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Durabilité 

BIBLIOTHÈQUES
ET DÉCROISSANCE.
PREMIÈRE APPROCHE. PA R ED G A R D O C I VA L L ERO

La décroissance n’est plus une option : poursuivre une croissance illimitée dans
une biosphère limitée n’est pas tenable. L’article aborde les liens et compatibilités
que l’on peut établir entre écologie durable et missions des bibliothèques.

DÉFINIT IONS
Giacomo D’Alisa, Federico Demaria et
Giorgos Kallis, qui ont dirigé Degrowth :
A vocabulary for a new era (2015), l’un
des premiers livres en anglais à rassembler
et disséminer des concepts sur le sujet, et
toujours une référence internationale (ils
travaillaient alors tous à l’Autonomous
University de Barcelone, en Espagne, et font
aujourd’hui figure d’autorité dans ce champ
de recherche) ont défini la « décroissance »
comme « un rejet de l’illusion de la crois-
sance, et un appel à repolitiser le débat public
colonisé par l’idiome de l’économisme. C’est
un projet militant pour une réduction de la
production et de la consommation menée
démocratiquement, avec pour but l’accom-

The Ecologist
plissement de la justice sociale et de la dura- The rise and future of
V E R T-U EUS E B I B L I O T H È Q U E

bilité écologique ». the degrowth movement


(La naissance et le future
La décroissance est un mouvement social et du movement de la
un courant de pensée principalement ancré La décroissance est un décroissance).
dans l’écologie, l’anti-capitalisme et l’an-
mouvement social et
DOSSIER

ti-consumérisme, mais aussi dans le fémi-


nisme et le décolonialisme. Car, comme le
sociologue portugais Boaventura de Sousa
un courant de pensée
somme, une ère nommée Anthropocène,
Santos l’a exprimé à plusieurs reprises dans principalement ancré qui n’est rien de moins que le résultat de l’ac-
son modèle Épistémologies du Sud, la
résistance contre la domination ne peut être dans l’écologie, l’anti- tivité humaine d’exploitation incontrôlée.
La décroissance établit le besoin urgent de
fragmentée 1.
capitalisme et l’anti- réduire drastiquement les niveaux de pro-
duction et de consommation, ou leur échelle,
consumérisme, mais
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Fondamentalement, la décroissance iden- car ils sont identifiés comme les causes prin-
BIBL IOT HÈQUE(S)

tifie les limites biophysiques de la Terre cipales derrière tous les problèmes environ-
(identifiées, entre autres, par Kenneth aussi dans le féminisme nementaux actuels, ainsi que la plupart des
E. Boulding dans The Economics of the
Coming Spaceship Earth, 1966) et recon- et le décolonialisme inégalités sociales.

naît que ces limites ont déjà été dépassées, Le mouvement critique violemment la
causant l’épuisement des ressources natu- l’altération des schémas naturels mondiaux croissance économique en tant que princi-
relles vitales pour toute la biosphère, et (incluant le changement climatique), allant pal objectif social des sociétés modernes.
de pair avec un appauvrissement prévisible Il propose une nouvelle direction, menant
des écosystèmes, un déclin inquiétant de la à réduire l’utilisation des ressources natu-
1   CI VA RELLO, Edgardo. « Apuntes sobre bibliotecas y
Epistemologías del Sur ». Bibliotecario, 30/06/2020. https:// biodiversité (de nombreux auteurs parlent relles et à vivre différemment. Ce dernier
tinyurl.com/y6lq5exw d’une nouvelle vague d’extinctions), et en changement est essentiel dans le discours

22
sur la décroissance, et s’exprime dans des Le mouvement s’est
termes comme « plus petit », « simplicité »,
« attention », et, plus récemment, « les propagé de France
Communs ». La décroissance ne consiste pas
à faire moins de la même chose, mais plutôt à l’Italie (2004,
à changer radicalement le cours des sociétés
humaines et à parvenir à une nouvelle struc-
sous l’appellation
ture avec des fonctions, des valeurs et des decrescita) ainsi qu’à
buts différents. compatible avec la survie du système capi-
taliste dans la mesure où aucune croissance la Catalogne et au reste
Dans une société décroissante, tout est dif-
férent, des activités aux usages de l’énergie,
(ou même décroissance) de la production
matérielle est une condition nécessaire ? ». de l’Espagne (en 2006,
en passant par les interactions : de nouveaux
rôles à jouer, une nouvelle répartition du D’autres auteurs français ont adopté et uti-
sous les appellations
temps de travail rémunéré et non-rémunéré, lisé le mot, pour commenter spécifiquement decreixement et
des relations humaines différentes 2. le premier Rapport du Club de Rome, inti-
tulé The Limits to Growth (Les limites de la decrecimiento)
La décroissance n’implique pas une réduc- croissance), également publié en 1972 4. En
tion du bien-être, comme certaines voix 1980, inspiré par Georgescu-Roegen, Gorz a le monde, organisé par La Ligne d’Horizon,
critiques le conçoivent. Au contraire, une repris l’expression qu’il avait créée et a publi- l’UNESCO et Le Monde Diplomatique,
diminution de la consommation crée- quement pris position pour la décroissance s’est tenu à Paris, marquant l’alliance de
rait des opportunités pour un mode de vie dans Ecology as Politics, devenant par la Clémentin, Cheynet et d’autres penseurs
non-consumériste, bien plus sain et équili- même occasion un précurseur de l’écologie lyonnais avec Latouche et le reste de la com-
bré à tous les niveaux 3. Entre autres résul- politique. munauté post-développement. L’Institut
tats, un tel changement stopperait le néoco- pour les Études économiques et sociales
lonialisme du « monde développé » et l’usage Au cours des années 1980 et 1990, l’intérêt sur le développement durable a été créé
massif des ressources destiné à maintenir pour cette idée a diminué, puis est revenu cette année-là. Et en 2003, il organisait sa
des modes de vie urbains « modernes », aux en 2001, lorsque Bruno Clémentin et Vincent première rencontre internationale sur le
dépens des pays en voie de développement. Cheynet ont proposé le terme de « décrois- sujet, tandis qu’était publié le livre Objectif
sance durable ». En 2002, le débat public a décroissance, dont l’influence allait être
été relancé en France avec la publication forte par la suite.
Une diminution de la d’un dossier de la revue Silence consacré à
consommation créerait la décroissance 5. Le mouvement s’est propagé de France
à l’Italie (2004, sous l’appellation decres-
des opportunités pour Si durant la première phase, dans les années cita) ainsi qu’à la Catalogne et au reste de
1970, l’attention portait sur les limites des l’Espagne (en 2006, sous les appellations
un mode de vie non- ressources, à partir de 2001, elle s’est dépla- decreixement et decrecimiento). Le maga-

consumériste, bien cée sur la critique du concept « dévelop-


pement durable ». L’anthropologue écono-
zine La Décroissance, dédié à ceux que ses
éditeurs appellent les « objecteurs de crois-
plus sain et équilibré miste Serge Latouche a considéré que cette
idée était un oxymore, allumant la flamme
sance », paraît depuis mars 2004. En 2007,
l’environnementaliste néerlandais François
à tous les niveaux d’un mouvement social qu’il a dirigé pen- Schneider (qui a entrepris un long tour de
dant de longues années. En 2002, le col- France à dos d’âne en 2004 pour parler de
loque Défaire le développement, refaire décroissance) a fondé une association uni-
versitaire, Research & Degrowth, et lancé
CONTEXTE HISTORIQUE 4  Le premier des rapports du “Club of Rome” avait été com- des rencontres internationales, dont la pre-
mandé par le Massachusetts Institute of Technology (MIT),
C’est en 1972 que le terme « décroissance » financé par la Volkswagen Foundation, et coordonné par mière s’est déroulée à Paris en 2008. Les
a été utilisé pour la première fois, inventé Donella H. Meadows. Les auteurs avaient utilisé un modèle conférences Research & Degrowth ont,
de simulation informatique pour analyser les interactions
par le philosophe social austro-français de cinq variables (population mondiale, industrialisation,
depuis, lieu tous les deux ans 6.
André Gorz (Gerhart Hirsch). Au cours d’un pollution, production alimentaire et épuisement des res- Depuis 2004, de nombreux livres devenant
débat public organisé à Paris par le Club du sources) selon trois scenarii. Deux de ces scenarii débou- des références pour les actions et débats du
chaient sur un effondrement total. En dépit de la critique,
Nouvel Observateur (Buzzi, 2020), il a posé le rapport a mis à l’ordre du jour international l’idée que la
une question qui allait bientôt définir tout un croissance ne peut pas être infinie sur une planète dont le 6   La conférence de 2014, qui s’est déroulée à Leipzig, a
volume de ressources est épuisé. été introduite par une intervention de Naomi Klein, qui
mouvement : « L’équilibre de la Terre est-il venait de publier This Changes Everything : Capitalism
5   Il s’agissait du deuxième dossier dédié à ce sujet par
vs the Climate.
Silence (n°280, février, https://www.revuesilence.net/
2  Alisa, Demaria & Kallis, 2015. numeros/280-La-decroissance/). Le premier, publié en 1995,
3  Un exemple est le mouvement dit du “minimalisme”, porté contenait la préface de Grinevald et Rens La décroissance :
par des personnalités comme James Wallman (auteur de entropie, écologie, économie (la deuxième édition de la
Stuffocation), Leo Babaura (The Power of Less) ou Marie traduction de Georgescu-Roegen, publiée à Paris par Sang
Kondo (The Magic of Order). de la Terre) qui ne fut alors guère remarqué.

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D’autres ont trouvé
mouvement ont été publiés en français 7. refuge dans une
Un retour sur la littérature universitaire en prétendue neutralité : une
anglais consacrée à la décroissance montre
une évolution de l’objet d’étude, le sens des particularité auto-définie
discussions internationales et les complexi-
tés du sujet. Jusqu’en 2010, les textes étaient
qui, apparemment, les
principalement explicatifs ; une approche garderait de prendre
de ce qu’est la décroissance 8. Un article en Communs 22, l’accroissement du bien-être 23,
particulier proposait même de réduire le les éco-villages 2 4, ainsi que l’économie soli- position sur les sujets
nombre de conférences scientifiques afin de
promouvoir la décroissance économique 9.
daire et l’éco-féminisme 25.
autres que les activités
En 2011, si l’on suit cette bibliographie, un
D’autres sujets ont émergé en 2015 : la
santé, la propriété collective, les transi-
strictement relatives
débat houleux a débuté, qui s’est poursuivi tions, la décroissance socialement durable 26, aux bibliothèques
pendant plusieurs années 10. Certaines voix le service écosystémique  2 7, la perspective
plaidaient pour une « a-croissance »  1 1 tan- du « Simpler Way »  2 8, ou la décroissance
dis que d’autres retrouvaient des idées microéconomique  2 9 ; la plupart d’entre eux
similaires au sein des peuples autochtones ont été abordés dans le numéro 10, spé-
d’Amérique latine, comme sumaq kaw- cial de Sustainability Science. En 2016, politiques 37, aidant à systématiser les expé-
say  1 2. La décroissance durable était aussi un numéro spécial du Journal of Cleaner riences, identifier les écarts, et définir de
au cœur des discussions 13. L’année suivante, Production a ajouté un sujet sensible à ce nouvelles voies. Enfin, en 2019, la littérature
l’attention semble s’être davantage tournée panorama : la technologie. s’est enrichie de nouvelles idées, incluant
vers l’aspect économique du concept 14. En le changement politique  3 8, l’éducation  3 9, la
2013, les aspects sociaux ont commencé Les nombreux articles universitaires publiés justice climatique  4 0, la décolonisation 41, la
à être explorés 15 aussi bien que les aspects sur la décroissance en 2017 ont élargi l’ho- justice environnementale 42, les « Premières
plus politiques 16 et socio-économiques 17. La rizon en apportant une pléthore d’idées et nations » 43, la géographie  4 4, les mouvements
simplicité volontaire a fait son entrée dans termes divers, incluant l’éco-féminisme  3 0, du « Sud global » 45, et plus particulièrement
la littérature  1 8 tout comme les inégalités la création de valeur collaborative  3 1, la le tourisme  4 6.
raciales 19. D’autres termes se sont ajoutés à recherche sur l’activisme 32, le pouvoir 33, la
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ce débat mondial en 2014, incluant le swa- dématérialisation  3 4, le vivre-ensemble et le


raj écologique  2 0, la démonétisation  2 1, les « care » 35 et, à nouveau, la technologie 36. BIBLIOTHÈQUES ET DÉCROISSANCE
Face à une crise environnementale indé-
L’année suivante ont été publiées des niable, la première réaction de nombreuses
7  Cette bibliographie inclut, parmi d’autres, les travaux analyses sur la nature du mouvement bibliothèques au niveau international a été
DOSSIER

de Latouche (2004, 2006, 2007, 2009), Ariès (2005), Bes- de la décroissance, et ses connotations de « passer au vert », en adhérant à de nom-
son-Girard (2005), Guibert & Latouche (2006), Tertrais
(2006), Ridoux (2006), Benoist (2007), Mylondo (2007),
breux slogans écologiques, comme le recy-
Cheynet (2008), Lavignotte (2008), et Latouche & Har- clage, la gestion des déchets et la durabilité.
pagès (2010). Certaines ont même proposé des collections
8  Par exemple : Baykan 2007 ; Fournier 2008 ; Van Grie-
thuysen 2010.
spéciales pour encourager le développe-
9  Hervé, 2008.
22  Jakob & Edenhofer, 2014. ment durable.
23  Andreani & Galmarini, 2014.
10  Kallis, 2011 ; Muraca, 2012 ; ou le numéro 23 spécial de
Capitalism, Nature, Socialism en 2012. 24  Xue, 2014. Toutefois, d’autres ont trouvé refuge dans
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11  25  Bauhardt, 2014.


BIBL IOT HÈQUE(S)

Van den Bergh, 2011 ; Van den Bergh & Kallis, 2012.
12  Thomson, 2011. 26  Asara et al., 2015. 37  Chiengkul, 2018 ; Eversberg & Schmeizer, 2018 ; Findy,
13  Schneider, Martínez-Alier & Kallis, 2011. 27  Muniz & Cruz, 2015. 2018 ; Gunderson, 2018 ; Neyra, 2018 ; Pesch, 2018 ; Strunz
28  Trainer, 2015. & Bartkowski, 2018.
14  Alexander, 2012 ; Martínez-Alier, 2012 ; ou le numéro
84 de Ecological Economics en 2012. 29  Bloemmen et al., 2015. 38  Heikkurinen, Lazanoska & Tosi, 2019.
15  d’Alisa, Demaria & Cattaneo, 2013 ; ou le numéro 2 spé- 30  Pérez Prieto & Domínguez Serrano, 2017. 39  Kaufmann, Sanders & Wortmann, 2019.
cial de Environmental Values en 2013. 31  Hankammer & Kleer, 2017. 40  Perkins, 2019.
16  Murphy, 2013. 32  Demmer & Hummel, 2017. 41  Nirmal & Racheleau, 2019.
17  Andreani & Galmarini, 2013 ; Johanisova, Crabtree & 33  Paulson, 2017. 42  Akbulut et al., 2019 ; Singh, 2019.
Franková, 2013. 43  Frost, 2019.
34  Kallis, 2017.
18  Alexander, 2013. 44  Demaria, Kallis & Bakker, 2019.
35  
Dengler & Strunk, 2017 ; Jarvis, 2017 ; Koch, Buch-
19  Gilmore, 2013. Hansen & Fritz, 2017. 45  Dengler & Seebacher, 2019 ; Rodríguez Labajos, 2019.
20  Kothari, Demair & Acosta, 2014. 36   García, Jerónimo & Carvalho, 2017 ; Zoelick & Bisht, 46  Fletcher et al., 2019 ; Gascón, 2019 ; Milano, Novelli
21  Exner, 2014. 2017. & Cheer, 2019.

24
une prétendue neutralité : une particularité de matériel technologique, et à l’obsoles- réseau qui ne peut s’abstraire des limites et
auto-définie qui, apparemment, les garderait cence programmée, pour ne citer que des règles naturelles, et dont le destin est iné-
de prendre position sur les sujets autres que exemples d’actualité. vitablement lié à celui de la planète), et en
les activités strictement relatives aux biblio- comprenant les nombreux défis à relever
thèques 47. Néanmoins, détourner le regard Curieusement, la technologie est aussi l’un (au-delà des Objectifs de Développement
et conserver une position neutre ne proté- des outils qui pourrait soutenir la décrois- Durable, bien-intentionnés mais très discu-
gera pas les bibliothèques des conséquences sance, comme en atteste le nombre de tables), elles pourront être mieux préparées
de l’effondrement écologique global. Dans débats animés à ce sujet ces dernières à devenir un lieu de résistance et d’activisme,
un premier texte sur les bibliothèques, la années. tout en continuant à jouer leur rôle tradi-
durabilité et la décroissance  4 8, j’ai souligné, tionnel d’offrir à chacun les chances et les
aux côtés d’une critique des paradigmes Dans une économie basée sur la culture, moyens d’apprendre et de s’informer ; rôle
verts et durables : « Les avancées techno- outre la technologie, d’autres secteurs ont qui est, en fait, essentiel pour sensibiliser et
logiques, les glorieuses structures, les sys- une utilisation sans discernement des res- supporter les projets et actions impulsés par
tèmes d’excellence seront inutiles dans un sources. Le marché du livre, par exemple, la communauté.
monde qui s’effondre. Les bibliothèques a connu une croissance exponentielle, avec
seront frappées aussi durement par les chan- des éditions au tirage limité mais continu,
gements et les crises qui affectent la planète portées aussi par les éditeurs indépendants. Dans un second temps, les bibliothèques
et ses habitants, à l’instar de n’importe quelle devraient analyser leurs structures pour
autre institution ou n’importe quel autre col- Le consumérisme culturel, basé de toute identifier comment elles contribuent à l’ap-
lectif ou groupe humain. » (p. 34). évidence sur les règles capitalistes, accen- pauvrissement des ressources, la produc-
tue le schéma d’acquisition perpétuelle et tion de déchets et, en général, à la consom-
Les actions basées sur des slogans sont géné- de renouvellement, tout comme le besoin de mation mondiale. Un tel processus peut être
ralement court-termistes, et les « biblio- possession individuelle des biens. Ainsi, les complexe, et même trompeur et délicat, car
thèques vertes » se trouvent prises au piège livres, les films ou la musique qui pourraient les sociétés modernes ont de grandes diffi-
de leur propre discours, tentant de gérer être empruntés à la bibliothèque locale sont cultés à percevoir leurs actions comme pré-
leurs contradictions intrinsèques (si de achetés et accumulés (parfois pour un usage judiciables. Aussi, de nombreux facteurs
telles contradictions étaient ne seraient-ce unique), multipliant la dépense de res- problématiques dans les environnements
qu’identifiées) lorsqu’elles défendent la sources et donc le volume de déchets. des bibliothèques (par exemple la techno-
durabilité tout en travaillant dans une éco- logie, ou des composants de l’« économie
nomie intensive basée sur la technologie et Il est temps pour les bibliothèques d’appré- culturelle » mentionnée ci-dessus) sont
la culture : un marché mondial, où la connais- hender leur position à la fois dans un monde complexes à pointer comme des difficultés
sance et l’information se sont transformées globalisé, affecté par des problèmes écolo- potentielles ou réelles.
en biens de consommation. giques urgents, et dans une communauté
particulière, où elles ont un rôle social à Cet exercice d’autocritique peut aider les
Même si la consommation de biens culturels jouer, et une responsabilité à accomplir en bibliothèques à mieux comprendre leurs
semble être un processus immatériel, où de tant que gestionnaires de la connaissance. relations au sein des réseaux mondiaux
nombreux éléments sont numériques et ne En réalisant qu’elles font partie d’un réseau et locaux, et à réaliser comment elles font
semblent pas impliquer l’extraction, l’usage, social, politique et culturel plus vaste (un aussi partie (de manière active ou passive)
l’élimination ou le gaspillage de trop nom- d’un cycle international d’utilisation et de
breuses ressources, cette perception est destruction.
erronée. La technologie est en fait l’un des
secteurs provoquant des ravages environ-
En réalisant qu’elles Une troisième étape conduirait les biblio-
thèques à explorer la manière dont elles
nementaux majeurs à l’échelle mondiale : font partie d’un réseau peuvent réduire leurs niveaux de consom-
de l’extraction de minéraux à la destruction
social, politique et mation. Pour ce faire, l’innovation a un rôle
important à jouer : innovation au sens de
47   Sur la neutralité des bibliothèques et des bibliothé-
caires, voir Civallero (2012). culturel plus vaste […], « nouvelles manières de résoudre des pro-
blèmes avec les moyens dont on dispose » et
48  Civallero, 2017.
et en comprenant les non d’« utilisation de nouvelles choses, par-
fois pour résoudre des problèmes », cette
nombreux défis à relever dernière définition étant l’approche la plus
[…] elles pourront commune.

être mieux préparées La limitation du recours à la technologie,


des acquisitions de ressources physiques
à devenir un lieu de et numériques, et la consommation de
biens culturels vont placer les bibliothèques
résistance et d’activisme

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les intérêts publics et collectifs, et la vie de la
Finalement, les bibliothèques peuvent communauté, contre l’appropriation, la com-
endosser ce que Löwy (2002) nomme une pétition et l’accumulation.
« éthique écosocialiste » : sociale, égalitaire,
solidaire, démocratique, radicale et respon-
sable. En d’autres termes, les bibliothèques Les bibliothèques devraient rechercher la
les bibliothèques peuvent prendre position « sans aucune « démondialisation » et la démocratisation
de tous les biens possibles, particulièrement
concession à des visions passives ou exagé-
peuvent endosser rément optimistes au regard des crises éco- de l’information et de la connaissance, qui

ce que Löwy (2002) logiques graves » (Aranda Sánchez, 2014). sont des éléments stratégiques et essentiels
pour tous les groupes humains, mais sujets
nomme une « éthique aujourd’hui à une forte marchandisation.
Elles devraient aussi mettre en pratique
écosocialiste » : sociale, DES CHEMINS VERS L’AVENIR des concepts comme l’éco-efficacité et le
Pour les bibliothèques, il est temps d’aller biomimétisme.
égalitaire, solidaire, au-delà des déclarations officielles et des dis-
démocratique, radicale cours politiquement corrects afin de deve-
nir un refuge : un espace de résistance et de
En bref, les bibliothèques devraient embras-
ser un rôle activiste et militant (dans cer-
et responsable pensée critique, de débat et de réflexion, et
d’action directe.
tains cas, il leur faudrait apprendre ces rôles
car ils ont été éludés pendant longtemps) ;
et leurs locaux, collections et expertises
dans une situation où de nouveaux usages À moyen terme, les bibliothèques peuvent devraient être utilisés pour inspirer, encou-
innovants pour les ressources existantes, travailler à explorer de nouvelles possibilités rager et soutenir les changements sociaux,
particulièrement locales, devraient être contre le désespoir et la résignation, et des économiques et politiques dans leurs com-
considérés. alternatives au système hégémonique capi- munautés. Car les bibliothèques sont des
taliste, consumériste, mercantile, extrac- lieux où la politique est mise en pratique
Une compilation d’expériences interna- tif, agressif et d’exploitation actuel. Elles chaque jour (Civallero, 2016). Tout ce qui a
tionales réussies concernant les biblio- peuvent promouvoir des alternatives comme lieu dans les bibliothèques est politique : des
thèques et la décroissance serait dès lors l’anticapitalisme culturel, et rejoindre des personnes travaillant ensemble, renforçant
utile : les projets et expériences antérieurs expressions traditionnelles comme de nou- leurs positions, se soutenant les unes les
ou actuels sont généralement une excellente velles générations de créateurs. autres, construisant les fondations de leurs
source d’inspiration, et permettent d’adap- châteaux en Espagne, s’organisant, prenant
ter des concepts, des outils et des méthodo- Les bibliothèques n’ont pas à s’auto-limi- soin les unes des autres, défendant leurs
logies aux contextes locaux et régionaux. ter à la sphère culturelle ou information- droits, participant, délibérant, décidant... et
V E R T-U EUS E B I B L I O T H È Q U E

Malheureusement, il n’existe pas encore nelle. Puisqu’elles sont, ou devraient être, décroissant.
de tel recensement, bien que j’y travaille des sujets politiques actifs au sein de leurs
actuellement. sociétés et communautés, elles peuvent sou-
tenir certains des points que Harvey (2014)
Élargir l’« attitude décroissante » au reste définit comme caractéristiques de l’antica-
DOSSIER

de la communauté des bibliothèques peut pitalisme (voir Pérez, 2014). Elles devraient
être une quatrième étape. Les bibliothèques plaider pour une économie à l’équilibre, où
peuvent diffuser du matériel bibliographique les individus cherchent, au lieu de toujours
ou des documents librement accessibles sur avoir envie de plus. Il est aussi nécessaire de
des thématiques comme l’impossibilité de défendre les Communs et le bien commun,
la croissance infinie dans un monde fini, les
limites biophysiques, le changement clima-
tique, le « Peak everything » (pic généra- Elles [les bibliothèques]
N O 102-103 - NOVEMBRE 2020

lisé), l’agriculture urbaine ou la réduction


devraient plaider pour une
BIBL IOT HÈQUE(S)

de la consommation. Présenter ces infor-


mations dans un espace visible (virtuel ou
réel), et maintenir ces contenus à jour et
économie à l’équilibre, où les
dynamiques indique clairement le position- individus cherchent, au lieu de
nement et l’engagement institutionnels, et
peut inspirer des individus, des groupes ou toujours avoir envie de plus
des institutions (comme des écoles, des col-
lectivités et agences territoriales, des organi-
sations culturelles, des brigades environne-
mentales, des collectifs de jardinage urbain…)
à suivre la tendance.

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