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XV

D’autres voyages poétiques :


vers les expériences numériques
de Dionisio Cañas

par Laura Sánchez Gómez


Université Complutense de Madrid

L’œuvre de Dionisio Cañas propose un voyage, non seulement


au niveau interprétatif, mais aussi matériel et expansif. Son travail
est une expérimentation sur des expressions esthétiques et textuelles,
qui parvient à s’approcher de la cybernétique et de ses possibilités, à
partir de l’installation, l’interprétation, la musique, la performance,
l’édition, l’action et l’image.
Dans cette contribution, nous avons l’intention de contextualiser
l’œuvre de Dionisio Cañas, plus concrètement les actions et les
pratiques du collectif artistique auquel il a appartenu, Estrujenbank 1
(1986-1993), ses vidéopoèmes et essais visuels (2002-2006), l’essai
¿Puede un computador escribir un poema de amor? Tecnorromanticismo
y poesía electrónica (Un ordinateur peut-il écrire un poème d’amour ?
Technoromantisme et poésie électronique) (2010) ou le travail El gran
poema de nadie (Le Grand Poème de Personne) (2002-2016). Le tout

1. Estrujenbank est le nom du collectif artistique formé par Juan Ugalde,


Patricia Gadea, Dionisio Cañas et Mariano Lozano fondé en 1986 à New York
et dissous en 1993.
210 Périples et escales

au sein d’une trajectoire d’art et de poésie expérimentale et avant-


gardiste, qui influence et précède les pratiques informatiques les plus
contemporaines, telles que l’art numérique ou la poésie électronique.
Le voyage n’est pas seulement une ressource thématique ou
quelque chose qui figure dans son œuvre de manière poétique, expé-
rientielle. Ce n’est pas seulement le résultat de ses allées et venues
dans une vie caractérisée par une mobilité propre aux nouvelles
sociétés, ou comme dirait Brea 2, une mobilité de tout ordre, social,
géographique, économique, affective ou de croyances, obéissant
aux flux migratoires et d’informations induits par la globalisation.
C’est plutôt un voyage matériel, esthétique et poétique, mais surtout
conceptuel, comme nous nous proposons de l’analyser dans cette
contribution.
L’œuvre de Dionisio partage avec les pratiques numériques des
questions fondamentales, comme celle de l’interaction de la part
du spectateur ou du lecteur, la multimédialité ou le cinétisme. Elle
partage aussi la question de l’usage et des possibilités du langage en
tant que matériel de réflexion et d’expérimentation.
Cependant, la réflexion pratique sur le langage s’est produite bien
avant l’apparition de l’informatique et son intégration aux processus
créatifs. Si, d’une part, de nombreux poètes spatialisent leurs textes,
dotant le mot d’une importance esthétique en tant que matériaux
de composition, beaucoup d’artistes, d’autre part, introduisent le
texte dans l’art visuel. De cette manière, l’art et la poésie se croisent
dans une expérimentation réciproque : « les poètes ont objectalisé
le mot, les artistes ont utilisé quant à eux le mot pour redéfinir la
condition de l’objet d’art 3 ».
Même s’il vient de la tradition littéraire ou poétique, Dionisio
Cañas expérimente et côtoie les pratiques artistiques les plus avant-
gardistes de la scène espagnole contemporaine. Déjà, à la fin des
années quatre-vingt, il se rapproche de la paternité collective ou

2. BREA Jose Luis, El tercer Umbral, Murcia, Cendeac, 2004. D’autres auteurs,
comme Appadurai ou Warnier, parlent également de la mobilité en ces termes.
3. FERNANDES Joâo, « Testo y fotografía en el arte contemporáneo: dos
ejemplos », Exit. Escribiendo Imágenes, no 16, 2004, p. 102-107.
D’autres voyages poétiques 211

du travail collective, et de l’expérimentation formelle : il travaille


en collectif, utilisant et mêlant des matériaux peu nobles comme la
photographie publicitaire et l’affichage avec le dessin et la peinture.
Il explore l’autoédition « cartonnière », la performance et la vidéo
comme langages poétiques, tout en utilisant la gestion culturelle
comme action artistico-politique, par exemple.
Son travail se nourrit ainsi de la tradition la plus expérimentale
et élitiste dans les modèles et les processus créatifs et d’avant-garde
entendue au sens traditionnel. Toutefois, ironiquement, il reven-
dique également un réalisme social et un retour au rural non édulcoré,
à la banlieue et au bar. C’est un retour au style national le plus pur,
qui prétend fuir le conceptualisme, l’élitisme et le cosmopolitisme
caractéristiques d’un type d’art de l’époque. Sa pratique mise sur un
caractère ludique, ironique, peu sérieux et éloigné des dynamiques
des galeries et du marché de l’art espagnol et international. Ainsi,
dans « Fenomenología de los bares de pueblo » (Phénomenologie des
bars de village) publié dans La balsa de la Medusa, bien qu’écrit
suite à son association avec le groupe Estrujenbank, Cañas indique :

L’artiste espagnol a honte de ce qu’il considère comme étant typiquement


espagnol, il cherche dans l’abstraction, ou dans les images de prestige
cosmopolite, les éléments qui, pense-t-il, lui ouvriront les portes du
marché international. Il oublie, cet artiste, que le local c’est l’universel à
portée de tous 1.

Cette dualité dans son travail est l’une des caractéristiques les
plus intéressantes de l’œuvre de Dionisio. Il reconnaît lui-même, à
plusieurs occasions, que ce sont les avant-gardes, le romantisme et
le réalisme social qui ont le plus influé sur sa pratique.
Étant donné le caractère hétérogène de la pratique de Dionisio,
il est compliqué de retracer une évolution depuis les pratiques
avant-gardistes qui le précèdent. En ce sens, comme la poésie et

1. CAÑAS Dionisio, « Fenomenología de los bares de pueblo, (Phénoménologie


des bars de village) », La balsa de la Medusa, nos 26-27, 1993, p. 17. Il s’agit de
notre propre traduction.
212 Périples et escales

l’art numérique, son travail s’abreuve à différentes stratégies. Grand


connaisseur de la tradition littéraire espagnole, Cañas n’ignore pas
la poésie expérimentale espagnole influencée par le futurisme chez
Gómez de la Serna ; par l’ultraïsme ; le groupe Problemática 63 (avec
Julio Campal entre autres) ; le groupe Zaj, avec Juan Hidalgo, Walter
Marchetti, Ramón Barce et Esther Ferrer comme ses plus grandes
représentants ; la Cooperativa de producción artística y artesanal (la
Coopérative de production artistique et artisanale, avec des auteurs
comme Gómez de Liaño par exemple) ; ou le groupe N.O., avec
des noms comme Fernando Millán. Mais elle est aussi influencée
par des mouvements parallèles et en marge de l’Espagne : citons
le lettrisme qui jouait avec la soustraction du contenu littéraire du
texte ; et la poésie concrète où le texte et l’image perdent la référen-
tialité et s’objectalisent, produisant alors une réduction du langage
pour augmenter paradoxalement sa capacité communicative ; le
mouvement Fluxus, duquel se détache le caractère ludique et l’usage
de moyens et matériaux de différents domaines non artistiques ; ou
l’underground plus new-yorkais. D’autre part, il connaît aussi les
installations textuelles dans l’art contemporain qui convertissent le
texte en un objet réel, occupant un espace tridimensionnel, comme
peut l’être une galerie d’art. Nous voyons des artistes comme Jenny
Holzer et Roni Horn ou Barbara Kruger utiliser le texte, effecti-
vement comme objet, un texte qui n’est déjà plus contenu dans le
cadre de la page. Un texte installé dans l’espace, tangible comme
un corps que l’on peut palper, parcourir et explorer, également un
texte trouvé, appartenant souvent à la publicité ou à l’affichage et
décontextualisé pour acquérir de nouvelles significations.
Certes, nous pouvons dire que sa poésie visuelle a été montrée
et inclue dans des expositions comme « Constelaciones. Poesía
experimental en España (1963-2016) 2 » ; mais elle est peut-être plus

2. L’exposition : « Constelaciones. Poesía experimental en España (1963-


2016) » (Constellations. Poésie expérimentale en Espagne), dans l’année 2017 au
MUSAC, a été dirigée par les commissaires Luis Marigómez, Esperanza Ortega,
José Luis Puerto et Tomás Sánchez Santiago, et encadre une intéressante sélection
d’œuvres expérimentales.
D’autres voyages poétiques 213

influencée par le champ de l’expérimentation visuelle, de la vidéo-


poésie et du cinéma expérimental, que par le passage de la poésie
expérimentale à un langage multimédia. Ici, les relations entre plans,
instants et cadres entrent en jeu, créant dialogue, discours et sens 3.
Elles enrichissent ou compliquent peut-être la visibilité, cognitive,
et la lisibilité des images fixes ou en mouvement qui la composent.
Elles peuvent aussi compliquer la lecture du texte, qui parfois ne se
voit pas mais s’entend. Dans cet esprit, l’articulation dialectique des
génériques, quant à leur montage avec des référents clairs comme
Saul Bass, nous donne aussi de nombreuses pistes d’utilisation de
façon expérimentale de l’image et du texte sur l’écran.
On peut dire aussi que son intérêt pour la génération automatique
et pour l’introduction de moyens numériques dans les processus
artistiques est également clair :

[…] déjà dans les années quatre-vingt, à New York, nous commençons


avec la vidéo et nous continuons à le faire ici, cela a été peu réalisé mais
déjà nous avons commencé à le faire dans les années quatre-vingt, quand
il y avait peu de gens qui travaillaient sur la vidéo en Espagne. Et cela a
continué à se faire dans la Salle Estrujenbank. Et nous avons aussi commencé
à utiliser les nouvelles technologies. Je me souviens d’avoir fait déjà une
performance dans la Salle Estrujenbank, j’avais utilisé mon ordinateur
portable et un projecteur connecté à l’ordinateur 4.

Cela se rapporte à la performance « El cisne es el gato de las sirenas »


(Le cygne est le chat des sirènes), dans laquelle il utilise un projec-
teur relié à un ordinateur. Ainsi, même si sa pratique ne peut pas
être définie en termes généraux comme purement électronique ou

3. Voir les propos de Dionisio dans CAÑAS Dionisio, Videopoemas 2002-


2006 Dionisio Cañas, Consejería de Cultura de Castilla la Mancha, 2017, p. 10-11.
L’auteur explique l’influence de l’expérimentation cinématographique sur la vidéo-
poésie avec des travaux comme ceux de Val del Omar, Buñuel, Dalí, Duchamp,
Man Ray, ou Fernand Léger par exemple.
4. CAÑAS Dionisio, LOZANO Mariano, UGALDE Dionisio et UGALDE
Juan (éd.), Tot Estrujenbank, Madrid, El garaje Ediciones, 2008, p. 74. Il s’agit
de ma propre traduction.
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numérique, il ressent un intérêt évident pour la poésie expérimen-


tale ou « en expansion » comme lui-même la désigne. D’ailleurs, il
le démontre ainsi dans le livre ¿Puede un Computador Escribir un
Poema de Amor? Tecnorromanticismo y Poesía Electrónica 5, dans
lequel il connecte deux de ses fétiches intellectuels : le romantisme
et les avant-gardes. Mais dans l’essai, il laisse voir qu’il est possible
que son intérêt et ses explorations dans ce domaine répondent
plutôt à une tradition de référents importés. Ils répondent moins
à un intérêt ou à une évolution des pratiques d’art électronique
et génératif (rares et minoritaires) qui se faisaient en Espagne. À
ce propos, il convient de faire ressortir le travail du pionnier Joan
Brossa avec ses poèmes permutables dans son « Sextina Cibernética »
de 1985 ; le travail de Cirlot qui fond en plus la musique avec la
poésie ; ou Los encuentros de Pamplona 1972 6 sous la direction de
Luis de Pablo et José Luis Alexanco, qui supposent un référent quant
à la visibilité et à l’exposition de travaux expérimentaux dans cette
ligne. Dans le cadre de ces Rencontres de Pamplune, on tint compte
(dans l’exposition « Generación Automática de las formas plásticas y
sonoras » [Génération automatique des formes plastiques et sonores])
de référents explicites à des artistes et travaux qui problématisent la
création électronique, comme l’ont été ceux de Jose Luis Alexanco ;
Elena Asíns, Isidoro Valcárcel Medina ; José Luis Castillejo ; Eusebio
Sempere ; Antoni Muntadas ou Lugán.
En observant l’évolution et la trajectoire de ces pratiques, nous
partageons avec Dionisio son point de vue quand il affirme que « La
poésie générée par ordinateur et la poésie électronique font partie de
la poésie expérimentale en général 7 ». C’est la raison pour laquelle

5. CAÑAS Dionisio et GONZÁLEZ Carlos, ¿Puede un Computador Escribir


un Poema de Amor? Tecnorromanticismo y Poesía Electrónica, Madrid, Devenir
Ensayo, 2010, p. 74.
6. Les Rencontres de Pampelune de 1972, c’est le festival le plus significatif d’art
d’avant-garde tenu à Pampelune entre le 26 juin et le 3 juillet, plus de 350 artistes
nationaux et étrangers ont participé à cet événement.
7. CAÑAS Dionisio et GONZÁLEZ Carlos, ¿Puede un Computador
Escribir un Poema de Amor? Tecnorromanticismo y Poesía Electrónica, op. cit,
p. 16. Il s’agit de ma propre traduction.
D’autres voyages poétiques 215

son travail s’inscrit également dans un réseau croisé de référents


artistiques et poétiques.
Certes, il existe une expérimentation linguistique tant à partir de
l’art qu’à partir de la littérature, ainsi qu’à partir de la multimédialité
ou le travail vers l’exploration synesthésique dans la ligne de l’expé-
rimentation symboliste (Mallarmé, Debussy, Redon). Cependant,
nous pouvons dire, comme le montre Javier Maderuelo, que le
conceptuel en Espagne « n’a pas eu les connotations linguistiques
caractéristiques des pratiques développées dans le monde anglo-
saxon, par exemple, du groupe Art & Language ou du textualisme
de Lawrence Weiner 8 ». Mais s’il n’y a pas de mouvements par eux-
mêmes qui proposent le langage comme principal objet d’analyse
et de décomposition, il n’en reste pas moins qu’il existe des artistes
et des poètes, comme nous l’avons vu, pour lesquels l’étude du
langage demeure l’objet principal ; c’est le cas de Joan Brossa, José
Luis Catillejo, Isidro Valcárcel Medina, Juan-Eduardo Cirlot, ou
Felipe Boso entre autres.
Nous allons analyser maintenant le voyage proposé par la pratique
de Dionisio vers de nouvelles formes matérielles, esthétiques et
poétiques. Un voyage partagé en de nombreuses occasions avec la
poésie expérimentale, mais surtout, également, avec la littérature
numérique, la cybernétique et ses possibilités : un voyage expansif.

I. Le voyage matériel : pour son potentiel


d’interaction

Nous nous référons au passage de la contemplation à la « partici-


pation active » du lecteur-récepteur. Plus concrètement, du passage
de l’objet, de la poésie comme objet, au processus. Comme l’explique
Javier Maderuelo, ce fut Lessing qui sépara et différencia les arts
en s’attachant au milieu physique dans lequel ils se déroulent, en

8. MADERUELO Javier, Escuchar con los ojos: arte sonoro en España 1961-2016,
Manuel Fontán del Junco, José Iges, et José Luis Maire (éd.), Madrid, Fundación
Juan March, Editorial de Arte y Ciencia, 2017, p. 77.
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attribuant le domaine de l’espace à la peinture et à la sculpture


et celui du temps à la poésie et à la musique. Cette séparation
des genres entre le spatial et le temporel, ou, si l’on veut, entre le
statique et le dynamique, qui avait dominé le système des arts du
classicisme, est entrée en crise avec les avant-gardes. C’est alors que
le futurisme a revendiqué le dynamisme des corps, le mouvement
et la vitesse comme valeurs plastiques 9. De même, l’art cinétique
et l’op art, ou art optique, ont comme fondement la croissance du
rôle participatif du public.
Dans l’œuvre plus expérimentale de Dionisio, le voyage de
l’objet au processus est un fait et le rôle du lecteur est toujours un
rôle participatif, plutôt que contemplatif. Ainsi, par exemple dans
le cas des vidéopoèmes, le contenu poétique – textuel ou non –
occupe l’écran un temps déterminé. Le spectateur, contrairement
à ce qui se passe quand il est face à un poème ou à un autre objet
artistique, se trouve avec un artéfact qui a une temporalité interne
de par lui-même. En outre, dans cette temporalité, une partie de sa
nature poétique se trouve enracinée, en tant qu’artéfact cinématique.
Quelques-unes de ses œuvres, telles que « Flores y frutos » (Fleurs
et fruits), de l’année 2007, nous rappellent les expérimentations de
Man Ray, ou même, l’usage du temps dans des expériences très
précoces telles que « El retrorrelieve » (le Rétro-relief) de Duchamp,
en 1935. Dans cet œuvre, une série de disques de papier peint, en
tournant sur un phonographe, créent un effet d’illusion.
Des expériences de ce type sont des précédents clairs de l’art
virtuel, qui, comme le dit Katherine Hayles, fonctionne comme une
machine temporelle : « Je propose de réfléchir au poème numérique,
comme une machine à organiser le temps 10 ».
La dimension temporelle s’ajoute aussi dans les œuvres qui jouent
avec l’éphémère, qui durent un temps déterminé et qui ne peuvent

9. MADERUELO Javier, Escuchar con los ojos: arte sonoro en España, 1961-
2016, op. cit, p. 54-81.
10. HAYLES Katherine, « The time of digital poetry: from object to event »,
New media poetics: contexts, technotexts, and theories, Adalaide Morris et Thomas
Swiss (éd.), Cambridge, MIT Press, 2006, p. 181.
D’autres voyages poétiques 217

pas être expérimentées de la même manière deux fois de suite.


Dans cette perspective, les performances que Dionisio commence
à New York, et poursuit en Espagne avec Estrujenbank, suivent la
trajectoire de la performance et le happening initié en Espagne, si
l’on veut, avec l’héritage de Gómez de la Serna. Celui-ci a conçu
les conférences en elles-mêmes comme événements artistiques et
performatifs, héritage repris ensuite par des artistes comme Esther
Ferrer, ou même Isidro Valcárcel Medina avec des exemples comme
« El seguro azar » (Le Hasard sûr), conférence découpée qui doit être
reconstruite et lue par l’assistance.
Dionisio commente dans l’œuvre ¿Puede un computador escribir
un poema de amor? Tecnorromanticismo y poesía electrónica, le retour
à l’éphémère, mais aussi à l’expérientiel et au vital :

C’est peut-être le triomphe de la « mystique de l’écran » et de l’éphémère


dans la culture, mais aussi du vital : d’une certaine façon, c’est revenir
partiellement à ce qui était détruit, pensait-on, avec les premiers enregis-
trements de la musique, à l’expérience unique d’assister à un concert en
direct […]. Après la culture de la copie, nous voulons revenir à la culture
des originaux, mais déjà non pour que seuls quelques-uns profitent de
ces originaux, mais pour qu’ils soient « un certain nombre » à profiter des
originaux (aussi éphémères soient-ils). C’est également pour cette raison
que les poèmes « uniques », « personnalisés », qu’un programme génère sur
un ordinateur, possèdent un attrait particulier parce que, d’une certaine
façon, nous participons nous-mêmes à la fantaisie créatrice 11.

Avec des exemples de son travail, tels que El gran poema de nadie
(Le grand poème de personne) (2002-2006), nous voyons comment
il introduit la temporalité, en incluant en plus la collaboration
comme forme de production de l’œuvre et de ses significations. El
gran poema de nadie est une action poétique collective, menée à bien
dans des contextes déterminés comme Barcelone, Cuenca, Toulouse,

11. CAÑAS Dionisio et GONZÁLEZ Carlos, ¿Puede un Computador Escribir


un Poema de Amor? Tecnorromanticismo y Poesía Electrónica, op. cit., p. 20. Il s’agit
de ma propre traduction.
218 Périples et escales

New York, Le Caire, Tomelloso ou Rabat, entre autres. L’action


implique la création poétique collective à travers des matériaux
recueillis dans la rue, tels que la poubelle, les affiches, etc. Ici, la
qualité poétique de l’œuvre ne tient pas à son résultat final en tant
que poème, mais à sa conception poétique en tant que processus, de
plus collaboratif et anonyme dans de nombreux cas. Nous pourrions
dire que cette œuvre se nourrit d’antécédents avant-gardistes comme
les futuristes, les dadaïstes et les surréalistes, qui furent les maîtres
du recyclage ludique du mot dans leurs textes et leurs collages.
Nous trouvons aussi un exemple de temporalité, et de l’impor-
tance du processus et de la création collaborative en ligne dans des
œuvres numériques telles que Todas las historias (Toutes les histoires)
(2004), de Dora García que l’on peut trouver dans la bibliothèque
en ligne Ciberia 12, où se trouve une collection de littérature numé-
rique en espagnol. L’œuvre consiste en un blog où localiser tempo-
rellement, à travers une structure temporelle, toute la collection
d’histoires que les lecteurs mêmes ont insérée ; elle permet aussi de
participer en ajoutant une histoire qui ne dépasse pas quatre lignes.
Cette page compte aussi un hyperlien qui ajoute une autre façon de
présenter toutes les histoires écrites de manière suivie pour qu’elles
puissent être lues en ligne en une seule fois. Tandis que le lecteur
lit « Toutes les histoires du monde », quelqu’un peut être en train
d’écrire une histoire de plus. Ainsi, des concepts comme ceux de
documentation ou de préservation en viennent à être reconsidérés :
comment préservons-nous quelque chose qui dure éternellement ?
Quand une œuvre est-elle achevée ? Un moment déterminé peut-il
représenter la totalité d’un événement qui s’étend dans le temps ?
Un autre exemple du passage de l’objet au processus serait Our
dreams are a second life (Nos rêves sont une seconde vie) (2012), de
l’auteure Belén Gache. Dans cette œuvre, la poésie se transpose au

12. Ciberia est une petite bibliothèque de littérature numérique en espagnol


créée par le groupe de recherche LEETHI à l’université Complutense de Madrid,
où il y a plus de 60 œuvres numériques. Les exemples qui vont être proposés dans
cette intervention peuvent tous être trouvés dans Ciberia.
D’autres voyages poétiques 219

monde virtuel de Seconde Life 13. Les vers du poète français excen-


trique Gérard de Nerval sont lus par Belén Gache elle-même, mais à
travers un avatar virtuel qui déambule dans une ville virtuelle, effec-
tuant une lecture en temps réel. L’œuvre est l’un des vidéopoèmes
de Belén Gache de la série « Lectures ». Le texte de Gérard de Nerval
commence avec la phrase : « Le Rêve est une seconde vie » et dans
une seconde vie virtuelle, l’avatar de l’auteure passe à la dérive en
récitant, absorbée par les lieux qu’elle rencontre.

II. Le voyage esthétique : par son potentiel


esthétique à travers le recyclage et le remix

L’œuvre de Dionisio réussit à atteindre l’esthétique du glitch,


de l’absurde ou du kitsch à travers le réel le plus quotidien. Nous
voyons cette tendance à partir d’Estrujenbank où ils recueillaient
tout type de matériaux trouvé, en provenance de la poubelle, de la
publicité ou du quotidien consumériste le plus pur, pour le réutiliser
ensuite dans leurs œuvres et dans leurs collages. Cette tendance, très
« divertissante » d’une certaine façon, très propre à la région de La
Mancha, peut s’observer aussi dans des œuvres comme La Mancha
Revolution 2 ou La cabeza cúbica en 2004.
Cañas parle du changement transcendantal de la poésie, de ce
voyage esthétique et conceptuel qui suppose, pour l’action poétique,
un passage de l’acte d’écriture à l’acte de manipulation de ce qui
est déjà écrit « une manière de recycler l’écriture totalement inédite
dans l’histoire de la culture occidentale 14 ».
Son œuvre est emplie de ce type de stratégies esthétiques
comme l’appropriation, le collage, la resignification et le remix.

13. Second Life (SL) est un univers virtuel qui sort en 2003 et qui permet à ses
utilisateurs de créer le contenu de l’univers à travers leurs personnages ou avatars
et interagir avec la société qui habite aussi l’univers virtuel.
14. CAÑAS Dionisio, El gran poema de nadie (2002-2012), 2013, p. 9.
On peut trouver cette publication dans la page personnelle de l’auteur <http://
dionisioc.com/>.
220 Périples et escales

Elle s’approprie les aspects esthétiques moins « beaux » de la culture


de masse et de la réalité quotidienne. Dans ses œuvres, il utilise des
textes publicitaires, des slogans, des affiches et des logos politiques
ou commerciaux, comme le feraient déjà d’autres artistes tels que
Rogelio López Cuenca avec des œuvres comme Europa Unida
(1992), ou Land (1991) ; ou Antoni Muntadas dans l’œuvre España
va bien (1999).
À ce sujet, il peut être intéressant de distinguer l’appropriation du
collage. L’appropriation implique la capture d’une œuvre précédente
pour la décontextualiser et la doter de nouvelles significations, mais
contrairement au collage, la référentialité d’origine ne se perd pas
parce qu’il n’existe ni fragmentation ni mélange ; toutefois, le sens
de l’œuvre change. Il semblerait que ce soient les poèmes-objets qui
aient le plus influé en ce sens dans la création de Dionisio Cañas,
avec des auteurs comme Nicanor Parra, Joan Brossa ou Robert
Filliou. Le collage, par contre, est une technique par laquelle on
réalise une composition nouvelle en partant de fragments d’autres
compositions sorties de leur contexte ; ainsi, on perd toute référen-
tialité à « l’origine » du fragment pour faire partie d’un « tout neuf »,
une œuvre qui acquiert du sens par elle-même, ou qui est dépourvue
de sens. Le collage est une ressource largement utilisée dans les arts
plastiques qui connaît son apogée au début du xxe siècle ; avec son
triomphe, naissent celui du ready-made, du photomontage et de
la poésie abstraite. Nous pouvons citer des auteurs représentatifs
comme Picasso, Braque, Duchamp ou Hanna Hoch entre autres.
Un exemple numérique de ce voyage esthétique vers le collage
et la décontextualisation d’éléments trouvés, à partir de la création
numérique, serait Buenos Aires Word (2005) de Juan Pintabona. Il
est difficile d’accéder à ce travail, mais on peut trouver beaucoup
d’informations à lire dans la bibliothèque numérique Ciberia 15.
Cette œuvre s’inscrit tout à fait dans la ligne esthétique et concep-
tuelle de El gran poema de Nadie. L’œuvre dispose d’une interface

15. On trouve l’information de l’œuvre sur la bibliothèque numérique Ciberia,


un dépôt de littérature numérique en espagnol : <http://repositorios.fdi.ucm.es/
ciberia_oda/view/cm_view_virtual_object.php?idov=337&idpadre=&seleccion=>
D’autres voyages poétiques 221

qui permet d’écrire des textes à partir d’images de l’espace public


de la ville de Buenos Aires. Pour cela, une banque d’images a été
construite, avec les caractères nécessaires pour réaliser tout type
d’écriture. Tous sont extraits d’une capture photographique des
textes présents dans la ville. Ces éléments sont ordonnés selon des
critères « urbanographiques » de telle façon que l’usager puisse choisir
et donner ainsi divers « styles » au message qu’il veut écrire. Le site
dispose d’un outil qui permet à l’usager de voir une image agrandie
du contexte de chaque élément graphique utilisé, en défaisant d’une
certaine manière l’opération de découpage produite par l’œuvre, et
en accédant ainsi à la dimension urbaine réelle de son message. De
cette façon, l’acte d’écriture donne lieu à un parcours dans la ville,
comme cela se passerait d’une autre façon dans El gran poema de
nadie. Les usagers pourront aussi apporter de nouveaux éléments
graphiques, en agrandissant les images disponibles.

III. Le voyage poétique : par sa potentialité


de signification

La recherche même et l’exploration de stratégies et de processus


créatifs à travers l’utilisation de langages distincts indiquent aussi
une réflexion sur le concept de poésie et sur l’espace dans lequel
naîtrait le fait poétique. Dans l’œuvre de Cañas, ce qui est poétique
est problématisé et poussé à l’extrême. C’est ce qu’il partage avec la
poésie numérique : la réflexion même sur ce qu’est la poésie, une
volonté métapoétique.
Ainsi, dans le livre ¿Puede un computador escribir un poema de
amor? Tecnorromanticismo y poesía electrónica, il engage une réflexion
sur le fait de savoir si la machine peut être capable de réaliser un acte
« créatif », tel que l’écriture d’un poème d’amour. Il se demande en
outre si le fait de savoir que ce poème a été écrit par une machine
changerait en quelque sorte notre perception ou notre aptitude à
ressentir des émotions face à ce poème, pour produire du sentiment.
Dionisio, à partir de ses pratiques dans Estrujenbank, réfléchit à
travers sa création sur les possibilités du fait poétique, et sur le langage
222 Périples et escales

même. Il remet en question la nature et la valeur de l’œuvre d’art


de façon autoréflexive : une réflexion sur la pratique artistique, la
poésie et ses propres matériaux. Nous pouvons dire que l’utilisation
du langage implique, comme lui-même l’indique, de le presser, de
l’exprimer, pour révéler toutes ses possibilités de signification tant
dans le contexte social que personnel.
La poésie électronique et l’œuvre de Dionisio partagent une
rhétorique d’auto-définition et d’auto-considération qui nous paraît
très nécessaire. Pour expliquer cela, je propose d’utiliser un terme de
Rita Raley qui est le concept « d’objet critique 16 ». Ceci signifierait
que « l’objet », la poésie dans ce cas, doit absolument problématiser
sa relation entre la « forme » et le « fond ». C’est-à-dire que l’objet
doit être auto-réflexif. Nous remarquons comment, dans son œuvre
et dans ses vidéopoèmes par exemple, il se produit une expansion
expérimentale de son œuvre sur papier, ce qui lui ouvre de nouvelles
possibilités pour explorer le concept du fait poétique.
Un autre exemple de poésie électronique métalinguistique,
métapoétique et méta technologique, serait l’œuvre IP Poetry de
l’artiste Gustavo Romano (2006) 17. L’œuvre est constituée par le
développement d’un système de logiciels et de matériel informatique
qui utilise le matériau textuel d’Internet pour générer de la poésie
qui sera ensuite récitée en temps réel par des automates connectés
au réseau. Les différentes instructions de recherche, par exemple,
toutes les phrases qui commencent par les mots « je rêve que je suis »,
et le mode et la séquence dans lesquels elles seront récitées – un
robot alternant des résultats de recherche, récitant en duo, etc. –,
configureront la structure et le sens de chaque poème IP. IP Poetry
s’interroge sur le statut de la poésie et des poètes mêmes. La forme

16. Il est fait référence ici au concept « d’objet critique » mentionné par RAYLEY
Rita, dans son article « Living Letterforms: The Ecological Turn in Contemporary
Digital Poetics », Contemporary Literature, no 4, hiver 2001, p 888. Elle y fait
allusion à une rhétorique d’auto-définition et d’auto-considération.
17. On peut trouver aussi des informations sur l’installation dans la biblio-
thèque numérique Ciberia: <http://repositorios.fdi.ucm.es/CIBERIA/view/
cm_view_virtual_object.php?idov=327&seleccion=1>.
D’autres voyages poétiques 223

d’exposition est performative et se donne durant sa présentation


dans différents espaces publics. En utilisant un capteur de proxi-
mité, le système détecte la présence du public et envoie l’ordre aux
robots pour qu’ils commencent à réciter les poèmes créés spécia-
lement lors de chaque événement. Le processus de recherche sur
Internet commence alors. Les résultats trouvés sont envoyés aux
automates (IP Bots) qui convertiront ces textes trouvés en sons et
images préenregistrés d’une bouche humaine en train de réciter.
De nouvelles pages apparaissant quotidiennement sur la toile avec
de nouveaux textes, les poèmes récités maintiennent leur structure,
mais les résultats des recherches changent. Bien que le travail de
Dionisio Cañas soit modéré dans son utilisation de la technologie,
ce travail de Romano sert d’exemple d’une réflexion sur la poétique
même, comme le fait Cañas, même si chez Romano cela passe par
la technologie comme langage.

***

En conclusion, ces petites remarques sur l’œuvre la plus expé-


rimentale de Dionisio Cañas nous conduisent à un vrai voyage
conceptuel. Celui-ci donne lieu à une réinterprétation des pratiques
poétiques et artistiques qu’il partage avec les pratiques les plus expé-
rimentales de la main de la technologie. Par conséquent, quand nous
parlons de poétiques numériques, nous comprenons que celles-ci
assument un environnement numérique, qu’elles l’utilisent comme
moyen, canal et soutien, entendu artistiquement comme toile, en
même temps que comme objet de problématisation et de réflexion.
C’est en définitive une rhétorique qui joue avec l’autodéfinition et
la reconsidération des pratiques créatives, de leurs modes, de leurs
formes et de leurs moyens.

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