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Direction éditoriale 

: Stéphane Chabenat
Éditrice : Coralie Delvigne
Conception graphique et mise en pages : Soft Office
Conception graphique de la couverture : olo.éditions
 
Les Éditions de l’Opportun
16, rue Dupetit-Thouars
75003 Paris
www.editionsopportun.com
Jean-François Marmion

La Psychologie selon Star Wars


« Je t’aime !…
— Je sais. »

Les Éditions de l’Opportun


Sommaire

Piqûre de rappel
1) 1977-1990 : un univers étendu embryonnaire
2) 1991-2013 : l’univers Légendes
3) 2014- : l’univers Canon

Il y a bien longtemps, en 1980…


ÉPISODES IV, V, VI : LA TRILOGIE POÉTIQUE
ou le tour de magie
Le Voyage du Héros… en 2e classe
Et puis, l’anti-voyage
La métamorphose de l’ennemi
Œdipe ta mère !
« Je t’aime !… Je sais »,
ou « Je t’aime !… Moi non plus » ?
La menace des peluches
Star Vador
Les six vies de Star Wars

ÉPISODES I, II, III : LA TRILOGIE POLITIQUE


ou l’audace de Lucas
L’histoire en reflets inversés
Anakin devient-il Vador par fatalité pure ?
Anakin devient-il Vador par folie ?
Anakin, c’est toi…
Anakin, trahi trois fois
Psycho Sheev
Palpy-les-bonnes-manips
Lucas, Judas !

ÉPISODES VII, VIII, IX : LA TRILOGIE BORDÉLIQUE


ou le cadavre exquis
Répétition générale
Rien ne se perd, rien ne se crée,
tout se transforme
Solo et Kylo sont sur une passerelle
« Tout doit disparaître. »
Les vieux fans aussi.
Y a-t-il un pilote dans le Faucon ?
Luke en Grincheux : une plaidoirie
Spider-Man et Star Wars :
les deux sagas du clone
De la Force à la farce
La saga du libre arbitre

Conclusion
L’âge d’or, un trompe-l’œil ?
Piqûre de rappel

Star  Wars, c’est trois trilogies mais aussi trois univers étendus
narrant les aventures de la galaxie lointaine, très lointaine, en
dehors des neuf films.

1) 1977-1990 : un univers étendu embryonnaire


Hormis les Épisodes  IV, V et VI, Star Wars s’étend sur une série
de comics Marvel, une poignée de téléfilms (avec les Ewoks) et
de séries animées (centrées sur les Ewoks, là encore, mais aussi
les droïdes), de rares romans. N’oublions pas le biscornu Star
Wars Holiday Special, surtout, un ovni télévisuel dont George
Lucas s’est repenti au point de se démener pour le rendre
impossible à visionner par quiconque ! Ce sera peine perdue avec
l’apparition d’Internet…

2) 1991-2013 : l’univers Légendes


L’univers étendu proprement dit, rebaptisé Légendes depuis que
Disney a décidé de faire une croix dessus, prolonge d’abord la
Trilogie d’origine avec une profusion de comics publiés par Dark
Horse (qui commence avec L’Empire des ténèbres), puis avec une
très longue suite de romans (entamée avec la trilogie du cycle de
Thrawn). Après la sortie de la Prélogie, l’univers explore aussi les
événements parallèles et antérieurs aux Épisodes  I, II, et  III. La
saga s’inscrit de façon cohérente au fil des millénaires dans une
fresque cosmique, y compris dans des jeux vidéo (KOTOR,
Battlefront…).

3) 2014- : l’univers Canon


En sus des Épisodes VII, VIII et IX et des Star Wars Stories (Rogue
One et Solo), les compteurs sont remis à zéro avec de nouveaux
comics (Marvel reprend la main), de nouveaux romans, de
nouvelles séries animées (Rebels, Resistance, The Bad Batch…) ou
live action (The Mandalorian, Le Livre de Boba Fett, d’autres à
venir). Sont canonisées des séries animées antérieures comme
Clone Wars et The Clone Wars, et même une poignée de
personnages obscurs (le lapin Jaxxon) ou essentiels (l’amiral
Thrawn).
Il y a bien longtemps, en 1980…

«  Il y a bien longtemps, dans une galaxie lointaine, très


lointaine… »
Premiers mots, premier bouleversement. Un film avec des lasers
et des vaisseaux spatiaux qui se déroule dans le passé  ? Et pas
sur Terre ? Tout le monde vit sur une planète inconnue ?
Nous sommes le 20  août 1980. Je vais sur mes dix ans. Mon
grand frère m’accompagne pour voir L’Empire contre-attaque, la
suite de La Guerre des étoiles, au moment même de sa sortie en
France. Je n’ai pas vu le premier film, mais lui, si. En 1977 il en était
revenu en sautillant, radieux, chantant les louanges d’un truc
incroyable avec des chasseurs qui passent dans une tranchée
pour détruire une étoile noire. Mais attention, pas des chasseurs
qui tuent les petites bêtes dans les bois, non, des espèces de
fusées. Et moi, son enthousiasme étant contagieux, je cavalais
dans la maison en criant : « Ouaiiis ! Y avait des chasseuuurs ! »
Et puis je n’y ai plus pensé pendant trois ans. Jusqu’en juillet
dernier. Je suis en vacances je ne sais où, et, en étalage sur la
terrasse d’un bazar, en plein soleil, je tombe sur des figurines de
Star Wars, alias La Guerre des étoiles. Qu’est-ce que c’est que ça ?
Je suis un immense fan de dessins animés excitants qui
ringardisent tout le reste et que les adultes détestent  : le grand
Goldorak avec son cornofulgure, ses achiléochocs, ses
planitronks et ses clavicogyres, Albator et sa cicatrice, le Capitaine
Flam qui n’est pas de notre Voie lactée (mais qui l’a traversée). La
Guerre des étoiles, on dirait que c’est du même acabit, mais en
film, avec des vrais acteurs, plus intrigant que Sankukai et ses
Japonais en tenue disco qui font des moulinets avec les bras. À
première vue, parmi les figurines, il y a des gentils Terriens, Luke
avec une espèce d’épée jaune incrustée dans le bras, Yan Solo
avec un super gilet noir sans manches sur sa chemise blanche, la
princesse Leia (une fille, j’aurais un peu honte de l’acheter, ça
ferait poupée), le papy Ben Kenobi (pas pressé non plus de jouer
avec), le commandant de l’Étoile noire. Et il y a de méchants
extraterrestres  : Dark Vador, l’Homme des sables, le petit Jawa,
Chiktabba, un soldat impérial. Plus un robot rigolo, Dédeu, et un
certain Cispéo dont je ne saurais dire s’il est gentil ou non, de
chair ou de fer. Je demande à mes parents de m’en prendre une
poignée. Très vite, je les aurai tous. Mon frère me surprend avec,
m’explique deux ou trois détails, mais ça reste flou. Plus tard je
vais dénicher des figurines moins courantes mais tout aussi
bizarres : Hammerhead, Walrus Man, Power Droid, Greedo, et j’en
passe.
Puis j’entends à la radio que la suite du film, L’Empire contre-
attaque, va justement sortir, avec «  le fantôme de Ben Kenobi  ».
Quel empire  ? C’est quoi au juste, «  contre-attaque  »  ? Le papy
Ben est mort ? Il faut que je voie le film, bien sûr. Pif Gadget n° 595
me révèle l’histoire avec des photos. Ça me paraît un peu plus
clair. J’apprends notamment que le vilain Vador dit à Luke
Skywalker (Ski-oualquère, quel nom compliqué) qu’il est son père.
« Horrifié, Luke se précipite par la fenêtre », spoile éhontément Pif.
Yan s’appelle Han, et Yoda, «  Jedi  », Cispéo devient C-3PO et
Vador, Vader. Chiktabba est Chiquetaba. Faut s’accrocher. Chez le
libraire, je tombe sur l’adaptation en BD de L’Empire aux éditions
Lug. 13 francs. « C’est très, très cher », dis-je à mon frère qui traîne
par là. Grand seigneur, il me le paye. Je feuillette et suis
impressionné par Chiquetaba dans la neige, mais on l’appelle
Chewbacca (Chev-baca, pour moi). Je résiste à la tentation de tout
lire.
Alors voilà, ce 20 août 1980, lorsque commence L’Empire contre-
attaque, j’ai très peur. Du combat contre Vador, de la congélation
de Solo, et même de Yoda, ce petit personnage dont tout le
monde parle et qui a vraiment une tête bizarre. Mais je fais bonne
figure. La curiosité l’emporte.
«  Il y a bien longtemps, dans une galaxie lointaine, très
lointaine », donc…
Paf ! Le titre La Guerre des étoiles (ou Star Wars, déjà ? je ne sais
plus) explose sous mon nez, emplissant tout l’écran en lettres
jaunes, accompagné d’une musique pétaradante et majestueuse.
Puis, stupeur : ÉPISODE V – L’EMPIRE CONTRE-ATTAQUE. Je me
tourne vers mon frère, en pleine panique : « Épisode V ? Je croyais
que c’était le II ? On en a raté ? » Il n’en sait rien. Un laïus déroulant
m’explique la situation avant de s’éloigner vers l’infini, et là… Le
droïde-sonde qui ressemble à une méduse, les feulements de
Chewie, les bruits de R2, les Tauntauns (y compris celui éventré au
sabre laser), Luke qui bouge des objets à distance, le hangar avec
les réparations du Faucon… Et la baston dans la neige avec les
grosses machines à quatre pattes ! Yoda incroyablement réaliste !
Le décor de la cryogénisation sur Bespin  ! La limace qui avale
presque le Faucon  ! Et bien sûr, la claque Vador avec cette voix,
cette respiration, ce crâne entrevu mais lacéré… L’Empereur tout
moche dans son hologramme parasité, le bruit des TIE sur fond
de marche impériale… Le son, l’image, l’histoire… C’était barré mais
cohérent, inventif mais accessible, effrayant mais hypnotique,
irréel mais parfaitement crédible. Je n’avais JAMAIS, JAMAIS vu un
film pareil.
Il faut comprendre, aussi  : dans le genre épopée de science-
fiction avec des vrais comédiens dedans, le plus dingue qu’on
allait voir ensuite, ce serait La Soupe aux choux, l’année d’après.
Introducing la soucoupe en carton qui se pose sur fond de
synthétiseur avec des éclairages de sapin de Noël, et Jacques
Villeret dégringolant de l’espace infini pour glouglouter ses
«  Blllll  !!! Blllll  !!!  » parce qu’il a entendu péter Louis de Funès.
J’adore, hein, et c’est plus profond que ça en a l’air, mais… Mais. À
la télé, le deuxième film de La Planète des singes m’avait terrifié à
cause de sa scène finale, certes, toutefois plusieurs des méchants
médiums qui y figuraient ressemblaient comme deux gouttes
d’eau à la Denrée, sans la laitière sous le bras (vous vérifierez)…
Alors que dans L’Empire, tout était méticuleusement magnifié.
Voilà. Ce qu’on n’appelait pas encore systématiquement Star
Wars au pays de Valéry Giscard d’Estaing, j’étais tombé dedans.
J’ai acheté tous les jouets possibles. Plus tard j’ai aperçu Luke et
R2 en couverture de Titans n° 32, et par ricochet j’ai découvert les
BD Marvel, Strange en tête. J’ai décroché, raccroché, décroché au
fil des trilogies, des projets, des rumeurs. Aujourd’hui encore,
quand on ne sait pas quoi m’offrir à Noël ou pour mon
anniversaire, on me fourgue un gadget Star Wars bien que je ne
sois ni encyclopédiste, ni tout à fait obsessionnel non plus. C’est le
trait d’union avec mon enfance. Ça me fait donc toujours plaisir.
Comme de me retrouver à pondre un petit bouquin là-dessus,
vous imaginez bien, en me cantonnant aux neuf films de la saga
Skywalker. Un livre très subjectif, par un fan, pour des fans. On ne
sera pas forcément d’accord entre nous, mais on sera entre nous.
Entre passionnés enthousiastes et critiques, capables
d’argumenter et d’ergoter pendant trois quarts d’heure pour savoir
si, oui non, Han shot first (et la réponse est oui, bien sûr). Alors
vérifions tous ensemble les déflecteurs arrière, inversons les
fusées, bloquons les auxiliaires à mort, donnons un coup de poing
sur le tableau de bord parce que ça ne peut jamais lui faire que
du bien, et passons en mode hyperespace d’un air dégagé vers
la…
PSYCHOLOGIE
DE
STAR WARS
ÉPISODES IV, V, VI : LA TRILOGIE POÉTIQUE
ou le tour de magie

Le Voyage du Héros… en 2e classe


Dans le film initial, rebaptisé Un nouvel espoir, la psychologie des
personnages découle directement du canevas scénaristique de
George Lucas. Lequel n’a jamais fait mystère de sa dette à l’égard
de La Forteresse cachée d’Akira Kurosawa, avec des pincées du
Magicien d’Oz, de Metropolis et de Métal Hurlant, mais surtout à
l’égard du voyage du héros, schéma narratif retrouvé par le
mythologue Joseph Campbell dans l’ossature et la caractérologie
de pléthore de récits mythiques1. Clef de voûte de l’édifice narratif,
le héros est de préférence un jeune homme un rien naïf, engoncé
dans sa routine, ses traditions, ses certitudes, son ignorance aussi,
et qui, en explorant par-delà son horizon, se voit initié à la réalité
de la vie, de la mort, du devoir, de la maturité. Il finit en apothéose,
devenu un homme, un vrai, prêt à transmettre un jour ce qu’il a
appris, guéri de sa bougeotte puisque c’est en lui, en sa sagesse
et son humanité, qu’il a trouvé l’accomplissement. Souvent, tel
Tintin pistant Rackham le Rouge, il cherchait le plus loin possible
le trésor qu’il avait sous le nez mais ne savait pas apprécier. Avec
un peu de chance, il a croisé l’amour et ils vont faire un bout de
chemin ensemble. Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau
voyage et (re)trouve sa petite maison dans la prairie.
Dans l’Épisode  IV, puisque Luke est le héros, sa psychologie
coule de source : il va quitter l’enfance et son cadre familial pour
son initiation vagabonde. Bouseux enkysté dans le trou de balle à
deux soleils de la Galaxie, Tatooine, il ne rêve pas de filles, de
débauche, de triomphe : il rêve d’ailleurs. D’étudier bien sagement
à l’Académie impériale, comme l’autre veinard de Biggs, pour
pouvoir piloter. Ne plus se contenter de canarder des rats womps
sur son speeder T-16 dans les canyons, mais coloniser d’autres
mondes, escorter le destroyer d’un Moff, traquer les terroristes de
l’Alliance, n’importe quoi pourvu qu’il échappe au démon
suprême dénoncé par Baudelaire  : l’ennui. Il ne partira qu’à la
condition de trancher ses liens familiaux, les poches vides, et sans
se retourner. Déjà orphelin d’un père qu’il valait mieux ne pas
évoquer et d’une mère à laquelle nul ne se soucie de faire
allusion, il perd ses parents de substitution, Owen et Beru. Et peut
larguer les amarres avec les compagnons que le hasard place sur
sa route. Il suit théoriquement une quête – accompagner Leia sur
Alderaan (Alderande, pour reprendre la version bien d’cheuz
nous)  –  mais elle est confuse, il pourrait bien aller n’importe où.
D’une certaine manière, il ne cherche rien (ou alors lui-même,
sans le savoir) : il s’agit bien d’un voyage. Ce qui compte, c’est le
chemin. On the road, dixit Kerouac.
Et ça commence sur les chapeaux de roue : Luke traîne dans les
basques de Ben le vieux fou à la rescousse de la jolie princesse
en détresse en s’embarrassant d’un dealer poissard, d’un mécano
cabochard, d’un valet de pied protocolaire pétochard, et d’un
primate mauvais joueur au dejarik. Jolie escouade de bras cassés,
à première vue. Tout cela à bord d’un rafiot qui fait peut-être le
raid de Kessel en 12 parsecs mais qui, même en rêve, ne passerait
pas le contrôle technique. On a bien compris : c’est le Voyage du
héros en RER un jour de grève.
Ben est l’initiateur, qui passe le flambeau au jeunot avant de
disparaître parce qu’il a fait son temps. Solo, c’est l’ami de fortune,
le frère improbable, le cynique qui révèle son grand cœur en
protégeant le gamin qu’il a d’abord bizuté. L’Épisode IV est une
vitrine de personnages cohérents avec la trame de Campbell,
mais nappés d’une touche destroy et décalée. Tout comme Lucas
avait demandé de rayer la carlingue du Faucon (du « Condor », en
VF) et les armures des stormtroopers (les «  troupes de choc  »)
pour leur imprimer un vernis d’authenticité, les stéréotypes
applicables aux protagonistes sont volontiers floutés, bariolés.
Leia en est la plus excitante démonstration. Bien avant la Fiona de
Shrek, la demoiselle en détresse ne se contente pas de piailler en
se calant la frimousse entre les pectoraux velus du sauveur, puis
de tomber inévitablement amoureuse du triomphateur des
méchants. Non. Elle râle. Elle nargue. Elle flingue. Elle résiste à
Tarkin (« J’ai senti votre odeur méphitique dès que je suis montée
à bord  »), au droïde bourreau de Vador (heureusement que ce
dernier ne s’y est pas collé lui-même, le snob). Elle se désole
d’être tirée d’affaire par les Pieds nickelés de Mos Eisley («  Ils
recrutent des nains, maintenant, dans les commandos  ?  »). Elle
trouve les plans B (d’ailleurs, il n’y a jamais de plan A : « C’est une
fière opération  ! En arrivant ici, vous n’aviez même pas de plan
pour ressortir  ?  »). Pour 1977, c’est une audacieuse bouffée
d’oxygène. Chapeau.
Lucas est un alchimiste qui a changé en or un alliage d’éléments
disparates, mais qui, curieusement, n’a pas pu s’empêcher d’y
coller un nez rouge. Hormis Mark Hamill, personne dans la
distribution ne prenait d’ailleurs ce film au sérieux. Dieu sait
comment Harrison Ford aurait interprété son personnage en s’y
intéressant  : Solo y aurait peut-être perdu sa nonchalance. Alec
Guinness avouant qu’il n’y comprenait rien et qu’il n’en avait cure,
on peut supposer que son tiers provisionnel le motivait davantage
que le voyage du héros. Quasiment tout le monde se sentait sur
le fil du rasoir : tournait-on un film ultra classique sous des dehors
SF, ou révolutionnaire ? Kitsch ou prophétique ?
La réaction du public est tellement incertaine que George Lucas,
en cas d’échec, envisage une suite… à tout petit budget. L’histoire
est prête  : elle figure dans Splinter of the Mind’s Eye, un roman
signé Lucas mais rédigé en réalité par Alan Dean Foster. L’histoire
est sans intérêt, Vador n’est pas encore pensé comme le père de
Luke, et Solo est absent (au cas où Harrison Ford, déjà renâclant,
ne rempilerait pas). L’œuvrette ne sera publiée qu’en 1978. Une
curiosité…
Heureusement, les dés sont jetés  : le film s’impose comme un
prodige de la culture populaire. Lucas a gagné son pari. Et, selon
un mouvement de balancier qui va lui devenir coutumier, sabote
illico ses acquis. Lorsqu’un copain s’était vanté d’avoir vu La
Guerre des étoiles, il m’avait parlé de la famille de Chewie censée
y apparaître. J’avais beau lire et relire l’adaptation en BD (moi qui
ne pouvais pas voir ce premier volet sorti trois ans avant), je ne
comprenais pas à quoi il faisait allusion. J’ai compris plus tard que,
en réalité, il avait dû voir le Star Wars Holiday Special à la télé
(début 1980 en France, en version raccourcie, sous le titre Au
temps de la Guerre des étoiles). Lequel figure un cas d’école, un
sabordage unique. Les personnages dignes d’une mythologie
débitent des blagues pouêt-pouêt et poussent la chansonnette
avec un budget d’effets spéciaux raclés dans un fond de tiroir
percé. Il ne s’agit plus de doter Luke et consorts d’un statut et
d’une psychologie calqués sur le voyage du héros quoique
modernisés par une touche d’humour gentiment rock’n’roll, non,
cette fois, on en fait des émules de notre Chantal Goya nationale
alors en pleine gloire. Lucas n’est pas aux manettes, mais il a
laissé faire et participé au scénario. Il s’est à peine érigé un trône
qu’il s’y installe tout seul un coussin péteur. Il s’auto-trolle. « Oups,
s’exclame-t-il ensuite, je vous présente mes excuses pour cette
faute de goût et vous prie de faire comme si je ne vous avais
jamais rien montré. D’ailleurs, je vais m’arranger pour que ce
programme familial soit désormais invisible. Je reprends mes
esprits et vous promets un super Épisode II. Euh… V, en fait. » Fin
de la parenthèse. Curieux, tout de même. Lucas vient de
démontrer qu’il est parfois son pire ennemi. À ce jour, il n’est pas
tout à fait guéri.

1. Joseph Campbell, Le Héros aux mille et un visages, 1949, réédité par J’ai lu, 2013.
Archétypes et part d’ombre

Pour le psychologue et psychiatre suisse Carl Gustav Jung (1875-1961), un temps


disciple de Freud et fondateur de ce qu’il appelle la psychologie analytique ou
psychologie des profondeurs, les archétypes sont des personnages universels, présents
dans toutes les cultures quoique sous de multiples noms et apparences, peuplant un
inconscient commun à tous les êtres humains, l’inconscient collectif. On retrouve les
archétypes aussi bien dans les mythes culturels que dans nos rêves individuels ou les
délires des psychotiques. Il se trouvent à la source des représentations de notre
imaginaire, et font donc partie intégrante du psychisme de chacun de nous. Par exemple,
la Grande Mère se décline aussi bien en Vénus préhistorique qu’en Gaïa (notre mère la
Terre), le héros est à la fois Hercule ou Gilgamesh… Si Jung n’est pas l’inventeur ni le
découvreur de la notion d’archétypes, que l’on retrouve dès l’œuvre de Platon, il a
vertigineusement approfondi leur étude.
Les trois trilogies de Star Wars déclinent plusieurs grands archétypes : le héros (Luke,
Anakin, Rey…), le Vieux Sage (Obi-Wan, Yoda…), le Démon (Palpatine, Snoke,
Grievous et compagnie), le Bouffon (C-3PO, Jar Jar Binks…), la Guerrière (Padmé, Leia,
Rey), le Fourbe (Lando, Watto, Jabba, D.J.…). Certains personnages passent d’une
catégorie à l’autre (Lando du Fourbe au Héros, Luke du Héros au Vieux Maître).
Le héros n’est pas censé douter. En tout cas, pas longtemps, et pas profondément. Or,
si Luke coche toutes les cases du héros dans l’Épisode IV, à partir de la fin du V, rien ne
va plus. Ne serait-ce que parce qu’il se demande s’il n’est pas voué à devenir, en fin de
compte, un démon. Le dilemme touche à son identité profonde et constitue moins un
obstacle supplémentaire à surmonter qu’un bouleversement intime auquel rien ni
personne ne l’a préparé. De même, Anakin, dès la scène du conseil Jedi de l’Épisode I,
s’habitue à l’idée qu’il n’est peut-être aucunement l’Élu que le fougueux Qui-Gon persiste
à voir en lui malgré le scepticisme de ses maîtres. Rey, intimidée par le caractère
volcanique et incontrôlable de son pouvoir (qui effraie Luke, lui qui avait déjà tant redouté
celui de son neveu), préfère se retirer elle aussi sur la planète Ahch-To, après la pseudo-
mort de Chewie, de peur de rejoindre, voire de dépasser, Kylo Ren dans le Mal.
Tout autant que le héros, constamment fragilisé, l’archétype central dans Star Wars me
paraît plutôt, dans le vocabulaire de Jung, la « part d’ombre ». C’est-à-dire
l’inconnaissable et l’imprévisible en nous. Ce qui nous dépasse, échappe à nos cadres
rationnels, et que nous redoutons de libérer. Ce que nous refusons en nous et haïssons
chez les autres. Au départ, Luke n’est sensible qu’aux dangers extérieurs : l’Empire et sa
puissance de feu, ou encore Vador meurtrier de son père Anakin puis de son mentor
Ben. Ultérieurement, il est terrifié par la part d’ombre qu’il découvre en lui-même au
cours de défaites successives dans l’arbre de Dagobah puis la Cité des nuages, et qui
pourrait lui permettre de devenir aussi monstrueux que son père. Tandis qu’Anakin la
laisse émerger sous le coup de la colère, Ben Solo, lui, cherche à éveiller et attiser la
sienne. Leur part d’ombre, incarnée pour eux en Dark Vador et Kylo Ren, prend le
dessus. Leur nouvelle part d’ombre est la lumière qui reste au fond d’eux mais pourrait
signifier leur mort, symbolique ou réelle : Kylo déplore ce qu’il reste de bon en lui et qu’il
doit étouffer en commettant l’irréparable par le meurtre de son père, et Vador nie
vainement qu’il puisse redevenir Anakin. La « part d’ombre » n’est donc pas forcément le
« côté obscur » !

À lire : C.G. Jung, Ma vie, 1961,


réédité par Folio, 1991.
Et puis, l’anti-voyage
Le voyage du héros est donc bien balisé dans l’Épisode  IV
malgré des pas de côté. La psychologie des héros en éclot tout
naturellement. Seulement, dans l’Épisode  V, ça déraille. Exprès.
Avant le  IV, on n’avait jamais vu de SF cinématographique
familiale d’une telle qualité, à la fois grandiose, drôle, poétique,
surprenante, subtile et bourre-pif. Le V réussit l’exploit d’être
encore plus génial, pour de tout autres raisons. Le IV était une
vitrine de personnages cohérents avec la trame de Campbell,
mais un brin décalés. Avec le V, on se dégage complètement du
cahier des charges à la Campbell. Exit les archétypes
globalement prévisibles, place à l’évolution drastique des
personnages principaux qui sortent, tous, du cadre. Et là, oui,
surgit une psychologie digne de ce nom, c’est-à-dire avec des
dynamiques personnelles et relationnelles aussi imprévisibles
que contradictoires.
Si Un nouvel espoir a fait entrer le divertissement populaire dans
un feu d’artifices boréal, L’Empire contre-attaque va le propulser
dans l’hyperespace. À l’époque, les suites des succès
cinématographiques sont rares. En 1980 sont déjà sortis onze
James Bond, dont le dernier, Moonraker, lorgnait maladroitement
vers l’espace, mais ils ne constituent pas une suite à proprement
parler, chaque film pouvant être apprécié indépendamment des
autres et dans n’importe quel ordre de visionnage. Une suite de
Superman est annoncée pour la fin de l’année seulement, mais n’a
été mise en chantier qu’après le nouveau Star Wars. La saga de La
Planète des singes, avec ses cinq films de 1968 à 1973, fait figure
d’exception et mérite qu’on lui rende hommage malgré ses
budgets en peau de chagrin. Peut-être faut-il chercher du côté de
Francis Ford Coppola, l’ami de Lucas, le véritable précurseur des
suites envisagées pour Star Wars. Sorti en 1972, Le Parrain, succès
phénoménal, a donné lieu à un deuxième volet (c’était rare)
largement aussi bon (bravo), et pourtant totalement différent, sans
la tête d’affiche Marlon Brando, et mélangeant deux époques. La
moitié du second film était censée se dérouler plusieurs
décennies avant le premier  ! Une suite bousculant la
chronologie  ? C’est exactement ce qu’a en tête Lucas avec Star
Wars. Si ce n’est que son histoire doit courir sur une trilogie
(Épisodes  IV, V, VI) et qu’il entend regrouper les flashbacks dans
une trilogie à part entière (Épisodes I, II, III). Une troisième trilogie
ne manquerait pas de panache, non ? Mais Lucas changera d’avis
à plusieurs reprises pour d’éventuels Épisodes VII, VIII et IX.
Non content de bousculer le train-train hollywoodien avec une
suite, George Lucas et son co-auteur Lawrence Kasdan prennent
tout le monde par surprise grâce à leur scénario. La solution de
facilité aurait été de poursuivre sur la lancée du premier opus
avec l’optimiste Luke, Solo le vaurien en cours de rédemption, et
la Dame de fer, l’inoxydable Leia, menant les rebelles vers une
nouvelle victoire contre l’Empire. David récidivant contre Goliath.
Les combattants de la Liberté en valeureux poil à gratter de la
tyrannie. Les champions de l’espérance. Luke vengeant Ben et
son père en affrontant Vador. Mais patatras ! Dès le départ, tout va
mal. On apprend que l’Alliance s’est pris une rouste. Où, quand,
qu’importe (des comics s’efforceront d’expliquer la chose… une
quarantaine d’années plus tard  !). Les rebelles se terrent
désormais sur une planète invivable, Hoth. Luke manque de finir
en mascotte chez Vivagel. Han (ou Yan) ne pense qu’à se
carapater tandis que Leia, la guerrière amazone… s’avoue
amoureuse de lui ! Vador débarque… et humilie l’ennemi ! C’est la
débandade, la débâcle, l’évacuation générale sans barguigner.
Ouste ! Et les mythiques Big Three sont séparés. Leur seule scène
commune est celle du triangle amoureux, quand Leia s’efforce de
rendre jaloux son galant en embrassant un Luke convalescent. Un
morceau de bravoure, « d’un certain point de vue »… Ensuite, c’est
la traque éperdue du Faucon, la trahison de Lando, la séparation
de Leia et Han, la friture de celui-ci dans la pâte carbo(nite),
l’escamotage par Boba Fett… Et Luke, avec son entraînement de
Jedi une nouvelle fois avorté, se fait trancher la main et apprend
que son pire ennemi, celui qui a tué son mentor, est peut-être son
père, tandis qu’Obi-Wan est peut-être son Lando à lui. Le voyage
du héros tourne au fiasco. C’est l’hubris, la démesure selon la
mythologie grecque : tu te crois promis à un destin exceptionnel
et tu vas te rhabiller. Que faire  ? Qui croire  ? Luke l’ignore, tout
comme nous en 1980.
Le plus drôle pour le spectateur médusé d’alors, c’est qu’il lui
faut patienter trois ans pour connaître la suite. Savoir si Vador est
bien Anakin. Si Luke pourra le vaincre. Si Han est vivant. Si Lando
est fiable. À quoi ressemble le fameux Jabba. Et qui est vraiment
l’Empereur, entrevu quelques secondes, et dont on ne connaît
même pas le nom. Trois ans ! Trois ans pour imaginer la suite avec
des figurines en jouant dans sa chambre. Ou pour se délecter de
comics américains où les scénaristes, coincés, totalement
ignorants de ce qui se trame chez Lucas, doivent meubler sans
que Luke ne croise Vador ni ne retourne voir Yoda, sans que
Lando et Chewie ne retrouvent la trace de Boba Fett, sans que
Han ne soit livré chez Jabba alors qu’un aller-simple Bespin-
Tatooine doit être l’affaire de 48 heures, même en se rallongeant
pour éviter les péages. Surtout à bord d’un gros bolide qui fait le
raid de Kessel en moins de temps qu’il n’en faut pour régler les
rétroviseurs. Mais tous, dans notre ingénuité de fans essuyant les
plâtres de la saga la plus inouïe et la plus aveuglante qu’on avait
jamais vue sur un écran, on souhaitait que Vador soit bien le père
de Luke. Parce qu’on ne savait absolument pas ce que ça pourrait
donner. Le coup de théâtre le plus célèbre et le plus magistral de
toute l’histoire du cinéma (avec la scène de la douche dans
Psychose, peut-être), le fameux «  Je suis ton père  », devenu
instantanément proverbial, un classique dans le langage courant,
restait en suspens… pour trois ans  ! L’effet d’attente paraît
inimaginable au XXIe siècle avec ses week-ends de binge-watching
pour apprécier une série du début à la fin en un clin d’œil. Et la
barre était d’emblée effroyablement haute pour l’Épisode VI.

La métamorphose de l’ennemi
Si Mark Hamill avait les traits crispés dans le Holiday Special, il
paraît que ça n’est pas à cause de ce qu’on lui demandait de jouer
mais parce qu’il cicatrisait à peine après un grave accident de
voiture. D’où la scène du début de l’Épisode V quand le wampa lui
laboure la bouille, donnant ainsi prétexte à une pseudo-chirurgie
réparatrice modifiant légèrement les traits du héros. Mais c’est
intérieurement que Luke changera bien davantage.
La psychologie de ses comparses du Big Three, bosselés de
partout, cabossés, va également évoluer. L’euphorie de Yavin  IV
paraît bien loin. Un nouvel espoir était le film du libre arbitre,
illustrant le véritable rêve américain face au gigantisme
colonisateur de l’Empire. Tu te détermines par tes actes. Si tu
veux, tu peux devenir un héros de la Rébellion même en
débarquant de nulle part. Tu peux racheter ta carrière de petite
frappe de contrebandier. Tu peux être un vieil ermite et te sacrifier
pour que la jeune génération, la relève, répare tes bêtises
d’ancien maître négligent. Tu peux voir ta planète natale anéantie
sous tes yeux mais apporter l’espoir à toute une galaxie en
permettant de réduire en miettes une arme atroce de la taille
d’une lune. Tu peux même n’être qu’un petit astromécano qui ne
paye pas de mine et refuser de rester dans ton garage, braver le
désert pour délivrer ton message vaille que vaille. Ou qu’un
droïde de protocole gémissant sur ton sort mais demandant qu’on
te désosse pour procurer des pièces de remplacement à ton pote.
Ou qu’un Wookie second couteau acclamé par une armée
d’humains (pour la médaille, tu attendras toutefois l’Épisode  IX).
C’est toi qui décides. « We can be heroes », chantait David Bowie
en cette même année 1977. Avant d’ajouter : « Just for one day. »
En 1980, les héros rétamés ne sont plus à l’heure du choix, mais
de l’indécision.
Dans l’Épisode  IV, Vador, en 8  minutes et 6  secondes de
présence à l’écran, avait facilement éclipsé Tarkin. Je ne
connaissais ce dernier que par l’adaptation du IV en comics vu
qu’il n’existait même pas en figurine, Peter Cushing ayant refusé
des jouets à son effigie s’il ne touchait pas sa part de galette.
Vador captive davantage que le simili-nazi droit dans ses bottes :
tout en noir au milieu de ses stormtroopers blancs, avec un
saladier sur la tête, des hublots devant les yeux et un triangle en
guise de bouc, cape de mégalo, flipper au thorax, il a tout pour
faire ricaner, et pourtant… Cette voix. Cette respiration. Ce réflexe
d’étrangler à distance les tâcherons insolents. L’impénétrable
monolithe qui zigouille en un tournemain le mentor et aussi le
meilleur ami du héros (le pauvre Biggs), après avoir réglé son
compte jadis à Anakin.
L’Épisode V finit d’imposer Vador comme l’indétrônable méchant
le plus célèbre de la planète. Plus seulement pour une affaire de
charisme et d’accoutrement. « Je suis ton père » symbolise le pire
cauchemar pour tout un chacun, comme le montre la séquence
de l’arbre sur Dagobah : se sentir effroyablement proche de ce qui
peut nous détruire. Vador a enfanté Luke, qui n’est peut-être
qu’un Vador junior en sursis. Et Vador l’a sauvé (pas Solo, pour une
fois, pas le grand frère, mais le terrible père). Au sens où il l’a
épargné. Car il aurait pu le massacrer en une minute chrono.
L’amputation de la main droite n’était qu’un avertissement. Dans
n’importe quel film ou comics du XXIe siècle, Vador aurait rattrapé
Luke dans sa chute, en le faisant léviter à distance. À Bespin, il
n’en est pas capable. Il vieillit, le pauvre. Autre interprétation
possible, ma préférée  : il laisse, littéralement, tomber Luke. Le
damoiseau est trop chétif, trop naïf pour accepter sa proposition
de destituer l’Empereur ? Qu’il crève ! (Si Vador ne lui met pas la
main au collet, Palpatine ne l’aura pas non plus.) Ou qu’il s’en sorte
s’il en est capable. Il s’en sort. Vador peut alors le hanter de façon
lancinante. Le défunt Ben ne vient pas sur commande, mais le
Seigneur noir s’incruste.
S’il est bien le père de Luke, et encore une fois chacun l’espère
en 1980, Vador est maintenant la clef de la saga. Comment a-t-il
pu devenir ce monstre ? Depuis quand sait-il que le vainqueur de
l’Étoile noire (la première Étoile de la mort en VF), celui dont il
estimait, en pleine bataille, que la Force était puissante en lui,
n’est autre que son fils ? On le sent indissolublement lié à un autre
personnage dont pourtant on ne sait rien  : l’Empereur. Invisible
dans le IV, il s’est incarné dans le V pendant quelques secondes.
Je me souviens de ma stupeur en avisant un méchant suprême
comme Vador s’agenouiller devant son maître. Loyauté, protocole,
ou terreur devant un individu encore plus puissant que lui  ? Et
puis on le distinguait mal, ce manitou, la communication
holographique étant brouillée, comme toujours dans Star Wars
(pénibles, ces problèmes de 5G). Il paraissait difforme.
Impressionnant. Si j’avais su que dans cette version initiale du film
il s’agissait du visage non pas encore de Ian McDiarmid, mais
d’une mamie  ! Tout de même… à la faveur d’une seule brève
scène surgissent de multiples interrogations. Comment a-t-il senti
le potentiel de Luke  ? Comment, d’après Vador, a-t-il même
entrevu que le vainqueur de l’Étoile noire pourrait causer sa
perte ? Étonnant, mystérieux, frustrant.

Œdipe ta mère !
Luke, après sa défaite prédite par ses maîtres, reste seul pour
ruminer ses idées noires. Va-t-il se confier à quelqu’un ? À Leia ?
Pour lui dire quoi ? « Vador est peut-être mon père, il veut que je
le rejoigne, il dit que je n’échapperai pas à mon destin et il a peut-
être raison ? Ben m’a raconté n’importe quoi ? » « Ben… Pourquoi
ne me l’as-tu pas dit  ?  » se morfond Luke en songeant qu’Obi-
Wan a sans doute menti. Et pas par omission. Il n’a jamais éludé
l’identité du père de Luke. Il a abordé lui-même le sujet lors de
leur première vraie conversation. « Soit Vador bluffe, songe Luke,
et je tombe dans le panneau comme un débutant. Soit il ne bluffe
pas, et l’Empereur sait que je peux le détruire. Un amateur
comme moi  ? D’où viennent tous ces malentendus à mon sujet,
moi le vainqueur de l’Étoile noire sur un coup de chance peut-
être ? »
Évidemment, les liens entre Luke et Vador sont du pain béni pour
une interprétation œdipienne de Star Wars. Je dirais même plus,
c’est une tarte à la crème. Luke doit-il tuer son père  –  au sens
propre – pour pouvoir grandir ? Une telle hypothèse se révèle trop
téléphonée pour être tout à fait honnête. D’abord, Œdipe se joue
à trois. Luke devrait avoir obscurément envie de tuer Vador pour
accaparer les faveurs de sa mère. Or, de mère il n’est jamais
question. Les Lars n’en parlaient pas, Kenobi non plus, et Luke,
hypnotisé par le sabre laser et le prestige d’Anakin, n’avait
visiblement que faire de sa maman. Il faut attendre l’Épisode  VI
pour qu’il aborde le sujet avec Leia. Et encore, il ne demandera ni
son nom, ni sa fonction, mais juste à quoi elle ressemblait. Le père
est de chair et d’acier, on ne peut plus concret, mais la mère n’est
qu’une apparence, une image à l’horizon. « Elle était vraiment très
belle, douce et triste  », on n’en saura pas plus. La prélogie
précisera que, en réalité, Leia avait grandi auprès d’une mère
adoptive. La jeune fille savait-elle qu’elle n’était pas vraiment une
Organa  ? Mystère. Pour l’heure, dans la trilogie originale, afin
d’éviter de s’embourber dans une histoire familiale bien assez
compliquée comme ça, Lucas fait l’impasse sur madame
Skywalker. Luke ne veut pas coucher avec sa mère ou
monopoliser son affection façon complexe d’Œdipe, elle est
escamotée.
Dans la prélogie, Anakin ne voudra pas tuer son père, il ignorera
son identité. Ou, plus exactement, le père n’existera vraiment pas
(même si des comics laisseront entendre qu’il pouvait s’agir de
Palpatine manipulant la Force) : « Il n’a pas de père. Je l’ai porté. Je
l’ai mis au monde. Je l’ai élevé. Je ne me l’explique pas », raconte
maman Shmi à Qui-Gon. «  Il se peut qu’il ait été conçu par les
midi-chloriens  », avance Qui-Gon au conseil Jedi. (Un messie né
d’une vierge, ça ne vous rappelle pas quelqu’un  ?) Kylo, lui, ne
pourra d’abord se résoudre à tuer Solo, alors qu’il sentira qu’il
s’agirait d’un pas décisif pour sa quête du côté obscur  : il faudra
que Han lui donne un coup de main en lançant une conversation
suicide et en lui assurant que oui, il est prêt à tout pour apaiser les
souffrances de son fils. Sous-entendu, peut-être  : «  Vas-y, tue-
moi.  » Avec un père s’offrant en sacrifice, on est bien loin du
complexe d’Œdipe pur jus.
Œdipe sans complexe

Petits rappels sur le complexe œdipien, notion beaucoup plus débattue qu’on ne
l’imagine. C’est Sigmund Freud, père de la psychanalyse, qui la théorise en 1897. Sur la
base de souvenirs d’enfance où il se surprend à éprouver une forte jalousie envers son
père : il aurait voulu maman pour lui tout seul. Et même, obscurément… Horreur ! Il ne
peut tout de même pas être le seul à avoir connu cela ! C’est forcément universel, telle
est sa conclusion. Dans la mythologie grecque, Œdipe tue son père et couche avec sa
mère, mais par inadvertance : il a tout fait pour l’éviter. Pour Freud, le petit garçon
lambda, de peur que son papa le neutralise en lui charcutant le zizi (ou son substitut, la
main qui tient le sabre laser ?), doit comprendre à son tour qu’il lui faut éviter le parricide
et l’inceste. Il s’agirait d’une phase importante de son développement psychique. Son
énergie sexuelle, ou libido, se mettrait alors en hibernation, en latence jusqu’à sa
résurgence à la faveur du printemps sexuel, l’adolescence.
En 1912, Freud, dans Totem et tabou, explique que cette prohibition de l’inceste s’insère
au cœur même de tout processus de civilisation. Il imagine une horde primitive dont les
membres se seraient coalisés pour assassiner (et dévorer) un père tyrannique et
incestueux, instaurant ainsi l’avènement d’une société digne de ce nom. De même que le
petit garçon gagne une certaine maturité en renonçant à posséder sa mère, l’humanité
s’est extirpée de l’état de nature (forcément mauvais) vers la culture en interdisant
l’inceste. Le complexe d’Œdipe est attaqué dès les années 1920 par des
anthropologues, Bronislaw Malinowski en tête, contestant l’universalité de la prohibition
de l’inceste. Dans certaines ethnies, il a toujours été encouragé en tant que pilier de
l’édifice social. Par ailleurs, tous les parents n’en trouvent pas trace chez les enfants, ni
dans leurs propres souvenirs. Freud lui-même ne l’a constaté que chez un seul garçon, le
petit Hans. Et encore, par procuration, puisqu’il ne l’a quasiment jamais rencontré et en a
confié l’analyse à son père, donnant les grandes orientations de chaque séance pour
que papa finisse par faire avouer à Hans que, oui, peut-être qu’il aimait trop maman et
qu’il avait peur d’être castré. C’est un peu court, comme preuve… Et qu’en est-il pour les
petites filles ? Elles veulent coucher avec papa, mais uniquement pour lui piquer son
phallus : elles ne supportent pas d’en être dépourvues.
Tout cela a fort vieilli. La majorité des psys non-psychanalystes ne prête aucune
attention au complexe d’Œdipe, et les freudiens eux-mêmes sont désormais divisés sur
la question. Le risque est de susciter des prophéties auto-réalisatrices, abordées plus
loin dans cet ouvrage : si l’on croit au complexe, on relèvera toujours des situations
anodines qui semblent l’accréditer, on les montera en épingle, et on décrétera Freud
infaillible. Dans Star Wars, une interprétation œdipienne des rapports entre Luke et Vador
est tentante. Ce qui ne veut pas dire qu’elle est forcément obligatoire, ni pertinente.

À lire pour se faire sa propre opinion :


Hugues Paris, Hubert Stoeklin,
Star Wars au risque de la psychanalyse,
Erès, 2012.
« Je t’aime !… Je sais »,
ou « Je t’aime !… Moi non plus » ?
Après la spirale d’optimisme qui l’a embarqué dans la Rébellion,
Luke connaît un violent désespoir. En outre, il est manifeste que
Leia ne l’aime pas. Elle, figure de proue de la Liberté, symbole du
courage et de l’intégrité, en pince en douce pour un
contrebandier qui ne croit en rien. La jeune fille de rang royal s’est
entichée d’un marginal. Elle subit, elle aussi, un calvaire. Elle a
enfin osé fendre l’armure pour déclarer sa flamme in extremis à
l’autre mufle (« Je sais »), mais s’en voit aussitôt privée, n’est pas
certaine qu’il survivra longtemps, et confie le soin de le retrouver
à Chewie et… Lando Calrissian, responsable de sa capture ! Elle se
retrouve avec des effectifs rebelles clairsemés, une flotte
éparpillée, disloquée, mais n’a pas le droit de faillir en public. Luke
et Leia doivent puiser au plus profond d’eux-mêmes pour se
maintenir debout.
Han a-t-il changé, lui aussi, au fil des épreuves de L’Empire
contre-attaque  ? N’a-t-il pas découvert l’amour  ? Dans
l’Épisode  IV, c’était l’homme des bas-fonds, des coups fourrés,
des cantinas, celui qui transbahute des épices (pas du gingembre,
mais de la drogue, en jargon Star Wars qui passe au-dessus de la
tête de nombreux spectateurs), amateur de plaisirs faciles (il était
environné de prostituées dans une scène coupée du premier
volet), et toujours affublé de son sac à puces de Wookie. Le
sceptique, le goguenard qui préfère un bon flingue aux
élucubrations mystiques d’un vieux fou, qui s’amuse à rendre
Luke jaloux et ferait bien main-basse sur une princesse en
détresse et friquée. Le fourbe, qui discute calmement avec un
comparse rodien avant de l’abattre à bout portant. Celui qui détale
comme un lapin avant la grande bataille… mais qui change d’avis,
juste après avoir murmuré à Luke kamikaze  : «  Que la Force soit
avec toi.  » Il y a quelque chose de bon en lui, une part d’ombre
lumineuse qu’il accepte de révéler en chaperonnant l’autre gamin.
Dans l’Épisode  V, Solo claironne toujours que la Rébellion ne
l’intéresse pas et qu’il est grand temps pour son pote et lui de
prendre leurs cliques et leurs claques… Pourquoi ne l’a-t-il jamais
fait ? Pour pouvoir aider Luke, comme sur Hoth ? Parce que Leia
l’intéresse  ? Voilà la nouveauté  : Solo joue l’amoureux. Ou plus
exactement, celui qui se sent aimé. Rien à voir  ! Si Leia et lui se
cherchent, dans tous les sens du terme, pendant tout le film, il ne
s’agit pas explicitement d’un marivaudage où chacun, par pudeur
ou orgueil, répugne à dévoiler ses sentiments le premier. Sur le
plan sentimental, ce qui nous est donné à voir est plutôt une
relation à sens unique. Le romantisme selon Han Solo  : «  C’est
vous qui avez besoin de moi. Vous voulez que je reste à cause des
sentiments que vous avez pour moi. Avouez-le. Avouez-le  !
Pourquoi vous me suivez ? Vous avez peur que je ne vous donne
pas un petit baiser d’adieu ?  » «  Vous pourriez être plus gentille.
Admettez, il y a des moments où vous me trouvez très bien. De
quoi avez-vous peur  ? Vous tremblez. Je vous plais parce que je
suis un vaurien. Et qu’il n’y a pas de vaurien dans votre vie. Je suis
un gentil vaurien. » Dialogues authentiques. Il n’expose jamais ce
qu’il ressent, lui. Spontanément, parce qu’en tant que fans nous ne
nous posons plus la question, on suppose qu’il se positionne en
gros dur qui ne montre pas ses émotions réelles, mais qu’il n’en
pense pas moins. Pourtant, ce qui nous est littéralement donné
dans le film, c’est qu’il prend plaisir à faire avouer à Leia ce qu’elle
éprouve… tout en ne disant ni en ne montrant rien qui puisse trahir
la moindre réciprocité  ! Il la subjugue, lui tire les vers du nez, il
attend qu’elle avoue sa défaite, à elle. Même lorsqu’il parvient à lui
voler, lentement, un baiser dans la carlingue du Faucon, c’est en
soulignant sa faiblesse à elle. Lui, ne fait aucune confidence. Ne
concède aucun penchant. Peut-être parce qu’il n’en éprouve pas !
Il se comporte en séducteur prenant patiemment possession de
son butin, pas en amoureux vulnérable. En clair, elle l’aime, et lui…
s’amuse, la torture, la désire, accrocherait bien ce nom prestigieux
à son tableau de chasse, se prend au jeu sans doute, mais quant à
l’aimer véritablement…
Dans l’esprit de George Lucas, oui, il l’aime. Enfin, presque. En
atteste la réplique originellement écrite pour Solo quand Leia lui
lance « Je t’aime », juste avant qu’il soit plongé dans la carbonite :
« Ne l’oublie pas, parce que je reviendrai. » SANS dire « Je t’aime
aussi » avant. Ce n’est pas une déclaration échevelée, mais c’était
toujours ça de pris. Le génie du détachement d’Harrison Ford a
transformé la réplique en : « Je sais. » C’est tout. Les fans se disent
qu’il est bravache, que Solo plaisante jusque dans un moment
pareil, à la limite qu’il est mal dégrossi et ne sait pas se mettre à
nu. Il n’empêche que si l’on prend la réplique au sens littéral, il ne
l’aime pas forcément. Il a vu clair en Leia. Qui enfonce une porte
ouverte, par son aveu. Se contenter de lâcher «  Je sais  », c’est
courir le risque qu’elle comprenne  : «  Désolé, mais moi je ne
t’aime pas. On aurait pu s’amuser, mais on n’est pas vraiment fait
l’un pour l’autre. Ne me regrette pas. » N’oublions pas que Solo a
été congelé pour servir de test avant la capture de Luke, qui
devait être neutralisé dans la carbonite pour se voir transféré sans
encombre auprès de l’Empereur. Si un test se révélait nécessaire,
c’est qu’on ignorait si un être vivant s’en sortirait. Donc Solo allait
peut-être mourir, tout le monde le savait. Sa réponse à «  Je
t’aime » pouvait tout à fait se trouver être sa dernière parole. Tu es
un vaurien, une femme socialement et humainement
exceptionnelle te révèle qu’elle t’aime alors que tu n’as peut-être
plus que quelques secondes à vivre, et tu réponds : « Je sais. » Et
c’est fini. De deux choses l’une : ou bien tu n’as pas assez osé dire
« Je t’aime » durant ton existence, tu es un grand timide, et ça te
gêne que Vador et Lando écoutent. Ou bien tu n’as pas osé dire
« Je ne t’aime pas ». Nul doute que Lucas penchait plutôt pour la
première hypothèse. Et Ford, pour la seconde. La psychologie de
Solo a bien évolué depuis sa description dans le scénario de
l’Épisode IV : « Simple, sentimental et sûr de lui. » Sentimental ?…
«  Elle est merveilleuse, cette fille  ! s’écrie-t-il après avoir fait la
connaissance de Leia. Ou je vais la tuer, ou je vais l’aimer ! » Ni l’un
ni l’autre, finalement.
Pour son interprète, Han ne pouvait se montrer mièvre et pondre
un discours amoureux avant sa congélation. Peut-être, de surcroît,
avait-il décidé que Han n’était pas amoureux de Leia. Nous
devinons aujourd’hui que les relations entre Han et Leia dans le
deuxième film faisaient écho à celles de Harrison Ford et Carrie
Fisher pendant le tournage du premier. Ils avaient entretenu une
liaison discrète, elle s’était amourachée, pas lui. Terminé. Ainsi
soit-il à l’écran également, trois ans plus tard. En prenant
connaissance de la transformation de la réplique en «  Je sais  »,
Fisher aurait cessé d’adresser la parole à Ford pendant tout le
tournage.
Peut-être celui-ci a-t-il aussi songé que Solo ne devait pas
sembler trop sympathique avant de quitter, éventuellement, la
saga  : inutile qu’on le regrette trop… L’acteur n’avait jamais été
emballé par le personnage, et n’avait vraiment pas envie de
rempiler pour la conclusion de la trilogie. Prosaïquement, si le
contrebandier se retrouve en animation suspendue dans un bloc
de carbonite, vivant mais de façon précaire, c’est aussi pour
expliquer l’absence hypothétique d’Harrison Ford dans le dernier
volet. Désolé, il est mort pendant le transport  ! Ou bien il a
survécu mais pas moyen de le libérer, le voilà emmuré à jamais.
Pas de psychologie là-dedans, mais du pragmatisme de la part
de Lucas qui connaissait fort bien le gimmick de Ford dès
l’écriture du scénario du V : « Il faut tuer Solo ! »
La présence de Ford ou non était déterminante pour le VI. Sans
Solo, peut-être Leia pourrait-elle se consoler avec Luke, aucune
règle ne postulant encore le célibat des Jedi. Avec Solo, le couple
princesse/contrebandier devrait se renforcer : avoir remué ciel et
terre pour libérer l’homme qu’elle aime et rompre avec lui,
impossible  ! Pour enfoncer le clou après l’inclusion effective de
Ford au casting du troisième film, Lucas fera de Leia la sœur de
Luke. Et le baiser sur la base de Hoth n’aura été qu’une péripétie.
Les choses seront claires. En réalité, entre Han et Leia, pas tant
que ça, révélera Le Réveil de la Force. Lors de leur toute dernière
rencontre, elle lui dira : « Tu sais, Han, on a beau s’être beaucoup
affrontés, j’ai toujours détesté te voir partir. – C’est pour ça que je
filais. C’était pour te manquer. – Et tu m’as manqué. » Il ne répond
pas : « Tu m’as manqué aussi. », mais : « C’était pas si mal, après
tout. Hein ? On a même eu… du bon. – De l’excellent. – Y a quand
même des choses qui ne changeront jamais.  –  C’est vrai. Tu as
toujours su me rendre folle.  » Il la prend dans ses bras, mais ne
rétorque pas qu’elle l’ait jamais rendu fou. Pas même lorsqu’elle
osa, pour lui, se jeter dans la gueule de Jabba, et qu’elle s’occupa
seule de leur fils Ben attiré par le côté obscur, ainsi que d’une
Résistance à organiser contre un Premier Ordre auquel le
gouvernement de la Nouvelle République se refusait à croire.
Nous avons beau être habitués à Han comme mari modèle
auprès de Leia dans d’innombrables romans, le dépeindre dans
Le Réveil de la Force comme un type incapable de se stabiliser, de
verbaliser des sentiments profonds et peut-être même d’en
éprouver, était un pari risqué pour les spectateurs mais, à mon
avis, très bien vu.

La menace des peluches


Pour l’heure, place à La Revanche du Jedi, titre qui fera place au
Retour du Jedi, plus plat mais qui, du moins, n’induit pas d’esprit
de vengeance de la part d’un Jedi digne de ce nom. C’est peu dire
que le film est attendu. Les premières images que j’en vois en
1983 présentent une Leia en bikini enchaînée à Jabba, une grosse
limace ne ressemblant pas du tout à la tête de phoque jaune
entrevue dans les comics Marvel. Autour d’eux, une cour des
miracles pire que la cantina de Mos Eisley, comprenant même
des espèces de sangliers baveux à la hache. Et puis Luke, tout de
noir vêtu, encapuchonné comme un moine. Je feuillette la
traditionnelle adaptation en BD  : pas de bol, j’apprends que Leia
est la sœur de Luke et que… Vador meurt. Vador meurt  ? Mais
alors, que se passera-t-il dans l’Épisode VII ? Je suis un tout petit
peu déçu par le film, tout simplement parce que je veux tellement
en profiter que je bloque mes émotions. Les yeux écarquillés pour
profiter de chaque détail, je ne me laisse guère aller. D’ailleurs,
inaugurant une tradition que je respecterai dorénavant pour
chaque Star Wars, j’irai le voir deux fois. Légère déception aussi
parce que, comme tous les fans, j’ai tellement spéculé sur
l’histoire que je suis embarrassé qu’elle ne tourne pas exactement
comme je l’ai souhaité. L’univers infini se réduit aux dimensions
d’un film. Ça, Lucas n’y est pour rien.
De nombreux fans expriment de tout autres griefs. D’abord, le
film raconte deux histoires successives, le sauvetage de Han
phagocytant la première moitié du film avant qu’on renoue avec la
trame principale. Le retour sur Tatooine est enjolivé par la
pétaudière pittoresque de Jabba à l’époque où une surenchère
de monstres est peu commune au cinéma, mais gâché par la
sous-utilisation de Boba Fett, personnage plébiscité depuis
l’interlope Star Wars Holiday Special, et pourtant présenté sans un
mot de dialogue, sans duel réel contre Luke ou Han, connaissant
une mort accidentelle tout à fait stupide (et encore plus frustrante
aujourd’hui si l’on a visionné d’abord la prélogie, l’Épisode  II
laissant augurer une profondeur psychologique prometteuse pour
le chasseur de primes). La première BD post-Retour du Jedi éditée
chez Marvel s’empressera de ressusciter Boba… pour le tuer de
nouveau dans le même épisode, d’une manière aussi indigne de
lui ! L’univers Légendes, puis le Canon officiel depuis la reprise par
Disney, le déterreront pour des arcs narratifs plus ambitieux.
L’autre reproche majeur adressé à Lucas est la prééminence des
Ewoks. Que les troupes de choc les plus surentraînées de l’Empire
se prennent une fessée par des nounours, même
anthropophages, et que le stratège phénoménal Palpatine doive
la destruction du bouclier de l’Étoile de la mort à ces zigotos, là, il
y a du bantha poodoo dans le lait bleu. Si le message est que
l’âme du monde et la communion avec la nature auront toujours
le dessus sur la technologie, ou qu’il faut acheter des peluches à
l’effigie des Ewoks, c’est superfétatoire. Et puis, Leia sœur de Luke,
franchement, on croirait les comédies de Molière où, pour sauver
les convenances, contourner la censure ou tout simplement
faciliter artificiellement le dénouement, un des personnages se
révélait être providentiellement le fils d’un autre perdu de vue
depuis vingt ans. Lucas remet le couvert en matière de faute de
goût après l’Holiday Special.
L’essentiel n’est pourtant pas là. Il est dans le sort de Luke. La
tension monte d’un cran. L’apprenti Jedi n’a plus seulement son
père sur les bras, mais le fameux Empereur en personne. Enfin,
enfin, « il » est là. Extraordinairement inquiétant, à la fois échappé
de l’Ehpad et à deux doigts d’intégrer l’asile. On a peine à croire
que Vador s’agenouille devant lui. Son pouvoir ne peut pas
consister simplement à tirer les ficelles et pourtant, comme il se
plaira à le souligner auprès de Luke, il n’est pas armé. À moins
qu’il n’exécute des moulinets avec sa canne, on ne décèle pas sa
botte secrète. Et à l’époque, il n’est pas question de la Règle des
deux. On sait tout juste, selon des sources extérieures aux films,
que Vador est « un Sith » mais on ignore ce que c’est. La moindre
information est bonne à prendre en ces temps préhistoriques
d’avant Internet…
Luke a évolué. Au début du film, il a retrouvé une prestance et
une confiance étonnantes depuis son ramassage à la petite cuiller
dans les cumulus de Bespin. Il a renouvelé sa garde-robe pour
faire plus «  maître  », ses pouvoirs se sont une nouvelle fois
accrus, alors que peu de temps a dû s’écouler depuis L’Empire
contre-attaque. Il n’est visiblement pas retourné sur Dagobah.
Pourquoi non, d’ailleurs  ? Dans ce cas, qui l’a initié  ? S’est-il
contenté de méditer  ? Va savoir. Il place en son père un espoir
insensé qui sera d’abord déçu, comme celui de Rey, plus tard, par
Kylo Ren la livrant à Snoke. Et pourtant, le véritable retour du Jedi
n’est pas celui de Luke mais d’Anakin, revenu de l’enfer et d’une
parodie de vie pour mourir en homme libre et en père racheté.
Lando aussi se fait pardonner. Et Han, tant qu’on y est : il se laisse
dire « Je t’aime ». Incroyable ! En réalité parce que Leia l’épate et
qu’il est passé à deux doigts de la perdre suite à une estafilade de
pistolaser au bras. Mais vous avez vu, quand il la prend dans ses
bras au village des Ewoks  ? Comment Harrison Ford la tient à
peine et lui tapote le dos ? C’est de l’effusion, ça ? Quelque temps
plus tard, Solo est prêt à laisser choir Leia simplement parce qu’il
l’a surprise à parler avec Luke sous les étoiles («  Quand il
reviendra, je ne vous gênerai plus »). À parler ! Noble effacement,
ou manque d’intérêt profond  ? Encore une fois, si la version
habituellement acceptée penche pour la première hypothèse, et
si Lucas devait renforcer leurs liens puisque le frérot Luke était
maintenant hors course, un psychologue (enfin, moi) trouvera la
seconde plus réaliste et plus intéressante.
Et somme toute, le gentil le plus louche du film est bien ce vieux
farceur d’Obi-Wan, qui reconnaît avoir pour le moins joué sur les
mots « d’un certain point de vue… » Le pauvre n’y est pour rien si
originellement Lucas n’avait pas prévu l’intimité des liens entre
Vador et Luke !
La vallée de l’étrange

Biths, Gamoréens, Weequays, Wookies, Ithauriens, Toydariens, Twi’leks, Rodiens,


Ugnaughts, Ewoks, bulots placides à la Jabba ou ouistitis pervers à la Salacious Crumb,
Star Wars, dès la Trilogie, fait se croiser toutes sortes de races et d’espèces (enfin, pas
encore chez les humains avant l’auguste baron Calrissian). Il en va de même pour les
droïdes : protocolaires, mécaniciens, souris, médecins, en attendant les soldats de la
Prélogie et Rogue One (les « roger roger », droïdekass, vautours, et grandes tiges
inquiétantes à la K-2SO). Les métissages entre charnels et organiques sont monnaie
courante : prothèses chez Anakin et Luke, panoplie cyborg chez Vador (ou Valance dans
l’univers étendu). Certains robots dotés d’une personnalité à part entière se comportent
comme des humains, à l’image de C-3PO, R2-D2, BB-8, et K-2SO. Certains organiques
paraissent mécaniques, le plus Terminator de la bande étant Palpatine. Les
stormtroopers semblent de la chair à canon d’autant plus interchangeables qu’ils sont
masqués et anonymes, voire réduits à des matricules.
La perméabilité entre humains et droïdes atteint des sommets dans Solo, avec la
sympathie disons très prononcée de Lando pour L3-37. Et vice-versa, rassurons-nous.
Sur notre planète à nous, des robots érotiques sont d’ores et déjà commercialisés (avec
une apparence féminine, comme par hasard), et certains juristes spécialisés,
particulièrement en Asie, se cassent la tête pour savoir si des mariages officiels entre
humains et robots seraient prochainement envisageables. Il n’y a aucune raison pour
que de telles barrières sexuelles et sentimentales soient infranchissables vu la façon
dont certains parlent à leurs voitures, ou d’autres à une poupée gonflable. Les annales
des urgentistes comprennent déjà plus d’une prise en charge de patients blessés ou
coincés alors qu’ils câlinaient un aspirateur ou un tracteur (sic2 !). Lando peut donc fort
bien considérer L3 comme une compagne n’ayant rien à envier sur tous les plans à une
créature organique.
Et si l’on voulait s’abandonner à une histoire d’amour pour un robot3, peut-être le plus
grand obstacle sur notre route ne serait-il pas une trop grande dissemblance, mais une
similitude anormalement prononcée entre l’apparence d’un tas de ferraille et la nôtre, ce
que les chercheurs ont longtemps qualifié de « vallée de l’étrange », expression qui
désigne le malaise éprouvé lorsqu’un robot ressemble TROP à un humain. Il serait plus
facile d’éprouver de l’amitié, de l’amour ou du désir sexuel pour 3PO (oh, Seigneur !) que
pour la copie conforme d’un organique face à laquelle notre cerveau, flairant le pot-aux-
roses, ne saurait plus à quel saint se vouer. Il aime les choses claires : j’aime un robot,
j’aime un humain, mais pas un objet indéfinissable. L’hypothèse de la vallée de l’étrange
est débattue. Tous les goûts sont dans la nature, mais que sera la nature dans le futur ?
Star Vador
L’Épisode  IV était marqué par une dualité manichéenne  : la
courageuse Rébellion personnifiée par une princesse en robe
blanche contre le lâche Empire du Mal incarné par le sombre
Vador (Dark, in French), avec certes des personnages plus gris,
contrebandiers de leur état. Dans l’Épisode  V, cette dualité s’est
diffractée. Au couple Anakin vs. Vador succèdent de nouvelles
tensions. Si Vador est vraiment le père de Luke, alors on trouve
une nouvelle dualité en lui (Anakin/Vador), en Luke (va-t-il
rejoindre son père ou non), et en Obi-Wan (le vénéré patriarche qui
a menti sciemment à son protégé, après avoir laissé Anakin
devenir ce qu’il devait combattre). L’Épisode  VI marque la
résolution des tensions en Vador (qui redevient Anakin, sans
masque), en Luke (qui a refusé de mal tourner), et en Obi-Wan
(qui, «  d’un certain point de vue  », retombe sur ses pieds après
ses boniments poétiques sur la défaite d’Anakin). En terrassant le
Mal ou en l’arrachant de leurs tréfonds, en remportant la victoire
sur le côté obscur, tous nos héros, Luke en tête puisqu’il en est
l’archétype, ont surmonté la crise de l’explosif Épisode  V et
trouvent leur accomplissement dans la lumière, c’est-à-dire la
liberté, l’amour, la respectabilité.
Plus encore que le héros Luke qui achève sa quête de lui-même
(croira-t-on jusqu’à l’Épisode  VIII), Vador, lui, est encore la vraie
star du film. Ses motivations sont aussi impénétrables que les
traits de son visage derrière le masque. Retrouver son fils ? C’est
fait, mais parce que l’intéressé a choisi de se constituer prisonnier,
pour épargner ses amis (une fois de plus), et pour en finir avec
cette crise intérieure qui le taraude en secret (il ne s’est confié
qu’à Leia). Il invite papa à revenir dans le bon camp. «  Il est trop
tard pour moi, mon fils.  » Comment Vador va-t-il disposer de ce
rebelle de marque, à présent  ? L’utiliser comme instrument pour
Palpatine… ou contre Palpatine ? A-t-il compris que livrer le captif à
l’Empereur revient à signer son propre arrêt de mort  ? Que Luke
sera alors le nouvel apprenti et que lui, l’ancien, sera sacrifié  ?
Non, si l’on commence à visionner Star Wars par la Trilogie. Oui, si
l’on commence par la Prélogie. Car la Règle des deux y est
explicite : soit l’apprenti finit par tuer le maître pour le remplacer,
soit le maître se débarrasse de l’apprenti obsolète pour le
remplacer par du sang frais, tel Dooku remplacé par Anakin, c’est-
à-dire Tyranus par Vador. Quand Luke vient se livrer, le bras de fer
est court et les jeux sont vite faits : le fils ne basculera pas du côté
du père, et réciproquement. Vador en prend trop facilement acte,
et le livre aussitôt. Qui sait, dans la logique Sith, ce qui se serait
passé si Luke avait rejoint son père pour se ranger à ses côtés  ?
Les deux se seraient-il alliés pour abattre l’Empereur comme
l’espérait Vador  ? Luke aurait-il éliminé son père pour rester le
seul apprenti ? Vador aurait-il finalement trahi son propre fils pour
s’assurer les bonnes grâces de son maître  ? Que chacun rêve à
son Star Wars alternatif. Toujours est-il que, après le trépas de
l’Empereur dans l’Étoile de la mort en pleine panique, Luke craint
qu’il soit une nouvelle fois trop tard pour sauver son père. Qui
répond d’un bouleversant : « Mais tu l’as déjà fait, Luke… » George
Lucas a choisi une fin digne et dénuée d’ambiguïté pour Anakin.
L’agonisant montre un visage épuisé, empreint de lassitude de
vivre, mais aussi de soulagement d’avoir, enfin, fait le bon choix.
L’armure endommagée, le casque retiré, Anakin a tué Vador pour
redevenir humain. Donc, sensible, faillible et mortel. Et fier de son
enfant, comme il est sans doute fier de cette Leia qui lui a
héroïquement tenu tête sur l’Étoile noire. Il peut mourir en
souriant, le nouveau Jedi pleurant l’ancien. Tout est racheté par
cette larme.
On peut imaginer que Vador a toujours anticipé la victoire de
Luke. Peut-être les dés étaient-ils jetés au moment où il a appris
son existence, dans des circonstances qui ne sont pas dévoilées
officiellement dans les films. Sur Bespin, il était la Force tranquille
face au blanc-bec qu’il choisissait d’épargner pour le livrer à
Palpatine et/ou pour en faire son disciple tôt ou tard. Au large
d’Endor, il est difficile de comprendre comment le fiston agité et
grimaçant, attaquant comme un bourrin, a pu faire reculer son
père aussi facilement. Peut-être Vador a-t-il retenu ses coups.
Pure spéculation, évidemment. Mais au moment où son fils se
tortille sous les éclairs de Force, au moment où Vador peut lire la
souffrance sur son visage, peut-être perçoit-il un faible écho des
douleurs insoutenables que lui-même a connues dans la lave de
Mustafar, ce feu non purificateur mais infernal, qui ne cessera
jamais tout à fait de le consumer. C’est le spectacle de la défaite
de Luke qui provoque le déclic. Quelques minutes plus tôt, il
aurait pu décapiter son maître au lieu de bloquer l’attaque de son
fils. Mais il n’avait pas encore choisi de redevenir Anakin. Alors qu’il
avait jadis cédé au côté obscur pour Padmé, tuant le jeune Jedi
qu’il était, il cède au côté lumineux pour Luke, terrassant les vieux
Vador et Sidious à la fois. Tout est accompli. Le long pas de côté
d’Anakin Skywalker est terminé, le voyage au bout de la nuit
s’achève. De même que la jeune génération peut avoir raison et
n’est pas obligée de reproduire les erreurs de ses aînés, une
figure tutélaire peut reconnaître ses torts… avant de disparaître sur
le bûcher des vanités, mais avec les honneurs. OK, boomers ?
Alors voilà. L’Épisode VI se termine par un happy end en trompe-
l’œil. C’est une conclusion par défaut en l’absence d’un
Épisode  VII abandonné. L’Empire décapité va-t-il s’écrouler
comme un château de cartes, sans successeur valable aux Sith ?
L’amiral Thrawn introduit la décennie suivante dans les romans de
Timothy Zahn n’est même pas en projet. Luke va-t-il former de
nouveaux Jedi épaulé par son père, Ben et Yoda, puisqu’il peut les
voir ? Va-t-il avouer publiquement que Vador était son père ? Han
et Leia vont-ils se marier  ? Se consacrer tout entiers à la
refondation d’une démocratie, ou repartir à l’aventure  ? Dans les
années 1980, il faut se faire une raison  : ces questions
demeureront sans réponse. La décennie suivante, c’est l’Épisode I
qui s’annonce. On ne reverra jamais Luke, Han et Leia à l’écran.
N’est-ce pas ?

Les six vies de Star Wars


Star Wars présente ceci d’unique en son genre que plusieurs
ordres de visionnage sont possibles et que la perception de
l’histoire peut s’en trouver radicalement différente. C’est toujours
un dilemme pour les fans qui souhaitent faire découvrir l’univers à
leurs amis ou leurs enfants. Par quoi commencer ? Quelqu’un qui
regarde les films dans l’ordre des épisodes assiste à la chute
cataclysmique d’une République et de son héros, puis à
l’improbable retour de l’espoir. Quelqu’un qui regarde les films
dans l’ordre de leur sortie découvre une histoire qui a imprégné
toute la culture populaire, avant que les préquels ne répondent à
la curiosité générale. Du coup, les mêmes scènes ne véhiculent
pas la même charge émotionnelle suivant l’ordre de lecture. Par
exemple, le baiser de Leia à Luke sur Hoth peut donner lieu à  :
«  Tiens, elle rend Han jaloux, elle fait ce qu’elle veut de son
corps ! », ou à : « Eh, elle embrasse son frère ! »… Les attentes sont
complètement différentes : « Après les I, II, III, voyons la suite. Obi-
Wan rencontre Luke et lui parle de son père, mais reste pour le
moins évasif… Tiens… Bon. Voyons voir quel combat dantesque
attend Obi-Wan et Vador après le feu d’artifices de Mustafar. Quoi,
c’est tout ?… Oh, Vador sent que la Force est puissante chez Luke
qu’il poursuit dans l’espace mais ne l’a pas identifiée chez Leia
qu’il détenait prisonnière  ? Et comment Luke va-il réagir face à
son père  ? Ah, ça n’arrive qu’à la fin de l’Épisode  V  ! C’est trop
long  !  » Etc. Ou bien  : «  Après les IV, V, VI, cap sur la Prélogie.
Comment Anakin devient-il Vador  ? Qui est la mère de Luke et
Leia  ? Comment Palpatine prend-il le pouvoir  ? Comment Yoda
finit-il sur Dagobah ? » L’affaire se complique avec la Postlogie : six
visionnages sont possibles en jonglant avec les trois trilogies. Et
davantage encore en considérant les Star Wars Stories  : faut-il
regarder Rogue One et Solo entre le III et le IV ? Une saga unique,
vous dis-je !

2. Édouard Launet, Viande froide cornichons. Dans les Annales des sciences médico-
légales…, Points Sciences, 2006.
3. Serge Tisseron, Le Jour où mon robot m’aimera. Vers l’empathie artificielle, Albin Michel,
2015.
ÉPISODES I, II, III : LA TRILOGIE POLITIQUE
ou l’audace de Lucas

L’histoire en reflets inversés


Il a osé. De même que L’Empire contre-attaque n’était pas une
redite d’Un nouvel espoir alors que les fans s’en seraient
largement contentés, la Prélogie n’est pas un radotage de la
Trilogie originale. C’est même l’inverse. Les trois premiers films
portaient sur l’initiation de Luke Skywalker  : au terme de son
voyage, le héros a surmonté ses failles et ses doutes. Il est
accompli. Il peut supporter le poids d’un ordre Jedi et d’une
République ressuscités. Il a décapité l’Empire et, plus inouï
encore, ramené son père du côté lumineux, ressuscitant
(brièvement, hélas) le héros précédent. C’est grâce à lui,
comprendra-t-on dans la Prélogie, qu’Anakin revenu d’entre les
ombres a assumé son statut d’Élu en ramenant l’équilibre dans la
Force. Ou bien c’était lui, Luke, le véritable Élu. En tout cas, retour
à l’équilibre, à la normale, à la raison, à l’humanité, pour la Galaxie.
Les Épisodes I, II et III, alors que George Lucas a pris la peine de
revenir seul aux commandes du scénario et de la réalisation,
épousent une dynamique inversée jusqu’au vertige. Tout doit
s’écrouler. Tout doit disparaître. Tout ce qu’on va découvrir (la
République, les Jedi, les Padawan, Windu, Padmé…) doit mourir.
Les seuls survivants seront dissimulés  : Anakin méconnaissable
sous le masque de Vador, ses enfants indétectables sur Tatooine
ou Alderaan, Yoda dépérissant sur Dagobah, Obi-Wan se
desséchant sur Tatooine. Comme le tout-venant qui oublie en
vingt ans les Jedi sous l’effet de la censure impériale, C-3PO
n’aura plus de mémoire, et R2… on suppose qu’il en ira de même
pour lui, sinon il aurait raconté tellement de choses dans le IV  !
(Jar Jar  ? On devait voir son squelette sur Jakku mais l’autre
J. J., Abrams, aurait renoncé.) Seul restera Dark Sidious, qui ne fait
jamais rien comme tout le monde, mais défiguré, et enfoui sous
son capuchon. Les décors rutilants, le monde luxuriant de Naboo,
les parures parlementaires clinquantes, les armées de droïdes
omniprésentes, les vagues de clones, tout est enseveli, dispersé,
désactivé, bafoué, jeté après usage. Place aux tas de ferraille, aux
armures sales. La trilogie de l’effondrement généralisé,
simultanément à celui, particulier, intime, d’Anakin. Lucas
parachève son histoire dans les décombres, et cloue le bec aux
grincheux en cassant son jouet avec un Épisode III virtuose. Alors
qu’il s’agissait, dans la Trilogie originale, de trouver sa place dans
un monde merveilleux promis à la renaissance, les préquels
montrent comment perdre sa place dans un monde politique en
décomposition.
Si la Prélogie est d’abord fraîchement accueillie, surtout les
Épisodes  I et II, elle se voit aujourd’hui réévaluée. La deuxième
génération de fans rappelle ce qu’ils lui doivent. Elle suscite en
outre une certaine nostalgie au vu de la pantelante Postlogie.
Avec du recul, elle a quelque chose d’aussi révolutionnaire que la
Trilogie originelle puisque jamais personne n’avait consacré une
saga cinématographique pour montrer la chute, la monstruosité,
la déshumanisation d’un héros populaire et courageux qu’on a vu
grandir depuis l’enfance. Et personne ne l’a refait. Certes, on sait
pertinemment que viendra Un nouvel espoir. Mais celui qui incarne
l’espérance durant la Prélogie, l’Élu, trahit, massacre, n’est plus
qu’un pion, devient veuf, croit perdre son enfant, se voit mutilé,
asphyxié, transformé en machine et en symbole de terreur
publique. Ni le sort ni son créateur George Lucas ne sauraient
s’acharner sur lui davantage. Au cinéma, c’est proprement inouï.
D’une audace aussi folle que la genèse de l’Épisode IV. Un risque
aussi cavalier que la sortie de clous assumée de L’Empire contre-
attaque.
Malgré les maladresses, la lenteur de La Menace fantôme et les
séquences cul-cul de L’Attaque des clones, Star Wars monte d’un
cran  : ce n’est plus seulement un conte de fées avec ses
princesses, ses malandrins au grand cœur, ses paysans et ses
primitifs qui sauvent le monde, ses vieux maîtres zen pittoresques,
mais une fable politique ambitieuse qui nous démontre que,
attention, rien n’est jamais acquis, les civilisations sont mortelles.
Baissez la garde, laissez-vous gagner par la torpeur, la lâcheté,
l’aveuglement, et la démocratie s’évapore sous les
applaudissements. Les héros deviennent officiellement des
traîtres, le traître est un sauveur, l’Histoire est écrite par les
vainqueurs. Et si, à titre individuel, vous faites de mauvais choix,
l’effet papillon sèmera un chaos dépassant largement votre
propre personne. On ne peut pas ne pas comprendre. À chaque
fan de décider ce qu’il en fera. Un message plus que jamais
d’actualité, vingt ans après…

Anakin devient-il Vador par fatalité pure ?


Les Épisodes  IV, V et VI se focalisaient sur Luke, son parcours
initiatique, son choix du Bien, son libre arbitre. Tu as beau te sentir
paumé, géographiquement ou psychologiquement, tu peux
devenir exemplaire, une légende, voire une légende trop lourde
pour tes épaules, comme l’avancera le fort controversé
Épisode VIII. Il faut du courage, des amis, des mentors, une bonne
étoile peut-être… Mais si tu en as une mauvaise  ? Si une fatalité
s’attache à toi ? Si tu es pris dans un engrenage ? Ou si tu choisis
le Mal ? Es-tu un monstre, un malade, un fou ? C’est tout l’objet de
la Prélogie, axée sur Anakin le maudit.
Dans les premières tragédies grecques, cinq siècles avant Jésus-
Christ, du temps d’Eschyle (auquel on attribuerait l’invention de
trilogies au théâtre, tiens !), le héros connaît les pires maux de par
la volonté des dieux qui l’ont pris en grippe, ou sous le diktat du
Destin qui en a décidé ainsi de manière impénétrable, sans raison
dévoilable à quiconque… ou sans raison, peut-être. Tel Œdipe, on
n’échappe pas à la fatalité. Ce qui doit arriver arrivera, nous
sommes des marionnettes. Nos révoltes contre la fatalité ne sont
que des détours provisoires vers des passages obligés (à
supposer qu’elles n’aient pas elles-mêmes été écrites de toute
éternité). Mais une nouvelle vague de tragédies incarnée par
Sophocle et Euripide change rapidement la donne. Désormais, le
héros endosse une large part de responsabilité. Il pèse le pour et
le contre, se trompe parfois, s’interroge sur l’implacabilité du
destin, mais il agit et peut déjouer les circonstances, pour le
meilleur et pour le pire. La psychologie fait irruption  ! Désormais
Œdipe est aussi victime de lui-même, de sa démesure (hubris), et
de son aveuglement volontaire avant même de se crever les
yeux. C’est le canevas qu’on retrouvera encore chez Shakespeare
(Star Wars se prêtera fort bien, sous la plume de Ian Doescher, à
une adaptation en mode élisabéthain4).
Qu’en est-il d’Anakin ? Une prophétie pourrait le concerner, mais
l’impétueux Qui-Gon Jinn est bien le seul à en mettre sa main au
feu : « La Force a voulu qu’on le découvre. Je n’ai pas de doute à
ce sujet.  » Il a eu le coup de foudre pour le gamin et n’en
démordra pas. Clairvoyance ou aveuglement  ? Qui-Gon est
l’Oracle  : comme dans la culture grecque, il se veut un simple
réceptacle de la volonté supra-humaine (ici, la Force). La
prophétie provoque une cascade d’événements (il en ira de
même dans les jeux vidéo et comics consacrés aux Chevaliers de
l’Ancienne République, où des Jedi déclenchent une catastrophe
en voulant empêcher l’accomplissement d’une prophétie).
Si Qui-Gon a raison, les événements à venir s’inscrivent dans une
fatalité. Tout est écrit. Anakin rétablira l’équilibre dans la Force,
quoi qu’il fasse et quoi qu’il arrive. Même s’il devient Sith
entretemps, causant la chute de la démocratie et la disparition
des Jedi. Il aura beau faire son détour, la Force, après un coup de
balancier du côté obscur, aura le dernier mot dans l’Épisode  VI.
Elle a choisi ce garçon pour accomplir sa volonté. Peut-être
même l’a-t-elle créé directement dans le ventre de sa mère Shmi,
allez savoir.
Mais si Qui-Gon a tort, tout va s’enchaîner au hasard. Anakin sera
un Jedi comme un autre. S’il accomplit la prophétie, ce sera par
accident, pour un résultat tout provisoire (coucou, Palpatine
ressuscité !). Ou si ce n’est toi, c’est donc ton fils : l’Élu ne sera pas
Anakin, mais Luke. Alors, qui provoque exactement l’effondrement
de l’Empire ? Anakin, en se retournant contre Palpatine ? Ou Luke,
en décidant son père à le faire  ? George Lucas seul détient la
réponse… à supposer qu’il ait tranché. Techniquement, c’est bien
Anakin puisqu’il pousse l’Empereur dans le vide de ses propres
mains.
Cette histoire de prophétie est d’autant plus viciée que,
franchement, quel besoin de rétablir l’équilibre dans la Force  ?
Elle n’est pas assez grande pour le faire elle-même  ? Elle n’est
pas assez équilibrée, à l’époque de La Menace fantôme, avec les
Sith disparus depuis mille ans et le côté obscur en filigrane
seulement  ? Il faudrait les mêmes doses de lumière et de
ténèbres pour que tout soit bien  ? Il y aurait trop de lumière
actuellement  ? Dans ce cas, gare à la pirouette, Anakin rétablit
l’équilibre de la Force en devenant Vador. La prophétie s’accomplit
par la disparition des Jedi à la fin de l’Épisode  III, et non par la
nouvelle disparition des Sith à la fin du VI grâce au retour du Jedi
Anakin. Bref, ça n’est pas clair. Pour un équilibre digne de ce nom,
il faudrait des Jedi ET des Sith. Du Yin ET du Yang. Du Bien ET du
Mal. Au début de l’Épisode  I, personne ne sait que les Sith
préparent leur retour en coulisses. Pourquoi chercher un
hypothétique équilibre, c’est-à-dire à ressusciter les Sith  ? Ou
alors on anticipe le retour du côté obscur et on forme Anakin pour
qu’il puisse, le moment venu… faire quoi  ? Mater les Sith  ? Mais
alors il n’y aura pas d’équilibre, avec la suprématie de la lumière.
Qui-Gon, Qui-Gon, cette histoire d’Élu ne tient pas debout  !
Pourquoi prendre le risque de placer au premier plan un gamin
qui s’annonce incontrôlable pour contrôler une situation qui n’a
pas besoin de l’être  ? Tu peux nous le dire, Qui-Gon  ? Eh non,
parce que de surcroît ton attachement au mythe de l’Élu t’a coûté
la vie. Et le fougueux Obi-Wan doit ignorer ses légendaires
mauvais pressentiments et se dépatouiller avec le petit Ani. Yoda
prendra l'initiative d’enseigner à Obi-Wan comment communiquer
avec son défunt maître… une fois qu’il sera trop tard, à la fin de
l’Épisode III !
En un mot, l’hypothèse de la Fatalité comme dans les premières
tragédies grecques (Anakin EST l’Élu et accomplira la prophétie
d’une manière ou d’une autre, point final) ne mène pas à
l’exécution d’un projet harmonieux conçu par la Force, mais
provoque une pagaille d’anthologie. «  Toujours en mouvement
est l’avenir », bon sang ! C’est la seule prophétie qui vaille !
La version Anakin marionnette de la Force ou du destin, fétu de
paille impuissant contre les puissances célestes, paraît
décidément ne pas expliquer grand-chose. Il devient Vador parce
que c’est comme ça. Et redevient Anakin pendant les dernières
minutes de son existence, pour le même motif. « On » l’a décidé
en haut lieu. Il n’a exercé son libre arbitre que pour essayer de
résister. En pure perte. Comme dans les tragédies d’Eschyle… ou
comme dans sa vie et sa mort, au malheureux Grec. Car vous
savez comment il a fini, Eschyle, paraît-il  ? On lui prédit qu’il
mourrait d’une blessure à la tête occasionnée par la chute d’un
projectile. Alors, toutes affaires cessantes, il courut vivre dans le
désert. Aucune habitation, aucun arbre  : tranquille. Mais un aigle
passant dans les cieux lâcha malencontreusement sa proie, une
tortue… qui tomba sur Eschyle et fractura son crâne chauve.
L’histoire, apocryphe bien sûr, illustre la vanité supposée du libre
arbitre. Dans cette perspective, Anakin est condamné dès sa
rencontre avec Qui-Gon. Et même, dès sa conception
miraculeuse. Nul ne saura jamais pourquoi ni comment. On peut
difficilement faire plus frustrant.

4. Ian Doescher, série William Shakespeare’s Star Wars  : Verily, A New Hope (2013), The
Empire Striketh Back (2014), The Jedi Doth Return (2014), The Phantom of Menace (2015),
The Clone Army Attacketh (2015), Tragedy of the Sith’s Revenge (2015), The Force Doth
Awaken (2017), Jedi the Last (2018), The Merry Rise of Skywalker (2020).
Le libre arbitre, c’est consentir ?

En 1983, Benjamin Libet, chercheur à l’université de Californie à San Francisco, se livre


à une expérience dont on n’a pas fini de parler quarante ans plus tard. Il demande à des
volontaires de repérer précisément, sur une horloge, le moment où ils se décident à
presser un bouton. Or à leur insu, invariablement, les sujets choisissent d’appuyer alors
que leur cerveau a DÉJÀ initié la commande motrice. La décision vient après l’initiation
du mouvement. Nous croyons décider, nous ne faisons qu’entériner. Nous arrivons après
la bataille en nous croyant responsables. Jusqu’où extrapoler cette expérience ? Peut-on
comparer les mécanismes à l’œuvre lorsque je décide de presser un bouton et quand je
choisis ma destination de vacances, ou ce que je dois faire de ma vie ? Sans doute non,
mais où est précisément la frontière ? Et si je n’avais d’autre libre arbitre que celui de
consentir à ce que me dictent mon cerveau ou les circonstances ?5
L’hypothèse que notre libre arbitre consent à ce que nous avons déjà fait, et pas
l’inverse, rappelle que, quelles que soient les belles histoires qu’on se plaît à se raconter,
nos actes déterminent nos croyances, et pas l’inverse. Nous agissons d’abord, nous
choisissons ensuite. Des expériences en psychologie sociale ont abondamment montré
que, en matière de persuasion, le discours, le raisonnement, l’argumentation, la force de
conviction, comptent moins que l’incitation à agir, même pour un résultat en apparence
anodin6. Je me définis à travers ce que je like, ce que j’achète, ce que je dis
publiquement. Et ce que je fais. Si nous avons tous développé une fibre écologique, c’est
parce que nous sommes informés, bien sûr. Mais c’est davantage encore parce que
nous avons pris l’habitude, au quotidien, de trier les déchets, par exemple. Je trie, je
prends garde à ne pas polluer, j’ai signé une pétition d’un seul clic pour mieux lutter
contre le réchauffement climatique, DONC je peux me définir comme sensible à
l’écologie. Et non pas : je suis sensible à l’écologie, DONC je trie mes déchets. S’il avait
fallu attendre qu’au terme de multiples raisonnements je décide de me définir comme
écologiste et qu’ensuite, par voie de conséquence, j’adapte mon comportement, on y
serait encore, tant nous sommes tous les champions des résolutions non respectées.
C’est dérangeant mais, dans cette perspective, Anakin ne se dira pas : « Je suis Sith,
DONC je choisis de neutraliser Maître Windu pour sauver Palpatine. » Il neutralisera
Maître Windu pour sauver Palpatine, DONC il se dira Sith.

Anakin devient-il Vador par folie ?


La folie est une explication plus raisonnable que les
impénétrables desseins de la Force… Encore que. La folie a bon
dos quand elle constitue une variation sur le thème de la fatalité :
dans ce cas, Anakin ne tourne pas mal parce que les dieux ou en
l’occurrence la Force l’ont programmé pour cela, mais parce que
ses gènes ou ses traumatismes le lui ont dicté. De même que le
ver est dans le fruit parce que Palpatine obtient
démocratiquement les pleins pouvoirs, dernière étape avant
l’Empire, Anakin porte en lui une grenade dégoupillée, la folie, qui
explosera au choc de trop, ou bien parce qu’un expert aura trouvé
le mode d’emploi pour l’actionner de l’extérieur. Ani est
potentiellement fou, et sa folie libérée, éclatant au grand jour, fera
de lui un seigneur Sith. Le travail de Sidious consiste à repérer la
faille et à lui asséner un bon gros coup au moment opportun : les
fêlures structurelles, internes, cachées, se transforment en failles
béantes qui font voler en éclats la personnalité, le sens commun,
la destinée apparente du Jedi vulnérable. De craquelures on
passe aux blocs dissociés. De lézardes aux ruines. Identifier le
maillon faible pour disloquer les chaînes de la logique, de
l’éthique, de la responsabilité. Le baiser du lépreux.
Dans cette hypothèse, quel est ce grain de folie latente qui sert
de levier à Palpy pour faire exploser en vol le jeune Skywalker  ?
Le trouble de la personnalité borderline est le diagnostic en
vogue chez les psys qui s’intéressent à Star Wars. En 2010, l’un
d’eux, Éric Bui, chef de clinique à l’hôpital de Toulouse, a même
signé un article dans la prestigieuse revue Psychiatry Research, ce
qui lui a valu une couverture médiatique conséquente7. Ses
arguments  : une personnalité borderline se caractérise par une
extrême difficulté à canaliser ses émotions sur fond de peur de
l’abandon. Tout comme Anakin avec la perte de sa mère. Je me
souviens de l’excitation et de la déception que j’ai simultanément
éprouvées en voyant L’Attaque des clones pour la première fois,
lors de la scène où Anakin traverse le désert en speeder pour
aller secourir Shmi, alors que nous avons compris, comme lui,
qu’il est trop tard. Voilà enfin le moment où le héros va se laisser
déborder par le côté obscur ! Ouf ! Mais tout ça parce qu’il perd sa
môman  ? En fait, non. Et pourtant, il s’agit du premier coup de
boutoir massif au code Jedi, et tout simplement à l’éthique propre
à un humain qui se respecte. Massacrer une tribu, femmes et
enfants compris, n’en éprouver aucune culpabilité et le confesser
sans fard à la femme qu’on aime, c’est plus qu’un aléa, même
quand notre mère a été enlevée, brutalisée  –  et sans doute
violée  –  par une bande de pillards. La Revanche des Sith plaide
aussi pour le bouillonnement émotionnel d’Anakin avec l’angoisse
de perdre Padmé en couches, de laisser périr le Chancelier pris
en otage, la sèche exécution de Dooku, puis le paroxysme des
horreurs et des règlements de compte sous la nouvelle identité
de Vador.
L’imprévisibilité et la radicalité des débordements émotionnels
n’est pas la seule caractéristique des borderline. Il en est une
moins connue mais tout aussi significative dans le cas d’Anakin : la
quasi-incapacité à discerner le vrai du faux. Anakin croule sous les
questions dans les Épisodes  I et II, et plus encore dans La
Revanche des Sith. Est-il vraiment l’Élu  ? Aurait-il vraiment pu
sauver Shmi  ? Peut-il vraiment aimer Padmé  ? Est-il vraiment
digne d’être ordonné maître Jedi ? Assiste-t-on vraiment au retour
des Sith en embuscade ? Y a-t-il vraiment un complot Jedi pour
renverser la République  ? Doit-il vraiment espionner Palpatine  ?
Padmé est-elle vraiment en sursis  ? Peut-il vraiment la sauver  ?
Doit-il vraiment prendre le risque de frôler l’art des Sith pour le
faire  ? Doit-il vraiment dénoncer Palpatine  ? Doit-il vraiment
sacrifier Mace Windu  ? Et ce n’est qu’un début  : pouvait-il
vraiment épargner les Padawans, douter de l’amour de Padmé  ?
L’a-t-il vraiment tuée  ? L’émotion n’est qu’un aspect du trouble
borderline. Les questions insolubles, exacerbées, à jamais sans
réponse assurée, se trouvent aussi au premier plan.
Mais attention  : nous parlons ici d’un trouble de la personnalité.
Ce qui relève non pas d’une maladie mentale au sens propre,
mais de particularités à la limite de la pathologie, nuance. En
d’autres termes, même en acceptant le diagnostic de borderline
pour Anakin, nous soulignons des dysfonctionnements, pas une
incapacité permanente à se contrôler, ni un éloignement
psychotique de la réalité. Les explosions sporadiques d’Anakin et
sa peur panique de l’abandon n’en auraient pas fait un Sith en
puissance dans un contexte politique moins troublé, ni sans
l’influence de Sidious. Aucune maladie mentale au monde ne
condamne à un déferlement de violence et à une transformation
irréversible et radicale. Encore moins un « simple » trouble de la
personnalité. La santé mentale fragile d’Anakin ne le fait pas
succomber à un autre type de fatalité que les voies de la Force.
C’est tout au plus une circonstance atténuante, un handicap initial.
La grenade dégoupillée aurait très bien pu n’être qu’un pétard
mouillé, faire pschitt. Comme nous ne sommes pas dans la
tragédie grecque primitive, un fou peut s’en sortir.
Le destin d’Anakin n’est peut-être pas dicté par la Force. Ni par la
santé mentale. Ni par des traumatismes, comme la mort de Shmi.
Personnellement, je pense que le propos de George Lucas est
infiniment plus dérangeant et plus puissant SANS qu’on dégaine
un diagnostic psychiatrique (borderline, bipolarité, narcissisme, on
peut discuter longtemps). Le sort d’Anakin nous prend aux tripes
parce qu’il n’est PAS condamné à devenir Vador. Il n’est PAS
maudit. Il n’est PAS fou. Malgré ses pouvoirs de Jedi, il est comme
tout le monde. Plus exactement, c’est quelqu’un de bien qui va
être capable du pire. Comme chacun de nous. Nous ne sommes
pas les spectateurs détachés d’un humain perverti qui révèle sa
monstruosité. Nous éprouvons de la compassion pour lui, parce
que nous aurions très bien pu agir comme lui. Nous le
comprenons. Anakin, c’est nous. Bravo, George !

5. Michael S. Gazzaniga, Le Libre arbitre et la science du cerveau, Odile Jacob, 2013.


6. Voir le classique Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens par Robert-
Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois, Pressus Universitaires de Grenoble, 1re éd. 1987.
7. Eric Bui et al., « Is Anakin Skywalker suffering from borderline personality disorder ? »,
Psychiatry Research, janvier 2011, vol. 185 (1-2).
Dégénérés et criminels-nés

À la fin du XVIIIe siècle, à Vienne, le Dr Franz Joseph Gall (1758-1828) mène des
observations qui vont le conduire à élaborer la phrénologie, ou science des bosses du
crâne. Dans cette perspective, nous avons tous des bosses crâniennes plus ou moins
protubérantes qui sous-tendraient nos aptitudes et qualités. La fameuse bosse des
maths, bien sûr, mais aussi de l’amitié, de la religion, et près d’une trentaine d’autres.
Parmi elles… la bosse du crime ! La phrénologie reste très appréciée des cercles
littéraires et médicaux pendant une cinquantaine d’années en Europe occidentale et aux
États-Unis.
La notion de dégénérescence, elle, apparaît dans la psychiatrie française en 1857.
Selon le médecin rouennais Bénédict-Augustin Morel (1809-1873), les dégénérés
s’éloignent de la pureté de la race et donnent naissance à des lignées de plus en plus
inaptes. Les maniaques et mélancoliques (ancêtres des bipolaires et dépressifs)
engendrent des déments précoces (les schizophrènes, en langage d’époque), qui
enfantent eux-mêmes des idiots (retardés mentaux), fort heureusement stériles. En
cause, trois éléments : les aléas de l’hérédité, les effets pervers du progrès
(industrialisation, règne des masses, paupérisme, alcoolisme) et l’expiation du péché
originel. Trente ans plus tard, sous l’égide de Valentin Magnan (1835-1916), médecin à
l’hôpital Sainte-Anne, à Paris, une seconde théorie de la dégénérescence dédaigne la
dimension théologique.
À Pavie, en 1876, le Dr Cesare Lombroso (1835-1909) intéresse toute la communauté
médicale en étudiant les « criminels-nés ». Ceux qui, par les malheurs de l’hérédité, sont
voués à devenir de la racaille. S’ils n’y sont pour rien, ils n’en restent pas moins nocifs.
Lombroso introduit une lueur d’espoir en affirmant qu’un dégénéré peut recouvrer une
certaine dignité en devenant un grand artiste. Émile Zola est par exemple considéré
comme un dégénéré qui a réussi. Au XXe siècle encore, les théoriciens nazis feront la
chasse aux dégénérés en tout genre, à commencer par les Juifs. Le développement de
la génétique va inférer de telles théories, ou presque (chassez le surnaturel, il revient au
galop) : dans les années 1960, des généticiens attribuent la criminalité à la présence
d’un chromosome X surnuméraire. Faut-il préciser qu’il n’en est rien ?
De par leur taux de midi-chloriens, les individus favorisés naturellement par la Force
sont-ils des Jedi-nés ou des Sith-nés ? Ah, on me signale dans l’oreillette que le
professeur Lucas a suspendu ses travaux…
À lire : Jean-François Marmion, Histoire
de la psychologie, Sciences Humaines, 2022.

Anakin, c’est toi…


… et moi. Le fan de Star  Wars type. Esclave rêvant d’aventure,
Anakin connaît à peu de choses près la future situation de Luke. Il
rêve de ne pas croupir dans un environnement qui n’est pas fait
pour lui. Il a envie de rigoler avec ses copains, de tomber
amoureux d’une providentielle étrangère venue du ciel, de botter
les fesses de ce kéké de Sebulba, d’en finir avec l’esclavage et les
autres injustices, de s’inventer un ami imaginaire plus intime (en
l’occurrence C-3PO, capable de s’adapter à six millions de formes
de communication, ce qui augmente les chances pour que
quelqu’un le comprenne, même une machine !). Car oui, il se sent
seul, malgré sa mère et sa petite vie sociale. Il se sent seul et en
colère parce qu’il pense que personne ne peut le comprendre.
N’est-ce pas le portrait de l’ado que nous avons tous été ?
Anakin présente certaines particularités. Il sent des choses, il en
prévoit, il n’a pas de père, il n’en a jamais eu, il est venu comme
ça, sur Tatooine, un trou ultra périphérique dirigé par un clan
d’escargots de Bourgogne mafieux. Et tout à coup, il sauve la mise
du grand échalas Qui-Gon pas doué en mécanique qui se trouve
être un chevalier  ! Qui le juge digne de lui  ! Qui voit en lui une
singularité bourrée de midi-chloriens jusqu’à la fange ! Et le petit
Ani part avec lui, et la fille qu’il prenait pour un ange ! On le traite
en messie, en héros de futurs événements cosmiques ! La grande
histoire s’invite dans sa vie  : il est haut comme trois pommes et
côtoie les plus grands, le conseil Jedi, les parlementaires de
Coruscant, au centre de la Galaxie  ! Rencontre les plus hautes
sommités spirituelles… qui le rejettent. Qui doit-il croire  ? Cela
valait-il la peine d’abandonner sa mère à son sort  ? Tout le
dépasse, il ne maîtrise rien. À quoi bon maîtriser, d’ailleurs ? Qui-
Gon affirme qu’il est l’Élu d’une prophétie obscure et qu’il est
impératif de le former pour qu’il accomplisse au mieux sa
destinée grandiose. Or le seul qui témoignait pour lui d’une
confiance absolue se fait tuer. Sitôt trouvé, sitôt perdu. Béance. Le
petit garçon est recueilli par un plus jeune maître, le foutriquet
Obi-Wan, qui le prend sous son aile par devoir, et non par
conviction. Anakin est à la fois un surdoué qui pense, sent et agit
différemment, et un enfant ordinaire et vulnérable, entraîné dans
des spirales d’événements, jugé, balloté, alors qu’il n’a rien
demandé.
Il fait ce qu’il peut pour ne pas décevoir, apprend, se sent brimé
et incompris par Obi-Wan, un brin jalousé, mais traité en petit
frère, aussi. Un prodige, vu comme un sale gosse. Un authentique
héros capable de prouesses et de sauver la vie de son mentor,
mais qu’on traite comme un Sith potentiel. Son amour pour
Padmé va tout changer. Il tient son trésor, sa consolation, sa
forteresse intérieure. Pourtant il n’a pu sauver sa mère malgré sa
promesse. Pire, il a négligé de venir la libérer, et lorsqu’enfin il se
donne la peine de revenir, elle meurt dans ses bras. Si la même
chose arrivait à Padmé, il ne se le pardonnerait pas. Que ferait-il ?
Lui-même n’en sait rien sans doute. Dorénavant, l’amour qui lui
donnait le dessus sur tous les tiraillements et les obstacles
possibles pourrait aussi causer sa plus grande détresse, abyssale,
insondable, s’il arrivait malheur à Padmé. Et c’est ce qui se profile,
dans des visions qu’on devine instillées par Sidious. Anakin ne
peut s’en ouvrir à Obi-Wan ni à aucun autre maître, son union
étant prohibée par le dogme Jedi. Et il n’a aucune raison de
minimiser l’importance de ces avertissements, lui qui baigne
depuis une douzaine d’années dans des débats relatifs à une
prophétie le concernant. Lui qui avait mis dans le mille en sentant
Shmi en danger… On ne badine pas avec les visions ! Pire encore,
Padmé est enceinte : avec elle, Anakin pourrait perdre un enfant,
donc ses deux raisons de vivre à la fois. Son meilleur confident,
son nouveau père symbolique après Qui-Gon Jinn, est un Sith : il
le découvre, ou plus exactement il l’apprend quand Palpatine le
décide. Faut-il être un malade mental pour péter les plombs avec
une telle histoire personnelle  ? Souvenons-nous qu’Anakin n’agit
pas de façon désincarnée comme un pur esprit pesant le pour et
le contre, mais qu’il doit maîtriser en permanence ses émotions,
surmonter ses deuils, mener des combats terribles sur le front
des opérations, s’interroger sur son devoir et sur la Force, tout
cela sur fond de trame cosmique, mystique et historique. En
outre, il doit composer avec un manipulateur de génie.
Anakin est tiraillé entre un désir de normalité (un grand amour
unique, une famille) et une volonté de puissance transcendant sa
condition humaine (devenir l’Élu qui mettra fin au conflit et qui,
cerise sur le gâteau, assurera personnellement l’ordre politique, la
fin justifiant les moyens). Il veut être comme tout le monde, et
comme personne. Il se sent un génie et a tout à apprendre. Il a un
idéal, se sait capable de l’accomplir, mais Padmé elle-même ne le
laisserait pas faire. Or il ne peut courir le risque qu’elle le quitte.
Après Tatooine, il est de nouveau esclave. De son plein gré. Par
amour. Condamné à ne jamais se réaliser. Tous, garçons ou filles,
avons été confrontés à cette tension entre d’une part le désir de
réalisation, de prendre les problèmes du monde à bras-le-corps,
de se sentir des ailes, de l’énergie, de la sagacité, et d’autre part la
résignation à l’ordinaire, au conformisme, au possible, à ce qui se
fait et ne se fait pas. Cette tension entre l’élan et l’arrêt brutal,
entre le don de soi et le renoncement.
Et tout s’accélère. Le conseil Jedi humilie Anakin sans raison,
malgré plus de dix ans de bons et loyaux services et à ronger son
frein : il ne sera pas un maître. En revanche, il est bon à jouer les
traîtres, les mouchards, auprès du vénérable Chancelier qu’il croit
encore irréprochable. À  quoi jouent Yoda, Windu et les autres,
empêtrés dans leurs propres contradictions, qui s’occupent de
paix mais ont viré aux généraux d’armées de clones, qui soufflent
le chaud et le froid pour faire du plus brillant Jedi un Judas,
champions toutes catégories de l’hypocrisie avec le Chancelier
alors qu’ils demandent de mentir et dissimuler pour le tenir à
l’œil  ? Et à quel jeu joue Palpatine, le pompier pyromane qui
déclenche une guerre et arme les séparatistes pour mieux se
changer en potentat détenteur des pleins pouvoirs, et en martyr
d’un futur faux complot Jedi ? Qui est irréprochable ? Qui suivre ?
Dans le doute, pour Anakin, la vie de Padmé et son enfant étant
en jeu, la priorité s’impose. Tout pour eux deux.
Sommes-nous si sûrs de ce que nous aurions fait à sa place  ?
D’un côté une République affadie par sa propre obésité, une
démocratie gangrenée par la corruption et l’immobilisme, un
édifice institutionnel pourri de l’intérieur, vermoulu, en
décomposition avancée, à sauver sans enthousiasme, et de l’autre
un savoir et un pouvoir réservés à une élite, la possibilité de
régénérer la galaxie, d’en finir avec le désordre, de savourer la vie
éternelle avec sa famille  : pressé par l’accélération des
circonstances, sommé de choisir en une seconde entre le parti de
Mace Windu, qui s’est toujours méfié de nous, et du paternaliste
Palpatine, qui a joué franc-jeu en se dévoilant, qui avait prévu
l’offensive Jedi et qui nous implore, à terre, défiguré… qui de nous
peut jurer que jamais, au grand jamais, il n’aurait imité Anakin  ?
Que celui qui n’a jamais été amoureux, ni écœuré par la politique,
ni soucieux d’entreprendre de grandes choses, ni rendu
vulnérable par un engrenage de catastrophes, lui jette la première
pierre.
L’histoire de George Lucas, à mon avis, est infiniment plus
prenante si Anakin n’est pas un monstre, un déséquilibré, le jouet
de la fatalité, mais simplement un jeune idéaliste soucieux de
bien faire, comme le sont toutes les belles personnes à son âge.
Quelqu’un de bien.
Le Mal expérimental

Le début des années 1960 est marqué par le procès d’Adolf Eichmann, l’un des maîtres
d’œuvre des camps de concentration, qui réactualise la formule employée par Albert
Speer au procès de Nuremberg : « Je suis responsable, mais pas coupable. » Sa ligne
de défense instaure qu’il ne serait aucunement un monstre mais un homme ordinaire, un
fonctionnaire consciencieux, qui n’aurait fait que suivre les ordres. D’où la théorie de la
banalité du mal avancée par la philosophe Hannah Arendt (1906-1975) : n’importe lequel
d’entre nous serait susceptible de se transformer en bourreau si les circonstances, la
hiérarchie, ou l’air du temps l’exigent.
C’est pour vérifier cette hypothèse que Stanley Milgram, professeur de psychologie
sociale à Yale, entreprend en 1961 l’expérience qui restera la plus célèbre dans toute
l’histoire de la psychologie. Des volontaires on ne peut plus ordinaires sont recrutés et
rémunérés 4 $ pour participer, croient-ils, à un programme de recherche sur la mémoire.
Chaque sujet doit faire apprendre des paires de mots à un cobaye désigné par tirage au
sort comme élève, aussi normal que lui. Les deux se rencontrent et sympathisent
brièvement avant que chacun gagne une pièce différente. Quand le cobaye se trompe en
associant de mauvais mots, son professeur doit lui envoyer une décharge électrique.
Plus forte à chaque fois. Et bientôt, potentiellement mortelle. Le cobaye ne cesse de se
tromper, puis hurle de douleur, supplie son professeur de tout arrêter. Tous les
volontaires acceptent d’envoyer plusieurs décharges. Ceux qui ont envie de céder aux
supplications du cobaye se voient intimer par le psychologue, figure d’autorité, de
poursuivre. Tous les sujets envoient ainsi des décharges d’au minimum 300 V. Les deux
tiers de ces volontaires tout à fait ordinaires, même en protestant franchement, acceptent
finalement d’infliger la décharge maximale de 450 V au pauvre bougre. Ce dernier, bien
sûr, n’est qu’un comparse de Milgram et feint l’électrocution. Mais certains continuent si
bien sur leur lancée qu’ils lui envoient encore des décharges mortelles alors qu’il ne
réagit plus ! Selon Milgram, ces braves gens se trouvent dans un état dit agentique, où
ils abdiquent toute responsabilité en faveur de la figure d’autorité du scientifique.
L’expérience a été reproduite des dizaines de fois, y compris dans la réalité virtuelle,
donnant toujours le même résultat : deux tiers de gens sans histoire se transforment en
bourreaux, voire en exécutants, sous des prétextes futiles. Sans froideur à la Eichmann,
mais avec un résultat tout aussi inquiétant8.
En 1971, Philip Zimbardo, ami de Milgram et professeur de psychologie à Stanford,
entend vérifier à sa manière le rôle déterminant du contexte dans la genèse de la
banalité du mal. En été, la fac étant déserte, il aménage le sous-sol du département de
psychologie en prison. Il recrute des étudiants payés 15 $ par jour et dont certains vont
jouer le rôle de prisonniers, et d’autres, celui de gardiens. Dès le premier jour, les
gardiens brutalisent et humilient les détenus. Les débordements vont si loin, ces jeunes
gens ordinaires prenant leur rôle tellement à cœur, que l’expérience, qui devait durer
deux semaines, doit être interrompue au bout de six jours.
L’expérience de Milgram a servi de principe à une fausse émission française de télé-
réalité, en 2010. Les résultats ont été encore plus spectaculaires : 80 % des volontaires
étaient prêts à délivrer une décharge potentiellement mortelle à un apprenant… alors
même qu’ils se savaient filmés et croyaient devenir célèbres ! La prison de Stanford,
pour des raisons éthiques, n’a jamais été reproduite… sauf, là encore, dans une
émission de télé-réalité. Cette fois, les résultats ont été différents de l’expérience initiale.
En 2018, l’analyse des archives de 1971 suggère que Zimbardo aurait bidouillé les
résultats pour parvenir à des conclusions aussi médiatisées que celle de Milgram9. En
attendant que l’affaire soit tranchée, il n’en reste pas moins que les photos des
humiliations réservées aux faux détenus anticipaient trait pour trait celles infligées par les
soldats américains aux prisonniers irakiens d’Abou Ghraib, à quatre pattes, la tête
couverte d’un sac en papier, avec de braves gardiens hilares.
Deux tiers d’entre nous pourraient-ils devenir de simples stormtroopers appliquant les
ordres ? Comme Han intégrant l’infanterie dans Solo ? Combien résisteraient, ou
déserteraient comme Finn et la bande de Jannah ? Dans la destruction des deux Étoiles
de la mort, qui a songé aux millions de soldats mais aussi aux simples techniciens et
manutentionnaires qui ont perdu la vie alors qu’ils ne faisaient qu’obéir aux ordres sans
être foncièrement mauvais ? Fallait-il les sacrifier ? Maître Luke, vous avez deux heures.
8. Stanley Milgram, Soumission à l’autorité, Fayard/Pluriel, 2017.
9. Thibault Le Texier, Histoire d’un mensonge. Enquête sur l’expérience de Stanford, Zones,
2018.
La communication paradoxale

Dans les années 1940, l’anthropologue américaine Margaret Mead (1901-1978),


étudiant de près des ethnies balinaises, décrit de singuliers modes de communication
entre les mères et leurs enfants. En 1956, son mari anglais Gregory Bateson (1904-
1980), l’un des fondateurs de l’école américaine de psychologie dite de Palo Alto, croit
identifier le même type de relations dans les familles de schizophrènes, ce qu’il va
nommer « la double contrainte ». À chaque fois, l’un des protagonistes de la
communication envoie deux messages contradictoires : ce qui est assuré verbalement
est contredit par la communication non verbale. L’exemple type est celui de la mère qui
dit « Viens m’embrasser » tout en se fermant d’un air glacial. L’enfant ne sait pas
comment répondre : quoi qu’il dise ou fasse, à l’un des deux niveaux de communication,
il aura tort. Si de tels signaux contradictoires sont envoyés en permanence, sa logique
défaille et il bascule dans un autre monde. Cette explication est aujourd’hui abandonnée.
Non, on ne devient ni schizophrène, ni autiste à cause d’une mère mal aimante ou
maladroite. Beaucoup de psys du XXe siècle présentaient un zèle particulier pour
incriminer les mamans, d’autant plus facilement coupables qu’elles assumaient
quasiment toute l’éducation des enfants.
Ceci dit, indépendamment de la psychopathologie, la communication paradoxale reste
intéressante pour analyser, par exemple, les incompréhensions entre politique et
citoyen : « Le chômage est une chose terrible mais vous êtes des feignants, vous êtes
confinés mais vous pouvez sortir, l’Europe est notre chance mais elle est nulle, etc. » Et
la chute d’Anakin dans le côté obscur s’éclaire autrement lorsqu’on prend en compte la
communication paradoxale dont les Jedi se sont fait une spécialité : « Tu es l’Élu mais on
ne veut pas de toi, les Jedi ne sont pas censés partir au front mais tu seras général, tu
as sauvé huit ou neuf fois la vie de ton maître mais tu n’as pas le niveau pour en devenir
un, tu dois te soumettre à une éthique irréprochable mais nous te demandons de jouer
double jeu auprès du Chancelier que nous soutenons officiellement et à qui tu viens de
sauver la vie, tu dois te fier à la Force mais pas au pouvoir qu’elle te donne et qui
pourrait te faire basculer dans le côté obscur, etc. » De telles contradictions
fragiliseraient n’importe qui. Avec des alliés pareils, Anakin avait à peine besoin
d’ennemis.
À lire : Les livres les plus ludiques
sur l’approche paradoxale de Palo Alto
sont signés Paul Watzlawick :
Faites vous-même votre malheur (Points, 2014)
et Comment réussir à échouer (Points, 2014).

Anakin, trahi trois fois


Mon Dieu, «  trahi trois fois  » comme Jésus par l’apôtre Pierre,
lequel nie trois fois, durant la même nuit, connaître ce mystérieux
Nazaréen supplicié  ! Anakin, lui aussi, est né d’une vierge par
l’opération du Saint-Esprit, ou tout comme. Lui aussi se sentait
appelé aux plus hautes destinées et se voit martyrisé, désarticulé,
renié, humilié. La comparaison s’arrête là, soit, puisqu’Anakin serait
plutôt Lucifer tombé du haut des cieux et condamné, comme
dans le poème de Byron, à trouver l’Enfer en lui-même.
Il ne vivait pas si mal sur Tatooine, après tout, avec sa mère
courage, à customiser ses speeders et ses droïdes de protocole
et à râler contre un Watto plus fruste que méchant. Loin de sa
mère et des deux soleils de Tatooine, il se sent seul et il a froid. Et
Qui-Gon, le seul qui croyait en lui, meurt. Le voici padawan d’Obi-
Wan qui honore la promesse concédée à contrecœur à un
agonisant têtu. Kenobi le chaperonne parce qu’il a juré, Yoda a
consenti du bout des lèvres en ayant l’impression de faire une
bêtise. Où est sa place ? Que doit-il faire ? Heureusement que le
sénateur Palpatine, un homme doux et bon, va prendre la peine
de l’écouter et lui accorder suffisamment de confiance pour des
confidences personnelles. Qu’un ami véritable est une douce
chose !
La trahison n’en est que plus terrible dans l’Épisode III, quand cet
ami lui apprend qu’il est un affreux Sith. Comme Othello mortifié
par son « brave Iago » ou le coup de grâce asséné à César moins
par une lame que par l’identité de celui qui la tient (son fils
adoptif), Anakin souffre d’autant plus que la déception vient de
l’ami intime, du père qu’il n’a jamais eu, de son ultime refuge
affectif en ce monde d’amours interdites et de maîtres spirituels
méfiants. La menace fantôme, le conspirateur, l’empoisonneur de
la République, le fomenteur de la Guerre civile, celui qui a perverti
le Jedi renégat Dooku et formé l’assassin de Qui-Gon, c’est
Palpatine. Première trahison, premier coup de poignard. À qui se
fier ?
Resterait Padmé. Sa seule vraie joie, son jardin secret, celle qui
donne sens à sa vie. Qui porte son enfant. Mais quelles relations
entretient-elle au juste avec Obi-Wan, lui dont on apprendra dans
The Clone Wars qu’il avait longtemps envisagé avec la duchesse
Satine une relation anormalement ambiguë pour un Jedi  ? Et
surtout, comment peut-elle refuser de comprendre le plan
grandiose qu’il a conçu pour leur enfant et elle, celui de gagner le
maximum de pouvoir et de maîtrise de la Force afin de déjouer les
pronostics et d’assurer leur survie tout en ramenant l’ordre et la
paix dans cette Galaxie aliénée  ? Elle préférerait l’abandonner.
Deuxième trahison, deuxième coup de poignard. Mais ce n’est pas
encore le coup de grâce.
Car La Revanche des Sith présente, bien sûr, une troisième
trahison : celle d’Anakin, y compris envers lui-même. Lui qui, non
content d’avoir massacré sans repentir une tribu entière de
Tuskens, a décapité un Tyranus agenouillé et vaincu. Lui qui cause
la mort de Windu de la main d’un Sidious pourtant défait. Lui qui
se surprend à devenir l’exécuteur des basses œuvres, c’est-à-dire
le larbin, le boucher, d’un Sith honni. Lui qui consent à exécuter
les Padawans. Qui ambitionne de détruire son maître sur Malastar.
Et qui, emporté par la colère, brutalise Padmé… jusqu’à la tuer,
croit-il, même si nous savons qu’elle s’est plutôt laissé mourir. Il a
tout perdu. Sa femme, son enfant, son maître, ses compagnons
d’armes, le régime politique qu’il défendait, sa mère qu’il a
toujours négligé de libérer et qu’il est venu sauver trop tard. Il a
perdu son honneur, l’intégrité de son corps, et jusqu’à son nom.
Dans l’Antiquité romaine, les coupables des pires crimes étaient
frappés d’une damnatio memoriae  : toutes traces de leur
existence devaient être supprimées et leurs noms ne devaient
plus jamais être mentionnés, ni à l’oral, ni par écrit (une certaine
cancel culture avant l’heure). C’est ce qui attend Anakin Skywalker,
caché sous l’armure de Vador, ce sarcophage ambulant. Anakin a
trahi « la » prophétie : il n’a pas rétabli (ou pas encore) l’équilibre
dans la Force, il l’a fait pencher du côté obscur. Il a trahi, de plus,
les prophéties qu’il avait établies lui-même  : celles de libérer
Shmi, de protéger Padmé. À l’inverse des prophéties auto-
réalisatrices, qui ne font advenir des événements que parce
qu’elles les ont prédits, les promesses incarnées par Anakin
engendrent des tragédies qui n’auraient jamais eu lieu s’il ne
s’était engagé à les éviter.
Les prophéties autoréalisatrices

Il existe quatre types de prophéties.


Celles qui ne se réalisent pas, parce que c’est du vent : la courbe du chômage va
s’inverser à force de freiner sa descente.
Celles qui se réalisent, parce que c’est du solide : Shmi Skywalker est en danger de mort.
Celles qui ne se réalisent pas, parce qu’on les empêche de se réaliser : Leia, Han et les
autres vont mourir dans une Cité des nuages.
Celles qui se réalisent parce qu’on y croit. Et que parfois, on voudrait empêcher : pour
sauver Padmé, Anakin acquiert une puissance qui détruit tout autour de lui… y compris Padmé.
Ce dernier cas de figure est qualifié en psychologie de prophéties autoréalisatrices.
Elles se réalisent uniquement parce qu’on y prête attention et qu’on y croit. Elles sont
légion au quotidien. Par exemple, je pense que je ne suis pas intéressant, que les autres
vont mal me juger, alors je reste dans mon coin. Du coup, les autres s’imaginent que je
ne veux pas être dérangé, que je n’ai rien dire, ou que je les crois indignes de moi, alors
ils ne viennent pas me voir. Je l’interprète comme une confirmation de ma prophétie
indépendamment des circonstances alors que j’en suis l’initiateur. Autre exemple : au
moindre problème, je lance à mon pré-ado que ce sera du joli quand il me fera sa crise
d’ado. Je l’imprègne donc de l’idée que la crise est programmée, que c’est dans l’ordre
des choses, que je m’y attends. En d’autres termes, je lui donne le feu vert ! Il ne va pas
se gêner… J’y verrai une confirmation de la prophétie, lui aussi, et tout le monde sera
content dans le malheur.
Les prophéties autoréalisatrices existent aussi dans le cabinet du psychologue. Il est
classique de voir un psy se spécialiser dans un type de symptômes, publier des livres
dessus, et se retrouver envahi de patients développant précisément cette problématique.
Et pour cause, ils l’ont lu et le savent sensible à de tels troubles. Il y voit la confirmation
de sa mission : il doit absolument alerter le grand public sur ce mal proliférant. C’est ainsi
qu’un psychologue peut voir sa clientèle remplie de victimes de pervers narcissiques
alors qu’un collègue verra pulluler les hypersensibles.
Plus insidieusement, un psychologue peut illustrer sans le savoir la théorie du lit de
Procuste. Dans la mythologie grecque, Procuste était un aubergiste truand qui, au lieu
d’ajuster les lits à la taille des voyageurs, pratiquait l’inverse : lorsqu’un client avait les
jambes trop longues pour le lit, il les lui coupait. Sinon, il tirait dessus. De même, il n’est
pas rare qu’un psy veuille à tout prix faire rentrer les symptômes de ses patients dans sa
propre grille de lecture. Et comme c’est un spécialiste, ils finissent par le croire. Les
mêmes symptômes seront expliqués par des psys différents en termes de
conditionnement, de rapports sociaux, de déséquilibres hormonaux ou de traumatismes
liés à la figure d’attachement, par exemple. Les patients, à force d’y réfléchir, se
trouveront tellement imprégnés de ces théories particulières qu’ils négligeront de
chercher ailleurs la véritable source de leurs maux, et davantage encore, leur solution.

À lire : Paul Watzlawick,


John Weakland, Richard Fisch,
Changements. Paradoxes et psychothérapie, Points, 2014.
Psycho Sheev
« Sheev » ? Mais oui, tel est le petit nom du bon M. Palpatine10, ce
qui me console de m’appeler Jean-François. Son patronyme lui-
même n’était jamais cité dans les premiers films.
Personnellement, j’ai appris qu’il s’appelait Palpatine sur
l’emballage de sa figurine en 1983. Que voilà un vilain  ! Figurant
falot du pitoyable théâtre politique de Coruscant, succédant par
le hasard apparent des circonstances au Chancelier Suprême
Valorum trop mollasson face aux grippe-sous de la Fédération du
commerce, il a toute la confiance de Padmé Amidala, alors reine
de Naboo. Paternaliste, il promet au passage de garder un œil sur
Anakin. Dix ans plus tard, dans L’Attaque des Clones, il se voit
accorder les pleins pouvoirs grâce à un vote initié par le sénateur,
euh… voyons voir… tiens ! Jar Jar Binks ! Tant qu’à faire détester un
personnage, autant en choisir un qui n’a plus rien à perdre.
Et Palpatine s’est imposé comme le confident attentif d’Anakin.
Tout les sépare. L’un est un vieux briscard, l’autre un perdreau de
l’année. L’un est un politique, l’autre un gardien de la Paix (dit
comme ça, on dirait qu’il fait la circulation ou dresse des PV, mais
pas tout à fait). L’un croule sous les dossiers techniques et les
imbroglios diplomatiques tel un haut fonctionnaire s’épuisant
dans les dédales de la commission de Bruxelles, l’autre est un
chien fou qui ne s’estime jamais assez débridé par Obi-Wan pour
courir l’aventure à sa guise. L’un est ligoté par son devoir, l’autre
par sa sévère éthique de chevalier. Ah oui, au fait : l’un est un Sith,
l’autre un Jedi, mais le second fera trop tard le distinguo. Leurs
points communs  : d’une part, ils dissimulent en virtuoses ce qui
est essentiel à leurs yeux, la conquête de la puissance pour l’un,
de l’amour pour l’autre. D’autre part, ils seront appelés à travailler
ensemble après le naufrage de la République. Pendant vingt ans.
Anakin organisera même personnellement le pot de départ de
Sheev.
Nul doute que Palpatine, en le jugeant digne de devenir un Sith,
estime sincèrement Anakin. Sidious est un excellent sélectionneur
qui sait composer avec des profils on ne peut plus différents. Le
futur Vador est un jeune prodige en mal d’affection et de
reconnaissance, au potentiel en partie en friche. Le comte Dooku,
alias Dark Tyranus, est un Jedi de haut rang, aguerri, ancien maître
de Qui-Gon Jinn, qui s’est laissé entraîner dans le côté obscur en
réaction à des faits qui hérissent aussi Anakin : la décadence des
politiciens et le dévoiement des Jedi. Maul, alias Dark Maul, est un
condensé de force brute façonné par Palpatine dès sa petite
enfance, selon l’univers Légendes. Ainsi l’exige la Règle des deux
en vigueur chez les Sith : le maître se choisit un apprenti digne de
l’assister, puis de rivaliser avec lui, et d’attendre son heure avant
de le terrasser pour devenir maître à son tour. Dans The Clone
Wars, Palpatine ne manifeste aucun scrupule à châtier Maul qui,
miraculé du coup de sabre d’Obi-Wan et prothésé de frais, entend
reprendre sa place. De même, l’ordre donné à Anakin d’exécuter
Tyranus sonne comme un couperet pour un Dooku déchu,
désarmé, pâlissant autant devant sa mort certaine que par la prise
de conscience que Sidious n’a pas la moindre hésitation à se
débarrasser de lui. Dans l’Épisode  VI, l’empereur sacrifie Vador à
la haine de Luke sans une once de regret pour le disciple qui lui a
permis d’établir son Empire. Et l’on comprend fort bien dans
l’Épisode  III qu’il n’avait jadis éprouvé aucun remords à tuer son
maître, Dark Plagueis, dans son sommeil. Il y a quelque chose de
vampirique chez Palpatine, l’homme qui jette ses apprentis ou son
mentor après usage.
Le vrai monstre serait donc à chercher de son côté, et pas chez
le pauvre Ani. Si, malgré toutes les réserves vues plus haut, il n’est
aucunement absurde d’argumenter en faveur d’une personnalité
borderline chez Anakin, le diagnostic en faveur de Palpatine brille
par son évidence  : c’est un psychopathe. Le plus authentique
siphonné de Star Wars, c’est lui. Brillantissime, excellent
psychologue, incomparable joueur d’échecs, capable de mener à
bien avec une constance algorithmique les plans les plus
sophistiqués, les autres ne l’intéressent que tant qu’ils servent ses
desseins. Ce sont des pions, des cartes à jouer, à garder en
réserve, à abattre, sans éprouver la moindre émotion ni se soucier
des leurs, de leur volonté, de leur dignité. Pas de confusion
possible : alors que le psychotique perd le contact avec la réalité,
le psychopathe sait très bien ce qu’il fait et comment obtenir ce
qu’il veut.
Pour les psychologues et psychiatres, le pire profil de
personnalité est marqué par la «  tétrade noire  »  : psychopathie,
machiavélisme, narcissisme et sadisme. Palpatine illustre sans
nuance psychopathie et machiavélisme. Narcissisme et sadisme
tombent moins sous le sens. Pourtant Palpatine est bel et bien
narcissique puisqu’il voue toute sa vie, toute son intelligence,
toutes ses ressources, toute sa patience, à devenir Empereur.
Dans l’Épisode IX, il vivra retiré sur Exegol, certes, mais au milieu
d’une armée d’idolâtres décérébrés qui attendent son triomphe
en psalmodiant. Narcissique, non ? Et il est également sadique à
l’occasion, à en juger par les rictus de contentement qui lui
échappent lorsqu’il terrasse Luke à petit feu en lâchant ses éclairs
de force, ou quand Vador croit comprendre qu’il a fait disparaître
Padmé avec Anakin.

Palpy-les-bonnes-manips
On peut comprendre les motivations d’Anakin et Dooku, de Kylo
Ren, du général Hux, de Qi’Ra, Beckett et sa bande. On peut
accorder des circonstances atténuantes à Maul. Mais les vrais
méchants purs et fanatiques sont rares dans Star Wars. On
pourrait citer Tarkin et Krennic, les technocrates comparables à de
hauts dignitaires nazis, ou encore les leaders de la pègre comme
Jabba ou Dryden Vos, mais Palpy tient le pompon. Entre autres
qualités qui n’appartiennent qu’à lui, c’est un fantastique
manipulateur.
En réalité, deux grands types de manipulation s’opposent en
psychologie, et notre méchant préféré excelle dans l’un comme
dans l’autre. Le premier type de manipulation relève du
stéréotype. C’est celui, en effet, du grand marionnettiste caché, du
joueur d’échecs, de… la menace fantôme  ! Tapi dans l’ombre
comme une araignée, il regarde les moucherons inconscients,
insouciants, innocents, se jeter dans sa toile et se débattre sans
comprendre ce qui leur arrive. Le modèle du prédateur qui ne fait
qu’une bouchée de ses proies. Ou celui de l’hypnotiseur, qui
obtient de quidams tout à fait ordinaires, et normalement très
dignes, de faire la poule sur scène face à un public goguenard et
médusé. Dans ce registre, Palpatine a tout pour devenir une icône
des complotistes  : créer des incidents diplomatiques et
commerciaux, diligenter en sous-main une armée de clones,
anticiper la construction de deux Étoiles de la mort et même
assez rapidement planter les germes du Premier Ordre, tout cela
en étant sénateur puis Chancelier, qui dit mieux ?
Si les servitudes du pouvoir lui avaient pesé, il aurait pu se
trouver un bon petit job dans le marketing. Car s’il incarne le
manipulateur suprême tel qu’on en raffole dans la fiction, il sait
utiliser avec Anakin les petites manigances du quotidien qui nous
font signer des contrats dont nous n’avons pas besoin, nous
embringuer dans des situations où nous n’avons que faire,
gaspiller notre argent pour des achats inutiles ou notre temps
pour des relations toxiques. C’est là la manipulation du deuxième
type, la plus réaliste, la plus courante et la plus efficace, dans
laquelle Palpatine excelle aussi. Il suffit de procéder par petites
touches et de se baser sur l’énergie, l’aveuglement, le libre arbitre
de sa victime. C’est là tout le charme du «  yes set  ». Pour
multiplier vos chances d’hypnotiser quelqu’un ou d’obtenir son
assentiment pour une requête qu’il refuserait en temps normal,
faites en sorte que le quidam réponde « oui » plusieurs fois à des
questions hors-sujet. Par exemple, au téléphone  : «  Vous allez
bien  ?  » Par politesse, l’autre répond oui. Ce qui augmente ses
chances de répondre encore oui à la question  : «  Avez-vous
quelques secondes à m’accorder  ?  » C’est ce qu’on appelle la
stratégie du pied dans la porte  : vous voulez refermer, mais le
démarcheur s’est engouffré du pied et peut vous embobiner avec
sa voix, puis en passant une épaule… L’expérience la plus célèbre
en la matière, qui a inspiré une multitude de procédures toutes
plus redoutables les unes que les autres, a été réalisée en 1966
par des chercheurs de l’université de Stanford11. Demandez à des
citoyens lambda d’installer dans leur jardin une pancarte de deux
mètres sur trois pour inciter les automobilistes à rouler lentement.
85  % vous envoient paître. Mais si vous les priez auparavant
d’apposer sur leur porte un autocollant sur le même thème, ils ne
seront plus que 25  % à décliner, deux semaines plus tard, une
pancarte dans le jardin. Obtenez un oui à quelque chose qui ne se
refuse pas, et vous arriverez plus facilement à obtenir un oui pour
quelque chose qui se refuse. Au bout de quelques oui consentis à
des demandes de plus en plus exigeantes, vous obtiendrez sans
doute un ultime oui que jamais votre victime ne se serait imaginé
vous accorder12. C’est ce qu’on qualifie en psychologie d’escalade
d’engagement. Et plus on s’engage, plus il est difficile d’opérer un
demi-tour. On préfère trouver des justifications plutôt que
reconnaître qu’on fait fausse route  : c’est «  l’effet de gel  ». La
manipulation du premier type, celle du chat jouant avec la souris,
relève pour une large part du fantasme13. Car même l’hypnotisé le
plus docile, au fond de lui, consent à accepter les suggestions de
l’hypnotiseur, ce qui nous ramène dans la manipulation
omniprésente au quotidien, celle de l’influence et de la
suggestion fluides, basées sur le oui. Le manipulateur donne une
pichenette, mais c’est le manipulé qui s’est installé sur le
toboggan et qui se déhanche pour dégringoler plus vite.
Palpatine ne distille ainsi ses révélations et ses avis qu’à la
demande d’Anakin, ou avec son assentiment explicite. Le
Chancelier, dont on se méfie d’autant moins qu’il s’agit d’un
politicien poivre et sel débonnaire, obtient d’Anakin des
consentements successifs (oui, je vous confie tout) jusqu’à
l’incroyable oui final  : oui, je vais devenir un Sith et vous aider à
renverser la République en échange de l’art Sith pour sauver ma
femme. Ce « oui » décisif ouvre la voie à tous les autres : oui pour
massacrer les Padawans, oui pour asseoir l’Empire, oui pour
traquer les Jedi, oui à l’Ordre galactique. La procédure est si
rondement menée que le Chancelier, en miroir, multiplie les oui
en s’engageant lui-même : oui, j’accepte de devenir ton confident,
oui, je t’ouvre mon cœur sur mes doutes à l’égard des Jedi, oui, je
peux te confier, et rien qu’à toi, ce que je sais sur les pouvoirs
conférés par le côté obscur, oui, je peux te révéler, à toi seul, que
le Sith que tout le monde cherche, c’est moi. S’ensuit une intimité
factice renforçant l’impression que les deux protagonistes sont
intimement, indissolublement, indiciblement liés  : seul Palpatine
peut comprendre et excuser (et pour cause) Anakin. Seul Anakin
peut comprendre Palpatine. Pour un peu, ils seraient comme
larrons en foire.
Sheev s’impose par la brutalité si nécessaire, mais préfère donc
jouer de la fragilité et du laisser-faire indolent des êtres et de la
démocratie pour obtenir ce qu’il veut graduellement, sans
exposer son objectif réel qui cabrerait la proie. Il prend son temps
(douze ans !) avec un jeune Skywalker se languissant de nouvelles
informations sur le côté obscur, sur les moyens de sauver Padmé,
sincèrement désireux de mieux connaître son mentor dans sa
complexité, la complexité rendant impossible tout jugement
tranché du type «  je suis le Bien  /  tu es l’ennemi  ». Surtout,
Palpatine n’essaie jamais de convaincre Anakin. Jamais il ne lui
propose explicitement de sombrer du côté obscur. Il lui fait
simplement miroiter tous les avantages que les Sith tirent d’une
certaine maîtrise de la Force que s’interdisent les pusillanimes
Jedi. Il lui explique combien le bien et le mal ne sont peut-être
que des vues de l’esprit. Il agit comme le serpent de la Genèse
qui fait croquer le fruit de l’arbre défendu. Lequel n’est pas,
comme on le croit souvent, l’arbre de la sexualité, mais de la
connaissance du bien du mal… En comprenant qu’il y a un bien et
un mal, Adam et Eve sont troublés dans leurs certitudes. Ils ne
savent plus qui ils sont, éprouvent la honte de leur dénuement
(leur nudité) et la torture du doute. Palpatine brouille lui aussi la
notion du bien et du mal chez Anakin. Les allers-retours, les
passerelles, les recouvrements, sont incessants d’un côté à l’autre.
Et Anakin consent à explorer toujours davantage cette zone grise.
Jamais Anakin n’a été forcé. Il a toujours pris conscience de la
complexité dans laquelle il s’engageait. Il a toujours eu le choix. Il
a toujours dit oui. Anakin aurait pu décider d’achever Palpatine
sous les yeux de Windu comme il avait secrètement achevé
Tyranus, le conseil Jedi ne lui en aurait guère tenu rigueur. Il aurait
pu choisir de laisser mourir sa femme et son enfant. Il aurait pu
choisir d’être l’Élu résorbant la menace Sith et ramenant l’équilibre
de la Force, quitte à sacrifier sa famille. C’est à ce moment, dans le
bureau du Chancelier, qu’il aurait pu accomplir la prophétie. Mais il
a sciemment refusé d’être l’Élu. Ce ne sera chose faite que vingt
ans plus tard, lorsqu’il constatera que Luke, lui, a osé dire non,
quitte à perdre sa vie et ses amis.

Lucas, Judas !
La Galaxie en décomposition annonce l’effondrement de George
Lucas. Si le pittoresque Holiday Special était miraculeusement
tombé aux oubliettes, si les douteux Ewoks avaient été acceptés
au bénéfice du doute, l’Édition spéciale de la Trilogie en 1997 a
lézardé l’aura du maître. Était-il nécessaire de ravauder des films
mythiques en leur collant des rapiéçages numériques tape-à-
l’œil ? Et puis franchement, Vador qui couine en sauvant son fils ?
Han immobile et tout gentil qui abat Greedo en légitime défense
alors que l’autre, une crapule de Jabba, le ratait à un mètre de
distance ? « Han shot first! » était devenu le cri de ralliement des
fans outrés qu’on leur défigure leur Han, donc leur Star Wars.
Avec la Prélogie, on attend George au tournant. Hélas, en 1999,
l’Épisode I suscite l’incompréhension. Comme si Star Wars n’était
plus Star Wars. Trop d’effets spéciaux, trop de politique, trop de
bla-bla. Jar Jar Binks agace. On se prend les pieds dans les midi-
chloriens. Là où Un nouvel espoir entrait dans le vif du sujet dès la
première scène, La Menace fantôme prend le temps d’installer
l’univers qui doit s’écrouler… d’ici des années. On découvre la
République pré-Palpatine et… on s’en fiche un peu. La Fédération
du commerce n’est pas un Axe du Mal tout à fait palpitant. Le
personnage le plus cool, Dark Maul, meurt tout de suite, aussi
sous-exploité que Boba Fett catapulté par inadvertance dans le
Sarlacc. Et surtout, les dix ans d’Anakin signifient d’emblée que
son basculement du côté obscur se déroulera dans l’Épisode II (si
on avait su qu’il faudrait se languir en réalité de la fin du III !).
Le fan lambda attend qu’on lui dévoile le mystère du père de
Luke et Leia devenant méchant et s’engonçant dans une armure
avec un respirateur, malgré les efforts d’un jeune Obi-Wan
dépassé par la situation au point de mentir un jour sur la version
exacte des événements. Ou encore d’où vient Palpatine, et
comment il a entourloupé le plus brillant Jedi. Et puis qui est la
mère des jumeaux. On devine qu’il s’agira de Padmé mais, pour
l’instant, elle fait office de nounou du petit bricoleur qui, comme
par hasard, invente C-3PO (qui ne s’en souviendra pas… et Vador
non plus, sur Bespin). Le fan lambda a donc attendu 16 ans… et
devra patienter encore. À force de courses de pods et de
conversations avec maman Shmi, l’enjeu de l’histoire est dilué.
L’intrigue s’embourbe. Un Épisode pour rien, aux yeux de
beaucoup. De la poudre aux yeux sur fond vert, avec un Yoda
étrange qui ne rappelle pas la marionnette curieusement
humaine d’antan.
Le tollé est terrible. Lucas ne s’y attendait pas du tout. Mais
persistera dans sa trame en trois temps, évinçant tout juste Jar Jar
et la biologie de la Force. Les fans crient moins à la déception
qu’à la trahison. Pour beaucoup, ça n’est pas un Star Wars un peu
moins bon parce que son créateur a vieilli… mais ça n’est plus Star
Wars, tout court. Les premiers films ont représenté une telle étape
dans la pop culture, ont envoyé un tel message d’encouragement
à tous les enfants et ados en proie en doute, ont généré une telle
charge affective, un tel culte, que l’histoire d’amour entre le public
et Lucas tourne mal. Je t’aimais, comment as-tu pu me faire ça ?
En qui pourrai-je avoir confiance, dorénavant  ? Que reste-t-il si
même Star Wars est torpillé, et par son propre créateur  ? Lucas
est estampillé traître. Bob Dylan, horripilé d’être salué comme un
messie folk, s’était fait huer et littéralement traiter de Judas en
électrifiant sa guitare. George Lucas aussi se fait traiter de Judas.
Et pour longtemps. Tel est le grand grief  : Lucas n’est pas un
besogneux reprenant un projet génial trop grand pour lui, il est
celui qui a sabordé son propre chef-d’œuvre. Sa trahison de Solo
n’était que le prélude à la trahison générale de Star Wars. Cette
animosité, ces plaies à vif des fans, feront même l’objet d’un
documentaire14.
Une autre lecture de l’Épisode  I est possible, à laquelle peu de
fans consentent en 1999 : Lucas ne trahit pas son univers, mais le
fait évoluer. La technologie change  : de même que certaines
prouesses visuelles du Retour du Jedi auraient été impossibles à
l’époque d’Un nouvel espoir, la Prélogie assume la carte d’une
luxuriance inaccessible encore dans les années 1980, mais que
les auteurs d’effets spéciaux et designers de Star Wars auraient
été enchantés de déployer dès 1977. George Lucas ne s’autorise
pas un luxe complaisant pour impressionner la galerie  :
simplement, il dispose enfin de moyens à la hauteur de ses
ambitions. Écrite avec un plan d’ensemble plus rigoureux que la
Trilogie originale, cette fois-ci pensée en trois temps et non pas
improvisée en ajoutant les liens entre Vador et Luke (puis Leia) ou
au gré des hésitations d’Harrison Ford à poursuivre l’aventure,
bénéficiant des coudées franches en termes de technologie et de
budget, la Prélogie, après tout, correspond davantage au « vrai »
Star Wars, aux yeux de son créateur, que les premiers films
bricolés. Il prend le temps de présenter un univers cohérent, avec
ses trames souterraines, ses failles tectoniques prêtes à
provoquer le grand séisme de l’avènement de Dark Sidious. Il
ménage une montée en puissance avant l’apothéose
apocalyptique de La Revanche des Sith (les Jedi font leur retour,
les Sith prennent leur revanche). Le côté «  suivez le guide  » de
l’Épisode I est parfaitement voulu. Et c’est vers l’ombre qu’il nous
mène. La désillusion. L’impression que rien ne dure, qu’on ne peut
se fier à personne, ni au Chancelier élu pour protéger la
République, ni aux Jedi aveugles au côté obscur de Palpatine
comme au côté lumineux d’Anakin qu’ils flétrissent par leur
condescendance.
Ce que certains fans outragés de 1999 sont encore moins prêts à
entendre, c’est qu’ils ont vieilli. Tout simplement. Beaucoup
étaient des enfants, comme moi, aux temps héroïques de la
Trilogie originale, avec un côté «  J’y étais, moi  ! Je les ai vus en
salle  ! Vous ne pouvez pas comprendre  !  ». Les trentenaires de
1999 attribuent à la trahison de Lucas leur propre impuissance à
retrouver leur naïveté. Ils jugent la poésie de Star Wars édulcorée
alors qu’elle n’a pas déserté le spectacle, mais leur regard. La
preuve, c’est que la nouvelle génération ne fait pas tant la fine
bouche. Beaucoup, aujourd’hui, témoignent du choc éprouvé à
l’époque face à leur premier Star Wars : La Menace fantôme. Eux,
n’ont pas laissé les défauts éclipser leur émerveillement. Ce que
leurs grands frères, leurs grandes sœurs ou leurs parents avaient
éprouvé lors du plan d’ouverture du  IV, du «  Je suis ton père  »
dans le  V, ou de la confrontation avec l’Empereur dans le  VI, les
plus jeunes le savourent dans le  I avec la course de pods, le
combat contre Dark Maul, les paysages de Naboo, la cité sous-
marine des Gungans. Et, surtout, l’identification à Anakin, un enfant
courageux et fiable, dont certains jeunes spectateurs ignorent
quel triste adulte il va devenir. Même si le couplet sur les midi-
chloriens ou les méandres politiques les dépassent, ils plongent à
leur tour dans la marmite de potion magique étant petits. En 1999,
on les méprise, mais plus tard, à l’époque des forums et des
réseaux sociaux, ils témoigneront. Et les IV, V et VI leur paraîtront
des films vieillis. Mes propres enfants chérissent Jar Jar et Jango
Fett avant tout. Et pour eux, Star Wars, c’est davantage la guerre
des clones avec le vaillant Anakin que la Rébellion, sans même
parler de la Résistance.
Avec la Prélogie, George Lucas s’adresse à la fois aux nouveaux
fans en ménageant des éléments aguicheurs pour les plus
jeunes, comme jadis avec les Ewoks, et aux vieux de la vieille  :
« Vous avez grandi, voici un message politique sur la fragilité de la
démocratie. Vous êtes en âge de me comprendre, alors je vous
parle d’égal à  égal pendant que les jeunots s’éclatent avec les
pods.  » Tandis que Palpatine finira ovationné par les pauvres
bougres qu’il est en train d’assujettir, Lucas est lapidé par les fans
qu’il souhaitait éclairer. Sa disgrâce durera jusqu’à la Postlogie, où
beaucoup crieront à une nouvelle trahison et se diront que
finalement, la Prélogie, c’était le bon temps. La revanche de
Lucas. Amère : après les fans aveugles et sourds, c’est Disney qui
l’aura trahi. Toujours en mouvement est le futur de Star Wars.

10. Révélé en 2016 dans le roman Catalyseur signé par James Luceno.
11. J. L. Freedman, et S. C. Fraser, « Compliance without pressure: The foot-in-the-door
technique », Journal of Personality and Social Psychology, 4(2), 1966, p. 195-202.
12. Robert B. Cialdini, Influence et manipulation. La psychologie de la persuasion, First,
nouvelle éd., 2021.
13. Sur ce type de manipulation largement fantasmé, voir Stéphane Laurens,
Manipulations et influences. Réalités et représentations à travers deux siècles d’études,
Presses Universitaires de Rennes, 2017.
14. Signé Alexandre O. Philippe, The People vs. George Lucas, en 2010.
ÉPISODES VII, VIII, IX :
LA TRILOGIE BORDÉLIQUE
ou le cadavre exquis

Répétition générale
En 2010, l’annonce du rachat de Star Wars par Disney résonne
comme un coup de tonnerre. Avec une nouvelle trilogie en route !
Inimaginable  ! On n’osait l’espérer un jour, et maintenant… on le
redoute. Le retour du Big Three historique, Luke, Han et Leia ? Rien
à faire. Trop tard  ! Ils ont vieilli, les pauvres, et se sont empâtés.
Vous imaginez Mark Hamill accomplissant des sauts périlleux
comme sur la barge de Jabba, ou Harrison Ford courant de
nouveau après une poignée de stormtroopers avant d’opérer un
demi-tour parce qu’ils ont rejoint leurs copains ? Mais les trois en
mentors, jouant les éminences grises depuis une institution de la
Nouvelle République et téléguidant une jeune génération de
héros, pourquoi pas… Luke en maître Jedi envoyant ses padawans
en mission vers des dangers inédits dans la saga, Han et Leia en
vénérable couple de leaders politiques, Leia diplomate et Han
cynique… Ou bien l’adaptation de la trilogie romanesque historique
imaginée par Timothy Zahn, avec de nouveaux acteurs  ? Mais
non, la troisième trilogie racontera quelque chose de jamais vu et
de jamais lu. Alléluia, et tous aux abris ! Ne gâchez pas le rêve, par
pitié ! Vous jouez avec le feu ! Carrie Fisher rigole en nous jurant
que cette fois, elle ne se mettra pas en bikini. Il en faut plus pour
nous rassurer.
En 2014, Disney balaie d’un revers de main les 155 romans et
environ 15 000 pages de comics explorant depuis 35 ans l’univers
étendu de Star Wars, ce qui se passe avant, pendant et après les
films. Désormais, on parlera d’univers Légendes. Par opposition au
«  Canon  » regroupant les futures aventures. On ne saurait
revendiquer coudées plus franches. La voie est totalement libre
pour entreprendre les projets les plus libres et les plus fous.
Sauront-ils en jouer, chez Disney, ou affadir le propos en produits
indigestes ?
Comme beaucoup de fans qui ont lâché l’affaire après
l’Épisode  III, je piaffe, évidemment. Je rattrape mon retard en
matière de Légendes, même si c’est inutile. Et surtout, alors que
les Épisodes  V et VI m’avaient été spoilés et qu’on connaissait
déjà l’enjeu principal de la Prélogie (les chutes parallèles d’Anakin
et de la République) en en ignorant simplement les détails, je
profite de l’occasion pour aller voir enfin un Star Wars en n’ayant
pas la moindre idée de l’histoire. J’ai aperçu une poignée de
photos des nouveaux héros et de Kylo Ren, quelques secondes
magnifiques de bande-annonce avec des X-Wings effleurant les
eaux, et c’est tout. Le mercredi de la sortie, pas moyen d’aller au
ciné. Mais le jeudi, en séance du matin, je suis au rendez-vous. J’ai
du mal à y croire. J’ai l’impression qu’il s’agit d’un gigantesque
canular et qu’un texte va s’afficher sur l’écran  : «  Désolés,
l’Épisode  VII n’existe pas. D’ailleurs, vous l’aviez deviné. C’était
impossible. Ça n’aurait pas eu de sens. »
Mais enfin le voici, ce miraculeux Réveil de la Force que personne
n’aurait imaginé. Même magie durant les premières secondes : « Il
y a bien longtemps…  », générique, musique… Dès le début du
déroulé, grosse surprise : «  Luke Skywalker a disparu.  » Il faut le
retrouver pour contrer le Premier Ordre. Et Leia dirige une
«  Résistance  ». Quelles différences avec l’Empire et l’Alliance
rebelle  ? On verra bien. On plonge. Ce sont des retrouvailles. Et
comme dans toutes retrouvailles, on se sent partagé entre la joie
et la réserve. On a envie de reprendre la conversation exactement
où on l’avait arrêtée, comme si on n’avait jamais été séparés, mais
on y va prudemment  : c’est bien toi, tu vas bien, est-ce qu’on
représente encore quelque chose l’un pour l’autre  ? C’est aussi
comme revenir, des années plus tard, dans un endroit qu’on a
beaucoup aimé. Tout semble familier mais certaines choses sont
méconnaissables, les proportions nous paraissent différentes. On
se sent chez soi, comme s’en réjouit Han en retrouvant le Faucon,
mais pas tout à fait. Alors que pour la première fois Lucas pouvait
exactement matérialiser sa vision, la Prélogie se voyait reprocher
de n’être pas assez Star Wars : trop de numérique, de gigantisme,
de décalage entre les performances des Jedi de l’Épisode I et du
VI. Au contraire, l’Épisode  VII semble trop bien remplir le cahier
des charges. Comme si J.  J.  Abrams et son co-scénariste
Lawrence Kasdan, qui avait pourtant démontré sa capacité à
prendre des risques lors de l’Épisode  V, ne voulaient pas nous
brusquer. « Calmez-vous, respirez, tout se passe bien. » R2-D2 et
C-3PO échouaient sur la planète désertique Tatooine avec les
plans de l’Étoile noire à faire parvenir à Ben, puis étaient recueillis
par Luke Skywalker qui, de fil en aiguille, allait intégrer la
Rébellion ; ici, BB-8 échoue sur la planète désertique Jakku avec
la carte localisant Luke à faire parvenir à Leia, puis est recueilli par
Rey qui, de fil en aiguille, va intégrer la Résistance. En secret,
l’Empire a mis au point l’Étoile noire (ou de la Mort, Death Star),
une arme dotée d’une puissance de feu suffisante pour anéantir
une planète ; ici, en secret, le Premier Ordre a mis au point la base
Starkiller, une arme dotée d’une puissance de feu suffisante pour
anéantir tout un système. Les stormtroopers du Premier Ordre se
fournissent en uniforme chez le même grossiste que ceux de
l’Empire. Vous voulez des points communs avec l’Épisode  VI,
aussi  ? Pas de problème  ! Han Solo et ses amis avaient pour
mission de désactiver un générateur de bouclier afin que les X-
Wings puissent détruire la deuxième Étoile de la mort  ;
maintenant, Han Solo et ses amis ont pour mission de désactiver
un générateur de bouclier afin que les X-Wings puissent détruire
la base Starkiller. Je m’arrête là, tout le monde connaît. Enfin quoi,
J.  J.… personne n’a osé te dire que ça se voyait  ? Dans l’euphorie
des retrouvailles, on préfère tous, fin 2015, accorder le bénéfice du
doute. Le Réveil de la force est un tour de chauffe, une prise en
main, on a mis le starter et ça va décoller dans le VIII. Sauf que,
après le  I qui servait déjà de long prologue, on se dit que deux
films d’introduction sur sept, ça fait un poil beaucoup…
Déjà-vu et jamais vu :
les bugs du cerveau

L’impression de déjà-vu, celle qui nous sidère, qui nous fait baigner dans un long
moment étrange où l’on se sent capable de prédire ce qui va se passer d’ici quelques
secondes, aurait peut-être une explication neurologique. Une zone cérébrale est dévolue
à reconnaître ce qui nous est ordinaire : si un petit bug transitoire dérègle ce mécanisme,
le curseur est placé trop haut et tout nous paraît, provisoirement, trop familier.
À l’inverse, si le curseur de la familiarité se déplace trop bas, nous pouvons avoir
l’impression fugitive de voir pour la première fois une personne ou un endroit, ou de
découvrir un mot que pourtant nous employons depuis toujours.
Une lésion cérébrale peut provoquer, de façon plus permanente, le syndrome de
Capgras. Dans ce cas, nous reconnaissons nos proches mais le sentiment de familiarité
a disparu. Qu’en concluons-nous ? Que nous avons affaire à des imposteurs. Et nous
inventons alors des récits emberlificotés pour justifier que des sosies ou des clones aient
remplacé les gens que nous reconnaissons sans les reconnaître. Au pire, nous jurons
dur comme fer que nous sommes victimes d’un complot. Au mieux, nous pensons que
des étrangers se prennent, de bonne foi, pour nos proches suite à un ahurissant
concours de circonstances.
Au chapitre des curiosités, signalons le syndrome inverse, la prosopagnosie : dans ce
cas, nous savons que nous connaissons quelqu’un… mais nous sommes incapables de
l’identifier. Le visage est indéchiffrable. Pour reconnaître notre conjoint ou nos enfants, il
faut se baser sur leur voix, leur démarche, un grain de beauté… Oliver Sacks15 en a
souffert toute sa vie.
Rien ne se perd, rien ne se crée,
tout se transforme
Le personnage de Rey marque à la fois une avancée et une
régression dans la dramaturgie de la Galaxie lointaine (très
lointaine, même). Une régression, parce qu’elle incarne une
resucée du voyage du héros. Une avancée, parce qu’il s’agit du
voyage de l’héroïne. Les temps ont changé. Imaginons une
seconde que l’Épisode IV ait été centré sur Leia, et le féminisme
gagnait plusieurs décennies de bataille dans les représentations
culturelles. Rey, comme Luke, est perdue à l’autre bout de la
Galaxie, en pire  : sans attache à la Owen, Beru ou Biggs. Sans
ange gardien tapi pour sortir de sa boîte au moment opportun
comme Ben le vieil ermite. Elle aussi ignore tout de ses parents.
Alors que Luke était intrigué par la figure mystérieuse et
controversée de son père tout en semblant ne poser aucune
question sur sa mère, Rey s’interroge sur les deux. Ce qui importe
est moins qui ils sont, que la raison pour laquelle ils l’ont plantée
dans cette déchetterie qu’est Jakku. Et surtout, quand diable ils
reviendront. Son cas est plus pathétique que celui de Luke. Elle,
ne rêve pas d’aventures, mais juste de sentir moins seule. D’avoir
une famille. Elle part de plus loin que son futur maître Skywalker,
qui aura ces mots dans l’Épisode  VIII  : «  Personne ne vient de
nulle part. — De Jakku. — Effectivement, tu viens de nulle part. »
Dans sa bouche, il fallait oser.
Le trouble continue : elle révèle une résistance inhabituelle à la
torture, une endurance exceptionnelle au sabre laser contre un
semi-Sith fou furieux. Elle baigne dans la Force avec une intensité
prodigieuse. Snoke l’a sentie, comme Sidious avait repéré Maul,
Dooku, Anakin et Luke. Elle doit se voir nantie d’un taux ahurissant
de midi-chloriens… (Ah non, pardon.) Elle doit avoir une
ascendance hors du commun. (C’est la même chose, dans le
fond.) Fille de Palpatine, Luke, Obi-Wan  ?… Yoda  ?… Non, les
oreilles, c’est pas ça. L’avenir le dira. (Ce que nous ignorons
encore, c’est que le présent n’en sait rien  ! Les scénaristes non
plus…) Au tour de Rey de trouver un vieux maître qui va dégager la
piste (le vieil Han est Kenobi) avant de laisser place à un autre,
exilé (Luke est Yoda), en se voyant épaulée par un cynique (Poe,
ancien passeur d’épices, nous apprendra le IX, est le jeune Han),
un gentil clown (BB-8 est 3PO et R2), face à une menace
titanesque (Starkiller est l’Étoile de la Mort) maniée par une armée
déshumanisée (le Premier Ordre est l’Empire) sous les ordres d’un
fanatique (Hux est Tarkin) et d’une sidérante menace fantôme
(Snoke est Sidious, littéralement d’ailleurs, nous confiera le IX).
Reste le cas de Finn, repenti (avant Bodhi Rook dans Rogue One),
seule touche d’originalité (qui va se prendre une dégelée par Kylo,
mais sans démériter au sabre, bravo l’entraînement de Phasma à
manier tous types d’armes  !). On sait cependant trop peu de
choses sur son passé, sa formation, les missions qu’il a peut-être
déjà accomplies, pour prendre pleinement conscience de son
dilemme.
Plusieurs personnages sont peu caractérisés. Poe Dameron est
un mélange casse-cou de Wedge Antilles et Han Solo mais dont
on ne sait trop comment disposer, puisqu’il était prévu de le faire
expirer très tôt et que seules les supplications d’Oscar Isaac lui
ont valu de faire de vieux os. Après tout, dans l’Épisode  IV, c’est
Obi-Wan qui embarrassait George Lucas  : il l’a fait mourir pour
éviter qu’il accomplisse tout le boulot pendant l’attaque de l’Étoile
noire et relègue Luke au rang de figurant. Snoke ne fait que
passer, Lor San Tekka, que trépasser. Hux est un facho fiévreux
dépourvu de la froideur marmoréenne d’un Tarkin. Quant à
Phasma, le Boba Fett des troopers, sa seule apparence ne suffit
plus à faire fantasmer les fans comme au temps où chaque
nouvelle bouille de Star Wars relevait du jamais vu. Tout au plus
peut-on s’extasier devant la mémoire d’éléphant qui lui fait retenir
le matricule de ses ouailles  : «  FN-2187, GG-1975, PP-2200, JX-
9794, HE-3852, vite, à mon commandement  !  » Performance
d’autant plus remarquable que tous les uniformes sont
strictement identiques. On s’incline. On suppose que son casque
est appareillé pour identifier les soldats et projeter leurs noms sur
sa rétine, mais comme on s’en fiche autant que les scénaristes, ne
chipotons pas.

Solo et Kylo sont sur une passerelle


Le film contient toutefois d’excellents éléments, à mon sens.
Avec sa ténacité, son mystère, son potentiel, Rey s’impose
d’emblée comme le personnage féminin phare de cette trilogie,
digne de Leia et Padmé. Les jolies gourdes décoratives à sortir du
danger par les mâles intrépides, ça n’est décidément pas fait pour
Star Wars. Outre le mystère de son ascendance, on se demande
quel lien va l’unir à Kylo. Sont-ils frères et sœurs sans le savoir ?
Devra-t-elle le racheter ou l’abattre  ? Chez Disney, aura-t-on
l’audace de la faire basculer du côté obscur  ? En 2016, le
pessimisme de Rogue One nous laissera croire à l’impossible côté
Postlogie.
Kylo Ren, après Vador et Palpatine, déçoit de nombreux fans par
son manque d’envergure, ses crises de colère et ses
pleurnicheries, son peu de poids en combat singulier contre Rey.
Il avait un côté chef de secte sur les photos promotionnelles,
mystique frappadingue, croisé fanatique médiéval avec son sabre
en croix  ? On lui reproche d’être un grand dadais à peine sevré.
C’est pourtant, me semble-t-il, un méchant diablement
intéressant. Alors qu’Anakin, au bord du gouffre à son insu,
effectuait sous nos yeux une démarche de plus en plus glissante
vers le côté obscur, Ben Solo assume de se jeter toujours plus
vite dans le précipice. Il est bel et bien fanatisé devant la relique
du casque de son grand-père. Il s’est donné la mission de devenir
l’équivalent d’un Sith malgré son immaturité, et se désole de
rester un brave garçon. Le parricide lui fait franchir un pas décisif :
après une horreur pareille, pas moyen d’opérer un demi-tour.
Alors que Sidious avait obtenu qu’Anakin, présent face à lui,
bascule du côté obscur en sacrifiant Windu pour sauver Padmé,
Ben, en l’absence apparente de Snoke, profite d’un point de non-
retour improvisé en perforant papa. C’est un opportuniste réactif
qui sait sauter sur l’occasion, comme il le confirmera en tuant
Snoke dans le VIII : Rey lui donne du fil à retordre, mais s’il a osé
tuer son père, il peut tout faire, et on redoute que Luke non plus
ne finisse pas centenaire. Désintéressé, sacrificiel, Kylo Ren
exécute le sale boulot, pas de gaieté de cœur, mais par
conviction. Ses crises sont peut-être moins de la colère contre les
événements qui ne tournent pas en sa faveur, que contre lui-
même, toujours pas à la hauteur de la mission grandiose qu’il s’est
assignée. C’est le prophète fou d’une utopie. L’enfer est pavé de
bonnes intentions dans cette Galaxie comme dans la nôtre.
Ben Solo tue son père à la bonne franquette, parce que c’est
nécessaire. À triple titre.
Premièrement, Han représente un ennemi puissant sur sa route.
En bon prophète, Kylo Ren ne doit plus avoir de famille. Pas de
papa qui tienne.
Deuxièmement, cette mort doit le libérer du dilemme qui
l’écartèle. Elle doit entériner un choix, prouver sa valeur aux yeux
de Snoke, éclipser son impuissance face à Rey, et tout
simplement dissiper la souffrance liée au doute. C’est illusoire,
bien sûr  : une autre souffrance va inévitablement succéder à la
première, celle de la culpabilité.
Troisièmement, il est possible qu’il solde au passage ses
comptes avec ce père absent, voyou, décevant, qualifié de
«  faible et stupide  », si peu doué pour exposer ses sentiments
qu’il a peut-être répondu « Je sais » aux déclarations d’amour de
son fils. Peut-on tout à fait exclure que Ben ait aussi voulu
soulager du fardeau de l’existence son père qui ne s’aimait pas,
qui rechignait depuis sa jeunesse à se reconnaître du côté des
gentils, à se stabiliser, lui qui fuyait et se fuyait sans cesse, lui qui
se savait capable de dévouement, de prouesses, mais retournait
invariablement à ses petites combines de trafics d’épices ou de
rathtars comme d’autres retournent toujours à l’alcool ?
Au-delà du symbolisme lourdingue du ciel s’obscurcissant à
mesure que la mort se rapproche, la confrontation entre les deux
hommes est anthologique. On en connaît déjà l’issue, au moment
où Han s’avance sur une de ces passerelles sans garde-fous dont
Star Wars a le secret. On espère une seconde que Ben va bel et
bien restituer son sabre, rentrer sagement à la maison, et se
retourner contre le Premier Ordre, tel Finn le déserteur. On
trouverait ça trop simple, on ricanerait, mais au moins on ne verrait
pas Solo disparaître de nos vies… La scène est tout à fait ambiguë.
Kylo commence par lâcher qu’il a tué Ben et qu’il est « trop tard »
pour faire demi-tour, comme Vador expliquant qu’Anakin ne
pourrait plus revenir. Puis il concède que Ben vit encore : « Je me
sens coupé en deux. Je ne veux plus endurer une souffrance
pareille. Je sais ce qu’il faut que je fasse, mais je ne sais pas si j’en
aurai la force. Tu veux m’aider  ? —  Oui. Je t’aiderai.  » Ben fait
tomber son masque, et donne son sabre. S’ensuivent de longues
secondes de flottement. Difficile de dire à quel instant précis Han
a compris ce qui l’attend. Avant de s’engager sur la passerelle  ?
En constatant que Ben ne lâche pas le sabre  ? Han aime Ben
malgré leurs défauts à tous les deux, et souhaite lui épargner
cette douleur, cette torture, qui se lit sur son visage. Il sait que lui
apporter la paix, à défaut de le maintenir du côté lumineux, peut
résoudre ce dilemme. « Tu sais que ma mort t’apaiserait, pense-t-
il peut-être, mais tu n’oses pas me frapper. Tu ne peux pas. Je vais
t’aider, puisque je suis d’accord. Pour ton bonheur, fais-le. Tu as
ma bénédiction pour devenir maudit.  » C’est en tuant Solo père
que Kylo tue Solo fils. Comme Anakin n’ayant plus d’autre choix
qu’assumer de devenir Vador, Kylo pratique la politique de la terre
brûlée. Ce ne sera pas encore assez pour s’attirer les bonnes
grâces de Snoke et racheter son échec avec Rey. À tout prendre,
c’est Han qui trouve enfin la paix. Sans parler de Harrison Ford,
débarrassé de son rôle, et en beauté !
Le traitement de Han constitue, à mon avis, l’une des excellentes
surprises du Réveil de la Force. Le personnage avait perdu sa
saveur. Malfrat dans le  IV, tête-à-claques dans le  V, il était à la
remorque dans le VI, passé du sauveur au sauvé, devenu général,
capable de dire «  Je t’aime  », même sans violons ni sincérité
profonde garantie. Respectable. Racheté. Dans l’univers
Légendes, il est un héros comme un autre. Un peu renfrogné,
mais dévoué, fiable. Un dignitaire. Comme Lando, son côté
malfrat ne tient plus qu’à son passé et à un carnet d’adresses
sulfureux. Mais il n’a plus rien à se reprocher. Le contrebandier
n’est plus qu’un souvenir. Une vieille réputation. Solo est un born
again… L’idée qu’il ait replongé est autrement plus excitante. Bien
sûr, c’est encore une façon de faire du neuf avec du vieux, de
retrouver le Solo de l’Épisode  IV toujours à jouer des tours
pendables qui se terminent en catastrophe. Mais cela imprime
une cohérence au personnage. Quelque chose s’est bien cassé
en lui, qui ne sera exploré avec Qi’ra que dans le film Solo. On
peut lui offrir un grade, un mariage prestigieux, un enfant, une
République à reconstruire, il va tout lâcher pour « ce qu’il sait faire
de mieux  »  : dans le fond, rien. Trimballer des monstres
dangereux à fond de cale avec son pote Chewie qui, entre
parenthèses, est censé avoir une famille, lui aussi… Doubler les
Guaviens et le Kanjiklub, se faire doubler, chercher son Faucon
volé par un plus looser que lui. Vieillir. Et tomber parfois sur Leia,
qui, elle, n’a jamais baissé les bras pour quoi que ce soit. Peut-être
qu’elle non plus, après tout, n’était pas faite pour une vie établie.
Toujours envie de tenter l’impossible, de résister, de se battre, en
confiant Ben à Luke (ce qui arrangeait peut-être ses deux
parents)…
Solo aura mené une vie de traîne-savates, sans foi ni loi, obligé
de reconnaître l’existence de la Force, et cultivant une certaine
nostalgie des temps héroïques où il se surprenait, au moins par
éclairs, à être quelqu’un de bien. Fatigué, se sentant impuissant à
ramener son fils dans le droit chemin là où Luke et Leia ont
échoué, autant partir sur un baroud d’honneur, tenter un ultime
coup de sabacc, courir au suicide ou au triomphe. Ce sera le
suicide. Est-il stupéfait que Ben déclenche son sabre ? Se sent-il
trahi ? Meurt-il sur un ultime échec, le pire de tous, celui qui ouvre
la voie à son fils pour parfaire son personnage de monstre ? Ou au
contraire trouve-t-il enfin un sens à la dernière partie de sa vie, en
apportant le soulagement à Ben… quitte à en faire une menace
supérieure encore pour Leia et Luke ? Tout cela en même temps
peut-être. Ne lui reste qu’à disparaître dans les brumes en
tournant sur lui-même, en trois pauvres petites secondes.
Harrison en a rêvé, Abrams l’a fait  : Han Solo est mort, dès le
premier film marquant la résurrection de Star Wars. Le Réveil pour
les uns, le grand sommeil pour les autres.
Et pour les fans, le couperet tombe. Le Big Three, c’est fini. Rien
ne sera plus comme en 1977, la dernière chance est perdue. Luke
est loin, Han est mort. Le choix de ne jamais les faire figurer
ensemble à l’écran est explicite  : Star Wars ne se résume pas à
eux. C’est un univers aux personnages perpétuellement
renouvelés, les anciens sont là pour passer le relais, pas pour
monopoliser la lumière ni éclipser les autres. Ces derniers ne font
tout juste qu’arriver et déploieront leurs ailes dans les épisodes
suivants. L’impression initialement laissée par cet Épisode  VII est
que, non content de faire le deuil de Solo, il faut se préparer à
celui de Luke et Leia. Au moins. Par conséquent, faire son deuil
d’un certain Star Wars. Ou de Star Wars tout court ?

15. Le fameux neurologue auteur de L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau
(Points, 2014) évoque ses difficultés personnelles dans L’Odeur du si bémol (Points, 2016).
Le côté obscur avec GPS

Courage, Kylo, on croit en toi : Snoke a beau te bizuter, tu peux devenir une ordure. La
recette est bien connue.
« La peur est la voie du côté obscur. La peur mène à la colère. La colère mène à la
haine. La haine mène à la souffrance. » Ainsi parlait Yoda, aussi petit par la taille que
grand par la sagesse et les oreilles, en délivrant les ingrédients dans La Menace fantôme.
Qu’en dit la psychologie ? Eh bien, avec tout le respect que nous devons au vénérable
Maître, rien n’indique que les choses soient si linéaires.
La peur, tout d’abord, est une alliée extrêmement précieuse pour nous tous. Il s’agit
d’un mécanisme ingénieux hérité de l’Évolution et qui permet à une espèce de subsister.
« Alerte ! Danger immédiat pour ta survie ! » Les sens aux aguets, notre attention au
taquet, nos réflexes dégainés, nous accordons la priorité absolue à gérer la menace,
sans réfléchir. Notre pression sanguine se module, nos battements de cœur s’accélèrent,
nos intestins ne demandent qu’à se vider pour nous rendre plus légers et cesser de
monopoliser nos ressources pour la souterraine et soporifique digestion. Trois types de
réponses sont possibles, les 3 « F » (fly, fight, freeze en bon français) : « barre-toi » ;
« bats-toi » ; ou « bouge pas », ne te fais pas remarquer, passe inaperçu, 1-2-3 soleil !
Chaque individu a tendance à en privilégier naturellement un type. Nos très lointains
ancêtres qui se grattaient la tête pour se demander s’ils avaient affaire à un prédateur
finissaient en apéritif de tigre à dents de sabre avant d’avoir eu le temps de se
reproduire, et donc de disséminer leurs gènes de nonchalants à leur hypothétique
progéniture. Tant qu’à faire, il valait mieux quelques fausses alertes à cause d’un
système trop perfectionné que l’inverse. Il existe de très rares cas de patients
cérébrolésés qui ne peuvent plus éprouver de peur. Dans ce cas, peu leur importe le
danger : non qu’ils soient devenus courageux, mais ils n’y réagissent pas. Une femme
répertoriée dans la littérature scientifique n’a pas bronché alors qu’un zonard venait de la
menacer d’une lame. Vive la peur, donc. Mais la « bonne ». Celle que les psychologues
qualifient parfois d’« eustress », du grec eu, bon.
Bien sûr, il existe aussi une mauvaise peur qui dérive en mauvais stress. Ce qui fait
notre charme, à nous Sapiens, mais aussi notre malheur, c’est que nous sommes
capables de développer de la peur pour une menace lointaine, très lointaine, imaginaire
parfois… Nous ne nous en privons pas ! Dans ce cas nous ne mobilisons pas nos
défenses pour une ombre derrière un fourré, une grosse bête qui nous saute dessus ou
une petite qui monte, qui monte, qui monte avec un dard au bout, mais pour ce qui
pourrait arriver. Et si Bidule ne m’aime pas, et si j’échoue à mon examen, et si je suis pris
dans un attentat, et si j’attrape le Covid, et si le prochain Star Wars est une daube, et si, et
si, et si… Sans oublier ce qui est arrivé. Et dire que j’ai fait ci, que j’ai pas fait ça… En
boucle. Non-stop, ou quasi. Résultat : notre corps se mobilise comme pour répondre
instantanément à une attaque… qui ne vient jamais. Et il s’épuise. Ses ressources se
dilapident. Avec l’énergie, le moral baisse. Les performances du système immunitaire
aussi. C’est une peur diffuse et dévoyée, pervertie, qui, au lieu de nous protéger, nous
rend vulnérables. La protection devient le danger. En roue libre.
Une de ces deux peurs mène-t-elle à la colère, comme le dit Yoda ? Bien sûr. À la
colère contre l’agresseur réel ou présumé, ce qui nous permet de contre-attaquer et de
l’éloigner rapidement, avec un peu de chance. La colère d’Anakin contre les Tuskens. Ou
colère contre nous-même, les autres, la société, l’injustice, Dieu, la Force. Comme Vador
contre Anakin, et réciproquement. Et là, ça peut durer toute une vie. En engendrant des
croyances stables selon lesquelles 1) ça va très mal 2) dans tous les domaines 3) pour
toujours. Ce triple postulat est le marqueur de la dépression. Vador est-il sous Prozac ?
Sous bacta, en tout cas, nous ont enseigné l’univers Légendes et Rogue One, pour
soulager au moins partiellement et provisoirement sa souffrance physique. La douleur
morale, elle, ne disparaîtra qu’en respirant sans masque, les yeux dans ceux de son fils,
grappillant quelques secondes d’amour pour la première fois en vingt ans. En offrant,
aussi.
Comme avec la peur, on peut distinguer une bonne et une mauvaise colère. La bonne
est une réaction dont l’objectif est de rappeler ses limites à autrui : il empiète sur notre
territoire réel ou symbolique, ne tient pas compte de nos intérêts, de nos émotions, notre
dignité. Nous le percevons, à tort ou à raison, comme un agresseur, et la manifestation
de notre colère est une façon de lui dire non. Une exigence de respect. La mauvaise
colère, elle, n’est pas défensive, mais hostile. Nous l’entretenons avec un discours, une
interprétation des intentions d’autrui. Nous confondons l’affirmation de soi et l’agressivité.
C’est un feu intérieur que nous nourrissons, un suc amer que nous ruminons, et qui nous
épuise. La haine n’est pas le contraire de l’amour car après tout, nous aimerions aimer
celui que nous haïssons. Le contraire de l’amour, c’est l’indifférence. Avec la haine, nous
souffrons parfois de ce que nous ne pouvons pas faire endurer. Et s’il nous arrive de
nous haïr nous-mêmes, nous souffrons alors de ce que nous estimons mériter.
La mauvaise colère, la haine, donne donc la souffrance, parce qu’elle dure, et s’auto-
entretient par un discours intérieur. Selon les préceptes Jedi à la mode de Yoda, cette
souffrance est dernière. Dans le bouddhisme, elle est première : sa découverte signe
l’entrée dans une des quatre nobles vérités (l’existence est souffrances, ces souffrances
ont des causes, ces causes peuvent être éradiquées, grâce à la mise en œuvre de huit
qualités). Vous l’aurez deviné, à petite dose et dans un contexte précis, la souffrance,
comme tous les ressentis désagréables, est bénéfique. Elle nous dissuade de poursuivre
une expérience qui pourrait mettre en danger notre intégrité physique. À haute dose elle
est délétère, et nous dissout à petit feu. Là encore, la neuropsychologie, jamais à court
de cas ahurissants, a répertorié des patients qui, suite à une lésion cérébrale,
n’éprouvent pas de douleurs physiques. Sans ce signal d’alarme, ils peuvent souffrir de
graves brûlures ou d’une jambe cassée et ne pas s’en apercevoir, poursuivant leur vie
instinctivement comme si de rien n’était, aggravant ainsi, à leur insu, leurs blessures.
La maxime de Yoda pourrait donc être : « La mauvaise peur est la voie du côté obscur.
La mauvaise peur mène à la colère. La mauvaise colère mène à la haine. La haine,
toujours mauvaise, mène à la mauvaise souffrance. » Évidemment, ça claque moins. Et
surtout, on peut inverser la proposition. La mauvaise souffrance humaine conduit à la
haine pour son responsable présumé, et donc à la colère et la peur envers qui nous nuit.
On peut aussi intervertir dans n’importe quel ordre les ingrédients donnés par Yoda, on
retombera toujours sur nos pieds : nous nous trouvons dans le symbolique et non le
rigoureux enchaînement causal.
Anakin redoute ses propres insuffisances et son échec à sauver Padmé et leur enfant,
comme il a échoué à sauver Shmi. Luke frôle-t-il le côté obscur par peur, lui aussi ? Oui,
celle de devenir comme son père, et plus encore celle de ne pouvoir sauver ses amis.
Rey, elle, sera saisie par la peur de basculer du côté obscur au point de s’exiler sur l’île
de Luke, Ahch-To. La colère ? Luke en éprouve envers l’Empereur, Anakin envers Obi-
Wan, Rey envers Kylo. Et tous en souffrent.
Mais les Sith, eux ? À part Vador, ont-ils rejoint le côté obscur à cause de la peur ?
Dans l’univers étendu, le petit Maul était aussi seul, apeuré et poursuivi par la poisse que
le jeune Solo. Il avait peur de tout et de rien. Et Palpatine l’a rassuré en le chaperonnant,
tout en entretenant sa haine à l’égard des Jedi, avant d’entretenir celle de Vador envers
lui-même. Dooku semble avoir basculé sciemment du côté obscur. Manipulé par Sidious
ou en toute connaissance de cause, il a estimé la République bonne pour les poubelles
de l’Histoire, tout comme Kylo Ren le croira un jour. Kylo, de son côté, voue une haine
tenace à Luke (et pour cause, le bon maître a fait mine de le transpercer d’un coup de
sabre laser pendant son sommeil), à son père aussi (il en dit pis que pendre à Rey). Il
est conscient des différentes étapes qui l’entraînent dans le côté obscur, et n’a de cesse
de les abréger pour arriver plus vite au pouvoir. Reste la grande énigme : Palpatine, lui,
a-t-il basculé par peur ? On l’imagine mal. Le roman aujourd’hui Légendes, Dark Plagueis,
consacré à ses années d’apprentissage, nous montre plutôt un profil psychologique à la
Dooku : froid, méthodique, intelligent jusqu’au prodige, mais sans un chouïa d’empathie.
Tout dans le cerveau, et le cœur vide.

À lire : Olivier Luminet et Delphine Grynberg (dir.), Psychologie des émotions, De


Boeck, 2021.

« Tout doit disparaître. »


Les vieux fans aussi.
À la veille de l’Épisode VIII, les événements semblent donner tort
aux grincheux. Le Réveil de la Force n’était pas exempt de défauts,
mais passait pour une première tentative louable de s’approprier
et régénérer le mythe. Rogue One avait été encore mieux accueilli
par les fans. À l’origine, tout le monde se fichait pas mal de savoir
comment avaient été obtenus les plans de la première Étoile de la
mort (moi, en tout cas). On (toujours moi) redoutait que n’importe
quel point de détail des premiers opus fasse l’objet d’un film
inutile qui disperserait les efforts de Disney au lieu de se
concentrer sur l’essentiel  : une belle Postlogie. Mais Rogue One
était excellemment ficelé, avec un parti pris sombre signant une
audace rare. Introduire tant de nouveaux héros et les faire mourir
l’un après l’autre jusqu’au dernier était inouï venant de Disney, qui
ne s’interdisait rien. Et en effet Les  Derniers Jedi ne s’est rien
interdit, à son tour.
À la caisse du cinéma, j’enrage contre deux filles qui n’en
finissent pas de choisir leur pop-corn. Elles vont me faire rater le
générique  ! Non. Mon Dieu, une telle frayeur n’est plus de mon
âge. Deux ans après, je vais enfin savoir comment réagit Luke à la
vue de son sabre brandi par Rey. Je l’imagine refusant, prostré,
découragé, et elle qui le galvanise. Ou alors il est devenu fou, ou
Sith, ou les deux, et le saisit pour la menacer. Chewie arrive à la
rescousse. Euh… En réalité on voit d’abord Dameron s’attaquer
seul à un destroyer et causer la mort d’équipiers. Lui, sur l’Étoile
de la Mort, il n’aurait pas fait demi-tour comme Solo poursuivant
ses troopers. Fort bien mais, comme dit Finn : « Où est Rey ? » La
voilà. Elle tend le sabre. Luke le prend… et le jette par-dessus son
épaule. Scène traumatisante pour de nombreux fans. Pas pour
moi : tiens, Rian Johnson a décidé de nous surprendre. D’assumer
des risques. Ouf  ! Après le  VII trop mignonnet, ça fait du bien. Et
en effet, pendant plus de deux heures, je suis scotché à mon
siège comme rarement. Ah, la confrontation de Rey et Snoke  !
Pour un non-Sith, quelle puissance  ! Elle ne peut pas s’en sortir.
Qu’est-ce que Johnson a trouvé  ? Oh, un rebondissement à la
Game of Thrones, d’accord. Kylo donne un coup d’accélérateur
dans sa quête de surpuissance. Pourquoi pas ? Ah, plus tard, Luke
seul face au Premier Ordre ! Ce déluge de feu sur lui ! Sans cesse,
toutes mes expectatives sont systématiquement trahies. Jamais je
ne devine où on m’emmène. Jamais je n’ai eu de tels doutes sur
l’issue d’un épisode. Tout peut arriver à n’importe quel moment.
Les héros sont traqués, échouent. Extraordinairement excitant…
Et pourtant… à la sortie, je me contrefiche de l’Épisode IX. Aucune
impatience. Han et Luke sont morts, Carrie Fisher aussi dans la
vraie vie, on ne verra plus guère Leia, par la force des choses. Les
membres du nouveau Big Three ont attendu la fin du VIII pour se
rencontrer enfin tous les trois, ce qui interdit toute alchimie
comme avec les énergiques et enthousiastes prédécesseurs qui
nous emmenaient explorer une Galaxie si gigantesque qu’il nous
paraissait impossible d’y tourner en rond.
Rian Johnson maintient Kylo Ren sur sa trajectoire. Non content
de tuer son père, il trahit son maître comme le ferait un apprenti
Sith et devient le Suprême Leader. Ce retournement coupe court
à tout espoir d’explorer plus avant la psychologie de Snoke. Kylo
s’était fait remonter les bretelles : « Enlève ce masque ridicule. Tu
tiens un peu trop de ton père, son sang irrigue encore ton cœur,
jeune Solo. » Quand Kylo rappelle qu’il l’a tué sans hésiter, Snoke
est encore plus chiffon  : «  Mais regarde-toi, ce geste t’a ravagé
jusqu’à l’os  ! Tu as été battu, déstabilisé par une fille qui n’avait
jamais tenu un sabre en main ! » Et encore : «  Hélas, tu n’es pas
Vador. Tu n’es qu’un enfant. Avec un masque. » Difficile de ne pas
voir dans cette diatribe une pique de Johnson à Abrams. Et en
effet Kylo se fait alors plus sobre, plus sombre, plus mûr, plus
inquiétant, plus déterminé que jamais. Pour lui, il est temps d’en
finir avec tout ce qui rappelle le passé. Qu’il s’agisse de Solo, des
Sith et des Jedi. «  Toutes ces vieilles choses doivent s’éteindre.
Snoke, Skywalker, les Sith, les Jedi, la Rébellion, qu’ils meurent
tous.  » Tout doit disparaître pour mieux être refaçonné dans un
« nouvel ordre ». Un discours que n’aurait pas renié Anakin dans
l’Épisode  III. Kylo ne réussit pas à tuer sa mère, et n’aurait pu
commettre de parricide si Han ne l’avait pas aidé. Mais il est prêt à
en découdre avec Luke en personne, à visage découvert. Le duel
tant attendu n’est qu’un simulacre et maître Skywalker meurt
d’épuisement à force de faire semblant, en ermite, sur une
planète aquatique. Personne n’aurait jamais imaginé une telle fin
pour un héros aussi mythique.
La disparition d’un Luke retiré de la force, de la Galaxie et de la
course des événements n’est pas le seul point contestable du
film. Tout le passage relatif à Canto Bight est une trop longue
démonstration du sort qui s’acharne contre la Résistance.
Chewbacca et Leia, qui viennent tout juste de le perdre, se
remettent bien vite du sort réservé à Han par son propre fils.
Chewie, d’ailleurs, reste en retrait, son plus grand exploit
consistant à devenir végétarien. Poe apprend à réfléchir un brin
avant de sacrifier ses camarades, ce qui prépare fort rapidement
son leadership ultérieur. Rose n’a jamais tant de relief que
lorsqu’elle se sacrifie pour empêcher le propre sacrifice de Finn,
une foucade qui ferait perdre leur camp sans l’intervention
virtuelle de Luke. Tout ça pour voler un baiser de collégienne en
plein combat… On pensait tenir un morceau de bravoure avec la
mort de Finn dont le personnage se serait retrouvé transfiguré,
mais non. On attendait d’être ému par la réaction du vieux Luke à
la mort de Han, mais non, non plus, la scène est instantanément,
et inexplicablement, coupée. Quand Luke retrouve Leia, que
lance-t-elle  ? «  Je sais ce que tu vas dire… J’ai changé de
coiffure…  » Yoda fait un petit coucou pour anéantir la dernière
trace du savoir Jedi. Phasma repart comme elle était revenue. Et
la Résistance a été anéantie parce qu’elle allait manquer de
carburant si elle était passée en hyperespace  : comme quoi, le
coup de la panne, ça marche toujours. Heureusement que le
général Hux est trop bête pour songer à couper la route des
vaisseaux ennemis, faisant preuve d’un manque d’initiative et de
stratégie qu’on n’avait pas vu au cinéma depuis les nazis clowns
de La Grande Vadrouille.
Alors que le Net bruissait de spéculations avant le VII, la douche
froide est totale  : que les fans aient aimé ou non le clivant  VIII,
personne ne piaffe à l’idée d’avoir enfin la conclusion de la saga
Skywalker. Qui l’eût cru ? Et tout le monde se méfie déjà du très
honorable Solo de Ron Howard, promu sans zèle et accueilli sans
curiosité. La déception seule ne suffit pas à expliquer l’absence
totale d’effet d’attente vis-à-vis de la suite. Le problème tient à la
négation du sens de Star Wars. La ringardisation des Sith et des
Jedi, la clochardisation de Luke, sont énormes et injustifiées : rien
ne les laissait prévoir dans Le Réveil de la Force. Et surtout, le
contre-pied systématique du précédent film suggère qu’on nous
mène en bateau. Que tout ce que nous avons vu dans Les
Derniers Jedi pourra être démenti par la suite (et d’ailleurs, ce sera
en grande partie le cas). Et qu’il n’y a personne aux commandes
de la saga. En un mot, on vient de nous apprendre à nous méfier.
À tuer une bonne fois la part d’enfance confiante et
d’émerveillement que, par un accord tacite, les fans s’autorisaient
à ressusciter à chaque nouvel opus, pour le meilleur et pour le
pire. À quoi bon continuer ? Tout ce qui nous fera vibrer pourra se
retourner contre nous. La Postlogie fait vivre aux fans le même
effondrement qu’Anakin trahi par Palpatine, en qui il plaçait une
confiance aveugle. « Vous aimez Star Wars ? C’est nul. Regardez
ce qu’on en fait, de votre jouet  ! Vous râliez après la trahison de
Lucas, mais on peut faire bien pire. » OK Disney, alors on devient
cynique et on se moque de votre prochaine poudre aux yeux : on
sait déjà que ce sera du bluff. Lucas, au moins, était sincère.

Y a-t-il un pilote dans le Faucon ?


Rian Johnson, pour moi, n’est pas en cause. Ses propositions ont
toutes été approuvées en haut lieu alors qu’elles sapaient et
zappaient les rares éléments piquants ménagés par Abrams et
laissés en suspens. Moralité  : on ne doit plus savoir à quoi
s’attendre avec Star Wars. Ah. Sauf que devant la bronca de la
plupart des fans, Johnson est écarté de l’Épisode IX  ! Dont le
scénario n’est pas écrit  ! Consternation générale. Les auteurs du
futur Solo se sont retrouvés débarqués eux aussi, de peur qu’ils
s’octroient trop de liberté. Et J.  J.  Abrams est rappelé au bercail
alors qu’il voulait passer à autre chose. Surtout, rassurer les fans
sceptiques qui, six mois seulement après le  VIII, bouderont de
toute façon Solo. Or non, ça n’est pas rassurant d’aller chercher
l’auteur d’un opus VII moyen dont les apports ont été niés par son
successeur, tout ça pour synthétiser à l’arrache et au petit pied
deux films à peine envisagés jadis qui n’ont rien à voir en un
troisième dont on se fiche d’avance, et sans Luke, Han ni Leia, en
plus. «  Attention, Mesdames et messieurs, les explications que
vous attendiez tous ! D’où vient le Premier Ordre ? Comment Leia
a-t-elle créé une Résistance clandestine  ? Qui est Snoke  ? Qui
sont les chevaliers de Ren  ? D’où vient la carte localisant Luke  ?
Comment Maz Kanata a-t-elle récupéré son sabre laser perdu sur
Bespin ? Comment Rey peut-elle avoir un tel pouvoir sans jamais
avoir reçu le moindre entraînement  ? Eh bien, Mesdames et
Messieurs, nous vous livrons la réponse unique, celle qui contient
toutes les réponses  : DÉMERDEZ-VOUS  ! Et rendez-vous au
prochain film. »
Les successeurs de Lucas, Kathleen Kennedy et consorts,
assument-ils la tournure de la Postlogie ? Sans doute l’ignorent-ils
eux-mêmes. Il faut se rendre à l’évidence  : chez Disney, ils ne
savent pas où ils vont. Impossible désormais de leur accorder le
bénéfice du doute. De grands pontes, des spécialistes de Star
Wars, forment un comité secret en verrouillant l’univers Légendes
et n’ont pas le moindre cap pour la Postlogie à part liquider le Big
Three au compte-gouttes pour habituer les fans à une table rase.
Le VII se concentre sur Han, qui meurt. Même chose au VIII pour
Luke, et au IX pour Leia. Après, les puristes auront fait leur deuil et
on pourra explorer de nouvelles voies. Il sera bien assez tôt pour
décider lesquelles. On a toujours pu discuter les choix de George
Lucas : les Ewoks, Jar Jar, les décors trop rutilants et l’intrigue trop
politique de la Prélogie, l’emberlificotage des midi-chloriens,
l’escamotage précipité de Maul, le Holiday Special, l’Édition
spéciale, Han shot first… Mais jamais on n’avait eu l’impression
d’avoir affaire à un amateur, ni d’être pris pour des crétins. Les
Épisodes  VII, VIII et IX forment ce que les écrivains surréalistes
appelaient un cadavre exquis. Le procédé est très simple  : sans
aucun plan déterminé, un premier auteur écrit le début d’un texte,
le second poursuit à sa guise, un troisième prend le relais, etc. On
n’est pas obligé d’arriver à un tout cohérent. Ce qui compte, c’est
l’incongruité souvent, la beauté accidentelle parfois, de la
juxtaposition des motifs littéraires ou des sensibilités. Avec la
Postlogie, même tactique : on lance des idées, et le prochain qui
filme se débrouille. C’est un tel foutoir élaboré à la va-comme-je-
te-pousse que la Postlogie s’imposera comme le plus
spectaculaire gâchis de l’histoire du cinéma populaire. Disney
avait de l’or entre les mains, et s’est assis dessus. On a sorti Star
Wars de la tombe pour en faire un zombie. La Force s’est réveillée,
mais elle est somnambule. Avec un bonnet de nuit. Ce n’est pas
un simple ratage, du sous-Star Wars qu’on aurait pu pardonner
aux téméraires se risquant à reprendre le flambeau  : c’est du je-
m’en-foutisme à coups de milliards de dollars. In-com-pré-hen-
sible. Pourtant ils savent faire, chez Disney  ! Ils sont capables
d’enfiler une vingtaine de Marvel au fil de différentes phases et de
produire un résultat inégal, bien sûr, mais cohérent, qu’on aime ou
qu’on n’aime pas. Eh bien là, un triptyque dans un univers
préexistant, avec des personnages déjà populaires et des dizaines
d’intrigues déjà écrites par des romanciers, des scénaristes de BD
et de jeux vidéo, non, ça coince, on improvise et on retombera
peut-être sur nos pieds.
Quelques éléments ont été repris à l’univers Légendes. Le sabre
laser de Kylo est emprunté à Revan. Ben Solo est la synthèse de
Jacen, Ania et Anakin, les enfants de Han et Leia qui connaissent
des fortunes diverses en grandissant. Dans le  IX, l’idée d’une
dyade Kylo/Rey reprend l’idée du binôme Leia/Luke dans le
comics L’Empire des ténèbres, où l’on trouve aussi la résurrection
de Palpatine. Les nouvelles BD recyclent des personnages de
l’antique ère Marvel comme Domina Tagge, Beilert Valance, les
hédonistes Zeltrons ou le lapin vert Jaxxon (sic). Mais au cinéma,
dans l’ensemble, Disney fait de la patouille. Du neuf avec du
vieux, du vieux avec du neuf, on secoue, et on avise.
Le Star Wars version Disney nous entraîne bien malgré lui dans
un autre espace de la psychologie, celui des décisions collectives
absurdes16. On dit qu’un tout est plus que la somme des parties.
Peut-être. Mais parfois, ça fait moins  ! Le brainstorming ou le
travail d’équipe ne présentent pas que des avantages, loin de là.
Des accidents d’avions tout à fait évitables ont par exemple
démontré que le respect de la hiérarchie ou l’inscription dans une
chaîne de commandement peut conduire à une véritable
paralysie de la volonté et un oubli complet du discernement. Peur
de se faire remarquer par les collègues, d’être réprimandé par le
chef, obsession du protocole et cécité aux faits, provoquent des
réactions en chaîne désastreuses. Des décisions absurdes
collectives ont bien failli mener à la Troisième Guerre mondiale,
par exemple à la baie des Cochons. À tel point qu’il est bon, dans
une organisation, d’encourager explicitement un membre d’une
réunion à se faire l’avocat du diable et à contredire
systématiquement les propositions d’autrui, y compris des grands
chefs intouchables. Méfions-nous, on est parfois nettement plus
stupide à plusieurs que seul !

Luke en Grincheux : une plaidoirie


Malgré tout ça… Ô fans, mes semblables, mes frères et sœurs, si
je vous dis que le traitement de Luke Skywalker par Rian Johnson
est très malin d’un point de vue psychologique, ne me jetez pas
au Rancor avant d’avoir lu mes arguments, à moi qui ai pourtant la
dent dure pour la Postlogie. Évidemment, si l’on est conditionné
par le Luke de l’univers Légendes (celui évoqué aussi dans
l’univers Canon du côté du Mandalorian), il est inconcevable que
le vainqueur de l’Étoile de la mort et de Vador en personne se
retrouve en mère Denis à traire un gros monstre, en expliquant à
Rey d’aller se faire voir chez les porgs pendant que l’Histoire se
répète  : «  Bégayez sans moi  !  » Si l’on considère qu’on est le
même à 20 ans et à 50, que la trajectoire d’un être humain aussi
complexe qu’un maître Jedi sort d’une photocopieuse sans fin,
qu’un héros doit se fossiliser de son vivant, qu’un combattant
passé à un poil du côté obscur est à jamais prédictible, alors oui, il
fallait mettre en scène le même Luke, mais poivre et sel, le rendre
infaillible et pompeux, et c’est reparti comme en 83. Or, non. Oser
montrer un Luke incompréhensible pour Rey comme pour nous,
c’est un petit coup de pied aux fesses pour les fans, mais un bond
de géant pour un psychologue. Je ne dis pas qu’il fallait écrire le
personnage ainsi dans Les Derniers Jedi, Mark Hamill lui-même
restant perplexe. Je ne dis pas que c’était le meilleur parti pris. Je
dis que c’est intéressant.
Voilà pourquoi, à mon avis. Souvenons-nous d’abord que Luke ne
choisit pas de devenir rebelle. Au début, tout ce qu’il souhaite,
c’est quitter ce trou à rats qu’est Tatooine. Comme son pote Biggs
Darklighter, qu’il retrouvera sur la base de Yavin IV. Ça tombe
d’ailleurs comme un cheveu sur la soupe. En réalité, une scène
coupée montrait Luke et Biggs assistant, depuis le sol, à la prise
du Tantive IV par le destroyer de Vador. Et Luke enviait Biggs qui
étudiait à l’Académie… L’Académie  ? L’école impériale. Si l’oncle
Owen l’avait permis, Luke serait déjà parti étudier lui aussi, et
deviendrait un impérial sans état d’âme. Visiblement, Tatooine a
davantage à se plaindre de Jabba que de Palpatine et Luke aurait
sauté sur l’occasion pour déguerpir. L’Empire, comme celui de
Napoléon, représente pour d’obscurs défavorisés une véritable
opportunité d’embrasser une carrière stable de fonctionnaire (au
pire), ou de se couvrir de gloire (au mieux). Le roman Étoiles
perdues de Claudia Gray insiste en 2015 sur ce rôle providentiel de
l’Empire pour des gens ordinaires, et Solo en constitue une
évocation encore plus éloquente : Han s’engage à titre provisoire
pour échapper aux ennuis et revenir chercher Qi’ra. Pour Luke,
jusqu’à ce que des stormtroopers trop zélés massacrent Beru et
Owen Lars, l’Empire représente une planche de salut. Que se
serait-il passé s’il avait croisé le chemin d’un Cassian Andor obligé
de faire le sale boulot pour l’Alliance comme au tout début de
Rogue One ? Il aurait cru en l’Empire pourvoyeur d’ordre et de paix
face au terrorisme de l’Alliance. Pour le moment, toujours dans
une scène coupée, Biggs lui avoue qu’il va déserter pour devenir
un rebelle : « La Rébellion s’étend et je veux être du bon côté, le
côté auquel je crois.  » Que répond Luke  ? «  Tu as raison  ! Si je
pouvais faire comme toi  !  »… Non. «  Un rebelle, toi  ? Mais
pourquoi  ?  »… Non plus. Il soupire juste  : «  Et moi, je suis coincé
ici…  » Plus tard, il tente encore de négocier son entrée à
l’Académie avec son oncle, mais rien n’indique un quelconque
attrait secret pour la Rébellion.
Quand C-3PO lui avoue qu’il appartient à la Rébellion, quelle est
sa seule question ? Celle-ci : « Tu as vu des batailles ? » Quand il
visionne l’appel au secours de Leia, quelle est sa réaction ? « Oh !
Une rebelle ! Mon devoir est de l’aider ! »… Non : « Comme elle est
belle ! » Et le voici embarqué par les événements. S’il n’avait tenu
qu’à lui, il aurait confié les robots au vieux Ben et serait rentré à la
ferme en attendant l’Académie. Sa séance d’entraînement avec la
sphère est besogneuse. Il se retrouve par hasard dans l’Étoile de
la mort, dont il ignorait l’existence. Il se présente en matamore à la
princesse, qui le traite de nain et prend la situation en main. Et
pendant la bataille finale, c’est le vilain Han, celui qui ose douter
de la Force, qui lui sauve la mise. Luke passe en mode manuel
parce que la voix de Ben l’invite à le faire (et encore,
indirectement : « Luke, fais appel à la Force. Suis ton instinct, Luke.
Luke, aie confiance en moi.  » ne signifie pas forcément
«  Débranche le collimateur  »  !). Quelle est sa motivation dans
toute cette aventure  ? Devenir un rebelle  ? Séduire Leia  ? Se
montrer digne de son père Jedi ? Faire comme Biggs, qui cachait
son jeu en feignant d’être un sympathisant de l’Empire ? Ou juste
se laisser porter, vu que justement c’est tout ce que lui
recommande Ben  ? En tout cas, il a ce qu’il voulait  : l’aventure,
avec une princesse, un mentor, un frère de fortune, un père
(même fantomatique), une médaille, et une réputation
légendaire !
Dans L’Empire contre-attaque, il se prend une volée par un
wampa et serait mort de froid sans Solo, le grand frère
indépendant qui a pris la place de Biggs. Puis Yoda le trouve
d’abord indigne de devenir Jedi. Ça calme. Il se fait enfin mutiler
par Vador qui n’aurait pu faire de lui qu’une bouchée. Retour de
bâton  : s’il devenait un impérial, ce ne serait pas pour connaître
l’aventure et devenir pilote comme autrefois, mais pour diriger
l’Empire avec papa. Sacrée promotion ! Du coup, pourquoi rester
rebelle  ? Par fidélité à l’idéal des Jedi, alors que Ben et Yoda lui
ont vraisemblablement menti ? (Poke à Anakin, qui s’est posé les
mêmes questions deux décennies plus tôt  : les Jedi sont-ils
vraiment fiables alors qu’ils me demandent de jouer un double
jeu auprès de Palpatine, donc qu’ils cautionnent le mensonge  ?)
Par fidélité à ses amis, plutôt. Pour sauver Han, pour une fois.
D’autant qu’il ignore encore ce qu’éprouve Leia pour le
contrebandier, puisqu’il en est resté au baiser qu’elle lui a donné,
à lui, Luke, sur Hoth. (Et sur l’Étoile noire aussi, pour lui porter
chance.)
Dans Le Retour du Jedi, sa maîtrise et sa maturité ne font aucun
doute. Mais ses amis sont encore son point faible et Sidious le sait.
Et pendant quelques minutes, oui, il bascule bel et bien du côté
obscur, le temps d’essayer de tuer l’Empereur non pas pour
prendre sa place et régner sur la Galaxie, mais par haine, par
vengeance devant le spectacle de la flotte rebelle en
déliquescence et de ses amis condamnés. À la place, c’est Vador
qu’il parvient à dérouiller. Mais il n’est plus qu’un fétu de paille
sous les éclairs de Force de Palpatine. Sans son père, il serait
mort  : une fois de plus, il a fallu qu’on le sauve au tout dernier
moment. Sur Hoth, sur la barge de Jabba, il a été impeccable.
Mais il est loin d’avoir achevé sa formation et se bat trop souvent
sur le fil du rasoir.
Il n’est donc pas si surprenant, après tout, que l’Épisode VIII joue
sur le doute que Luke peut légitimement entretenir sur lui-même.
Surtout après avoir voulu se la jouer à la Yoda en fondant une
Académie Jedi dont il n’a pu prévenir la destruction. Ses élèves
sont morts ou sont devenus les chevaliers de Ren au service du
Premier Ordre et de son propre neveu, qu’il n’a pu empêcher
d’embrasser le côté obscur. Pire encore : Luke se voyait de toute
façon échouer à réprimer un nouveau Vador ou un nouveau
Sidious. Et il a eu la tentation crapuleuse d’assassiner le litigieux
Ben dans son sommeil. Ironique vis-à-vis de sa propre légende, il
n’a plus qu’à retourner dans un trou, non plus Tatooine mais une
île perdue sur une planète perdue, en se faisant tout petit, tout
humble, tout miteux aussi, puisque volontairement coupé de la
Force, à côté de grimoires Jedi qu’il n’ouvre plus et se languit
même de faire disparaître dans un autodafé. Démission. Rideau.
Fin du malentendu. Si «  Luke Skywalker a disparu  » comme
l’annonce la première phrase du texte déroulant de l’Épisode VII,
ce n’est pas qu’on l’ait enlevé, qu’il soit parti étudier des vestiges
Jedi ou chercher des disciples, non, c’est qu’il a retrouvé l’humilité
et tire les conséquences de ce qu’il perçoit comme son
incompétence et son sentiment d’imposture. «  Désolé, je n’étais
bon qu’à rester un plouc de Tatooine. J’ai eu de la chance, mais la
Galaxie aurait dû tourner sans moi. C’est chose faite. Avec
davantage de courage, je me suiciderais. Je vais orchestrer ma
mort sociale.  » On appelle ça le ghosting, en bon français  :
organiser sa propre disparition.
Ce choix scénaristique était assez kamikaze de la part de Rian
Johnson mais, psychologiquement, il se tient. Et laisse
évidemment moins indifférent que le Luke sérieux, probe, policé,
pondéré, responsable, sans grandes aspérités, prévisible, gardant
le cap, réceptacle de la Force, dans l’univers Légendes. Non plus
la grande figure du côté lumineux, le gardien du temple, mais un
type capable de rester humain, en proie au regret, à l’erreur, à
l’échec, au découragement, à la fatigue, à la haine de soi. Capable
de connaître ce que les mystiques de toutes religions qualifient
de «  nuit de l’âme  », une grande horreur de désespoir, de lutte
contre le doute, de défaite provisoire avant la reprise de ses
moyens. Luke a connu une première nuit de l’âme à la fin du  V,
puis brièvement, dans la salle du trône de Palpatine. Dans le
christianisme, saint Jean de la Croix ou mère Teresa ont illustré
cette débâcle intérieure qui donne la certitude que les efforts de
toute une vie tiennent de l’illusion, de l’escroquerie, de la vanité.
Le Christ lui-même a douté, dans le désert face à Satan, et sur la
Croix où ses dernières paroles expriment son incompréhension
face à Dieu qui l’a abandonné. Les grands récits initiatiques ne
sont pas linéaires. On n’y voit pas le disciple surmonter les
épreuves les unes après les autres et cumuler les récompenses
comme le brillant stratège qui voit s’amonceler sans cesse plus
de décorations sur son poitrail bombé. L’initiation est un
développement fait de pauses, de régressions, de reniements. On
finit par renoncer à tout, même à l’initiation. En charriant un peu,
Vador serait la nuit de l’âme d’Anakin. Dommage qu’il n’ait pas eu
le réveil facile… En tout cas, on peut paradoxalement interpréter le
Luke finissant comme la meilleure option possible pour dresser le
portrait d’un immense maître spirituel.
On peut aussi considérer que Rian Johnson a fait n’importe quoi.

Spider-Man et Star Wars :


les deux sagas du clone
L’abnégation de J.  J. Abrams laisse pantois. Écrire et tourner
l’Épisode VII était un honneur autant qu’un risque, mais se coller à
L’Ascension de Skywalker relève de la gageure suicidaire. Certes, il
a l’opportunité de présenter les développements qu’il avait en
tête. Le problème est qu’il doit les condenser en un seul film. Je
dirais même plus  : le problème est qu’il n’avait peut-être pas de
développement en tête. En tout cas, il se réapproprie la saga. Kylo
répare son masque. Les parents de Rey ne sont finalement pas
n’importe qui. Luke a eu tort de badiner avec son sabre. J’en
passe. Réglez vos comptes en tirant Star Wars chacun de son
côté, Messieurs, ne vous dérangez pas pour nous…
Que dire du IX  ? Qu’il en fallait bien un. La bande-annonce
s’ouvre sur une lente séquence qui s’accélère en un crescendo
délirant  : Rey, comme Cary Grant dans La Mort aux trousses, est
poursuivie à pied par le TIE de Kylo Ren, puis se livre à une
acrobatie incompatible avec l’arthrose du vieux Ben se fendant
d’entrechats pour combattre Vador dans l’Étoile noire. C’est beau,
gonflé, de bon augure. Quelques secondes plus tard, on a le
plaisir de revoir Lando. Seulement voilà, la fin fait tiquer. Tout est
noir, et on entend le rire de… Palpatine. Oh non. La Force fasse qu’il
s’agisse d’un flashback, mais pas d’une résurrection ! Sur la scène
de la convention où le trailer est présenté pour la première fois, le
grand Ian McDiarmid, Palpy à l’écran, fait son apparition,
provoquant une ovation démesurée. Le calme revient. Il ordonne,
avec sa voix Sith : « Roll it again. » On revoit tout. Et on comprend
que s’il s’est déplacé, c’est qu’il doit jouer un rôle prépondérant
dans le film. Pas une voix off, ni un hologramme de guingois du
style L’Empire contre-attaque. Palpatine est vraiment de retour.
Quel constat d’échec… qui rappelle la Saga du clone (comme par
hasard), dans les années 1990, une période de Spider-Man
courant sur plusieurs années où l’on nous expliquait que celui
dont nous suivions les exploits n’était pas Peter Parker mais un
clone, depuis 1975. Le scénario s’est tellement prolongé et a
rencontré une telle hostilité des fans qu’il a bien fallu rétropédaler
et expliquer que non, pas du tout, Spidey a toujours été le vrai
Parker. Il s’agissait en fait d’un immense complot fomenté par le
mal absolu, Norman Osborn alias le Bouffon vert. Voilà. Petit hic :
Osborn était mort depuis 1973. Mais en réalité, non  : il attendait
son heure. Rebelote pour Palpatine : la Postlogie s’en va dans tous
les sens, on ne sait pas qui était Snoke, d’où sort le Premier Ordre
avec sa logistique colossale  ? Eh bien, c’est Dark Sidious, pardi  !
Ça vous paraît impossible, d’autant qu’il était mort ? N’ayez cure !
Vous pensez bien que lui n’avait négligé aucun détail, que nous
n’avons pas besoin de porter à votre connaissance. La Bête est
revenue, d’ailleurs elle n’était jamais vraiment partie, c’est tout. On
nous annonce tout à trac que Kylo Ren a entendu sa voix à travers
l’univers, et d’ailleurs que toutes les voies entendues
précédemment dans sa tête, de Snoke à Vador, c’était lui aussi.
Kylo apprend donc qu’il n’a été qu’un jouet, que son grand-père
ne s’est jamais adressé à lui pour l’attirer du côté obscur, que ses
plans grandioses de reconstruction de la galaxie en tant que
Suprême Leader n’étaient qu’un miroir aux alouettes, et il s’en
fiche. Palpatine, c’est un imitateur et un ventriloque. Snoke était
son Tatayet. Ah. Et il a eu une vie sexuelle, aussi : la preuve, il a fait
occire son fils qui ne voulait visiblement pas reprendre l’entreprise
familiale.
Mais attendez, depuis plus de trente ans, l’Empereur n’a pas tout
à fait terminé sa résurrection. Le pauvre est pire que myope, et il
n’a pas eu le temps de voir un dentiste. En plus, il est
emberlificoté dans une broussaille de câbles dont il aimerait bien
sortir pour s’incarner dans le corps de sa petite-fille qu’il essaye
de tuer, sauf qu’en fait il faudrait qu’elle le tue d’abord. Tout ça
sous le regard d’une bande de dévots neuneus ânonnant dans
l’ombre, et en déterrant d’un geste des dizaines de destroyers qui
auraient pu anéantir la Résistance et rendre la base Starkiller
obsolète un an plus tôt. L’exil dans son terrier a rendu le Grand
Méchant pompeux et répétitif. On ne sait pas quoi faire de Kylo
Ren redevenu gentil, alors on lui fait flanquer une ratatouille, sans
armes, aux chevaliers de Ren, formés par Luke Skywalker et
dévoyés, dont on n’a jamais su quoi faire non plus, et puis on
l’envoie valser dans une faille rocheuse pendant que Rey affronte
seule Sidious. Seule ? Non, car tous les Jedi qui l’ont précédée se
sont donné rendez-vous en double file dans le Purgatoire. Ils
avaient raté l’Épisode VI au moment crucial de l’affrontement avec
Luke, vous pensez bien que cette fois ils prennent la peine de
débouler de l’au-delà pile à l’heure. Ils savent apparaître, mais on
ne fait que les entendre, dommage, quel époustouflant panorama
final on rate là. Le pauvre papy Palpy, lui, est tout seul. Ne
comptons pas sur une quelconque solidarité entre vilains Sith
disparus, mais rendons grâce à Star Wars de nous sensibiliser à la
solitude des personnes âgées. Va-t-on voir au moins Vador ? Qui
va se changer en Anakin et poser sa main sur le sabre laser de
Rey pour lui permettre de remporter la victoire, accomplissant
ainsi, bel et bien, la prophétie de l’Élu  ? Non, non. En tout cas
Palpatine re-meurt, dispersé façon puzzle. Bien fait. Pendant ce
temps, Finn court à cheval sur le flanc d’un destroyer, Lando a
rameuté des civils de toute la Galaxie là où Leia avait échoué
dans le VIII, et on peut rejouer la grande scène de liesse dans la
forêt. Finalement ce n’est pas Luke mais Rey qui va refonder
l’ordre Jedi. D’ailleurs elle choisit de s’appeler Skywalker,
ramenant l’univers de Star Wars exactement où il en était en 1983.
Alors, l’équilibre de la Force est-il rétabli, cette fois  ? P’têt ben
qu’oui.
Pour en arriver là, il a fallu chercher un indice que Luke et Lando
avaient échoué à trouver, le trouver sans le faire exprès en
tombant dans un trou, puis chercher un hacker obligeant C-3PO à
accepter de déchiffrer une inscription, puis trouver, toujours sans
le faire exprès, d’autres déserteurs du Premier Ordre que Finn. Il y
a bien de nouveaux personnages, dont un robot qui ressemble à
une lampe de chevet Ikéa, un brillant ingénieur résistant qui nous
explique la résurrection de Palpatine (« Une science occulte… Un
clonage… Un secret connu des seuls Sith »  : bac + 12 attitude), la
copine de Finn dont on se soucie comme de la copine de Poe (la
scène du râteau est tout de même cocasse), mais il n’apportent
rien de plus que les anciens personnages, comme Rose
(imaginée par Rian Johnson, J.  J. Abrams n’en veut pas) ou Maz
Kanata (imaginée par J.  J. Abrams mais il s’excuse) plantés là
occasionnellement avec un charisme de réverbères. On bricole la
mort de Leia comme on peut. C’est quand même touchant de
revoir Solo, Harrison Ford est bon prince.
Les Épisodes V et VI n’avaient de cesse de s’éloigner de la trame
«  voyage du héros  » du film initial au parcours balisé par des
récits mythiques universels. Lucas mettait un point d’honneur à ce
que la Prélogie distende sa zone de confort et oblige
systématiquement les fans à du nouveau, dans une dérive des
continents loin du vénérable Épisode  IV, quitte à provoquer
quelques séismes au passage. La Postlogie louvoie, un pas en
avant vers l’inconnu (le VIII) et deux pas (au moins) en arrière (le
IX).
Je persifle, mais comme les  VII et VIII, le  IX se laisse voir avec
grand plaisir. Si Star Wars n’est plus qu’un cadavre, il est exquis en
effet. C’est beau, bien ficelé, et pourtant, les seuls grands pics
d’émotions sont empreints de nostalgie : les fantômes de Luke et
Leia sur Tatooine, le vieux Lando sur sa canne, Han qui pardonne
à son fils, les ruines de l’Étoile de la mort, ce qu’aurait pu être
Palpatine avec un bon dialoguiste. Et puis Chewie. Mort en héros
au début du cycle romanesque Légendes du Nouvel Ordre Jedi,
sacrifié pour bien montrer qu’on emmenait Star Wars vers des
contrées inconnues et incertaines (mais aussi parce que c’était le
protagoniste le plus difficile à faire s’exprimer), c’est finalement
celui qui passe entre les coups de faucheuse dans la Postlogie.
Celui auquel je dois l’émotion la plus forte du film, et l’une des
plus fortes des trois trilogies. Quand Rey sollicite un pouvoir dont
elle-même ne soupçonnait pas la puissance et détruit par
inadvertance le vaisseau qui emmène Chewbacca captif, ma
surprise était telle, renforcée par le jeu désespéré de Daisy Ridley,
que L’Ascension de Skywalker me paraissait un chef-d’œuvre.
Abrams avait osé faire mourir Chewie après Han, le sacrifiant aux
pouvoirs démesurés de Rey. Celle-ci, rongée par la culpabilité,
allait peut-être en effet basculer du côté obscur comme le disait
la rumeur. ÇA, c’était du grand Star Wars ! Chapeau bas !
Et puis non. On apprend tout de suite que Chewie est vivant.
C’est une immense opportunité manquée, à mes yeux. Après ça,
difficile de trembler pour les héros. Quand Finn, Poe et le Wookie
se font tirer dessus, on sait bien qu’ils vont s’en sortir. Que Rey ne
basculera pas. Que Kylo sera racheté. Rian Johnson, lui, aurait osé.
Le spectateur lui-même ne sait plus où il serait préférable
d’emmener la saga Skywalker. Il est temps d’arrêter.

16. Voir la trilogie de Christian Morel consacrée aux Décisions absurdes (Gallimard, 2002,
2013, 2018).
Psychologie du pouvoir

Dans l’Épisode III, Anakin convoite le pouvoir à la fois pour mettre Padmé à l’abri,
achever cette sale guerre des clones qui l’accapare, et régenter une galaxie meilleure,
pacifiée, ordonnée, sans injustice. Une ambition grandiose, aussi égoïste que
désintéressée. Son petit-fils Ben Solo marchera sur ses traces, mais sans le côté
familial : pas question pour lui de mettre quiconque à l’abri, au contraire. Il n’a pas de
compagne, a renié sa famille et se tient prêt à la supprimer si besoin. Ce qu’il veut, c’est
faire table rase et construire un monde nouveau, avec le zèle idéaliste du post-
adolescent tourmenté. Tout au plus tolèrerait-il Rey auprès de lui.
Sheev Palpatine, lui, se fiche bien d’améliorer la galaxie. Il ne souhaite maintenir l’ordre
que pour s’éviter des tracasseries qui menaceraient son Empire. Aucun projet cosmique,
nul idéal, pas de vénération de la Force. Ce qui compte, c’est uniquement son intérêt. Et
son intérêt, son but ultime, sa raison d’être, d’apprendre les secrets du côté obscur, de
trahir et de tuer, s’appelle le Pouvoir. C’est à la fois pathétique et relativement commun
autour de nous. Il n’y a pas que certaines substances, licites ou non, qui créent une
accoutumance. La psychologie et la psychiatrie parlent désormais également
d’addictions comportementales. Nous pouvons nous rendre accros à des situations qui
provoquent dans notre cerveau la même jouissance éphémère et trompeuse qu’une
drogue ingérée par notre organisme. Qu’il s’agisse de jouer, dépenser de l’argent,
séduire, ou bien de faire campagne, être élu, laisser ses adversaires sur le carreau,
exercer le pouvoir à la tête d’une entreprise, d’une armée, d’un pays, les addictions
comportementales suscitent le même effet de manque, la même élévation permanente
du seuil de satisfaction (il faut des stimulations sans cesse plus importantes), le même
envahissement du quotidien qui s’organise autour du shot de dopamine, la même perte
de contact avec la réalité, que les addictions avec substance17.
Oui, il est très facile d’être drogué au pouvoir. D’en vouloir toujours plus. De ne pas
savoir décrocher. D’y revenir sans cesse, tôt ou tard. Et les flatteurs, le manque de
sommeil, l’assurance croissante de ne pas être n’importe qui, d’être doté d’un destin
exceptionnel (l’hubris, encore elle) maintiennent le junkie dans son obsession. Difficile de
dire si le pouvoir corrompt, ou s’il attire des personnalités déjà déséquilibrées. Il y a sans
doute un peu des deux : la recherche du pouvoir pour le pouvoir est suspecte, et son
obtention ne fait qu’aggraver les choses18. Le Chancelier Palpatine obligé de se cacher
dans les endroits les plus solitaires, les plus sales, avec l’atmosphère la plus viciée, puis
gisant à terre, défiguré, et hurlant « POWEEER ! ABSOLUTE POWEEEER !!! », est
pitoyable. C’est le contraire du pouvoir. On peut se sentir impressionné par son
intelligence, son machiavélisme, son aptitude au combat, sa maîtrise, mais on ne peut
pas l’envier. On peut éprouver de la compréhension ou de la pitié pour Vador, Kylo Ren,
Dooku, et même le glacial Maul qu’on devine meurtri, dressé, gâché. Mais Dark
Sidious ? Le tout-puissant Empereur Palpatine ? Il ne fait rêver personne. Ou alors les
jours où on est très, très en colère.

De la Force à la farce
La Force constitue un véritable personnage à part entière. Elle
symbolise l’élément le plus transcendant de Star Wars, comme
une porte ouverte sur la spiritualité orientale et qui prendra une
telle place dans la vie de certains fans agnostiques ou athées
qu’ils n’auront pas d’aperçu plus direct de ce qu’est une religion.
Dans l’Épisode  IV, elle accompagne l’irruption du merveilleux
dans le quotidien répétitif de Luke. Il en entend parler au moment
où il découvre un sabre laser, et qui plus est, celui de son père.
Dans l’esprit du spectateur, tout est clair : la Force est un mystère
immémorial, connaissable seulement par des initiés disparus, liée
à un passé révolu et à la transmission. Comme elle permet à
Vador de dominer une virile assemblée de militaires, un
psychanalyste y verrait l’expression du phallus et de la
masculinité. Mais c’est plus compliqué. Sa dimension
enveloppante, protectrice, universelle et intuitive, en fait aussi
l’émanation d’un archétype féminin. Elle est partout et nulle part,
se laisse domestiquer mais pas connaître, sert à la lumière
comme aux ténèbres. C’est un océan dans lequel on baigne mais
qu’on ne pourra jamais saisir, on joue avec ses courants plus qu’on
ne la canalise, on peut s’y noyer. Elle est impersonnelle, on se la
représente pourtant comme une déesse que l’on espère
clémente : « Que la Force soit avec toi. » Elle permet d’étrangler à
distance, de manipuler des esprits faibles, de décocher une
torpille à protons au bon endroit et au bon moment. Et de se
fondre dans une énergie primordiale comme le fait le vieux Ben
en se volatilisant pendant le coup fatal de son ancien disciple.
Dans l’Épisode  V, surprise, la Force permet de déplacer les
objets à distance. Sans qu’on sache comment il a appris, Luke
parvient ainsi à récupérer son sabre laser dans la caverne du
wampa. En 1980, c’est stupéfiant. Mais c’est au tour de Luke de se
frotter les yeux quand il voit Yoda extirper son X-Wing du marais.
Il n’y croit pas. « C’est pour ça que tu échoues », lui intime Yoda.
Pour nous, l’indication est limpide : on doit croire, nous aussi, pour
être emportés par le récit. Un contrat tacite nous demande
d’accepter la crédibilité de cette histoire et de ne pas la juger
comme un conte pour enfants à la lisière du ridicule. Et puis la
Force permet vraisemblablement à Palpatine de détecter la
présence et l’identité du fils Skywalker, et d’anticiper le danger
qu’il représentera. Luke est lui aussi l’objet de visions, dans
lesquelles ses amis sont menacés. Obi-Wan parvient à lui
apparaître sous la forme d’un fantôme, à parler, se déplacer (et
même s’asseoir  !). Enfin la Force se manifeste de façon plus
spectaculaire, tout en conservant son inquiétante étrangeté, dans
certains endroits privilégiés comme l’arbre de Dagobah. Dans
l’Épisode  VI, elle se complexifie encore. Luke n’a visiblement
cessé de progresser. Il se bat en se livrant à des acrobaties,
renvoie les tirs avec son sabre comme Vador sait le faire avec sa
main. Palpatine matérialise la Force en éclairs capables de
terrasser n’importe qui. Nous aussi, comme Luke, sommes initiés
à des prodiges toujours plus incroyables.
Une quinzaine d’années plus tard, la Prélogie change notre
regard sur elle. Luke, même au mieux de sa forme, n’était qu’un
amateur. D’abord, la Force est un outil plus puissant encore que
ce qu’on avait compris dans Le Retour du Jedi. Ceux qui la
maîtrisent ne sont plus seulement capables de virevolter en tous
sens pendant un combat, mais se transforment en super-héros
chutant de plusieurs dizaines de mètres sans encombre, et
pilotant avec une virtuosité qui leur aurait fait détruire l’Étoile de la
mort en beurrant leurs tartines. C’est flagrant durant les combats,
au point qu’on a du mal à imaginer que le vieux Kenobi exécutant
péniblement un tour sur lui-même en se battant contre Vador est
bien le même qui dansait la capoeira face à Dark Maul, au général
Grievous, où à son apprenti sur Mustafar. Ensuite intervient cette
histoire, bancale pour les protagonistes eux-mêmes, de prophétie
à propos d’un équilibre. L’important n’est pas la victoire du bien
contre le mal, mais leur juste équilibre ? Ou l’équilibre consiste-t-il
à faire gagner le côté lumineux ? Étrange. Mais comme personne
n’a l’air de la comprendre et qu’il s’agit plutôt d’une auberge
espagnole où chacun, Qui-Gon en tête, apporte le sens qui lui
convient, tout va bien.
Dans l’Épisode I, c’est avec les midi-chloriens que le bât blesse.
Les fans avaient compris que chacun, en étudiant avec rigueur et
foi, pouvait peu ou prou devenir un Jedi. Et voilà qu’il faut être
avantagé par cette mystérieuse manifestation biologique,
détectable par une vulgaire prise de sang, pour développer une
réelle aptitude ? Shocking ! Les amoureux de la Force se sentent
trahis, ne comprenant pas que l’un n’empêche pas l’autre. Qu’on
peut très bien être prédisposé par notre ADN ou d’autres
ingrédients biologiques, et n’en rien faire. Ou se voir doté d’un
mauvais jeu par la nature, mais accomplir quelques prouesses
avec un bon maître. Après tout, Luke explique lui-même que la
Force est puissante dans sa famille. Sans composante héréditaire,
comment serait-ce possible  ? Lucas ambitionnait de développer
ultérieurement d’autres explications rationnelles auxquelles les
fans se montrent d’emblée, par principe, hostiles. Avec Jar Jar, les
midi-chloriens sont l’élément-surprise de l’Épisode  I qui
manquent leur cible et seront prudemment mis de côté.
Tonton George est têtu, pourtant, et compte les sortir du formol
pour la Postlogie. Or, on l’écarte. En conservant néanmoins son
idée, déjà initiée dans l’univers étendu supervisé par ses soins,
que certains sont sensibles à la Force sans être ni des Jedi
dûment formés, ni des Sith s’inscrivant dans la règle des deux. En
dehors des films, dans la série animée Star Wars Rebels ou les
romans de Michael Reaves Les Nuits de Coruscant, par exemple,
on connaissait les Inquisiteurs, traquant les Jedi survivants après
l’Ordre  66 et permettant des combats au sabre laser sans
mobiliser Vador qui tatanerait tout le monde en 15  secondes
chrono. D’autres personnages, comme le cyborg Grievous ou
Asajj Ventress formée par Dooku, sont des électrons libres qui
n’ont pas grand-chose à envier aux Jedi et aux Sith. Snoke et Kylo
Ren ressemblent à des Sith mais n’en sont pas, les gardiens des
Whills sont sensibles à la Force sans être des Jedi.
La Force produit décidément des créatures bien différentes  :
maîtres spirituels dans la Trilogie d’origine, super-héros dans la
Prélogie, et de véritables demi-dieux dans la Postlogie. Kylo Ren,
formé par son oncle Luke puis Snoke, et Rey, d’abord autodidacte
puis prise en main par Luke et surtout Leia, parviennent à se
visualiser, communiquer, et se toucher en se trouvant dans des
lieux séparés. Un petit balayeur de Canto Bight ou Finn lui-même
se révèlent sensibles à la Force sans la moindre allusion à leurs
midi-chloriens. Luke se projette à l’autre bout de la galaxie avec
une netteté parfaite, quitte à s’épuiser. Ce vieux farceur de Yoda,
non point collet monté comme dans la Prélogie mais aussi
chafouin que lors de sa première apparition sur Dagobah face à
Luke, provoque depuis l’au-delà une stalactite de foudre qui s’en
vient incendier l’arbre et les livres sacrés des Jedi. Leia elle-même
joue à Mary Poppins dans l’espace, survivant à l’explosion de sa
cabine et au froid intersidéral, et regagnant un lieu sûr en quasi
somnambule grâce à la Force. Et bien sûr, pour vaincre la mort,
Palpatine a utilisé les pouvoirs suggérés dans l’Épisode  III pour
accomplir les « phénomènes contre-nature » qu’Anakin convoitait
pour sauver Padmé (ça n’était pas du bluff  !). On ne saura jamais
en quoi consistent de tels tours de passe-passe, mais après tout
nous ne pourrions pas comprendre, pauvre Moldus que nous
sommes.
La surenchère est devenue un véritable problème dans Star
Wars. La base Starkiller du Réveil de la Force est une nouvelle
Étoile de la mort mais attention, encore plus terrifiante, hein,
puisqu’elle ne détruit plus une planète mais un système entier. Et
dans L’Ascension de Skywalker censé se dérouler seulement un an
plus tard, accrochez-vous, Palpatine a fait construire un ensemble
de destroyers dont chacun porte une espèce d’Étoile de la mort
miniaturisée ! Tremblez, spectateurs ! Mais si l’on pouvait jadis se
sentir impressionné par l’Étoile de la mort, y compris dans Rogue
One, les nouvelles armes pétaradantes nous laissent de glace.
Dans le même temps, la démesure des pouvoirs permis par la
Force nous fait hausser les épaules. Tiens, le vieux Palpatine a
perdu son dentier mais il sait faire gicler des éclairs de Force qui
paralysent deux armées entières pendant une bataille stellaire  ?
Le pauvre a quitté le statut de Satan pour celui de Thanos version
MCU. La poésie de la Trilogie d’origine résidait dans la
progressivité de la découverte de la Force, mais aussi des
dangers occasionnés par le côté obscur. Là, trop, c’est trop. Nous
sommes passés de la fée Clochette au bling-bling. C’est dans les
vieux pots que Disney nous a préparé de la soupe jusqu’à
l’indigestion. En perdant tout son sens, en se désacralisant jusqu’à
n’être pas grand-chose d’autre qu’un rayon laser craché par Iron
Man, la Force est devenue une faiblesse de Star Wars. Un
comble !
Kylo a raison dans le VIII, et le pirate DJ aussi : le bien, le mal, les
Sith, les Jedi, tout ça, c’est de l’histoire ancienne. Ça ne veut plus
rien dire. Place au nouveau. Mais, au fait, lequel ?

La saga du libre arbitre


« C’est ton destin », souffle Vador à Luke pour qu’il le rejoigne du
côté obscur.
« C’est ton destin », hulule Palpatine à Rey pour qu’elle le tue et
que son esprit prenne possession d’elle.
À croire que plus on est Sith, moins on comprend. Star Wars est
tout entier dévolu à montrer qu’il n’est d’autre destin que celui
qu’on choisit d’écrire. Luke choisit le côté lumineux, puis de se
couper de la Force, puis de se sacrifier, échappant de toute façon
à sa voie tracée de fermier hydroponique. Rey choisit d’être une
Skywalker. Han délaisse sa carrière de voyou chez Lady Proxima
pour devenir pilote impérial, re-voyou, général rebelle, conjoint de
Leia, et s’il retourne encore trafiquer et truander, c’est par goût.
Lando trahit les rebelles, trahit l’Empire : il s’est racheté. Kylo Ren
tangue d’un bord à l’autre, et même le choix de tuer son père n’a
pas de conséquences définitives (hormis pour le mort, on est bien
d’accord). Leia et Padmé passent leur temps à modifier le cours
des événements globaux les plus désespérés.
Luke passe outre les conseils de ses mentors pour courir à la
rescousse de ses amis sur Bespin, ce qui est suicidaire. Qui-Gon
Jinn ignore les refus du conseil Jedi et ramène le petit Anakin
sous son bras, liant ensuite le pourtant têtu Obi-Wan par un
serment désastreux qu’il n’osera pas rompre. Finn déserte les
rangs du Premier Ordre. Rey court à sa perte en plaquant le vieux
ronchon Luke pour secourir la Résistance. Galen Erso, pris dans la
nasse par Orson Krennic, déjoue sa surveillance en bricolant un
défaut dans l’Étoile de la Mort. Jin et le groupe des Rogue One
sont volontaires pour une mission suicide, scellant leur destin
eux-mêmes, comme des Grands.
Même certains trompe-la-mort montrent qu’aucune fatalité n’est
totalement définitive  : Obi-Wan, Yoda, Luke, Leia sont peut-être
passés de l’autre côté de la barrière, mais ils ont la faculté de
nous apparaître. Palpatine non plus n’est pas si mort, tiens donc.
Ni Maul, coupé en deux mais debout sur ses prothèses pour
diriger l’Aube écarlate  ! Ni Boba Fett, qui s’est vaillamment taillé
un chemin hors du Sarlacc, Dieu sait comment (mais la série Le
Livre de Boba Fett le dira), après la mort la plus stupide de toute la
saga. Eh oui, c’est ça de supprimer précipitamment des badass
charismatiques  ! On doit ensuite justifier leur retour (ou pas,
d’ailleurs). Et puis, le cas échéant, les re-faire mourir pour
expliquer qu’on ne les revoie plus dans une prochaine trilogie
(spéciale dédicace à Maul, re-abattu, d’une indigne pichenette
cette fois, par l’impayable Obi-Wan dans Star Wars Rebels).
Lando a ses scrupules de traître, Poe s’en veut d’être une tête
brûlée, Luke et Rey redoutent le côté obscur, Obi-Wan se laisse
happer par la fuite en avant de former un garçon imprévisible
pour honorer la promesse faite au péremptoire Qui-Gon, Han
rechigne à se reconnaître comme quelqu’un de bien, Kylo s’avoue
écartelé… Toutes et tous doutent, mais peuvent rectifier leurs
choix, même vingt ans après. Après tout Vador n’est pas le produit
de l’armure, mais de son allégeance à Palpatine. Bien joué,
George, son attirail ne vient que pour lui sauver la vie, pas pour
l’entraîner vers l’inhumanité, c’est déjà fait. Et lorsqu’il quitte
symboliquement son armure délabrée en demandant à Luke de
lui enlever son casque, il est déjà redevenu Anakin.
Quand on apprécie les individus dans leur complexité comme
s’efforce de le faire un psychologue, on ne les juge plus. On
comprend, sans l’excuser mais en le plaignant, comment Anakin
est devenu Vador. On ne peut pas le considérer comme
initialement «  mauvais  ». Aucun grand personnage de Star Wars
n’est mauvais en soi, à part Palpatine. De même, qui est vraiment
« bon » à l’origine ? Luke ? Solo ? Non, Star Wars n’est pas la lutte
manichéenne entre des intrinsèquement gentils et des
fondamentalement méchants. C’est l’histoire d’humains qui ne
sont pour la plupart ni bons ni mauvais, mais qui font de bons ou
de mauvais choix.
Leia est le seul personnage positif à ne jamais douter. Elle est
toujours ébranlée par les événements (destruction d’Alderaan,
quasi-anéantissement de la Rébellion ou de la Résistance, perte
de Han Solo provisoire ou définitive) mais ne renonce jamais à
l’espoir. Si sa vie publique est irréprochable, sa vie privée n’est pas
de tout repos. Les femmes droites et consciencieuses de
Star  Wars perdent volontiers la boussole pour les hommes qui,
eux aussi, chérissent la liberté, et surtout la leur (le trublion
Anakin, le fugueur Han, l’alter ego Ben). Elles s’encanaillent, se
défoulent, mais s’efforcent de rendre meilleurs ces messieurs.
Souvent, leur lumière est contagieuse. Tout le monde y gagne…
Chez les méchants aussi, on doute peu. Maul et Tyranus, du club
des Dark, font leur job sans atermoiements. Dooku mettra en
question son maître, mais trop tard (ah, si la sidération ne l’avait
empêché de dévoiler la véritable identité de Palpatine à Anakin, la
galaxie en eût été changée). Sidious ne doute pas un instant. Pour
quoi faire ? Il se complaît dans le côté obscur et veut toujours plus
de pouvoir, point barre. Leia et Palpatine paraissent ainsi aux deux
extrémités d’un spectre, l’une du côté lumineux (avec Padmé
peut-être), l’autre au bout du bout de l’ombre. Entre les deux, 50
nuances de choix douloureux ou ratés, de repentirs, à la
recherche non pas du destin, de ce qu’il « faut » faire, mais de sa
juste place dans un univers complexe. Pour fuir l’incertitude et
aussi le sentiment d’imposture.
Solo se sent un imposteur en héros rebelle et en général. En mari
et père de famille aussi, sans doute. Et Luke se sent d’abord un
imposteur en tant que pseudo-Jedi indigne de son père. Vador
enfonce le clou : « La Force est avec toi, jeune Skywalker… Mais tu
n’es pas encore un Jedi. » Solo laisse son masque de M. Organa
pour « reprendre ce qu’il sait faire de mieux », Vador abandonne
le sien pour redevenir l’Anakin qu’il n’a jamais cessé d’être tout au
fond de lui, Kylo  Ren le brise et le rafistole au gré de ses
flottements d’identité (et des guéguerres de scénaristes). Les
Épisodes  VII, VIII et IX pousseront le procédé au maximum. Si le
maître-mot de la Prélogie était la trahison (de Palpatine, d’Anakin,
et même de Lucas aux yeux de ses fans), celui de la Postlogie
pourrait être l’imposture. Snoke est le faux nez de Palpatine, Luke
s’en veut d’être considéré comme une légende, Solo paie pour
avoir été un faux père et peut-être un général qui ne méritait pas
d’être là, Poe est un faux leader qui ne pense qu’à jouer
égoïstement les têtes brûlées, Finn est un faux trooper puis se fait
passer pour un grand Résistant pour draguer Rey et embobiner
Rose. Quant au vice-amiral Amilyn Holdo, c’est une fausse
méchante mais une vraie femme de tête.
Les mauvaises langues ajouteront que de surcroît, avec la trilogie
Disney, nous nous trouvons dans du faux Star Wars. Mais les
pontes de Lucasfilm et Disney disposent de leur libre arbitre pour
corriger le tir, après tout. Question de choix.

17. Isabelle Varescon (dir.), Les Addictions comportementales, Mardaga, 2021.


18. Jean-François Marmion (dir.), Psychologie de la connerie en politique, Sciences
Humaines, 2020.
Conclusion

L’âge d’or, un trompe-l’œil ?


Quand Solo a payé les pots cassés pour les remous causés par
l’Épisode VIII, Disney a changé son fusil d’épaule. Dans un premier
temps du moins, c’est dans les séries télé que Star Wars devra
désormais rayonner tous azimuts. À l’heure où j’écris ces lignes,
seul The  Mandalorian donne un avant-goût de cette nouvelle
offre. Deux saisons pour une intrigue qui aurait tenu en deux
heures. Il y a bien de jolis morceaux de bravoure entre deux
siestes, les caméos de certains personnages sont jouissifs, mais
voilà, c’est du spin-off. Du dérivé. Rien de central, de majeur.
Espérons que les séries live sur Cassian  Andor, Boba Fett (qui
rejoint Maul et Sidious au club des même pas morts), Ahsoka et
compagnie seront d’un autre niveau que les animées du type
Star  Wars Resistance encombrées de héros inconsistants, voire
franchement énervants, comme Kaz et Neeku, les ludions
empotés sous-Gaston Lagaffe. Espérons surtout que les futurs
films, hors saga Skywalker, permettront toutes les libertés
scénaristiques sans un comité Théodule verrouillant tout au nom
d’une frileuse et stérile orthodoxie, et autorisant pourtant un
prétentieux amateurisme.
Sinon, que voulez-vous, Star Wars deviendra un produit de
consommation comme les autres, qui distrait sans conséquence,
tandis qu’un noyau dur de vieux schnocks regrettera la splendeur
passée. Même la Prélogie, ce sera le bon temps. Un projet
cohérent, ambitieux, une vision. Pas un kaléidoscope incolore et
défragmenté. N’oublions pas, toutefois, que pour le meilleur et
pour le pire, l’ère Disney aussi sera la madeleine de Proust des
plus jeunes fans. Beaucoup découvrent Star Wars avec Rey, Poe
et Finn. Ou bébé Yoda. Sans se soucier des conflits entre
scénaristes, des potentiels gâchés, des redites inutiles. Avec une
curiosité brûlante les poussant à regarder les six films précédents
pour savoir pourquoi Luke est une légende, comment Han l’a
connu, pourquoi Kylo vénère Vador, en quoi Palpatine était si
redoutable, tout comme les spectateurs historiques de la Trilogie
s’étaient demandé ce que pourrait bien révéler la future Prélogie.
Peut-être les vieux fans purs et durs courent-ils après un
Star Wars idéalisé qui n’a jamais existé, qui n’aurait jamais existé
dans le monde interconnecté d’aujourd’hui. Le paradis perdu,
l’âge d’or, c’est dans la tête. Après tout, la Trilogie originale nous
serait apparue tout aussi bordélique que la Postlogie si on avait
été mieux informés à l’époque. Vous imaginez les réseaux sociaux
dans les années 1977-1983  ? Lucas s’excuse, mais finalement La
Guerre des étoiles ne sera pas le premier film de sa saga, mais son
quatrième. Tiens, il vient de décider que Vador sera le père de
Luke. Ah, au fait, de Leia aussi. On dira que Yoda et Kenobi ont
menti mais pas vraiment. Et puis, on avoue, personne n’a songé à
changer le patronyme de Luke avant de le cacher sur Tatooine.
Jusqu’à l’Édition spéciale, le Palpatine du Retour du Jedi n’aura pas
la même tête que celui de L’Empire contre-attaque. On ignore
encore si Harrison Ford sera longtemps de l’aventure, alors on va
mettre son personnage au congélo. Tiens, si, alors on va
consacrer la moitié de l’Épisode  VI à secourir Solo avant de
reprendre le fil de l’aventure et la confrontation entre Luke et son
père que tout le monde attend… On ne sait pas où Luke s’est
entraîné entre le  IV et le  V ni entre le  V et le  VI, mais il est
beaucoup plus fort à chaque fois. Et quand un personnage
cherche quelqu’un d’autre suite à un voyage interstellaire, il
tombe toujours pile dessus, comme R2 sur Kenobi ou Luke sur
Yoda, mais on va dire que c’est la Force qui réduit les planètes aux
dimensions d’un hameau. Et vous imaginez les réactions des
réseaux sociaux au Star Wars Holiday Special  ? Ça vaut presque
les tâtonnements de la Postlogie, tout ça. Mais il y avait un
créateur et responsable unique. Qui aujourd’hui n’a
contractuellement pas le droit de s’exprimer. Pas sûr qu’il soit
heureux. Après sa mort, les crocodiles verseront leurs larmes et
tout lui sera pardonné.
Luke sur Ahch-Too, Anakin/Vador, Ben/Kylo, Han, Lando, Poe,
Finn, les Erso père et fille, Bodhi Rook… Tous illustrent la
dynamique de la chute et du rachat. Et le créateur historique de la
saga suit la même trajectoire  ! Hormis Charlie Chaplin, un temps
l’artiste le plus populaire du monde, renié pour des questions
politiques, pardonné in extremis par l’establishment, peu de
créateurs auront connu un destin à la Lucas. Salué comme un
génie, puis dénoncé comme un traître par des fans gardiens de
l’orthodoxie, plus royalistes que le roi, vilipendé comme un
visionnaire coupable d’aveuglement, il y a fort à parier qu’il est ou
sera considéré comme racheté au vu de l’éparpillement de
l’héritage Star Wars. Et les contempteurs de la Prélogie trouveront
qu’elle n’était pas si mal. Après tout, Star Wars ressemble à la
discographie des Stones  : on a l’impression que la magie s’est
envolée, que les artistes se sont trahis, et puis… Avec davantage
de recul et moins de passion, on s’aperçoit que tout est bon à
prendre. Même moins bien, c’est tellement bien ! Dans Star Wars,
j’ai beau râler, je prends absolument tout, et j’en redemande. Côté
films, en tout cas. Ça tombe bien, il y en aura d’autres et, dupes ou
pas dupes, on s’y retrouvera, camarades.
ISBN : 9782380154252
Dépôt légal : avril 2022

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