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LE NATIONAL SECURITY ACT

NOTE HISTORIQUE N°6 / SEPTEMBRE 2007


GÉRALD ARBOIT

Dans la salle à manger de la Maison Blanche, ce 24 janvier 1946, deux amiraux


conversaient avec quelques membres de l’équipe présidentielle. Ils avaient été invités à
déjeuner par leur hôte qui tardait à les rejoindre. Soudain, le président Harry S. Truman
apparut. Ils se dirigea vers les deux officiers et leur remit les manteaux noirs et les chapeaux
noirs qu’il tenait dans ses bras. De la poche d’un des « capes », il sortit deux poignards en
bois qu’il plaça dans leurs mains. Puis il se mit à lire une directive amusante décrivant
certaines fonctions incombant à une agence centrale de renseignement. Le texte portait
comme titre les « espions au manteau et au poignard ». Le baroque de cette cérémonie
avait été voulu par le président Truman pour accueillir le contre-amiral Sidney Souers. Ce
responsable de l’Office of Naval Intelligence (ONI) devenait le premier directeur central du
renseignement. L’humour et le symbolisme de cette inauguration, rapportés par le conseiller
militaire du président, l’amiral William D. Leahy, échappaient à beaucoup de vétérans de
l’Office of Strategic Services (OSS), cette grande agence de renseignement d’actions
couvertes que Truman avait soudainement démantelée quatre mois plus tôt1.

L’avènement du Central Intelligence Group (CIG) par ces fausses capes et ces poignards
en bois témoignait du trouble présidentiel face à l’établissement d’une structure permanente
de renseignement en temps de paix aux Etats-Unis2. Il y avait à cela de la fausse pudeur,
emplie du même puritanisme qui avait fait dire au secrétaire d’Etat Henry L. Stimson,
démantelant, le 31 octobre 1929, le service de décryptage militaire au prétexte que les «
gentlemen ne lisent pas le courrier des autres ». On pouvait également y voir la volonté de
démanteler l’appareil de guerre de la seule démocratie à ne pas avoir été emportée par les
totalitarismes européens.

Pourtant, la véritable raison résidait en la méfiance dans laquelle Truman tenait le général
William J. Donovan. En novembre 1944, il n’avait pas donné suite au projet de communauté
de renseignement soumis par ce condisciple de la faculté de droit de l’université de
Columbia. Pas plus qu’il ne le reçut à la Maison Blanche après leur unique rencontre
officielle du 14 mai 1945, alors que l’officier entendait lui démontrer combien le
renseignement était important et combien il pouvait être utile au gouvernement. Depuis qu’il

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avait été investi à la présidence, suite au décès de Franklin D. Roosevelt, Truman n’avait eu
ni la nécessité, ni l’occasion de prendre conscience de son importance. Sénateur du
Missouri, il avait été choisi, en novembre 1944, pour son aura intérieure et se révélait un
néophyte pour tout ce qui avait trait à la politique étrangère, questions de renseignement
incluses. Il n’avait que faire de la coordination des activités de renseignement, de collection,
d’évaluation et de production d’information améliorée, de la conduite de l’espionnage et du
contre-espionnage, et encore moins de la guerre militaire, politique et psychologique
clandestine. Il aurait peut-être pu en savoir plus sans la bataille continuelle que se livraient
les services de renseignement des Armées, de la Justice et du département d’Etat. A peine
savait-il que le plus grand succès du renseignement américain pendant la guerre avait été
cryptographique, pour lequel l’OSS n’y avait joué qu’un rôle mineur. La guerre des
transmissions était des compétences de l’Army Security Agency et de l’ONI, qui se livraient
une rude concurrence plus qu’ils en collaboraient naturellement. Ni les militaires, ni le FBI ne
lui avaient parlé du programme Venona en cours d’élaboration… Mais le nouveau président
reprochait trop à ce guide qu’aurait du être Donovan d’avoir reçu son investiture républicaine
pour le poste de gouverneur de New York de novembre 1932.

L’arrivée au pouvoir de Truman avait signifié la fin des espoirs du fondateur de l’OSS et le
début de la politisation du renseignement américain. Mais il fallait aussi compter avec le
lobbying de John E. Hoover, fin connaisseur des médias et de l’opinion publique. Le
puissant directeur du Federal Bureau of Investigation (FBI), depuis vingt-deux ans,
supportait mal la concurrence de l’OSS qui entamait son pouvoir. Aussi inspira-t-il , le 9
février 1945, la charge de Walter P. Trohan, un journaliste du groupe McCormick-Patterson,
ouvertement hostile à la politique de l’ère rooseveltienne. Dans le Chicago Tribune, le
Washington Times-Herald et le NewYork Daily News, il qualifia la proposition de Donovan
de véritable « Gestapo américaine ». Un aide de camp de Roosevelt, le colonel Richard
Park Jr., partageait également ce point de vue. Quelques mois avant la mort du Président, il
l’avait chargé de conduire une enquête sur OSS et Donovan. Son rapport, rendu en mars,
ne fut apparemment pas lu par Roosevelt. Mais il avait été communiqué à Truman le jour de
sa prestation de serment. Le nouveau président avait ainsi un document reprochant sa
sécurité relâchée et sa réforme portant « toutes les marques d’un système de Gestapo ».
Park avait recommandé de supprimer l’OSS et d’en confier sa branche de recherche et
d’analyse, notamment, au département d’Etat. Le directeur du bureau du Budget à la
Maison Blanche, Harold D. Smith, s’en était également alarmé en vain auprès de Roosevelt,
une semaine avant sa mort, les reprenant ensuite auprès de Truman 3. Rien ne bougea
jusqu’à la fin de la guerre dans le Pacifique, le 15 août 1945. La curée put alors
commencer.

Répondant à une enquête de Smith, Donovan suggéra que la liquidation de l’OSS pouvait
intervenir au début de 1946, facilitant ainsi l’établissement d’un nouveau système centralisé
de renseignement. Il soumit une nouvelle version de sa proposition de l’hiver précédent, qui
fut transmise au président, au comité de l’US Joint Chiefs of Staff (JCS) et au secrétaire
d’Etat, James F. Byrnes. Mais Donovan ne réussit qu’à alimenter une nouvelle campagne de
pression des journaux de McCormick-Patterson. Truman était bel et bien décidé à dissoudre
ces agences devenues, comme l’OSS ou le Projet Manhattan, inutiles en raison de la
nouvelle donne. Dès le 30 août 1945, il avait d’ailleurs mandaté son ami George E. Allen
pour lui établir quelques recommandations dans ce sens. Le personnel de Harold D. Smith
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avait déjà rédigé un ordre exécutif supprimant l’OSS et distribuant ses organes aux
départements de la Guerre et d’Etat. Le premier devait recevoir ses unités clandestines et le
second les unités de recherche et d’analyse.

Donovan ne l’apprit qu’incidemment. Il en appela aussitôt au JCS. L’armée de terre, en


effet, voyait d’un mauvais œil d’être dépossédée du programme nucléaire. Aussi le JCS
décida-t-il de se saisir des questions de renseignement. Reprenant le programme de
novembre, mais désireux d’hésiter une nouvelle accusation d’établir une « Gestapo », il
suggéra pour tout changement d’ôter à la future entité toute fonction d’espionnage aux
États-Unis et toute autorité de police n’importe où dans le monde ; s’inquiétant qu’une telle
formulation pût implicitement constituer l’admission d’activité d’espionnage à l’étranger, il
abandonna la révision au profit du projet initial. La situation semblait bloquée. Cédant aux
pressions des services de renseignement des armées (G-2), en dehors de tout budget
indépendant, les planificateurs des Armées firent reposer l’agence centralisée de
renseignement sur les contributions financières des départements d’Etat, de la Guerre et de
la Marine. Avant de naître, dépossédée de plusieurs fonctions et nanties de nouvelles
restrictions, cette revanche sur l’OSS était aussi plus dépendante que jamais des trois
départements. Le plan a été officiellement approuvé par le JCS le 18 septembre 1945. Il fut
immédiatement envoyé aux secrétaires de la Guerre et de la Marine afin qu’ils le
transmettent au président et retardent toute abolition de l’OSS.

Mais, le 20 septembre 1945, conseillé par Smith, Truman prenait deux décisions. Par
l’Executive Order 9621, il supprimait l’OSS, distribuant ses apanages aux départements
d’Etat et de la Guerre, et renvoyait Donovan à la vie civile, lui laissant penser que son projet
allait être mis en œuvre4. Le JCS n’apprit que le lendemain l’arrivée de son plan à la Maison
Blanche deux heures à peine après que le président ait pris sa décision… Puis, dans une
lettre à son secrétaire d’Etat, Byrnes, il l’invitait « à prendre la tête d’une réflexion autour
d’un programme complet et coordonné de renseignement étranger pour toutes les agences
fédérales concernées par ce type d’activité. » Mais le département d’Etat n’avait ni les
moyens d’unifier ses propres structures de renseignement, ni l’intention d’initier une telle
réflexion pour tout le gouvernement fédéral. Par ailleurs, Byrnes était tout aussi néophyte en
matière de renseignement que le président. Cet ancien sénateur et juge à la Cour suprême
n’occupait son poste que depuis le 3 juillet 1945, après avoir passé trois années à diriger le
Board of Economic Warfare. De plus, accaparé par la vie internationale de l’après-guerre, il
était souvent en dehors des Etats-Unis. Aussi, la question incomba-t-elle à Dean G.
Acheson, secrétaire d’Etat adjoint. Ce juriste entré en diplomatie en 1940 se contenta d’en
appeler à un ancien colonel de l’OSS, Alfred McCormack, pour le charger de retoucher
légèrement le plan établi par le bureau du Budget de la Maison Blanche.

Pendant que les diplomates donnaient l’impression de temporiser, les militaires reprirent le
plan du JCS à leur compte. Le secrétaire à la Marine, James F. Forrestal, commanda au
président du comité des munitions de l’armée de terre et de la marine, Ferdinand Eberstadt,
un rapport sur le sujet. Après avoir identifié le manque de coordination des différents
services de renseignement, notamment dans un chapitre rédigé par le contre-amiral Souers,
il recommanda une large réorganisation de la structure politico-militaire de sécurité
nationale. Au département de la Guerre, l’ancien directeur-adjoint du renseignement de
l’OSS, le général de brigade John Magruder, avait réussi à regrouper ses anciens
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personnels dans le Strategic Services Unit (SSU), confié au commandement du lieutenant-
colonel William W. Quinn, ancien G2 de la septième Armée 5 ; le contre-espionnage (X-2)
retrouvait le service de renseignement, comme aux premières heures de l’OSS pour former
le Foreign Security Reports Office (FSRO) par le General Order 13, Section II (Top Secret),
SSU, du 17 juin 1946. Aussi, le plan avait été intégralement approuvé par le secrétaire
Robert P. Patterson. Son conseiller, Robert A. Lovett, suggéra de retourner à l’idée originale
d’un budget indépendant. Bien que la marine restât dubitative sur ce dernier point, les
militaires firent front commun autour de ce plan, qui permettait de maintenir l’unité de
l’ancienne OSS, tout en restant en-deçà des ambitions de Donovan.

En novembre 1945, Forrestal et Patterson soutinrent vigoureusement le plan de JCS à la


Maison Blanche. Ils trouvèrent l’assentiment de Byrnes, qui estimait que le plan Smith ne
remplissait pas les objectifs qui devaient incomber à une structure unifiée de renseignement.
Les militaires lui reprochaient aussi bien son mécanisme de coordination, trop compliqué,
que l’implication du département d’Etat ou de comités ad hoc la préparation des évaluations
stratégiques et de l’espionnage centralisé. Dans le fond, leur opposition reflétait leur
méfiance à l’égard du département d’Etat ; généraux et amiraux se souvenaient trop bien
des lâches pratiques en matière de sécurité du secrétaire d’Etat William Jennings Bryan et
la fermeture de la « chambre noire » par Stimson, et ils assistaient actuellement à
l’incapacité embarrassante de McCormack d’organiser une unité d’intelligence viable. Le
plan du JCS n’était pas mieux perçu au département d’Etat, qui se méfiait d’une domination
militaire en matière de renseignement étranger. Les militaires voulaient toujours une agence
dépendant des cabinets des trois secrétaires et chargée des trois fonctions de coordination,
de production du renseignement et des opérations.

Les deux parties passèrent de longues heures à définir, à mettre à jour et à discuter de
nombreuses questions principales et mineures. Une réunion fut même prévue avec Truman,
mais dut être remise à plus tard, tant Byrnes ne pouvait résoudre des divergences de vues
avec son équipe. Quant à Harold D. Smith, il comprit combien l’amateurisme de son équipe
était contesté. Même le président inclinait pour le plan du JCS, qui proposait une autorité
nationale (National Intelligence Authority — NIA), une agence centrale (Central Intelligence
Agency — CIA) et un comité consultatif (Intelligence Advisory Board) du renseignement, là
où McCormack voyait une autorité nationale (NIA), un secrétariat général, deux groupes
consultatifs, dix-neuf comités, le tout incapable de centraliser quelque activité que ce fût.
L’ironie de l’histoire était que Truman semblait accepter le 6 janvier 1946 ce qu’il avait refusé
quatre mois plus tôt… Il suggéra toutefois que Smith achevât son analyse de la proposition.
Le comptable était déterminé à changer la nature de l’agence centrale proposée. Il en fit une
anomalie bureaucratique, sans budget indépendant ni mandat statutaire, avec un personnel
affecté dans les départements permanents du gouvernement fédéral. Ainsi l’agence centrale
était devenue un groupe sous dépendance.

Donovan accueillit sa création par une tribune dans le New York Herald Tribune , le 10 avril
suivant. Il la décrivait comme une « bonne société de discussion mais un pauvre instrument
administratif ». L’intensification de la guerre froide, dans les neufs mois qui suivirent la
formation du CIG, fit le mieux ressortir ses manques et ses défauts. Sur le plan intérieur, les
indices de la pénétration soviétique des plus hautes instances gouvernementales, depuis
l’entourage du président Roosevelt jusqu’à celui de Donovan, à l’OSS, devenaient chaque
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jour plus nombreux6. Dans la soirée du 7 novembre 1945, Elizabeth T. Bentley téléphona à
l’antenne new-yorkaise du FBI pour révéler tout ce qu’elle savait des opérations du NKGB
aux Etats-Unis. Depuis 1941, cette diplômée de Vassar College était le courrier du réseau
d’informateurs du renseignement soviétique qu’animait, depuis Washington, Nathan Gregory
Silvermaster, alias « Robert ». Fonctionnaire de la Farm Security Administration, il avait été
détaché au Board of Economic Warfare, malgré l’objection du G-2 qui le suspectait d’être
communiste ; il avait réussi à recruter, parmi dix autres fonctionnaires, Harry Dexter White,
adjoint de Henry Morgenthau, secrétaire au Trésor, Lauchlin Currie, membre du secrétariat
présidentiel et Harry Hopkins, conseiller le plus proche et le plus écouté de Roosevelt.
Bentley reconnut aussi sept membres de l’OSS, dont l’assistant personnel de Donovan,
Duncan Chaplin Lee, et le directeur-adjoint de la division extrême-orientale, Julius J.
Joseph.

La défection d’Elizabeth Bentley amena le FBI à s’intéresser aux documents fournis par un
autre courrier, le journaliste communiste Whittaker Chambers, établissant l’existence d’un
réseau d’espionnage soviétique dès 1932. A chaque fois, l’enquête fédérale avait été
arrêtée par le président Roosevelt. Son témoignage avait été recueilli, en 1939 et 1941, par
Adolf Berle, adjoint du secrétaire d’Etat et conseiller du président pour les affaires de
sécurité intérieure. Dans un premier temps, Chambers avait donné les noms d’Alger Hiss,
de Harry Dexter White et des autres espions soviétiques d’envergure. Puis, deux ans plus
tard, il accusa l’ancien patron de Hiss, le futur juge à la Cour suprême Felix Frankfurter, et
Dean G. Acheson. Mais Roosevelt tenait l’idée de réseaux d’espions infiltrés dans son
administration comme absurde. En 1943, le FBI l’entendit enfin, suite à une dénonciation par
un ancien camarade de route. Mais, craignant d’éventuelles poursuites judiciaires,
Chambers s’était montré plus réservé, si bien que Hoover classa une nouvelle fois l’affaire,
au prétexte qu’elle se résumait en une suite « de racontars, d’hypothèses ou de
déductions ». Le 29 mai 1946, il avertissait George E. Allen « en ce qui concerne certains
hauts fonctionnaires du gouvernement actionnant un réseau allégué d’espionnage à
Washington, D.C, au profit du gouvernement soviétique ».

Pourtant, les preuves des délits d’espionnage dénoncés par Bentley et Chambers restaient
fragmentaires. Les investigations du FBI et autres grands jurys et comités du Congrès
n’aboutirent à aucune mise en accusation, à l’exception d’Alger Hiss, en 1950, pour faux
témoignage… Tous les agents dénoncés en appelèrent au cinquième amendement, qui leur
permettait de ne pas témoigner ou ne pas s’incriminer. Pour Edgar J. Hoover et quelques-
uns des militaires du l’Army Security Agency, dont Meredith Gardner, la confirmation
définitive de l’histoire des deux courriers du NKGB intervint à la fin des années quarante,
quand le très secret projet Venona parvint à déchiffrer ses premiers câbles du temps de
guerre envoyés entre les agents de renseignement soviétiques et Moscou… Truman
repoussa ces allégations, tenant les révélations de Bentley pour une provocation
républicaine, comme il devait le laisser entendre deux ans plus tard, lors d’une conférence
de presse. Néanmoins, la menace soviétique était bien réelle. Au niveau international,
Byrnes put le vérifier dès l’automne 1945. Il avait successivement subi l’intransigeance de
Molotov, lors des conférences de Londres et de Moscou, puis la pression diplomatico-
militaire soviétique sur les Détroits, à l’hiver 1945-1946, enfin le maintien de l’Armée rouge
en Iran, au printemps suivant. Enfin, en février 1947, la Grande-Bretagne priait les Etats-
Unis de la remplacer dans son rôle de protecteur de la Grèce et de la Turquie.
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Dans ce contexte, les capacités de renseignement du CIG se révélaient insuffisantes.
D’autant que l’amiral Souers ne souhaitait pas le poste de directeur central du
renseignement, préférant retourner à la vie civile. Truman le lui accorda, mais seulement
après que l’armée de terre, la Marine et le département d’Etat se fussent mis d’accord pour
lui trouver un remplaçant. Quelque six mois plus tard, le général Hoyt S. Vandenberg fut
unanimement recommandé. Souers accepta de rester comme consultant du nouveau
directeur. Ils obtinrent que les structures du groupe fussent renforcées. Le 2 avril 1946, la
Directive 4 de la NIA plaçait le FSRO sous son contrôle, son commandant devenant
directeur de l’Office of Special Operations (OSO) ; l’Amérique latine, retirée des
compétences du FBI, lui fut confiée, le service de recherches et d’analyses fut transformé
e n Office of Reports and Estimates (ORE) pour mener également des enquêtes
économiques en plus de la rédaction de rapports quotidiens pour le président. Mais le CIG
restait toujours un assemblage désorganisé de parties hétéroclites. Pour lui conférer cette
indépendance administrative et financière qui lui avait été refusée jusque-là, le passage
devant la représentation nationale s’imposait. Il convenait de rendre public le débat sur la
communauté américaine du renseignement. Vandenberg et Souers avaient déjà ébauché
nombre de projets pour permettre l’action législative de la Maison Blanche, sans succès.

Toutefois, le 26 février 1947, prenant enfin conscience de la réalité de la menace


soviétique, Truman se rendit aux arguments des militaires et accepta qu’une brève mention
pour la CIA fut jointe à une proposition de loi présidentielle envoyée au Congrès. Trouvant la
législation de CIG proposée trop longue et probablement ennuyeuse, les rédacteurs de la
proposition l’avaient donc réduite rigoureusement. Ils prévirent brièvement une nouvelle
agence — ce qui consistait en importante étape — et la subordonnèrent à une autre
nouvelle organisation, le National Security Council (NSC), déjà contenue dans le rapport
Eberstadt comme entité définissant la stratégie politique de sécurité nationale. Ils
éliminèrent ensuite toute référence aux fonctions, aux puissances, aux rapports, et aux
restrictions à la nouvelle agence. Il fallait que cet expédient apparut comme une disposition
prévue comme une suite législative de la directive présidentielle du 22 janvier 1946. Les
parties éliminées, fut-il décidé, étaient reportées à une législation séparée concernant la
CIA.

Ce changement d’attitude vis-à-vis du renseignement accompagnait l’évolution de la


politique étrangère des Etats-Unis, insufflée par le nouveau secrétaire d’Etat, le général
George C. Marshall7. « Le plus grand Américain vivant », comme l’appelait Truman, avait
succédé à Byrnes le 21 janvier précédent. Revenant de son ambassade en Chine, il
apportait au président une expérience diplomatico-militaire bienvenue. Jusque-là, en matière
de politique étrangère, et particulièrement pour expliquer le comportement soviétique, il
dépendait des spécialistes du département d’Etat, notamment Charles Bohlen, Loy
Henderson, George Kennan et, surtout, Averell Harriman qui représentait les Etats-Unis à
Moscou depuis 1943. Il dépendait surtout de Byrnes, dont les inclinaisons portaient à
reprendre le dialogue avec Moscou et variaient selon le comportement des diplomates
soviétiques à son égard. Aussi n’avait-il guère porté attention, contrairement à ses
diplomates, au « long télégramme » de Kennan du 22 févier 1946 . Il y était pourtant noté le
caractère illusoire d’espérer modifier le comportement de l’Union soviétique par des
concessions : sa politique étrangère était intégralement conditionnée par des impératifs de

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politique intérieure, tant l’atavisme russe que l’idéologie communiste. Cet avertissement
précédait de quelques jours le discours, de l’ancien Premier ministre britannique, Winston
Churchill, le 5 mars, au Westminster College de Fulton :

« Il est de mon devoir (…) d’exposer quelques faits sur la situation actuelle en Europe. De
Stettin sur la Baltique à Trieste sur l’Adriatique, un rideau de fer est tombé pour diviser le
continent. »

En août, profitant de la demande de révision du statut des Détroits par l’URSS, Acheson
avait réuni des spécialistes de son département et de ceux de la Guerre et de la Marine. Ils
avaient été unanimes pour y voir une revendication agressive qu’il fallait repousser. Ils
venaient de poser les fondations de la politique d’endiguement, véritable croisade
idéologique d’ampleur mondiale.

L’élection d’un Congrès à majorité républicaine, en novembre, la nomination de Marshall, en


janvier suivant, et la question grecque, en février, accélérèrent l’entrée des Etats-Unis dans
la Guerre froide. Le 12 mars 1947, Truman annonçait au Congrès :

« Au moment présent de l’histoire du monde, presque toutes les nations se trouvent placées
devant le choix entre deux modes de vie. Et trop souvent, ce choix n’est pas un libre choix.

L’un de ces modes de vie est fondé sur la volonté de la majorité. Ses principaux caractères
sont des institutions libres, des gouvernements représentatifs, des élections libres, des
garanties données à la liberté individuelle, à la liberté de parole et du culte et à l’absence de
toute oppression politique.

Le second mode de vie est basé sur la volonté d’une minorité imposée à la majorité. Il
s’appuie sur la terreur et l’oppression, sur une radio et une presse contrôlées, sur des
élections dirigées et sur la suppression de la liberté personnelle.

Je crois que les Etats-Unis doivent pratiquer une politique d’aide aux peuples libres qui
résistent actuellement aux manœuvres de certaines minorités armées ou à la pression
extérieure. »

Le 26 juillet, le Congrès décidait, en votant le National Security Act, le réalignement et la


réorganisation des forces armées, la diplomatie et la communauté du renseignement
américaines. Il entra en vigueur le 18 septembre suivant, après que le Sénat ait confirmé
James V. Forestal comme premier secrétaire à la Défense. Outre ses spécificités purement
militaires et la transformation du NIA en National Security Council (NSC), les Etats-Unis se
dotaient, pour la première fois en temps de paix, d’une agence de renseignement, la Central
Intelligence Agency (CIA), chargée de « conseiller le National Security Council en matière
de renseignement » et de coordonner les activités de la communauté américaine du
renseignement. L’amiral Roscoe H. Hillenkoeter, qui avait succédé à Vandenberg en mai
comme directeur central du renseignement, en prenait la tête. Dans son concept, sa
structure et ses fonctions, elle ressemblait davantage au plan de novembre 1944 que les
précédentes propositions depuis trois ans . Et comme par ironie, l’homme qui signa
fièrement, le 15 septembre 1947, cette loi n’était autre que celui qui n’avait vu aucune utilité
pour Donovan ou son plan, Harry S. Truman.

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La CIA n’empruntait pas que son format à la pensée de Donovan. Elle en reprit ses
habitudes de recrutement. Même si elle prit immédiatement des dispositions afin d’éviter de
nouvelles infiltrations soviétiques, elle recruta ses principaux cadres dirigeants parmi
l’ancien OSS. Cette ancienneté devint une marque de distinction au sein de l’agence ; ses
initiales devenaient pour ceux qui n’en étaient pas « Oh ! So social ! » (« si grand style »).
D’autres furent rappelés pour l’occasion. Certains avaient continué leur service, tant à
l’étranger via la SSU que directement au CIG. Enfin, les personnels du CIG, de l’ordre de
deux mille, intégrèrent la nouvelle structure. Malgré cette diversité de recrutement, la CIA
présentait la même sur-représentation de membres de l’Ivy League, du nom de cette
conférence athlétique réunissant les huit principales universités privées du Nord-Est (Brown,
Columbia, Cornell, Dartmouth College, Harvard, University of Pennsylvania, Princeton, Yale)
que l’OSS. Ce caractère n’était ni typique de la nouvelle agence ou de son prédécesseur, ni
d’origine américaine. Lorsque Donovan fut chargé de constituer son service de
renseignement, il se fit un point d’honneur de réunir autour de lui des universitaires ; en
écho, le second directeur de la CIA, le général Walter Bedell Smith, déclara : « Mon
principal travail est de détecter les meilleurs cerveaux du pays ». Ils ne faisaient que
reprendre une tradition du FBI, qui s’inspirait du mode de recrutement des services de
renseignements britanniques. Une telle imprégnation universitaire ne fut pas sans susciter,
dans certaines situations, des comportements en totale déconnexion avec la réalité…

1. 1 Journal de William D. Leahy, Library of Congress, Washington.


2. 2 On suivra essentiellement Arthur B. Darling, The Central Intelligence Agency : An
Instrument of Government, to 1950 (University Park, Pennsylvania State University Press,
1990), Thomas F. Troy, Donovan and the CIA: A History of the Establishment of the Central
Intelligence Agency (Washington, CIA Center for the Study of Intelligence, 1981), Ludwell
Lee Montague, General Walter Bedell Smith as Director of Central Intelligence : October
1950-February 1953 (University Park, Pennsylvania State University Press, 1992), pp. 15-
35. Voir aussi Bradley F. Smith, The Shadow Warriors : OSS and the Origins of the CIA
(New York, Basic Books, 1983) et B. Nelson MacPherson, « CIA Origins as Viewed from
Within », Intelligence and National Security, 10 avril 1995, pp. 353-359.
3. 3 Voir la note de Donald C. Stone, directeur adjoint des services administratifs, bureau du

Budget, à Harold Smith, « Termination of the Office of Strategic Services and the Transfer of
its Activities to the State and War Departments », du 27 August 1945, in C. Thomas Thorne,
Jr., David S. Patterson (dir.), Emergence of the Intelligence Establishment , US Department
of State, Foreign Relations of the United States (Washington, Government Printing Office,
1996), pp. 22-23.
4. 4 Michael Warner, The CIA under Harry Truman (Washington, CIA, 1994), p. 15.

5. 5 William W. Quinn, Buffalo Bill Remembers: Truth and Courage (Fowlerville, Wilderness

Adventure Books, 1991), p. 240.


6. 6 On suivra ici Christopher Andrew, Oleg Gordiewsky, Le KGB dans le monde 1917-1990

(Paris, Fayard, 1990).


7. 7 On suivra essentiellement John L. Gaddis, The Long Peace (New York, Oxford University

Press, 1987), Hugh de Santis, The Diplomacy of Silence : The American Foreign Service,
the Soviet Union, and the Cold War, 1933-1947 (Chicago, University of Chicago Press,
1981) et Melvyn Leffler, « The American Conception of National Security and the Beginnings
of the Cold War, 1945-1948 », American Historical Review, n° 89/2, août 1984, pp. 346-400.

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