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LE JAUNISSEMENT DE LA LÉGION EN INDOCHINE, 1950-1954

Michel Bodin

Presses Universitaires de France | « Guerres mondiales et conflits contemporains »

2010/1 n° 237 | pages 63 à 80


ISSN 0984-2292
ISBN 9782130580058
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LE JAUNISSEMENT DE LA LÉGION
EN INDOCHINE, 1950-1954

À toutes les époques, l’armée française eut recours à des soldats « indi-
gènes » dans ses territoires coloniaux mais, jusqu’à la guerre d’Indochine,
la Légion y échappa. Pourtant, pour faire face aux nécessités du conflit, fut
décidée l’introduction de réguliers indochinois dans la quasi-totalité des
formations légionnaires. On parla alors du « jaunissement ». Ce fut sans
aucun doute un des grands défis de la Légion en Extrême-Orient. Cette
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politique commencée en 1950 n’était pas une nouveauté dans les fteo car,
pratiquement dès la fin de 1945, de nombreuses formations commencèrent
à compléter leurs effectifs avec des militaires autochtones1. Le processus fut
progressif, changeant selon les réorganisations et les nécessités de la guerre,
ce qui rend complexe la description du déroulement du jaunissement.

Les étapes du jaunissement

Avant 1950, on préférait renforcer les unités de la Légion par des sup-


plétifs, appelés parfois supplétifs à la suite. Une note de décembre  1948
précisait que chaque bataillon pouvait en compter  400 pour arriver à
1  200  hommes2. Cela donna à la Légion une expérience des autochto-
nes, mais elle voulait rester, selon ses traditions, un corps différent de la
Coloniale qui, elle, avait l’habitude d’intégrer des soldats autochtones dans
ses rangs. Suivant les recommandations des responsables de la Légion pour
lesquels il était vital qu’elle conservât son caractère « blanc », les autorités
militaires repoussèrent son jaunissement jusqu’en 1950. Pourtant, des offi-
ciers qui, souvent, avaient connu l’Indochine avant 1940, étaient conscients
qu’il était une solution à leurs problèmes d’effectifs. Le colonel Charton

1.  Sur l’ensemble de la question du jaunissement des fteo, voir Michel Bodin M., La France et
ses soldats, Indochine, 1945-1954, Paris, L’Harmattan, 1996, 286 p., et Leclerc et l’utilisation des autochtones
indochinois, Leclerc et l’Indochine, 1945-1947, Paris, Albin Michel, 1992, 433 p., p. 386 à 389.
2.  shd/dat (service historique de la défense/département armée de terre), carton 10 H 183,
fiche (f.) no em/cc/faeo du 10 décembre 1949.
Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 237/2010
64 Michel Bodin

l’explique dans ses mémoires : « Je connais le légionnaire. Je suis sûr qu’il
s’entendra fort bien avec les Vietnamiens ; quant à ces derniers, fous de
fierté d’appartenir à la Légion, ils se battront encore mieux que les Blancs.
Toutefois, il ne faut pas exagérer le jaunissement ; je propose dans un
bataillon trois compagnies européennes comme autrefois et une quatrième
moitié vietnamienne moitié européenne. » On était en 19473. À l’instar de
l’opposition qui avait prévalu à la constitution d’unités d’artillerie, de cava-
lerie et de parachutistes, il y eut, dès le début de la guerre d’Indochine, une
véritable prévention contre l’entrée d’autochtones dans les unités légion-
naires du corps expéditionnaire.
Par conservatisme et par tradition, la Légion devait rester un corps d’in-
fanterie lourde voué à recevoir des « Blancs » qui recherchaient une autre
vie, un refuge ou un espoir. Introduire des Indochinois risquait de casser
l’esprit de corps et de la transformer en une espèce de Coloniale bis. Un
inspecteur n’hésitait pas à parler de « formations parasites extérieures à la
Légion » pour qualifier les unités « indigénisées ». Selon lui, rester dans la
tradition garantissait l’emploi de la Légion en tous lieux de l’Union fran-
çaise conformément à ses « missions centenaires ». Un rapport « exception-
nel » est particulièrement net à ce sujet : « La dilution du cadre normal des
sous-officiers d’un régiment pour l’encadrement d’une masse d’autochto-
nes rompt l’homogénéité d’un corps qui garantit par ses traditions la valeur
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de la subdivision d’armes »4.
Des thèses qui s’appuyaient sur l’histoire de la Légion et sur les expé-
riences indochinoises objectaient que la majorité slave et germanique ne
supporterait pas la compagnie de personnels qu’elle estimait inférieurs ou
juste bons à servir de porteurs ou de coolies. En outre, puisque beau-
coup de légionnaires et de sous-officiers ne parlaient pas bien le français,
il n’y aurait guère de moyens de communication avec des autochtones
avec lesquels la seule langue permettant un minimum d’échanges était le
français. Les légionnaires accepteraient mal de vivre en compagnie d’indi-
vidus qui parlaient le français mieux qu’eux. Certains refuseraient même
d’être commandés par des autochtones meilleurs francophones qu’eux.
On craignait que la dilution des Européens dans des sections à une trop
grande proportion d’Indochinois ne cassât les aptitudes des légionnaires.
Ceux-ci, habitués à obéir, auraient répugné à prendre des responsabili-
tés d’autant que les sous-officiers supérieurs, « à part quelques exceptions,
intellectuellement paresseux et volontiers routiniers, braves et confiants
dans leurs réflexes », auraient répugné « à penser sérieusement une opéra-
tion ou une manœuvre avant de l’entreprendre ». La création de bataillons
mixtes aurait en plus pour effet de diminuer encore le nombre d’officiers
sur qui, en fait, repose l’animation de toute action. La dispersion des cadres
dans les unités indigènes diminuerait encore le taux d’encadrement et, de
ce fait, les unités jaunies n’auraient pas un bon rendement. Parallèlement,

3.  Charton P., Il y a la Légion. Mémoires, Indo Éditions, Paris, 2008, 251 p., p. 126.


4.  shd/dat, carton 10 H 3174, rapport (r.) exceptionnel no 173/2e rei du 31 mars 1951.
Le jaunissement de la Légion en Indochine, 1950-1954 65

les formations ponctionnées perdraient leur valeur par manque de cadres.


Beaucoup redoutaient la fragilisation des groupes de combat. Le légion-
naire n’avait pas vocation à devenir un instructeur, car il devait être très
encadré au sein d’une discipline stricte, comme il l’avait appris à Sidi-bel-
Abbès. Le commandant du 2e rei concluait son étude sur le jaunissement
ainsi  : « L’application des nouveaux tableaux d’effectifs aboutiraient à la
constitution de bataillons autochtones avec léger support européen. Il ne
s’agirait plus de Légion étrangère »5.
Tout contact avec des personnels « plus soldats que militaires » (c’est-
à-dire plus guerriers que soldats disciplinés) risquait de porter atteinte au
rendement mais aussi à l’état d’esprit des unités. Au combat, la mixité ris-
quait de poser des problèmes. Les deux composantes possédaient des qua-
lités très éloignées : « le légionnaire, combattant lourd, bruyant, par contre
peu émotif, capable s’il est bien commandé de soutenir le choc d’éléments
plus nombreux » avait peu de rapports avec l’autochtone léger, peu exigeant,
bien à l’aise dans son pays, très mobile et capable de se dérober avec habileté
quand l’affaire est mal engagée ». D’une certaine façon, on mettait en doute
les aptitudes des Indochinois. « L’association […] demeure valable tant que
les unités de la Légion ne comportent qu’un nombre réduit d’autochtones
choisis et entraînés aux missions pour lesquelles ils ont le plus d’aptitudes
[…]. Elle ne l’est plus quand parmi les combattants, le nombre des autochto-
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nes égale ou dépasse celui des Européens, et que deux types de petites unités
à aptitudes dissemblables coexistant dans une compagnie se trouvent liées au
combat par une même mission. Si les autochtones se dérobent, le poids du
combat retombe sur les effectifs européens insuffisants ; s’ils se maintiennent
sur place, ils courent le risque de se voir imposer une forme de combat à
laquelle ils ne sont pas aptes »6. Le contact avec les autochtones risquait de
multiplier les fautes. On craignait des frictions entre les communautés pour
des affaires de femmes, voire de trafics locaux et qu’en fin de compte, les
défauts des uns n’eussent un effet négatif sur les autres. Et on imaginait les
conséquences négatives de l’alcoolisme et du mauvais exemple que certains
légionnaires pourraient être pour les tirailleurs. Enfin, on redoutait que la
fréquentation journalière des Indochinois et de leurs femmes ne facilitât
l’action du Dich Van (le service de guerre psychologique de l’apvn) qui
s’efforçait de nouer des contacts avec les légionnaires pour saper leur moral
et les inciter à la désertion. D’autres évoquaient l’impossibilité de surveiller
des centaines d’autochtones. Le commandant du 2e rei soulignait que les
méthodes de recrutement fondées sur le racolage « pratiquement obtenu
que par des pressions individuelles ou sur les chefs de villages » augmen-
teraient encore les dangers. Quelques chefs de corps mettaient en doute la
force physique des engagés, incapables selon eux de manœuvrer des engins
de terrassement ou des engins blindés7.

5.  shd/dat, carton 10 H 3174, étude no 150/2rei/ts du 20 mars 1951.


6.  shd/dat, carton  10  H  3174, f.  de synthèse sur le jaunissement au Centre-Vietnam de
mars 1951 et r. no 173/P/2rei du 3 mars 1951.
7.  shd/dat, carton 10 H 3174, étude no 150/2rei/ts du 20 mars 1951 et témoignages recueillis
par l’auteur.
66 Michel Bodin

Cependant, l’idée ressurgissait périodiquement quand les problèmes


d’effectifs se faisaient plus pressants. En juillet  1947, une note évoquait
l’idée de groupements mixtes pour tempérer les légionnaires, si bien que
l’hypothèse fut étudiée avec plus de précision à partir de la fin 19488. De
la même façon, en mars  1949, dans une note adressée aux responsables
locaux, le général Alessandri, commandant des tfin, suggérait un renforce-
ment de 2 300 légionnaires de façon à encadrer de nouvelles unités mixtes,
en particulier par des légionnaires parachutistes9. Et en 1950 apparurent des
unités mixtes formées de légionnaires et d’Indochinois. La dégradation de
la situation sur le terrain, les pertes subies sur la rc4 et les idées du général
de Lattre de Tassigny accélérèrent encore le processus.
De nombreux facteurs complémentaires concoururent à ce change-
ment que beaucoup attendaient ou espéraient.
Dès le début des opérations en Indochine, le commandement s’aper-
çut qu’il était difficile de mener une campagne seulement avec des
Européens10. En effet, du point de vue médical, les légionnaires se révé-
laient très sensibles aux pathologies tropicales (parasitoses entre autres…)
ainsi qu’aux atteintes du soleil et des moustiques11, d’autant que beaucoup
ne tenaient pas compte des consignes prophylactiques par insouciance, par
mépris de la maladie voire de la mort12. En août 1946, un rapport indique
que le 2e rei débarqué début mars avait été amputé de 193 légionnaires
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(5,92 % des effectifs débarqués) à cause d’affections graves. La 13e dble et
le 3e rei, arrivés en avril (sauf le III/3e rei envoyé en juin) avaient perdu
pour les mêmes raisons respectivement 180 hommes (5,52 % de l’effec-
tif) et 229 hommes (7,02  %)13. Pour compenser les absences longues et
devenir plus efficace, la Légion devait, elle aussi, puiser dans le potentiel
humain de l’Indochine.
Dans un raisonnement proche, on pensa qu’on pouvait trouver chez les
autochtones des qualités complémentaires à celles des légionnaires jugés
trop lourds. Ceux-ci avançaient bruyamment en milieu aquatique (rizières
ou marécage), tandis que dans la paillote, ils n’avaient pas assez de légèreté
pour se mouvoir sans faire bruisser les herbes. Leurs gabarits européens
s’adaptaient mal aux ponts de singe ou aux embarcations locales conçus
pour des Asiatiques beaucoup plus frêles. Ces handicaps, dans l’optique de
la guérilla ou de la contre-guérilla, conduisirent des commandants territo-
riaux à recruter des partisans pour former des groupes de combats mixtes14.
Le capitaine Mattéi du 3e  rei obtint ainsi en Cochinchine des résultats
probants dont les méthodes échappaient aux règles habituelles de la guerre

8.  shd/dat, carton 10 H 502, note (n.) du 21 juillet 1947 sur l’amalgame.


9.  shd/dat, carton 10 H 502, L. no 300/fteo/vo du 19 mars 1949.
10.  shd/dat, carton 10 H 502, f. du 21 mars 1947.
11.  shd/dat, cartons 10 H 1964 à 1977, synthèse des r. médicaux des fteo, 1947-1954.
12.  shd/dat, carton 10 H 1964, r. annuel du service de santé des fteo, 1948, et témoignages
recueillis par l’auteur.
13.  shd/dat, carton 10 H 183, L. no 859/I du 10 octobre 1946 du haut commissaire de France
en Indochine au chef d’état-major général de la Défense nationale.
14. Témoignages recueillis par l’auteur.
Le jaunissement de la Légion en Indochine, 1950-1954 67

classique15. Lever des autochtones rendait les relations avec les populations
plus aisées. Depuis  1947, chaque compagnie était théoriquement dotée
d’un interprète dépendant du cmillat. Cependant, le manque d’effectifs ne
permit ni un contrôle réel des connaissances des interprètes ni une réponse
aux besoins des unités, ce dont elles se plaignaient fréquemment16. Dans une
guerre où dans de nombreux secteurs, le but ultime était la pacification,
les contacts humains prenaient toute leur importance de sorte que si la
barrière de la langue ne tombait pas, tous les efforts devenaient vains. De
même, dans la contre-guérilla, le renseignement s’avère vital ; comment
l’obtenir sans liens avec les populations ou sans traducteurs pour interroger
les suspects ou les prisonniers ? Incorporer des autochtones tempérait la
rigueur des légionnaires pour lesquels, dans de nombreux secteurs, tout
indigène était « partisan » (terme provenant du langage couramment utilisé
sur le front russe pour désigner les résistants antiallemands et repris tout
autant que celui de « viet » dans les premiers temps de la guerre par les
légionnaires allemands). En effet, en plus d’une occasion, les légionnai-
res répondirent avec brutalité aux réalités de la guerre. Ils manquaient de
doigté dans les fouilles des villages, bousculaient parfois les villageois par
exaspération, certains diraient par racisme. Les autochtones baignant dans
l’atmosphère vietnamienne connaissaient mieux toutes les subtilités cultu-
relles des populations et toutes les ruses et astuces du Vietminh17. De plus,
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les légionnaires aimaient partir en opérations avec des rations européennes
(rations type fom, par exemple), tandis que les Indochinois se contentaient
d’un approvisionnement plus frugal. Il s’ensuivait des paquetages pesants,
mais aussi une inadaptation de l’alimentation à la chaleur en particulier.
Les expériences d’initiatives locales et l’adjonction de supplétifs allégeaient
les unités de la Légion, mais elle avait en contrepartie un inconvénient :
un supplétif, même bien intégré à son unité, même de grande valeur, ne
pouvait pas la suivre si elle changeait de zone, voire de secteur. D’ailleurs,
beaucoup auraient refusé, car ils vivaient souvent avec leur famille, ou du
moins proche des leurs. L’objectif final était le remplacement progressif des
supplétifs par des réguliers qu’une étude appelle « réguliers-tirailleurs »18.
Néanmoins, le facteur décisif fut le manque d’effectifs des tfeo. Latent
dès 1946, il devint le mal chronique des fteo. De février 1948 à février 1949,
ils ne varièrent pas (76 943 hommes contre 76 644)19. En 1949, la métro-
pole n’envoya que 23 000 hommes sur les 38 000 figurant au plan établi
en 1948. Et les perspectives pour 1950 s’annonçaient difficiles puisqu’un
comité de défense avait fixé à 120 000 le corps expéditionnaire pour 1951.
On refusa l’envoi de 2 000 hommes par anticipation sur 1951, et on prévit
de réduire les maintenances20. Le plan de 108 600 combattants ne fut jamais

15.  Mattei A., Tu survivras longtemps, Paris, O. Orban, 1975, 286 p., p. 137.


16.  shd/dat, carton 10 H 502, n.s. no 465/emift/4/sc du 27 février 1952.
17. Témoignages recueillis par l’auteur.
18.  shd/dat, carton 10 H 3174, étude no ftcvp/i du 10 avril 1951.
19.  shd/dat, carton 10 H 506, f. d’effectifs, 1948-1954.
20.  shd/dat, carton 10 H 502, f. no 2880/faeo/org du 7 novembre 1950.
68 Michel Bodin

respecté ; le 1er juin 1950, les fteo ne comptait encore que 105 789 com-


battants21. On confondait relève, maintenance et renforts à tel point que le
général de Lattre estimait, en février  1951, qu’il avait manqué, en  1950,
13 300 militaires inscrits au plan d’effectifs des fteo22. Les fteo menaient
donc une guerre avec des moyens qui ne correspondaient pas à leurs mis-
sions, d’autant que celles-ci avaient augmenté. Devant un ennemi mordant,
devant les difficultés du terrain et du milieu, les effectifs ne suffisaient plus.
En  1949, le commandement décida d’élargir ses positions dans le delta
tonkinois, c’est-à-dire d’étendre l’occupation territoriale française. Cela
aggrava les charges des fteo. Dans le même temps, en Cochinchine, en
Annam comme au Tonkin, le Vietminh accroissait sa pression. Au sud du
Vietnam, il fallut contrer son offensive tout en continuant la pacification
tandis qu’au centre du Vietnam, Hué était menacée. Au nord, la situation
se dégrada dans toutes les zones périphériques. La rc4 devint l’objet d’at-
taques sanglantes qui décimèrent les convois qui ravitaillaient les postes
échelonnés tout au long de la frontière chinoise. De plus, avec l’arrivée
des communistes de Mao  Zedong aux frontières du Tonkin, on redou-
tait un assaut de l’armée rouge chinoise. Les fteo n’avait plus les effec-
tifs pour tout faire correctement partout et en même temps. Puisqu’on
ne voulait pas faire appel au contingent, il ne restait que deux solutions :
relancer le processus des armées nationales et étendre le jaunissement à la
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Légion. Recruter sur place permettait de trouver des hommes sans perdre
de temps dans les transferts de France en Indochine. De plus, en cette
période d’après-guerre et de reconstruction, lever des autochtones offrait
un avantage économique patent. Compte tenu des coûts de transport et
d’entretien, des soldes et de leurs accessoires comme des primes de toute
nature et des éventuelles pensions, un autochtone revenait deux fois moins
cher qu’un Européen, de sorte qu’on pouvait recruter sans faire de vagues
en métropole. Un exemple : au début de 1950, un légionnaire avait droit
à 15 piastres journalières pour sa prime d’alimentation, un autochtone à
7 piastres. Qui, en outre, se soucierait de la mort d’autochtones ?
Le contexte politico-militaire, tant en France qu’au Vietnam, éclaire les
décisions du général de Lattre, qui reviennent en fait à jaunir encore plus
les effectifs de la Légion. Conscient de la faiblesse numérique des fteo,
le général décida que tout bataillon aurait un frère jumeau indochinois.
Cela répondait au souci d’impliquer les Indochinois dans la guerre et de
leur donner des responsabilités accrues de façon à préparer au mieux leur
émancipation. S’appuyant en particulier sur les désirs des Vietnamiens et
de leur empereur Bao Daï, qui voulaient avoir une armée nationale sym-
bolisant leur indépendance, chaque binôme devenait non seulement une
unité de plus, mais aussi un centre d’instruction pour les futures formations
nationales23.

21.  shd/dat, carton 10 H 506, f. d’effectifs, 1950.


22.  shd/dat, carton 10 H 184, n. du 8 février 1951. Pour une vision d’ensemble de la question
des effectifs des fteo, voir Bodin M., La France et ses soldats, Indochine, 1945-1954, op. cit.
23.  shd/dat, carton 10 H 2283, no 3417 du 16 février 1952.
Le jaunissement de la Légion en Indochine, 1950-1954 69

Les méthodes

Trois furent employées.


L’amalgame, c’est-à-dire l’introduction dans des unités existantes d’un
certain nombre de soldats autochtones. Les deux bep constituent un exem-
ple parlant. Après l’anéantissement du 1er bep sur la rc4 en octobre 1950,
l’unité ne pouvait être recréée qu’avec les survivants, les hommes restés
en base arrière ou indisponibles au moment du parachutage sur la rc4 et
les légionnaires des compagnies de renfort ou de maintenance. En jan-
vier 1951, on dissolut les compagnies de renfort, et on créa un nouveau
1er bep avec une compagnie indochinoise parachutiste de la Légion étran-
gère (ciple) faisant office de 4e compagnie constituée en mars 1951. Les
discussions sur l’organisation des bep reprirent celles qui avaient précédé la
création des cip dans les bataillons parachutistes coloniaux. Soit on affectait,
dans chacune des compagnies, une section indochinoise ; soit on regrou-
pait les autochtones dans une compagnie. Ce fut ce dernier choix qui
prévalut aussi à la Légion. La ciple du 1er bep prit l’appellation de 1re ciple
et celle du 2e, de 2e  ciple. La 1re  ciple devint 4e  compagnie du 1er  bep
et la 2e, 8e  compagnie du 2e  bep. D’autres bataillons d’infanterie furent
progressivement transformés en unités mixtes. On parle de bataillons de
Légion de type L2. En mai 1952, les bataillons de type L2 devaient théo-
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riquement comporter 834  hommes dont 147  autochtones (I, II/3e  rei ;
I, II, III/5e rei). 21. Au 1er rec, la décision fut prise en 1950. Le régiment
était déjà habitué à travailler avec des autochtones dans les commandos.
Cependant, les annonces de métropole et d’Algérie firent craindre des pro-
blèmes d’effectifs sévères par manque de légionnaires. Une étude initiale de
début mars 1951 préconisait une intégration progressive des autochtones ;
on les emploierait comme éclaireurs dans les groupes de soutien portés et à
la garde de la base de Tourane. Ce système aurait eu l’avantage de dégager
un certain nombre de légionnaires de leurs tâches, ce qui aurait permis
alors de les affecter à l’encadrement des engagés autochtones. On se méfiait
donc des Indochinois, car le jaunissement avait montré ses limites au cen-
tre du Vietnam (meilleurs éléments recrutés par le Vietminh, désertions et
trahisons, manque de combativité en certaines occasions), et on ravalait ces
hommes à des fonctions d’auxiliaires, ce qui en dit long sur la considération
des Indochinois par la hiérarchie légionnaire. Cependant, la même étude
souhaitait que deux pelotons supplétifs fussent accordés à tout escadron24.
Par communication téléphonique du 22 mars 1951, le commandement des
ftcv demanda au commandant du 1er rec d’étudier deux possibilités de
jaunissement en mars 1951 et de choisir en fait entre un dédoublement des
escadrons ou une adjonction d’éléments autochtones dans les escadrons.
La réponse fut très claire. Le jaunissement des échelons de soutien ferait
gagner de 50 à 55 légionnaires par escadron de combat, soit entre 150 et

24.  shd/dat, carton 10 H 3174, f. no 35/1rec/i/org du 3 mars 1951.


70 Michel Bodin

165 hommes pour les formations du Centre-Annam. Si on dédoublait, le


nombre des pelotons de combat pourrait passer de douze à dix-sept, et si
on y « injectait des autochtones », on augmenterait les capacités opéra-
tionnelles des pelotons blindés de reconnaissance qui manquaient toujours
d’un soutien et d’une bonne cohésion pour accomplir correctement leur
mission. En effet, à maintes occasions, pour pallier le déficit légionnaire,
le soutien porté était pris sur les compagnies d’intervention de secteur.
C’était une mauvaise solution, puisque cela amoindrissait le potentiel de
ces unités et que ces dernières changeaient au gré des structures. À la fin
de 1951, les escadrons de crabes et les pelotons de lvt étaient jaunis à plus
de 50 %, tandis que les compagnies portées l’étaient à plus de 70 %25.
Après les premières expériences, un jaunissement plus intense fut envi-
sagé. Ainsi, on se proposa de transformer deux bataillons standards Légion
du 2e  rei en trois bataillons Légion autochtones. Devant les remarques
du commandant de corps, l’idée ne vit pas le jour. Celui-ci estimait que
les deux bataillons du 2e rei de type « normal Légion » assureraient, avec
une addition de supplétifs, des missions territoriales incompressibles, que
les besoins de la garde vietnamienne interdiraient un recrutement de
nouveaux supplétifs et que le jaunissement accroîtrait le sous-effectif des
bataillons existants. Donc, selon lui, il aurait fallu attendre que la garde viet-
namienne fût opérationnelle pour lui transférer des missions assurées par le
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2e rei. Mais en tout état de cause, il souhaitait, pour former trois bataillons
mixtes de type Tonkin, un renforcement de 500  légionnaires, et pensait
qu’il lui faudrait plusieurs mois pour mettre sur pied les unités projetées26. Il
concluait dans une note de synthèse : « Il semble préférable de disposer de
ces deux unités seulement plutôt que de les dévaloriser par un amalgame
hâtif avec des autochtones, pour créer trois bataillons qui ne seraient que
des ersatz d’unités de Légion »27.
—  La substitution, c’est-à-dire le remplacement de légionnaires par des
autochtones.
—  Ce fut particulièrement le cas dans les unités spécialisées comme les
compagnies du matériel, du train ou du génie.
— La mise sur pied de bataillons mixtes dès leur constitution.
La première expérience fut le IV/13e dble constitué en Cochinchine
en avril 1950 avec 548 autochtones sur 834 hommes. En 1951, cinq autres
formations découlaient directement, d’une part, des ordres du général de
Lattre de février 1951 qui établissait pour les bataillons étrangers les effec-
tifs théoriques européen et autochtone, et d’autre part, de la directive du
commandement de la Légion. Le 3 mars 1951 apparurent ainsi le IV/2e rei
type L2 Annam (308 Indochinois sur un total de 834 hommes), le III/3e rei

25.  shd/dat, carton 10 H 3174, f. 35.1rec/i/org du 3 mars 1951, et Ivanoff H., Le 1er rec en


Indochine, 1947-1956, mémoire de maîtrise, 1982, 192 p. et annexes.
26.  shd/dat, carton 10 H 3174, f. no 150/2re/ts du 20 mars 1951.
27.  shd/dat, carton 10 H 3174, f. sur le jaunissement des bataillons de la Légion étrangère du
15 mars 1951.
Le jaunissement de la Légion en Indochine, 1950-1954 71

recréé avec des autochtones après l’anéantissement total de son homo-


nyme en octobre 1950 sur la rc4 (type L2), mais aussi les IV et V/3e rei
ainsi que le IV/5e rei de type S1 qui incorporaient 640 Indochinois sur
834 hommes28.
Au 22  juin 1950, 6  668  légionnaires autochtones (sans compter les
personnels du génie Légion) étaient sous les drapeaux (216 au 2e rei, car le
recrutement n’était pas encore terminé, 2 264 au 3e, 1 374 au 5e, 642 à la
13e dble, 810 pour les deux bep, 1 162 pour le 1er rec). On en comptait 583
le 13 avril 1950, et 2 062 le 5 avril 195029. À partir de 1952, le nombre de
légionnaires autochtones diminua régulièrement à cause du développement
des armées nationales. Petit à petit, les unités mixtes passèrent à l’armée
nationale du Vietnam. Ainsi, le IV/3e rei devint 74e bvn en janvier 1952 ;
le IV/13e dble, 68e bvn en février 1953 ; le V/3e rei, 76e bvn en mai 195330.
Parallèlement, on renforça six bataillons (1er, 2e et 3e  bataillons des 3e et
5e rei) de 143 légionnaires européens, soit 687 hommes sur 834 théoriques,
de façon à ce que seule la 4e compagnie soit autochtone avec 170 hommes.
En  1953, on uniformisa les effectifs des bataillons mixtes ; tous devaient
avoir 834 hommes dont 147 Indochinois, sauf le IV/2e rei qui compre-
nait 834 légionnaires dont 300  autochtones, mais tous étaient regroupés
sous le nom de bataillons de Légion mixtes de type L2. Au cours de 1953,
d’autres formations mixtes redevinrent de type L1 blanc (III et V/3e rei et
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III/5e rei). Dans le même temps, le IV/2e rei s’aligna sur les bataillons mix-
tes standards pour son effectif total, soit 834 hommes, mais ils comptaient
550 autochtones. À l’automne 1953, la déflation continua, et on opéra un
blanchiment des bataillons mixtes du fait du développement de l’armée
nationale du Vietnam31.

Méthodes de recrutement et recrutés

Plusieurs solutions s’offrirent aux unités. D’abord, il y eut des campa-


gnes de recrutement organisées par les corps eux-mêmes parmi les popula-
tions d’implantation des unités. Ainsi, en 1950, quatre recruteurs cadres de
la 13e dble furent chargés de trouver 600 autochtones, soit les deux tiers du
IV/13e dble à mettre sur pied. Ce petit groupe accompagné d’un médecin
partit dans la région de Rach Gia accompagné de quelques Cambodgiens
pour faire de la propagande. Après avoir contacté l’officier de renseigne-
ments du secteur, cette équipe aidée d’indicateurs cambodgiens passa dans
les villages. Elle emmenait avec elle des tenues neuves, et des interprè-
tes traduisaient les propos des officiers. Les officiers soulignaient l’intérêt

28.  shd/dat, carton 10 H 184, état des bataillons de mai 1952.


29.  shd/dat, cartons 10 H 488 f. no 1465/emift/ du 22 juin 1952, 10 H 186, état des bataillons
de mai 1952 et 10 H 3174, n. 744/faeo/org du 5 avril 1950.
30.  shd/dat, carton 10 H 186, état des bataillons de mai 1953, et bo du ministère de la Guerre
no 327/4 du 1er février 1957.
31.  shd/dat, carton 10 H 488, no 10542/emift/bp/le du 20 décembre 1952, no 941/emift/bp/
sile du 1er juillet 1953 et n 7839/emift/bp/le du 1er septembre 1953.
72 Michel Bodin

des soldes (6 piastres par jour) et des primes (car la région était considé-
rée comme pauvre), la possibilité de faire vivre décemment les familles,
la menace du Vietminh et le prestige de l’uniforme32. Ces tournées de
recrutement étaient menées avec le concours des troupes de secteurs, mais
souvent aussi avec l’appui d’anciens tirailleurs et des chefs de villages. Le
recrutement se faisait ensuite avec des volontaires qui venaient spontané-
ment offrir leurs services pour des raisons très diverses : désir de vengeance
contre le Vietminh, haine des Vietnamiens des plaines, attrait de la solde,
recherche de l’aventure ou du prestige parfois pour des mobiles politiques
ou religieux, en particulier dans les régions habitées par les Khmers Kroms
(Cambodgiens de Cochinchine). Il n’était pas rare que des compagnies en
cours d’opérations ramènent avec elles des hommes qui voulaient fuir le
système vietminh et qui ne voyaient qu’une solution : partir avec la troupe
et s’engager. Enfin, pour la mise sur pied des unités mixtes, au départ, on
puisa dans les formations supplétives et dans des corps des troupes colonia-
les déjà jaunis en choisissant les hommes les mieux aguerris, ce qui suscita
parfois chez eux un ressentiment contre les autorités militaires.
Tout volontaire devait théoriquement pouvoir justifier de son identité,
et on préférait des hommes mariés aux célibataires, malgré les problèmes
que pouvait causer la proximité des familles. On levait des hommes de
moins de quarante ans de corpulence robuste, mais au 1er rec, on préféra
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des soldats de petite taille pour en « caser » un peu plus dans les véhicules
de combat. Après le filtrage de sécurité (parfois une rapide enquête auprès
des autorités locales ou villageoises,) les volontaires passaient devant une
commission médicale. Les candidats retenus émargeaient leur engagement,
la plupart du temps avec leur index33.
On levait des hommes dans leur secteur d’habitation, ce qui était un
gage de fidélité puisqu’ils pouvaient avoir le sentiment de défendre leur
terre et leurs proches. A contrario, ce système pouvait donner au Vietminh
un moyen de pression fort pour amener les tirailleurs à déserter ou à trahir.
Les légionnaires autochtones restaient donc dans leur région d’origine, sauf
ceux qui avaient rejoint les deux bep, bataillons d’intervention et de réserve
générale, c’est-à-dire aptes à opérer sur tout le territoire indochinois. On
évitait le panachage ethnique dans les sections, mais les difficultés de recru-
tement faisaient que les bataillons recélaient des hommes de diverses ori-
gines. En  1952, la 2e  ciple comptait des Muong, des Tho, des Thaï, des
Méo et des Vietnamiens. Au IV/13e dble, les 14e et 16e compagnies étaient
formées de Vietnamiens issus de toute la Cochinchine, tandis que les 13e et
15e compagnies se composaient de Cambodgiens levés dans les régions de
Rach Gia et de Soc Trang. Le IV/2e rei puisa parmi les Montagnards, les
Rhadès, les Banars et les Sedang principalement34.

32.  Documentation du cmidom.


33.  Documentation du cmidom sur la 13e dble.
34.  Simonin P., Les Bérets blancs de la Légion en Indochine, Paris, Albin Michel, 2002, 219 p., et shd/
dat, carton 10 H 3174, synthèse sur le jaunissement du 2e rei, 1951 et L. no /zn/ du commandant de
la zone nord au commandant des ftcvp de mars 1950.
Le jaunissement de la Légion en Indochine, 1950-1954 73

Les légionnaires autochtones appartenaient à l’infanterie coloniale, mais


entraient organiquement dans la constitution des bataillons mixtes35.
Comme dans toutes les formations à base d’autochtones, l’instruction
prend une allure particulière, tant, a priori, les difficultés paraissent insurmon-
tables. Il fallait une instruction simple, efficace, rapide et capable d’effacer
au plus vite les obstacles de la langue. À l’aide d’interprètes et de soldats
connaissant le français, il fallait former en peu de temps des groupes homo-
gènes aptes au combat. On privilégia l’étude des armes et de leur emploi
par mimétisme. Le légionnaire européen devenait alors une sorte de modèle.
Ce système avait, en outre, l’avantage d’une meilleure connaissance réci-
proque des hommes, donc de créer une rapide cohésion dans les sections.
La formation dépendait d’abord de la valeur des légionnaires. On s’aperçut
vite que les Allemands étaient peu aptes au commandement d’autochtones
à cause de préjugés raciaux, d’un esprit à la prussienne et sans doute d’un
esprit légionnaire trop marqué. Dans de nombreux cas, cela nécessita, de
la part des chefs, des mises au point qui préconisaient de la souplesse dans
une certaine fermeté ainsi qu’une connaissance minimum de la psychologie
de l’autochtone. Le commandant de la 13e dble, après les premières expé-
riences, souhaitait qu’on fasse une sélection attentive des hommes qu’on
envoyait à son 4e bataillon36. Si, dans les unités déjà existantes, on pouvait
trouver l’encadrement ou l’ossature légionnaire en changeant les répartitions
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entre les formations dans les unités créées ex nihilo, le problème était diffé-
rent. Puisque les bataillons mixtes étaient administrativement rattachés à une
unité, on puisait dans celle-ci les effectifs nécessaires que l’on amalgamait
avec des éléments arrivés en renfort ou pris dans d’autres formations. Ainsi,
pour le IV/2e rei, on ponctionna 16 officiers aux trois autres bataillons en
attendant l’arrivée de deux officiers embarqués sur le Pasteur en avril 195037.
L’encadrement européen posa d’emblée un certain nombre de problèmes.
D’abord, la mauvaise volonté de commandants de bataillon qui profitèrent
de l’occasion pour se débarrasser de leurs cadres les moins performants,
ce dont on accusa directement les chefs de bataillon des I, II, III/13e dble,
début 1950, alors que le colonel commandant le corps avait demandé une
sélection rigoureuse38. Ensuite, du fait du déficit chronique en effectifs, toutes
les unités présentèrent des doléances et demandèrent que tous les hom-
mes dispersés reviennent à leur unité le plus vite possible  : les militaires
détachés pour des stages de spécialisation, les officiers envoyés en mission
dans des états-majors, les légionnaires qui avaient été prêtés à d’autres unités.
Début 1952, il manquait neuf adjudants et adjudants-chefs au IV/2e rei39.
En septembre 1952, le commandant du 2e rei qui faisait part du déficit en
officiers de son 4e bataillon suggéra qu’on comble les manques en prenant

35.  shd/dat, carton 10 H 3174, r. 40/2rei/org/s du 1er juin 1950.


36.  shd/dat, carton 10 H 3174, n.s. no 744/faeo/org du 5 avril 1950, no 1970/faeo/bleo du
5 avril 1950, et étude du cmidom sur le IV/13e dble.
37.  shd/dat, carton 10 H 3174, télégramme no 1043/ac du 17 avril 1950.
38.  shd/dat, carton 10 H 3174, documentation du cmidom.
39.  shd/dat, carton 10 H 3174, no 402/po du 5 septembre 1952 et no 173/s/2rei du 10 août
1950.
74 Michel Bodin

quelques officiers aux trois autres bataillons qui, selon lui, n’avaient « pas de
charges supérieures à celles du IV » et en demandant qu’un sous-lieutenant
du train blindé lui soit rendu40. On parfois l’impression d’une mesquinerie
tatillonne pour « grappiller » quelques moyens supplémentaires. Pourtant, il
est vrai que la plupart des unités souffraient d’un déficit en officiers et en
sous-officiers européens et que des ponctions accentuaient encore la pénu-
rie. De nombreux chefs de corps mettaient en avant le fait que le légionnaire
devait être bien encadré pour obtenir un bon rendement, donc se priver de
quelques cadres revenait, en fait, à diminuer la valeur des unités de la Légion
et à casser l’homogénéité des formations. Début 1951, les tableaux d’effectifs
théoriques firent tomber de 22 à 15 le nombre d’officiers par bataillons. Cela
augmentait encore le déficit sur le terrain. En mai 1952, au IV/13e dble, il
manquait des officiers : quatre (18 présents au lieu de 22), quatre au IV et
V/5e rei et deux au III/5e rei. Cependant, un examen approfondi de tou-
tes les unités « jaunies » montre que le commandement fit un effort réel
pour doter ces unités du nombre réglementaire d’officiers. En mai 1952, six
bataillons avaient un excédent d’officiers (quatre de plus au III/5e rei, deux
aux I et II/3e rei ; en mai 1953, ils étaient encore cinq, mais le nombre des
bataillons était passé de treize à huit. Le problème était à la fois similaire et
différent pour les sous-officiers. En mai 1952, le déficit était sévère pour six
bataillons sur treize ; il atteignait 30 au IV/5e rei et 32 au IV/13e dble. Un
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an plus tard, la crise semble être passée puisque toutes les unités font le plein
avec parfois de légers excédents comme les deux bep41. Cela entraîna toujours
une gêne pour le jaunissement, d’autant plus que les difficultés à former des
cadres en Indochine étaient grandes et que la base de Sidi-bel-Abbès n’avait
pas les moyens d’en envoyer plus. Le 1er rec insistait particulièrement sur
cette question et précisait en outre que tous les hommes qui avaient montré
de réelles qualités « avaient déjà été sortis du rang »42. Enfin, les légionnaires
qui parlaient déjà mal le français n’avaient pas vocation à être instructeurs ;
d’ailleurs, beaucoup n’étaient pas venus à la Légion pour entraîner les autres,
dit un rapport. Il y eut donc un problème de la qualité de l’encadrement,
accentué par une baisse quasi générale des qualités des membres de la Légion.
Ce n’était pas l’apanage de la Légion, mais ce déficit prenait une ampleur
particulière au regard des caractéristiques des légionnaires et des bataillons,
souvent unités d’intervention43.
Comme toutes les unités mixtes ou fortement jaunies, les formations de
légionnaires rencontrèrent des difficultés.
La coexistence entre les nationalités et les communautés ne généra pas
les soucis qui avaient été a priori mis en avant. Globalement, il n’y eut jamais
de heurts sévères entre les composantes. Néanmoins, on connut des ten-
sions pour des femmes ou pour des affaires de jeu44.

40.  shd/dat, carton 10 H 3174, r. 173/po/2rei du 3 mars 1951.


41.  shd/dat, carton 10 H 186, état des bataillons, mai 1952 et mai 1953.
42.  shd/dat, carton 10 H 3174, f. no 35/1rec/i/org du 17 mars 1951.
43. Témoignages recueillis par l’auteur.
44. Témoignages recueillis par l’auteur.
Le jaunissement de la Légion en Indochine, 1950-1954 75

La fidélité ne fut pas un réel souci, même si les commandants d’uni-


tés statiques la redoutaient. Le commandant du 2e  rei signalait, dans un
rapport semestriel, qu’il n’y avait ni déserteurs ni transfuges vers l’anvn45.
Certes, des tirailleurs désertèrent ou passèrent à l’ennemi. En avril 1950,
six montagnards issus de tribus peu guerrières et incorporés depuis peu
disparurent sans déserter à l’ennemi. Ces soldats peu confirmés provenaient
des bmeo qui n’avaient pas fait attention à leur territoire d’origine ; ils ne
pouvaient donc pas, de temps à autre, aller dans leur village pour voir leurs
parents et revivre leurs coutumes. En fait, dans leur esprit, ces jeunes gens
ne désertaient pas, mais rentraient chez eux, lassés du rythme des opéra-
tions. De plus, des négligences dans la gestion (soldats arrivés sans ccp, mili-
taires sans vrais contrats…) leur faisaient craindre de ne pas être payés. Ils
considéraient donc que puisqu’on ne faisait pas attention à eux, ils étaient
libres de partir46. Seulement à la longue, ce genre de mésaventure donnait
raison aux détracteurs des autochtones, et on vit des compagnies ne plus
avoir confiance en eux47. Les commandants de bataillons demandaient alors
l’autorisation d’éliminer les éléments peu sûrs et de renvoyer dans leurs
foyers tous les hommes en fin de contrat. Tous souhaitaient disposer de
papiers d’identité incontestables quant à l’origine des volontaires48.
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La valeur des autochtones

La valeur des autochtones fut extrêmement variable en fonction de


l’époque, de leur origine ethnique, de leur emploi, de la nature des com-
bats et de l’efficacité de l’encadrement. Les Montagnards n’avaient pas très
bonne presse. On leur reprochait d’être grégaires, de requérir une longue
période d’entraînement pour devenir vraiment opérationnels, de ne pas
faire les efforts nécessaires pour s’adapter à des secteurs différents des leurs
et de n’avoir qu’un désir : y retourner le plus rapidement possible, ce qui
nuisait à leur moral et à leur état d’esprit, sans compter celui des légion-
naires européens. En novembre 1950, le commandant du IV/2e rei notait
le scepticisme et le mécontentement des officiers du bataillon qui avaient
dû accepter le remplacement d’« Annamites » par des Montagnards en qui
ils avaient moins confiance49. L’appréciation changea avec le temps. En sep-
tembre 1952, il écrivait encore que « les Annamites étaient décevants pour
ne pas dire plus », mais à la fin de l’année, il affirmait que les autochtones
avaient été parfaitement assimilés et que bons soldats, ardents au combat,
ils avaient été admis dans la communauté légionnaire50. Le commandant

45.  shd/dat, carton 10 H 375, rm du 2e rei du 1er semestre 1952.


46.  shd/dat, carton 10 H 3174, L. du commandant de la 16e compagnie du IV/2e rei au com-
mandant du 2e rei du 25 avril 1950.
47.  shd/dat, carton 10 H 3174, f. sans références de 1953.
48.  shd/dat, carton 10 H 3174, L. no 810/zn du commandant de la zone nord au commandant
des ftcvp.
49.  shd/dat, carton 10 H 375, rm du IV/2e rei de novembre 1950.
50.  shd/dat, carton 10 H 375, rm du 2e rei du 1er semestre et du 3e trimestre 1952.
76 Michel Bodin

du 3e rei à la même époque faisait un constat identique51. Il leur reprochait


surtout de ne guère vouloir se rengager, si bien qu’au 2e rei, on constatait
une incessante noria des effectifs. Cette critique valait tout autant pour les
Vietnamiens. Les revers français, les propagandes et les menaces constantes
du Vietminh jouaient sur ce comportement tout autant que l’attrait de la
vie civile sans risques et le manque de sentiment national. Mais il est vrai
que dans la mentalité vietnamienne, être soldat n’était pas valorisant ; bien
au contraire52. Les Nungs étaient appréciés pour leurs qualités de chasseurs ;
ils étaient très hostiles aux Vietnamiens du Vietminh. On préférait souvent
les Tho aux Vietnamiens des plaines que l’on jugeait moins combatifs. Et un
commandant d’ajouter que beaucoup étaient des guerriers médiocres qui
n’avaient pas leur place à la Légion53. Les réticences se transformaient parfois
en critiques sèches. Ainsi un lieutenant déclare : « Un quart se bat, une moi-
tié passe en face, et le dernier quart attend pour se mettre du côté du vain-
queur »54. Les Cambodgiens devenaient des soldats féroces s’ils avaient des
comptes à régler avec l’adversaire, mais on leur reprochait souvent un sens
élastique de la discipline55. Réserves et réticences ont été parfois sévères. Le
2e bep en voulait aux Indochinois d’attendre la fin de leur contrat, de rom-
pre la cohésion du bataillon, d’encombrer l’unité de femmes et d’enfants,
et en fait de vouloir rentrer chez eux. « Ils ont gêné le bataillon au point
que le commandant n’en voulait plus comme renfort »56. À l’inverse, d’autres
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portaient un jugement plus favorable sur les autochtones. La 13e  dble se
montre globalement satisfaite ; le lieutenant Boone est « persuadé qu’un
Indochinois encadré par deux légionnaires vaut un légionnaire ».57 Au
1er bep, on considérait malgré tout que la valeur combative des autochtones
était honorable ; son commandant notait : « La ciple n’a rien à envier aux
autres compagnies même si les para locaux répugnent au corps-à-corps »58.
Dans le génie, des témoins relèvent que les autochtones constituent avec les
légionnaires des équipes qui se complètent à merveille. Les premiers, plus
frêles, font d’excellents mécaniciens tandis que les seconds, plus robustes,
manient les engins de terrassement. On a l’impression que c’était avant
tout la hiérarchie qui se plaignait le plus du jaunissement et que dans les
unités, les Indochinois auraient été plus acceptés que ne le laissaient penser
certains jugements. En 1952, les autochtones étaient considérés comme de
vrais légionnaires, d’autant que leurs désertions étaient moins nombreuses
que celles des « Képis blancs »59. L’osmose était parfois réalisée. Au 1er bep, des
sous-officiers se cotisèrent pour que leurs camarades de combat vietnamiens

51.  shd/dat, carton 10 H 375, rm du V/3e rei du 2e semestre 1952.


52.  shd/dat, carton 10 H 375, rm du V/3e rei du 1er semestre 1952.
53.  shd/dat, carton 10 H 375, rm du 5e rei du 1er semestre 1952.
54. Témoignages et Basset, « Journal de marche, Indochine, 1951-1952 », p. 31.
55. Témoignages recueillis par l’auteur.
56.  shd/dat, carton 10 H 376, rm du 2e bep du 1er semestre 1954.
57.  shd/dat, carton 10 H 375, rm du IV/13e dble du 1er semestre 1951.
58.  shd/dat, carton 10 H 376, rm du 1er bep du 2e semestre 1951.
59.  shd/dat, carton 10 H 375, rm du 5e rei du 1er semestre 1952.
Le jaunissement de la Légion en Indochine, 1950-1954 77

puissent avoir accès aux repas du mess, tandis qu’au IV/5e rei, des cadres
accompagnèrent les Nungs qui rechignaient à rejoindre le 74e bvn60. Dans la
troupe, les contacts se passaient sans anicroches. Certains légionnaires plus
rigides ne voyaient pas d’un bon œil qu’on accepte des Indochinois des
entorses à la discipline contraires à ce qu’ils avaient appris à Sidi-bel-Abbès.
Certes, ils n’aimaient pas le corps-à-corps ni les travaux de terrassement ou
de fortification, mais ils apportaient une grande finesse dans les fouilles de
maisons et une capacité aux déplacements silencieux. Dans certaines unités,
on finit par les considérer comme des légionnaires d’une nationalité non
européenne, et on s’accommoda de leur présence, surtout si le jaunissement
ne dépassait pas les 30 %61.
En dépit des difficultés, des oppositions et des récriminations, le jau-
nissement s’avéra une expérience pleine d’enseignements et de richesses
pour la Légion. Dans de nombreux cas, l’amalgame fut une réussite à tel
point que de nombreux Indochinois préféraient encore rester à la Légion
plutôt que d’intégrer les unités de l’armée nationale vietnamienne même
avec un avancement. Beaucoup avaient pris conscience d’être des soldats
réguliers de l’armée française, conclut le commandant du IV/2e rei pour
décrire l’ambiance qui prévalait au moment du transfert de son bataillon
à l’anvn62.
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Les difficultés du recrutement

L’enrôlement de nouveaux soldats se heurta aux difficultés que connais-


saient les unités régulières des fteo. Lors des commissions d’engagement
se présentaient une multitude de volontaires mais, en général, plus de la
moitié était rejetée. Venaient en premier lieu des questions de sécurité  :
on refusait tout volontaire qui ne pouvait fournir des papiers d’identité
ou de sérieuses garanties villageoises ou familiales. Puis, les candidats jugés
trop âgés ou ayant à charge une famille trop nombreuse étaient écartés.
Enfin, les déficiences physiques étaient rédhibitoires pour de nombreux
autochtones. Lorsque le IV/13e dble essaya de lever 200 hommes dans la
région de Rach Gia, sur 600 postulants, il ne put réellement trouver que
120 « futurs légionnaires »63.
La concurrence des autres forces de l’Union française ralentit les enrôle-
ments. Lever des hommes à partir de 1950 arrivait à une mauvaise période
du fait du développement de l’anvn. La concurrence fut encore accrue
avec les dispositions du gouvernement vietnamien qui décréta la mobi-
lisation générale. Des mesures maladroitement appliquées pour la consti-
tution des bataillons mixtes jumeaux selon les ordres du général de Lattre

60.  shd/dat, carton 10 H 375, rm du IV/5e rei du 1er semestre 1953.


61.  shd/dat, carton 10 H 375, rm du 5e rei du 1er semestre 1952 et témoignages.
62.  shd/dat, carton 10 H 375, rm du IV/2e rei du 2e semestre 1954.
63.  Documentation du cmidom sur IV/13e dble.
78 Michel Bodin

contrecarrèrent les levées. On vit des supplétifs obligés de rejoindre les


troupes régulières rechigner et parfois déserter64. Les minorités étaient en
outre pressurées par le gcma et l’apvn.
Enfin, les succès vietminh contribuaient aussi à décourager les bon-
nes volontés et, dans maintes régions, les hiérarchies parallèles de l’apvn
contrebalançaient la propagande des recruteurs des fteo en faisant planer
de sérieuses menaces sur les engagés et leurs proches.
Les difficultés gênèrent l’enrôlement plus qu’elles ne l’entravèrent. Il
faut plutôt parler de ralentissement bien qu’à certains moments, le recrute-
ment de réguliers ait été momentanément impossible comme en avril 1951
au centre du Vietnam, à cause de l’organisation de la garde nationale viet-
namienne. En mars  1951, le 2e  bep et le 3e  rei étaient au complet65. En
mai 1952, les dix bataillons de Légion avaient même un léger excédent,
sauf pour les officiers indochinois. Une année plus tard, deux bataillons sur
six connaissaient un déficit important (90 autochtones au III/3e rei et 56
au I/5e rei)66.

La vie dans les unités

Dans les premiers temps de la guerre, les bataillons légionnaires se plai-


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gnaient de ne pas recevoir de grandes tailles pour leurs effets et leurs chaus-
sures67. Après 1950, les formations jaunies se mirent à réclamer de petites
tailles et de petites pointures pour leurs autochtones. Et à maintes reprises,
elles manquèrent68. Cependant, au regard des effets neufs de l’anvn, les
tenues des autochtones de la Légion ne soutenaient pas la comparaison.
Le commandant du 2e rei constatait que ses hommes souffraient de ne pas
satisfaire leur coquetterie69. Dans des formations à l’esprit de corps très
clairement affirmé, les signes distinctifs dans les uniformes prennent une
importance particulière. Si le képi blanc était la marque de l’appartenance
à la Légion, il était impossible de fournir ce couvre-chef aux autochtones.
On hésita longtemps avant de choisir un couvre-chef, et on vit fleurir
toute sorte de suggestions plus ou moins sérieuses comme des bérets à
carreaux verts et rouges ou à spirales vertes et rouges. Finalement, à la
13e dble et au 5e rei, on opta pour des bérets blancs à rubans d’abord verts
et rouges puis noirs.
L’intendance devait organiser deux ordinaires avec des besoins alimen-
taires très différents. Les légionnaires européens réclamaient du pain, du vin
ou de la bière, tandis que les autochtones souhaitaient recevoir plus de riz et

64.  Bodin M., Le Corps expéditionnaire français en Indochine, 1945-1954, thèse de doctorat d’État,
Paris, Sorbonne, 1991.
65.  shd/dat, carton 10 H 2283, f. de synthèse du 1er mars 1951.
66.  shd/dat, carton 10 H 186, état des bataillons de mai 1953.
67.  shd/dat, cartons 10 H 375 et 10 H 376, synthèse des rm, 1951-1954.
68.  Documentation du cmidom sur le IV/13e dble.
69.  shd/dat, carton 10 H 375, rm du 2e rei du 1er semestre 1952.
Le jaunissement de la Légion en Indochine, 1950-1954 79

du poisson. Les responsables trouvaient les primes d’alimentation insuffisan-


tes ; un Européen avait droit en 1950 en Cochinchine à 12 piastres par jour,
tandis qu’un Vietnamien en percevait 7. En outre, la présence des familles
nécessitait qu’on protège les femmes qui allaient se ravitailler en organisant
des convois armés. Il fallut revoir les cantonnements en construisant des
casernements différenciés. Les autochtones vivaient généralement sous des
paillotes en bambou avec leurs proches, tandis que les légionnaires étaient
parfois logés dans des bâtiments en dur recouverts de tôle. La défense des
points d’appui en était donc un peu plus compliquée. Quelques chefs de
compagnies tentèrent de monter des écoles quand la situation politico-mili-
taire le permettait. Dans certains cas, la proximité des « camps des mariés »
fut la cause de vols, de disputes et d’affaires de femmes70.
Les contacts entre des hommes éduqués dans une ambiance européenne,
parfois ouvertement racistes, habitués à une atmosphère virile, et des com-
munautés asiatiques présentaient a priori des dangers potentiels de conflits
culturels. C’était d’ailleurs un des principaux arguments des officiers opposés
au jaunissement de la Légion. Pourtant, à bien y regarder, les heurts graves
semblent avoir été une exception. Au contraire, beaucoup de légionnaires,
plus grands et plus robustes, considéraient, peut-être par condescendance, les
autochtones comme de petits frères à protéger, alors que, dans les premiers
temps, beaucoup avaient eu propension à railler leur taille et leur ribambelle
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d’enfants. Au 2e  rei, en  1952, le commandant du régiment note que les
autochtones font « bon ménage avec les légionnaires »71. D’ailleurs, il y eut
parfois de sévères rixes entre ces militaires de l’anvn et des légionnaires qui
avaient pris la défense de leurs camarades autochtones72.
La Légion et les légionnaires mirent longtemps à accepter l’idée du
jaunissement. Les résultats de cette expérience, concluants dans l’ensem-
ble, prouvent, contrairement à ce qu’on affirme souvent, que la Légion
savait s’adapter rapidement aux conditions de la guerre. Elle sut tirer parti
des autochtones, et ceux-ci se montrèrent à la hauteur de ce qu’on leur
demandait. Tout particulièrement, les parachutistes des ciple démontrèrent
des qualités égales à celles de leurs camarades européens en plus d’une
occasion. Dans le fond, on trouve ici la caractéristique traditionnelle de la
Légion : savoir intégrer dans ses rangs des hommes d’horizons différents
pour en faire des soldats hors norme. Le jaunissement était en quelque sorte
la continuité d’une règle d’or de la Légion, l’amalgame et le brassage de
volontaires aux qualités différentes et complémentaires. En fin de compte,
la Légion agissait comme un creuset, transformant les engagés indochinois
en véritables légionnaires, ce qu’ils revendiquaient d’ailleurs fièrement.

Michel Bodin
Docteur ès lettres

70.  Documentation du cmidom sur le IV/13e dble.


71.  shd/dat, carton 10 H 375, rm du IV/2e rei de novembre 1950.
72.  shd/dat, carton 10 H 375, rm du 2e rei du 1er semestre 1952.
80 Michel Bodin

GLOSSAIRE
apvn : Armée populaire du Vietnam
bep : Bataillon étranger parachutiste
bmeo : Bataillon de marche d’Extrême-Orient
bvn : Bataillon vietnamien
cmillat : Corps militaire d’interprètes de langue locale
dble : Demi-brigade de la Légion étrangère
fteo : Forces terrestres d’Extrême-Orient
ftcv : Forces terrestres du Centre-Vietnam
gcma : Groupe de commandos mixte aéroporté
rec : Régiment étranger de cavalerie 
rei : Régiment étranger d’infanterie
tfeo : Troupes françaises d’Extrême-Orient
tfin : Troupes françaises d’Indochine du Nord
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