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I
l y a dans Stalker trois moments de pur fantastique, répondant au programme
implicite de ce film de science-fiction merveilleuse : le numéro de télékinésie
de la petite fille infirme, sur lequel s’achève le film ; l’arrivée au seuil de la
Chambre et la succession de petits miracles ambigus qui s’y produit ; la disparition
d’un oiseau, sur les vagues sableuses du « hachoir ». 1
Les deux premiers de ces moments sont spectaculaires, longuement développés.
Devant la Chambre les trois aventuriers sont assis, au terme d’une épuisante expé-
dition. Ils ont cheminé durant toute une journée, et durant presque tout le film, pour
parvenir là ; pourtant ils restent assis, sans chercher à entrer ni à profiter des dons
magiques que la Chambre leur promet. On les quittera dans cette posture ; à la fin
du film, bien malin qui pourrait décider si, oui ou non, ils y sont entrés. Leur longue
station sur cette frontière invisible aura été l’occasion, pour le film, de nous éblouir
de miracles visuels et auditifs, peut-être inaperçus des personnages et destinés à
nous seuls, spectateurs : un jeu de lumière, le blanc se muant en bleuté pour céder
la place à un feu orangé-pourpre, un jeu sonore, l’avion devenant orage, un jeu de
matière, l’eau omniprésente devenant pluie. Cela est si frappant qu’on y a souvent vu
le culmen du film, et qu’on a proposé de comprendre cette scène comme une grande
métaphore spirituelle et artistique à la fois1. 2
La scène des trois verres sur la table de marbre est spectaculaire autrement,
comme de la prestidigitation. On y voit l’impossible : des objets se déplaçant seuls. On
subodore quelque ficelle. Mais la mise en scène – durée du plan, lente avancée de la
caméra, regard insistant, vers nous, de la petite fille – nous suggère que ce n’est pas
Sorti en 1979, Stalker avait demandé deux ans de réalisation et a connu deux
versions. La première a été perdue, apparemment parce que le laboratoire soviétique
n’a pas su traiter la pellicule Kodak. Le second tournage a été très dur – réalisé en
partie dans une usine hydroélectrique estonienne à demi désaffectée, et dans une
eau copieusement contaminée par divers poisons. On dit qu’il a été fatal à plusieurs
des protagonistes, notamment Tarkovski, sa femme et l’acteur Solonitsyne, tous trois
atteints du même type de cancer. Tarkovski est mort en décembre 1986 ; en avril
de la même année se produisait à Tchernobyl le plus grave accident nucléaire de
toute l’histoire humaine. Une zone gigantesque, affectant plusieurs pays (surtout la
Biélorussie), a dû être décontaminée durant des années. En 2008 est sorti un jeu vidéo
nommé S.T.A.L.K.E.R, inspiré à la fois de Tchernobyl et du film de Tarkovski, et qui a
obtenu un grand succès. L’aura de Stalker s’est encore accrue de ces deux occurrences,
et ce film a été l’objet d’innombrables commentaires, analyses, interprétations, auxquels
il prête singulièrement, et même qu’il suscite.
On ne saura jamais ce qu’est la Zone : météorite, invasion par des aliens (le film
Alien est exactement contemporain de Stalker), explosion d’une bombe atomique, on a
2 le choix. On sait seulement qu’elle inspire la peur. Quant à ses supposés pouvoirs, on
Mais ce sont là des lectures lointaines. Le film raconte, c’est vrai, une exploration
dans la Zone. Il raconte aussi, on n’y a peut-être pas assez pris garde, une journée
dans la vie de cet homme singulier qui s’appelle Stalker et n’a pas d’autre nom (le
prénom ou diminutif, Nastia, prononcé par sa femme, est plutôt féminin). La structure
du film est claire cependant : la parenthèse du voyage dans la Zone se termine par
où elle a commencé, en noir et blanc et dans le décor quotidien, glauque, pauvre, du
Stalker (si l’on excepte l’apostille, en couleur, du miracle des verres). Au début du
film il est là, dans son lit, avec sa femme et sa fille ; on le découvre, au terme d’un
lent travelling passant dans l’ouverture de la porte, quand il se lève et part pour son
expédition. Au soir du même jour il revient, ou plutôt il est revenu : on le retrouve
au bistro, dans la même pose que le matin, avec ses deux comparses eux aussi dans
la même posture, exactement. Un instant, on peut presque se demander s’ils sont
vraiment partis, si tout cela n’a pas été un rêve – ce que le passage à la couleur peut
aussi suggérer (c’est le côté Wizard of Oz du film 1).
En plan d’ensemble (l’expédition, la journée du Stalker) comme en plan rapproché
(la Chambre, la télékinésie), tout est ambigu, énigmatique, irrésolu. Nous ne saurons
pas, ne devons pas savoir ce qu’il en est au juste : c’est le projet même du film.
(D’ailleurs une des décisions premières a été d’écarter le récit du film de celui du
roman adapté, où la Zone était, sans équivoque, la trace du passage des E.T.) Je
remarque ici qu’un stalker, en anglais, ce n’est pas un guide, pas un éclaireur. C’est
1. Relevé par Michel Chion, Andréï Tarkovski, Cahiers du cinéma, coll. « Grands cinéastes », 2007. 3
Dans cette énigme et ce mystère, le détail est essentiel. Je l’ai déjà suggéré à propos
des trois moments de magie, dont l’un n’est lui-même qu’un détail, au double sens
désormais canonique du mot 1. Mais il en est d’autres, et de toutes sortes, certains
très visibles – et cependant rarement commentés, telles les deux momies enlacées
devant lesquelles veille le chien, dans sa pose hiératique de dieu égyptien, et entre
lesquelles pousse un arbre, la vie dans la mort (et en plus, les deux corps momifiés
sont dans une espèce de réduit, dont la porte bat sans fin, faisant alterner lumière et
ombre : vie et mort, aussi). Ou encore les graines de roseau qui traversent le dernier
1. Depuis le livre de Daniel Arasse – Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Flammarion,
1992 –, il est consensuel de distinguer particolare et detagglio, soit, en simplifiant, détail de mise en
4 scène et détail de figuration, l’un fonctionnel, l’autre arbitraire.
1. « Vanités », paru dans la revue Cinémathèque (1999) et repris dans Matière d’images puis dans
Matière d’images, Redux (2009). Stalker y était considéré parmi d’autres films où l’on pouvait discerner
un possible souvenir du genre pictural de la « vanité ». 5
1. La référence est toujours Jean Starobinski, Les Mots sous les mots. Les anagrammes de Ferdinand
6 de Saussure, Gallimard, 1971.
Que disent ces rimes, ces renvois souterrains du film à lui-même (il y en aurait
d’autres, par exemple en termes de décor et de perspective) ? que dit ce paragramma-
tisme discret mais têtu ?
Un autre détail encore – très souligné, celui-là – pourrait nous souffler une réponse.
Arrivés tout près de la Chambre, les deux explorateurs nous font (et se font) une scène,
à mi-chemin du théâtre existentialiste et du théâtre de l’absurde – hédonisme contre
mélancolie, cynisme contre sincérité. Quand finalement le Stalker les ramène plus
sobrement à la situation, l’Écrivain, d’un geste désabusé et ironique, coiffe une
couronne de fil de fer barbelé. L’image est soudaine, saisissante, univoque – un Christ
aux outrages – et sans grâce. S’il est un particolare intentionnel, un détail d’auteur,
c’est bien celui-là. Mais bizarrement, et dans la mesure même où il est aussitôt
commenté dans le dialogue, ce détail archivisible acquiert moins d’importance pour
le tissu du film que ceux que j’ai cités, et qui ne nous avaient pas été autant jetés
aux yeux. La discrétion du détail serait la condition de sa prégnance. (Combien de
spectateurs voient les efflorescences de roseau qui tombent en neige sur la petite fille,
dans le dernier plan ? – pourtant faciles à mettre en rapport avec l’image de saint
Jean-Baptiste, et aussi avec le vent qui souffle, où il veut.)
Tarkovski est célèbre pour son obsession du temps filmique : un temps idéal, qui
coule, et auquel on ne puisse échapper ; un temps qui ne résulte pas de l’opération,
laborieuse et contre nature, du montage. La création d’un temps est une opération
miraculeuse, plutôt réservée à la musique (mais il y a un pouvoir musical des films
de Tarkovski : comme la musique, si on ne s’y abandonne pas on ne les supporte pas).
Et Tarkovski lui-même a toujours rapporté le montage aux passages de plan à plan, à
la façon dont une charge de vie mystérieuse, un flux immatériel, circule d’un plan au
suivant, interdisant tout bricolage et tout meccano. Ce que j’ai relevé est d’un autre
ordre ; le montage paragrammatique fait circuler quelque chose, mais pas un flux
– plutôt une vertu, une aura, un mana, en tout cas une qualité secrète. En outre, ces
détails plus ou moins ostensibles, c’est moi qui les articule, pas le film ; personne n’est
obligé de relier les verres entre eux, les pistolets entre eux, les travellings entre eux,
le roseau et le prophète. Cela me semble, pourtant, une partie importante, peut-être
même essentielle, de l’esthétique voire de la philosophie de ce film (il est possible que
je sois victime du syndrome de l’interprète : quand on a repéré un effet de sens, on ne
voit plus que lui).
Puisque nous sommes dans un cycle placé sous l’invocation de la prière, je rappel-
lerai la phrase de Flaubert, reprise par Aby Warburg et par bien d’autres ensuite : 7