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LOGOS ET ABSOLU

DE GABRIELLE DUFOUR-KOWALSKA

Jad HATEM

Des nombreuses études de Gabrielle Dufour-Kowalska


dédiées à Michel Henry, son maître et ami, le recueil posthume
intitulé Logos et Absolu. Relire la phénoménologie du
christianisme de Michel Henry paru en 2016 aux Presses
universitaires de Louvain est sans doute celui qui devait le plus
lui tenir à cœur car il fait se croiser la philosophie de
l’immanence avec le christianisme de telle manière que non
seulement une improbable conciliation pouvait en être
envisageable, mais qu’elle s’avérait nécessaire. Il a fallu quelque
temps et un certain effort pour que notre regrettée Gabrielle
Dufour-Kowalska admette cette convergence. Ses réticences se
trahissent d’ailleurs dans le cours du livre. Des réserves sont
parfois tues et le plus souvent surmontées grâce à une
intelligence accrue non de la dernière philosophie d’Henry dont
elle a vite fait d’en mesurer l’importance innovatrice, mais,
paradoxalement, de sa première philosophie, celle à laquelle elle
consacra la monographie pionnière et incontournable que
demeure Michel Henry. Un philosophe de la vie et de la praxis
(Paris, 1980), car c’est là en effet que tout se joue, de savoir si
oui ou non la philosophie henryenne du christianisme s’y trouve
en germe ou pas, ce qui, dans l’affirmative, rend la
phénoménologie de l’immanence radicale indissociable du
christianisme, thèse que l’auteur de Logos et Absolu, finit par
adopter et qu’elle étaie de façons positive et négative. Positive,
en reprenant à nouveaux frais l’intelligence de l’opus magnum
et particulièrement de la référence à Maître Eckhart. Négative,
en battant en brèche les lectures, comme celle de Paul Audi, qui
déplorent l’inflexion dernière de la trajectoire d’Henry et ne
reconnaissent donc pas la continuité que détecte celle de
Gabrielle Dufour-Kowalska. Non qu’elle ignore le peu de
considération d’Henry à l’endroit de l’orthodoxie ( par exemple,
p. 17, 33), mais elle réussit à en dépasser les limites rigides pour
se saisir de l’essence, de ce qui rapporterait le christianisme à
Jérusalem plutôt qu’à Athènes.
Il est ici légitime de se demander si le « christianisme »
d’Henry se reconnaît dans Jérusalem. Déjà le système eckhartien
me paraît davantage inspiré de Plotin que de la Bible. En outre,
les deux thèses complémentaires soutenant qu’il n’y a qu’une
seule vie et que le monde est une pseudo-réalité (p. 148-149)
sont en parfaite contradiction avec la Bible. Je dis bien la Bible
et non l’Évangile de Jean interprété par lui-même suivant Henry.
Or la philosophie de l’immanence fait l’impasse sur l’Ancien
Testament qui est pourtant le premier livre chrétien, [le Livre
sacré des Juifs étant la Torah (avec les Écrits et les Prophètes)]
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et, ce faisant, assure le trait principal du monothéisme


sémitique : que Dieu a créé le monde et les humains comme une
réalité extérieure à lui-même, au lieu qu’Henry promeut l’idée
que Dieu engendre les vivants en lui-même.
Il est dit que « la conception philosophique de l’homme
est chrétienne de part en part » (p. 159). On ne saurait souscrire
à cette proposition qu’après une élucidation de la notion de
« chrétien ». Si Marx est l’un des premiers penseurs chrétiens,
selon Henry, pour avoir célébré la vie individuelle, alors certes
l’on peut dire la même chose d’Henry, avec ce paradoxe que,
sans doute, l’auteur de la trilogie chrétienne ne serait pas assez
chrétien aux yeux de Marx qui n’a pas eu besoin du Dieu Vie et
du Premier vivant pour établir sa doctrine. J’ai eu
personnellement à mettre en évidence les éléments gnostiques
patents dans la philosophie henryenne de la chair1.

Gabrielle Dufour-Kowalska fait état dans son livre d’une


question d’Henry dont je fus témoin. Elle rapporte qu’il
demanda lors du colloque de Beyrouth qui se tint en 1997 :
« Pourquoi Gabrielle Dufour parle-t-elle toujours de l’être ? »
(p. 84). Pour être plus précis, l’échange eut lieu dans la voiture
où, avec mon épouse, nous conduisions nos deux estimés hôtes
au Temple de Baalbeck. Le reproche fut adressé au philosophe
de Montpellier d’avoir substitué la notion de vie à celle d’être
dont la place était centrale dans L’Essence de la manifestation.
On pouvait craindre pour l’ontologie henryenne, d’autant
qu’Eckhart, faisait usage du vocable. Mais Henry, n’éprouvant
plus la nécessité de s’opposer frontalement à Heidegger en
demeurant dans ses perspectives, a voulu, par une décision de
rupture totale, poser la vie en face de l’être. La question fusa
alors, Henry précisant qu’il était maître de ses choix. En chemin,
nous fîmes halte au Couvent de Tanaïl (qui relève de la
Compagnie de Jésus). Une messe s’y célébrait. Nous y
assistâmes. Henry s’approcha de la Sainte Table.

1
. Le Sauveur et les viscères de l’être. Sur le gnosticisme et Michel Henry,
Paris, L’Harmattan, 2004.

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