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Ovidiu SFERLEA
UniversityofOradea
L’expression que je viens de citer dans le titre et qui fournira le fil rouge
de mon enquête par la suite est celle de Charles Kannengiesser. Elle figure
dans un compte rendu resté célèbre, dans lequel il proposait d’élargir la
recherche sur le thème de l’infinité divine chez Grégoire de Nysse, trop
exclusivement focalisée sur le débat autour de la question de l’essence de
Dieu, vers la réflexion plus spécifiquement théologique et chrétienne por-
tant sur l’événement de l’Incarnation et ses conséquences. Il y avait aussi,
peut-être, dans cette suggestion l’espoir de trouver un moyen terme entre
Grégoire le «philosophe» et Grégoire le «mystique», un Grégoire théo-
logien de l’Incarnation qui rappelle que le salut des hommes a été rendu
possible par le Christ qui s’est fait ce que nous sommes afin que nous
devenions ce qu’est lui-même1. À ma connaissance, cette recherche n’a
pas été entreprise par Kannengiesser lui-même, pas plus que par quelque
autre spécialiste de l’œuvre de Grégoire. Peut-être cet article permettra-t-il
d’en voir la raison.
Il me semble que l’intérêt d’une telle recherche serait avant tout celui
de savoir si la signification de l’infinité divine chez Grégoire pourrait être
essentiellement christologique. J. Daniélou avait défendu la thèse selon
laquelle l’importance de cette idée devait être cherchée tout d’abord du
côté de l’enseignement spirituel de l’évêque de Nysse, qui par sa manière
d’envisager la perfection spirituelle comme un perpétuel progrès se trouve
à l’opposé de la conception grecque classique2. En réagissant à cette thèse,
humain». A. SPIRA s’est à son tour exprimé de manière semblable dans un texte qui méri-
terait d’être mieux connu: Le temps d’un homme selon Aristote et Grégoire de Nysse:
Stabilitéetinstabilitédanslapenséegrecque, dans J.-M. LEROUX (éd.), Letempschrétien
delafindel’AntiquitéauMoyenÂge,IIIe-XIIIesiècles, Paris, CNRS, 1984, 283-294.
3. Sur le contexte trinitaire de l’appel à l’idée d’infinité divine chez Grégoire et chez
ses prédécesseurs s’est récemment encore prononcé M. WEEDMAN, ThePolemicalContext
ofGregoryofNyssa’sDoctrineofDivineInfinity, dans JournalofEarlyChristianStudies
18 (2010) 81-104.
4. L’objection que rapporte Grégoire dansOratiocatechetica10,1-3 (SC 453, pp. 204-
206) s’en fait sans doute l’écho. Voir infra, n. 42. Sauf mention (e.g. SC ou PG), les textes
de Grégoire seront cités d’après l’édition GregoriiNysseniOpera, parue chez Brill sous la
direction de W. JAEGER. Les traductions qui ne sont pas les miennes sont signalées entre
parenthèses. De façon générale, le grec est donné là où il s’agit de mots techniques ou
importants pour la discussion.
11. Oratiocatechetica 14,1-6 (SC 453, pp. 214-216): «Quelle est donc la raison, dit-on,
pour laquelle la divinité s’est abaissée jusqu’à cette condition si basse au point que la foi
hésite sur le fait de savoir si Dieu, l’être infini, incompréhensible, ineffable (ἀχώρητον καὶ
ἀκατανόητον καὶ ἀνεκλάλητον), qui surpasse toute représentation et toute grandeur, se
mêle à la souillure de la nature humaine, si bien que ses activités sublimes sont dépréciées
par ce mélange avec la bassesse?».
12. Oratiocatechetica 5,33 (SC 453, p. 162).
13. Sur la conception qu’a Grégoire de l’«économie du salut», voir J.-R. BOUCHET, La
vision de l’économie du salut selon saint Grégoire de Nysse, dans Revue des Sciences
Philosophiques et Théologiques 52 (1968) 613-644, et R.J. KEES, Die Lehre von der
«Oikonomia»Gottesinder«OratioCatechetica»GregorsvonNyssa, Leiden, Brill, 1995,
surtout pp. 91-247.
14. Par exemple, ContraEunomium III,2,4; 4,32; 4,51; Oratiocatechetica 15 (SC 453,
pp. 216-218).
15. Apologia 20 (SC 305, p. 274); ApologiaApologiae, citée chez GRÉGOIRE DE NYSSE,
ContraEunomiumI,154.
S’il (Basile) peut montrer aussi dans le cas du Dieu au-dessus de tous, qui
est la lumière inaccessible (ἀπρόσιτον), qu’il est devenu ou qu’il peut deve-
nir chair, qu’il est venu sous une autorité, qu’il a obéi à des commandements,
qu’il s’est conduit selon des lois humaines, qu’il a porté une croix, alors qu’il
dise que la lumière est égale à la lumière!17.
16. Apologia 28 (SC 305, p. 298). Cf. la discussion de P.L. GAVRILYUK, TheSuffering
oftheImpassibleGod:TheDialecticsofthePatristicThought, Oxford, Oxford University
Press, 2004, pp. 129-132.
17. ApologiaApologiae citée chez GRÉGOIRE DE NYSSE,ContraEunomium III,3,32 (trad.
B. POTTIER, Dieu et le Christ selon Grégoire de Nysse: Étude systématique du «Contre
Eunome»avectraductioninéditedesextraitsd’Eunome, Namur, Culture et vérité, 1994,
p. 497).
18. BASILE DE CÉSARÉE, AdversusEunomiumII,27 (SC 305, pp. 112-116).
19. On voit la même sensibilité philosophique se manifester plus tard, dans un contexte
purement chrétien. On la reconnaît aisément, par exemple, dans l’insistance de théologiens
comme Théodore de Mopsueste ou Nestorius sur la nécessité de séparer nettement le divin
et l’humain en Christ, pour ne pas entacher le premier de pathos et de finitude. Voir
J.J. O’KEEFE, Impassible Suffering? Divine Passion and Fifth-Century Christology, dans
TheologicalStudies58 (1997) 38-60, et GAVRILYUK, TheSufferingoftheImpassibleGod
(n. 16), pp. 141-151.
20. Cf. Oratiocatechetica 16,25-28 (SC 453, p. 224).
21. Voir, par exemple, Contra Eunomium III,10,28: «la lumière, même si elle brille
dans les ténèbres, n’en est pas moins lumière sans mélange du contraire». Cf. Epistula
3,20-21 (SC 363, p. 138).
cette manière il n’existe pas une vraie mise au même niveau du Rédemp-
teur et des hommes. Mais il répondrait peut-être que le rapport entre l’in-
fini et le fini ne peut de toute façon être qu’à jamais asymétrique, s’il est
vrai que Dieu est radicalement «meilleur que nous». Il n’en reste pas
moins qu’avoir octroyé l’accès à sa vie par la création et par l’économie
du salut est un bienfait pour les hommes, une «grâce» potentiellement
infinie22.
Grégoire est au fond d’accord avec Eunome sur la nécessité de défendre
l’impassibilité de Dieu comme marque de sa transcendance. Mais il
conteste que l’Incarnation puisse mettre celle-ci en danger. À plusieurs
reprises, il se lance donc dans une recherche détaillée des sens du mot
pathos23. Sa conclusion est toujours la même: au sens propre, pathos n’est
que ce qui a trait au péché. Il n’est pas certain qu’Eunome en ait convenu,
mais Grégoire maintient que la faim, la soif, le sommeil, la douleur, ce ne
sont pas à proprement parler des «passions», mais simplement des limi-
tations de la nature humaine que le Christ a assumées. Elles ne s’opposent
pas à la vertu, mais relèvent du «mode de changement conforme à notre
nature». En tant que telles, elles ne sont donc pas mauvaises, ni honteuses,
car on devrait alors nier la bonté de la création24. Voilà quelques préci-
sions qui laissent apparaître une nouvelle compréhension de la transcen-
dance divine, à l’opposé de celle qu’à la suite d’une vénérable tradition
Eunome avait fait sienne. En effet, grand et transcendant, aux yeux de
Grégoire, Dieu ne l’est pas parce qu’il se tiendrait à l’écart du contact avec
ce qui se situe en dessous de lui, ou parce qu’il ne montrerait pas de soli-
darité gracieuse avec ses créatures en raison de leur caractère supposé
méprisable, mais parce qu’il est «totalement inaccessible au mal» et n’a
«aucune communion avec lui»25. C’est dès lors sans contradiction que par
«la sagesse multiforme de Dieu» le Christ a choisi de déployer sa puis-
sance à travers nos faiblesses26. Il est clair qu’à la différence d’Eunome
Grégoire ne voit pas dans la faiblesse humaine du Christ le signe d’une
transcendance amoindrie, mais une preuve plus éclatante de sa parfaite
divinité. Quand Dieu accomplit quelque action sublime – la création d’un
grand univers, par exemple – il ne fait qu’agir en conformité avec ce que
l’on pouvait attendre de lui. Le merveilleux de son action est pour ainsi
dire normal et ne saurait surprendre qui que ce soit.
Par contre, que Dieu soit descendu jusqu’à notre bassesse est, en quelque
sorte, l’expression de la surabondance d’une puissance qui n’est entravée en
rien par ce qui est à l’opposé de sa nature. Car tout comme il est propre à la
Mais le Verbe «s’est dépouillé» exprime clairement l’idée qu’il n’a pas tou-
jours été tel qu’il s’est fait voir, mais qu’il était dans la plénitude de la divi-
nité à l’égalité avec Dieu, inaccessible (ἀπρόσιτον), inapprochable, ne pou-
vant surtout pas être contenu (ἀχώρητον) dans la petitesse de l’insignifiance
humaine; mais il a pu être contenu dans la nature périssable de la chair,
lorsqu’il s’est «dépouillé» comme le dit l’Apôtre, en réduisant (συγ-
κατεσμίκρυνεν) l’ineffable gloire de sa divinité à la mesure de la petitesse,
de telle sorte que ce qu’il était, il l’était parfaitement en grandeur et sans
limitation (ὥστε ὃ μὲν ἦν, μέγα καὶ τέλειον καὶ ἀπερίληπτον ἦν), et que
ce qu’il a assumé était d’une grandeur correspondant à notre mesure.
«Devenu semblable aux hommes, est-il dit, et par son aspect ...», car il est
clair qu’il ne portait pas depuis les origines la ressemblance de notre nature
et n’était pas façonné d’après quelque forme corporelle. Comment donc les
marques d’une forme pourraient-elles être imprimées à ce qui est incorporel?
Mais il a pris la forme (corporelle) lorsqu’il s’est revêtu de cette forme. Or,
cette forme, c’est la nature du corps (humain)33.
Ce texte est dirigé d’abord contre ce que Grégoire considère comme une
idée contenue dans l’expression d’Apollinaire «l’homme venant du ciel»,
à savoir le caractère pré-temporel de la condition incarnée du Christ. Si
tel était le cas, il s’avérerait que la divinité ne s’est pas abaissée, car le
Fils n’aurait pas revêtu la forme servile, mais il aurait simplement mani-
festé ce qu’il était par nature34. Cela équivaut, mutatismutandis, à la posi-
tion d’Eunome (une créature éminente a assumé la nature d’une créature
inférieure). Néanmoins Grégoire estime que l’erreur d’Apollinaire était
pire que celle d’Arius et d’Eunome puisqu’en attachant la divinité à la
chair d’avant les siècles il en venait à la compromettre de manière plus
efficace encore35. Mais, au-delà de cet argument que la position véritable
d’Apollinaire n’appelait peut-être pas, le texte apporte deux autres préci-
sions importantes. La première est qu’en assumant les limitations de la
nature humaine, le Fils ne devient pas lui-même fini. «Grand et parfait et
incompréhensible», il était et il le reste. S’il se manifeste à travers ces
limitations, c’est que – deuxième précision – il a bien daigné adapter
l’infinité de sa puissance à la petitesse humaine. Aux brebis il parle avec
la voix d’une brebis. «Car comment la faiblesse humaine eût-elle supporté
ses limitations non pas pour que il devienne lui ce qu’ils sont eux, mais
pour qu’ils deviennent eux ce que lui-même est. C’est vers le thème de ce
«commerce» salvifique que nous aurons maintenant à nous tourner.
LE «MYSTÈRE» DE L’UNION
43. Parmi les objections auxquelles Grégoire s’efforce à répondre dans le Discourscaté-
chétique, bon nombre proviennent, selon toute vraisemblance, des discussions qu’il a eues
à Constantinople avec les élites et les intellectuels païens de la capitale lors de son passage
en 385 (de mai jusque tard dans l’automne). Voir A.M. SILVAS, Biography, dans GREGORY
OF NYSSA, TheLetters, Leiden, Brill, 2007, pp. 52-53.
44. Oratiocatechetica10,1-3 (SC 453, pp. 204-206): Ἀλλὰ μικρόν, φησί, καὶ εὐπε-
ρίγραπτον ἡ ἀνθρωπίνη φύσις, ἄπειρον δὲ ἡ θεότης, καὶ πῶς ἂν περιελήφθη τῷ
ἀτόμῳ τὸ ἄπειρον;. La question sera posée à nouveau dans des termes semblables dans In
CanticumCanticorum 11,337,1–338,14 (pp. 246-247): «Car l’humaine pauvreté est inca-
pable d’accueillir en soi la nature illimité et incompréhensible (οὐ γὰρ χωρεῖ ἡ ἀνθρωπίνη
πενία τὴν ἀόριστόν τε καὶ ἀπερίληπτον φύσιν ἐν ἑαυτῇ δέξασθαι) [...] Comment la
fente étroite de l’existence humaine peut-elle recevoir en elle la Main qui contient toutes
choses (cf. Ps 94,4), qui mesure le ciel d’une extrémité à l’autre, qui renferme toute la terre
et toutes les eaux (cf. Is 40,12)?».
45. Antirrheticus159,28.
46. Oratiocatechetica 10,29-30 (SC 453, pp. 206-208). L’analogie de la flamme n’est
évidemment pas à comprendre dans un sens monophysite.
47. Oratiocatechetica 11,1-15 (SC 453, p. 208).
48. Cependant, J. ZACHHUBER a récemment attiré l’attention sur le fait que l’on peut
identifier chez Grégoire une tentative qui va dans ce sens. Voir son ContraEunomium III,4,
dans J. LEEMANS – M. CASSIN (éds), Contra Eunomium III: Proceedings of the
12thInternationalColloquiumonGregoryofNyssa,14-17September2010,Leuven (Sup-
plements to Vigiliae Christianae, 124), Leiden, Brill, 2014, 313-334. Ce texte vient comme
une réponse à B.E. DALEY, DivineTranscendenceandHumanTransformation:Gregoryof
Nyssa’sAnti-ApollinarianChristology, dans ModernTheology18 (2002) 497-506, p. 503,
qui suggérait que Grégoire était moins préoccupé de donner une analyse du mode dont
l’humain s’unit au divin en Christ, que de préserver la transcendance de Dieu qui est en lui,
ainsi que d’affirmer la transformation subie par son humanité du fait de son union avec le
divin. Cf. dans le même esprit R.A. GREER, Broken Lights and Mended Lives: Theology
andCommonLifeintheEarlyChurch,London, Pennsylvania State University Press,1986,
pp. 59-60.
49. Oratiocatechetica10,28 (SC 453, p. 206); AdTheophilum 128,4:... ἡ ἀληθής τε
καὶ ἀδιαίρετος ἕνωσις ...; ContraEunomiumIII,3,69; InIllud 31-35, etc. À noter que ce
même mot est employé par Grégoire pour désigner l’union des personnes trinitaires. E.g.
ContraEunomium I,416.
50. Oratiocatechetica 27,59 (SC 453, p. 270).
51. ContraEunomiumIII,4,15.
52. ContraEunomiumIII,3,13; Oratiocatechetica14,6 (SC 453, p. 216) 25,15 (SC 453,
p. 258); Antirrheticus 228,15, etc.À noter que Grégoire désigne par ce même mot (ἀνά-
κρασις) l’union entre l’âme et Dieu. E.g. In Canticum Canticorum 1,23,1ss ou
4,108,10-18.
53. Contra Eunomium III,3,66. J’emprunte la traduction des deux derniers termes à
B. Pottier.
54. Voir l’article de J.-R. BOUCHET, Levocabulairedel’unionetdurapportdesnatures
chezsaintGrégoiredeNysse, dans RevueThomiste 68 (1968) 533-582. Sur la christologie
de Grégoire de Nysse et sur son «monophysisme» supposé, le traitement de POTTIER est
éclairant (Dieu et le Christ [n. 17], pp. 233-260). Cf. cependant T.T. TOLLEFSEN, Activity
andParticipationinLateAntiqueandEarlyChristianThought, Oxford, Oxford University
Press, 2012, p. 134, qui met en garde contre le risque de commettre un anachronisme à trop
insister sur les ressemblances entre la christologie de Grégoire et celle définie à
Chalcédoine.
55. Cf.Antirrheticus 195,5-27.
56. Antirrheticus 224,2-4 (p. 272).
Puisque donc le péché n’avait pas sa place dans aucun des deux, je veux dire
dans l’âme et le corps, la nature divine était présente dans les deux de façon
appropriée. Mais lorsque la mort entraîna la séparation de l’âme et du corps,
ce qui était composé ne fut pas désuni: la divinité resta auprès des deux sans
se séparer d’eux. La preuve que Dieu était dans le corps est que, après la
mort, la chair fut conservée dans l’incorruptibilité: or, de toute évidence,
l’incorruptibilité, c’est Dieu. La preuve que la divinité ne s’est pas séparée
de l’âme est qu’elle a procuré au brigand l’accès au paradis (cf. Lc 23,43).
Lorsque le mystère s’accomplit, la puissance divine se répandit dans les deux
parties de la nature humaine et communiqua la vertu vivifiante par chacune
des deux parties à la partie affine, par la chair au corps, par l’âme à l’âme
(j’entends l’âme douée de raison et non pas l’âme dénuée de raison; car ce
qui est dépourvu de raison relève de ce qui est animal et non de ce qui est
humain). Et alors la divinité, qui depuis le commencement a été mélangée au
corps et à l’âme et resta unie à eux pour toujours, ressuscita dans la résurrec-
tion de celui qui était mort [...]59.
57. Oratio catechetica 32,9-34 (SC 453, pp. 284-286). Cf. ibid. 16,47-87 (SC 453,
pp. 224-228). Cf. R.J. KEES, Unsterblichkeit und Tod: Zur Spannung zweier anthropolo-
gischer Grundaussagen in Gregors von Nyssa Oratio Catechetica, dans H.R. DROBNER –
C. KLOCK (éds), StudienzuGregorvonNyssaundderchristlichenSpätantike, Leiden, Brill,
1990, 211-231. Pour approfondir ce thème, on pourra se reporter à R.M. HÜBNER, DieEinheit
desLeibesChristibeiGregorvonNyssa:UntersuchungenzumUrsprungder«Physischen»
Erlösungslehre, Leiden, Brill, 1974. Voir aussi R. SCHWAGER, Zur«PhysischenErlösungs-
lehre»GregorsvonNyssa, dans ZeitschriftfürkatholischeTheologie 104 (1982) 1-24.
58. Antirrheticus224,17-24.
59. Antirrheticus 224,25–225,14 (pp. 273-274).
60. Cf. Epistula 3,20-21 (SC 363, p. 138): «Donc puisque la puissance de la divinité
est quelque chose d’infini et incommensurable, alors que l’humain est quelque chose de
chétif et d’insignifiant (ἄπειρόν τί ἐστι καὶ ἀμέτρητον ἡ τῆς θεότητος δύναμις, βραχὺ
δὲ καὶ οὐτιδανὸν τὸ ἀνθρώπινον), au moment où l’Esprit est venu sur la Vierge et où la
puissance du Très Haut l’a couverte de son ombre, la demeure constituée par ce moyen n’a
rien attiré de la pourriture humaine (τῆς ἀνθρωπίνης σαπρίας). C’était certes un homme,
mais tel qu’il était dans sa constitution première, tout en étant aussi Esprit, grâce, puissance,
car le caractère de notre nature resplendissait dans la surabondance de la puissance divine
(ἐν τῇ ὑπερβολῇ τῆς θείας δυνάμεως)». Sur cette lettre, on lira l’article de P. MARAVAL,
La lettre 3 de Grégoire de Nysse dans le débat christologique, dans Revue de Science
Religieuse 61 (1987) 74-89.
61. Oratiocatechetica 35,82-95 (SC 453, p. 308).
62. ContraEunomiumII,419.
63. Antirrheticus 222,7-9 (p. 269). C’est dans le même sens que Grégoire interprète le
texte litigieux de Ph 2,9 («C’est pourquoi Dieu l’a surélevé»). Voir ibid., 161,5–162,5.
l’absence de péché fait que la divinité soit sans limite présente à son
humanité. De ce point de vue, il n’y a donc pas de progrès dans la sépa-
ration d’avec le mal pour l’humanité du Christ. Mais du point de vue de
l’union elle-même, il y a bel et bien un progrès dans la mesure où, de la
conception jusqu’à la mort, la nature humaine ne cesse de se déployer et
la divinité ne cesse de l’assumer. Il y a donc «extension progressive de
l’union à la totalité de la nature humaine du Christ jusqu’aux profondeurs
extrêmes du mal dans la mort. Et parce qu’il se produit dans la mort la
divinisation ultime du corps du Christ qui se révèle, parce que son corps
ne se corrompt pas et que son âme ouvre l’entrée du Paradis, c’est là et là
seulement que se révèle la surabondance de la présence divine»64.
Pour désigner le fait que le Christ est bien un en deux natures, Grégoire
n’a pas de terme spécifique. Il dit, par exemple, que «les deux sont deve-
nus un», sans pour autant préciser ce qu’il faut comprendre par ce «un»65.
Néanmoins la réalité pour laquelle il n’a pas encore un mot technique est
à chaque fois supposée et affirmée. C’est parce que «les deux sont deve-
nus un par mélange étroit (ἓν δὲ τὰ δύο διὰ τῆς ἀνακράσεως γέγονε)
[...], que Dieu a été nommé à partir de ce qui est humain (dans le Christ)
[...] et l’homme est au-dessus de tout nom (cf. Ph 2,9), ce qui justement
est le propre de la divinité qui dépasse les possibilités de toute dénomina-
tion [...]»66. C’est ce qui sera appelé plus tard la communicatioidiomatum:
puisque c’est le même Verbe qui était de toute éternité auprès de Dieu et
qui s’est fait homme dans les derniers temps, les Écritures attribuent sou-
vent au même sujet à la fois le pouvoir de faire des miracles et les aspects
humbles de la condition humaine. D’un côté, la divinité et l’humanité
restent sans confusion, d’un autre côté elles sont bien unies, ce qui permet
d’appeler le maître d’après les noms du serviteur et l’inverse67.
68. ContraEunomiumI,290-291: «En effet, tant qu’une nature est déficiente en regard
du bien, la nature supérieure exercera naturellement sur elle une attraction incessante (ἄπαυ-
στόν τινα πρὸς ἑαυτὸ τὴν ὁλκήν); et l’élan vers le meilleur ne s’arrêtera d’aucune
manière (οὐδενὶ τρόπῳ ἡ τοῦ πλέονος ἔφεσις στήσεται), mais, puisque le désir tend
toujours vers ce qu’il n’a pas encore saisi, l’inférieur désirera à jamais le supérieur, s’alté-
rera incessamment vers le meilleur et n’arrivera jamais à l’achèvement, du fait qu’il ne
trouvera pas de limite à partir de laquelle s’arrête l’action de monter. En effet, puisque le
Bien Premier est dans sa nature infini (ἄπειρον), la participation de celui qui en jouit sera
nécessairement infinie elle aussi (ἄπειρος ἐξ ἀνάγκης ἔσται καὶ ἡ μετουσία τοῦ ἀπο-
λαύοντος): plus elle en saisit davantage, plus elle trouvera quelque chose à saisir encore
et ne pourra jamais égaler son objet, du fait que, d’un côté, le participé n’a pas de limite,
et, que d’un autre côté, celui qui augmente par la participation ne s’arrête pas <d’augmen-
ter> (τῷ μήτε τὸ μετεχόμενον περατοῦσθαι μήτε τὸ διὰ τῆς μετουσίας ἐπαυξανόμε-
νον ἵστασθαι)».
inutile; la prédication des Apôtres n’est pas vaine, pas plus que l’espé-
rance des chrétiens n’est sans fondement. On voit que, pour affirmer la
plénitude du Christ, Grégoire ne fait pas appel seulement à des considéra-
tions qui tiennent à sa condition pré-temporelle (sa providence cosmique,
par exemple), mais évoque des actes qui font suite à son économie dans
la chair (le baptême en son nom, la prédication des Apôtres, l’espérance
eschatologique). Or, dans un cas comme dans l’autre, le Christ se mani-
feste comme celui qui donne la perfection plutôt que comme celui qui en
a besoin. Il n’est donc pas sujet à l’épectase, comme la supposition
d’Eunome, qui diminue la notion de sa bonté, l’impliquerait logiquement
sur la base des prémisses anthropologiques sous-jacentes à l’argument de
Grégoire. On ne manquera par de noter cependant que dans ce texte la
conclusion d’après laquelle le Christ ne connaît pas le progrès perpétuel
propre aux créatures raisonnables n’est affirmée que sous le rapport de sa
divinité. C’est la plénitude de sa divinité que nie Eunome, et c’est l’infi-
nité de la bonté du Christ qu’affirme en réponse Grégoire. Mais qu’en
est-il de son humanité?
La conception que Grégoire se fait du salut est contenue dans l’idée que
l’humanité assumée par le Christ a subi, du fait de son union avec la divi-
nité, une profonde transformation au point de devenir après la Résurrec-
tion une humanité renouvelée et exaltée, proprement «divinisée». C’est le
but même de l’Incarnation, telle que Grégoire la conçoit: «dans les der-
niers temps le Verbe s’est fait chair par amour pour les hommes en entrant
en communion avec nous dans l’humilité de la nature, et à cause de cela,
s’est mélangé à l’homme et a assumé en lui toute notre nature, afin que
par le mélange avec la divinité, ce qui est humain fût divinisé (συναπο-
θεωθῇ), toute la masse de notre nature étant sanctifiée grâce à ces
prémices»69. Cette théorie de l’«échange» accompli dans l’Incarnation
correspond assez exactement à celle que l’on peut identifier déjà chez
Irénée et qui remonte au saint Paul, 2 Co 8,9: «Le Verbe de Dieu, Jésus
Christ notre Seigneur [...], à cause de son surabondant amour, s’est fait
cela même que nous sommes pour faire de nous cela même qu’il
est»70. On retrouve cette vision du côté de la théologie alexandrine notam-
ment, avec Origène, Athanase et plus tard Cyrille, qui insisteront chacun
à leur manière sur le fait que le but de l’Incarnation de Dieu le Verbe était
la «divinisation» de l’homme. C’est dans cette même tradition que s’ins-
crit Grégoire de Nysse71. Pour lui, le Christ n’est pas seulement une ins-
tance privilégiée de la révélation de Dieu, pas plus qu’un simple exemple
moral, si sublime soit-il, à la suite de quoi Dieu l’aurait récompensé d’un
statut spécial, celui de son Fils. D’abord, le Christ est venu rétablir la
La droite de Dieu (Ac 2,33) qui a créé toutes choses, c’est-à-dire le Seigneur,
[...] a élevé à sa hauteur cet homme uni à elle, et par le mélange avec lui l’a
fait ce qu’elle est par nature. [...] Comme il fut exalté en étant dans le Très-
Haut (Ph 2,9.), ainsi il devint tous les autres: Immortel dans l’Immortel,
Lumière dans la Lumière, Incorruptible dans l’Incorruptible, Invisible dans
l’Invisible, Christ dans le Christ, Seigneur dans le Seigneur. C’est bien ce qui
se passe aussi dans les mélanges physiques: quand une partie surpasse de
beaucoup l’autre, la partie faible se transforme dans le sens de ce qui domine.
Cela nous est clairement enseigné encore à travers la parole mystérieuse de
l’apôtre (Ac 2,26): la nature humble de celui qui fut crucifié à cause de sa
faiblesse – et la «faiblesse» désigne la chair, comme nous l’avons appris par
le Seigneur (Mt 26,41) – cette nature, par le mélange avec le Bien illimité et
infini (διὰ τῆς πρὸς τὸ ἄπειρόν τε καὶ ἀόριστον τοῦ ἀγαθοῦ ἀνακρά-
σεως), n’est plus restée dans ses mesures et propriétés, mais par la droite de
Dieu elle fut élevée avec lui et devint au lieu d’un esclave Seigneur, au lieu
d’un serviteur le Christ Roi, au lieu d’un humble le Très-Haut, au lieu d’un
homme Dieu75.
La chair, étant par sa nature propre chair, et étant transformée en mer d’im-
mortalité, comme le dit l’Apôtre: «Ce qui est mortel a été englouti par la
vie» (2 Co 5,4), tout ce qui se manifestait alors selon la chair a été
76. ContraEunomiumIII,3,52.
77. ContraEunomiumIII,3,68.
78. ContraEunomiumIII,3,63.
79. ContraEunomiumIII,4,43s.
80. ContraEunomiumIII,3,68.
81. «Les prémices de la nature humaine assumées par la divinité toute-puissante, pour
parler en langage imagé, sont comme une goutte de vinaigre dans l’immensité de la mer
(ἀπείρῳ πελάγει): elles sont à la vérité dans la divinité, mais sans garder leurs propriétés
particulières (ἐν τοῖς ἰδίοις αὐτῆς ἰδιώμασιν). On aurait pu supposer deux Fils, si une
nature d’une autre espèce, avec ses propriétés caractéristiques, pouvait être reconnue dans
la divinité ineffable du Fils, nature telle qu’elle fut faible, petite, corruptible, éphémère,
alors que l’autre eût été puissante, immense, incorruptible et éternelle (ὡς εἶναι τὸ μὲν
ἀσθενὲς ἢ μικρὸν ἢ φθαρτὸν ἢ πρόσκαιρον, τὸ δὲ δυνατὸν καὶ μέγα καὶ ἄφθαρτον
καὶ ἀΐδιον)», AdTheophilum 126,17–127,4 (trad. WINLING, LemystèreduChrist [n. 30],
p. 243). Cf. B. GLEEDE, DereineChristusvor,inundnachdemFleisch–einigeÜberle-
gungen zu Gregor von Nyssas Ad Theophilum adversus Apollinaristas, dans DRECOLL –
BERGHAUS (éds), Gregory of Nyssa: The Minor Treatises on Trinitarian Theology and
Apollinarism (n. 65), 519-540.
82. Antirrheticus 201,16-24 (pp. 242-243). Pour une discussion de cette image chez
Grégoire, voir J.-R. BOUCHET, Àproposd’uneimagechristologiquedeGrégoiredeNysse,
dans Revue Thomiste 67 (1967) 584-588. Voir aussi A. GRILLMEIER, Le Christ dans la
traditionchrétienne:Del’âgeapostoliqueauconciledeChalcédoine(451) (Cogitatio fidei,
230), Paris, Cerf, 2003, pp. 335ss.
83. Antirrheticus 222,26–223,10. L’idée est en conformité avec la conception de
Grégoire sur la corporéité des ressuscités. Voir A. LE BOULLUEC, Corporéitéouindividua-
lité?LaconditionfinaledesressuscitésselonGrégoiredeNysse, dans Augustinianum 35
(1995) 307-326, pp. 317ss. Cf. B.E. DALEY, «The Human Form Divine»: Christ’s Risen
BodyandOursaccordingtoGregoryofNyssa, dans StudiaPatristica.Vol. 41:Orientalia,
Clement,Origen,Athanasius,TheCappadocians,Chrysostom, Leuven, Peeters, 2006, 301-
318. Sur la question de l’échange des propriétés en Christ, voir encore TOLLEFSEN, Activity
andParticipationinLateAntiqueandEarlyChristianThought (n. 54), pp. 138-142.
84. Antirrheticus201,16-24; 223,2-10; cf. AdTheophilum 127,4-10.
85. Antirrheticus 224,2-4 (p. 272). Grégoire s’exprime de manière semblable enContra
EunomiumIII,3,118-119.
86. Même distinction dans ContraEunomiumII,69-70.
87. Par exemple, ContraEunomiumIII,3,68: en Christ la nature humaine «participe à
la puissance de la divinité (μεταλαβεῖν τὴν τῆς θεότητος δύναμιν)»; ibid. 4,13: «la
faiblesse humaine est changée vers le meilleur par sa communion avec l’incorruptible (τῆς
ἀνθρωπίνης ἀσθενείας διὰ τῆς πρὸς τὸ ἀκήρατον κοινωνίας πρὸς τὸ κρεῖττον ἀλλοι-
ωθείσης)»; ibid. 4,22: étant Dieu, il est devenu Seigneur et Christ «en amenant la nature
humaine à la participation à la divinité, ce qui est signifié par les termes Christ et Seigneur
(τὸ ἀνθρώπινον εἰς τὴν τῆς θεότητος μετουσίαν ἄγων, ἣ διὰ τοῦ Χριστοῦ τε καὶ τοῦ
κυρίου σημαίνεται)».
88. Sur ce point voir les commentaires de H. BOERSMA, Embodiment and Virtue in
GregoryofNyssa:AnAnagogicalApproach,Oxford, Oxford University Press, 2013,
qui insiste à juste titre (pp. 89-93; 225-245) sur le caractère christologique de la
participation des hommes aux perfections de Dieu. Cf. D.L. BALÀS, ΜEΤOYΣΙΑ
ΘΕΟΥ:Man’sParticipationinGod’sPerfectionaccordingtoSaintGregoryofNyssa
(Studia Anselmiana, 55), Roma, Pontificium Institutum S. Anselmi, 1966.
89. Oratiocatechetica 9,20 (SC 453, p. 208).
90. Antirrheticus 143,1-3: Τὸ δὴ πνεῦμα, τουτέστι τὸν νοῦν, θεὸν ἔχων ὁ Χριστὸς
μετὰ ψυχῆς καὶ σώματος εἰκότως ἄνθρωπος ἐξ οὐρανοῦ λέγεται. La traduction de ce
passage proposée par R. Winling (p. 164) est différente: «le Christ ayant l’Esprit, c’est-à-
dire le noûs comme Dieu ensemble avec l’âme et le corps, est dit à juste titre homme venant
du ciel». L’authenticité de cette citation n’est pas mise en doute par les éditeurs et les
interprètes modernes. Outre MÜLLER (Gregorii Nysseni Opera III/1), voir H. LIETZMANN,
ApollinarisvonLaodiceaundseineSchule:TexteundUntersuchungen1, Tübingen, Mohr,
1904, p. 210 (frag. 25); E. MÜHLENBERG, ApollinarisvonLaodicea, Göttingen, Vandenhoeck
& Ruprecht, 1969, pp. 65 et 143; GRELIER, L’argumentationdeGrégoiredeNyssecontre
Apolinaire de Laodicée (n. 30), p. 439. H. Grelier pense néanmoins (ibid., n. 1857) que
l’incise «c’est-à-dire l’intellect»pourrait être de Grégoire.
91. Cf. Fragm. 31 (LIETZMANN, Apollinaris von Laodicea und seine Schule [n. 90],
p. 259): τοῦτον δέ φησιν ἐξ οὐρανοῦ διὰ τοῦτο καλεῖσθαι, διότι τὸ πνεῦμα τὸ οὐρά-
νιον ἐσαρκώθη.
l’affirmation que la chair du Christ est venue du ciel et qu’elle est d’avant
les siècles92. Or, si la chair est d’avant les siècles, elle est éternelle et,
donc, divine. «Apollinaire considère que ce qui est charnel et humain chez
le Christ est antérieur à la constitution des êtres créés et il appelle divine
la nature de la chair qui est composée et consistante et résistante»93. Mais
une chair de nature divine est par définition une absurdité. Grégoire
enchaîne alors un raisonnement à partir du caractère immatériel et infini
de la divinité qu’il met en contraste avec les propriétés de la chair.
En effet, qui ignore que le Dieu qui s’est manifesté à nous dans la chair est,
suivant l’enseignement de la tradition conforme à la piété, immatériel, invi-
sible, non composé, qu’il était et est infini, non limité (ἀόριστος καὶ ἀπε-
ρίγραπτος), qu’il est partout et se répand dans toute la création, mais qu’il
a été vu dans les contours (περιγραφῇ) de la forme humaine quand il s’est
manifesté? En effet, tout corps est nécessairement enfermé dans les limites
d’une surface. Et cette surface même délimite (ὅρος ἐστί) le corps contenu
en elle. Or, tout ce qui est contenu à l’intérieur d’une limite est enfermé de
tous côtés selon une grandeur déterminée. Mais ce qui est délimité ne peut
être infini (τὸ δὲ ὡρισμένον ἀόριστον εἶναι οὐ δύναται), ainsi que le
prophète le dit: «À sa grandeur, il n’y a pas de limites (οὐκ ἔστι πέρας)»
(Ps 144,3). Si donc la divine nature, comme le dit l’auteur de cet écrit, est
chair, elle est nécessairement contenue à l’intérieur des limites d’une surface;
comment dès lors la grandeur de Dieu peut-elle être infinie (εἰς ἄπειρον
πρόεισιν), comme le dit le prophète? Ou bien l’infini (τὸ ἀόριστον) est-il
pensé à travers le fini, l’illimité (τὸ ἄπειρον) à travers ce qui est limité? Ou
encore mieux, comme nous l’avons déjà dit dans ce qui précède, comment
ce qui est fort peut venir de la mort94?
92. Antirrheticus148,1s.
93. Antirrheticus 156,8-11 (p. 182).
94. Antirrheticus 156,14-20 (trad. R. WINLING pp. 182-183, légèrement modifiée)
95. Par exemple, C.E. RAVEN, Apollinarism:AnEssayontheChristologyoftheEarly
Church, Cambridge, 1923,pp. 210-211; MÜHLENBERG, ApollinarisvonLaodicea (n. 90),
pp. 143-149; ou encore J.N.D. KELLY, Early Christian Doctrines, London, Black, 1978,
p. 294. Dans le même esprit H. DE RIEDMATTEN discute de la «signification théologique de
l’enfantement virginal» du Christ chez Apollinaire dans son Some Neglected Aspects of
Apollinarist Christology, dans Dominican Studies 1/1 (1948) 239-260, pp. 240-245, et
DALEY, Natureandthe«ModeofUnion» (n. 65), p. 173. Voir aussi M.J. EDWARDS, Catho-
licityandHeresyintheEarlyChurch, Farnham, Ashgate, 2009, p. 153, qui fait lui aussi
voir que par ce type d’expression Apollinaire voulait surtout souligner l’unité de la personne
du Christ. L. AYRES, «Shine,Jesus,Shine»:OnLocatingApollinarianism, dans F. YOUNG
– M. EDWARDS – P. PARVIS (éds), PapersPresentedattheFourteenthInternationalConfe-
renceonPatristicStudiesHeldinOxford2003:LiturgiaetCultus,TheologicaetPhiloso-
phica,CriticaetPhilologica,Nachleben,FirstTwoCenturies, Leuven, Peeters, 2006, 143-
157, a néanmoins essayé d’identifier un contexte plus large qui rende intelligible la thèse
assez curieuse de l’origine céleste du corps du Christ. Or il suggère que ce contexte est
fourni par la persistance d’une tradition pré-nicéenne en Égypte, Palestine et Syrie d’après
laquelle le Fils ou le Verbe est non seulement la gloire du Père et son image, mais possède
aussi une forme humaine (cf. Gn 1,26). Dans cette tradition, l’Incarnation est vue comme
la descente de la forme céleste du Verbe, une sorte de corps spirituel, dans la forme déter-
minée d’un corps terrestre. Il s’était déjà exprimé dans ce sens dans son ArticulatingIden-
tity, dans F. YOUNG – L. AYRES – A. LOUTH (éds), TheCambridgeHistoryofEarlyChris-
tianLiterature, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, 414-463, p. 448.
96. Par exemple, EpistulaIadDionysium 7 (LIETZMANN, p. 259) où Apollinaire évoque
«ceux qui nous calomnient en prétendant que nous confessons la chair comme venue du
ciel» et déclare affirmer «les deux, à savoir que le tout (τὸ ὅλον, i.e.le Christ) est du ciel
en vertu de sa divinité, et que le tout est d’une femme en vertu de sa chair (ἐκ γυναικὸς
τὸ ὅλον διὰ τὴν σάρκα)», et maintient «ne pas reconnaître de distinction dans une seule
personne (διαίρεσιν τοῦ ἑνὸς προσώπου)» en séparant le céleste du terrestre et l’inverse.
Même défense en EpistulaIIadDionysium (fragm. 164, LIETZMANN, p. 262). Il affirme que
le Verbe a pris chair de la Vierge dans le He KataMerosPistis2 (LIETZMANN, p. 168), 28
(LIETZMANN, p. 177) et 35 (LIETZMANN, p. 181). La «chair assumée d’en bas (ἐπὶ τῆς
κάτωθεν ἀναβαινούσης σαρκός)» fut exaltée par son union avec le Verbe: Deunione,
14 (LIETZMANN, p. 191). Le Christ «est né de Marie selon la chair dans ces derniers jours
(γεγεννῆσθαι ἐκ Μαρίας κατὰ σάρκα ἐπ’ ἐσχάτων τῶν ἡμερῶν)», Ad Jovianum 1
(LIETZMANN, p. 251). AdversusDiodorum (fragm. 126, LIETZMANN, p. 238): Dieu le Verbe
«est consubstantiel aux hommes, selon la chair (ἀνθρώποις ὁμοούσιος ὢν κατὰ τὴν
σάρκα)»; etc.
97. Par exemple, BASILE DE CÉSARÉE, Epistula 261,2 (éd. Y. COURTONNE, t. 3, p. 117);
ÉPIPHANE DE SALAMINE, Panarion 77,14 (GCS 37, p. 417,9-10); GRÉGOIRE DE NAZIANZE,
Epistula 101,3 (SC 208, p. 48) et Epistula 202,12 (SC 208, p. 92); THÉODORET DE CYR,
Historiaecclesiastica V,3,6 (GCS 44, p. 280,6-9).
98. Antirrheticus227,10-12 (p. 276): Πῶς, φησί, <θεὸς ἄνθρωπος γίνεται μὴ μετα-
βληθεὶς ἀπὸ τοῦ εἶναι θεός, εἰ μὴ νοῦς ἐν ἀνθρώπῳ κατέστη;>.
99. Antirrheticus227,17-23.
CONCLUSIONS
100. La séquence «νοῦς ἀνθρώπου ἡ θεία φύσις ἐγένετο» est donnée par MÜLLER
(Gregorii Nysseni Opera III/1, 227,22-23) comme une citation tirée de l’Apodeixis
d’Apollinaire, mais il semble s’agir plutôt d’une reformulation due à Grégoire. Elle n’est
pas marquée comme une citation par LIETZMANN, ApollinarisvonLaodiceaundseineSchule
(n. 90), p. 229 (frag. 97), pas plus que par MÜHLENBERG, ApollinarisvonLaodicea (n. 90),
pp. 213-214 et 251, qui ne retient comme appartenant à Apollinaire que la séquence
227,10-12.
101. J’ai pu compter au total dix références à la notion d’infinité divine en rapport avec
des développements christologiques chez Grégoire: Epistula 3,20-21 (SC 363, p. 138),
ContraEunomium III,3,44-45, Oratiocatechetica 10,1-31 (SC 453, pp. 204-208), Oratio
catechetica14,1-6 (SC 453, pp. 214-216), Oratiocatechetica 35,82-95 (SC 453, p. 308),
Antirrheticus 156,14-28, Antirrheticus 159,19-28, Antirrheticus 227,10–228,17 (quoique
dans ce passage Grégoire n’est pas aussi explicite qu’on le voudrait), Ad Theophilum
126,17–127,4, InCanticumCanticorum 11,337,1–338,14. À titre de comparaison, en rap-
port avec les questions trinitaires on en trouve sept dans les seuls ContraEunomium I et II,
sans prendre en compte Contra Eunomium III, Refutatio confessionis Eunomii, Adversus
Macedonianos et les autres petits traités trinitaires: ContraEunomium I,167-171, 231-237,
290-291, 365-368, 685-688; ContraEunomium II,60-70,377.
102. Certains interprètes modernes ont remarqué que la réfutation dirigée contre
Apollinaire était moins soignée que celle contre Eunome. Par exemple, J. ZACHHUBER, The
Human Nature in Gregory of Nyssa: Philosophical Background and Theological Signifi-
cance, Leiden, Brill, 2000, pp. 220-221, ou encore GRELIER, L’argumentationdeGrégoire
deNyssecontreApolinairedeLaodicée (n. 30), p. 67.
103. L’expression «amour infini» n’apparaît pas telle qu’elle dans les écrits de Grégoire.
Le passage qui s’en rapproche le plus se trouve dans le Deanimaetresurrectione, PG 46,96
C-97 A (trad. B. POTTIER, dans GRÉGOIRE DE NYSSE, L’âme et la résurrection: Dialogue
avecsasœurMacrine, Bruxelles, Lessius, 2011, p. 121), où Grégoire parle de l’amour sans
fin qui est la vie même de Dieu: «La vie divine sera toujours mue par l’amour (ἀεὶ ἡ θεία
ζωὴ δι’ἀγάπης ἐνεργηθήσεται), elle qui est belle par nature et tient de sa nature d’aimer
le beau. L’activité de son amour est sans limite, puisque le beau non plus n’a pas de fin
saisissable où cesserait l’amour avec la fin du beau (καὶ ὅρον τῆς κατὰ τὴν ἀγάπην
ἐνεργείας οὐκ ἔχει, ἐπειδὴ οὐδὲ τοῦ καλοῦ τι πέρας καταλαμβάνεται, ὡς συναπο-
λήγειν τῷ πέρατι τοῦ καλοῦ τὴν ἀγάπην)». On ne retrouve pas ce type de développe-
ment dans un contexte christologique chez Grégoire. Par contre, D.B. Hart a offert, à partir
de plusieurs auteurs patristiques, dont Grégoire, une interprétation théologique de la notion
d’infinité divine dans laquelle l’amour infini qui constitue la vie même de Dieu est pensé
comme principe explicatif de la création et de l’Incarnation. D.B. HART, No Shadow of
Turning:OnDivineImpassibility, dans ProEcclesia 21 (2002) 186-206 (pp. 199-205).
104. Cf. Oratio catechetica 32,3-5 (SC 453, p. 282): ... ἀλλὰ καὶ δίχα τούτου τῇ
περιουσίᾳ τῆς δυνάμεως δύνασθαι ἂν μετὰ ῥᾳστώνης τὸ δοκοῦν κατεργάσασθαι.
105. Cette conclusion s’impose avec une évidence encore plus nette quand on met les
passages christologiques de Grégoire à côté de l’usage massif et systématique de la notion
d’infinité divine en christologie que l’on trouve chez un auteur contemporain comme
D.B. HART. Voir son TheBeautyoftheInfinite:TheAestheticsofChristianTruth, Grand
Rapids, MI – Cambridge, Eerdmans, 2003, pp. 318-394.
106. Voir sur ce point POTTIER, DieuetleChrist(n. 17), pp. 243-260. Cf. plus récem-
ment C. BEELEY, TheUnityofChrist:ContinuityandConflictinPatristicTradition, New
Haven, CT, Yale University Press, 2012, pp. 217-221.
107. Par exemple, KEES, DieLehrevonder«OikonomiaGottes» (n. 13), pp. 247-289;
G. D. DRAGAS, TheAnti-ApollinaristChristologyofSt.GregoryofNyssa:AFirstAnalysis,
dans TheGreekOrthodoxTheologicalReview 42 (1997) 299-314; ZACHHUBER, TheHuman
Nature in Gregory of Nyssa (n. 102), pp. 205-225; POTTIER, Dieu et le Christ (n. 17),
pp. 229-311; DALEY, DivineTranscendenceandHumanTransformation (n. 48), pp. 497-
506; M. LUDLOW, GregoryofNyssa:Ancientand[Post]modern, Oxford, Oxford University
Press, 2007, pp. 97-124; BEELEY, TheUnityofChrist (n. 106), pp. 199-221 et très récem-
ment M. FÉDOU, La Voie du Christ. II: Développements de la christologie dans le
contexte religieux de l’Orient ancien. D’Eusèbe de Césarée à Jean Damascène (IVe-
VIIIesiècle) (Cogitatio fidei, 288), Paris, Cerf, 2013, pp. 206-225.
108. Voir dans ce sens l’analyse proposée par L. KARFIKOVÁ, DieUnendlichkeitGottes
und der unendliche Weg des Menschen nach Gregor von Nyssa, dans Sacris erudiri 40
(2001) 47-81. Voir également O. SFERLEA, L’infinité divine chez Grégoire de Nysse: De
l’anthropologieàlapolémiquetrinitaire, dans VigiliaeChristianae 67 (2013) 137-168.
ABSTRACT. — This paper poses the question to what extent it is possible to find
a Christological relevance in Gregory of Nyssa’s affirmation of divine infinity.
It takes into account the passages in which the idea of God’s infinity is connected
with Christological motives, in order to determine if the use of this idea by
Gregory amounts to a significant shift in his reflection on the person of Christ and
his salvific work. The conclusion reached is that, while Gregory is indeed willing
to speak of the infinity of the Incarnate God, this idea is neither a fundamental
element of his Christology nor an important polemical resource in his struggle
with Apollinaris. Thus one cannot find in Gregory a real theology of the Incarna-
tion of the infinite God, as has sometimes been suggested.