Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Résumé
Après nous avoir gratifiés de lectures d'images de genres, de natures et de supports distincts (bande dessinée, publicité et
propagande), Pierre Fresnault-Déruelle nous propose quelques éléments de méthode qui pourraient bien se résumer au
fait qu'il n'y a pas, précisément, de recette en la matière, l'iconologie étant un art à réinventer sans cesse. Un art et non
une science, on s'entend bien.
Fondée sur une lecture des divers contextes clairement situés qui la constituent et une prise en compte du « sujet de
renonciation », la lecture de l'image est une herméneutique qui repose notamment sur une connaissance de la culture de
l'image et sur les savoirs intersémiotiques de sa récriture. Car non seulement « l'image est un texte aussi », mais elle est
toujours une « image d'image » et en cela « le lieu d'incessantes réévaluations ». Et c'est à cette dynamique de lecture -
qui ressemble fort à une posture théorique - que nous invite Pierre Fresnault-Déruelle... à travers une lecture d'images,
bien entendu.
Fresnault-Deruelle Pierre. Pour l'analyse des images. In: Communication et langages, n°147, 2006. Internet, optique du
monde. pp. 3-14.
doi : 10.3406/colan.2006.4570
http://www.persee.fr/doc/colan_0336-1500_2006_num_147_1_4570
des images
PIERRE FRESNAULT-DERUELLE
Ce texte, consacré à la lecture des images, relève de Après nous avoir gratifiés de lectures
l'iconologie. L'iconologie, pour nous, est une sorte d'images de genres, de natures et de
d'iconographie savante. Qu'est-ce, alors, que l'iconographie ? Elle supports distincts (bande dessinée,
relève, à nos yeux, de l'esprit de collection. Pouvoir ajouter publicité et propagande1), Pierre
une unité aux images qu'on possède et dont on pensait Fresnault-Déruelle nous propose
qu'elles formaient déjà une famille dans nos classeurs, ou quelques éléments de méthode qui
nos tiroirs, est un plaisir bien connu des amateurs de pourraient bien se résumer au fait
timbres-poste, de gravures de mode ou d'affiches (on fera
qu'il n'y a pas, précisément, de
grâce au lecteur du développement, trop attendu, sur la
recette en la matière, l'iconologie
fameuse pièce manquante, objet de toutes les
étant un art à réinventer sans cesse.
investigations). On l'a deviné, l'esprit de collection guide l'auteur de
ces lignes ; à ceci près, cependant, qu'il n'est qu'un prétexte Un art et non une science, on
pour revenir sur ce qui s'est amassé chez lui et que la s'entend bien.
nouvelle image, achetée aux puces, chez un libraire en livres Fondée sur une lecture des divers
anciens, ou trouvée dans un magazine, enrichit et réactive contextes clairement situés qui la
soudain. Augmentée d'un membre, la famille d'images constituent et une prise en compte du
s'anime, qui voit telle lignée iconographique se doter d'une « sujet de renonciation », la lecture
dimension entrevue seulement jusque-là. Voici donc que, de l'image est une herméneutique qui
grâce à l'arrivée d'une carte postale ou d'un dessin de presse, repose notamment sur une
des formes ou des « motifs » se précisent, que l'anecdote ou connaissance de la culture de l'image et sur
le décor, ailleurs, avaient recouvert d'une gangue les savoirs intersémiotiques de sa
insignifiante ou pittoresque. En vérité, on s'aperçoit qu'on est plus récriture. Car non seulement
riche qu'on croyait être, puisqu'une image est toujours une « l'image est un texte aussi », mais
image d'image ; autrement dit, « derrière » (ou « sous ») elle est toujours une « image
l'image qu'on a sous les yeux, des configurations adventices
d'image » et en cela « le lieu
viennent s'éclairer comme en transparence.
d'incessantes réévaluations ». Et c'est à
Les tableaux, photographies ou dessins qui nous
cette dynamique de lecture - qui
environnent sont les états ultimes de formes en perpétuel
ressemble fort à une posture
théorique - que nous invite Pierre Fres-
1. Communication & langages, n° 135 (2003), 139 et 141 (2004), 145 nault-Déruelle... à travers une
(2005). lecture d'images, bien entendu.
1
1
J
it
i
1
La Passionc di Ron ~
FENDI ^
F E .V D 1 R X\ A
2. Henri Van Lier, « La bande dessinée, une cosmogonie dure », Bande dessinée et modernité, Futuro-
polis/CNBDI, 1988.
D'évidence la publicité mise sur une hyperbole : une femme, « folle » de Fendi,
perd le sens commun au point d'embrasser une statue. Que signifie au juste cette
image ? Et, d'abord, comment la décrire en tenant compte de la perte
d'information due au fait qu'elle constitue ici la reproduction miniaturisée (et en noir et
blanc) d'une publicité de magazine, en couleurs qui plus est (23 cm x 29,7 cm,
tonalité générale rose ocre). Le flacon, dans la partie inférieure, est jaune ambre et
noir ; le haut du visage du personnage de marbre, pour sa part, confine à un blanc
laiteux, alors que la partie droite de sa tête ainsi que sa poitrine reprennent
certaines des nuances du personnage féminin, avec une valeur moins soutenue,
toutefois. Le choix des mots est, en l'occurrence, décisif. Le lecteur a d'emblée
remarqué le caractère approximatif du donné chromatique tel qu'on a essayé de
le traduire. En particulier cette hésitation avec laquelle nous avons tenté de
rendre compte à la fois des nuances du coloris et de la distribution desdites
nuances. Quels vocables choisir, en effet ? Et pour quels desseins ? S'agit-il
simplement de rendre compte des passages de la lumière et de l'ombre dans un
registre donné, registre qui, pareil à l'action d'un filtre, ne viserait qu'à
homogénéiser le monde en sa diversité ? Ou bien, s'agit-il, plus subtilement, de se
ménager les moyens d'un jeu d'interférences entre les valeurs affectant les objets :
le visage de cette femme et ce buste marmoréen ? Si tel est le cas, il est aisé de
comprendre que l'approximation dont on a fait état ne cherche qu'à traduire
l'ambiguïté même de la scène en question : de la pierre à la chair (et inversement)
la vie semble affluer et refluer. « Circulation » qui n'est évidemment pas sans
nous troubler. Faut-il « lire » (mais déjà nous anticipons sur l'interprétation) que
la femme, qui s'est hissée jusqu'aux lèvres de la statue, lui communique sa
chaleur qui est en passe d'animer l'éphèbe ? De fait, les yeux grand ouverts et
comme songeurs du personnage antique, ainsi que sa fossette au coin droit de la
bouche se chargent, du seul fait de la proximité immédiate du visage féminin, d'on
ne sait quelle ironique gratitude. Quelque chose participant du complexe de
Pygmalion se joue dans cette image3...
Quittons un moment cette étrange scène. Et passons au second point annoncé
plus haut : la recherche des contextes. C'est peut-être là que résident les principales
difficultés. Les contextes, en effet, sont nombreux, souvent de natures différentes, et
ne cessent d'interférer les uns sur les autres. Essayons d'en dresser la liste :
a) le contexte historico-géographique.
b) le support de médiation,
c) le sujet de renonciation,
d) les contextes culturels (dont l'imaginaire linguistique),
e) l'image elle-même, en tant qu'elle est son propre contexte.
Reprenons un à un ces contextes et précisons de quoi il retourne,
a) Les réflexes de l'historien (qui, avant toute chose, date et situe dans l'espace)
doivent être les nôtres. Pour ce document, donc, nulle difficulté4,
3. Rappelons que Pygmalion tombe amoureux de la statue qu'il sculpte. Émue, Aphrodite donne la vie
à la statue (Ovide, Les Métamorphoses, Livre X).
4. On le sait : la recherche d'une date, voire d'une époque concernant telle ou telle image (carte
postale, photo, affiche, peinture, etc.) est parfois chose délicate. Pour telle image, l'histoire du costume >
>■ nous mettra sur la voie, pour telle autre, ce sera la « manière » même du dessin. On se souvient, à
cet égard, de l'affiche d'une exposition de peinture représentant des personnages habillés comme on
l'était au XVIIIe siècle. Or ces personnages se promenaient sur une plage rocheuse... La notification du
lieu était l'élément clé de notre enquête : le bord de mer en tant qu'objet pittoresque (et pour ce qui
regarde la peinture de genre non-hollandaise) ne devint un motif possible qu'à partir du moment où
le rivage devint un lieu aimable (guère avant les bains de mer peints par Eugène Boudin). Tous
comptes faits, ces personnages étaient anachroniques, qui se promenaient comme seuls pouvaient se
promener des promeneurs peints du XIXe siècle (des peintres pompier comme Meissonnier abondèrent
dans ce registre).
5. D'une manière générale le bruit est ce qui gène la communication. On se souvient que, pour des
raisons de mise en pages, un maquettiste qui travaillait pourtant pour une revue d'art avait trouvé le
moyen de réduire à un format identique une nature morte hollandaise et L'Enterrement à Ornans de
Gustave Courbet ! Dans une veine comparable, projetant sur un écran une fuite en Egypte de
Rembrandt (celle du musée de Tours), nous avons dû, longtemps, insister auprès de notre auditoire
sur le fait que la toile en question, agrandie par le faisceau du projecteur, était de dimensions fort
modestes : il s'agissait précisément d'un tableau de dévotion (peint pour être accroché dans la
chambre d'un dévot). Bref que cette toile n'était en rien comparable aux grandes machines peintes
qu'étaient les retables, par exemple, destinés autant à embellir les églises qu'à impressionner les fidèles.
6. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, NRF, [1945] 1993, p. 348.
7. Selon Michel Tardy la « sémiogénèse » est la capacité qu'a une image de fonctionner comme son
propre contexte, contexte au sein duquel les informations visuelles deviennent des signes spécifiques
au messages visuel en question. Parmi les très nombreux articles écrits par Michel Tardy on citera
« J'ai regardé ce dessin..., ou Le voyage de noce des isotopies », Bulletin de psychologie, TomeXLI-
n° 386, 1988.
A l'écoute...
Comme Dieu juché sur son nuage, François Mitterrand écoute les hommes. Doté
d'une énorme paire d'oreilles il ne perd pas un mot de ce qui se profère (ou se
de chair avec l'éphèbe, se serait décidée, jouant son va-tout, à tenter le Diable. L'idée
profondément païenne d'un pacte avec les forces obscures où l'anéantissement de la
fille s'échangerait contre l'animation de la sculpture, affleure ici. Pour un peu -
l'attitude publicitaire consistant à feindre d'aller trop loin - il s'agirait de faire de la scène
un pacte avec le Malin. C'est qu'une telle image nous renvoie également au récit de
Don Juan, autrement appelé L'Invité de pierre (Convidado depiedrà) où, comme on
sait, le libertin se rend à l'appel du Commandeur. Faut-il voir dans la Séductrice de
Fendi ce nouvel esprit fort décidé à braver la Mort ?
Dernière filiation de la publicité avec ce qu'il est convenu d'appeler l'inter-
texte. C'est également au « retournement » du mythe de Pygmalion que nous
assistons. Si, selon Ovide (Les Métamorphoses) la statue se métamorphosait en
une Galatée avec qui le sculpteur pouvait faire l'amour (il en a des enfants),
l'image de Fendi est construite de telle manière qu'on y peut voir le scénario par
lequel c'est, au contraire, la femme qui, pour sceller son sort à celui de l'éphèbe,
désire se pétrifier. S'abolissant dans le néant (elle ferme les yeux), la femme qui
embrasse son impassible amant présenterait, dans ce cas, ce signe ambigu entre
tous : ces lèvres entr'ouvertes qui vont (ou viennent de) déposer un baiser ne
disent-elles pas l'expiration ? Ce pneuma grâce auquel l'éphèbe accéderait à la
conscience serait précisément le dernier souffle de l'amoureuse. La publicité
dirait, au sens fort du terme, le ravissement10. Le vertige dont nous parle cette
publicité n'est pas sans lien - on l'a compris - avec cet air du temps, celui d'un
certain décadentisme, qui veut que se multiplient (comme au temps du
Symbolisme) les refus du principe de réalité : « II n'y a rien de plus beau que ce qui
n'existe pas » pourrait dire cette jeune personne qui, dans son désir de rejoindre
en Arcadie11 son bel amant à jamais protégé de la décrépitude, échapperait, à la
déchéance : « Je suis belle, ô mortel, comme [ce] rêve de pierre »... À preuve, ce
flacon, dont la forme pyramidale évoque un cénotaphe, ne fait qu'ajouter à la
dimension mortifère de l'annonce. Embaumée à tous les sens du terme, la jeune
femme semble s'être protégée de l'injure du temps. Fendi aura été son viatique.
Mais, il ne s'agit que d'une publicité, et le jeu avec la mort, tout en filigrane, n'est
posé que pour être aussitôt court-circuité : embrasser une statue - pratique
insensée, mais ô combien troublante - est l'acte par lequel la figurabilité,
autrement dit la pensée allégorique, se manifeste sans crier gare. Car, si tant est que la
filiation métaphorique marbre/glace puisse être dégagée, l'image devient
insensiblement le support de l'idée suivante : avec le parfum Fendi, une femme est
capable de faire « fondre » l'homme le plus froid. Deux choses contradictoires se
profèrent ici. On veut dire que la dimension euphorique de cette annonce
(acheter Fendi, c'est se donner les moyens de ses ambitions) ne prend sa véritable
valeur qu'en se « superposant » au fond scandaleux (« s'éclater dans la folie ou la
mort ») qui joue ici le rôle de « basse continue ». Deux plaisirs se conjugueraient
donc : un plaisir licite lié à la conquête amoureuse (et offrant une réponse à
10. Cette thématique de l'ivresse (où, malgré tout, le flacon n'est pas sans importance !) est chose
relativement courante dans le domaine des publicités pour parfums. Qu'on se reporte à cet égard aux annonces
« Opium » (de chez Yves Saint-Laurent) ou « la nuit » (de chez Sinan) qui n'hésitent pas à nous montrer
des femmes renversées, comme comblées de s'être laissées emporter aux frontières de l'existence.
11. L'Arcadie est le royaume mythique de l'âge d'or.
PIERRE FRESNAULT-DERUELLE