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EphemeridesTheologicaeLovanienses 90/3 (2014) 453-483. doi: 10.2143/ETL.90.3.

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À propos d’une théologie de l’Incarnation


du Dieu infini chez Grégoire de Nysse

Ovidiu SFERLEA
UniversityofOradea

L’expression que je viens de citer dans le titre et qui fournira le fil rouge
de mon enquête par la suite est celle de Charles Kannengiesser. Elle figure
dans un compte rendu resté célèbre, dans lequel il proposait d’élargir la
recherche sur le thème de l’infinité divine chez Grégoire de Nysse, trop
exclusivement focalisée sur le débat autour de la question de l’essence de
Dieu, vers la réflexion plus spécifiquement théologique et chrétienne por-
tant sur l’événement de l’Incarnation et ses conséquences. Il y avait aussi,
peut-être, dans cette suggestion l’espoir de trouver un moyen terme entre
Grégoire le «philosophe» et Grégoire le «mystique», un Grégoire théo-
logien de l’Incarnation qui rappelle que le salut des hommes a été rendu
possible par le Christ qui s’est fait ce que nous sommes afin que nous
devenions ce qu’est lui-même1. À ma connaissance, cette recherche n’a
pas été entreprise par Kannengiesser lui-même, pas plus que par quelque
autre spécialiste de l’œuvre de Grégoire. Peut-être cet article permettra-t-il
d’en voir la raison.
Il me semble que l’intérêt d’une telle recherche serait avant tout celui
de savoir si la signification de l’infinité divine chez Grégoire pourrait être
essentiellement christologique. J. Daniélou avait défendu la thèse selon
laquelle l’importance de cette idée devait être cherchée tout d’abord du
côté de l’enseignement spirituel de l’évêque de Nysse, qui par sa manière
d’envisager la perfection spirituelle comme un perpétuel progrès se trouve
à l’opposé de la conception grecque classique2. En réagissant à cette thèse,

1. C. KANNENGIESSER, L’infinité divine chez Grégoire de Nysse (compte rendu de


E. MÜHLENBERG, Die Unendlichkeit Gottes bei Gregor von Nyssa: Gregors Kritik am
Gottesbegriff der klassischen Metaphysik, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1966),
dans RecherchesdeScienceReligieuse 55 (1976) 55-65. À la p. 64, il écrit: «Il serait urgent
et sans doute passionnant de développer à la suite de M. [i.e. E. Mühlenberg] la théologie
nysséenne de l’Incarnation du Dieu infini. On dégagerait ainsi la signification chrétienne
de l’infinité divine à partir de l’organisation intime de son projet théologique comme tel,
au lieu de la tirer seulement de sa polémique contre Eunome».
2. J. DANIÉLOU, Platonismeetthéologiemystique:Essaisurladoctrinespirituellede
saintGrégoiredeNysse, Paris, Aubier, 1944. Pour P. HADOT aussi, Grégoire de Nysse est
celui qui a découvert «l’infini humain». Voir son article GrégoiredeNysse, dans Encyclo-
paediaUniversalis, t. 8, 1971, p. 15: «L’extraordinaire originalité de la pensée de Grégoire
de Nysse réside moins dans sa conception de l’infini divin que dans sa conception de l’infini

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E. Mühlenberg soutenait au contraire que le sens de l’affirmation par


Grégoire de l’infinité divine était à trouver dans sa théologie trinitaire et
dans sa gnoséologie théologique3. Mais en pointant les inconvénients
d’une telle interprétation, C. Kannengiesser suggérait de son côté d’orien-
ter la recherche vers une nouvelle direction, celle de la christologie de
Grégoire. C’est à l’accomplissement de cette tâche que je me suis proposé
d’apporter ici une contribution. La question à laquelle on aurait à répondre
serait donc la suivante: quel rôle joue la notion d’infinité divine dans
l’économie de la réflexion christologique de l’évêque de Nysse? Il s’agira
évidemment d’abord d’analyser la manière dont il évoque l’infinité divine
lorsqu’il traite de l’œuvre salvifique accomplie par le Christ. Mais on aura
aussi et surtout à déterminer si, à force de faire appel à cette notion dans
la réflexion sur le paradoxe du Christ, sa doctrine christologique s’en
trouve modifiée ou enrichie de manière significative. Pour le dire autre-
ment, il s’agira à la fin de voir si la notion d’infinité divine est un élément
constitutif de la christologie de Grégoire au point qu’elle en commande
un infléchissement lui conférant une saveur toute particulière. On s’accor-
dera d’emblée que la tâche d’articuler la notion de l’infinité du Fils, que
Grégoire soutient contre Eunome, avec une affirmation centrale de l’Évan-
gile, à savoir que «le Verbe s’est fait chair et a habité parmi nous»
(Jn 1,14) ne va pas sans susciter quelques interrogations. D’aucuns parmi
les contemporains de Grégoire y dénonçaient même une contradiction
manifeste et tenaient cette difficulté conceptuelle pour insurmontable4.
D’autres, dont Grégoire lui-même, enseignaient d’y voir plutôt un para-
doxe hautement significatif et salvifique dont on ne saurait se passer sans
trahir la vérité même de l’Évangile. La manière dont Grégoire affronte
cette difficulté devra être considérée sous plusieurs aspects. Par exemple,
l’Incarnation mettrait-elle en danger un concept de Dieu-infini rigoureux?
Comment comprendre l’union entre le fini et l’Infini dans la personne du
Christ? Y a-t-il une dynamique à l’intérieur de cette union? Si cette dyna-
mique existe, est-elle finie ou infinie? En d’autres termes, l’humanité du
Christ est-elle sujette à l’épectase? Je propose par la suite de mener cette

humain». A. SPIRA s’est à son tour exprimé de manière semblable dans un texte qui méri-
terait d’être mieux connu: Le temps d’un homme selon Aristote et Grégoire de Nysse:
Stabilitéetinstabilitédanslapenséegrecque, dans J.-M. LEROUX (éd.), Letempschrétien
delafindel’AntiquitéauMoyenÂge,IIIe-XIIIesiècles, Paris, CNRS, 1984, 283-294.
3. Sur le contexte trinitaire de l’appel à l’idée d’infinité divine chez Grégoire et chez
ses prédécesseurs s’est récemment encore prononcé M. WEEDMAN, ThePolemicalContext
ofGregoryofNyssa’sDoctrineofDivineInfinity, dans JournalofEarlyChristianStudies
18 (2010) 81-104.
4. L’objection que rapporte Grégoire dansOratiocatechetica10,1-3 (SC 453, pp. 204-
206) s’en fait sans doute l’écho. Voir infra, n. 42. Sauf mention (e.g. SC ou PG), les textes
de Grégoire seront cités d’après l’édition GregoriiNysseniOpera, parue chez Brill sous la
direction de W. JAEGER. Les traductions qui ne sont pas les miennes sont signalées entre
parenthèses. De façon générale, le grec est donné là où il s’agit de mots techniques ou
importants pour la discussion.

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enquête selon trois grandes étapes. Il s’agira d’abord d’examiner le rapport


entre la transcendance divine et l’événement de l’Incarnation d’après
Grégoire. On passera ensuite au paradoxe de l’union des deux natures en
Christ. On examinera enfin la dynamique de la transformation qu’entraîne
cette union pour la nature humaine. J’analyserai brièvement en outre deux
arguments contre Apollinaire dans lesquels apparaît l’appel à l’infinité
divine. Ce parcours permettra, je l’espère, de voir de manière plus claire
dans quelle mesure il est possible de parler d’une «théologie de l’Incar-
nation du Dieu infini» chez Grégoire de Nysse.

TRANSCENDANCE DE L’INFINI ET INCARNATION

Quand on lit les passages christologiques de Grégoire, on le voit maintes


fois s’efforcer de répondre à une difficulté qui avait été fréquemment
dénoncée par la polémique antichrétienne des premiers siècles. Elle
concernait le moment tardif de l’Incarnation ou, à l’inverse, le caractère
récent de la Révélation dont se revendiquaient les chrétiens5. On la
retrouve chez Celse, par exemple, qui l’évoque en conjonction avec une
autre difficulté se situant au cœur même de la prédication évangélique.
Selon lui en effet, parmi d’autres absurdités que les chrétiens professaient,
il s’en trouvait une qu’il tenait pour particulièrement déraisonnable. C’était
l’affirmation selon laquelle Dieu «le Verbe s’est fait chair» (Jn 1,14). Or
ce propos, estimait Celse, est «si honteux qu’il n’est pas besoin d’un long
discours pour le réfuter»6. En raisonnant à partir de l’immuabilité de Dieu
en effet, il ne voyait pas pourquoi, ni comment, la divinité, qui se trouve
dans un état de félicité absolue, aurait pu s’abaisser et se mêler à la condi-
tion humaine, tel que les chrétiens le proclamaient. Par ailleurs, l’idée que
Dieu ait pu trouver la nature humaine à tel point aimable qu’il s’y mêlât
en personne était à l’évidence étrangère à la sensibilité philosophique et
religieuse gréco-romaine dont Celse n’était au fond qu’un témoin. Il asso-
ciait spontanément la condition humaine au «mal», à la «laideur» et
à l’«infortune»7. Elle était en tout cas trop insignifiante à ses yeux
pour susciter de la part de Dieu les égards excessifs que supposaient les

5. Par exemple, Detriduispatio 283,17–284,3; Epistula4,7 (SC 363, p. 150); Indiem


natalemSalvatoris238,12–242,13; Oratiocatechetica29,1-5 (SC 453, p. 274).
6. Apud ORIGÈNE, ContreCelse IV,2 (SC 136, p. 188).
7. ContreCelse IV,14 (SC 136, p. 216): «Dieu est bon, beau, bienheureux, au plus haut
degré de la beauté et de l’excellence. Dès lors, s’il descend vers les hommes, il doit subir
un changement (μεταβολῆς αὐτῷ δεῖ): changement du bien au mal, de la beauté à la lai-
deur, de la félicité à l’infortune, de l’état le meilleur au pire. Qui donc choisirait pareil
changement? Il est vrai certes que pour un mortel la nature est de se changer et de se
transformer, mais pour un immortel, c’est d’être identique et immuable. Dieu ne saurait
donc non plus admettre un tel changement (Καὶ μὲν δὴ τῷ θνητῷ μὲν ἀλλάττεσθαι καὶ
μεταπλάττεσθαι φύσις, τῷ δ’ἀθανάτῳ κατὰ τὰ αὐτὰ καὶ ὡσαύτως ἔχειν. Οὐκ ἂν οὖν
οὐδὲ ταύτην τὴν μεταβολὴν θεὸς δέχοιτο)».

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chrétiens. D’abord, donc, Dieu est immuable; il ne peut subir quelque


chose comme une εἰς ἄλλο γένος μετάβασις8 – ce que l’Incarnation
semblait bien être. Ensuite, la nature humaine était méprisable. On devine
l’inquiétude qui se trouve derrière les objections de Celse. C’est que, outre
le détail que l’objet de sa «descente» n’était pas désirable, Dieu se mettait
en quelque sorte en danger sur le plan métaphysique. En acceptant de
devenir homme, il allait à l’encontre de son statut ontologique. Il annulait
la distance qui le séparait de tout mortel et semblait ainsi perdre la marque
de sa transcendance, ce par quoi précisément il était Dieu9. Pouvait-il le
faire tout en restant Dieu?
Un siècle après Origène, Grégoire de Nysse a encore à affronter les
mêmes difficultés, si bien pointées par Celse. Et le fait qu’il affirme de
surcroît l’infinité du Dieu qui s’est fait homme n’est évidemment pas
de nature à lui faciliter la tâche. En effet, la plénitude de Dieu, son infinité,
évoquerait plutôt l’autosuffisance et l’absence de tout mouvement inten-
tionnel vers quoi que ce soit d’autre. Du moins, c’est ainsi que treize
siècles plus tard Spinoza concevra la logique d’une notion de Dieu-infini
vraiment conséquente, c’est-à-dire dépouillée des «anthropomorphismes»
dont la tradition biblique l’avait obscurcie. L’idée d’une création libre et
exnihilo, par exemple, suppose une intention, de même que l’idée d’une
économie du salut. Une intention, c’est un mouvement vers quelque chose
d’autre que soi; il semble trahir, d’une façon ou d’une autre, un manque.
Or un manque est un signe d’imperfection. Il en va de même pour l’amour
que l’on prête à Dieu10.
Les opposants auxquels Grégoire de Nysse cherche à répondre ne vont
pas aussi loin que le fera Spinoza. Mais leurs objections témoignent d’une
sensibilité philosophique semblable. C’est au fond le souci de préserver
de Dieu une idée suffisamment grande – infiniment élevée, si l’on peut
dire –, vraiment digne de ce nom. Cette idée, l’Incarnation semble la
mettre en danger. Si Dieu agit et aime comme nous, si Dieu se mélange
avec nous jusqu’à faire l’expérience de la mort dans la chair, c’est que ce
Dieu n’en est peut-être pas tout à fait un. C’est à peu près de cette manière
que raisonnent les intellectuels de la capitale, mais aussi des coreligion-
naires de Grégoire, par exemple, sans surprise, Eunome. L’idée que la
nature humaine est méprisable et ne saurait donc susciter une si grande

8. ARISTOTE, Decaelo 268 b 1. Cf. Metaphysica 1057 a 27.


9. À propos du différend entre Celse et Origène sur ce point, voir P. DE LABRIOLLE, La
réactionpaïenne:ÉtudesurlapolémiqueantichrétienneduIerauIVèmesiècle, Paris, L’arti-
san du livre, 1942, pp. 152 et 168, et R.L. WILKEN, The Christians as the Romans Saw
Them, New Haven, CT – London, Yale University Press, 20032, pp. 102-103. Pour un
traitement plus approfondi, voir C. ANDRESEN, LogosundNomos:DiePolemikdesKelsos
wider das Christentum (Arbeiten zur Kirchengeschichte, 30), Berlin, de Gruyter, 1955,
surtout pp. 89-96 et pp. 276-307.
10. Voir R. MASON, TheGodofSpinoza:APhilosophicalStudy, Cambridge, Cambridge
University Press, 1997, pp. 119-127.

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attention de la part de Dieu est rapportée par Grégoire dans le Discours


catéchétique11. Pour quelle raison le Dieu infini s’est-t-il mêlé à la souil-
lure humaine? On pourrait évidemment poser la même question à propos
de la création: pour quelle raison Dieu ne reste-il pas dans sa plénitude
infinie et appelle-t-il un monde fini à l’être? Et à bon droit, car la réponse
de Grégoire est similaire dans les deux cas. Tout comme l’Incarnation, la
création du monde par Dieu ne s’explique par aucune nécessité, par aucun
besoin que Dieu aurait ressenti, mais uniquement par «la surabondance de
son amour (ἀγάπης περιουσίᾳ)»12. Grégoire réitère cette réponse à
maintes reprises. En ContreEunome III, 2,52-55, par exemple, il relie de
façon explicite création et Incarnation, en faisant voir que la deuxième
n’est au fond qu’un prolongement de la première. Dieu le Verbe s’est
incarné afin de restaurer son image en nous et nous recréer à travers la
«dispensation de son amour pour les hommes (τὴν φιλάνθρωπον οἰκο-
νομίαν)»13. Et on pourrait multiplier les occurrences14. Mais si de cette
manière la raison de sa condescendance est assurée, cette dernière n’en
pose pas moins la question de la transcendance de Dieu, de même que
celle de son impassibilité.
On sait qu’Eunome contestait la pleine divinité du Fils par le haut, à
partir de la notion d’agennesia, censée définir l’essence même de Dieu. Si
la marque essentielle de Dieu était le fait d’être inengendré, rien ne pou-
vait lui être semblable ou, à plus forte raison, égal. Le Fils, que le nom
même vouait à la classe des gennêta, n’était donc pas Dieu «au sens
strict». C’est la voie de la connaissance qui procède par l’examen de
l’ousia, telle qu’Eunome la définit dans ses Apologies15. Mais Eunome
parvenait à la même conclusion (le Fils n’est pas Dieu «au sens strict»)
par le bas, à partir de ses affects humains et de la croix. Déjà par sa créa-
tion, l’existence du Fils est indélébilement marquée d’un moment de pas-
sivité originaire au même titre que les autres créatures. Il est une «œuvre
faite par le non-fait», ce qui constitue évidemment une preuve de son

11. Oratiocatechetica 14,1-6 (SC 453, pp. 214-216): «Quelle est donc la raison, dit-on,
pour laquelle la divinité s’est abaissée jusqu’à cette condition si basse au point que la foi
hésite sur le fait de savoir si Dieu, l’être infini, incompréhensible, ineffable (ἀχώρητον καὶ
ἀκατανόητον καὶ ἀνεκλάλητον), qui surpasse toute représentation et toute grandeur, se
mêle à la souillure de la nature humaine, si bien que ses activités sublimes sont dépréciées
par ce mélange avec la bassesse?».
12. Oratiocatechetica 5,33 (SC 453, p. 162).
13. Sur la conception qu’a Grégoire de l’«économie du salut», voir J.-R. BOUCHET, La
vision de l’économie du salut selon saint Grégoire de Nysse, dans Revue des Sciences
Philosophiques et Théologiques 52 (1968) 613-644, et R.J. KEES, Die Lehre von der
«Oikonomia»Gottesinder«OratioCatechetica»GregorsvonNyssa, Leiden, Brill, 1995,
surtout pp. 91-247.
14. Par exemple, ContraEunomium III,2,4; 4,32; 4,51; Oratiocatechetica 15 (SC 453,
pp. 216-218).
15. Apologia 20 (SC 305, p. 274); ApologiaApologiae, citée chez GRÉGOIRE DE NYSSE,
ContraEunomiumI,154.

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infériorité ontologique16. Or Eunome réitère ce raisonnement à partir de


l’existence humaine du Fils dans un fragment de sa seconde Apologie.

S’il (Basile) peut montrer aussi dans le cas du Dieu au-dessus de tous, qui
est la lumière inaccessible (ἀπρόσιτον), qu’il est devenu ou qu’il peut deve-
nir chair, qu’il est venu sous une autorité, qu’il a obéi à des commandements,
qu’il s’est conduit selon des lois humaines, qu’il a porté une croix, alors qu’il
dise que la lumière est égale à la lumière!17.

C’est un argument visant Basile, qui avait réfuté18, à partir notamment


des textes scripturaires comme Jn 1,9 (le Verbe«était la vraie lumière»)
ou Jn 14,6 («Je suis la vie»), l’appel eunomien à «garder l’analogie en
toutes choses». Il apparaît clairement dans ce texte que pour Eunome
l’économie du Christ s’oppose de manière décisive à l’affirmation de sa
véritable transcendance et, donc, de sa véritable divinité. L’antithèse est
marquée entre le caractère «inaccessible» du Dieu suprême et le fait
d’avoir vécu sous les limitations des lois humaines au point de finir sur
une croix. La conviction sous-jacente à cet argument est la même que celle
rencontrée chez Celse. C’est l’idée que Dieu nous est supérieur précisé-
ment par la distance qu’il garde soigneusement par rapport à ses créatures.
Il n’est Dieu que tant qu’il est éloigné d’elles, tant qu’il reste une pure
différence19. Aux yeux de Grégoire cependant, la condescendance mani-
festée dans l’événement de l’Incarnation ne détruit pas la transcendance
de Dieu, mais fournit une preuve convaincante que celle-ci est une trans-
cendance véritable. C’est parce qu’il est le médecin exempt des maladies
de ceux qu’il guérit qu’il n’a pas peur d’entrer en contact avec eux20. Et
la plénitude infinie de Dieu ne peut être vaincue, épuisée ou mise en
défaut par ce qui est fini21. On pourrait certes objecter à Grégoire que de

16. Apologia 28 (SC 305, p. 298). Cf. la discussion de P.L. GAVRILYUK, TheSuffering
oftheImpassibleGod:TheDialecticsofthePatristicThought, Oxford, Oxford University
Press, 2004, pp. 129-132.
17. ApologiaApologiae citée chez GRÉGOIRE DE NYSSE,ContraEunomium III,3,32 (trad.
B. POTTIER, Dieu et le Christ selon Grégoire de Nysse: Étude systématique du «Contre
Eunome»avectraductioninéditedesextraitsd’Eunome, Namur, Culture et vérité, 1994,
p. 497).
18. BASILE DE CÉSARÉE, AdversusEunomiumII,27 (SC 305, pp. 112-116).
19. On voit la même sensibilité philosophique se manifester plus tard, dans un contexte
purement chrétien. On la reconnaît aisément, par exemple, dans l’insistance de théologiens
comme Théodore de Mopsueste ou Nestorius sur la nécessité de séparer nettement le divin
et l’humain en Christ, pour ne pas entacher le premier de pathos et de finitude. Voir
J.J. O’KEEFE, Impassible Suffering? Divine Passion and Fifth-Century Christology, dans
TheologicalStudies58 (1997) 38-60, et GAVRILYUK, TheSufferingoftheImpassibleGod
(n. 16), pp. 141-151.
20. Cf. Oratiocatechetica 16,25-28 (SC 453, p. 224).
21. Voir, par exemple, Contra Eunomium III,10,28: «la lumière, même si elle brille
dans les ténèbres, n’en est pas moins lumière sans mélange du contraire». Cf. Epistula
3,20-21 (SC 363, p. 138).

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cette manière il n’existe pas une vraie mise au même niveau du Rédemp-
teur et des hommes. Mais il répondrait peut-être que le rapport entre l’in-
fini et le fini ne peut de toute façon être qu’à jamais asymétrique, s’il est
vrai que Dieu est radicalement «meilleur que nous». Il n’en reste pas
moins qu’avoir octroyé l’accès à sa vie par la création et par l’économie
du salut est un bienfait pour les hommes, une «grâce» potentiellement
infinie22.
Grégoire est au fond d’accord avec Eunome sur la nécessité de défendre
l’impassibilité de Dieu comme marque de sa transcendance. Mais il
conteste que l’Incarnation puisse mettre celle-ci en danger. À plusieurs
reprises, il se lance donc dans une recherche détaillée des sens du mot
pathos23. Sa conclusion est toujours la même: au sens propre, pathos n’est
que ce qui a trait au péché. Il n’est pas certain qu’Eunome en ait convenu,
mais Grégoire maintient que la faim, la soif, le sommeil, la douleur, ce ne
sont pas à proprement parler des «passions», mais simplement des limi-
tations de la nature humaine que le Christ a assumées. Elles ne s’opposent
pas à la vertu, mais relèvent du «mode de changement conforme à notre
nature». En tant que telles, elles ne sont donc pas mauvaises, ni honteuses,
car on devrait alors nier la bonté de la création24. Voilà quelques préci-
sions qui laissent apparaître une nouvelle compréhension de la transcen-
dance divine, à l’opposé de celle qu’à la suite d’une vénérable tradition
Eunome avait fait sienne. En effet, grand et transcendant, aux yeux de
Grégoire, Dieu ne l’est pas parce qu’il se tiendrait à l’écart du contact avec
ce qui se situe en dessous de lui, ou parce qu’il ne montrerait pas de soli-
darité gracieuse avec ses créatures en raison de leur caractère supposé
méprisable, mais parce qu’il est «totalement inaccessible au mal» et n’a
«aucune communion avec lui»25. C’est dès lors sans contradiction que par
«la sagesse multiforme de Dieu» le Christ a choisi de déployer sa puis-
sance à travers nos faiblesses26. Il est clair qu’à la différence d’Eunome
Grégoire ne voit pas dans la faiblesse humaine du Christ le signe d’une
transcendance amoindrie, mais une preuve plus éclatante de sa parfaite
divinité. Quand Dieu accomplit quelque action sublime – la création d’un
grand univers, par exemple – il ne fait qu’agir en conformité avec ce que
l’on pouvait attendre de lui. Le merveilleux de son action est pour ainsi
dire normal et ne saurait surprendre qui que ce soit.

Par contre, que Dieu soit descendu jusqu’à notre bassesse est, en quelque
sorte, l’expression de la surabondance d’une puissance qui n’est entravée en
rien par ce qui est à l’opposé de sa nature. Car tout comme il est propre à la

22. Voir à ce propos GAVRILYUK, TheSufferingoftheImpassibleGod (n. 16), pp. 9ss.


23. Par exemple, Contra Eunomium III,4,27-31; Oratio catechetica 9 et 16,5-46 (SC
453, pp. 222-224).
24. Oratiocatechetica28,9-11 (SC 453, p. 270). Cf.ibid. 16,6-15 (SC 453, p. 222).
25. ContraEunomiumIII,10,24-28.
26. InCanticumCanticorum 9,255,4–256,4.

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nature du feu de tendre vers le haut et que personne ne saurait estimer


extraordinaire ce qui se produit conformément à la nature pour la flamme,
tout comme par contre, en voyant la flamme tendre vers le bas à la façon des
corps pesants, on trouverait un tel phénomène surprenant et on se demande-
rait comment le feu, tout en restant feu, déroge à sa nature par le mode de ce
mouvement qui le fait tendre vers le bas, de la même manière ni l’étendue
des cieux, ni l’éclat des astres, ni l’ordonnance de l’univers, ni l’économie
continue des choses créées ne révèlent la puissance divine suréminente autant
que le fait sa condescendance qui l’amène à s’abaisser jusqu’à la faiblesse
de notre nature; ainsi nous voyons comment ce qui est élevé, se trouvant au
niveau de la bassesse, se laisse ainsi percevoir dans la bassesse, sans déchoir
de son élévation, comment la divinité, s’étant étroitement unie à la nature
humaine, devient ceci tout en restant cela27.

C’est ce paradoxe qu’Eunome parvient à annihiler quand il refuse de


reconnaître la vraie divinité du Fils, en le considérant comme une «créa-
ture». À la vérité, s’il était une créature, sa condescendance perdrait beau-
coup de son mystère puisque le «dépouillement» dont parle l’Écriture (cf.
Ph 2,7) s’avérerait n’être en fait qu’une tautologie: une créature s’est
dépouillée pour devenir créature28. En quoi cette permutation à l’intérieur
de la création serait-elle quelque chose d’extraordinaire? Comme Grégoire
l’avait déjà remarqué, rien de ce qui reste dans les limites de la nature
n’est objet d’étonnement29. Le même argument vaut pour Apollinaire qui
s’ingéniait, du moins dans la lecture qu’en fait Grégoire, à réduire le
paradoxe du Christ et sa condescendance à partir de l’autre bout. Alors
qu’Eunome l’avait fait en essayant de diminuer la divinité du Fils, Apol-
linaire s’attaquait de manière ouverte à la réalité de son humanité. En fait,
d’après la formule qu’il rapporte, Apollinaire affirmait textuellement que
«le Christ, ayant Dieu comme son esprit, c’est-à-dire comme son intellect,
ensemble avec l’âme et le corps, est dit à juste titre homme venu du
ciel»30. Il semble qu’il ne voulait de cette façon qu’assurer, contre le lan-
gage «dyophysite» de certains auteurs antiochiens, une vraie compréhen-
sion de l’unité du Christ et non pas suggérer que le corps du Christ soit
descendu du ciel31. Mais Grégoire choisit de comprendre l’expression

27. Oratiocatechetica24,14-29 (SC 453, p. 254).


28. ContraEunomium III,4,23.
29. ContraEunomium III,3,34-35. À remarquer dans ce passage la fréquence de mots
tels que «paradoxe (παράδοξον)», «mystère(μυστήριον)», «prodige (θαῦμα)» et leurs
dérivés.
30. AntirrheticusadversusApollinarem 143,1-3 (trad. R. WINLING, dans Lemystèredu
Christ:ContreApollinaire[IVesiècle],ledéfid’unDieufaithomme [Les Pères dans la foi,
89/90], Paris, Migne, 2004, p. 164, modifiée). Une étude d’ensemble de cet écrit a été
récemment entreprise par H. GRELIER, L’argumentationdeGrégoiredeNyssecontreApo-
linairedeLaodicée:Étudelittéraireetdoctrinaledel’Antirrheticus adversus Apolinarium
et de l’Ad Theophilum adversus apolinaristas, thèse de doctorat, Lyon, 2008 (parution
prévue chez l’Institutd’Étudesaugustiniennes).
31. Voir infra, nn. 95 et 96.

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INCARNATION DU DIEU INFINI CHEZ GRÉGOIRE DE NYSSE 461

ambiguë d’Apollinaire à partir du mot «homme». Puisque donc tout


homme possède un corps et que le Christ est dit l’«homme venant du
ciel», Grégoire en déduit que son opposant soutient l’idée extravagante
que la chair du Christ «était d’avant les siècles»32. Il met alors Apollinaire
au défi de la concilier avec le texte de Ph 2,5-11.

Mais le Verbe «s’est dépouillé» exprime clairement l’idée qu’il n’a pas tou-
jours été tel qu’il s’est fait voir, mais qu’il était dans la plénitude de la divi-
nité à l’égalité avec Dieu, inaccessible (ἀπρόσιτον), inapprochable, ne pou-
vant surtout pas être contenu (ἀχώρητον) dans la petitesse de l’insignifiance
humaine; mais il a pu être contenu dans la nature périssable de la chair,
lorsqu’il s’est «dépouillé» comme le dit l’Apôtre, en réduisant (συγ-
κατεσμίκρυνεν) l’ineffable gloire de sa divinité à la mesure de la petitesse,
de telle sorte que ce qu’il était, il l’était parfaitement en grandeur et sans
limitation (ὥστε ὃ μὲν ἦν, μέγα καὶ τέλειον καὶ ἀπερίληπτον ἦν), et que
ce qu’il a assumé était d’une grandeur correspondant à notre mesure.
«Devenu semblable aux hommes, est-il dit, et par son aspect ...», car il est
clair qu’il ne portait pas depuis les origines la ressemblance de notre nature
et n’était pas façonné d’après quelque forme corporelle. Comment donc les
marques d’une forme pourraient-elles être imprimées à ce qui est incorporel?
Mais il a pris la forme (corporelle) lorsqu’il s’est revêtu de cette forme. Or,
cette forme, c’est la nature du corps (humain)33.

Ce texte est dirigé d’abord contre ce que Grégoire considère comme une
idée contenue dans l’expression d’Apollinaire «l’homme venant du ciel»,
à savoir le caractère pré-temporel de la condition incarnée du Christ. Si
tel était le cas, il s’avérerait que la divinité ne s’est pas abaissée, car le
Fils n’aurait pas revêtu la forme servile, mais il aurait simplement mani-
festé ce qu’il était par nature34. Cela équivaut, mutatismutandis, à la posi-
tion d’Eunome (une créature éminente a assumé la nature d’une créature
inférieure). Néanmoins Grégoire estime que l’erreur d’Apollinaire était
pire que celle d’Arius et d’Eunome puisqu’en attachant la divinité à la
chair d’avant les siècles il en venait à la compromettre de manière plus
efficace encore35. Mais, au-delà de cet argument que la position véritable
d’Apollinaire n’appelait peut-être pas, le texte apporte deux autres préci-
sions importantes. La première est qu’en assumant les limitations de la
nature humaine, le Fils ne devient pas lui-même fini. «Grand et parfait et
incompréhensible», il était et il le reste. S’il se manifeste à travers ces
limitations, c’est que – deuxième précision – il a bien daigné adapter
l’infinité de sa puissance à la petitesse humaine. Aux brebis il parle avec
la voix d’une brebis. «Car comment la faiblesse humaine eût-elle supporté

32. Antirrheticus 148,1-4; 149,2-3 et 15; 151,10; 156,8-11, etc.


33. Antirrheticus159,19–160,2 (p. 187).
34. Antirrheticus 148,27–149,2.
35. Antirrheticus 151,7-20.

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462 O. SFERLEA

la force percutante de la voix divine?»36. Telle est la réponse à l’objection


exprimée déjà par Celse et que Grégoire évoque dans le Discourscatéché-
tique au chap. 15. Pourquoi avoir effectué de si longs détours (revêtir la
nature corporelle, entrer dans la vie par la voie de la naissance, parcourir
tous les âges de la vie, goûter à la mort), au lieu de sauver l’homme par
un décret de sa volonté? Cette manière d’agir ne serait-elle pas finalement
un aveu d’impuissance de la part de Dieu? Dieu ne pouvait-il pas faire du
bien à l’humanité tout en restant dans sa sphère inaccessible? La réponse
de Grégoire consistera à faire remarquer qu’il faut opérer une distinction
à l’intérieur des biens que Dieu prodigue sur sa création. Des bienfaits à
l’humanité, il en avait sans cesse dispensé par sa providence. C’est grâce
à sa providence que tout est maintenu dans l’existence, par exemple. Mais
le bienfait qu’il accorde à travers son Incarnation n’en est pas un qui soit
ordinaire. Si Dieu s’est mélangé aux hommes, ce n’est pas pour leur
octroyer un don quelconque, mais pour leur faire la plus grande grâce – les
«diviniser». «Maintenant il est mêlé à nous en tant qu’il maintient la
nature dans l’existence; jadis il s’est mélangé à notre être pour que notre
être fût divinisé par ce mélange avec le divin (τῇ πρὸς τὸ θεῖον ἐπιμιξίᾳ
γένηται θεῖον), après avoir été arraché à la mort et délivré de la tyrannie
de l’ennemi; car son retour de la mort à la vie devient pour la race mor-
telle le principe du retour à la vie immortelle»37. À cette fin, pour ne pas
les effrayer par la splendeur de sa gloire, il s’est adapté à leurs moyens et
à leur capacité de le recevoir.

En effet, tout comme le soleil, par la dispensation divine, amène de manière


proportionnée (σύμμετρον ἐπάγει) sa brillance et sa chaleur à ceux qui le
reçoivent en atténuant la force et la pureté de ses rayons au moyen de l’air
qui est au milieu, bien qu’étant en lui-même inabordable pour la faiblesse
humaine, de la même façon la puissance divine qui, comme dans l’exemple
utilisé par nous, transcende infiniment (ἀπειροπλασίως) notre nature et est
inaccessible pour la participation (ἀπρόσιτος εἰς μετουσίαν οὖσα), octroie
à la nature humaine ce qu’elle est capable de recevoir, se joignant comme
une mère pleine de tendresse au langage inarticulé de ses petits38.

Grégoire parle dans ce texte des manifestations providentielles de Dieu


en général, mais l’idée qu’il veut faire passer peut évidemment être éten-
due au cas de l’Incarnation. Dieu a assumé la condition des hommes avec

36. Antirrheticus 152,23-24.


37. Oratiocatechetica25,12-16 (SC 453, p. 256).
38. Contra Eunomium II,419. Cf. Antirrheticus 203,25-29: «C’est pourquoi il est
nommé “Médiateur entre Dieu et le hommes” (1 Tm 2,5): c’est que la nature humaine ne
peut pas accéder à des relations de plain-pied avec Dieu (οὐ δυναμένης τῆς ἀνθρωπίνης
φύσεως ἀκράτῳ προσμῖξαι τῇ τοῦ θεοῦ συνουσίᾳ) et qu’ à cause de cela, elle a besoin
d’une voix en affinité avec elle et conforme à sa nature (τῆς συγγενοῦς αὐτῇ καὶ κατὰ
φύσιν φωνῆς), grâce à laquelle la puissance d’en haut puisse se faire comprendre
convenablement».

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INCARNATION DU DIEU INFINI CHEZ GRÉGOIRE DE NYSSE 463

ses limitations non pas pour que il devienne lui ce qu’ils sont eux, mais
pour qu’ils deviennent eux ce que lui-même est. C’est vers le thème de ce
«commerce» salvifique que nous aurons maintenant à nous tourner.

LE «MYSTÈRE» DE L’UNION

À la question «Pourquoi Dieu s’est-il fait homme?», Grégoire de Nysse


répond de plusieurs manières, selon le terme qu’il choisit d’accentuer. Du
point de vue de Dieu d’abord, l’Incarnation s’explique par la surabondance
de son amour. C’est une réponse dont les antécédents bibliques seraient
faciles à identifier39. Considérée dans la perspective de sa causa finalis
ensuite, l’Incarnation vise, d’après Grégoire, la «divinisation» de l’homme.
Cet aspect sera traité dans la section suivante40. Enfin, aux philosophes
comme Celse et, plus précisément, aux intellectuels de la capitale, qui
demandent de savoir la raison pour laquelle il a fallu que Dieu se fasse
homme, Grégoire répond qu’il était nécessaire que l’image divine dans
l’homme fût rétablie et le mal guéri «par le contact» (τῇ ἐπαφῇ) avec
celui qui était souffrant41. Au demeurant, il fallait que Dieu adapte ses
moyens à la mesure de ceux qu’il voulait sauver. Aux hommes il a parlé
donc avec la voix d’un homme. Il a «réduit» sa gloire en acceptant les
limitations de la nature humaine (à part la conception et le péché) afin que
les hommes puissent supporter sa présence42. Grégoire précise que Dieu
s’adapte à la mesure de nos besoins en agissant à travers le fini, sans pour
autant le devenir lui-même. On perçoit bien dans cette précision un effort
pour rendre plus intelligible le paradoxe christologique. Néanmoins la dif-
ficulté de penser le «contact» entre l’infini et le fini dans la personne du
Christ reste entière. Comment en effet comprendre la conjonction de deux
réalités que par ailleurs presque tout semble opposer, voilà en quelques
mots le défi que pose l’union entre la divinité et l’humanité dans le Christ.

39. E.g. Jn 3,16; Rm 5,8; Ep 2,4 etc.


40. Sur le fondement biblique et les antécédents patristiques de cette idée, voir
N. RUSSELL, TheDoctrineofDeificationintheGreekPatristicTradition, Oxford, Oxford
University Press, 2004, pp. 78-204.
41. ContraEunomium III,4,30-31: «... et nous disons aussi qu’il est venu en nous pour
guérir la maladie du péché, adaptant au mal subi l’action médicinale, amenant la guérison
de la manière qu’il savait profitable à la partie de la création, car il convenait que le mal
subi soit guéri par le contact». Cf.Oratiocatechetica37,1-3 (SC 453, p. 314).
42. Cf. InCanticumCanticorum 4,108,1-10 et 11,338,2-8: «J’imagine, en effet, que la
maison de l’épouse soit comprise comme étant toute la vie humaine. En venant résider en
celle-ci, la main créatrice de tous les êtres s’est contractée jusqu’à la petitesse et au néant
de la condition humaine (πρὸς τὸ βραχύ τε καὶ οὐτιδανὸν τοῦ ἀνθρωπίνου βίου ἑαυτὴν
συστεῖλαι), du fait qu’elle est devenue participante de notre nature “en tout, de la même
manière que nous, à l’exception du péché” (He 4,15)» (trad. A. ROUSSEAU, dans GRÉGOIRE
DE NYSSE, HoméliessurleCantiquedesCantiques, Bruxelles, Lessius, 2008, p. 246).

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464 O. SFERLEA

Grégoire a bien conscience de ce défi puisqu’il nous le rapporte dans le


Discours catéchétique sous la forme d’une question entendue, peut-être,
toujours à Constantinople43: «Mais, dira-t-on, la nature humaine est
quelque chose d’exigu et facile à circonscrire, alors que la divinité est
infinie (ἄπειρον); comment l’infini peut-il être contenu dans l’atome?»44.
La façon dont la question est formulée peut faire penser que la notion
d’infini qui est en cause doit se comprendre en opposition avec les déter-
minations matérielles propres au créé. Du moins c’est ainsi que Grégoire
choisit de s’y attaquer, puisqu’il se défend d’enseigner une divinité qui
entrerait dans la nature humaine et serait contenue par elle comme dans
un récipient. En effet, «qui prétend que l’infini de la divinité (ἡ ἀπειρία
τῆς θεότητος) a été enfermé dans les limites de la chair comme dans un
récipient?». Le prétendre serait, aux yeux de Grégoire, rendre du même
coup la divinité sujette par nature aux limitations matérielles alors qu’elle
possède un mode d’être qui en est totalement différent. Pour illustrer la
possibilité d’une union entre la divinité et l’humanité sans limitation de la
nature divine, il fait alors appel à l’analogie de l’union entre le corps et
l’âme. Il fait remarquer que si le volume du corps est délimité par ses
propres parties, il n’en va pas de même pour l’âme qui «grâce aux mou-
vements de la pensée, s’étend à son gré à toute la création [...] sans être
alourdie par le poids du corps qu’elle traîne après elle». Il en conclut qu’à
plus forte raison il n’y a rien qui nous oblige à dire que «la divinité est
enfermée de toutes parts à l’intérieur de la nature charnelle».
Cette réponse n’a guère de relief, on en conviendra, mais c’est parce
que la question même qui lui est posée peut s’entendre d’une manière
naïve. «Comment l’infini peut-il être contenu dans l’atome?» semble bien
en effet pouvoir se ramener à la forme suivante: «Comment le très grand
peut-il entrer dans le très petit?», laquelle suggère que les deux termes se
trouvent d’un point de vue ontologique sur le même plan et qu’il n’y a
entre les deux qu’une simple (même si très grande) différence de degré.
La notion d’infini aurait dans ce cas un sens faible (un infini qui ne peut
être contenu par ce qui est en dessous de lui pourrait bien finalement n’être

43. Parmi les objections auxquelles Grégoire s’efforce à répondre dans le Discourscaté-
chétique, bon nombre proviennent, selon toute vraisemblance, des discussions qu’il a eues
à Constantinople avec les élites et les intellectuels païens de la capitale lors de son passage
en 385 (de mai jusque tard dans l’automne). Voir A.M. SILVAS, Biography, dans GREGORY
OF NYSSA, TheLetters, Leiden, Brill, 2007, pp. 52-53.
44. Oratiocatechetica10,1-3 (SC 453, pp. 204-206): Ἀλλὰ μικρόν, φησί, καὶ εὐπε-
ρίγραπτον ἡ ἀνθρωπίνη φύσις, ἄπειρον δὲ ἡ θεότης, καὶ πῶς ἂν περιελήφθη τῷ
ἀτόμῳ τὸ ἄπειρον;. La question sera posée à nouveau dans des termes semblables dans In
CanticumCanticorum 11,337,1–338,14 (pp. 246-247): «Car l’humaine pauvreté est inca-
pable d’accueillir en soi la nature illimité et incompréhensible (οὐ γὰρ χωρεῖ ἡ ἀνθρωπίνη
πενία τὴν ἀόριστόν τε καὶ ἀπερίληπτον φύσιν ἐν ἑαυτῇ δέξασθαι) [...] Comment la
fente étroite de l’existence humaine peut-elle recevoir en elle la Main qui contient toutes
choses (cf. Ps 94,4), qui mesure le ciel d’une extrémité à l’autre, qui renferme toute la terre
et toutes les eaux (cf. Is 40,12)?».

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INCARNATION DU DIEU INFINI CHEZ GRÉGOIRE DE NYSSE 465

que le plus grand fini d’une série elle-même finie) et la comparaison se


ferait sur la base d’un certain type de quantité. Cela permet à Grégoire de
formuler une réponse simple et logique. L’union entre la divinité et l’hu-
manité dans le Christ est bel et bien pensable, puisque le premier terme
ne doit pas être compris comme le «très grand» qui n’entrerait pas dans
le très petit, mais comme le «tout autre». La divinité infinie peut s’unir à
l’humanité dans le Christ parce qu’elle n’est pas régie par les détermina-
tions qui constituent le propre du créé. Elle peut agir à travers le corps et
être unie à lui sans pour autant devenir sujette par nature aux mêmes
limitations. Si, en tant qu’homme, le Christ se manifeste dans les limites
du corps, cela ne doit pas être compris comme un changement au niveau
du régime ontologique de la divinité, mais comme un exemple de condes-
cendance économique. Il était «grand et parfait et sans limitation (μέγα
καὶ τέλειον καὶ ἀπερίληπτον)» et il l’est resté tout en assumant ce qui
était «d’une grandeur correspondant à la mesure de notre nature»45. En ce
sens, même l’analogie avec l’union entre le corps et l’âme ne garde qu’une
valeur restreinte. Il est vrai que le corps et l’âme sont, d’un certain point
de vue, deux substances très différentes, en tant que l’une est matérielle
et l’autre ne l’est pas. Mais, d’un autre point de vue, les deux sont «homo-
gènes» en tant qu’il s’agit de deux réalités créées et soumises au diastêma.
À ce titre, les deux sont hétérogènes par rapport à Dieu qui seul est «adias-
tatique». Après avoir évoqué l’unité indissociable entre la flamme et la
matière dont elle se nourrit pour illustrer l’unité des deux natures en
Christ, Grégoire met en garde sur le fait que les analogies tirées de la
création sont à prendre avec prudence, en essayant à chaque fois de «sau-
vegarder une idée digne de Dieu» dans ces rapprochements46.
En dissipant un malentendu, Grégoire doit encore résoudre les difficul-
tés que soulève la représentation de l’union de l’Infini avec le fini en
Christ. À supposer en effet que l’Infini n’entre pas dans le fini comme
dans un récipient et qu’il y ait entre les deux une unité indissociable, la
manière de penser l’union de deux réalités que tout semble opposer reste
encore à préciser. Grégoire n’en est pas dupe d’ailleurs, puisqu’à cette fin
il revient une nouvelle fois sur l’analogie de l’union de l’âme et du corps47.
Il fait voir que déjà l’on ignore la manière dont cette union se produit et
subsiste. Il en tire donc la conséquence qu’afortiori «le mode de mélange
du divin avec l’humain» reste quelque chose de «tout à fait mystérieux et
de tout à fait inexplicable». S’il n’est pas dans son intention de chercher
à aller au-delà de ce constat48, il ne cesse d’affirmer la réalité indissoluble

45. Antirrheticus159,28.
46. Oratiocatechetica 10,29-30 (SC 453, pp. 206-208). L’analogie de la flamme n’est
évidemment pas à comprendre dans un sens monophysite.
47. Oratiocatechetica 11,1-15 (SC 453, p. 208).
48. Cependant, J. ZACHHUBER a récemment attiré l’attention sur le fait que l’on peut
identifier chez Grégoire une tentative qui va dans ce sens. Voir son ContraEunomium III,4,
dans J. LEEMANS – M. CASSIN (éds), Contra Eunomium III: Proceedings of the

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466 O. SFERLEA

de l’union. Il se sert de plusieurs termes pour la désigner: union (ἕνω-


σις)49, union étroite (συμπλοκή)50, l’unité de deux (natures) (τὸ συναμ-
φότερον)51, mélange (ἀνάκρασις, ἐπιμιξία)52, connexion et coalescence
(συνάφεια, συμφυΐα)53. Son vocabulaire technique est encore fluctuant,
mais sa pensée est déjà en accord avec la solution qui s’imposera en 451
à Chalcédoine54.
Contre Apollinaire, qui cherche à esquisser un modèle qui puisse rendre
compte de l’unité du Christ (la divinité remplace l’intellect humain),
Grégoire insiste sur l’intégrité de la nature humaine que le Christ a faite
sienne. L’union se fait entre deux parfaits55, «la puissance divine ayant
pénétré, de façon égale la totalité de la nature du composé, de façon
qu’aucune des parties ne fût privée de la participation à la divinité»56,
selon le principe bien connu «Ce qui n’est pas assumé n’est pas sauvé».
Cela explique pourquoi le Christ est allé jusqu’à faire l’expérience de la
mort. C’est qu’à la vérité il fallait assumer la condition humaine d’une
limite (conception et naissance) à l’autre (la mort) afin que par le contact
avec la puissance divine les deux, corps et âme, soient rétablis dans l’unité

12thInternationalColloquiumonGregoryofNyssa,14-17September2010,Leuven (Sup-
plements to Vigiliae Christianae, 124), Leiden, Brill, 2014, 313-334. Ce texte vient comme
une réponse à B.E. DALEY, DivineTranscendenceandHumanTransformation:Gregoryof
Nyssa’sAnti-ApollinarianChristology, dans ModernTheology18 (2002) 497-506, p. 503,
qui suggérait que Grégoire était moins préoccupé de donner une analyse du mode dont
l’humain s’unit au divin en Christ, que de préserver la transcendance de Dieu qui est en lui,
ainsi que d’affirmer la transformation subie par son humanité du fait de son union avec le
divin. Cf. dans le même esprit R.A. GREER, Broken Lights and Mended Lives: Theology
andCommonLifeintheEarlyChurch,London, Pennsylvania State University Press,1986,
pp. 59-60.
49. Oratiocatechetica10,28 (SC 453, p. 206); AdTheophilum 128,4:... ἡ ἀληθής τε
καὶ ἀδιαίρετος ἕνωσις ...; ContraEunomiumIII,3,69; InIllud 31-35, etc. À noter que ce
même mot est employé par Grégoire pour désigner l’union des personnes trinitaires. E.g.
ContraEunomium I,416.
50. Oratiocatechetica 27,59 (SC 453, p. 270).
51. ContraEunomiumIII,4,15.
52. ContraEunomiumIII,3,13; Oratiocatechetica14,6 (SC 453, p. 216) 25,15 (SC 453,
p. 258); Antirrheticus 228,15, etc.À noter que Grégoire désigne par ce même mot (ἀνά-
κρασις) l’union entre l’âme et Dieu. E.g. In Canticum Canticorum 1,23,1ss ou
4,108,10-18.
53. Contra Eunomium III,3,66. J’emprunte la traduction des deux derniers termes à
B. Pottier.
54. Voir l’article de J.-R. BOUCHET, Levocabulairedel’unionetdurapportdesnatures
chezsaintGrégoiredeNysse, dans RevueThomiste 68 (1968) 533-582. Sur la christologie
de Grégoire de Nysse et sur son «monophysisme» supposé, le traitement de POTTIER est
éclairant (Dieu et le Christ [n. 17], pp. 233-260). Cf. cependant T.T. TOLLEFSEN, Activity
andParticipationinLateAntiqueandEarlyChristianThought, Oxford, Oxford University
Press, 2012, p. 134, qui met en garde contre le risque de commettre un anachronisme à trop
insister sur les ressemblances entre la christologie de Grégoire et celle définie à
Chalcédoine.
55. Cf.Antirrheticus 195,5-27.
56. Antirrheticus 224,2-4 (p. 272).

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INCARNATION DU DIEU INFINI CHEZ GRÉGOIRE DE NYSSE 467

et dans l’incorruption57. Grégoire précise que même dans la mort l’union


reste indissoluble car «les dons de Dieu sont sans repentance»58 et que le
péché n’a pas eu de place dans le Christ.

Puisque donc le péché n’avait pas sa place dans aucun des deux, je veux dire
dans l’âme et le corps, la nature divine était présente dans les deux de façon
appropriée. Mais lorsque la mort entraîna la séparation de l’âme et du corps,
ce qui était composé ne fut pas désuni: la divinité resta auprès des deux sans
se séparer d’eux. La preuve que Dieu était dans le corps est que, après la
mort, la chair fut conservée dans l’incorruptibilité: or, de toute évidence,
l’incorruptibilité, c’est Dieu. La preuve que la divinité ne s’est pas séparée
de l’âme est qu’elle a procuré au brigand l’accès au paradis (cf. Lc 23,43).
Lorsque le mystère s’accomplit, la puissance divine se répandit dans les deux
parties de la nature humaine et communiqua la vertu vivifiante par chacune
des deux parties à la partie affine, par la chair au corps, par l’âme à l’âme
(j’entends l’âme douée de raison et non pas l’âme dénuée de raison; car ce
qui est dépourvu de raison relève de ce qui est animal et non de ce qui est
humain). Et alors la divinité, qui depuis le commencement a été mélangée au
corps et à l’âme et resta unie à eux pour toujours, ressuscita dans la résurrec-
tion de celui qui était mort [...]59.

Insistance sur l’intégrité de la nature humaine et union indissoluble


même dans la mort, telles sont les idées autour desquelles s’articule ce
texte. Une différence significative entre Grégoire et Eunome serait à noter
sur ce point. Alors que pour Eunome les souffrances et la mort que le
Christ avait connues étaient une preuve que sa divinité ne pouvait être
parfaite au même titre que celle du Dieu suprême, Grégoire n’éprouve
aucune difficulté à parler du contact entre la divinité du Christ avec ce qui
apparaît bien être la limite ultime de la faiblesse humaine – la mort. C’est
que Grégoire raisonne à partir d’une idée bien différente de la puissance
divine de celle d’Eunome, auquel il reproche au fond de ne pas rester
fidèle au principe qu’il avait lui-même posé, à savoir que l’on doit garder
la proportion en toutes choses. La divinité étant infinie, on doit raisonner
à partir de l’infinité de sa puissance, qui ne peut être entamée par quoi que
ce soit de propre à la création60. On s’aperçoit qu’il a en fait renversé

57. Oratio catechetica 32,9-34 (SC 453, pp. 284-286). Cf. ibid. 16,47-87 (SC 453,
pp. 224-228). Cf. R.J. KEES, Unsterblichkeit und Tod: Zur Spannung zweier anthropolo-
gischer Grundaussagen in Gregors von Nyssa Oratio Catechetica, dans H.R. DROBNER –
C. KLOCK (éds), StudienzuGregorvonNyssaundderchristlichenSpätantike, Leiden, Brill,
1990, 211-231. Pour approfondir ce thème, on pourra se reporter à R.M. HÜBNER, DieEinheit
desLeibesChristibeiGregorvonNyssa:UntersuchungenzumUrsprungder«Physischen»
Erlösungslehre, Leiden, Brill, 1974. Voir aussi R. SCHWAGER, Zur«PhysischenErlösungs-
lehre»GregorsvonNyssa, dans ZeitschriftfürkatholischeTheologie 104 (1982) 1-24.
58. Antirrheticus224,17-24.
59. Antirrheticus 224,25–225,14 (pp. 273-274).
60. Cf. Epistula 3,20-21 (SC 363, p. 138): «Donc puisque la puissance de la divinité
est quelque chose d’infini et incommensurable, alors que l’humain est quelque chose de

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468 O. SFERLEA

l’ordre eunomien. Eunome était, lui, conforté dans sa volonté d’accorder


au Fils un statut ontologiquement inférieur au Père par les limitations, les
souffrances et la mort que donne à voir la vie du Christ telle qu’elle est
rapportée dans les Évangiles. Dans la conception qui était la sienne, seule
une divinité amoindrie en aurait pu faire l’expérience. Or Grégoire pro-
cède exactement à l’inverse. Il n’est pas besoin de diminuer la divinité du
Christ pour rendre plus acceptable l’idée qu’il a pu connaître la mort.
Il suffit de prendre au sérieux l’infinité de sa puissance divine. Pour illus-
trer sa pensée, Grégoire fait appel à l’analogie de l’immersion des hommes
dans l’eau et y enchaîne l’explication suivante.

Tout comme nous pouvons disposer de l’eau, nous y plonger et en ressortir,


de même le souverain de l’univers avait le pouvoir, après s’être plongé dans
la mort, comme nous dans l’eau, de revenir à la félicité qui lui est propre. Si
donc on prend en considération la vraisemblance, si l’on juge les faits en
proportion du degré de puissance qui s’y manifeste (κατὰ τὴν ἐν ἑκατέρῳ
δύναμιν) on ne trouvera aucune différence dans ce qui se produit, puisque
chacun des deux exécute ce qui est en son pouvoir suivant la mesure de sa
nature. En effet, l’homme peut sans danger entrer en contact avec l’eau, s’il
le veut; la puissance divine peut, avec une facilité infiniment plus grande
(ἀπειροπλασίως τῇ θείᾳ δυνάμει κατ’ εὐκολίαν), entrer en contact avec
la mort, l’assumer et ne pas subir de changement61.

La puissance divine, qui dépasse infiniment notre nature (ἀπειροπλα-


σίως ὑπεραίρουσα τὴν φύσιν ἡμῶν)62, ne peut donc pas être mise à mal
ou diminuée par le contact avec la mort. C’est avoir d’elle une bien piètre
idée que de le suggérer, comme semble le faire Eunome, car la mort n’est
pas un danger pour celui qui possède l’incorruptibilité par nature. Au
demeurant, comme on vient de le dire, il y a une raison positive dans
l’insistance de Grégoire sur la mort comme moment que le Christ se devait
d’assumer. Elle est en cohérence avec la thèse de l’union parfaite et indis-
soluble entre la divinité et l’humanité en Christ. Or c’est seulement après
la Passion et la mort que cette union est complètement réalisée. C’est après
la Passion que Dieu a fait Christ l’homme uni à lui (cf. Ac 2,36)63. Certes,

chétif et d’insignifiant (ἄπειρόν τί ἐστι καὶ ἀμέτρητον ἡ τῆς θεότητος δύναμις, βραχὺ
δὲ καὶ οὐτιδανὸν τὸ ἀνθρώπινον), au moment où l’Esprit est venu sur la Vierge et où la
puissance du Très Haut l’a couverte de son ombre, la demeure constituée par ce moyen n’a
rien attiré de la pourriture humaine (τῆς ἀνθρωπίνης σαπρίας). C’était certes un homme,
mais tel qu’il était dans sa constitution première, tout en étant aussi Esprit, grâce, puissance,
car le caractère de notre nature resplendissait dans la surabondance de la puissance divine
(ἐν τῇ ὑπερβολῇ τῆς θείας δυνάμεως)». Sur cette lettre, on lira l’article de P. MARAVAL,
La lettre 3 de Grégoire de Nysse dans le débat christologique, dans Revue de Science
Religieuse 61 (1987) 74-89.
61. Oratiocatechetica 35,82-95 (SC 453, p. 308).
62. ContraEunomiumII,419.
63. Antirrheticus 222,7-9 (p. 269). C’est dans le même sens que Grégoire interprète le
texte litigieux de Ph 2,9 («C’est pourquoi Dieu l’a surélevé»). Voir ibid., 161,5–162,5.

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INCARNATION DU DIEU INFINI CHEZ GRÉGOIRE DE NYSSE 469

l’absence de péché fait que la divinité soit sans limite présente à son
humanité. De ce point de vue, il n’y a donc pas de progrès dans la sépa-
ration d’avec le mal pour l’humanité du Christ. Mais du point de vue de
l’union elle-même, il y a bel et bien un progrès dans la mesure où, de la
conception jusqu’à la mort, la nature humaine ne cesse de se déployer et
la divinité ne cesse de l’assumer. Il y a donc «extension progressive de
l’union à la totalité de la nature humaine du Christ jusqu’aux profondeurs
extrêmes du mal dans la mort. Et parce qu’il se produit dans la mort la
divinisation ultime du corps du Christ qui se révèle, parce que son corps
ne se corrompt pas et que son âme ouvre l’entrée du Paradis, c’est là et là
seulement que se révèle la surabondance de la présence divine»64.
Pour désigner le fait que le Christ est bien un en deux natures, Grégoire
n’a pas de terme spécifique. Il dit, par exemple, que «les deux sont deve-
nus un», sans pour autant préciser ce qu’il faut comprendre par ce «un»65.
Néanmoins la réalité pour laquelle il n’a pas encore un mot technique est
à chaque fois supposée et affirmée. C’est parce que «les deux sont deve-
nus un par mélange étroit (ἓν δὲ τὰ δύο διὰ τῆς ἀνακράσεως γέγονε)
[...], que Dieu a été nommé à partir de ce qui est humain (dans le Christ)
[...] et l’homme est au-dessus de tout nom (cf. Ph 2,9), ce qui justement
est le propre de la divinité qui dépasse les possibilités de toute dénomina-
tion [...]»66. C’est ce qui sera appelé plus tard la communicatioidiomatum:
puisque c’est le même Verbe qui était de toute éternité auprès de Dieu et
qui s’est fait homme dans les derniers temps, les Écritures attribuent sou-
vent au même sujet à la fois le pouvoir de faire des miracles et les aspects
humbles de la condition humaine. D’un côté, la divinité et l’humanité
restent sans confusion, d’un autre côté elles sont bien unies, ce qui permet
d’appeler le maître d’après les noms du serviteur et l’inverse67.

64. M. CANÉVET, LamortduChristetlemystèredesapersonnehumano-divinedans


lathéologieduIVèmesiècle, dans Lesquatrefleuves 15-16 (1982) 71-92, p. 91. Voir aussi
POTTIER, DieuetleChrist (n. 17), pp. 248-252.
65. Voir sur ce point M. RICHARD, L’introductiondumot«hypostase»danslathéologie
de l’Incarnation, dans Mélanges de Science Religieuse 2 (1945) 5-32 (pp. 17-21 pour
Grégoire de Nysse). Voir aussi H. GRELIER, Comment décrire l’humanité du Christ sans
introduireunequaternitéenDieu?LacontroversedeGrégoiredeNyssecontreApolinaire
de Laodicée, dans V.H. DRECOLL – M. BERGHAUS (éds), Gregory of Nyssa: The Minor
TreatisesonTrinitarianTheologyandApollinarism.Proceedingsofthe11thInternational
ColloquiumonGregoryofNyssa(Tübingen,17-20September2008), Leiden, Brill, 2011,
541-556 (surtout pp. 547-551) et B.E. DALEY, Nature and the «Mode of Union»: Late
Patristic Models for the Personal Unity of Christ, dans S.T. DAVIS – D. KENDALL –
G. O’COLLINS (éds), TheIncarnation:AnInterdisciplinarySymposium,New York, Oxford
University Press, 2002, 164-196 (pp. 174-184).
66. Antirrheticus161,18-22 (p. 189). Cf. AdTheophilum 127,11–128,15. Pour un trai-
tement plus détaillé de cette lettre, outre l’étude de H. Grelier, voir maintenant A. CAPONE,
LapolemicaapollinaristaallafinedelIVsecolo:LaletteradiGregoriodiNissaaTeofilo
diAlessandria, dans DRECOLL – BERGHAUS (éds), GregoryofNyssa:TheMinorTreatises
onTrinitarianTheologyandApollinarism (n. 65), 499-517.
67. Contra Eunomium III,3,65-66. Cf. BOUCHET, Le vocabulaire de l’union (n. 54),
pp. 577-580.

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470 O. SFERLEA

«UNE GOUTTE DE VINAIGRE DANS L’IMMENSITÉ DE LA MER»

On vient de brièvement toucher la question de la dynamique de l’union


des deux natures en Christ. Selon Grégoire, il y a extension de cette union
dans la mesure où la nature humaine n’est pas donnée en entier dès le
début. Pendant l’existence terrestre du Christ, elle garde son caractère
diastématique, en passant par toutes les étapes qui définissent le devenir
humain, de la conception à la mort. C’est après la mort seulement que la
condition humaine est entièrement assumée dans l’union avec la divinité.
L’union n’est donc achevée que dans le Christ exalté. Ces précisions étant
faites, une autre question devra dans ce point être touchée. Il est vrai que
Grégoire ne considère pas la possibilité d’un progrès dans l’impeccantia
pour l’humanité du Christ, car l’union s’est faite sans qu’il n’y ait jamais
eu de place pour le péché. Mais, à s’en tenir aux fondamentaux de son
anthropologie et de sa doctrine spirituelle, pour un homme la séparation
d’avec le péché n’est qu’une étape sur le chemin de la perfection. Elle doit
déboucher sur une dynamique de l’assimilation volontaire au Bien et cette
dynamique ne comporte pas de fin. Qu’en est-il de cette idée dans le cas
de l’union entre l’humanité et la divinité dans le Christ? Et d’une manière
plus générale, à l’intérieur de cette union, que devient le fini à l’épreuve
de l’Infini?
Pour commencer, on peut noter que la possibilité que le Christ soit sujet
à l’épectase, au même titre que le reste des créatures, est explicitement
évoquée par Grégoire en Contre Eunome I,285ss, et rejetée comme une
monstruosité. Eunome nie la plénitude du Fils et de l’Esprit en les rendant
composés et mutables, à l’instar des autres créatures. Or, selon la compré-
hension qu’a Grégoire de ce qu’est une créature douée de raison, s’ils ne
sont pas eux-mêmes le Bien, le Fils et l’Esprit devront alors nécessaire-
ment en être sans cesse les participants68. Grégoire repousse cette possibi-
lité puisqu’elle est en contradiction avec la foi et l’expérience qu’ont du
Fils et de l’Esprit les chrétiens. La providence du Fils n’est pas une fiction,
de même que le baptême au nom du Seigneur (cf. 1 Co 15,29) n’est pas

68. ContraEunomiumI,290-291: «En effet, tant qu’une nature est déficiente en regard
du bien, la nature supérieure exercera naturellement sur elle une attraction incessante (ἄπαυ-
στόν τινα πρὸς ἑαυτὸ τὴν ὁλκήν); et l’élan vers le meilleur ne s’arrêtera d’aucune
manière (οὐδενὶ τρόπῳ ἡ τοῦ πλέονος ἔφεσις στήσεται), mais, puisque le désir tend
toujours vers ce qu’il n’a pas encore saisi, l’inférieur désirera à jamais le supérieur, s’alté-
rera incessamment vers le meilleur et n’arrivera jamais à l’achèvement, du fait qu’il ne
trouvera pas de limite à partir de laquelle s’arrête l’action de monter. En effet, puisque le
Bien Premier est dans sa nature infini (ἄπειρον), la participation de celui qui en jouit sera
nécessairement infinie elle aussi (ἄπειρος ἐξ ἀνάγκης ἔσται καὶ ἡ μετουσία τοῦ ἀπο-
λαύοντος): plus elle en saisit davantage, plus elle trouvera quelque chose à saisir encore
et ne pourra jamais égaler son objet, du fait que, d’un côté, le participé n’a pas de limite,
et, que d’un autre côté, celui qui augmente par la participation ne s’arrête pas <d’augmen-
ter> (τῷ μήτε τὸ μετεχόμενον περατοῦσθαι μήτε τὸ διὰ τῆς μετουσίας ἐπαυξανόμε-
νον ἵστασθαι)».

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INCARNATION DU DIEU INFINI CHEZ GRÉGOIRE DE NYSSE 471

inutile; la prédication des Apôtres n’est pas vaine, pas plus que l’espé-
rance des chrétiens n’est sans fondement. On voit que, pour affirmer la
plénitude du Christ, Grégoire ne fait pas appel seulement à des considéra-
tions qui tiennent à sa condition pré-temporelle (sa providence cosmique,
par exemple), mais évoque des actes qui font suite à son économie dans
la chair (le baptême en son nom, la prédication des Apôtres, l’espérance
eschatologique). Or, dans un cas comme dans l’autre, le Christ se mani-
feste comme celui qui donne la perfection plutôt que comme celui qui en
a besoin. Il n’est donc pas sujet à l’épectase, comme la supposition
d’Eunome, qui diminue la notion de sa bonté, l’impliquerait logiquement
sur la base des prémisses anthropologiques sous-jacentes à l’argument de
Grégoire. On ne manquera par de noter cependant que dans ce texte la
conclusion d’après laquelle le Christ ne connaît pas le progrès perpétuel
propre aux créatures raisonnables n’est affirmée que sous le rapport de sa
divinité. C’est la plénitude de sa divinité que nie Eunome, et c’est l’infi-
nité de la bonté du Christ qu’affirme en réponse Grégoire. Mais qu’en
est-il de son humanité?
La conception que Grégoire se fait du salut est contenue dans l’idée que
l’humanité assumée par le Christ a subi, du fait de son union avec la divi-
nité, une profonde transformation au point de devenir après la Résurrec-
tion une humanité renouvelée et exaltée, proprement «divinisée». C’est le
but même de l’Incarnation, telle que Grégoire la conçoit: «dans les der-
niers temps le Verbe s’est fait chair par amour pour les hommes en entrant
en communion avec nous dans l’humilité de la nature, et à cause de cela,
s’est mélangé à l’homme et a assumé en lui toute notre nature, afin que
par le mélange avec la divinité, ce qui est humain fût divinisé (συναπο-
θεωθῇ), toute la masse de notre nature étant sanctifiée grâce à ces
prémices»69. Cette théorie de l’«échange» accompli dans l’Incarnation
correspond assez exactement à celle que l’on peut identifier déjà chez
Irénée et qui remonte au saint Paul, 2 Co 8,9: «Le Verbe de Dieu, Jésus
Christ notre Seigneur [...], à cause de son surabondant amour, s’est fait
cela même que nous sommes pour faire de nous cela même qu’il
est»70. On retrouve cette vision du côté de la théologie alexandrine notam-
ment, avec Origène, Athanase et plus tard Cyrille, qui insisteront chacun
à leur manière sur le fait que le but de l’Incarnation de Dieu le Verbe était
la «divinisation» de l’homme. C’est dans cette même tradition que s’ins-
crit Grégoire de Nysse71. Pour lui, le Christ n’est pas seulement une ins-
tance privilégiée de la révélation de Dieu, pas plus qu’un simple exemple
moral, si sublime soit-il, à la suite de quoi Dieu l’aurait récompensé d’un
statut spécial, celui de son Fils. D’abord, le Christ est venu rétablir la

69. Antirrheticus151,14-20 (p. 176).


70. IRÉNÉE DE LYON, Contreleshérésies V. Préface (trad. A. ROUSSEAU, SC 153, p. 15).
71. Voir RUSSELL, TheDoctrineofDeification (n. 40), pp. 105-205. Pour les différences
entre Grégoire et les Alexandrins, voir cependant plus loin, ibid., pp. 225-234.

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472 O. SFERLEA

nature humaine dans sa pureté originaire. «Par son obéissance, il remédie


à la faute de la désobéissance»72, car par la désobéissance notre nature ne
préserve plus en elle-même l’empreinte de l’image du Père, mais elle a été
transformée dans la similitude au péché73. Sa divinité, qui est impassible
quant à son ousie, est née dans une nature soumise au changement, afin
que par son immuabilité elle guérisse celle-ci de son penchant au mal74.
Mais à l’évidence, Grégoire conçoit ce processus comme étant plus qu’un
retour aux origines. Par son mélange avec la divinité, la nature humaine
subit une transformation à travers laquelle il y a un échange asymétrique
de propriétés. La divinité assume temporairement une nature faite de limi-
tations et de faiblesses afin de lui donner en échange l’immortalité et
l’éternité, de l’exalter et de lui faire part de sa gloire. C’est ce que Grégoire
entend par la notion de «divinisation». Il s’exprime de manière très élo-
quente dans ce sens en ContreEunomeIII.

La droite de Dieu (Ac 2,33) qui a créé toutes choses, c’est-à-dire le Seigneur,
[...] a élevé à sa hauteur cet homme uni à elle, et par le mélange avec lui l’a
fait ce qu’elle est par nature. [...] Comme il fut exalté en étant dans le Très-
Haut (Ph 2,9.), ainsi il devint tous les autres: Immortel dans l’Immortel,
Lumière dans la Lumière, Incorruptible dans l’Incorruptible, Invisible dans
l’Invisible, Christ dans le Christ, Seigneur dans le Seigneur. C’est bien ce qui
se passe aussi dans les mélanges physiques: quand une partie surpasse de
beaucoup l’autre, la partie faible se transforme dans le sens de ce qui domine.
Cela nous est clairement enseigné encore à travers la parole mystérieuse de
l’apôtre (Ac 2,26): la nature humble de celui qui fut crucifié à cause de sa
faiblesse – et la «faiblesse» désigne la chair, comme nous l’avons appris par
le Seigneur (Mt 26,41) – cette nature, par le mélange avec le Bien illimité et
infini (διὰ τῆς πρὸς τὸ ἄπειρόν τε καὶ ἀόριστον τοῦ ἀγαθοῦ ἀνακρά-
σεως), n’est plus restée dans ses mesures et propriétés, mais par la droite de
Dieu elle fut élevée avec lui et devint au lieu d’un esclave Seigneur, au lieu
d’un serviteur le Christ Roi, au lieu d’un humble le Très-Haut, au lieu d’un
homme Dieu75.

Cette transformation concerne l’humanité du Christ en entier, mais


l’instance la plus visible dans laquelle elle s’accomplit est son corps. Nous
avons vu qu’il y a, selon Grégoire, un progrès de l’union qui n’est achevée
qu’une fois que le Christ fait l’expérience de la mort, qui est constitutive
de la condition humaine post-lapsarienne. Or, à partir de la résurrection,
sa chair montre des qualités qui ne sont pas celles de la nature: il devient
invisible pour les Apôtres, il est immatériel, passant à travers les portes
fermées, ou encore sa chair est incorruptible. C’est qu’elle a été transfor-
mée en «mer d’immortalité», comme le dit Grégoire, grâce à la puissance

72. Antirrheticus161,1-2 (p. 188).


73. ContraEunomium III,10,10.
74. Antirrheticus 133,6-9 (p. 148).
75. ContraEunomiumIII,3,44-45.

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INCARNATION DU DIEU INFINI CHEZ GRÉGOIRE DE NYSSE 473

divine du Verbe. Grégoire affirme avec tant de force la réalité de cette


transformation subie par le corps du Christ qu’à la lumière de Chalcédoine
ses formulations pourraient paraître entachées de «monophysisme». Il en
est sans doute ainsi de l’image de la goutte de vinaigre dans l’immensité
de la mer, qu’il utilise dans trois écrits différents.
En Contre Eunome III, dans un long commentaire du texte litigieux
d’Ac 2,36 («Dieu l’a fait Seigneur et Christ»), Grégoire est amené à expo-
ser «le mystère du Seigneur dans la chair»: il est venu, il s’est mêlé à
nous, il a détruit le mal en lui-même et il nous a altérés vers le meilleur76.
Étant infusée «de l’infinité de la puissance divine (τῷ ἀπείρῳ τῆς θεϊκῆς
δυνάμεως)», la nature humaine a été renouvelée, se transformant dans le
sens de ce qui la dépassait77. C’est d’abord le cas de sa chair qui, mélangée
à la divinité, ne reste plus dans ses limitations78. Mais que signifie au juste
ce changement? Grégoire affirme que, après avoir accompli «le grand
mystère de la mort», la chair du Christ a été transformée en ce qui est
exalté et divin79. Est-ce à dire que la chair humaine du Christ cesse de
l’être? Grégoire ne serait certainement pas d’accord pour dire que la chair
ait connu une mutation au niveau de la «formule de son ousie» (λόγος
τῆς οὐσίας), au point de devenir la même chose que la divinité. Il s’agit
seulement d’un changement au niveau des propriétés (ἰδιώματα). En par-
ticipant à la puissance de la divinité, la nature humaine se retrouve comme
une goutte de vinaigre mélangée à la mer: la qualité de ce liquide «ne
continue pas à exister de la même façon dans l’infinité de ce qui la
dépasse»80. L’image réapparaît dans la LettreàThéophile81 et dans l’An-
tirrheticus, où l’on trouve plus de précisions au sujet de la chair du Christ.

La chair, étant par sa nature propre chair, et étant transformée en mer d’im-
mortalité, comme le dit l’Apôtre: «Ce qui est mortel a été englouti par la
vie» (2 Co 5,4), tout ce qui se manifestait alors selon la chair a été

76. ContraEunomiumIII,3,52.
77. ContraEunomiumIII,3,68.
78. ContraEunomiumIII,3,63.
79. ContraEunomiumIII,4,43s.
80. ContraEunomiumIII,3,68.
81. «Les prémices de la nature humaine assumées par la divinité toute-puissante, pour
parler en langage imagé, sont comme une goutte de vinaigre dans l’immensité de la mer
(ἀπείρῳ πελάγει): elles sont à la vérité dans la divinité, mais sans garder leurs propriétés
particulières (ἐν τοῖς ἰδίοις αὐτῆς ἰδιώμασιν). On aurait pu supposer deux Fils, si une
nature d’une autre espèce, avec ses propriétés caractéristiques, pouvait être reconnue dans
la divinité ineffable du Fils, nature telle qu’elle fut faible, petite, corruptible, éphémère,
alors que l’autre eût été puissante, immense, incorruptible et éternelle (ὡς εἶναι τὸ μὲν
ἀσθενὲς ἢ μικρὸν ἢ φθαρτὸν ἢ πρόσκαιρον, τὸ δὲ δυνατὸν καὶ μέγα καὶ ἄφθαρτον
καὶ ἀΐδιον)», AdTheophilum 126,17–127,4 (trad. WINLING, LemystèreduChrist [n. 30],
p. 243). Cf. B. GLEEDE, DereineChristusvor,inundnachdemFleisch–einigeÜberle-
gungen zu Gregor von Nyssas Ad Theophilum adversus Apollinaristas, dans DRECOLL –
BERGHAUS (éds), Gregory of Nyssa: The Minor Treatises on Trinitarian Theology and
Apollinarism (n. 65), 519-540.

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474 O. SFERLEA

transformé, par assimilation, en nature divine et immortelle. Ni poids, ni


forme visible, ni couleur, ni matière consistante, ni délimitation selon le
volume, rien de ce qui était alors observé en lui n’est demeuré, car le mélange
avec la divinité a entraîné l’élévation de l’humble nature charnelle au niveau
des propriétés divines82.

La transformation de la chair est achevée dans la Résurrection, moment


à partir duquel elle transcende les déterminations diastématiques qui carac-
térisaient son ancien mode d’existence. Puisque la chair est l’aspect le plus
visible et massif de la nature humaine, et qu’elle n’existe plus de la même
manière après son exaltation, Grégoire n’hésite pas à dire même que le
Christ est toujours Christ aussi bien avant l’économie qu’après celle-ci,
alors qu’il n’est homme ni avant, ni après celle-ci, mais seulement au
temps de l’Incarnation. Homme, en effet, il ne l’était pas avant de prendre
naissance dans la vierge, pas plus qu’après la montée au ciel, car la chair
ne subsiste plus avec ses propriétés terrestres83.
On voit bien comment Grégoire conçoit la transformation de la chair du
Christ. Sans aller jusqu’à l’appeler «infinie», il la décrit néanmoins en
faisant appel à des attributs dont beaucoup sont propres à l’aspect adias-
tatique de la nature divine: absence de poids, forme et couleur ou encore
l’éternité84. On pourrait également définir cette condition comme équiva-
lente de l’immatérialité. Mais la transformation qui s’opère à l’intérieur de
l’union ne touche pas seulement la chair. C’était au fond tout l’enjeu
de son combat contre Apollinaire que d’affirmer l’intégrité de la nature
humaine assumée par le Sauveur, y compris de l’âme. Comment Grégoire
envisage-t-il donc la «divinisation» de l’âme humaine du Christ à l’inté-
rieur de l’union? Ce processus comporte-t-il un point final, un aboutisse-
ment, ou bien se poursuit-il à l’infini, comme c’est le cas pour la partici-
pation spirituelle des hommes aux perfections divines?
Dans la Réfutationdel’Apodeixis d’Apollinaire, Grégoire précise contre
son opposant qu’après la génération humaine du Christ la puissance divine
a pénétré, «de façon égale, la totalité de la nature du composé, en sorte

82. Antirrheticus 201,16-24 (pp. 242-243). Pour une discussion de cette image chez
Grégoire, voir J.-R. BOUCHET, Àproposd’uneimagechristologiquedeGrégoiredeNysse,
dans Revue Thomiste 67 (1967) 584-588. Voir aussi A. GRILLMEIER, Le Christ dans la
traditionchrétienne:Del’âgeapostoliqueauconciledeChalcédoine(451) (Cogitatio fidei,
230), Paris, Cerf, 2003, pp. 335ss.
83. Antirrheticus 222,26–223,10. L’idée est en conformité avec la conception de
Grégoire sur la corporéité des ressuscités. Voir A. LE BOULLUEC, Corporéitéouindividua-
lité?LaconditionfinaledesressuscitésselonGrégoiredeNysse, dans Augustinianum 35
(1995) 307-326, pp. 317ss. Cf. B.E. DALEY, «The Human Form Divine»: Christ’s Risen
BodyandOursaccordingtoGregoryofNyssa, dans StudiaPatristica.Vol. 41:Orientalia,
Clement,Origen,Athanasius,TheCappadocians,Chrysostom, Leuven, Peeters, 2006, 301-
318. Sur la question de l’échange des propriétés en Christ, voir encore TOLLEFSEN, Activity
andParticipationinLateAntiqueandEarlyChristianThought (n. 54), pp. 138-142.
84. Antirrheticus201,16-24; 223,2-10; cf. AdTheophilum 127,4-10.

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INCARNATION DU DIEU INFINI CHEZ GRÉGOIRE DE NYSSE 475

qu’aucune des parties ne fût privée de la participation à la divinité, mais


que celle-ci fût en rapport, de manière appropriée et adéquate, comme il
est normal, avec chacune d’eux, je veux dire l’âme et le corps»85.
En s’arrêtant sur ce que devient l’union à l’épreuve de la mort, Grégoire
affirme sans équivoque qu’elle est indissoluble, «car les dons de Dieu sont
sans repentance». Par ailleurs, il n’existe rien qui sépare l’homme de
Dieu, si ce n’est le péché. Or «l’union à Dieu de celui dont la vie est sans
péché est certainement à l’abri de toute séparation». Grégoire en voit la
preuve en ce que, après la mort, la chair fut conservée dans l’incorrupti-
bilité, alors que l’âme procura au brigand l’accès au paradis. Il est clair
que pour le corps la transformation accomplie consiste dans le fait qu’il
devient immatériel et incorruptible. Or l’âme est déjà immatérielle et, dans
ce sens, incorruptible. La guérison qu’apporte à l’âme l’union avec la
divinité doit donc se comprendre d’une manière différente. La Résurrec-
tion du Christ a vaincu la malheureuse nouveauté qu’avait introduite dans
la nature humaine le péché – la mort – aussi bien dans le cas du corps que
dans celui de l’âme. Mais, selon Grégoire, la mort ne signifie pas la même
chose pour les deux moitiés de la nature humaine. Dans le Discourscaté-
chétique 8, il précise que la mort, c’est pour le corps la dissolution des
éléments qui le composent, alors que dans le cas de l’âme la mort signifie
la «séparation d’avec la vraie vie», donc le péché86. L’union rend le corps
incorruptible, tandis que l’âme est fermement établie dans l’impeccantia.
La dynamique de cette transformation prend fin, pour ce qui est du corps,
dans la Résurrection. Mais peut-on en dire autant de l’âme? Force nous
est de constater que Grégoire au moins garde un silence total sur la ques-
tion, comme s’il avait pensé que cette possibilité n’était pas envisageable.
Dans le Contre Eunome III, on le voit parler à plusieurs reprises de la
«participation» de la nature humaine du Christ à la divinité87. Or dans sa
conception de la vie spirituelle, qui est aussi une manière d’imiter le
Christ, la séparation d’avec le mal que chaque âme doit librement accom-
plir n’est qu’une étape ouvrant vers la perspective d’une participation aux
perfections de Dieu qui ne comporte pas de fin88. En revanche, dans le cas

85. Antirrheticus 224,2-4 (p. 272). Grégoire s’exprime de manière semblable enContra
EunomiumIII,3,118-119.
86. Même distinction dans ContraEunomiumII,69-70.
87. Par exemple, ContraEunomiumIII,3,68: en Christ la nature humaine «participe à
la puissance de la divinité (μεταλαβεῖν τὴν τῆς θεότητος δύναμιν)»; ibid. 4,13: «la
faiblesse humaine est changée vers le meilleur par sa communion avec l’incorruptible (τῆς
ἀνθρωπίνης ἀσθενείας διὰ τῆς πρὸς τὸ ἀκήρατον κοινωνίας πρὸς τὸ κρεῖττον ἀλλοι-
ωθείσης)»; ibid. 4,22: étant Dieu, il est devenu Seigneur et Christ «en amenant la nature
humaine à la participation à la divinité, ce qui est signifié par les termes Christ et Seigneur
(τὸ ἀνθρώπινον εἰς τὴν τῆς θεότητος μετουσίαν ἄγων, ἣ διὰ τοῦ Χριστοῦ τε καὶ τοῦ
κυρίου σημαίνεται)».
88. Sur ce point voir les commentaires de H. BOERSMA, Embodiment and Virtue in
GregoryofNyssa:AnAnagogicalApproach,Oxford, Oxford University Press, 2013,
qui insiste à juste titre (pp. 89-93; 225-245) sur le caractère christologique de la

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476 O. SFERLEA

de l’humanité du Christ, Grégoire ne dit jamais que sa participation à la


divinité serait épectatique. Il affirme souvent de l’humanité du Christ
qu’elle devient ce que lui-même est dans sa divinité, alors qu’il ne dit
nulle part que l’âme devient infinie. Ce serait d’ailleurs une contradiction.
On remarquera cependant qu’il ne suggère pas non plus que l’âme du
Christ puisse devenir meilleure à l’infini. En effet, il n’affirme pas que la
dynamique de la transformation de l’âme humaine à l’intérieur de l’union
se poursuivrait sans arrêt. C’est que vraisemblablement il conçoit
l’union et la participation de l’humanité du Christ à sa divinité d’une
manière toute autre que l’union et la participation auxquelles sont appelés
les hommes dans la vie spirituelle. Mais nous éclairer sur le mode de cette
union n’entre pas dans les préoccupations de Grégoire: il le met parmi les
choses qui sont «tout à fait mystérieuses et tout à fait inexplicables»89.

DES ARGUMENTS CONTRE APOLLINAIRE

On peut recenser deux appels à la notion d’infinité divine dans la polé-


mique contre Apollinaire. Le premier intervient à propos d’une expression
ambiguë de ce dernier. S’appuyant sur le Credo de Nicée qui définit le
Fils incarné comme celui «qui est descendu du ciel, qui s’est fait chair,
qui s’est fait homme», Apollinaire affirme en effet que «le Christ, ayant
Dieu comme son esprit, c’est-à-dire comme son intellect, ensemble avec
l’âme et le corps, est dit à juste titre homme venu du ciel»90. Par cette
phrase, Apollinaire cherche vraisemblablement à souligner l’identité de
prosôpon entre la condition incarnée du Christ et sa préexistence éternelle
en tant que Verbe de Dieu91. Mais le choix de l’expression «homme venu
du ciel» en référence à 1 Co 15,45-48 est assez provocateur, sans doute
à dessein. Grégoire s’en saisit et met au compte de son adversaire

participation des hommes aux perfections de Dieu. Cf. D.L. BALÀS, ΜEΤOYΣΙΑ
ΘΕΟΥ:Man’sParticipationinGod’sPerfectionaccordingtoSaintGregoryofNyssa
(Studia Anselmiana, 55), Roma, Pontificium Institutum S. Anselmi, 1966.
89. Oratiocatechetica 9,20 (SC 453, p. 208).
90. Antirrheticus 143,1-3: Τὸ δὴ πνεῦμα, τουτέστι τὸν νοῦν, θεὸν ἔχων ὁ Χριστὸς
μετὰ ψυχῆς καὶ σώματος εἰκότως ἄνθρωπος ἐξ οὐρανοῦ λέγεται. La traduction de ce
passage proposée par R. Winling (p. 164) est différente: «le Christ ayant l’Esprit, c’est-à-
dire le noûs comme Dieu ensemble avec l’âme et le corps, est dit à juste titre homme venant
du ciel». L’authenticité de cette citation n’est pas mise en doute par les éditeurs et les
interprètes modernes. Outre MÜLLER (Gregorii Nysseni Opera III/1), voir H. LIETZMANN,
ApollinarisvonLaodiceaundseineSchule:TexteundUntersuchungen1, Tübingen, Mohr,
1904, p. 210 (frag. 25); E. MÜHLENBERG, ApollinarisvonLaodicea, Göttingen, Vandenhoeck
& Ruprecht, 1969, pp. 65 et 143; GRELIER, L’argumentationdeGrégoiredeNyssecontre
Apolinaire de Laodicée (n. 30), p. 439. H. Grelier pense néanmoins (ibid., n. 1857) que
l’incise «c’est-à-dire l’intellect»pourrait être de Grégoire.
91. Cf. Fragm. 31 (LIETZMANN, Apollinaris von Laodicea und seine Schule [n. 90],
p. 259): τοῦτον δέ φησιν ἐξ οὐρανοῦ διὰ τοῦτο καλεῖσθαι, διότι τὸ πνεῦμα τὸ οὐρά-
νιον ἐσαρκώθη.

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INCARNATION DU DIEU INFINI CHEZ GRÉGOIRE DE NYSSE 477

l’affirmation que la chair du Christ est venue du ciel et qu’elle est d’avant
les siècles92. Or, si la chair est d’avant les siècles, elle est éternelle et,
donc, divine. «Apollinaire considère que ce qui est charnel et humain chez
le Christ est antérieur à la constitution des êtres créés et il appelle divine
la nature de la chair qui est composée et consistante et résistante»93. Mais
une chair de nature divine est par définition une absurdité. Grégoire
enchaîne alors un raisonnement à partir du caractère immatériel et infini
de la divinité qu’il met en contraste avec les propriétés de la chair.

En effet, qui ignore que le Dieu qui s’est manifesté à nous dans la chair est,
suivant l’enseignement de la tradition conforme à la piété, immatériel, invi-
sible, non composé, qu’il était et est infini, non limité (ἀόριστος καὶ ἀπε-
ρίγραπτος), qu’il est partout et se répand dans toute la création, mais qu’il
a été vu dans les contours (περιγραφῇ) de la forme humaine quand il s’est
manifesté? En effet, tout corps est nécessairement enfermé dans les limites
d’une surface. Et cette surface même délimite (ὅρος ἐστί) le corps contenu
en elle. Or, tout ce qui est contenu à l’intérieur d’une limite est enfermé de
tous côtés selon une grandeur déterminée. Mais ce qui est délimité ne peut
être infini (τὸ δὲ ὡρισμένον ἀόριστον εἶναι οὐ δύναται), ainsi que le
prophète le dit: «À sa grandeur, il n’y a pas de limites (οὐκ ἔστι πέρας)»
(Ps 144,3). Si donc la divine nature, comme le dit l’auteur de cet écrit, est
chair, elle est nécessairement contenue à l’intérieur des limites d’une surface;
comment dès lors la grandeur de Dieu peut-elle être infinie (εἰς ἄπειρον
πρόεισιν), comme le dit le prophète? Ou bien l’infini (τὸ ἀόριστον) est-il
pensé à travers le fini, l’illimité (τὸ ἄπειρον) à travers ce qui est limité? Ou
encore mieux, comme nous l’avons déjà dit dans ce qui précède, comment
ce qui est fort peut venir de la mort94?

Apollinaire a tort donc, car la chair du Christ ne pouvait exister d’avant


les siècles, ni dans la même condition que la divinité. La divinité est infi-
nie, alors que toute chair au sens propre du mot est déterminée par des
limites spatio-temporelles. Très clair, l’argument de Grégoire donne pour-
tant l’impression d’être quelque peu facile. Est-il vrai qu’Apollinaire affir-
mait l’existence éternelle de la chair du Christ ou même son origine supra-
humaine? Du moins les interprètes modernes, pour la plupart, peinent-ils
à accepter qu’il ait pu soutenir une telle extravagance95. Et on retrouve

92. Antirrheticus148,1s.
93. Antirrheticus 156,8-11 (p. 182).
94. Antirrheticus 156,14-20 (trad. R. WINLING pp. 182-183, légèrement modifiée)
95. Par exemple, C.E. RAVEN, Apollinarism:AnEssayontheChristologyoftheEarly
Church, Cambridge, 1923,pp. 210-211; MÜHLENBERG, ApollinarisvonLaodicea (n. 90),
pp. 143-149; ou encore J.N.D. KELLY, Early Christian Doctrines, London, Black, 1978,
p. 294. Dans le même esprit H. DE RIEDMATTEN discute de la «signification théologique de
l’enfantement virginal» du Christ chez Apollinaire dans son Some Neglected Aspects of
Apollinarist Christology, dans Dominican Studies 1/1 (1948) 239-260, pp. 240-245, et
DALEY, Natureandthe«ModeofUnion» (n. 65), p. 173. Voir aussi M.J. EDWARDS, Catho-
licityandHeresyintheEarlyChurch, Farnham, Ashgate, 2009, p. 153, qui fait lui aussi

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478 O. SFERLEA

dans les fragments qui nous restent de lui de nombreuses dénégations à


propos de ce point ambigu96, véritable pierre d’achoppement et plus d’une
fois mis en cause par ses adversaires97.
Le même type d’argument apparaît vers la fin de l’Antirrheticus.
Grégoire cite Apollinaire qui se demande «comment Dieu devient-il
homme, sans cesser d’être Dieu, s’il n’est pas intellect dans l’homme?»98.
Grégoire trouve cette formulation scandaleuse en ce qu’elle semble sug-
gérer que la divinité «devient intellect» et se finitise «en s’enfermant dans
les limites de la petitesse humaine»99. L’objection sous-jacente, que
Grégoire n’exprime qu’à moitié, est que l’immuable et l’infini ne peut
changer pour être contenu dans ce qui est matériel. On ne sait pas trop
comment évaluer la portée de cette objection. Il faut noter que le mot exact
qu’Apollinaire avait employé pour désigner l’acte par lequel Dieu est pré-
sent dans l’homme était probablement «s’est établie (κατέστη)», non pas

voir que par ce type d’expression Apollinaire voulait surtout souligner l’unité de la personne
du Christ. L. AYRES, «Shine,Jesus,Shine»:OnLocatingApollinarianism, dans F. YOUNG
– M. EDWARDS – P. PARVIS (éds), PapersPresentedattheFourteenthInternationalConfe-
renceonPatristicStudiesHeldinOxford2003:LiturgiaetCultus,TheologicaetPhiloso-
phica,CriticaetPhilologica,Nachleben,FirstTwoCenturies, Leuven, Peeters, 2006, 143-
157, a néanmoins essayé d’identifier un contexte plus large qui rende intelligible la thèse
assez curieuse de l’origine céleste du corps du Christ. Or il suggère que ce contexte est
fourni par la persistance d’une tradition pré-nicéenne en Égypte, Palestine et Syrie d’après
laquelle le Fils ou le Verbe est non seulement la gloire du Père et son image, mais possède
aussi une forme humaine (cf. Gn 1,26). Dans cette tradition, l’Incarnation est vue comme
la descente de la forme céleste du Verbe, une sorte de corps spirituel, dans la forme déter-
minée d’un corps terrestre. Il s’était déjà exprimé dans ce sens dans son ArticulatingIden-
tity, dans F. YOUNG – L. AYRES – A. LOUTH (éds), TheCambridgeHistoryofEarlyChris-
tianLiterature, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, 414-463, p. 448.
96. Par exemple, EpistulaIadDionysium 7 (LIETZMANN, p. 259) où Apollinaire évoque
«ceux qui nous calomnient en prétendant que nous confessons la chair comme venue du
ciel» et déclare affirmer «les deux, à savoir que le tout (τὸ ὅλον, i.e.le Christ) est du ciel
en vertu de sa divinité, et que le tout est d’une femme en vertu de sa chair (ἐκ γυναικὸς
τὸ ὅλον διὰ τὴν σάρκα)», et maintient «ne pas reconnaître de distinction dans une seule
personne (διαίρεσιν τοῦ ἑνὸς προσώπου)» en séparant le céleste du terrestre et l’inverse.
Même défense en EpistulaIIadDionysium (fragm. 164, LIETZMANN, p. 262). Il affirme que
le Verbe a pris chair de la Vierge dans le He KataMerosPistis2 (LIETZMANN, p. 168), 28
(LIETZMANN, p. 177) et 35 (LIETZMANN, p. 181). La «chair assumée d’en bas (ἐπὶ τῆς
κάτωθεν ἀναβαινούσης σαρκός)» fut exaltée par son union avec le Verbe: Deunione,
14 (LIETZMANN, p. 191). Le Christ «est né de Marie selon la chair dans ces derniers jours
(γεγεννῆσθαι ἐκ Μαρίας κατὰ σάρκα ἐπ’ ἐσχάτων τῶν ἡμερῶν)», Ad Jovianum 1
(LIETZMANN, p. 251). AdversusDiodorum (fragm. 126, LIETZMANN, p. 238): Dieu le Verbe
«est consubstantiel aux hommes, selon la chair (ἀνθρώποις ὁμοούσιος ὢν κατὰ τὴν
σάρκα)»; etc.
97. Par exemple, BASILE DE CÉSARÉE, Epistula 261,2 (éd. Y. COURTONNE, t. 3, p. 117);
ÉPIPHANE DE SALAMINE, Panarion 77,14 (GCS 37, p. 417,9-10); GRÉGOIRE DE NAZIANZE,
Epistula 101,3 (SC 208, p. 48) et Epistula 202,12 (SC 208, p. 92); THÉODORET DE CYR,
Historiaecclesiastica V,3,6 (GCS 44, p. 280,6-9).
98. Antirrheticus227,10-12 (p. 276): Πῶς, φησί, <θεὸς ἄνθρωπος γίνεται μὴ μετα-
βληθεὶς ἀπὸ τοῦ εἶναι θεός, εἰ μὴ νοῦς ἐν ἀνθρώπῳ κατέστη;>.
99. Antirrheticus227,17-23.

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INCARNATION DU DIEU INFINI CHEZ GRÉGOIRE DE NYSSE 479

«est devenue (ἐγένετο)»100. Or ce verbe est plutôt neutre; il n’implique


pas l’idée d’un devenir de la divinité, pas plus que celle d’une «finitisa-
tion». Au demeurant, nous avons déjà vu Grégoire lui-même se défendre
contre une accusation mutatismutandis semblable, venant de la part des
intellectuels de la capitale: «Comment l’infini peut-il être contenu dans
l’atome?».

CONCLUSIONS

J’ai tenté de recenser et d’analyser dans ces pages les occurrences de la


notion d’infinité divine dans les développements sur l’économie du salut,
sur la christologie ou encore sur la sotériologie de Grégoire. Pour faire un
constat global, on peut tout d’abord remarquer que la fréquence avec
laquelle cette notion y apparaît est moindre que dans les écrits et les pas-
sages portant sur des questions trinitaires101. C’est sans doute parce que la
problématique christologique est plus tardive chez Grégoire que la problé-
matique trinitaire et n’atteint jamais le degré de complexité de cette der-
nière102, mais aussi, peut-être, parce qu’elle s’y prêtait moins. En effet,
quand on passe à la manière dont Grégoire fait appel à cette notion dans
les discussions christologiques, un deuxième constat s’impose. L’évoca-
tion du prédicat de l’infinité ne semble pas rendre plus aisée l’approche
du paradoxe d’un Dieu qui s’est fait homme. Bien au contraire, la notion
d’infinité divine expose Grégoire à des difficultés supplémentaires plus
qu’elle ne l’aide à résoudre les objections qui lui sont adressées. Pour

100. La séquence «νοῦς ἀνθρώπου ἡ θεία φύσις ἐγένετο» est donnée par MÜLLER
(Gregorii Nysseni Opera III/1, 227,22-23) comme une citation tirée de l’Apodeixis
d’Apollinaire, mais il semble s’agir plutôt d’une reformulation due à Grégoire. Elle n’est
pas marquée comme une citation par LIETZMANN, ApollinarisvonLaodiceaundseineSchule
(n. 90), p. 229 (frag. 97), pas plus que par MÜHLENBERG, ApollinarisvonLaodicea (n. 90),
pp. 213-214 et 251, qui ne retient comme appartenant à Apollinaire que la séquence
227,10-12.
101. J’ai pu compter au total dix références à la notion d’infinité divine en rapport avec
des développements christologiques chez Grégoire: Epistula 3,20-21 (SC 363, p. 138),
ContraEunomium III,3,44-45, Oratiocatechetica 10,1-31 (SC 453, pp. 204-208), Oratio
catechetica14,1-6 (SC 453, pp. 214-216), Oratiocatechetica 35,82-95 (SC 453, p. 308),
Antirrheticus 156,14-28, Antirrheticus 159,19-28, Antirrheticus 227,10–228,17 (quoique
dans ce passage Grégoire n’est pas aussi explicite qu’on le voudrait), Ad Theophilum
126,17–127,4, InCanticumCanticorum 11,337,1–338,14. À titre de comparaison, en rap-
port avec les questions trinitaires on en trouve sept dans les seuls ContraEunomium I et II,
sans prendre en compte Contra Eunomium III, Refutatio confessionis Eunomii, Adversus
Macedonianos et les autres petits traités trinitaires: ContraEunomium I,167-171, 231-237,
290-291, 365-368, 685-688; ContraEunomium II,60-70,377.
102. Certains interprètes modernes ont remarqué que la réfutation dirigée contre
Apollinaire était moins soignée que celle contre Eunome. Par exemple, J. ZACHHUBER, The
Human Nature in Gregory of Nyssa: Philosophical Background and Theological Signifi-
cance, Leiden, Brill, 2000, pp. 220-221, ou encore GRELIER, L’argumentationdeGrégoire
deNyssecontreApolinairedeLaodicée (n. 30), p. 67.

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480 O. SFERLEA

prendre l’exemple de la question concernant la cause de l’Incarnation, il


est évident que le fait d’affirmer la transcendance auto-suffisante du Dieu
qui est «infini, incompréhensible et ineffable» ne facilite pas la tâche de
Grégoire. Afin de pouvoir répondre, il doit faire appel à la notion de pro-
venance biblique d’«amour surabondant» de la part de Dieu ou à celle de
«philanthropie» divine, qui est de la même provenance. Il est remarquable
qu’il ne déduit pas ces dernières de la notion d’infini. C’est que l’infinité
divine n’est pas un principe explicatif de l’Incarnation, ou mieux, elle
n’apparaît pas comme telle de manière explicite chez Grégoire, à moins
d’équivaloir l’expression «amour surabondant» à celle d’«amour
infini»103. Mais même dans ce cas, c’est une fois de plus la notion d’amour
qui serait la plus importante.
Des difficultés semblables surgissent pour Grégoire quand il décrit
l’union entre la divinité et l’humanité dans le Christ comme celle entre
l’Infini et le fini. Comment l’union des deux réalités qu’une distance infi-
nie sépare est-elle pensable? Difficulté redoutable, s’il en est, tant cette
manière de qualifier les deux termes accuse le paradoxe christologique
jusqu’à laisser l’imagination dépourvue de presque toute ressource de
compréhension. Là encore, Grégoire semble se trouver plutôt sur la défen-
sive. Pour s’expliquer sur ce point, il doit faire appel à l’analogie de
l’union du corps et de l’âme, avant de renoncer ouvertement à toute inter-
rogation sur le «comment» de l’union des deux natures en Christ. Il finit
par déclarer celle-ci inaccessible à l’intelligence humaine. De même, il
doit rassurer qu’en entrant en communion avec le fini jusqu’à accepter
l’expérience de la mort dans la chair qu’il a fait sienne l’Infini ne subit
pas lui-même de changement, pas plus qu’il ne se «finitise». Il est vrai
que, dans ce cas, la référence à l’infinité de Dieu reçoit davantage un sens
constructif, car elle permet de comprendre comment, étant plénitude et
puissance infinie, Dieu ne peut être vaincu par les limites et les faiblesses
humaines qu’il a assumées de manière «économique». Mais si l’on

103. L’expression «amour infini» n’apparaît pas telle qu’elle dans les écrits de Grégoire.
Le passage qui s’en rapproche le plus se trouve dans le Deanimaetresurrectione, PG 46,96
C-97 A (trad. B. POTTIER, dans GRÉGOIRE DE NYSSE, L’âme et la résurrection: Dialogue
avecsasœurMacrine, Bruxelles, Lessius, 2011, p. 121), où Grégoire parle de l’amour sans
fin qui est la vie même de Dieu: «La vie divine sera toujours mue par l’amour (ἀεὶ ἡ θεία
ζωὴ δι’ἀγάπης ἐνεργηθήσεται), elle qui est belle par nature et tient de sa nature d’aimer
le beau. L’activité de son amour est sans limite, puisque le beau non plus n’a pas de fin
saisissable où cesserait l’amour avec la fin du beau (καὶ ὅρον τῆς κατὰ τὴν ἀγάπην
ἐνεργείας οὐκ ἔχει, ἐπειδὴ οὐδὲ τοῦ καλοῦ τι πέρας καταλαμβάνεται, ὡς συναπο-
λήγειν τῷ πέρατι τοῦ καλοῦ τὴν ἀγάπην)». On ne retrouve pas ce type de développe-
ment dans un contexte christologique chez Grégoire. Par contre, D.B. Hart a offert, à partir
de plusieurs auteurs patristiques, dont Grégoire, une interprétation théologique de la notion
d’infinité divine dans laquelle l’amour infini qui constitue la vie même de Dieu est pensé
comme principe explicatif de la création et de l’Incarnation. D.B. HART, No Shadow of
Turning:OnDivineImpassibility, dans ProEcclesia 21 (2002) 186-206 (pp. 199-205).

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INCARNATION DU DIEU INFINI CHEZ GRÉGOIRE DE NYSSE 481

remplaçait «puissance infinie» par une expression plus faible, «toute-


puissance», par exemple104, l’argument que Grégoire veut faire passer
n’en perdrait rien de sa force. D’une manière générale, on ne trouve pas
de développement christologique où la notion d’infini soit indispensable
à l’économie de son argumentation.
Le seul endroit où, considérant les choses strictement à partir des bases
de son anthropologie et de sa conception de la vie spirituelle, l’on aurait
pu s’attendre à ce que la logique de la notion d’infinité divine impose
davantage ses raisons est la sotériologie de Grégoire. Il insiste à plusieurs
reprises sur le fait que la nature humaine que le Christ a assumée est pas-
sée par un processus de transformation grâce à sa participation à la puis-
sance infinie de la divinité. Or, par analogie avec le progrès de l’âme dans
la participation à Dieu, tel que Grégoire l’expose dans des écrits comme
Sur la création de l’homme, Sur l’âme et sur la résurrection ou même
dans le ContreEunome, la dynamique de cette transformation devrait se
poursuivre à l’infini, du moins dans le cas de l’âme humaine du Christ.
Mais Grégoire n’en dit rien qui aille tant soit peu dans ce sens. Il nie
d’abord de manière explicite, contre Eunome, que la divinité du Christ soit
sujette à l’épectase, ce qui est une autre manière d’affirmer son infinité,
donc sa divinité. Il affirme ensuite que le corps du Christ, revêtu d’incor-
ruptibilité après la Résurrection, se manifeste selon des propriétés qui ne
sont plus celles de la nature humaine. L’exaltation marque l’achèvement
de ce processus. Il tient enfin, contre Apollinaire, que la puissance divine
a pénétré les deux parties de la nature humaine, l’âme et l’intellect y
compris. Elles sont fermement établies dans l’impeccantia grâce à cette
communion. En revanche, il n’affirme jamais qu’en participant à sa divi-
nité l’âme du Christ est transformée «de gloire en gloire» (1 Co 3,18).
Il doit sans doute concevoir un autre type de relation entre l’humanité et
la divinité à l’intérieur de l’union des deux natures en Christ, peut-être
parce qu’il y a un seul sujet de deux, ce qui n’est pas le cas dans la vie
spirituelle. Mais, comme on ne trouve pas d’autres éclaircissements sur ce
point de la part de Grégoire, il serait risqué de franchir un pas de plus soit
pour essayer de préciser davantage le spécifique de cette relation, soit pour
conclure de son silence qu’il y aurait une incohérence entre, d’un côté, les
fondamentaux de son anthropologie et de sa spiritualité, et, d’un autre
côté, sa christologie et sa sotériologie.
Pour revenir à la question initiale, on pourra donc dire qu’il y bien une
théologie de l’Incarnation de Dieu chez Grégoire, profondément enracinée
dans les données bibliques. En revanche, à la lumière des considérations
précédentes, il me semble qu’il n’y a pas assez d’éléments pour pouvoir
parler d’une véritable théologie de l’Infini incarné chez lui. Certes, il fait
appel à la notion d’infinité divine dans ses développements christologiques

104. Cf. Oratio catechetica 32,3-5 (SC 453, p. 282): ... ἀλλὰ καὶ δίχα τούτου τῇ
περιουσίᾳ τῆς δυνάμεως δύνασθαι ἂν μετὰ ῥᾳστώνης τὸ δοκοῦν κατεργάσασθαι.

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482 O. SFERLEA

et j’ai essayé de recenser et d’analyser ces occurrences. Mais on ne peut


pas y trouver une «théologie de l’Incarnation du Dieu infini» en tant
précisément qu’il est infini. La notion d’infinité divine n’est ni un principe
explicatif de l’Incarnation, ni un élément constitutif de la christologie ou
encore de la sotériologie de Grégoire de Nysse. L’infinité est sans doute
un attribut du Dieu qui s’est incarné, mais il ne modifie pas de manière
significative l’aspect de la réflexion de Grégoire sur le paradoxe christo-
logique105. S’il y a bien une spécificité de sa christologie, elle n’est pas
due à l’usage de la notion d’infinité divine, mais au fait qu’elle se situe à
mi-chemin entre la tradition alexandrine, qui insiste sur la supériorité du
Logos et sur la divinisation de l’humanité en Christ, et la tradition antio-
chienne, qui est davantage préoccupée d’affirmer la réalité et la persis-
tance de son humanité à l’intérieur de l’union106. On a d’ailleurs parfaite-
ment pu décrire et analyser cette christologie à plusieurs reprises sans
porter d’attention à la notion d’infinité divine et sans que cette omission
soit préjudiciable pour la compréhension du tableau global107. C’est un fait
cohérent avec la conclusion que je viens de formuler, à savoir que l’infi-
nité divine n’a pas de signification particulière pour la christologie de
Grégoire. Je ne peux que le suggérer ici, mais la raison en est que chez lui
la réflexion sur l’infinité divine ne se développe pas principalement à
partir des préoccupations christologiques, ni même trinitaires ou gnoséo-
logiques, mais surtout anthropologiques et spirituelles108. Aussi peut-on
dire que l’usage christologique et trinitaire est secondaire et consiste d’une

105. Cette conclusion s’impose avec une évidence encore plus nette quand on met les
passages christologiques de Grégoire à côté de l’usage massif et systématique de la notion
d’infinité divine en christologie que l’on trouve chez un auteur contemporain comme
D.B. HART. Voir son TheBeautyoftheInfinite:TheAestheticsofChristianTruth, Grand
Rapids, MI – Cambridge, Eerdmans, 2003, pp. 318-394.
106. Voir sur ce point POTTIER, DieuetleChrist(n. 17), pp. 243-260. Cf. plus récem-
ment C. BEELEY, TheUnityofChrist:ContinuityandConflictinPatristicTradition, New
Haven, CT, Yale University Press, 2012, pp. 217-221.
107. Par exemple, KEES, DieLehrevonder«OikonomiaGottes» (n. 13), pp. 247-289;
G. D. DRAGAS, TheAnti-ApollinaristChristologyofSt.GregoryofNyssa:AFirstAnalysis,
dans TheGreekOrthodoxTheologicalReview 42 (1997) 299-314; ZACHHUBER, TheHuman
Nature in Gregory of Nyssa (n. 102), pp. 205-225; POTTIER, Dieu et le Christ (n. 17),
pp. 229-311; DALEY, DivineTranscendenceandHumanTransformation (n. 48), pp. 497-
506; M. LUDLOW, GregoryofNyssa:Ancientand[Post]modern, Oxford, Oxford University
Press, 2007, pp. 97-124; BEELEY, TheUnityofChrist (n. 106), pp. 199-221 et très récem-
ment M. FÉDOU, La Voie du Christ. II: Développements de la christologie dans le
contexte religieux de l’Orient ancien. D’Eusèbe de Césarée à Jean Damascène (IVe-
VIIIesiècle) (Cogitatio fidei, 288), Paris, Cerf, 2013, pp. 206-225.
108. Voir dans ce sens l’analyse proposée par L. KARFIKOVÁ, DieUnendlichkeitGottes
und der unendliche Weg des Menschen nach Gregor von Nyssa, dans Sacris erudiri 40
(2001) 47-81. Voir également O. SFERLEA, L’infinité divine chez Grégoire de Nysse: De
l’anthropologieàlapolémiquetrinitaire, dans VigiliaeChristianae 67 (2013) 137-168.

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INCARNATION DU DIEU INFINI CHEZ GRÉGOIRE DE NYSSE 483

façon générale en l’effort d’adaptation polémique d’une notion qui était


déjà au cœur de sa conception sur le devenir spirituel de l’homme.

Strada Sándor Remenyik, 2 Ovidiu SFERLEA


RU-410167 Oradea
Romania

ABSTRACT. — This paper poses the question to what extent it is possible to find
a Christological relevance in Gregory of Nyssa’s affirmation of divine infinity.
It takes into account the passages in which the idea of God’s infinity is connected
with Christological motives, in order to determine if the use of this idea by
Gregory amounts to a significant shift in his reflection on the person of Christ and
his salvific work. The conclusion reached is that, while Gregory is indeed willing
to speak of the infinity of the Incarnate God, this idea is neither a fundamental
element of his Christology nor an important polemical resource in his struggle
with Apollinaris. Thus one cannot find in Gregory a real theology of the Incarna-
tion of the infinite God, as has sometimes been suggested.

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