite Le Jeune fait état des premières obser-
vations attestant une amélioration climatique, circonscrite mais sensible, au
Canada29. Toutefois, cette question n’apparaît par la suite que de loin en loin
dans les écrits métropolitains. Au début des années 1670, dans le sillage de
l’élan colonisateur impulsé par Colbert, l’entrepreneur Nicolas Denys publie
à Paris une description de l’Amérique septentrionale en forme de discours
promotionnel30. Denys a passé plus de quarante ans au Canada, à la tête d’une
compagnie de pêche et de traite. La question climatique occupe une place
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importante dans sa Description, et son intention est claire : combattre l’un des
principaux griefs faits à la Nouvelle-France, le froid de ses hivers qui décou-
rage les vocations. Selon Denys, ce froid régresse : « Kebec », écrit-il, « a deux
mois d’Hyver moins qu’il n’avoit avant que les terres y fussent défrichées »31.
L’action délibérée des colons peut rectifier le climat de la Nouvelle-France, ils
ont commencé à le faire et cela ouvre des perspectives immenses à ceux qui
voudraient s’y établir.
On retrouve, au même moment, l’idée d’un changement climatique anthro-
pique à propos des colonies anglaises en Amérique du Nord32. Dans les années
1620, la littérature de promotion coloniale souligne la possibilité d’améliorer
leurs climats grâce à la déforestation et l’assèchement des marais33. Comme

28. William C ronon, Changes in the Land : Indians, Colonists, and the Ecology of New England,
New York, Hill & Wang, 1983, p. 54-81.
29. Paul L e Jeune , Relation de ce qui s’est passé en la Nouvelle-France en l’année 1633, Paris, S. Cra-
moisy, 1634, p. 106-107.
30. Nicolas Denys, Description géographique et historique des costes de l’Amérique septentrionale,
Paris, chez Claude Barbin, 1672, 2 vol.
31. Ibidem, vol. 2, p. 8-12, citation p. 11-12.
32. Brant Vogel , « The letter from Dublin : climate change, colonialism, and the Royal Society
in the seventeenth century », Osiris, 26-1, 2011, p. 111-128.
33. Richard Whitbourne , A Discourse and Discovery of New-found-land, Londres, by Felix
Kingston for William Barret, 1620, p. 57 ; Richard E burne , A Plaine Path-Way to Plantations, Londres,
by G. P. for John Marriott, 1624, p. 22.
54 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

en France, le constat d’une transformation effective est posé dans la décennie


1630, dans le New England Prospect de l’entrepreneur colonial William Wood,
qui cherche lui aussi à faire venir des colons34. Comme le souligne Brant Vogel,
ces discours restent toutefois isolés avant le dernier tiers du xvii e siècle, puis
se multiplient dans la décennie 1670 pour servir d’argument à la promotion
de la colonie de Virginie, jusqu’à ce que celle-ci s’engage, suite à la révolte de
Nathaniel Bacon, dans le recours à une main-d’œuvre servile de préférence à
une colonisation de peuplement 35. Son hypothèse est que cette idée de chan-
gement climatique devait se présenter comme un lieu commun, véhiculé à
leur retour par les colons et les navigateurs, et circulant dans les conversations
tout en émergeant ponctuellement dans la littérature de promotion coloniale.

Changement climatique et philosophie naturelle

Ce n’est que dans un second temps que la thèse du changement anthropique


s’impose comme un objet d’étude au sein du monde savant britannique. Dans
les années 1660, celui-ci s’organise autour de la Royal Society mais également
en étroite interaction avec les milieux londoniens du commerce colonial36. La
colonisation est conçue par les savants comme une source de revenus mais aussi
comme un terrain d’expérience pour l’arithmétique politique et la philosophie
naturelle37. Se met alors en place, et notamment dans l’espace transatlantique,
cette « machine coloniale » de production de savoirs décrite par les historiens
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des sciences modernes38.
En 1671, dans ses Cosmical Suspicions, Robert Boyle, membre fondateur
de la Royal Society, aborde la question du changement climatique39. Ce texte
appréhende une classe de phénomènes qui échappe encore aux investigations
de la philosophie naturelle, et en particulier aux interprétations mécanistes : les
états atmosphériques, les inondations, les épidémies, le changement des climats.
Pour caractériser ce dernier, Boyle mobilise trois types de preuves, ouvrant
une fenêtre inespérée sur les processus d’accréditation de cette idée au sein
du monde savant. Tout d’abord : la littérature de promotion coloniale. Boyle
cite les passages du New Englands Prospect de Wood décrivant la modération

34. William Wood, New Englands Prospect, Londres, by Tho. Cotes for John Bellamie, 1634.
35. B. Vogel , « The letter from Dublin… », art. cit., p. 119.
36. Larry Stewart, « Other centres of calculation, or, where the Royal Society didn’t count :
commerce, coffee-houses and natural philosophy in early modern London », British Journal for the
History of Science, 32, 1999, p. 133-153.
37. Dès 1666, les Philosophical Transactions décrivent un dessèchement provoqué par la déforestation
dans les Caraïbes : « Observations made by a curious and learned person, sailing from England, to the
Caribe-Islands », Philosophical Transactions of the Royal Society of London, 2, 1666-1667, p. 493-500, p. 497.
38. James McC lellan III, François R egourd, The Colonial Machine. French Science and Overseas
Expansion in the Old Regime, Turnhout, Brepols, 2012.
39. Robert Boyle , Tractatus de cosmicis rerum qualitatibus etc., Amsterdam, ap. J. Janssonium a
Waesberge, Hambourg, ap. G. Schultzen, 1671 ; édition consultée : Robert Boyle , « Cosmical Suspi-
cions », in The works of the Honourable Robert Boyle, Londres, W. Johnston et alii, 1772, vol. 3, p. 316-325.
NAISSANCE DE LA CLIMATOLOGIE HISTORIQUE 55

des saisons consécutive à l’action des colons. Ensuite, Boyle explique avoir
interrogé personnellement un gentleman de Nouvelle-Angleterre, qui lui a
certifié que le climat y était devenu plus doux. Enfin et surtout, Boyle aurait
assisté en personne à la réception par Charles II du gouverneur de la Nouvelle-
Angleterre. Le souverain l’aurait interrogé très directement sur la « température
de l’air ». La réponse du gouverneur (John Winthrop), donnée comme une
citation littérale, aurait été que le climat a changé et perdu beaucoup de son
froid depuis l’installation des Anglais. Il est impossible de vérifier cette anec-
dote, mais le projet intellectuel de Boyle, tout entier fondé sur la production de
témoignages fiables engageant l’honneur aristocratique des acteurs, lui confère
un poids certain40. Quoi qu’il en soit, l’évocation du changement climatique
au plus haut niveau est frappante.
Sous la Restauration, littérature de promotion et témoignages des colons
convergent ainsi pour accréditer la thèse du changement climatique au sein
des cercles savants et politiques britanniques. Confiant dans la réalité du
phénomène – dont on découvrira peu à peu, écrit-il, l’intensité et la durée –,
Boyle ouvre un espace d’interrogation sur sa nature : est-il le produit de forces
non-humaines, émanant des astres ou de l’intérieur de la Terre ? Ou bien est-il
le fait de l’action humaine ?
C’est à cette question qu’Henry Nicholson, un ancien étudiant du Trinity
College intéressé par les sciences naturelles, cherche à répondre lorsqu’il écrit
depuis Dublin, en 1676, pour décrire le changement en cours en Irlande41.
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Nicholson réagit à l’idée, décrite comme commune chez les colons améri-
cains, d’une amélioration climatique en cours sous l’effet du peuplement, du
défrichement et de la mise en culture. Mais son propos vise un autre terrain
de l’expansion coloniale anglaise : l’Irlande. Celle-ci, explique-t-il, est moins
peuplée et moins bien cultivée qu’elle ne l’était auparavant. Or, de l’avis de ses
habitants, l’île s’est réchauffée et asséchée. L’argument vient ainsi déstabiliser
le discours colonial sur les causes du changement, mais sans remettre en cause
son existence. Il décrit dans la foulée les observations météorologiques qu’il a
entreprises, et dont il transmet les premiers résultats afin qu’ils puissent servir
à quantifier cette évolution, ainsi que Boyle le préconisait42. Il est très frappant
que dès cette seconde moitié du xvii e siècle (qui voit les instruments météoro-
logiques se fixer sous leurs formes modernes), leur usage pour documenter des
changements climatiques fasse partie des fonctions qui leur sont assignées43.

40. Simon Schaffer, Steven Shapin, Le Léviathan et la pompe à air. Hobbes et Boyle entre science
et politique [1985], Paris, La Découverte, 1993.
41. « An extract of a letter etc. from Dublin may the 10 th, 1676 », Philosophical Transactions of the
Royal Society of London, 11, 1676, p. 647-653.
42. Ce courrier lui était probablement adressé, par un Nicholson soucieux de susciter sa bien-
veillance et d’engager un échange. Le reste de la lettre répond point par point à des questions soulevées
dans les Cosmical Suspicions (sur le magnétisme, sur le musc animal).
43. Sur l’histoire des pratiques d’observation du temps : F. L ocher, Le savant et la tempête.
Étudier l’atmosphère et prévoir le temps au xix e siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008 ;
56 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

L’intervention de Nicholson, au-delà de ces interrogations sur l’ampleur


et les causes du changement, est porteuse d’un message sans cesse affleu-
rant : l’interprétation du réchauffement comme un signe providentiel venant
sanctifier la colonisation anglaise. Sa lettre paraît à une période critique dans
l’histoire de l’Irlande44. La répression de la révolte de 1641 par Cromwell, les
famines et les épidémies ont conduit à un effondrement démographique. Dans
la foulée, les confiscations foncières au profit des colons se sont intensifiées.
Il faut comprendre la référence de Nicholson à la dépopulation irlandaise et
celle – plus ambiguë – à une moins bonne exploitation agricole, à l’aune de ces
éléments. La déforestation de l’espace insulaire, massive au xvii e siècle45, est
aussi à l’arrière-plan de son propos, par rapprochement avec le cas de l’Amé-
rique. Mais justement, malgré ces destructions, la colonisation de l’île apparaît,
sous la plume de Nicholson, comme bénie par la sanction de la Providence,
par un jugement moral du réchauffement qui s’applique aussi, dans le même
mouvement, aux colonies d’outre-Atlantique.
Le choix de s’adresser à Boyle est loin d’être anodin. Le père du philosophe,
Richard Boyle, a été une figure essentielle du processus de colonisation de
l’Irlande, dont il a été lord trésorier et où il s’est constitué un immense domaine.
Robert Boyle y est né, il y possède lui-même de vastes terres, et au moment de
la parution des Cosmical Suspicions, son frère Richard y assure le même poste
stratégique de grand argentier. C’est dire à quel point la sanction providen-
tielle du changement climatique peut intéresser Boyle, d’un point de vue à la
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fois intellectuel et matériel (ressortissant à la gestion de son domaine). Outre
Boyle, l’intervention de Nicholson conforte d’autres personnages influents en
Irlande et au sein de la Royal Society, et notamment William Petty, membre
fondateur de la société, chantre de l’improvement de l’île par la colonisation, et
lui-même grand propriétaire foncier46.
En France, la thèse du changement anthropique passe plus tardivement
des récits de voyage et de promotion coloniale aux cercles de la philosophie
naturelle. C’est seulement au mitan de la décennie 1740 qu’elle est discutée, à
l’Académie des sciences, par le naturaliste et physicien Duhamel du Monceau,
grand promoteur de la météorologie quantitative en France47. Celui-ci rend régu-
lièrement compte des observations thermométriques de Jean-François Gaultier,

J. G olinski, British Weather…, op. cit.


44. John Patrick Montaño, The Roots of English Colonialism in Ireland, Cambridge, Cambridge
University Press, 2011 ; Brian M ac C uarta (éd.), Reshaping Ireland, 1550-1700 : Colonization and Its
Consequences, Dublin, Four Courts Press, 2011.
45. Eileen McC racken, The Irish Woods since Tudor Times : Distribution and Exploitation, Belfast,
Newton Abbot, David & Charles, 1971.
46. Sur le modèle anglais de colonisation de l’Irlande : J.����
 ���
P. Montaño, The Roots of English…, op.
cit. Sur William Petty et l’Irlande : Mary Poovey, A History of the Modern Fact : Problems of Knowledge
in the Sciences of Wealth and Society, Chicago, University of Chicago Press, 1998, p. 120-138.
47. Jérémy Desarthe , « Duhamel du Monceau, météorologue », Revue d’histoire moderne &
contemporaine, 57-3, 2010, p. 70-91.
NAISSANCE DE LA CLIMATOLOGIE HISTORIQUE 57

médecin du roi établi à Québec48. C’est à cette occasion que Duhamel évoque
le changement climatique en cours en Nouvelle-France49. Il se fait l’écho de
témoignages recueillis sur place par Gauthier à l’occasion de l’année 1745, très
clémente. Des « anciens du pays » lui auraient attesté que les moissons de blé
étaient autrefois plus tardives et moins bonnes50. La volonté d’aborder cette
question a été inspirée à Duhamel par sa lecture du livre du jésuite Charlevoix
sur la Nouvelle-France, qui analyse les « causes du froid au Canada » en évoquant
tour à tour la proximité des glaces du Nord, l’humidité intrinsèque du pays et
l’action des forêts. Pour lui, ce dernier facteur ne saurait être révoqué en doute
car, écrit-il, « il n’y a rien à répliquer contre l’expérience, qui nous rend sensible
la diminution du froid, à mesure que le pays se découvre »51. Ce texte illustre
une fois encore le lien entre amélioration climatique et promotion coloniale.
Hagiographe de la Compagnie de Jésus, Charlevoix a été directement mêlé
à la politique canadienne de la France, notamment comme envoyé du régent
Philippe d’Orléans, chargé d’évaluer la pertinence d’une initiative française
à l’Ouest52. Dans son livre, évoquant la prise de Québec par l’expédition
Kirke de 1629-1630, il expose les raisons de ceux qui, en France, prônaient
l’abandon pur et simple de la colonie, au motif que « le climat y est trop dur »
et le bilan économique déficitaire53. Or dans l’énumération des arguments en
défense – qui sonne comme un plaidoyer pour le présent – vient en premier
lieu l’argument que « le climat de la Nouvelle France s’adouciroit à mesure que
le pays se découvriroit ».
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Changement climatique, civilisation et hiérarchie des peuples

Au xviii e siècle, la thèse d’un changement anthropique des climats s’affirme


aussi au sein d’un genre historique émergent, traitant de l’histoire longue des
peuples européens. Ce nouveau type de discours met en scène non pas des
entités politiques (Église ou royautés), mais des « peuples », c’est-à-dire des
entités biologiques agissant sur des territoires par prolifération et migration.
Or le climat est vu comme une force modelant de façon décisive les corps et
les mœurs de ces peuples.

48. « Observations botanico-météorologiques faites à Québec par M. Gaultier », Histoire et mémoires


de l’Académie royale des sciences, pour 1744, p. 135-155 ; pour 1745, p. 194-229 ; pour 1746, p. 88-97 ;
pour 1747, p. 466-488. Sur Gaultier : Stéphanie T ésio, « Climat et médecine au Québec au milieu du
xviii e siècle », Scientia Canadensis : revue canadienne d’histoire des sciences, des techniques et de la
médecine, 31-1/2, 2008, p. 155-165.
49. « Observations botanico-météorologiques… », art. cit., pour 1746, p. 88-97.
50. « Journal des observations &c. de Mr. Gauthier à Kebec�����������������������������������������
 », archives de l’Observatoire de Paris,
A.A.7.6, n° 4-6, p. 17 et 46.
51. Pierre-François-Xavier de C harlevoix, Histoire et description générale de la Nouvelle-France,
vol. 5, Paris, Veuve Ganeau, 1744, p. 241-250, citation p. 246.
52. David M.�  H ayne , « Pierre-François-Xavier de Charlevoix », Dictionnaire biographique du
Canada, www.biographi.ca/index-f.html (consulté le 29 novembre 2014).
53. P.-F.-X.� de C harlevoix, Histoire et description…, op. cit., vol. 1, Paris, Nyon fils, 1744, p. 173-174.
58 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

L’idée d’une influence du climat sur l’homme hérite d’une longue histoire.
Depuis le dernier quart du xvi e siècle au moins54, elle fait partie du fonds
argumentaire commun au monde lettré55. Elle gagne encore en crédit à par-
tir des années 1710, avec l’essor des philosophies matérialistes (empirisme,
sensualisme)56. Cette idée joue un rôle bien connu, au xviii e siècle, dans les
débats sur la civilisation et la nature des régimes politiques57.
Mais comment expliquer l’évolution des sociétés, si on suppose que
celles-ci sont façonnées par le climat ? Pour une série d’auteurs, la thèse d’un
changement climatique constitue la clé pour insuffler un caractère dynamique
à leurs réflexions sur la vie des peuples.
Jean-Baptiste Dubos, le premier, mobilise cette explication pour rendre compte
de l’écart entre les mœurs et le génie artistique des Romains de l’Antiquité et ceux
des Romains de son temps58. Simon Pelloutier, un pasteur huguenot membre
de l’Académie de Berlin, reprend cette idée à l’occasion de l’enquête érudite
qu’il mène, dans les années 1730-1750, sur l’origine des nations européennes.
Sa thèse est qu’un peuple originel, celte, se serait disséminé en Europe avant de
se différencier en nations gauloise, germaine, anglaise, etc.59 Pelloutier décrit
ces Celtes comme des guerriers, endurcis au contact d’un climat bien plus froid
que celui de l’Europe du xviii e siècle. Ce constat d’un changement climatique
s’appuie sur de nombreux indices tirés d’auteurs antiques, de Diodore de Sicile à
Strabon et Ovide (gel des fleuves gaulois, présence d’ours et de sangliers blancs
en Thrace)60. L’interprétation de Pelloutier lie, plus largement, changement
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climatique et processus de civilisation. Au fil du temps les Celtes, délaissant
l’épée, se seraient enracinés et tournés vers l’agriculture. Le défrichement des
terres aurait réchauffé le climat. Pour saisir l’argument de Pelloutier, il faut
revenir aux racines de son projet : analyser la trajectoire des Européens de la
sauvagerie à la civilisation, par une mise en rapport avec le cas des Aborigènes
d’Amérique61. Il décrit Celtes et Indiens comme des peuples jumeaux, d’une
égale sauvagerie et partageant la même origine62. Le changement climatique

54. Jean Bodin, Les six livres de la République, Paris, J. du Puys, 1576.
55. Michael C ardy, « Discussion of the theory of climate in the Querelle des anciens et des
modernes », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, 163, 1976, p. 73-88 ; Roger M ercier, « La
théorie des climats des “Réflexions critiques” à “L’Esprit des lois” », Revue d’histoire littéraire de la
France, 53, 1953, p. 17-37 et p. 159-174.
56. J. E hrard, L’idée de nature…, op. cit.
57. On songe bien sûr en premier lieu à Montesquieu.
58. Jean-Baptiste Dubos, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, Paris, Jean Mariette,
1719, vol. 2, p. 268-269.
59. Simon P elloutier, Histoire des Celtes, La Haye, Isaac Beauregard, 1740 ; Colin K idd, British
Identities before Nationalism. Ethnicity and Nationhood in the Atlantic World, Cambridge, Cambridge
University Press, 1999, p. 189-193 et p. 207-209.
60. S. P elloutier, Histoire des Celtes, op. cit., p. 120-124.
61. S. P elloutier, « Lettre de M. P. à M. de B. sur les Celtes », Bibliothèque germanique, 28, 1734,
p. 33-51 ; I d., Histoire des Celtes, op. cit., p. 239, 295 et 457.
62. S. P elloutier, « Dissertation sur un passage des “Commentaires” de Jules Cesar De Bello
Gallico », Histoire de l’Académie royale de Berlin pour 1749, Berlin, Haude et Spener, 1751, p. 491-500.
NAISSANCE DE LA CLIMATOLOGIE HISTORIQUE 59

américain sert ici d’analogue au processus à la fois naturel et culturel à l’origine


de la civilisation européenne. Mais il permet aussi d’opposer deux grandes
trajectoires historiques : celle des Européens entrés dès l’Antiquité dans le cycle
vertueux de l’agriculture et de l’adoucissement climatique ; celle des Indiens,
restés au seuil de l’agir sur la nature.
Paul-Henri Mallet, un Genevois protégé de la Couronne danoise, mobilise
le même argument en 175563. Il explique, après Montesquieu, le caractère libre
et sauvage des peuples scandinaves par le climat froid de leurs contrées64. Mais
comment comprendre alors l’état actuel de ces nations et l’absolutisme danois
dont il est un porte-parole ? D’abord par l’action des causes morales, ensuite
en s’appuyant sur les auteurs antiques, et sur Dubos, Pelloutier et Charlevoix
pour invoquer un réchauffement climatique adoucissant les mœurs et condui-
sant à la stabilité politique65.
On retrouve le même argument climatico-civilisationnel sous la plume de
Michael Ignaz Schmidt, l’auteur de la première Histoire des Allemands considérés
comme un seul peuple66, ainsi que dans la fameuse Histoire de la décadence et de
la chute de l’Empire romain d’Edward Gibbon. En 1776, Gibbon y cite Dubos,
Charlevoix et Pelloutier pour affirmer qu’à l’époque des invasions barbares, la
Germanie étant beaucoup plus boisée, le climat rigoureux qui y régnait façonnait
un peuple surpassant les Romains par sa vigueur physique. La comparaison avec
l’Amérique septentrionale est encore et toujours en arrière-plan : « le Canada »,
écrit Gibbon, « nous présente maintenant une peinture exacte de l’ancienne
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Germanie »67.
Cet argument possède également une forte dimension projective. L’introduction
de lois naturelles dans les récits historiques permet d’anticiper les conséquences
climatiques et morales des grandes évolutions. Ce point revêt une importance
particulière pour les intellectuels patriotes de la jeune nation états-unienne.
En 1771, Hugh Williamson, médecin et membre de l’American Philosophical
Society, connaît une célébrité soudaine en Europe en remettant en vedette l’idée
d’une modération des climats nord-américains sous l’effet du défrichement68.
Son intervention participe de la longue séquence polémique de la « controverse

63. Paul-Henri M allet, Introduction à l’histoire de Dannemarc, où l’on traite de la religion, des lois,
des mœurs et des usages des anciens Danois, Copenhague, Berling, par L. H. Lillie, 1755.
64. Ian Wood, The Modern Origins of the Early Medieval Ages, Oxford, Oxford University Press,
2013, p. 37-45 ; Thor J. Beck, Northern Antiquities in French Learning and Literature (1755-1855). A Study
in Preromantic Ideas, New York, Institute of French Studies/Columbia University, vol. 1, 1934, p. 19-44.
65. P.-H.� M allet, Introduction…, op. cit., p. 252-256.
66. Michael Ignaz Schmidt, Geschichte der Deutschen, Ulm, Stettin, 1778, vol. 1, traduit en fran-
çais : Histoire des Allemands, Liège, Plomteux, 1784 ; Michael O. P rinty, « From barbarism to religion :
Church history and the enlightened narrative in Germany », German History, 23-2, 2005, p. 172-201.
67. Edward Gibbon, The History of the Decline and Fall of the Roman Empire, Londres, Strahan,
1776, vol. 1, p. 218.
68. Hugh Williamson, « An attempt to account for the change of climate, which has been observed in
the Middle Colonies in North-America », Transactions of the American Philosophical Society, 1, 1771, p. 272-280 ;
I d., « Essai dans lequel on tâche de rendre raison du changement de climat qu’on a observé dans les Colonies
[…] » Journal de Physique (Observations sur la physique, sur l’histoire naturelle et sur les arts), 1, 1773, p. 430-436.
60 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

du Nouveau Monde »69. Celle-ci a été impulsée par la description de la nature


américaine distillée au fil de l’Histoire naturelle de Buffon. Elle est présentée comme
froide et humide, et productrice, de ce fait, d’hommes et d’animaux de faible
constitution physique et morale. Ces thèses sont reprises et amplifiées par des
auteurs européens comme Cornelius de Pauw et William Robertson, qui théo-
risent l’infériorité de l’Amérique et des Américains dans des livres controversés,
appelant des réactions comme celle de Williamson70.
L’intervention de celui-ci est, a contrario, partie prenante d’un processus de
construction nationale qui exalte à la fois une population protestante, industrieuse,
et le climat qu’elle façonne et qui la fortifie en retour. Dans les années 1810, après
avoir pris une part éminente à la Révolution et à la construction de la démocra-
tie états-unienne, Williamson ira encore plus loin en décrivant son climat, sans
cesse amélioré, comme le meilleur au monde et le berceau d’une nouvelle race
d’hommes, forts et libres, ne déparant pas à côté des Grecs de l’Antiquité71. Durant
ces décennies charnières des xviiie et xix e siècles, l’argument de l’amélioration
climatique est, plus généralement, une ressource importante des discours de
défense et d’illustration du « climat de liberté » de la jeune nation américaine72.
Ainsi chez Thomas Jefferson, observateur zélé, qui cherche à mettre sur pied un
réseau météorologique pour documenter le changement anthropique en cours
aux États-Unis73.
Des discours sur la colonisation de l’Amérique aux récits sur les origines et
l’histoire des peuples, une thèse fondamentale sur les liens entre nature et civilisation
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se cristallise autour de l’idée de changement anthropique. Cette thèse est double.
Premièrement, elle célèbre la puissance de l’humanité qui façonne la nature à
son image. Une fois dépassé le stade barbare, les peuples européens abandonnent
la guerre pour le travail de la terre, enclenchant un cercle climatico-civilisationnel
vertueux. Cette thèse s’intègre bien au discours caméraliste et populationniste de
la seconde moitié du xviiie siècle, ce cercle vertueux pouvant être accéléré par
les princes soucieux d’accroître leur population.
La thèse du changement anthropique fonctionne aussi en tant qu’opérateur
de hiérarchisation des sociétés et des trajectoires de civilisation. Son émergence
marque une diversification des marqueurs du sauvage et du civilisé, les critères

69. Antonello Gerbi, The Dispute of the New World. The History of a Polemic, 1750-1900 [1955],
Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2010 ; Jacques Roger, « Buffon, Jefferson et l’homme améri-
cain », Bulletins et mémoires de la Société d’anthropologie de Paris, 1-3/4, 1989, p. 57-65 ; Silvia Sebastiani,
« What constituted historical evidence of the New World ? Closeness and distance in Robertson and
Clavijero », Modern Intellectual History, 11-3, 2014, p. 675-693 ; James Delbourgo, Nicholas Dew
(éd.), Science and Empire in the Atlantic World, New York, Routledge, 2008.
70. Cornélius de Pauw, Recherches philosophiques sur les Américains, Berlin, George Jacques Decker,
2 vol., 1768 et 1769 ; William Robertson, History of America, Dublin, Messrs. Whitestone, W. Watson
etc., 1777, 3 vol.
71. H. Williamson, Observation on the Climate in Different Parts of America, New York, T. & J.
Swords, 1811, p. 174-178.
72. L’expression est de J. G olinski, British Weather…, op. cit., p. 197-201, citation p. 201.
73. Thomas Jefferson, Notes on the State of Virginia, Londres, John Stockdale, 1787, p. 134-137.
NAISSANCE DE LA CLIMATOLOGIE HISTORIQUE 61

religieux et moraux s’effaçant au profit de la capacité à façonner la nature et,


partant, à s’auto-produire en tant qu’entité biologique, morale et politique. Ce
paradigme liant action sur la nature et civilisation a son manifeste : les Époques de
la nature de Buffon. Le changement anthropique est dès le départ partie intégrante
de la grande entreprise de l’Histoire naturelle74. Mais Buffon s’y arrête surtout en
1764, dans sa notice sur l’élan et le renne, qui compare Europe et Amérique75. Il
mobilise Charlevoix pour affirmer que la Gaule était il y a deux mille ans ce que
le Canada est aujourd’hui, avant que l’homme ne réchauffe son climat76. Quinze
ans plus tard, dans les Époques de la nature, Buffon livre un récit total de l’histoire
du globe terrestre depuis sa formation. Or il décrit la septième et dernière époque
comme celle qui a vu l’avènement de l’humanité en tant que force susceptible
de modifier la planète77. En boisant et déboisant judicieusement, écrit Buffon,
l’homme a le pouvoir – et même le devoir moral78 – de « modifier les influences
du climat qu’il habite et [d’]en fixer pour ainsi dire la température au point qui
lui convient »79. Mais l’humanité est clivée : aux nations européennes s’opposent
d’une part les « petites nations sauvages d’Amérique » et d’Afrique, qui vivent
dans la nature sans la marquer de leur empreinte, et d’autre part ces « nations au
quart policées », « vrais fléaux de la nature » qui la pillent sans la mettre en valeur.
D’un continent et d’un temps à l’autre, la capacité à « améliorer » la nature et le
climat s’est imposée comme une nouvelle métrique de la civilisation80. Produit
des bouleversements suscités, dans la pensée occidentale, par la globalisation
impériale, l’essor des pensées matérialistes, de l’histoire civile, de la philosophie et
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de l’histoire naturelle, l’agir climatique s’impose au temps des Lumières comme
une nouvelle aune, sécularisée, de la grande division entre « eux » et « nous ».

Pluralité des changements, pluralité des causes

Dans la seconde moitié du xviii e siècle, le changement anthropique est devenu


un phénomène largement accrédité dans la communauté savante, notamment
parmi les acteurs engagés en histoire naturelle et en météorologie81. Un thème

74. Georges Louis Leclerc de B uffon, Histoire naturelle générale et particulière, vol. 1, Paris,
Imprimerie royale, 1749, p. 242 et vol. 4, Paris, Imprimerie royale, 1753, p. 397.
75. G. L. de Buffon, « L’élan et le renne », in I d., Histoire naturelle, vol. 12, Paris, Imprimerie royale,
1764, p. 79-117.
76. Ibidem, p. 92.
77. G. L.  de B uffon, Histoire naturelle générale et particulière, supplément, tome cinquième, Des
époques de la nature, Paris, Imprimerie royale, 1778, p. 237.
78. Thierry Hoquet, « La théorie des climats dans l’Histoire naturelle de Buffon », Corpus. Revue
de philosophie, 34, 1998, p. 59-90.
79. G. L. de B uffon, […] Des époques de la nature, op. cit., p. 244.
80. Au xix e siècle, elle sera un puissant motif idéologique en soutien à la colonisation, notamment dans
le Maghreb : Diana K. Davis, Les mythes environnementaux de la colonisation française au Maghreb [2007],
Seyssel, Champ Vallon, 2012.
81. Voir par exemple François Rozier, Cours complet d’agriculture, vol. 2, Paris, Hôtel Serpente,
1782, p. 664 ; Abbé Jérôme R ichard, Histoire naturelle de l’air & des météores, Paris, Saillant et Nyon,
1770-1771, vol. 2, p. 245-246, p. 265-266, p. 295-297 ; Louis Cotte , Traité de météorologie, Paris,
Imprimerie royale, 1774, p. 607-609.
62 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

essentiel, dans ce contexte, est le lien entre déforestation et climat. Mais il est
loin de résumer l’ampleur des interrogations touchant à la question de l’histo-
ricité climatique, considérée à toutes les échelles de temps. Ces interrogations
renvoient à des débats en cours dans la République des lettres : les causes et
les effets du tremblement de terre de Lisbonne ; les évolutions de long terme
de l’orbite terrestre ; le refroidissement progressif du globe, pièce maîtresse de
la cosmogonie buffonienne. D’une manière générale, l’incertitude domine et
les théories prolifèrent.
Les dynamiques climatiques sont tout d’abord rapportées à un premier
ordre explicatif tellurique et chimique. L’interprétation des climats locaux par
la nature du sol est ancienne. Par exemple, en 1717, le botaniste Pitton de Tour-
nefort explique le froid paradoxal qui règne à Erzeron (Arménie) par la présence
d’ammoniac dans le sol82. Au xviiie siècle, l’idée d’une nature « substantielle » du
froid reste influente : elle suppose que celui-ci peut être produit par réaction entre
deux composés matériels, par exemple à l’occasion d’une éruption volcanique
ou d’un séisme83. Ce type d’interprétation alimente des anxiétés sur les effets
météorologiques d’événements comme le tremblement de terre de Lisbonne.
En 1778, le littérateur Simon Linguet souligne ainsi que, depuis une vingtaine
d’années, le Nord de l’Europe est sujet à un dérangement « dans l’ordre des sai-
sons », qu’il impute au désastre de 175584. En 1783, les brouillards inhabituels qui
touchent l’Europe sont attribués à l’éruption du volcan Laki, en Islande, dont on
sait aujourd’hui qu’il affecta bel et bien l’atmosphère – et les saisons – à l’échelle
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du continent85.
Un second ordre explicatif est astronomique, avec plusieurs variantes possibles :
changement de l’axe de rotation de la Terre, perturbations dues aux taches solaires
ou bien resserrement de l’orbite terrestre autour du soleil. Il est notamment mobi-
lisé par la minorité d’auteurs rétifs à l’idée d’une action de l’homme sur le climat.
C’est le sens des articles qu’Honoré Flaugergues, un jeune notable du Vivarais,
fait paraître dans les années 1770 en réponse aux thèses de Williamson sur le
changement en cours dans les treize colonies86. Contre Williamson, Flaugergues
affirme qu’une cause astronomique – la transformation de l’orbite terrestre – peut
tout aussi bien expliquer le raccourcissement des étés et l’adoucissement des hivers.
Un dernier ordre explicatif des changements climatiques, enfin, est cosmogo-
nique. Au xviiie siècle, les interrogations sur ces processus se déclinent à la fois à

82. Joseph Pitton de Tournefort, Relation d’un voyage au Levant, Paris, Imprimerie royale,
1717, vol. 2, p. 268.
83. Voir par exemple Jean-Jacques Dortous de M airan, Dissertation sur la glace, ou explication
physique de la formation de la glace et de ses divers phénomènes, Béziers, Barbut, 1717, p. 41-48.
84. Simon L inguet, « Du dérangement dans l’ordre des saisons », Annales politiques, civiles et
littéraires, Lausanne, vol. 1, 1778, p. 477-489.
85. Thorvaldur T hordarson, Stephen Self, « Atmospheric and environmental effects of the
1783-1784 Laki eruption », Journal of Geophysical Research, 108-D1, 16 novembre 2003, p. 7(1)-7(29).
86. « Observation sur la chaleur des climats par M***, gentilhomme du Vivarais », Journal de
physique, 3, 1774, p. 243-249 et p. 4, p. 174-175.
NAISSANCE DE LA CLIMATOLOGIE HISTORIQUE 63

l’échelle historique (le déboisement) mais aussi géologique, les deux temporalités
étant commensurables et les causalités entremêlées. Au cours du siècle, l’idée d’un
refroidissement climatique de long terme gagne du terrain, avec l’essor des mines
de charbon. Les empreintes de végétaux, les fossiles d’animaux et les ossements de
mammifères (comme les éléphants) qu’on y découvre engendrent le trouble, car
tous sont connus pour vivre sous des climats tropicaux. Cette énigme est de plus
en plus interprétée, dans la seconde moitié du siècle, comme l’effet d’un change-
ment drastique et de très long terme des climats européens87. Pour en expliquer
les causes, Buffon va élaborer la thèse cosmogonique la plus influente de la fin de
l’époque moderne. Il décrit l’histoire de la terre comme celle d’un refroidissement
progressif s’étendant sur 70 000 ans (chiffre qu’il calcule par extrapolation du
temps de refroidissement de boules de métal) et se traduisant en surface par un
changement climatique à l’échelle des temps géologiques, changement à l’origine
des migrations et des disparitions d’espèces88. Ce faisant, il propose un ensemble
explicatif cohérent embrassant, dans un même mouvement, formation et évolution
géologique du globe, histoire de la vie et transformation des climats. Pour Buffon,
la Terre court à la mort thermique, mais l’homme – dont il célèbre, comme on
l’a vu, la puissance d’action – peut en repousser le terme. Il a le pouvoir, écrit-il
en 1778, de « s’opposer au refroidissement successif de la Terre et de réchauffer
la température d’un climat », et il a déjà commencé à le faire89.
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Les premières mesures du changement

L’injonction de Buffon répond à des inquiétudes concrètes : en France, les


années 1772 et 1775 sont marquées par une série de mauvaises saisons entraî-
nant des récoltes insuffisantes et des troubles frumentaires90. Les anomalies
météorologiques, lourdes de conséquences économiques et politiques, suscitent
des inquiétudes quant à la stabilité de l’ordre naturel. Par exemple, après le
grand froid de l’hiver 1775-1776, l’hiver 1777 est particulièrement doux et
l’été qui suit, froid. L’astronome Jérôme de Lalande croit devoir « rassurer le
public » quant au caractère passager de ce « dérangement de l’ordre des saisons ».
L’atmosphère, explique-t-il, est simplement sujette à une crise récurrente cor-
respondant à la période de neuf ans de l’apogée lunaire. Le littérateur Simon

87. Jean-François-Clément Morand, Du charbon de terre et de ses mines. Description des arts et
métiers, Paris, Desaint, 1761, p. 168 ; Jean-Louis Giraud -Soulavie , Histoire naturelle de la France
méridionale, Paris, Quillau, 1781, vol. 4, p. 45-48.
88. Voir les analyses de Jacques Roger, in B uffon, Les époques de la nature. Édition critique [1778],
Paris, Muséum, 1988, p. xxvii-xxxv. G. L. de B uffon, « Premier mémoire. Recherches sur le refroi-
dissement de la Terre et des planètes » et « Second mémoire. Fondement des recherches précédentes sur
la température des planètes », in I d., Histoire naturelle générale et particulière, supplément, tome second,
Paris, Imprimerie royale, 1775, p. 313-361 et p. 361-377.
89. G. L. de B uffon, […] Des époques de la nature, op. cit., p. 240.
90. Emmanuel L e Roy L adurie , Histoire humaine et comparée du climat, Paris, Fayard, 2006,
vol. 2, p. 28-103. L’hiver 1772 est désastreux, puis trois ans plus tard des récoltes insuffisantes causent
des troubles frumentaires dans le Nord de la France, connus sous le nom de « guerre des farines ».
64 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

Linguet refuse cette explication rassurante. Le climat européen, soutient-il,


a changé de nature depuis le tremblement de terre de Lisbonne, ce dont
témoignent les difficultés de la viticulture ou l’évolution des vêtements ; et les
savants sont bien incapables de prévoir l’avenir climatique car « tout est lié dans
la grande machine physique du globe. La moindre altération dans une de ses
parties doit en produire de successives dans toutes les autres »91.
L’évolution climatique est d’autant plus problématique que le climat est alors
perçu comme intimement lié à la plupart des activités humaines, à l’agriculture
et aux transports, et à travers eux à l’ensemble des transactions commerciales,
mais aussi à la santé via le paradigme néo-hippocratique dominant en méde-
cine. Les bulletins météorologiques imprimés qui apparaissent à cette époque92
semblent embrasser tout le cosmos du temps : épidémies, fièvres, mouvement
de la végétation, cours d’eau gelés qui mettent les manufactures au chômage,
fleuves asséchés qui perturbent l’approvisionnement des villes et bien sûr grêles
et sécheresses qui annoncent les chertés. Bien plus que pour nous, le rapport
au « temps qu’il fait » constitue à ce moment un « fait social total ».
La météorologie instrumentale est portée par ce contexte. Des réseaux
météorologiques internationaux se constituent, soutenus par les pouvoirs
publics. Dans les années 1770, sont ainsi fondées la Societas meteorologica
palatina à Mannheim et les Sociétés royales de médecine et d’agriculture
à Paris, sociétés qui organisent et centralisent des observations météorolo-
giques. La météorologie devient à cette époque un savoir de gouvernement
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lié à la connaissance et au contrôle du territoire, à l’anticipation des disettes,
à la physiocratie et au mouvement agronomique, à la police médicale et à la
surveillance des épidémies. En 1770, l’abbé Richard explique que son Histoire
naturelle de l’air « n’est pas une étude de simple spéculation », mais qu’« elle est
utile au grand art de gouverner les hommes »93.
Le climat est un objet de gouvernement en un second sens. L’étude de
l’atmosphère est liée à de vastes projets de réforme et de régénération conjointes
de la nature et de la population. Inspirés par les travaux de Buffon sur la
dégénérescence des espèces, naturalistes, agronomes, médecins ou démo-
graphes appellent de leurs vœux des projets de mise en valeur du territoire (par
l’assèchement des marais, entre autres), aboutissant à l’amélioration morale
et physique des populations94. Par exemple, en 1778, Moheau et Montyon,
dans leurs Recherches et considérations sur la population, identifient les ressorts
politiques de l’accroissement démographique. Après avoir exposé des principes
d’économie politique, ils concluent par un programme climatique à l’intention

91. S. L inguet « Du dérangement… », art. cit.


92. Le Journal de Paris publie chaque jour, à partir de 1784, un bulletin météorologique très
populaire auprès des Parisiens, tiré des observations de l’Observatoire de Paris (archives de l’Obser-
vatoire de Paris, D6-39).
93. J. R ichard, Histoire naturelle de l’air…, op. cit., vol. 1, p. 2.
94. Emma Spary, Utopia’s Garden. French Natural History from Old Regime to Revolution, Chicago,
Chicago University Press, 2000.
NAISSANCE DE LA CLIMATOLOGIE HISTORIQUE 65

du Roi : la monarchie doit saisir tout « l’ordre physique » de son domaine car
« un climat différent forme une espèce nouvelle »95.
Pour toutes ces raisons, les météorologues les plus en vue de l’époque,
Giuseppe Toaldo à Padoue, Louis Cotte à Montmorency, Van Swinden en
Hollande ou Théodore Mann à Bruxelles, font du changement climatique une
question importante de leur discipline. Dans la décennie 1770, la météorologie
commence à incorporer une dimension d’analyse historique. Ce processus
s’ancre dans des mutations profondes de la discipline, remontant à la fin du
xvii e siècle. L’étude du « météore », phénomène extraordinaire, singulier, s’efface
alors devant celle des régularités. Le savant se doit désormais d’enregistrer l’état
de l’atmosphère, même quand il ne présente rien de notable96. C’est grâce à
l’accumulation de registres météorologiques durant un siècle que la météorologie
peut ainsi partir à l’assaut du passé. Également en lien avec l’enregistrement
météorologique discipliné, s’impose au xviii e siècle une nouvelle acception
du terme « climat ». Celui-ci ne désigne plus seulement une zone en latitude,
ou une région marquée par une qualité de la température, pensée en termes
d’oppositions binaires (froid/chaud, sec/humide). La littérature savante uti-
lise de plus en plus « climat » dans son sens contemporain, pour désigner une
certaine régularité numérique des paramètres météorologiques, mesurée par
des instruments. La recherche de la régularité cachée derrière les variations
erratiques du temps passe par le calcul de moyennes, engageant le plus grand
nombre possible d’observations et d’années de recul.
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Mais au milieu des années 1770, il apparaît que ce climat semble lui-même
changer selon des tendances lentes, repérables à l’échelle de quelques décennies.
Le changement devient mesurable �����������������������������������������
parce que les météorologues ne se conten-
tent plus de faire la moyenne générale de leurs données mais commencent à
les reconsidérer de manière diachronique. « En un mot », écrit Cotte en 1774,
« l’observateur météorologiste doit être l’historiographe de la nature »97. En se
référant à une profession clairement attachée à la narration, Cotte entend dis-
tinguer le projet météorologique de l’histoire naturelle classique, décrivant de
manière exhaustive un ensemble de phénomènes saisis dans leurs régularités.
Ce nouveau regard sur les registres tient à un projet intellectuel précis, cher-
chant à corréler l’état de l’atmosphère aux positions respectives de la Terre, de la
Lune et du Soleil. Son but ultime est de réduire la météorologie à l’astronomie
afin de donner à la première la puissance prédictive de la seconde. Ce projet se
présente comme newtonien, ce qui lui permet de se distinguer de l’astrologie.
Nul besoin de faire l’hypothèse d’une influence mystérieuse : c’est la chaleur
et l’attraction des astres qui relient leur course à l’atmosphère. À l’instar des
marées, les points lunaires déterminent des « marées atmosphériques ». En 1768,

95. ��������������
Jean-Baptiste Moheau, Antoine Montyon, Recherches et considérations sur la population de
France, Paris, Moutard, 1778, vol. 2, p. 156.
96. J. G olinski, British Weather…, op. cit.
97. L. Cotte , Traité de météorologie…, op. cit., p. 519.
66 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

l’astronome Giuseppe Toaldo hérite des observations du marquis de Poleni,


mathématicien, astronome, physicien et grande figure de l’université de Padoue.
Celles-ci couvrent une période d’une exceptionnelle longueur : 1725-176898.
Toaldo se lance dans l’analyse minutieuse de ces registres météorologiques
afin de découvrir des relations entre positions astronomiques et temps qu’il
fait. Son but est d’identifier le « retour des saisons » et de repérer, dans le chaos
numérique, des structures temporelles fixes ramenant les mêmes conditions
atmosphériques à intervalles réguliers. Calculateur aguerri (il est notamment
l’auteur de tables trigonométriques), Toaldo est bien armé pour faire face à ce
défi. La découverte de telles périodes rendrait la météorologie parfaitement
prédictive et lui conférerait un immense intérêt pratique99. Toaldo obtient
ainsi des subsides du Sénat vénitien car son travail permettrait d’anticiper les
mauvaises récoltes et de constituer des réserves en conséquence100. Il collabore
également avec des propriétaires terriens du Frioul et affirme avoir rendu de
grands services aux spéculateurs en prévoyant les prix des grains101. Selon
un médecin, la météorologie lunaire pourrait permettre, à terme, de « prédire
le retour des courses épidémiques, comme on prédit celui d’une comète »102.
C’est au sein de ce paradigme astro-météorologique qu’apparaît la première
caractérisation quantitative d’un changement climatique. Pour découvrir les
cycles, Toaldo invente un outil météorologique appelé à un grand avenir :
l’écart à la moyenne. En 1770, il compare ainsi les moyennes thermométriques
annuelles à Padoue avec la moyenne calculée sur quarante ans et note briè-
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vement une diminution des moyennes annuelles au cours des vingt dernières
années103. Louis Cotte, qui fait un compte rendu élogieux de cet ouvrage,
accrédite également l’idée d’un récent « refroidissement des saisons »104. Puis,
en 1774-1775, Toaldo saute le pas en publiant une première table des écarts à
la moyenne thermométriques sur quarante ans, doublée d’une autre retraçant
l’évolution des moyennes annuelles de cinq ans en cinq ans, à Padoue. Cette
dernière montre un refroidissement considérable entre 1725 et 1774105. Pour
la première fois, les météorologues ont produit une vision diachronique d’un
climat local sur plusieurs décennies (document 1).

98. En comparaison, les observations de Cotte à Montmorency courent sur 13 ans seulement,
de 1769 à 1782.
99. Les vocables utilisés (« conjectures », « règles de prévoyance ») et la référence au théorème de
Bernoulli par Toaldo témoignent de la volonté de se démarquer des vendeurs d’almanachs. En 1805,
s’inspirant de Toaldo, Cotte publie des prévisions météorologiques s’étendant jusqu’à la fin du xix e
siècle : L. Cotte , Mémoire sur la période lunaire de dix-neuf ans, Paris, Huzard, 1805.
100. Giuseppe Toaldo, Essai météorologique sur la véritable influence des astres, des saisons et
changements de tems […], Chambéry, Gorrin, 1784, p. 189.
101. Ibidem, p. xvii, p. 220-222.
102. Ibidem, p. xii.
103. G.� Toaldo, Della vera Influenza degli Astri, Saggio Meteorologico, Padoue, Manfre, 1770, p. 146.
104. Journal des sçavans, octobre 1771, p. 103.
105. G.� Toaldo, Essai de météorologie appliquée à l’agriculture, Montpellier, Martel, 1774, p. 58 ;
I d., Meteorologia applicata all Agricultura, Venise, Storti, 1775, p. 40.
NAISSANCE DE LA CLIMATOLOGIE HISTORIQUE 67

Document 1
La caractérisation quantitative d’un changement climatique, par Toaldo,
Météorologie appliquée à l’agriculture, 1774, p. 58
et Meteorologia applicata all Agricultura, 1775, p. 40

Les écueils de la thermométrie historique

Le travail de Toaldo repose sur l’exploitation d’une grande masse de données


et leur moyennisation. Il reconnaît « qu’il peut s’être glissé quelque inattention
dans les observations, dans les thermomètres, dans la situation du lieu, dans
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l’heure… mais on ne sera », poursuit-il, « je crois, jamais assez osé pour tout
nier »106. Il cherche ici à parer des critiques qui émergent et portent sur le hiatus
entre ses méthodes « statistiques » et la culture expérimentale de la précision,
alors en plein essor dans le monde savant107. À l’Académie des sciences de
Paris, l’étude du changement climatique est ainsi immédiatement reformulée
en un problème de thermométrie de précision : comment s’assurer de la stabilité
métrologique d’une prise de mesure sur une très longue durée ?
Un lieu cristallise ces questionnements : les caves de l’observatoire. En 1671,
on y dépose un thermomètre dont on constate l’absence de variation. Jusqu’en
1774, les savants estiment que sa température est parfaitement constante, à
10 °Réaumur. La Hire et Micheli du Crest s’en servent même comme point fixe
pour graduer leurs thermomètres108. Or, en 1774, deux astronomes, Jeaurat et
Le Gentil de la Galaisière, constatent en utilisant des thermomètres anciens
que les caves se sont refroidies de 1 °Réaumur environ en quarante ans109.

106. G. Toaldo, Essai météorologique…, op. cit., p. 174.


107. Norton Wise (éd.), The Values of Precision, Princeton, Princeton University Press, 1995 ;
Christian L icoppe , La formation de la pratique scientifique : le discours de l’expérience en France et en
Angleterre, 1630-1820, Paris, La Découverte, 1996.
108. Jean Gaussen, Dissertation sur le thermomètre de Réaumur, Béziers, Fuzier, 1789, p. 227.
109. Observations sur la physique, 4, 1774, p. 480 ; Histoire de l’Académie royale des sciences, année
1774, avec les Mémoires de mathématiques & de physique, pour la même année, tirés des registres de cette
académie (désormais HARS, année…), Paris, Imprimerie royale, 1778, p. 688.
68 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

Ces résultats suscitent un grand intérêt car ils paraissent prouver la théorie
buffonienne de l’affaiblissement progressif du feu central. Toaldo s’empresse
également de les commenter car il y voit une confirmation de l’accroissement
du froid à Padoue auquel, avoue-t-il, « il avait jusqu’alors peine à croire »110.
L’enjeu est bien de repérer par les instruments les indices d’un refroidissement
du globe tout entier.
En fait, ces mesures vont surtout questionner la fiabilité des thermomètres
anciens, et les méthodes des observateurs du passé. L’augmentation du froid
détectée à Padoue ou dans les caves de l’observatoire semble trop rapide. Selon
Cotte, l’écart mesuré par Jeaurat et Le Gentil s’explique plus probablement
par l’altération de l’esprit de vin des thermomètres111. Pour Charles Messier,
c’est surtout qu’avant les années 1770, on descendait dans les caves avec des
flambeaux qui perturbaient les instruments112. Par ricochet, cela questionne
les mesures de Poleni à Padoue. Ce qui était vu comme un changement cli-
matique ne serait-il qu’un effet de l’altération des fluides thermométriques, ou
de la négligence des observateurs ?
Ces débats sont d’autant plus vifs qu’ils coïncident avec le grand hiver de
1775-1776 qui vient relancer l’intérêt du public pour ces questions. En octobre
1775, Messier – qui tient un journal météorologique – se plaint d’être dérangé
chaque matin par une foule de Parisiens désireux de connaître la température113.
Derrière la curiosité pour le phénomène extrême, la question posée est celle des
« grands hivers », c’est-à-dire de leur mise en série, de leur comparaison et de
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l’évolution du climat. En témoignent certains thermomètres des années 1770,
dont les échelles marquent les froids extrêmes du siècle. Selon l’académicien
Baumé, « les gens du monde désiraient connaître [l’]intensité [de l’hiver 1775-
1776] comparativement à celui de 1709 »114.
À l’Académie des sciences, une commission composée de Lavoisier,
Bezout, Baumé et Vandermonde est chargée d’établir la comparaison. Elle
se heurte à des problèmes inextricables. Aucune comparaison directe n’est
possible car le thermomètre avec lequel La Hire avait mesuré le froid de
1709 s’est entre-temps brisé. En outre, trente-huit thermomètres calibrés sur
ce dernier et « jugés excellents » mesurent tous des températures différentes.
La marge d’incertitude est de 2 °Réaumur. « Il faut convenir [avoue Baumé]
que les savants […] induits en erreur depuis plus de 50 ans […] ont été pris
au dépourvu »115. Lavoisier appelle l’Académie à « s’occuper de la réforme du

110. Observations sur la physique, 13, 1778, p. 456.


111. L. Cotte , Mémoires sur la météorologie, Paris, Imprimerie royale, 1788, vol. 2, p. 482-485.
112. Charles M essier, « Mémoire sur le froid extraordinaire qu’on a ressenti […] au commencement
de cette année 1776 », HARS, année 1776, Paris, Imprimerie royale, 1779, p. 42.
113. Ibidem, p. 63.
114. Antoine Baumé , Opuscules chimiques, Paris, Agasse, an VI, p. 214.
115. Ibidem.
NAISSANCE DE LA CLIMATOLOGIE HISTORIQUE 69

thermomètre »116. Les commissaires finissent d’ailleurs par se quereller sur les


méthodes de mesure, Baumé refusant d’approuver le rapport final. Les aca-
démiciens consacrent ainsi de longues expériences et quatre mémoires pour
savoir si le froid de 1709 était plus intense que celui de 1775 avec une précision
de l’ordre de 0,5 °Réaumur. Cet investissement scientifique considérable tient
à l’importance que ce type d’événement revêt pour le Royaume, mais aussi
à ce que son étude a révélé : une instabilité inquiétante des thermomètres
dont dépendent alors de nombreuses pratiques savantes (allant de la chimie à
l’astronomie de position) et commerciales (les étalons de mesure étant établis
à 12 °Réaumur). L’essor, dans le dernier tiers du xviii e siècle, d’une exigence
inédite en matière de stabilité et de précision des moyens de mesure, conduit
ainsi à jeter un doute croissant sur la possibilité d’une analyse de long terme des
évolutions climatiques, fondée sur des mesures anciennes. L’hiver 1775-1776
est le point de cristallisation, en France, de cette défiance méthodologique.
Alors comment œuvrer, malgré tout, à la reconstitution historique du climat
pour des époques lointaines ?

Aux sources de la climatologie historique : les « proxys » climatiques

Cela passe par l’essor de nouvelles technologies de l’historicité climatique,


combinant pratiques de recherche et de critique érudites (histoire, philologie,
chronologie) et raisonnements physiciens. On ne se contente plus d’invoquer
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des événements ponctuels, tirés des classiques, pour souligner le changement
climatique. L’objectif est désormais de fabriquer des indicateurs et des séries
temporelles de longue durée, permettant de dégager une tendance ou de
démontrer la fixité du climat. Les sources annalistiques, les archives sont
compulsées pour en extraire des informations météorologiques. Celles-ci sont
tabulées par type d’événement, comparées et critiquées afin d’estimer leur
signification climatique.
Quatre ordres de phénomènes sont alors considérés comme révélateurs de
l’historicité du climat : l’état des fleuves, la nature changeante de la végétation, le
mouvement des glaciers, la fréquence des événements météorologiques extrêmes
(tempêtes, sécheresses, grands froids). Ces « proxys climatiques » (c’est-à-dire des
phénomènes « para-météorologiques », plus ou moins directement liés au temps
qu’il fait, et susceptibles d’être appréhendés au moyen de sources historiques)
demeurent, jusqu’à aujourd’hui, des piliers de la climatologie historique117.

116. Étienne Bézout, Antoine Laurent L avoisier et Alexis-Théophile Vandermonde ,


« Expériences faites par ordre de l’Académie, sur le froid de l’année 1776 », HARS, année 1777, Paris,
Imprimerie royale, 1780, p. 505-526, citation p. 526 ; Jean-François Gauvin, « The instrument that
never was : inventing, manufacturing, and branding Réaumur’s thermometer during the Enlighten-
ment », Annals of Science, 69-4, 2012, p. 515-549.
117. Raymond Bradley, Philip Jones, Climate Since A.D. 1500, Londres, Routledge, 1995, p. 1-16.
70 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

En 1776, Charles Messier propose de documenter l’histoire des grands


hivers à travers les gels de la Seine, relatés par les chroniques depuis le Moyen
Âge. Il en établit une liste remontant à 1392 à partir des Chroniques de Saint-
Denis et de Philippe de Commines118. Messier souligne que la congélation
des fleuves n’est pas un phénomène simple. En comparant les états de la Seine
aux mesures thermométriques des années 1760-1770, il montre qu’il n’y a pas
de relation directe entre température de l’air et gel du fleuve. Interviennent
entre autres choses le niveau des eaux, le débit, l’humidité de l’air, l’état du
ciel et d’autres facteurs inconnus119. Cette prudence est caractéristique des
premiers historiens du climat : à chaque fois qu’un proxy est proposé, on
souligne son caractère équivoque.
Malgré les incertitudes, les hauteurs historiques des cours d’eau, leurs
gels et leurs étiages sont bien intégrés aux études climatiques de la fin du
xviii e siècle. Du fait de leur rôle économique éminent, certains fleuves font
l’objet d’une surveillance rigoureuse et constituent par conséquent les proxys
climatiques les mieux renseignés. En ce qui concerne la Seine, son niveau
est mesuré quotidiennement dès 1732 par le Bureau de la ville de Paris, en
vue d’anticiper les difficultés d’approvisionnement durant les étiages, qui
interrompent le commerce et mettent les moulins hors d’usage. En 1766, le
prévôt des marchands commande à Philippe Buache, premier géographe du
Roi, une étude historique de ces problèmes. Les inondations de la Seine font
également l’objet de recherches historiques120. Louis Cotte se fonde ensuite
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sur ce corpus solide pour retracer l’histoire des grandes sécheresses à Paris
et conclure par exemple que l’année 1800 est sans doute la plus sèche du
xviii e siècle121.
L’émergence des proxys climatiques liés à la végétation s’inscrit, quant à
elle, dans la lignée de trois traditions savantes étudiant chacune à leur manière
l’influence de la météorologie sur le monde végétal : les observations botanico-
météorologiques, le projet « acclimatationniste » et la géographie botanique.
Tout d’abord, avec l’essor de la pensée néo-virgilienne, l’étude des
phénomènes végétatifs (floraison, maturation des fruits, date de récolte, etc.)
se développe en Europe122. La Société royale d’agriculture encourage les

118. C. M essier, « Mémoire sur le froid… », art. cit., p. 85.


119. Ibidem, p. 63-79.
120. Pierre Nicolas Bonamy, « Sur l’inondation de la Seine à Paris, au mois de décembre 1740 »,
Histoire de l’Académie royale des inscriptions et belles lettres, vol. 17, Paris, Imprimerie royale, 1751,
p. 701 ; Antoine Deparcieux, « Mémoire sur les inondations de la Seine », HARS, année 1764, Paris,
Imprimerie royale, 1767, p. 457-487.
121. L. Cotte , « Notice des grands hivers […] et des grandes inondations de la Seine à Paris », Journal
de physique, 48, an VII (1799), p. 270-280 ; I d., « Notes sur la chaleur et la sécheresse extraordinaires
de l’été de l’an VIII (1800) », Journal de physique, 51, an VIII (1800), p. 216.
122. Inspirée par le texte des Géorgiques de Virgile qui rend compte du passage des saisons et des
« événements » de la Nature (floraison, arrivée des oiseaux, etc.).
NAISSANCE DE LA CLIMATOLOGIE HISTORIQUE 71

observations botanico-météorologiques à travers la France123. Agronomie et


météorologie participent d’un même projet de rationalisation des pratiques
culturales. Dans son Traité de météorologie de 1774, Cotte consacre ainsi plu-
sieurs pages à la culture des blés et de la vigne. Il montre en particulier que
les dates de maturation des raisins sont déterminées par la somme des tem-
pératures journalières durant les mois d’avril à juin124. D’où l’idée d’utiliser
les dates de vendanges comme proxy climatique. Ainsi, en 1774, Flaugergues
déduit un raccourcissement des étés européens du fait qu’au xvi e siècle, les
vendanges avaient lieu un mois plus tôt125.
De la même manière, les efforts d’acclimatation des plantes (et leurs échecs)
démontrent que certaines espèces ne prospèrent que dans des conditions
climatiques très précises. La gestion pratique des serres (la disposition des
plantes en fonction de la source de chaleur par exemple) révèle l’importance
d’écarts minimes de température126. Le programme d’acclimatation, soutenu
par la royauté127, encourage l’���������������������������������������������
émergence d����������������������������������
’une discipline nouvelle : la géo-
graphie botanique. Il revient à Giraud Soulavie, un prêtre naturaliste établi
dans le Vivarais, d’en formaliser l’étude128. Son ambition est considérable :
réformer à la fois la classification des plantes et l’acclimatation. Concernant
cette dernière, il dénonce « l’inconséquence de loger dans une même serre
une variété étonnante de plantes de différents climats »129. En reprenant le
problème ancien de l’étagement montagnard de la végétation130, il identifie
pour le Vivarais six climats, caractérisés à partir de leur espèce dominante :
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l’oranger, l’olivier, la vigne, le châtaigner, le sapin et les gazons alpins. De
manière très novatrice, ces climats sont représentés graphiquement sur une
coupe botanique du mont Mézin (document 2).
Cette définition botanique des climats, fondée sur la prédominance de
végétaux « repères », est déterminante pour la climatologie historique en ce
qu’elle transforme les informations sur la végétation passée en sources sur
le changement climatique. Les droits seigneuriaux payables en nature et ne
correspondant plus au terroir local témoignent à tout un chacun de l’historicité
du climat. Par exemple, Soulavie lui-même paie encore une censive en vin
pour des terrains où la culture de la vigne est impossible. Intrigué, il sollicite

123. Guy P ueyo, « La météorologie à la Société royale d’agriculture au cours de la seconde moitié
du xviii e siècle », Comptes rendus des séances de l’Académie d’agriculture de France, 1975, p. 217-226.
124. L.� Cotte , Traité de météorologie, op. cit, p. 420-422 et p. 451-457.
125. « Observation […] Vivarais », art. cit., p. 245-251.
126. Michel A danson, Famille des plantes, Paris, Vincent, 1763, p. 124-148.
127. E.� Spary, Utopia’s Garden…, op. cit., p. 117-133.
128. Marie-Noëlle Bourguet, « Landscape with numbers. Natural history, travel and instruments
in the late eighteenth and early nineteenth centuries », in M.-N. Bourguet, C. L icoppe et Heinz Otto
Sibum (éd.), Instruments, Travel and Science. Itineraries of Precision for the Seventeenth to the Twentieth
Century, Londres, Routledge, 2002, p. 97-126.
129. J.-L.�  Giraud -Soulavie , Histoire naturelle de la France méridionale. Les végétaux, Paris,
Quillau, 1783, vol. 1, p. 177.
130. Numa Broc , Les montagnes au siècle des Lumières [1969], Paris, CTHS, 1991, p. 173.
72 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

Document 2
La définition botanique des climats. « Coupe verticale des montagnes vivaroises avec les limites
respectives et les mesures barométriques de leur hauteur »,
in Histoire naturelle de la France méridionale, vol. 2, Les végétaux, Paris, 1783, p. 265
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l’aide d’un feudiste : il apparaît qu’au xiv e siècle la vigne était répandue à
Antraigues, ce qui implique que le climat s’est beaucoup refroidi en trois
siècles131. En montagne, les modifications de l’étagement de la végétation
sont étudiées dans cette perspective. Le botaniste suisse Jean-Louis Reynier,
cherchant à confirmer la théorie buffonienne du refroidissement terrestre,
examine ainsi la limite supérieure des forêts à travers l’histoire132. Les indices
de son abaissement, et donc d’un refroidissement climatique, lui paraissent
nombreux. Il note qu’on trouve par exemple des troncs de mélèzes fossilisés
ou les ruines d’une forge 100 toises au-dessus de la région boisée actuelle133.
Les montagnes acquièrent ainsi une nouvelle fonction épistémique : celle
d’archives du climat134. D’autant qu’une autre question se pose avec acuité

131. J.-L.� Giraud -Soulavie , Histoire naturelle…, op. cit., p. 241.


132. Jean-Louis R eynier, « Mémoire sur l’abaissement de la région boisée », Mémoires d’agriculture,
d’économie rurale et domestique, 1790, p. 60-71, p. 63.
133. Ibidem, p. 65-66.
134. Sur la « découverte » savante des montagnes au xviii e siècle : N. Broc , Les montagnes…, op. cit. ;
Jean-Claude Pont, Jan L acki (éd.), Une cordée originale. Histoire des relations entre science et montagne,
Genève, Georg, 2000 ; Claude R eichler, La découverte des Alpes et la question du paysage, Genève,
Georg, 2002 ; Peter H. H ansen, The Summits of Modern Man. Mountaineering after the Enlightenment,
Cambridge, Harvard University Press, 2013.
NAISSANCE DE LA CLIMATOLOGIE HISTORIQUE 73

dans cet environnement particulier : l’évolution passée et future des glaciers


alpins. Depuis la fin du xvii e siècle, marquée par le minimum de Maunder135,
les montagnards se plaignent de l’augmentation des glaciers qui empiètent sur
leurs pâturages et bloquent certains cols. Au xviii e siècle, les touristes-savants
qui commencent à arpenter les Alpes se font l’écho de ces plaintes136. Théodore
Bourrit, un pasteur de Genève qui a joué un rôle décisif dans l’engouement
touristique européen pour les glaciers grâce à ses gravures spectaculaires,
estime que leur existence prouve la thèse buffonienne du refroidissement du
globe. Buffon est à son tour convaincu par Bourrit et recourt à ce phénomène
pour étayer sa théorie : « l’agrandissement de ces contrées de glace », écrit le
naturaliste dans ses Époques de la nature, « est déjà et sera dans la suite, la
preuve la plus palpable du refroidissement successif de la Terre »137.
Des incertitudes pèsent néanmoins sur les conclusions à tirer de l’avance
des glaciers. Il apparaît, tout d’abord, que leur évolution n’est pas régulière. En
1780, intriguée par les pertes de pâturages et par la thèse de Buffon, la Société
économique de Berne propose un prix sur « les époques des envahissements
des glaces dans ce pays sur les terrains fertiles »138. C’est vraisemblablement
en réponse à ce concours qu’en 1787, Bernhard Friedrich Kuhn, fils d’un
pasteur de la vallée du Grindelwald, publie une étude très novatrice. En se
fondant sur l’examen des moraines, il estime que les glaciers ont atteint leur
taille maximale à la fin du xvi e siècle. À cette époque, écrit-il, « les habitants
furent alertés par une évolution extraordinaire […] la nature sortit de son
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cours normal »139. Après une décrue au milieu du xviii e siècle, les glaciers
avanceraient de nouveau depuis 1770. Cette chronologie complexe contredirait
la thèse d’un refroidissement progressif. À cela s’ajoute que le lien entre climat
et glaciers est tout sauf limpide. Pour certains naturalistes, leur accroissement
n’est qu’apparent : c’est simplement qu’ils glissent et s’écoulent sous leur propre
poids, « comme de la cire d’abeille amollie »140.
L’intérêt savant pour les glaciers, à partir des années 1770, témoigne de
la commensurabilité des temps géologiques et historiques à cette époque. La
question qui taraude les voyageurs naturalistes européens et les élites suisses

135. E. L e Roy L adurie , Histoire humaine et comparée du climat, op. cit., vol. 1, p. 409-529.
136. Johann Georg A ltmann, Abraham Ruchat, L’état et les délices de la Suisse, Amsterdam,
Wetsteins et Smith, 1730, vol. 2, p. 221 ; Pierre M artel , « Voyage aux glacières de Faucigny » [1742],
in William Windham et Pierre Martel : relations de leurs deux voyages aux glaciers de Chamonix (1741-1742),
Genève, Bonnant, 1879, p. 35-67, p. 51.
137. G. L. de B uffon, […] Des époques de la Nature, op. cit., p. 143-144. Les pages des Époques de
la nature consacrées aux glaciers sont toutes empruntées à Bourrit, à qui Buffon obtiendra une pension
royale ; Douglas F reshfield, The life of Horace Benedict de Saussure [1920], Genève, Slaktine, 1989, p. 167.
138. Marc-Théodore Bourrit, « Lettre à M. le comte de Buffon, sur l’accroissement des glacières
dans les Hautes-Alpes », Esprit des journaux, 6, 1780, p. 302.
139. Bernhard Friedrich Kuhn, « Versuch über den Mechanismus der Gletscher », Magazin für
die Naturkunde Helvetiens, 1, 1787, p. 117-136, citation p. 135.
140. César Bordier, Voyage pittoresque aux glacières de Savoye fait en 1772, Genève, La Caille,
1773, p. 225. Voir aussi Horace Benedict de Saussure , Voyages dans les Alpes, Genève, Barde, Manget
& Cie, 1786, vol. 1, p. 453-455.
74 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

est de savoir si l’avance des glaciers mordant sur les alpages correspond à un
phénomène erratique, à une oscillation d’origine astronomique, ou bien s’ils
assistent « en direct » aux prodromes de la mort thermique du globe prédite
par Buffon.

Aux sources de la climatologie historique :


recenser les événements « extraordinaires »

Jusqu’au milieu du xviii e siècle, les événements météorologiques extrêmes


(« grands hivers », « froids extraordinaires », sécheresses, inondations, etc.) ne
font pas l’objet de compilations spécifiques. Ils sont rapportés dans les annales
et dans les chroniques au même titre que les événements politiques, les guerres,
les comètes, les lunes couleur de sang, les famines et les épidémies141.
Les premières recensions spécifiques ont une motivation médicale : la
General Chronological History of Air (1749) du médecin écossais Thomas
Short retrace l’histoire des phénomènes atmosphériques à travers le globe, du
déluge au xviii e siècle. Son but est de faire la recension historique de toutes
les conjonctions de phénomènes médicaux et météorologiques, non de repé-
rer les évolutions du climat142. De la même manière, la Chronological History
of Weather and Seasons (1770) du médecin John Rutty, présentant l’histoire
météorologique de Dublin de 1725 à 1770, s’inscrit dans la tradition des
journaux médico-météorologiques et de l’histoire des constitutions médicales
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inspirée par Thomas Sydenham143.
La volonté de comparer les « grands hivers » constitue le second motif
des projets de recension climatique. C’est l’ambition, en 1776, du physicien
hollandais Van Swinden144. Ce dernier est conscient des difficultés de l’entre-
prise. Il faudrait pouvoir distinguer dans les sources historiques entre les
froids intenses et les froids longs. En outre, le climat s’étant selon lui adouci
depuis deux mille ans, on ne peut ranger les hivers relatés par les auteurs de
l’antiquité comme de « grands hivers » car ils sont normaux pour l’époque.
L’histoire climatique nécessite donc une critique des sources : « ce n’est pas
en accumulant simplement les faits qu’on fait faire des progrès à la physique ;

141. Sont ainsi utilisés par Messier et Van Swinden : François Eudes de M ézeray, Histoire de
France depuis Faramond jusqu’au règne de Louis le Juste, 3 vol., Paris, Barbin, 1685 et Michel F élibien,
Histoire de la ville de Paris, 4 vol., Paris, Desprez, 1725. Pour les chroniques universelles : John A xford,
Catastrophe Mundi : Or, the Various Alterations and Changes that have happened in the World since 46 Years
after the Creation, Londres, J. Nust, 1704.
142. Thomas Short, A General Chronological History of the Air, Weather, Seasons, Meteors &c. in
Sundry Places and Different Times, Londres, Longman, 1749.
143. John Rutty, Chronological History of Weather and Seasons and of the Prevailing Diseases in
Dublin, Londres, Robinson, 1770.
144. Jan H endrick, Van Swinden, Observations sur le froid rigoureux de janvier 1776, Amster-
dam, Rey, 1778, p. vi.
NAISSANCE DE LA CLIMATOLOGIE HISTORIQUE 75

c’est en les discutant. La critique n’est pas moins nécessaire en physique qu’en
littérature »145.
Le programme de recherche astro-météorologique fournit, enfin, un
troisième genre de compilation des événements météorologiques anciens. Il
s’agit ici de les corréler aux données astronomiques, à la recherche de périodi-
cités cachées. Une fois encore, Giuseppe Toaldo ouvre la voie en publiant en
1776, dans son Giornale, une table comprenant plus d’une centaine « d’hivers
mémorables »146, complétée en 1784 par une autre donnant les sécheresses et
les années pluvieuses147. En prenant Toaldo comme guide, le jésuite et astro-
nome viennois Anton Pilgram publie en 1788 ce qui constitue sans doute l’une
des plus importantes sommes sur l’histoire du climat avant le xx e siècle. Il
mobilise pas moins de 108 sources annalistiques concernant principalement
les États germaniques, et rapporte, en tables chronologiques distinctes, les
hivers froids et doux, les années humides et sèches, les vents violents ainsi
que les bonnes et les mauvaises années pour le vin148.
En 1792, le Mémoire sur les grandes gelées de l’abbé Théodore Augustin
Mann, de l’Académie de Bruxelles, représente l’aboutissement de cette première
époque de la climatologie historique. Il rassemble les lignes d’investigation
qui conduisent à problématiser le changement climatique à la veille de la
Révolution française149.
Mann défend une théorie de la terre opposée à celle de Buffon et plus en
accord avec le récit biblique. Selon lui, la Terre abrite un feu central, non pas
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en diminution mais en expansion constante150. Cette hypothèse lui permet
d’expliquer les tremblements de terre et les éruptions volcaniques, et s’accorde
bien avec l’histoire biblique de la Terre séparée des eaux dans la Genèse et
promise à la consumation dans les épîtres de saint Pierre. C’est pourquoi,
en 1792, Mann s’attaque de front à la théorie buffonienne. Il répartit les
grands hivers cités par les auteurs anciens et les historiens en sept catégories
d’intensité, et en tire deux conclusions. D’abord les hivers les plus rigoureux
étaient plus nombreux dans les périodes reculées, ce qui infirme la thèse de
Buffon. Deuxièmement, l’étude historique ne décèle aucun retour périodique
des grands hivers, ce qui condamne les théories astro-météorologiques, dont

145. J.����
 ���
H. Van Swinden, « Lettre sur les grands hivers adressée au citoyen Cotte », Journal de
physique et de chimie, 1, 1800, p. 279-281.
146. G. Toaldo, « Discorso sopra l’anno 1776 », Giornali Astro-meteorologici dall’ anno 1773 all
anno 1798, Venise, Francesco Andreola, 1802, vol. 1, p. 138-147.
147. G. Toaldo, Essai météorologique…, op. cit., p. 244-253.
148. Anton P ilgram, Untersuchungen über das Wahrscheinliche der Wetterkunde durch vieljährige
Beobachtungen, Vienne, Joseph Edlen, 1788.
149. Théodore Augustin M ann, Mémoire sur les grandes gelées et leurs effets, où l’on essaie de déter-
miner ce qu’il faut croire de leurs retours périodiques et de la gradation en plus ou moins froid de notre globe,
Gand, Goesin, 1792. Ce mémoire a été réédité avec une présentation de Muriel Collart et une préface
d’Emmanuel L e Roy L adurie , Paris, Hermann, 2012.
150. Il suit en cela la théorie du président de l’Académie de Bruxelles : Jean Needham, Nouvelles
recherches physiques et métaphysiques sur la nature et la religion, avec une nouvelle théorie de la Terre, Paris
et Londres, Lacombe, 1769.
76 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

il pense que les cycles (s’ils existent) sont brouillés par une infinité d’effets
locaux et contingents151. Ces enjeux théoriques et théologiques se combinent,
chez Mann, à des problèmes pratiques de gestion de la Flandre maritime.
Sa théorie du globe se concrétise dans l’évolution des terroirs locaux ; le but
de l’histoire de la nature est ici de prévoir le long terme pour mieux gérer
le territoire. Par exemple, selon lui, du fait de l’expansion du feu central, la
mer a reculé et continuera à le faire à l’avenir en Flandres. Le gouvernement
devrait anticiper ce phénomène et approfondir les canaux drainant les côtes.

***
En 2006, durant l’élaboration collective du quatrième rapport du GIEC152,
le climatologue Stefan Brönnimann proposa d’y intégrer les travaux des
savants de l’époque moderne, notamment ceux de l’abbé Mann et de Hugh
Williamson. Le GIEC rejeta cet ajout au motif qu’il ne s’agissait « pas vraiment
de science moderne »153. En un sens, notre enquête donne raison au GIEC :
ce n’est pas l’influence des émissions de gaz à effet de serre qui pousse les
savants des xvii e et xviii e siècles à s’intéresser au changement climatique,
mais mille autres motifs : coloniser l’Amérique du Nord ; percer le secret des
cycles météorologiques ; prévoir l’avenir thermique de la Terre et comprendre
les effets de l’action humaine sur le monde végétal, le cycle de l’eau et, par
leur entremise, sur le climat.
Pourtant, ce geste de coupure semble par trop absolu. La pensée contem-
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poraine du changement climatique hérite d’une longue histoire. Dès le
xviii e siècle, les savants jetèrent les bases méthodologiques d’une investigation
du passé climatique : recours aux données anciennes, analyse des sources
historiques, invention des proxys climatiques. L’émergence de la climatologie
historique s’enracine dans un moment intellectuel mêlant interrogations sur
l’agir humain et sur le devenir géologique de la planète Terre.
À rebours du récit mono-causal de Richard Grove, c’est une pluralité
d’enjeux, de processus et de terrains historiques qui constituent le changement
climatique en objet de connaissance et d’inquiétude, aux xvii e et xviii e siècles :
la colonisation de l’Amérique du Nord et ses effets sur la dynamique des
savoirs en Occident ; l’importance cruciale du « temps qu’il fait » et du climat
au sein des sociétés européennes ; l’ambition qu’ont les monarchies éclairées
de prévoir le temps, de modifier le climat pour mieux gérer les pénuries, les
épidémies et augmenter la population ; les mutations profondes des visions
du monde qu’engage l’émergence d’une conception historiciste de la nature
(la géologie, les théories de la Terre).

151. T.����
 ���
A. M ann, Mémoire sur les grandes gelées…, op. cit., p. 112.
152. Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat.
153. http://pds.lib.harvard.edu/pds/view/7785862?n=34 (consulté le 21 février 2014).
NAISSANCE DE LA CLIMATOLOGIE HISTORIQUE 77

Enfin, contrairement à la thèse de Dipesh Chakrabarty, l’époque moderne


ne saurait être décrite comme celle d’un partage des temps, d’un gouffre
entre temporalités planétaires et temporalités sociales. Elle est, au contraire,
une époque où est pensée, avec effroi mais surtout exaltation, la puissance
de l’homme sur la nature, et sa capacité à en divertir le cours. L’histoire des
hommes mêle à ses récits le climat, les fleuves gelés de la Gaule antique et
les sangliers blancs de Thrace, et elle continuera à le faire jusque loin dans
le xix e siècle.
La conscience de l’agir climatique humain ne fera d’ailleurs que s’accen-
tuer au siècle suivant. Les bouleversements sociaux, économiques, culturels
et environnementaux causés par la Révolution française la nimberont d’un
jour tragique, pour en faire un enjeu politique majeur du premier xix e siècle.
Jean-Baptiste F ressoz
Centre Alexandre Koyré-CNRS/EHESS
27 rue Damesme
75013 Paris
jean-baptiste.fressoz@cnrs.fr
Fabien L ocher
Centre de recherches historiques-CNRS/EHESS
190-198 avenue de France
75013 Paris
flocher@ehess.fr
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78 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

Résumé/Abstract

Jean-Baptiste Fressoz, Fabien Locher


L’agir humain sur le climat et la naissance de la climatologie historique, xviie-xviiie siècles
L’idée d’un changement climatique, causé par l’homme ou par des facteurs naturels, s’est
imposée peu à peu, au cours des xvii e et xviii e siècles. La climatologie historique a émergé, dès
cette époque, pour l’étudier grâce à un regard rétrospectif sur les registres météorologiques, les
sources historiques, les végétations anciennes et l’évolution des fleuves et des glaciers. Dès 1671,
Robert Boyle recommande d’observer le temps pour étudier l’action humaine sur le climat. Des
enjeux multiples ont contribué à cette historicisation : la colonisation de l’Amérique du Nord et
la comparaison transatlantique des climats ; l’essor d’un discours historique mêlant processus de
civilisation des peuples et amélioration climatique ; le projet des monarchies éclairées d’améliorer
le climat ; la volonté de percer le mystère des cycles météorologiques ; et enfin l’émergence d’une
conception historiciste de la nature (la géologie, les théories de la Terre). Les théories influentes
de Richard Grove et Dipesh Chakrabarty sur les liens entre histoire, climat et réflexivité envi-
ronnementale des sociétés sont ici réinterrogées.
Mots - clés : xvii e -xviii e siècles, Europe, Amérique du Nord, climat, changement clima-
tique, théories de l’histoire n

Jean-Baptiste Fressoz, Fabien Locher


Anthropogenic climate change and the birth of historical climatology, 17th-18th centuries
The idea of climate change, caused by man or by natural factors, emerged gradually over the course
of the seventeenth and eighteenth centuries. Historical climatology appeared at that time: old weather
records, historical sources, ancient vegetation and the evolution of rivers and glaciers were considered as
resources for the study of climate change. As early as 1671, Robert Boyle recommended climate change
as a topic of investigation for instrumental meteorology. Several circumstances have contributed to the
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historicization of climate: the colonization of North America and the comparison of different climates
at the same latitude across the Atlantic; the development of a historical discourse connecting the progress
of civilization with climatic improvement; the Enlightenment projects of climate improvement; the will
to solve the riddle of astro-meteorological cycles; and finally the emergence of a historicist conception
of nature (geology and the theories of Earth). The influential theories of Richard Grove and Dipesh
Chakrabarty on the links between history, climate, and the environmental reflexivity of past societies
are put into question in this article.
K eywords : 17th-18th centuries, Europe, North America, climate, climate change, theories of
history n

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