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Chapitre I. La Venue du Seigneur


Charles Perrot
p. 17-50
Texte Notes Auteur

Texte intégral
1L’espérance chrétienne, tel est notre sujet fondamental, une espérance souvent mise sous le
boisseau dans le monde d’aujourd’hui, y compris chez bien des chrétiens qui sont « tristes
comme les autres qui n’ont pas d’espérance ». Nous reconnaissons là les mots de saint Paul
aux chrétiens de Thessalonique (1 Th 4, 13). L’espérance personnelle et plus encore
l’espérance communautaire, ecclésiale ou même universelle et cosmique cèdent souvent la
place à des préoccupations quotidiennes où l’avenir semble biffé. Demain n’est-il pas
dangereux ? Le mythe du progrès, comme on dit, ne fait plus guère recette, sinon pour
dégénérer dans la catastrophe. C’est pourtant à un cri d’espérance, que le message chrétien
nous convie, et cela dès le départ de la Résurrection : Christ est vivant, Christ est là, et donc
l’avenir reste ouvert. La Parousie, comme nous le dirons plus loin, est l’explicitation, le
développement ou la révélation plénière de la dimension eschatologique de la Résurrection du
Seigneur. Le Ressuscité dont nous proclamons la présence au sein du repas chrétien est, à la
fois, Jésus le crucifié et le Seigneur que l’on attend toujours, comme le dit saint Paul :
« Chaque fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous proclamez la
mort du Seigneur jusqu’à ce qu’il vienne » (1 Co 11, 26). Le chrétien vit donc, en quelque
sorte, sous un double signe souvent mis en relief durant ces dernières décennies : celui du
« déjà-là » et celui du « pas-encore » d’une intense espérance et de la soif d’un salut,
personnel, ecclésial et cosmique, qui reste toujours à étancher. Cette immense espérance a pris
assurément des formes diverses au cours des temps. L’une de ces figures essentielles nous
occupera particulièrement : celle de la Venue du Seigneur à la fin des temps, une venue
intensément attendue dès le départ de l’Eglise, avant de se heurter apparemment à la
désespérance d’un temps final qui n’en finit point d’arriver.

 1 Relevons seulement quelques livres importants depuis la parution de l’article


d’André Feuillet sur (...)

2La première partie de notre exposé portera donc sur la Parousie ou la Venue du Seigneur
dans la gloire. La seconde s’appliquera au problème du retard de la Parousie, pour dire alors
comment les premières communautés chrétiennes ont géré cette attente différemment, selon le
cas. Tels seront donc les deux volets de notre présentation : un appel à l’espérance dans
l’attente de la Parousie et la gestion de cette espérance1.

I. La Parousie du Seigneur
3Commençons par quelques réflexions sur le vocabulaire employé pour dire l’attente
chrétienne : celui de la Venue du Christ, celui de la Parousie et celui de l’Epiphanie. Ensuite,
à partir de la Première Lettre de Paul aux Thessaloniciens nous pourrons dégager les
premières représentations de l’imaginaire judéo-chrétien pour traduire la fièvre de cette
attente et les modalités de sa réalisation. Nous pourrons alors mieux comprendre comment
l’Apôtre des Nations et les autres auteurs canoniques ont su, chacun à leur manière et en
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fonction même des réactions de leur propre milieu, reprendre et transposer le premier langage
judéo-chrétien de cette attente en termes adaptés à leurs lecteurs grecs.

1. Le vocabulaire chrétien : la Venue, la Parousie et


l’Epiphanie
4Marana tha, Notre Seigneur, viens ! Tel est le cri jailli au sein des premières assemblées
judéo-chrétiennes, de langue araméenne. C’est le cri qui accompagne la reconnaissance du
Ressuscité, c’est-à-dire celui qui est là, à nouveau, pour revenir bientôt. C’est le cri lancé dans
les premières liturgies eucharistiques, comme le rappelle la Didachè (10, 6), et cela au cœur
même du repas chrétien où, dans l’anamnèse de sa mort, on chante et proclame la présence du
Seigneur Ressuscité « jusqu’à ce qu’il vienne » (1 Co 11, 26). C’est enfin le cri qui achève la
parole chrétienne ; ce sont les derniers mots qui terminent la Première Lettre de Paul aux
Corinthiens (1 Co 16, 22) comme le livre de l’Apocalypse : έρχον Κύριε Ίησου, « Viens,
Seigneur Jésus ! » (Ap 22, 20). Mais cet appel signifie-t-il : « Seigneur, retourne parmi nous et
reviens t’installer sur la terre comme au premier avènement » ? ; ou alors : « Seigneur, viens
vite nous chercher et nous tirer de là » ? Laissons pour l’instant la question ouverte.

5Considérons d’abord l’utilisation religieuse faite dans l’Écriture du verbe venir et du


substantif venue. On relève en particulier plusieurs mentions de la venue de Dieu, au Sinaï
d’abord, ainsi dans Ex 19, 9 : « Voici, je vais venir jusqu’à toi dans le nuage de la nuée », dit
Dieu à Moïse. De même, au « Jour de Yahvé », Dieu viendra lors de ces visites divines,
vengeresses et victorieuses à la fois, qui ponctuent l’histoire du Peuple de Dieu. En outre, il
est question de la venue d’un messie (Gn 49, 10), dans les relectures bibliques surtout, avant
d’évoquer cette étrange figure dont parle le prophète Daniel : Celui qui est « comme un fils
d’homme » vient sur les nuées célestes et s’avance vers Dieu pour recevoir le signe royal (Dn
7, 13-14). Enfin, dans le contexte précis du premier siècle, l’attente reste vive d’un
« prophète, celui qui doit venir » (Jn 6, 14), dans la ligne de Dt 18, 15.18 (cf. aussi Mt 23, 39).
Dans tous ces cas, le verbe venir entraîne avec lui toute la force d’une espérance. On
remarquera d’emblée combien ce verbe, dans sa connotation religieuse, est souvent accolé à
l’expression Fils de l’Homme dans les logia évangéliques : ainsi dans Mc 14, 62 où, face aux
juges sanhédrites, Jésus annonce la venue du juge des derniers temps : « Vous allez voir le
Fils de l’Homme venant avec les nuées du ciel ! » C’est une venue victorieuse. L’appel
chrétien du Marana tha (à l’impératif) chante aussi l’impatience d’une visite victorieuse.

 2 En plus de A. FEUILLET, art. cit., col. 1331-1335, voir J. DUPONT, Syn Christôi.
L’union avec le Ch (...)

6Passons au mot suivant2. La première apparition littéraire du mot grec παρουσία, Parousie,
suivant la chronologie littéraire des textes canoniques du moins, se découvre dans la Lettre de
Paul aux Thessaloniciens, donc en l’année 50/51, exactement dans 1 Th 2, 19. Ce mot grec,
sans correspondant véritable en araméen, relève d’abord du terrain hellénistique, dans son
explication comme dans son utilisation. Il a un double sens : celui de présence et celui de
venue ou visite. Donc, un sens neutre, celui de présence, par exemple dans 1 Co 16, 17 où
Paul écrit : « Je suis heureux de la présence (littéralement de la parousie) de Stéphanas (l’un
de ses collaborateurs) » ; et un sens politico-religieux, celui de venue ou de visite solennelle.
Avec ce dernier sens, il est même devenu un terme technique pour désigner la venue ou la
visite d’un prince hellénistique ou d’une reine dans une ville de leur territoire. Une telle venue
donne l’occasion à de grandes réjouissances : un cortège triomphal, des discours et une remise
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de couronnes d’or, enfin, une distribution de friandises. La parousie, cette venue solennelle,
célèbre l'épiphanie (la manifestation) joyeuse du souverain dans sa cité. Parfois, on parlera
même de la parousie d’un dieu comme Esculape ou Dionysos.

 3 Sigles utilisés :
AJ  : Antiquités Juives de Flavius Josèphe.
2 Bar : Apocalypse syriaque de Baruch, c (...)

7Apparemment, le mot n’eut guère de succès dans le judéo-hellénisme, du moins si l’on se


base seulement sur les Septante (cf. les mentions sans relief de Judith 10, 18 et 2 Mac 8, 12).
Mais au Ier siècle, Flavius Josèphe connaît la signification religieuse du mot [cf. AJ 3 § 80 (la
parousie de Dieu au Sinaï) ; § 202-203 (Dieu fait son entrée/parousie dans le sanctuaire, Cf.
Ex 40, 34) ; 9 § 55 ; 18 § 284-286 (la présence et l’épiphanie de Dieu)]3. Par ailleurs, dans les
écrits palestiniens du Ier siècle, rédigés originellement en hébreu, le mot ou plutôt son
correspondant probable est connu : ainsi le Pseudo-Philon fait-il mention de cette visite divine
à la fin des temps (« quand viendra le temps de visiter l’univers », LAB 19, 13) ; et plus
encore, dans l’Apocalypse syriaque de Baruch on peut lire : « Quand sera accompli le temps
de la venue du Messie et qu’il retournera dans la gloire, tous ceux qui se sont endormis en
espérant en lui ressusciteront » (2 Bar 30, 1). Cette phrase du Baruch syriaque, authentique
quoi qu’on en ait dit, est d’une grande importance. Le mot venir-venue, dans son acception
religieuse, paraît donc connu dans le milieu pharisien (LAB et 2 Bar) ou dans certains écrits
proches de l’essénisme (Testament de Juda 22, 2 ; Lévi 8, 11).

 4 L. Cerfaux et B. Rigaux (à la suite de Deissmann) admettent l’emprunt du mot aux


parousies hellénis (...)

8Assurément l’éclat et plus encore la vogue d’une telle expression sont dus à sa large
utilisation hellénistique, dans son acception politico-religieuse4. Il n’en est pas moins
remarquable que des Juifs du Ier siècle, aient repris ce mot politisé pour l’appliquer, en
consonance avec l’Écriture, à la Présence et à la Venue de Dieu et de son messie. La mention
de la Parousie de Dieu au Sinaï par Flavius Josèphe (AJ 3 § 80) attirera particulièrement
l’attention, étant donné l’importance de l’événement. Suivant le texte d’Exode 19 la descente
de Dieu comme la montée de Moïse au sommet du Sinaï constituent l’exemplaire parfait de la
rencontre religieuse. La parousie, la venue ou la visite de Dieu au Sinaï, en demeure l’élément
majeur. Le mot reste toutefois équivoque, sans doute trop profane et politique, d’où la liste
relativement brève et quelque peu hétéroclite de ses utilisations dans le Nouveau Testament.
On trouve seulement quatre mentions du mot dans 1 Th ; quatre aussi dans Mt 24 ; une dans
1 Co 15..., bref, en tout seize mentions visant la venue du Seigneur : 1 Th 2, 19 ; 3, 13 ; 4, 15 ;
5, 23 ; 1 Co 15, 23 ; 2 Th 2, 1.8 ; Jc 5, 7-8 ; Mt 24, 3.27.37.39 ; 1 Jn 2, 28 ; 2 P 1, 16 ; 3, 4.12.
Ajoutons 2 Th 2, 9 où il est question de la parousie de l’Antichrist.

9A une époque déjà plus tardive, les auteurs des Pastorales préfèrent le mot épiphanie, ou le
verbe correspondant, pour dire aussi l’avènement dernier du Seigneur (1 Tm 6, 15 ; 2 Tm 4,
1.18 ; Tt 2, 13 ; cf. aussi 2 Th 2, 3). Là encore, le mot est largement connu dans le monde
hellénistique pour signifier la joyeuse manifestation (épiphanie) d’un roi ou la manifestation
divine. Lors de sa parousie le roi fait son épiphanie : il se manifeste à tous durant sa visite.
Toutefois, le mot épiphanie tend moins la pensée vers l’avenir que le mot parousie. A
l’époque des Pastorales, disons en l’an 85-90, un certain déplacement de l’espérance
chrétienne s’est déjà effectué, comme nous le verrons. La fièvre d’une attente, d’une venue
immédiate du Seigneur, est pour une part tombée.
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10Nous ne nous attarderons pas sur d’autres mots utilisés en la circonstance. Ainsi est-il
question de l’Apocalypse de Jésus (2 Th 1, 7 ; 1 P 1, 7.13 ; 4, 13) ; signalons aussi le verbe
paraître (Col 3, 14 : « Quand le Christ paraîtra... en pleine gloire » ; 1 Tm 3, 16 ; 1 Jn 3, 2) ;
et enfin, l’expression : le « Jour » de Jésus Christ, analogue au « Jour de Yahvé » (1 Th 5, 1 ;
Phi 1, 6 ; Lc 17, 22-30). Hormis cette dernière expression, les autres mots sont apparus
tardivement. Pour saisir le sens de cette évolution, commençons par mettre en lumière la
première représentation judéo-chrétienne chantant la Venue du Seigneur.

2. L’ancienne catéchèse judéo-chrétienne


1. D’après 1 Th 4, 13-18

11Le témoin et en même temps l’interprète le plus ancien de la catéchèse judéo-chrétienne sur
la venue du Seigneur est saint Paul dans la Première aux Thessaloniciens surtout. L’attente de
la venue du Seigneur marque fortement toute cette lettre, y compris dans l’Action de Grâce
qui va des chapitres 1, 2 à 3, 13 où la finale de chaque paragraphe s’achève sur un motif
eschatologique (1 Th 1, 10 ; 2, 12.16.19 et 3, 13). Soulignons en particulier l’espérance dont
témoigne Paul dans 1 Th 1, 10 : « ... afin d’attendre des cieux son Fils qu’il a ressuscité des
morts, Jésus qui va nous arracher à la Colère qui vient », c’est-à-dire au jugement de Dieu.
Jésus n’est pas ici un juge, mais celui qu’il faut attendre pour nous préserver de la
condamnation divine qui va fondre sur les hommes. Christ nous sauve du jugement de Dieu.
Par ailleurs, nous l’avons déjà dit, le mot parousie revient quatre fois 1 Th 2, 19 ; 3, 13 ; 4, 15
et enfin 5, 23, c’est-à-dire au terme de la lettre qui répercute ce motif essentiel.

12Deux textes de cette même lettre attirent particulièrement l’attention : 1 Th 4, 13-18 et 5, 1-


10. Nous ne nous attarderons pas sur le second qui s’attache surtout à réveiller les dormeurs,
car « le Jour du Seigneur vient comme un voleur dans la nuit » (5, 2). Les « temps et les
moments » de ce Jour par excellence restent sans doute dans l’ombre, mais certainement pas
pour en reculer l’échéance : ce n’est plus le moment de dormir, il faut veiller. On retrouve ici
un thème connu de la catéchèse évangélique (surtout chez Mc 13, 35-36 et par. : « Veillez, car
vous ne savez pas quand le maître de la maison va venir... Craignez qu’il ne vienne à
l’improviste et ne vous trouve en train de dormir. »). Faut-il l’ajouter, hormis l’Apocalypse de
Jean parlant du Millénium, les auteurs néo-testamentaires se gardent soigneusement d’avancer
des dates précises en la circonstance, quelle que soit d’ailleurs leur certitude d’une échéance à
la portée de la main.

13Le texte essentiel reste 1 Th 4, 13-18 qui rappelle en termes imagés, hérités de la catéchèse
judéo-chrétienne, la Parousie du Seigneur. Pour mieux saisir le scénario judéo-chrétien dans
le déploiement de son imaginaire, il importe d’abord de rappeler brièvement les
représentations eschatologiques juives, courantes dans le milieu synagogal palestinien du
Ier siècle de notre ère (d’après LAB ; 2 Bar et 4 Esd.).

14Plusieurs langages sont alors employés qui s’entremêlent facilement dans un même livre,
sans grand souci de leur mutuelle contrariété. Distinguons-en deux seulement, en utilisant
dans les phrases qui suivent les expressions mêmes de cette littérature dite intertestamentaire.

15D’après une première représentation, les événements derniers s’ordonnent de la manière


suivante. Lors de la plénitude des temps, les jours seront écourtés et Dieu visitera l’univers.
L’ange du jugement sera là, en ce jour de colère. La mort règnera alors partout, atteignant les
bons et méchants. Des hommes comme Hénoch, Elie et Esdras, déjà « montés aux cieux »,
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reviendront mourir sur terre. Puis le Schéol restituera tout ; les « réservoirs » des âmes, sous le
trône divin, s’ouvriront, et tous, corps et âmes réunis, ressusciteront. A l’accomplissement des
temps, quand sonnera la trompette (4 Esd 6, 23), les méchants et les bons (ou les justes
seulement d’après Ps de Salomon 3, 16) ressusciteront, mais les uns pour la vie et les autres
pour la « seconde mort » (Tg N sur Dt 33, 6 ; Ap 2, 11).

16La seconde représentation est sensiblement différente de la précédente sur un point capital :
l’heure finale surviendra sur terre, alors même que des hommes y demeurent encore ; des
« vivants » sont toujours là (2 Bar 50, 3 ; 4 Esd 13, 24). Les morts ressusciteront alors pour se
joindre à eux, corps et âmes réunis. Puis tous, vivants et morts, seront transformés, les uns
pour la gloire lumineuse, en splendeur angélique (2 Bar 51, 10 ; Mc 12, 25), et ils revêtiront
l’habit nouveau (2 Bar 49, 1 ; 2 Co 5, 2) ; les autres seront défaits, anéantis et transformés en
visions spectrales.

 5 La distinction esentielle entre la résurrection et la transformation n’est pas toujours


reconnue à (...)

17Comme on le voit, dans un cas le vocabulaire résurrectionnel est comme tel valorisé ; dans
l’autre, l’accent porte sur la transformation, alors que la résurrection n’est qu’une « remise à
niveau », au niveau terre, des hommes défunts. Dans le premier cas, la résurrection provoque
un changement radical par rapport à la condition antérieure. Dans le second cas, la
résurrection n’est qu’une réanimation des morts, avant le changement radical provoqué par la
transformation de tous, vivants et morts. Nous exploiterons évidemment ces données, en
parlant de l’annonce proleptique de la Parousie que constitue justement le récit de la
Transfiguration ou Transformation. Pour l’instant, voyons surtout comment la première
catéchèse judéo-chrétienne va couler son espérance parousiaque dans ces schèmes de
l’imaginaire apocalyptique juif, comme en témoignent 1 Th 4, 13-18 ; 5, 10 et 1 Co 15, 23-28.
Plus exactement encore, soulignons comment elle s’insère dans le cadre du second scénario
juif distinguant la résurrection des morts de la transformation finale5.

18Lisons d’abord 1 Th 4, 13-18, dans une traduction littérale :

(13) Nous ne voulons pas vous laisser dans l’ignorance, frères, au sujet de ceux qui dorment,
afin que vous ne soyez pas dans la tristesse comme les autres qui n’ont pas d’espérance. (14)
Si en effet nous croyons que Jésus est mort et qu’il s’est levé (ressuscité), de même aussi,
ceux qui sont morts, par ce Jésus, Dieu (les) conduira avec lui. (15) Cela en effet nous vous le
disons sur une parole du Seigneur, à savoir que nous les vivants, les restés (sur terre) jusqu’à
la Venue (Parousie) du Seigneur, nous ne devancerons pas du tout ceux qui sont morts, (16)
car le Seigneur lui-même, au commandement, à la voix de l’archange et à la trompette de
Dieu, descendra du ciel, et les morts en Christ se lèveront (ressusciteront) d’abord. (17)
Ensuite nous, les vivants, les laissés, en même temps et avec eux, nous serons emportés sur
les nuées à la rencontre du Seigneur, dans les airs. Et ainsi nous serons toujours avec le
Seigneur. (18) Réconfortez-vous donc les uns les autres par ces paroles. »

19Sans pouvoir, hélas, nous attarder sur le fonctionnement et les rouages de ce texte étonnant
dans sa transformation discursive, procédant par emboîtements successifs et appels
référentiels, retenons seulement l’idée suivante : la pensée comme le comportement des
Thessaloniciens endeuillés doivent s’appuyer sur la foi : (au v. 14) nous croyons que Jésus est
ressuscité et que Dieu conduira avec lui nos morts. Ces derniers ne seront donc pas oubliés.
Cette foi s’appuie elle-même sur une parole du Seigneur : (au v. 15) car nous, les vivants des
6

derniers temps, nous ne serons pas favorisés par rapport à nos morts, nous ne les devancerons
pas. Enfin, cette parole s’appuie à son tour sur l’acte final du Seigneur : (vv. 16-17) en effet le
Seigneur descendra, les morts seront réunis aux vivants et tous ensemble nous serons enlevés
et ravis aux cieux. En d’autres termes encore, les morts « en Christ » (sous la domination de
Christ) ne manqueront pas la Parousie, car Dieu aussi les conduira avec Christ ; ils se
relèveront et se réuniront à ceux qui restent sur terre, aux « laissés », dans un peuple
nouvellement réuni, et tous seront emportés sur les nuées, à la rencontre du Seigneur pour être
toujours avec lui. On ne peut donc plus affirmer qu’au dernier jour « ceux qui seront laissés
seront plus heureux que ceux qui seront morts », comme l’affirmait l’auteur juif du
Quatrième Esdras (4 Esd 13, 24). Cette conviction juive du premier siècle de notre ère n’est
donc plus acceptée par les judéo-chrétiens, et Paul à leur suite. Les morts chrétiens ne seront
pas frustrés de la Parousie. Ils n’arriveront pas... après la victoire finale du Christ. Ainsi donc,
à l’inquiétude thessalonicienne concernant les chrétiens hélas décédés avant le Jour final,
l’apôtre ne les console pas par quelques paroles sur l’immortalité bienheureuse de ces âmes.
Ce langage d’immortalité est surtout grec, et non pas juif ou judéo-chrétien. Paul ne se situe
pas au niveau individuel pour dire la condition actuelle du défunt — en disant par exemple : le
défunt que vous pleurez est dès maintenant auprès du Bon Dieu —, mais il vise d’emblée la
condition à venir de tous les chrétiens, au sein de cette grande montée du Peuple nouveau,
vivants et morts réunis. Lors de sa Parousie, Christ viendra chercher son Peuple, morts et
vivants, désormais conduits par Dieu. Le Peuple des croyants montera vers son Seigneur,
comme Moïse sur le nouveau Sinaï.

 6 Voir le texte dans J. POTIN, La Fête juive de la Pentecôte, t. I, Paris, 1971, p. 162-
182.
 7 Au Sinaï « tout le peuple voyait les voix et les torches, et la voix de la trompe, quand
elle ressu (...)

20Le récit du Sinaï, on le sait, rapporte l’exemplaire parfait de la rencontre religieuse entre
l’homme et son Dieu. C’est le paradigme de la religion biblique. Or, dans le Judaïsme déjà, la
théophanie du Sinaï préfigure la manifestation dernière, la visite divine à la fin des temps. La
parousie de Dieu au Sinaï annonce sa venue finale : le Jour de Dieu sera comme un nouveau
Sinaï, dans le bouleversement et le renouvellement cosmique (cf. Targum d’Habacuc 3)6. Les
premiers chrétiens d’origine juive gardent la même pensée, et réfléchissant cette fois sur la
Venue de Jésus, ils vont l’intégrer dans ce cadre de représentation. Le scénario de la Parousie
de Jésus est alors compris au sein de la manifestation sinaïtique de la fin des temps. Moïse
monte au Sinaï vers un Dieu qui descend des cieux, parmi les nuées, au milieu des anges et au
son de la trompe (Ex 19, 13) ; et encore : Moïse fit sortir le peuple « à la rencontre de Dieu »,
dans Ex 19, 17 comme dans 2 Th 4, 17 ; ou encore : lors de la descente divine, Dieu
bouleversera et dispersera tout, mais son Peuple sera rassemblé (cf. LAB 23, 10). Enfin,
suivant une tradition juive dont l’attestation reste un peu plus tardive : au Sinaï, les morts
(juifs) ont aussi été ressuscités du Schéol par Dieu, pour se tenir auprès de Moïse dans un
peuple recréé, afin de former cette sainte communauté du désert qui est l’exemplaire de toutes
les synagogues (cf. Tg J1 sur Ex 20, 18 et Pirqey de Rabbi Eliézer 41)7. Le scéanario judéo-
chrétien de la Parousie de Jésus reprend tous ces thèmes, dans la représentation du dernier
Sinaï, celui de la fin des temps. Jésus est là qui descend des cieux, tel le Dieu du Sinaï ; puis,
rejoint par son peuple, les voilà conduits par Dieu, tel Moïse avec les siens (1 Th 4, 14). Le
Christ joue donc le double rôle de Moïse et de Dieu, lors de cette Parousie divine qui est
désormais la sienne. L’attente trouvera alors son accomplissement plénier : « Ainsi nous
serons toujours avec le Seigneur » (1 Th 4, 17).
7

21Après ces divers rappels, il faudrait voir encore comment ce scénario d’apocalypse,
emprunté à la tradition sinaïtique, se double d’éléments lus dans le livre de Daniel. Ce
prophète parle en effet de Celui qui est « comme un Fils d’homme » venant sur les nuées
célestes pour s’avancer vers Dieu et recevoir la royauté avec le peuple des saints (Dn 7).
Suivant cette dernière présentation, le Fils de l’homme en question ne descend pas sur terre,
mais il monte vers Dieu pour son intronisation royale. Or, le scénario judéo-chrétien combine
pour une part les deux mouvements : celui de la descente du Christ, comme le Dieu qui
descend des cieux sur le Sinaï, et celui de la montée de Jésus, comme Moïse au Sinaï ou le
Fils de l’homme de Daniel qui montent vers Dieu. Le peuple de Dieu, nouvellement recréé,
rejoint le Christ dans « les airs » pour être conduit à son tour par Dieu. Paul répercute encore
ces deux mouvements combinés. En 1 Th 3, 13, Jésus vient des cieux « lors de la Parousie de
Notre Seigneur avec tous les saints (les anges et les élus) » ; en 4, 13-18, il descend pour venir
chercher son peuple et tous montent, morts et vivants.

 8 L’étude de ces logia où apparaît souvent le verbe venir (mais d’où et vers où ?)
mériterait d’être (...)

22Ce double mouvement de descente et de montée provoquera parfois quelques ambiguïtés


dans les logia eschatologiques du Fils de l’homme, lus dans les évangiles. Ainsi le
mouvement de montée paraît souligné dans Mc 8, 38 : « Celui qui a honte de moi, dit Jésus, le
Fils de l’homme aussi aura honte de lui quand il viendra dans la gloire de son Père avec les
saints anges », et donc quand il montera aux cieux. Au contraire, dans Mc 14, 62, le
mouvement de descente est bien marqué : « Vous verrez le Fils de l’homme siégeant à la
droite de Dieu et venant sur les nuées du ciel ». La venue du juge eschatologique suivra sa
session à la droite de Dieu. Le mouvement va, cette fois, du ciel où le Seigneur siège sur la
terre, pour juger les soi-disant juges du Sanhédrin8.

2. Autres résonances du scénario judéo-chrétien

23Nous venons de lire 1 Th 4, 13-17. Recueillons maintenant d’autres textes néo-


testamentaires où résonne encore le scénario judéo-chrétien de la Parousie, lui-même
dépendant de la scène du Sinaï. En l’an 54 environ, dans la Première aux Corinthiens (1 Co
15, 23-28. 51-52), l’Apôtre reprend à nouveau des éléments du scénario évoqué
précédemment. Lisons d’abord 1 Co 15, 22-24 : « ... en Christ, tous recevront la vie ; mais
chacun à son rang : d’abord les prémices, Christ, puis ceux qui appartiennent au Christ lors de
sa parousie ; ensuite viendra la fin, quand il remettra la royauté à Dieu le Père... » Là encore,
le déroulement eschatologique est dûment ordonné : « chacun à son rang » : d’abord, le Christ
déjà ressuscité, tel le premier fruit de la vie nouvelle (les prémices) ; puis, en second lieu,
mais cette fois dans l’avenir « ceux du Christ », les vivants et les morts chrétiens réunis, lors
de la venue du Seigneur ; et après seulement, en troisième lieu, viendra la fin où Christ
détruira toutes les dominations de ce monde et remettra tout à Dieu (v. 28). Paul précise
ensuite dans les versets 51-52 l’événement de la Parousie : « Nous ne mourrons pas tous, mais
tous nous serons transformés, en un instant, en un clin d’œil, au son de la trompette finale. Car
la trompette sonnera, les morts ressusciteront incorruptibles et nous, nos serons transformés ».
Nous retrouvons ici la distinction, connue dans le judaïsme, entre la résurrection et la
transformation. La résurrection opère seulement la « remise à niveau », au niveau de notre
terre, du peuple chrétien des défunts qui ne seront donc pas frustrés de la Parousie avant la
transformation glorieuse. « Nous ne mourrons pas tous » : Paul compte bien être parmi les
vivants du jour final, ceux qui seront transformés sans avoir à mourir et à ressusciter. Affronté
plus tard à la mort, l’Apôtre changera ensuite d’avis, comme nous le verrons. Constatons
8

seulement ici que le langage de Paul, repris de la tradition judéo-chrétienne, reste homogène.
D’une part, il distingue les trois moments du scénario final : la résurrection de Jésus déjà
réalisée, ensuite la Parousie où le Christ entraînera avec lui « ceux qui lui appartiennent »,
puis le jugement final de ceux qui ne croient pas. D’autre part, il précise un élément du second
moment où la transformation finale des croyants fait corps avec la résurrection des défunts
chrétiens. De toute façon, le déroulement des temps eschatologiques est complètement
bouleversé par rapport au scénario proprement juif où la résurrection des morts et a fortiori la
transformation surviennent seulement après la fin des temps. Un tel bouleversement est
théologiquement signifiant : les représentations juives craquent devant la réalité nouvelle, et si
l’Apôtre reprend toujours des éléments de son catéchisme judéo-chrétien, il ne cherche pas à
leur imposer une logique qui finalement aboutirait à une lecture historiciste du scénario en
question. Il cherche plutôt à retraduire en d’autres termes ces événements de la fin, ainsi dans
2 Co 5, 1-10. Plus encore, il insiste surtout sur sa conviction fondamentale où le jeu de
l’imaginaire s’évanouit en quelque sorte. Tout se résume alors dans ces mots : « Nous serons
toujours avec le Christ » (1 Th 4, 17) ; « veillant ou dormant » — c’est-à-dire toujours en vie
ou déjà mort, lors de la Parousie —, le but dernier est de « vivre unis à lui », le Christ (5, 10).
Puis bientôt affronté à l’événement de sa propre mort, Paul oublie l’imagerie judéo-chrétienne
ainsi que son espoir d’être là, bien vivant, lors de la Parousie. Une seule chose lui importe
désormais : « J’ai le désir de m’en aller et d’être avec Christ » (Phi 1, 23) ! Toutefois, si le
scénario judéo-chrétien semble alors disparaître, les motifs qui provoquent l’Apôtre à le
rappeler aux Thessaloniciens et aux Corinthiens demeurent toujours actuels : Christ reste
attendu, aujourd’hui et demain ; et cette attente n’est pas d’abord d’ordre intimiste ou
purement individuel ; elle n’a pas à être sublimée dans quelques espérances célestes et
intemporelles, inscrites en dehors du mouvement de l’histoire. L’espérance chrétienne
traverse le temps et l’histoire, et elle est en priorité celle d’un peuple à nouveau réuni.
L’« historicité » comme la « socialité » chrétiennes sont des convictions maîtresses chez
l’Apôtre, que la représentation judéo-chrétienne manifeste excellemment. Par la suite, dans le
monde helléno-chrétien, l’imagerie judéo-chrétienne sombrera en partie, mais non sans
dommage. Les traductions postérieures de l’espérance chrétienne n’éviteront guère certains
défauts à ce propos.

 9 Voir la liste des parallèles possibles dans A. FEUILLET, art. cit., col. 1362.
L’auteur croit à une (...)

24Mais revenons pour l’instant au schéma fondamental, inspiré par la scène fulgurante du
Sinaï. L’auteur de l’Epître aux Hébreux voit bien le lien entre le Sinaï et l’événement final :
« Celui dont la voix jadis (au Sinaï) ébranla la terre nous a fait maintenant cette promesse :
’Encore une fois, moi, j’ébranlerai non seulement la terre, mais encore le ciel’. Cet ’encore
une fois’ annonce la disparition du monde créé... » (He 12, 26-27). L’ébranlement cosmique
de la fin des temps répercutera celui qui agita le Sinaï, lors de la rencontre de Dieu et de
Moïse. Plus encore, le discours eschatologique de Mt 24 (et par.) montre à l’évidence
l’influence de la catéchèse judéo-chrétienne sur la rédaction évangélique (mais non pas,
croyons-nous, l’influence directe de Matthieu sur Paul, ou l’inverse). Comme il a été souvent
remarqué, les mentions de la « trompette », de la « voix », de la « nuée », de la « Parousie »
ou celle d’un peuple « à la rencontre » de son Seigneur sont à la fois communes à Paul et à
Matthieu, c’est-à-dire un évangile souvent imprégné de traditions judéo-chrétiennes. La liste
de ces contacts pourrait s’allonger. Ainsi le thème de la fin brusquée des temps (1 Th 5, 2-3)
est analogue aux jours « écourtés » dont parle Mt 24, 37.39 (et par.), à la suite de la tradition
juive d’ailleurs ; ou encore, le thème de « la veille » (1 Th 5, 6.10 ; Mc 13, 37-39), etc...9.
9

 10 Ainsi chez A. SCHWEITZER, Die Mystik des Apostels Paulus, Tubingue, 1930
(trad. La mystique de l’Ap (...)

25Relevons seulement un trait de l’ancienne représentation judéo-chrétienne, empruntée


encore à l’imagerie sinaïtique. Au Sinaï, Dieu a rassemblé son peuple, cette « église du
désert » dont parle Étienne dans Ac 7, 38. Le thème du rassemblement autour de Moïse est ici
essentiel, comme le rappelle entre autres le Pseudo-Philon, en décrivant la théophanie du
Sinaï : Dieu dit « Je n’ai pas permis que mon peuple soit dispersé » (LAB 23, 10). On
comprend alors la résurgence de ce thème lors de la théophanie terminale de l’histoire :
« Alors on verra le Fils de l’homme venir, entouré de nuées... il enverra les anges et, des
quatre vents, de l’extrémité de la terre à l’extrémité du ciel, il rassemblera ses élus. » (Mc 13,
26-27) ; ou encore, l’auteur de la Seconde aux Thessaloniciens écrit : « Au sujet de la
Parousie et de notre rassemblement autour de lui. » (2 Th 2, 1)10.

26Nous achèverons sur ce point la description du scénario judéo-chrétien, avec ses multiples
retombées textuelles. Faut-il l’ajouter : nous ne sombrerons pas ici dans les extravagances
fondamentalistes d’une représentation de la fin des temps où tous les éléments rappelés ci-
dessus sont combinés allègrement : Christ reviendra soudainement, les défunts croyants
ressusciteront, tous monteront sur la nuée ; puis, tous « redescendront » sur terre, le Messie
règnera alors ; enfin les hommes mourront, et ce sera la résurrection générale et le jugement
final. Cette super-production mythique veut harmoniser, d’une manière historiciste, toutes les
représentations de l’imaginaire juif et judéo-chrétien (en oubliant d’ailleurs la
« transformation » !). Alors même que Paul « dé-mythise » en partie la catéchèse judéo-
chrétienne, certains de nos contemporains continuent le mythe. L’auteur de l’Apocolypse il
est vrai, amorça lui-même ce processus, comme nous le dirons plus loin.

II. La gestion de l’espérance chrétienne


27Un même cri d’espérance traverse les premières communautés chrétiennes : Christ va
venir ! Nous venons de rappeler le vocabulaire alors utilisé pour dire cette espérance et nous
avons mis en relief l’ancienne représentation judéo-chrétienne de la Venue du Seigneur,
adoptant le langage de l’imaginaire juif de l’époque, avant de déceler les résonances diverses
et les transformations successives de ce premier langage de l’espérance. Car, justement, il y a
eu transformation, et de diverses manières, suivant les lieux et les temps ou, plus encore, selon
les communautés chrétiennes concernées. Le message chrétien passe de la terre juive au
monde hellénistique, avec sa langue et ses préoccupations propres : un monde où l’on
s’intéresse davantage à l’être des choses, dans leur permanence, qu’au temps incertain de
l’avenir ; un monde où l’on s’intéresse davantage au sort individuel qu’au destin de la société.
Bref, le message chrétien se diffuse partout, en s’adaptant aux terrains nouveaux ; et, par
ailleurs, ce message chrétien se colore différemment selon l’événement du jour, que ce soit
par exemple la ruine de Jérusalem en l’an 70 ou la menace grandissante des persécutions ;
enfin, ce même message a des accents différents suivant la communauté qui le porte : le
judéo-christianisme originel, disons « hébreu » — pour reprendre l’expression d'Actes 6, 1 —
n’est pas le judéo-hellénisme chrétien d’un Etienne et des gens d’Antioche ; et il se distancie
plus encore des diverses formes prises par l’hellénochristianisme. A chaque fois sans doute,
les représentations de l’espérance chrétienne varient sensiblement.

28Nous saisirons ces différences et variations dans la manière même de dire l’intensité de
cette attente et, plus encore, dans les modalités diverses par lesquelles elle s’exprime selon les
10

communautés en jeu. La fièvre eschatologique qui emporte apparemment la première


génération chrétienne se mue progressivement dans l’attente plus ou moins « non pressée »
des générations postérieures, et presque son oubli. Commençons par souligner ce changement,
avant de dire ensuite les divers points d’application ou de fixation de l’attente chrétienne, en
fonction même de ce que l’on appelle généralement « le retard de la Parousie ». L’auteur de la
seconde Lettre de Pierre — l’un des écrits les plus tardifs du canon néo-testamentaire —
écrit : « Dans les derniers jours viendront des sceptiques... qui diront :’Où en est la promesse
de sa Parousie ? Car depuis que nos Pères (à savoir la première génération chrétienne) sont
morts, tout demeure dans le même état qu’au début de la création. » (2 P 3, 3-4). Le temps
passe inexorablement, sans la Venue souhaitée. Alors qu’en est-il de l’espérance chrétienne ?
Et comment dès lors, dans ce temps du silence de Dieu, est-il encore possible de gérer cette
espérance ? Voilà bien l’un des problèmes les plus aigus devant lequel les premières
générations chrétiennes, et nous avec, doivent s’affronter.

1. Où en est la promesse de sa Parousie ? » (2 P 3, 4)


29Dans ses lettres authentiques, Paul se fait plusieurs fois l’écho de la conviction chrétienne
touchant la proximité de la Parousie. Les Thessaloniciens n’ont rien à craindre pour leurs
défunts ; ils ne seront pas lésés, mais bien là avec « nous », les « vivants », lors de la Venue.
D’ailleurs, tel un navire impatient, « le temps a cargué ses voiles », comme l’écrit l’Apôtre
dans 1 Co 7, 29 ; aussi n’est-il plus temps d’user de ce monde, le mariage y compris. Dans
l’Epître aux Romains, on lit aussi : « Voici l’heure de sortir de votre sommeil ; aujourd’hui en
effet le salut est plus près de nous qu’au moment où nous avons cru » (Rm 13, 11) ; « le jour
est tout proche » (Rm 13, 12) ; ou encore « Le Seigneur est proche », comme Paul encore
l’écrit aux Philippiens (Ph 4, 5), alors même qu’il envisage pourtant l’hypothèse de sa propre
mort avant la Venue en question (Ph 1, 23 et déjà 2 Co 5, 8).

30Par la suite, après l’an 70 surtout, ce temps de l’attente s’élargit déjà quelque peu. C’est le
temps de la patience : « Prenez patience, frères, jusqu’à la Parousie du Seigneur », comme
l’écrit l’auteur de la Lettre de Jacques (Jc 5, 7-8). L’attente prochaine du Seigneur reste
assurément une conviction toujours véhiculée par la tradition, mais son immédiateté paraît
alors moins accusée ou presque oubliée. Les formules sont plus ou moins conservées, mais
l’acuité de l’attente est bien émoussée : témoin, cette phrase tirée des Pastorales, rappelant
« la manifestation de notre Seigneur Jésus-Christ que (Dieu) fera paraître aux temps
opportuns » (Καιροίc δίοιc,) 1 Tim 6, 14-15). Cette dernière expression est prudente ; l’auteur
ne s’engage plus dans des supputations hasardeuses. Sans doute l’auteur de la Première Lettre
de Pierre déclare encore que « la fin de toutes choses s’est rapprochée » (1 P 4, 5 ; cf. 1, 5),
mais comme dans l’Epître aux Hébreux l’attente régresse ou s’estompe (voir cependant He
10, 25.37). De toute façon, elle ne joue plus, avec autant de force qu’auparavant, ce rôle
dynamique qui cristallise les énergies et anime la marche chrétienne vers le Seigneur. On
cherche d’ailleurs des explications à cet état de fait, comme celles de l’auteur de la Deuxième
Lettre de Pierre : « Il y a une chose en tout cas, mes amis, que vous ne devez pas oublier :
pour le Seigneur un seul jour est comme mille ans et mille ans comme un jour. Le Seigneur ne
tarde pas à tenir sa promesse, alors que certains prétendent qu’il a du retard, mais il fait
preuve de patience envers vous, ne voulant pas que quelques-uns périssent, mais que tous
parviennent à la conversion. Le jour du Seigneur viendra comme un voleur... » (2 P 3, 8-10).
La patience divine, la relativité du temps, l’espoir d’une conversion finale, la brusquerie de
l’intervention divine qui surprendra ceux qui n’attendent plus, voilà autant de motifs,
largement diffusés alors, qui veulent expliquer l’échéance retardée.
11

31Certains milieux chrétiens en arrivèrent même à éliminer, ou presque, tout regard tendu
vers l’avenir. L’auteur de la Deuxième Lettre aux Thessaloniciens se plaint de ceux qui
croient sur de fausses révélations que « le jour du Seigneur est là, (déjà) arrivé » (2 Th 2, 2).
Au fait, l’évangéliste Jean le laisserait facilement croire quand il rappelle la parole de Jésus :
« L’heure (finale) vient et maintenant elle est là » (Jn 5, 25) ; elle est là, comme absorbée en
quelque sorte par la vie ecclésiale (voir cependant 5, 27-28). Ou encore, d’après 2 Tm 2, 17-
18, rappelons les noms de ces « Hyménée et Philetos (qui) se sont écartés de la vérité en
prétendant que la résurrection (des chrétiens) a déjà eu lieu », une résurrection « spirituelle »
évidemment et purement intérieure, d’un type quasi gnostique.

 11 Cf. R. E. BROWN, La communauté du disciple bien-aimé, Paris, 1983,


spécialement p. 147-150.

32On comprend mieux alors les réactions de l’auteur de la Première Lettre de Jean contre une
interpréation erronée de cet évangile — nous suivons ici la pensée de R. Brown suivant lequel
1 Jn complète et rectifie en partie l’évangile de Jean11. L’auteur de la Lettre, baignant
assurément dans le milieu johannique, insiste fortement sur la Parousie (ce mot absent de
l’évangile de Jean se lit dans 1 Jn 2, 18) ; et il rappelle aussi sa proximité extrême : « C’est la
dernière heure », écrit-il en 1 Jn 2, 18 — une échéance dernière liée, toutefois, à la venue de
l’Antichrist. De même, l’auteur de l’Apocalypse insiste aussi sur la proximité de « ce qui doit
arriver bientôt » (Ap 22, 6) : « Il n’y aura plus de délai » écrit-il en 10, 16 ou « le temps est
proche » (1, 3 et 22, 10) ; « Je viens bientôt » (3, 11 et 22, 12), avant d’achever son œuvre par
le cri « Viens, Seigneur Jésus » (22, 20). On peut donc croire, à la fin du premier siècle, sans
doute dans le contexte de la persécution de Domitien, à une certaine résurgence du thème de
la proximité. En bref, l’attente aiguë de la Parousie à l’époque de Paul s’est ensuite quelque
peu estompée après l’an 70, avant d’en revenir à sa résurgence lors des premières persécutions
et dans certaines églises seulement.

33Nous venons de rappeler brièvement les aléas de cette espérance dans les milieux helléno-
chrétiens aux visages divers et aux préoccupations changeantes selon les lieux et les temps. Il
faudrait aussi pouvoir suivre le chemin parcouru antérieurement dans les communautés judéo-
chrétiennes (« hébreu » ou judéo-helléniste). La représentation judéo-chrétienne, rappelée par
l’Apôtre dans 1 Th 4, 13-17 et souvent répercutée ensuite en ses éléments divers, témoigne
déjà d’une intense espérance : Christ va venir ! C’est ce cri messianique, à l’incidence
politique évidente (le mot Christ signifie celui qui est oint de Ponction royale, le roi) qui
provoqua très probablement, en l’an 41 ou 49 de notre ère, l’expulsion de ces « Juifs » ou
plutôt de ces judéo-chrétiens de Rome dont parle Suétone dans sa Vie de Claude (25, 4) :
l’empereur Claude (41-54) chassa ces gens « car ils ne cessaient de provoquer des troubles
sous l’instigation d’un certain Chrestos (impulsore Chresto quodam) ; ce qui est effectivement
le cas d’Aquila et de Priscille dont parlent les Actes des Apôtres (Ac 18, 2). Comment les
« Chrestiani », ces partisans de « Chrestos » (Messie-roi) comme on les surnommait à
Antioche, n’auraient-ils pas attendu dans l’immédiat ce Christ, ce roi d’un nouveau royaume
messianique ?

 12 A Feuillet montre aussi combien « il est vain de vouloir nier à tout prix le climat
d’attente de la (...)

34Avant d’être reprises et quelque peu aménagées par les auteurs helléno-chrétiens, les
traditions évangéliques, d’abord répercutées dans le Judéo-christianisme, gardent le souvenir
de cette annonce prochaine du Royaume : « Convertissez-vous, le Règne de Dieu est là
12

proche », dit Jésus en Mt 4, 17. L’annonce en question apparaît même liée à une échéance
précise, ce que les helléno-chrétiens se garderont ensuite de trop mettre en exergue. Ainsi
dans Mc 9, 1 Jésus déclare : « Parmi ceux qui sont ici, certains ne mourront pas avant de voir
le Règne de Dieu venir avec puissance ». Dans la trame littéraire actuelle de Mc ou de Lc, la
venue on question paraît s’épuiser dans l’événement de la Transfiguration qui suit
immédiatement (Mc 9, 2-10). Mais, cette parole correspond en fait à l’un des éléments du
scénario judéo-chrétien évoqué plus haut, du moins lorsqu’on la détache de son contexte
littéraire actuel : l’échéance est prochaine, et tous ne mourront pas (1 Th 4, 15 ; 5, 10 et 1 Co
15, 51) ; lors de l’instauration du Règne de Dieu, il y aura encore des vivants sur terre, y
compris parmi vous ! Au demeurant, cette échéance considérée comme immédiate est
directement liée à la mort du Christ : « dès maintenant » vous allez voir le juge céleste fondre
sur vous, déclare Jésus aux juges du Sanhédrin (Mt 26, 64). D’une manière déjà plus large,
cette échéance dernière est liée à la fin de la mission judéo-chrétienne en Israël : « Si l’on
vous pourchasse dans telle ville, fuyez dans telle autre... ; en vérité je vous le dis, vous
n’achèverez pas le tour des villes d’Israël avant que ne vienne le Fils de l’homme » (Mt 10,
23). Enfin, l’échéance paraît renvoyée à la fin de la présente génération : « Sachez que le Fils
de l’homme est proche, qu’il est à la porte. En vérité je vous le déclare, cette génération ne
passera pas que tout cela n’arrive ! » (Mc 13, 29-30). Les évangélistes judéo-hellénistes ou
helléno-chrétiens répercutent fidèlement ces paroles de Jésus, quitte à leur adjoindre cette
autre parole du Seigneur susceptible de calmer des supputations intempestives sur le
calendrier : « Ce jour ou cette heure, nul ne les connnaît, ni les anges du ciel, ni le Fils, sinon
le Père » (Mc 13, 22 et par.). Si je puis me permettre : Jésus corrige Jésus par l’entremise de
ses porte-parole évangéliques... Comme on le voit, le milieu judéo-chrétien cherche plutôt à
attiser l’acuité d’une échéance prochaine (à la suite de Jésus assurément), alors que le milieu
hellénochrétien tempère plutôt les expressions de cette proximité, mais sans nullement
l’éliminer, à quelques exceptions près12.

2. Les divers points d’application de l’espérance en la


Venue du Seigneur
35Malgré le changement des formules et les aléas de l’histoire, l’espérance en la Venue du
Seigneur reste néanmoins claire, du moins dans la plupart des milieux chrétiens du premier
siècle. Cela ne signifie cependant pas que les expressions de cette espérance, ou plutôt les
points de fixation auxquels elle s’attache pour s’exprimer dans l’actualité du moment, n’aient
pas sensiblement évolués selon les temps et les lieux. Reconnaître ces points d’applications
divers, c’est dire en même temps la gestion de cette espérance en ces premiers temps de la
naissance ecclésiale. Déployons les deux axes où s’agrippe cette espérance : un axe temporel,
visant le temps à venir, disons l’axe horizontal ; et un axe spatial, entre le ciel et la terre,
disons l’axe vertical. Pour manifester les deux axes en question, situons-nous d’emblée au
niveau lucanien, dans les Actes en particulier qui expriment déjà parfaitement ce qui sera
ensuite la pensée et la tradition ecclésiale la plus généralement acceptée.

1. La pensée lucanienne

36Les « derniers temps » sont arrivés, comme le déclare Pierre après la Pentecôte, en glosant
le texte de Joël (3, 1-5) : « Il arrivera dans les derniers temps que je répandrai mon Esprit. »
(Ac 2, 17). La Pentecôte inaugure en effet le temps de l’Esprit. On pourrait donc croire à
l’épuisement de l’espérance chrétienne, puisque l’Esprit est là. Luc ne parle plus de Parousie
ou du moins il n’emploie pas le mot. Son regard se modifie, tant celui porté sur la suite des
13

temps que celui visant un salut venu des cieux. Rappelons la question des disciples : « Est-ce
maintenant le temps où tu vas rétablir le Royaume pour Israël ? » (Ac 1, 6) où le verbe
« rétablir (άποκαθιστηνα1) » est gros de toute l’espérance prophétique touchant la restauration
d’Israël (cf. Jr 15, 19 ; 16, 15 LXX ; etc.). La réponse est alors négative. La parole des anges
les invite ensuite à un changement d’attitude : « Pourquoi restez-vous là à regarder le ciel ? »
(Ac 1, 11a). Or, ce refus de l’attente immédiate d’un roi-Christ venu des cieux s’accompagne,
chaque fois, d’une réserve où les temps restent quand même ouverts, comme les cieux aussi :
« Vous n’avez pas à connaître les temps et les moments que le Père a fixés » (1, 7) et « ce
Jésus qui vous a été enlevé pour le ciel viendra de la manière que vous l’avez vu s’en aller
vers le ciel. » (1, 11b). L’achèvement des temps comme la descente des cieux sont en quelque
sorte en suspens. Pour le moment, le Fils de l’homme reste debout (en attente ?) à la droite de
Dieu, comme le voit Etienne (7, 56), et le Messie est mis en réserve : « Convertissez-vous...
ainsi reviendront les moments de fraîcheur (de repos) accordés par le Seigneur, quand il
enverra le Christ qui vous est destiné, Jésus que le ciel doit accueillir jusqu’aux temps du
rétablissement de tout... » (3, 19-21). Alors Dieu jugera « le monde avec justice par l’homme
qu’il a destiné » (17, 31). Ce sera alors la fin des temps qui coïncide apparemment pour Luc
avec la fin de sa propre génération. Pour lui aussi, « le Règne de Dieu est proche » (Lc 21, 31-
32). Ce sera l’apocatastase, le rétablissement de tout ou plus exactement l’inauguration de
l'ère messianique, « quand il enverra le Christ qui vous est destiné » (Ac 3, 20) pour
reconstruire « la hutte écroulée de David » (15, 16). Comme on le voit, Luc reprend ici des
thèmes judéo-chrétiens et juifs aussi (par exemple, sur le Messie mis en réserve), mais il les
tempère et les transfigure. Car il lui faut dire à la fois que l’Eglise doit s’installer dans le
temps présent, sans perdre la visée de son avenir, et qu’elle doit aussi s’installer sur terre, sans
oublier les cieux qui s’ouvriront encore. Chez Luc, Jésus annonce le Règne de Dieu et c’est
l’Esprit qui vient, et pourtant le Règne reste le dernier mot de son œuvre : à Rome Paul
proclame le Règne de Dieu (28, 31). Tous les auteurs canoniques n’ont pas atteint ce
splendide équilibre.

2. Les temps et les lieux de l’espérance

37Dans le tableau très schématique qui suit, nous tenterons de répartir les temps et les lieux
où s’applique l’espérance chrétienne en la Venue du Seigneur, selon les détours de l’histoire
et les communautés chrétiennes dans leur diversité. Nous en préciserons seulement quelques
données, sans pouvoir hélas nous étendre à loisir sur toutes les pistes suggérées ici. Huit
points seront énumérés. Passons au premier :

381. Les communautés judéo-chrétiennes — d’abord — ont rappelé la mémoire de


l’espérance de Jésus : le prophète nazôréen reliait son propre destin à l’avènement
eschatologique du Fils de l’homme ; ou encore, il liait l’annonce de la profanation du Temple
à la venue de ce Fils de l’homme. La première assertion est connue. Faut-il rappeler les logia
dits eschatologiques où le Fils de l’homme est concerné, à la fois lié à et distinct de la
personne même de Jésus ? Par exemple : « Si quelqu’un a honte de moi... le Fils de l’homme
aussi aura honte de lui quand il viendra dans la gloire de son Père avec les saints anges. » (Mc
8, 38). Ou encore, face aux sanhédrites et donc face à la mort, Jésus crie sa victoire : « Vous
allez voir le Fils de l’homme siégeant à la droite de Dieu et venant sur les nuées du ciel. »
(Mc 14, 62). Celui qui est « comme un Fils d’homme » pour reprendre l’expression exacte de
Daniel (Dn 7, 13) descendra des cieux pour juger ses propres juges !

 13 Cf. J. DUPONT, La ruine du Temple et la fin des temps dans les discours de Mc
13, dans Apocalypse e (...)
14

 14 Cf. C. PERROT, Jésus et l’histoire, Paris, 1979, p. 99-166.

39Le seconde assertion a particulièrement été mise en relief par J. Dupont qui distingue bien
dans le discours eschatologique de Mc 13 un double motif : le motif ancien de la profanation
du Temple de Jérusalem : « Quand vous verrez l’Abomination de la Dévastation installée là
où il ne faut pas » (Mc 13, 14) ; puis le motif finalement englobant de la destruction du
Temple dont « il ne restera pas pierre sur pierre » (v. 3)13. Ainsi donc, dans la tradition
première — celle de Jésus assurément — le thème de la profanation du Temple est
directement lié à la venue du Fils de l’homme, le juge eschatologique : « Alors on verra le Fils
de l’homme venir dans les nuées... » (v. 26). Une telle espérance correspond bien à ce que
l’on peut savoir par ailleurs de l’attitude « baptiste » de Jésus qui n’accepte plus le culte
sanglant du Temple14.

402. Passons au deuxième point. Les communautés judéo-chrétiennes d’abord, et Marc plus
encore, ont relié d’une certaine manière l’immédiateté de la venue du Christ à la proclamation
de sa mort et de sa résurrection. L’annonce du Ressuscité fait corps avec celle de sa venue
immédiatement attendue. Au sein du repas chrétien, la proclamation de la mort du Ressuscité
ne peut oublier sa venue « jusqu’à ce qu’il vienne » (1 Co 11, 26). Les trois annonces de la
Passion (Mc 8, 31 ; 9, 31 et 10, 33-34) montrent, à leur manière, le lien alors établi entre la
figure eschatologique du Fils de l’homme et la Résurrection du Crucifié. D’autres exemples
pourraient être donnés. Pour saisir la force d’un tel lien, il faudrait ici évoquer la première
christologie judéo-chrétienne dans l’ardeur de sa confession de foi proprement messianique,
sans en « spiritualiser » indûment l’expression. Parlons plutôt d’une confession « royaliste » !
Or, si Jésus, le roi-messie, est ressuscité, le royaume est donc là (cf. Ac 1, 6) ! Les « derniers
temps » messianiques sont arrivés. Un témoignage étonnant de cette conviction affleure
encore dans le récit de la Passion selon Matthieu pour en exprimer la théologie première à
l’aide du langage imagé du judéo-christianisme. A la mort de Jésus, « les tombeaux
s’ouvrirent, les corps de nombreux saints défunts ressuscitèrent » (Mt 27, 52). La mort et la
Résurrection de Jésus appellent la résurrection finale. Dès lors, comment ne pas comprendre
la fièvre qui s’est emparé des judéo-chrétiens expulsés de Rome pour agitation « royaliste »,
comme le rapporte le décret de Claude évoqué plus haut ? Même à Thessalonique, des
chrétiens seront accusés de « prétendre qu’il y a un autre roi » que César, à savoir Jésus (Ac
17, 7). Or, ce royaume n’est-il pas celui des temps derniers ?

41La Résurrection est de soi un événement eschatologique. Dans le cadre des représentations
juives de l’époque, elle est directement liée au processus terminal de l’histoire. Elle
accompagne la fin des temps. Serait-ce donc le temps de la Fin ? Pourtant le temps continue
de couler sans la venue décisive... Dans ces conditions la Résurrection du Seigneur ne
marque-t-elle pas uniquement le « début » des derniers temps, dans un temps qui n’en finit
pas de s’achever ? Jésus aura donc « devancé » les temps. Forts de cette conviction, les judéo-
chrétiens en sont vite arrivés à un déplacement des temps plus étrange encore : ils désigneront
Jésus sur la montagne de la Transfiguration, entièrement « transformé » (ou « transfiguré » :
c’est le même mot grec), avant sa propre Résurrection comme avant la fin des temps qui
provoquera la résurrection et la transformation générale. Tout le schéma représentatif juif est
ici entièrement retourné. Dans le Judaïsme, la séquence des événements derniers est : d’abord,
la fin des temps ; ensuite, la résurrection des morts ; enfin, la transformation des morts et des
vivants. Or, dans le cas de Jésus, il est d’abord question de sa « Transformation », puis de la
Résurrection, en attendant la fin des temps. C’est le mouvement inverse !
15

 15 Voir les textes dans P. GRELOT, L’espérance juive à l’heure de Jésus, Paris, 1978,
p. 207 et 211 ; (...)

423. Les communautés judéo-chrétiennes ont donc su déjà exprimer l’annonce de la venue du
Seigneur dans cette représentation proleptique (anticipatrice) de la Parousie que constitue le
récit de la Transfiguration. C’est là notre troisième point, à peine évoqué il est vrai. Il faudrait
longuement se pencher sur le récit de Mc 9, 2-10 et montrer comment les traditions
aggadiques de la montée de Moïse au Sinaï ont là encore marqué la narration évangélique.
Nous voilà donc renvoyés une nouvelle fois à ce récit exemplaire de la rencontre religieuse
selon Exode 19. Rappelons seulement quelques « parallèles » : la mention de la « sainte
montagne » (cf. 2 P 1, 18) ; celle des six jours dans Mc 9, 2 comme dans le Targum (Tg J1 sur
Ex 19, 1) ; le thème des vêtements blancs (Mc 9, 3 et Ex 19, 10) ; la transformation ou
transfiguration de Jésus comme celle du visage de Moïse (Tg N sur Ex 34, 29 et LAB 19, 16 :
« et mutata est effigies ejus in gloria », « et son apparence se changea en gloire »). En outre,
la présence même d’Elie et de Moïse aux côtés de Jésus rappelle singulièrement les traditions
eschatologiques juives sur la Parole de Dieu entourée du Messie et de Moïse ou d’Elie et de
Moïse. Lisons le Targum du Deutéronome portant sur le rassemblement dernier du Peuple de
Dieu : « Quand vos dispersés seraient à l’extrémité des cieux, la Parole de YHWH votre Dieu
vous rassemblera de là au moyen d’Elie le grand-prêtre, et elle vous ramènera au moyen du
roi Messie » (Tg J1 sur Dt 30, 4). Ajoutons un élément du célèbre Poème des quatre nuits.
Lors de la nuit de la nuit de la fin des temps « lorsque le monde arrivera à sa fin... Moïse
montera du milieu du désert et le roi Messie, du milieu de Rome (ou plutôt « d’en haut », en
araméen rômâ). L’un s’avancera en tête du troupeau et l’autre s’avancera en tête du troupeau
et la Parole du Seigneur s’avancera entre eux deux et eux marcheront ensemble. » (Tg J1 et N
sur Ex 12, 42)15. En bref, le scénario eschatologique juif, repris par les judéo-chrétiens en
l’appliquant à Jésus, inspire directement la représentation de la Transfiguration comme celle
de la Parousie (1 Th 4, 13-17). Pour les judéo-chrétiens aussi le Sinaï nouveau reste le lieu par
excellence de la compréhension eschatologique d’un temps tiré entre le déjà-là de la
Transfiguration de Jésus et le pas-encore de sa Parousie.

43Au fait, l’auteur de la Seconde Lettre de Pierre met directement un lien entre la Parousie et
la Transfiguration de Jésus : « En effet, ce n’est pas en nous mettant à la traîne de fables
sophistiquées que nous avons fait connaître la puissance et la venue (la parousie) de notre
Seigneur Jésus-Christ, mais pour l’avoir vu de nos yeux dans tout son éclat. Car il reçut de
Dieu le Père honneur et gloire quand la voix venue de la splendeur magnifique (de Dieu) lui
dit :’Celuici est mon fils bien-aimé, celui qu’il m’a plu de choisir.’ Et cette voix, nous-mêmes
nous l’avons entendue venant du ciel quand nous étions avec lui sur la montagne sainte. » (2
P 1, 16-18). Un lien analogue est encore suggéré par le verset de Marc qui ouvre le récit de la
Transfiguration : « En vérité je vous le déclare, parmi ceux qui sont ici, certains ne mourront
pas avant de voir le Règne de Dieu venu avec puissance. » (Mc 9, 1).

444. Arrivons au quatrième point. Des communautés judéo-chrétiennes, peut-être, et les


évangélistes, sûrement, ont relié l’annonce de la venue du Seigneur à l’événement de la
destruction du Temple de Jérusalem en l’an 70 de notre ère : non plus seulement à la
profanation du Temple annoncée par Jésus dans la ligne de Daniel (Dn 9, 27), comme il a été
dit plus haut, mais bien à la destruction entière du second Temple. Le discours eschatologique
« actuel » de Mc 13 en témoigne à l’évidence. L’évangile de Marc, écrit dans le contexte de la
ruine du Temple, montre le lien alors établi par certains chrétiens entre cette destruction et la
venue du Fils de l’homme : « Dis-nous quand cela arrivera et quel sera le signe que tout cela
va finir » (Mc 13, 4). La tradition judéo-chrétienne reliait la profanation du Temple à la venue
16

du Fils de l’homme. Les évangélistes, dans une pensée plus englobante encore, relient la
destruction du Temple à la consommation finale du monde. Un tel lien « littéraire » est le
signe d’une réalité « historique » précise, à savoir le fait que des chrétiens de l’an 70 (et non
pas tellement ceux d’avant, tel Paul qui n’en parle pas !) aient manifestement accroché leur
espérance de la Venue du Fils de l’homme lors des troubles et de la catastrophe de Jérusalem.
Cette ruine du Temple ne va-t-elle pas signer la venue victorieuse du Seigneur ? Pourtant le
monde a continué... Peu après ces destructions, les évangélistes n’en continuent pas moins de
rappeler cette conviction chrétienne d’un moment, fixée sur un point précis de l’histoire,
quitte à en faire bientôt une anticipation de l’événement final. L’annonce de la profanation du
Temple comme l’événement de sa destruction ont porté les espoirs chrétiens de voir enfin
arriver le terme désiré. La catastrophe passée, la destruction du Temple deviendra ensuite le
signe anticipateur de la Parousie : « Dis-nous quand cela sera, et quel sera le signe de ta
parousie et de la fin du monde ? » (Mt 24, 3).

455. Le cinquième point semble évident, alors qu’il l’est peut-être moins qu’on ne l’imagine
d’ordinaire. Les communautés chrétiennes ont relié la Venue du Seigneur à l’événement
terminal de l’histoire. L’avènement du Christ fait corps avec la fin des temps. En fait, d’après
le scénario eschatologique judéo-chrétien dont Paul s’est fait l’écho, la Parousie précède le
temps de la fin, comme on le voit en particulier dans 1 Co 15, 23-24 mentionnant d’abord la
Venue du Seigneur, puis le temps de la fin ; et de même dans l’Apocalypse dont nous
parlerons au septième point. Au contraire, dans la pensée chrétienne plus tardive, ces deux
moments du salut coïncident désormais. On comprend mieux alors pourquoi dans l’ancienne
représentation judéo-chrétienne, Jésus est celui qui vient chercher son peuple pour le sauver
de la colère (du jugement) de Dieu. Ensuite, Jésus devient le juge de la fin des temps. Sa
fonction change ; il prend la place de Dieu. Ainsi lors de son « apocalypse », Jésus « viendra
du ciel avec les anges de sa puissance... pour tirer vengeance de ceux qui ne connaissent pas
Dieu. », comme il est dit dans 2 Th 1, 7-8. Ou encore, dans 1 Jn 2, 28, on lit : « Quand il se
manifestera... ne soyons pas confondus par lui lors de sa parousie. » le même auteur remplace
d’ailleurs le mot « parousie » par « le jour du jugement. » dans la phrase parallèle de 1 Jn 4,
17. La venue du Seigneur est désormais assimilée au jugement dernier.

466. Le sixième point est clair. Des communautés chrétiennes subordonnent plus ou moins
l’avènement du Seigneur à des étapes précises à franchir encore, ou même déjà franchies en
partie : soit la fin de la mission en Israël (Mt 10, 23) ou celle des Nations (Mc 13, 10 ; Lc 21,
24), bref, la conversion de tout le monde (2 P 3, 8-10) ; soit l’avènement du ou des
Antichrists. Hormis peut-être le premier (la mission d’Israël), ces divers motifs semblent avoir
surtout fleuri après la ruine du second Temple. Rendus sans doute prudents avant de désigner
à nouveau une échéance précise, les chrétiens en appellent maintenant à des motifs plus
larges, connus aussi dans le Judaïsme et susceptibles d’expliquer en partie le retard de la
Parousie. Des désordes surviendront avant l’avènement du Seigneur (Mc 13, 14s) ; les
« derniers temps » seront difficiles, pleins de séducteurs et de faux-prophètes (1 Tm 4, 1-3 ; 2
Tm 3, 1s ; Jude 17-18). Plus encore, l’Impie surviendra en son temps : « Il faut que vienne
d’abord l’apostasie et que se révèle l’Homme de l’impiété. » (2 Th 2, 3) ; c’est la « parousie
de l’Impie » (v. 6). Mieux — ou plutôt pire ! —, il est déjà là, et même en grand nombre,
comme l’écrit l’auteur de la Première Lettre de Jean : « Mes petits enfants, c’est la dernière
heure. Vous avez entendu annoncer qu’un antichrist vient ; or, dès maintenant beaucoup
d’antichrists sont là ; à quoi nous reconnaissons que c’est la dernière heure. » (1 Jn 2, 18).
L’auteur de l’Apocalypse aussi reprendra largement ces thèmes : les fléaux de toutes sortes
abonderont avant la victoire du Christ — ce qui est encore une manière de « retarder » la
17

Parousie pour mieux en expliquer « le retard », tout en affirmant la maîtrise dernière de Jésus
sur l’histoire.

 16 Cf. P. PRIGENT, Le Millenium dans l’Apocalypse johannique, dans


L’Apocalyptique, par F. RAPHAEL, e. (...)

477. Le septième point est plus délicat à établir. Des communautés surtout judéo-chrétiennes
ont cru au retour proprement dit du Christ sur la terre, lors du rétablissement du peuple
messianique. L’ancien scénario judéo-chrétien, rappelé surtout dans 1 Th 4, 13-17, parlait
bien de la descente du Seigneur qui vient chercher le peuple de Dieu ; les croyants, morts et
vivants réunis, montent alors à la rencontre du Seigneur. Mais il n’est pas directement
question ici d’un retour du Christ sur terre. Une telle pensée a néanmoins été acceptée par des
judéo-chrétiens, dans le cadre de l’espérance messianique juive, elle-même inspirée des
Prophètes d’Israël. Luc réagit encore sur ce point : « Est-ce le temps où tu vas rétablir le
Royaume pour Israël ? » (Ac 1, 6). L’auteur de l’Epître aux Hébreux paraît pourtant attendre
ce retour sur terre : « (Le Christ) apparaîtra une seconde fois » (He 9, 28). Plus encore, dans le
cadre de la chronologie messianique juive, l’auteur de l’Apocalypse mentionne expressément
le Milléninm : » (les justes) revinrent à la vie et régnèrent avec le Christ pendant mille ans. »
(Ap 20, 2)16. Ce règne, précédé des persécutions et des fléaux de toutes sortes, sera
accompagné de l’assaut final de Gog et Magog (20, 7-15) ; ensuite seulement viendront les
cieux nouveaux et la nouvelle terre. Comme on le voit, « la première résurrection » dont parle
l’Apocalypse (Ap 20, 5) correspond exactement à celle mentionnée dans 1 Th 4, 15 et 1 Co
15, 23. L’auteur de l’Apocalypse, dans le désir d’harmoniser ces diverses traditions a donc
construit un super-scénario avec une première résurrection pour les croyants, puis au terme
des mille ans la résurrection des autres morts (Ap 20, 20). La tradition chrétienne postérieure
ne l’a guère suivi sur cette voie du Millénarisme, du moins après saint Augustin qui
« spiritualise » la première résurrection en question. Au reste, une telle « spiritualisation » est
déjà à l’œuvre dans les écrits canoniques, comme nous allons le dire dans :

 17 J. CARMIGNAC, Le mirage de l'eschatologie, Paris, 1979, a mis en évidence


l’usage souvent ambigu du (...)

488. Le huitième point, enfin. Les communautés helléno-chrétiennes, surtout, ont pour une
large part « déconnecté » en quelque sorte la manifestation du Seigneur d’un temps à venir où
elle s’inscrivait jusque-là, pour l’exprimer d’abord sur le registre de l’intériorité de la vie
chrétienne personnelle ou de la vie ecclésiale, dans le « déjà-là » de l’Esprit Saint. On parle
alors facilement d’eschatologie réalisée pour dire la mutation en question (malgré la
contrariété des termes ici utilisés17. Bref, il s’opère un certain changement du regard visant le
présent plus que l’avenir (suivant l’axe horizontal ou temporel) et touchant les cieux plus que
la terre (suivant l’axe vertical ou spatial). Ces tendances s’expriment, il est vrai, à des degrés
très divers, allant de la pensée équilibrée d’un Paul ou d’un Luc à une présentation johannique
où l’espérance semble parfois absorbée par le présent du salut.

49Ainsi Paul s’attache-t-il déjà à montrer la nouveauté eschatologique chrétienne maintenant


à l’œuvre dans la vie du croyant. L’Esprit vit en lui, et le salut est une réalité actuelle. Plus
encore, dans la Seconde Lettre aux Corinthiens, l’Apôtre parle de la « transformation »
chrétienne, au sens précis donné plus haut à ce mot : « Nous tous qui, le visage dévoilé,
reflétons la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en cette même image, de gloire en
gloire. » (2 Co 3, 18). Le chrétien, comme Moïse autrefois et comme Jésus lors de sa
Transfiguration, a lui aussi anticipé d’une certaine manière la transformation finale. L’Esprit
18

situe déjà le croyant au sommet du Sinaï. Une telle transformation proleptique est ici d’autant
plus remarquable à relever que l’Apôtre voudra exprimer peu après la réalité de la
résurrection du croyant, mais justement sans utiliser le vocabulaire résurrectionnel hérité de la
tradition judéo-chrétienne : dans 2 Co 5, 1-10, il n’est plus question que de « revêtir le
Christ ». Paul cherche à l’évidence un vocabulaire nouveau susceptible de faire passer le
message de la tradition dans la langue des Nations.

 18 Cf. C. SPICQ, Epître aux Hébreux, t. I, Paris, 1952, p. 269, n. 6.

50Dans le cercle paulinien, l’auteur de Colossiens maintient assurément l’attente du Seigneur


(Col 3, 4), mais cette attente est pour une part absorbée par la résurrection déjà consommée :
« Du moment que vous êtes ressuscités avec le Christ, recherchez ce qui est en haut, là où se
trouve le Christ assis à la droite de Dieu. C’est en haut qu’est votre but, non sur la terre « (Col
3, 1). Cette fois, le regard se déplace vers le ciel, et l’on attend moins la Venue (la parousie)
du Seigneur que sa manifestation (épiphanie). La tension vers l’avenir s’amenuise et disparaît
presque ; car il importe désormais de « conquérir la vie éternelle » (1 Tm 6, 14). Le
vocabulaire de la vie éternelle se substitue à celui du royaume, chez Jean en particulier.
L’eschatologie juive et judéo-chrétienne, dominée par les antithèses temporelles « monde
présent » et « siècle à venir », laisse la place à l’opposition entre la terre et le ciel (He 3, 1 ; 6,
4 ; 8, 4-5 ; etc.). L’attente du temps à venir cède le pas à l’attente du ciel (cf. He 11, 16 :
« C’est à une meilleure patrie qu’ils aspirent »), ce qui n’empêche pas « les forces du monde à
venir » d’être déjà à l’œuvre parmi les croyants (He 6, 5). Comme l’écrit C. Spicq, en
ramassant la théologie de l’Epître aux Hébreux : « Dès maintenant l’accès à Dieu est réalisé ;
l’avoir tend à l’emporter sur l’espoir ou plutôt l’objet de celui-ci n’est plus tant dans l’avenir
que dans l’invisible, le monde céleste supratemporel »18.

 19 Cf. A. FEUILLET, art. cit., col. 1404.

51Chez l’évangéliste Jean, l’évolution est plus tangible encore : on passe « de la religion de
l’espérance tendue vers l’avenir à celle de la possession dans le temps présent »19. Chez lui le
maintenant eschatologique trouve son expression et presque son absorption dans la vie
ecclésiale, puisque déjà les croyants sont passés « de la mort à la vie » (Jn 5, 24). Malgré
quelques références johanniques à « la résurrection au dernier jour » (Jn 6, 39-54), on
comprend les réactions de l’auteur de 1 Jn sur ce point, soulignant mieux l’avenir du salut.

52L’immense tableau qui précède, en rappelant la diversité des options prises, montre en fait
comment les différentes communautés chrétiennes ont su gérer leur espérance en fonction de
leur situation à chaque fois particulière. Les écrits canoniques ramassent tout, et ce bagage
parfois un peu hétéroclite pourrait aboutir à une interrogation assez désabusée de notre part.
Mais ce serait se méprendre et aller à l’envers même de ce mouvement de l’espérance qui doit
continûment chercher des expressions historiques pour se dire. Au fait, une église peut-elle
confesser sérieusement la Parousie, si elle ne vise plus l’avenir, sinon seulement d’une
manière vague et sans ces points d’application précis, anciens et nouveaux à la fois,
personnels et communautaires en même temps, qui servent véritablement de tremplin à son
espérance ? Une église qui n’espère plus est une église morte. Mais comment gérer à
nouveaux frais une telle espérance ?
19

53Partons d’un constat. Les textes néo-testamentaires présentent une foison de convictions
eschatologiques qui, dans leur anarchie même, manifestent historiquement le dynamisme de la
première espérance chrétienne. Quelques chrétiens actuels continuent sans doute d’accepter
au pied de la lettre tels ou tels éléments du ou des scénarios évoqués précédemment.
Toutefois, la diversité de ces langages canoniques qui se « télescopent » en partie, peut aussi
conduire d’autres chrétiens à une certaine réserve dans l’acceptation actuelle de ces schèmes
eschatologiques marqués à l’évidence par le langage mythique ou, si l’on veut, par le langage
« plastique » et imagé du judéo-christianisme. Déjà Paul réagit contre cet appareillage, en
tentant une traduction nouvelle du message de la résurrection (2 Co 5, 1-10) ; ou encore, en
ramassant sa conviction entière dans la seule espérance « d’être avec le Christ » (1 Th 4, 17 ;
5, 10 ; Phi 1, 23).

54Ce serait néanmoins une lourde erreur — à l’envers même du mouvement de toute la
tradition ecclésiale — que d’éliminer purement et simplement ce langage de l’espérance, au
risque d’être « tristes comme ceux qui n’ont plus d’espérance » (1 Th 4, 13). Sans accepter
une lecture, disons, fondamentaliste des textes — une lecture ici bien difficile en raison même
de la contrariété des présentations canoniques —, il n’en reste pas moins urgent de gérer notre
propre espérance, personnelle et communautaire, individuelle et sociale, et cela en accord
profond, en harmonie interne ou « en congruence » avec les motifs mêmes qui ont provoqués
l’expression polymorphe des textes néo-testamentaires. Soulignons-en quelques-uns
seulement, dans le cadre de ces conclusions qui dépassent évidemment un horizon proprement
exégétique.

1. Les auteurs canoniques insistent souvent sur l’immédiateté de la venue du Seigneur.


Sans doute ne faut-il pas trop vite obscurcir ce point, car il traduit exactement
l’urgence de la foi comme l’urgence de la construction humaine dans le Christ. Pour le
croyant, l’heure est toujours proche ; et ne pas veiller, c’est dormir ! A la différence du
Judaïsme où l’avenir reste pure ouverture, l’avenir chrétien a déjà un terme dans son
Seigneur, et ce Seigneur ne peut être que proche. Dans le repas chrétien il est même
déjà là, celui que nous attendons encore...
2. Les auteurs canoniques ont manifestement peiné pour trouver un juste équilibre entre
la jouissance des biens actuels du salut et une attente à toujours promouvoir. Sans
doute cet équilibre est-il continuellement fragile à respecter à chacune des étapes de la
vie ecclésiale, tant la prépondérance indue accordée parfois au déjà-là de la vie
chrétienne, innervée par l’Esprit, reste une tentation permanente du monde « grec » où
nous vivons encore. Une eschatologie purement « réalisée » n’est pas chrétienne, en ce
monde du moins. L’appel à une présence dite « mystique » du Christ chez le croyant
n’épuise pas le mouvement de l’espérance. Nous devons rester en attente, sur le qui
vive, le regard tourné vers l’avenir. C’est là, du moins, l’attitude concrète que les
textes canoniques suggèrent avec force. Même si au plan d’une réflexion
philosophique et théologique, affrontée au difficile problème du temps et de l’au-delà
du temps, il est peut-être possible de dépasser en partie le langage d’une représentation
de la distance temporelle — en montrant, par exemple, comment l’avenir du Christ
constitue déjà notre présent —, il n’en reste pas moins que les textes canoniques au
langage surtout performatif appellent toujours le croyant à un comportement nouveau
où l’avenir reste ouvert « jusqu’à ce qu’il vienne ».
3. Les auteurs canoniques ont souvent lié leur espérance en la venue du Seigneur à des
expressions concrètes ou à des moments particuliers de leur histoire : la ruine du
Temple comme l’achèvement de la mission chrétienne ou la montée de l’hostilité
antichrétienne. Là encore, l’exemple est précieux. Une espérance sans prise véritable
20

sur le réel est-elle encore chrétienne ? Jusqu’à quel point une attente du Seigneur qui
ne chercherait pas son expression dans des objectifs précis, individuels et sociaux,
communautaires et missionnaires, peut-elle valablement se dire ? Comme la foi ou la
charité, l’espérance chrétienne ne peut se contenter de mots ; elle doit être vécue dans
l’action elle-même. Nos gestes chrétiens à dimensions individuelles ou sociales,
doivent être traversés par l’espérance, en visant finalement la Venue du Seigneur.
4. Les communautés chrétiennes ont peu à peu abandonné ou presque l’ancien scénario
eschatologique judéo-chrétien. Cette première « démythisation » ne s’est cependant
pas opérée sans quelques avatars. Deux surtout, dans l’entraînement du monde
hellénistique ambiant : l’espérance chrétienne s’est individualisée et elle s’est en
quelque sorte arrachée au temps pour viser un monde intemporel ou céleste. L’objet de
l’espérance ignore alors l’action concrète porteuse du signe de la Parousie, pour se
réfugier dans la seule intériorité. Contre une telle évolution, le premier message judéo-
chrétien garde toujours sa force. L’espérance chrétienne est d’abord commnunautaire.
Elle est celle d’un peuple ressuscité en marche avec son Christ ; et elle doit continuer
de s’inscrire dans le temps, car hors du temps il n’y a pas d’expression réelle de
l’attente. Marana tha, Seigneur, viens ! viens chercher ton peuple !

Notes
1 Relevons seulement quelques livres importants depuis la parution de l’article d’André
Feuillet sur la « Parousie », dans le Dictionnaire de la Bible. Supplément, t. 6, Paris, 1960,
col. 1331 à 1419 (avec une importante bibliographie). D’abord, des ouvrages sur
l’eschatologie juive : D. S. RUSSELL, The Method and Message of Jewish Apocalyptic,
Londres, 1964 ; J. M. SCHMIDT, Die jüdische Apokalyptik, Neukirche, 1969 ; G. W. E.
NICKELSBURG, Ressurrection, Immortality and Eternal Life in Intertestamental Judaïsm,
Cambridge, 1972 ; G. STEMBERGER, Der Leib der Auferstehung, Rome, 1972 ; H. C. C.
CAVALLIN, Life after death, Uppsala, 1974 ; U. FISCHER, Echatologie und
Jenseiterwartung im hellenistischen Diaspora, Berlin, 1978. Ensuite, sur l’eschatologie
chrétienne et la Parousie : A. L. MOORE, The Parousia, Leyde, 1966 ; P. HOFFMANN, Die
Toten in Christus, Münster, 1966 ; P.-E. LANGEVIN, Jésus Seigneur et l’eschatologie,
Bruges-Paris, 1967 ; J. BAUMGARTEN, Paulus und die Apokalyptik, Neukirche, 1975 ; W.
HARNISCH, Eschatologische Existenz, Göttingen, 1973 ; J. LAMBRECHT, L’Apocalypse
johannique et l’Apocalyptique dans le Nouveau Testament, Gembloux, 1980 ; A. T.
LINCOLN, Paradise and not Y et, Cambridge, 1981 ; H. H. SCHADE, Apokalyptik
Christologie bei Paulus, Göttingen, 1981.

2 En plus de A. FEUILLET, art. cit., col. 1331-1335, voir J. DUPONT, Syn Christôi. L’union
avec le Christ suivant saint Paul, Bruges-Paris, 1952, p. 49-64.

3 Sigles utilisés :
AJ  : Antiquités Juives de Flavius Josèphe.
2 Bar : Apocalypse syriaque de Baruch, cf. P.-M. Bogaert (Sources Chrétiennes, citées SC,
144-145).
4 Esd : Quatrième Esdras.
LAB : Livre des Antiquités Bibliques du Pseudo-Philon, cf. D. J. Harrington, etc., (SC 229-
230).
Ps de Salomon : Psaumes de Salomon, cf. J. Viteau (Paris, 1911).
21

Tg J1 et N  : Targum de Jérusalem 1 et Targum Néofiti, cf. R. Le Déaut, (SC, 245, 256, 261,
281 et 282).

4 L. Cerfaux et B. Rigaux (à la suite de Deissmann) admettent l’emprunt du mot aux


parousies hellénistiques ; J. Dupont, A. Feuillet et S. Lyonnet soulignent davantage
l’enracinement biblique du mot (à partir de Dn 7). Les deux positions ne s’excluent pas.

5 La distinction esentielle entre la résurrection et la transformation n’est pas toujours


reconnue à sa juste valeur. Citons seulement deux passages tirés de l'Apocalypse syriaque de
Baruch : « La terre rendra alors les morts qu’elle reçoit maintenant pour les conserver. Sans
rien modifier de leur forme, elle les rendra tels qu’elle les reçut et, comme je les lui remets,
ainsi les fera-t-elle ressusciter » (2 Bar 50, 1) et « Et quand sera passé ce jour fixé, alors
seulement l’aspect de ceux qui auront été condamnés et la gloire de ceux qui auront été
justifiés seront transformés » (51, 1).

6 Voir le texte dans J. POTIN, La Fête juive de la Pentecôte, t. I, Paris, 1971, p. 162-182.

7 Au Sinaï « tout le peuple voyait les voix et les torches, et la voix de la trompe, quand elle
ressuscitait les morts » (Tg J1 sur Ex 20, 18) ; Pirqey de Rabbi Eliézer 41 : « La voix de la
première parole sortit, et les cieux et la terre tremblèrent... les montagnes et les collines furent
ébranlées, tous les arbres tombèrent brisés, les morts qui étaient au Schéol ressuscitèrent et se
tinrent debout... ».

8 L’étude de ces logia où apparaît souvent le verbe venir (mais d’où et vers où ?) mériterait
d’être ici poursuivie en fonction du scénario judéo-chrétien susdit.

9 Voir la liste des parallèles possibles dans A. FEUILLET, art. cit., col. 1362. L’auteur croit à
une dépendance de Paul par rapport à l’apocalypse synoptique, mais sans doute n’a-t-il pas
suffisamment dégagé le scénario pré-paulinien à la base de 1 Th 4, 13-17 ; en outre,
l’apocalypse synoptique, dans son état actuel du moins paraît littérairement postérieure à Paul
— ce qui ne veut pas dire dépendant de Paul.

10 Ainsi chez A. SCHWEITZER, Die Mystik des Apostels Paulus, Tubingue, 1930 (trad. La
mystique de l’Apôtre Paul, Paris, 1962).

11 Cf. R. E. BROWN, La communauté du disciple bien-aimé, Paris, 1983, spécialement


p. 147-150.

12 A Feuillet montre aussi combien « il est vain de vouloir nier à tout prix le climat d’attente
de la fin que révèlent la plupart des textes du Nouveau Testament » (art. cit., col. 1411), mais
en s’appuyant sur des données des Actes, considérées par lui comme très archaïques, il
miniminise plutôt l’acuité première de l’attente en question. L’auteur n’en montrera pas moins
ensuite une diminution (après Paul) de la tension eschatologique ; citons ces lignes
importantes : « Deux facteurs intimement liés ont contribué à cette diminution. Tout d’abord
les chrétiens ont fait l’expérience, riche d’enseignements, du délai de la Parousie ; ils ont
compris alors de façon de plus en plus nette que la proximité de la fin, donnée essentielle à la
nouvelle religion, n’est pas une question de date, mais une affirmation théologique : la fin ou
le Seigneur sont proches parce que l’incarnation du Fils de Dieu, sa résurrection, son
exaltation céleste ont conduit l’histoire religieuse presque au terme de son achèvement. En
outre, la Parousie se faisant attendre, les croyants et leurs guides spirituels ont pris une
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conscience de plus en plus vive de l’importance des biens eschatologiques que le Christ leur
octroie dès maintenant. » (col. 1412).

13 Cf. J. DUPONT, La ruine du Temple et la fin des temps dans les discours de Mc 13, dans
Apocalypse et Théologie de l’espérance, ACFEB. Congrès Toulouse, 3-12 septembre 1975,
Paris, 1977, p. 207-269.

14 Cf. C. PERROT, Jésus et l’histoire, Paris, 1979, p. 99-166.

15 Voir les textes dans P. GRELOT, L’espérance juive à l’heure de Jésus, Paris, 1978, p. 207
et 211 ; ainsi que l’étude de R. LE DEAUT, La Nuit pascale, Rome, 1963.

16 Cf. P. PRIGENT, Le Millenium dans l’Apocalypse johannique, dans L’Apocalyptique, par


F. RAPHAEL, e.a., Paris, 1977, et du même auteur L’Apocalypse de Jean, Neuchâtel, 1981,
p. 300-309.

17 J. CARMIGNAC, Le mirage de l'eschatologie, Paris, 1979, a mis en évidence l’usage


souvent ambigu du mot eschatologie dans la littérature exégétique moderne. Il ne faudrait pas
pour autant récuser tout langage sur la fin des temps, au risque de mettre en péril la vertu
d’espérance !

18 Cf. C. SPICQ, Epître aux Hébreux, t. I, Paris, 1952, p. 269, n. 6.

19 Cf. A. FEUILLET, art. cit., col. 1404.

Auteur
Charles Perrot

Exégète professeur à l'Institut catholique de Paris

Du même auteur

 Le rite, source et ressources, Presses de l’Université Saint-Louis, 1995


 Le retour du Christ, Presses de l’Université Saint-Louis, 1983
 Chapitre II. Paroles et gestes rituels dans le Nouveau Testament in Le rite, source et
ressources, Presses de l’Université Saint-Louis, 1995
 Tous les textes

© Presses de l’Université Saint-Louis, 1983

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