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d’Approche de la Criticité (Partie (...)
Approche de la L'époque de la
criticité.... technique....
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Entretien avec Jean Vioulac : Autour
d’Approche de la Criticité (Partie I)
mercredi 7 mars 2018, par Baptiste Rappin
Jean Vioulac vient de publier, en janvier 2018 aux Presses Universitaires de France, son
cinquième livre : Approche de la criticité, sous-titré Philosophie, capitalisme, technologie. Il
s’inscrit dans la lignée des quatre précédents, L’époque de la technique aux PUF en 2009, La
logique totalitaire, dans la même maison d’édition, en 2013, Apocalypse de la Vérité chez Ad
Solem en 2014 et enfin Science et révolution aux PUF en 2015, pour lesquels il reçut, en 2016, le
Grand Prix de Philosophie de l’Académie Française récompensant l’ensemble de son œuvre. Cet
entretien est l’occasion de revenir sur sa pensée en général, et les apports spécifiques d’Approche
de la criticité en particulier. Qu’il soit ici vivement remercié de sa disponibilité.
Baptiste Rappin : Cher Jean Vioulac, je fais partie de vos lecteurs réguliers et fidèles, depuis
2009 et la sortie de L’époque de la technique jusqu’à aujourd’hui. Et s’il y a une chose qui me
frappe en premier lieu, c’est que votre pensée me semble être un effort constant pour saisir
l’époque contemporaine comme le lieu d’une crise, peut-être même de la crise. D’ailleurs, le mot
apparaît dans le sous-titre de La logique totalitaire : Essai sur la crise de l’Occident (2013), avant
d’intégrer le titre de votre dernière parution : Approche de la criticité (2018). Mais on le percevait
dès le livre de 2009 dans lequel vous décriviez, dès l’entame, « l’ampleur du basculement d’une
ère à une autre » (p. 15). Comment doit-on alors comprendre ce concept de « crise » ? Et de quelle
« crise » parlez-vous ?
BR : Je reviendrai plus tard sur la possibilité de cet accomplissement et également, bien sûr, sur
les grandes figures de la philosophie que vous venez d’évoquer. Mais je me permets d’insister sur
la dimension méthodologique de votre pensée ; en effet, ainsi que vous le dites dans votre
première réponse, vous faites des acquis de la science contemporaine votre point de départ,
affirmation qui fait écho à votre constat d’un monde aujourd’hui entièrement artificialisé : « Mais
l’univers qui est le nôtre n’est plus naturel, il est artificiel – scientifique, industriel, urbain,
technologique, et pollué –, cette infrastructure planétaire n’est pas création, elle est production,
résultat d’un dispositif dont l’hégémonie et la puissance imposent leur vérité à tous les peuples de
la Terre […] », écrivez-vous ainsi dans Approche de la criticité (page 23). Comment articulez-
vous par conséquent ce constat initial à une ambition phénoménologique et ontologique, alors que
Husserl et Heidegger pensaient encore l’être sous le prisme de la physis, de la « croissance
naturelle » ?
BR : Puis-je ici me permettre d’émettre une réserve, ou plutôt de vous demander une précision ?
Lénine fut l’un des premiers admirateurs de Taylor et du management scientifique, Himmler
importa les techniques des relations humaines (l’importance du « facteur humain » dans la
productivité ouvrière), et des expériences cybernétiques significatives se déroulèrent au Chili et en
URSS. De même, des administrations ou des associations, c’est-à-dire des organisations non
marchandes, s’équipent de systèmes d’information et conçoivent leurs processus internes en
termes de Lean Management. Est-ce donc à dire que cette diversité de situations
organisationnelles, politiques et historiques se trouvent toutes absorbées dans la catégorie du
capitalisme ? Et, de plus façon plus générale, peut-on établir un strict isomorphisme entre
capitalisme et révolution industrielle de telle sorte que les structures des deux ensembles se
recoupent parfaitement ?
JV : Vous parlez de « révolution industrielle », et c’est le concept qui s’impose en effet après des
analyses qui mettent le monde du travail au fondement et se déploient donc à partir d’une
ontologie de la production. La situation de crise qui définit les XIXe et XXe siècle et ce début de
XXIe siècle n’est autre que l’ensemble des répliques d’un séisme fondamental, la révolution
industrielle. Ce qui permet de situer notre époque dans l’histoire : elle est la seconde révolution
totale après la révolution néolithique qui, il y a une centaine de siècles, a fait passer l’humanité de
la préhistoire à l’histoire. Encore ce processus fut-il très lent, à partir d’une aire géographique très
limitée, et ceux qui l’ont vécu ne se sont rendu compte de rien. La révolution industrielle a
bouleversé l’existence des hommes, le monde lui-même et les conditions de la vie sur terre, en
moins de deux siècles, et pour tous les peuples de la planète ; ces bouleversements sont tellement
rapides qu’ils sont visibles à l’échelle d’une vie d’homme. Ce qui permet d’introduire un autre
concept, celui de révolution : penser la crise, c’est tout autant penser la révolution ; dire que nous
sommes dans une situation critique, c’est dire que nous sommes dans une situation
révolutionnaire. Marx a donc analysé une révolution qui avait déjà eu lieu, sans que personne ne
l’ait décidé, et il l’a définie par l’avènement du capitalisme, compris comme « révolution
économique totale », il montre ainsi que quand on parle de révolution industrielle, on parle en
vérité de la révolution capitaliste. Révolution authentique parce qu’elle est l’inversion pure et
simple du producteur et de son produit : le travail est soumis à l’objectivité de la valeur, qui n’a
pourtant d’autre source que le travail. Le sujet est ainsi soumis à son propre objet, et Marx définit
fréquemment le capitalisme par « l’inversion du sujet et de l’objet ». Dans le processus
d’avènement du capitalisme, la révolution industrielle proprement dite est le moment de la
« subsomption réelle » du processus de production, moment où le capitalisme met en place
l’infrastructure technique qui lui est nécessaire. C’est-à-dire le machinisme, qui se définit par la
même inversion : alors que l’outil est au service du travailleur, le travailleur est au service de la
machine. La question que vous posez est absolument fondamentale : il s’agit de savoir si le
rapport entre machinisme et capitalisme est structurel ou conjoncturel. Il me semble que dans son
analyse du capitalisme, Marx tend à montrer qu’il est structurel, mais que quand il envisage la
révolution communiste, il fait le pari qu’il y a un autre usage possible de ce système machinique.
Je ne suis pas sûr qu’il puisse y avoir de réponse théorique à cette question. Jusqu’ici, l’histoire
tend à indiquer que le rapport entre machinisme et capitalisme est structurel. Il ne faut pas être
dupe en effet de la propagande soviétique qui prétendait proposer une alternative au capitalisme,
puisque le bolchevisme n’a rien fait d’autre que déchaîner la révolution industrielle en Russie sous
la forme d’un capitalisme industriel d’État fondé sur l’expropriation des paysans, leur
prolétarisation et leur exploitation et, comme vous le soulignez, qu’il a massivement taylorisé la
production : il est même possible de voir dans le stakhanovisme un triomphe du management.
C’est d’ailleurs en URSS que la cybernétisation de l’économie est expérimentée, où Victor
Glouchkov met en place un « Système National Automatisé d’Administration de l’Économie »
(l’OGAS) au début des années 1960 : mais le néolibéralisme ne fait rien d’autre que promouvoir
une autorégulation cybernétique du marché mondial, et c’est au début des années 1970, au
moment même où l’échec de l’OGAS en URSS est acté, que la bourse de New-York commence
l’informatisation de la finance (avec le NASDAQ, qui n’a rien à envier à l’OGAS). Dans un cas la
régulation cybernétique se fait par l’État, dans l’autre par le Marché, mais il n’y a là que deux
modes différents de la domination des sociétés par une entité abstraite. Ce qui permet de
comprendre que la question du Capital dépasse de très loin le seul champ économique. Le
capitalisme, c’est « l’inversion du sujet et de l’objet », « l’autovalorisation de la valeur », c’est-à-
dire le moment où l’idéalité pure est devenue « sujet automate » du processus de sa reproduction :
le capitalisme est une chose trop grave pour être confiée aux économistes.
JV : Il est vrai que dans ma propre approche de Marx, Michel Henry a été important, parce qu’il a
mis en évidence la portée phénoménologique de ses analyses économiques. Mais le Marx de
Michel Henry n’est pas un livre sur Marx : c’est un livre de Michel Henry, qu’il me semble
impossible de suivre jusqu’au bout. La thèse henryenne d’une « subjectivité inobjective » est en
effet intenable pour interpréter Marx, qui définit tout au contraire la subjectivité par l’activité
d’objectivation, et par le rapport qu’elle entretient avec ses objets : quand Marx parle d’une
« subjectivité sans objet », il désigne le point extrême d’aliénation du travailleur, « réduit à cette
position nihiliste » selon une expression du Capital. La conception henryenne de la vie purement
subjective reste spéculative et métaphysique : la définition la plus sommaire du concept de vie
impose d’y intégrer une interaction constante avec un milieu, donc une hétéronomie radicale et
une ouverture vitale avec la transcendance d’un monde, Michel Henry ne parle pas de la vie, il
parle de l’âme, au sens cartésien. La subjectivité, pour Marx, c’est « l’homme réel, en chair et en
os, campé sur la terre solide et bien ronde, l’homme qui aspire et expire toutes les forces de la
nature » comme il l’écrit magnifiquement dans les manuscrits de 1844, elle se définit donc par un
processus constant (et dialectique) d’échanges et d’interactions avec l’objectivité. Par ailleurs, la
thèse d’une immanence radicale de la vie à elle-même me paraît tout aussi intenable : il n’y a de
vie proprement humaine que par l’espace de jeu du deuil, c’est-à-dire par l’intériorisation de la
mort et l’espace cryptique qui se creuse en chacun où la mémoire des morts est sauvegardée. Il n’y
a pas d’humanité sans cette déchirure, cette faille et cette défaillance intimes. Parmi les auteurs
que vous citez, c’est Alfred Sohn-Rethel qui a été pour moi décisif. Sohn-Rethel a en effet
développé de façon systématique le thème marxien de « l’abstraction réelle », qui résoud le
problème de la genèse des idéalités. À partir du moment où l’origine des idéalités ne peut plus être
expliquée ni par un ciel des idées, ni par un don de Dieu, ni par leur innéité, il faut leur trouver une
origine pratique et historique. La plus archaïque, c’est à mon sens le deuil, comme intériorisation
idéalisante de l’objet perdu. Mais la question est de déterminer comment peut apparaître la
rationalité scientifique : la question de la généalogie de la raison est l’axe central du travail de
Husserl dans les années 1930, et dans son essai sur L’Origine de la géométrie, il en arrive à fonder
les concepts géométriques sur les techniques de mesure, d’arpentage, de triangulation ou de calcul
de l’impôt qui apparaissent avec la révolution néolithique. Mais ça ne suffit pas : il faut en outre se
demander comment peut se faire le saut entre ces différentes techniques empiriques d’une part, et
leur essence formelle d’autre part, c’est-à-dire comment peut s’opérer la réduction des choses
particulières concrètes à leur essence universelle et abstraite. Or si la Grèce ancienne est le
moment où apparaît la raison pure, elle est aussi le moment où apparaît la monnaie frappée et où
les Cités s’organisent autour du marché (l’agora). Ce que comprend Sohn-Rethel, c’est que la
monétarisation des échanges, sur le terrain fondatif du monde du travail, opère concrètement,
pratiquement, quotidiennement la réduction des qualités particulières concrètes des multiples
choses (les valeurs d’usage) à une quantité universelle et abstraite (la valeur d’échange), et fait de
cet Universel-Abstrait un objet autonome et accumulable (la monnaie). Il y a d’ailleurs un passage
absolument remarquable de Husserl, dans un texte écrit moins d’un an avant sa mort, où il note
que « ce sont les mêmes choses qui ont pour les étrangers un sens religieux et qui, pour les Grecs,
au marché, ont un prix. C’est à partir de là que s’accomplit la première découverte de la différence
entre une existence en soi identique et ses multiples modes d’apparition ou d’appréhension
subjectifs » : à la toute fin de sa vie, Husserl découvre lui aussi la monnaie comme puissance
primordiale d’idéation (ce qui confirme que tout son itinéraire mène à Marx). La monnaie, c’est
donc tout à la fois l’opérateur de la réduction du multiple à l’un, du particulier à l’universel, du
concret à l’abstrait, et de l’autonomisation de cet Universel-Abstrait par rapport aux hommes réels
en chair et en os. Le capitalisme, système de production où l’argent fait de l’argent, c’est alors le
moment où cette idéalité pure, cet Universel-Abstrait conquiert l’hégémonie mondiale, et où se
met en œuvre l’abstraction du réel, sa numérisation, sa virtualisation, sa réduction au spectacle
total. D’où les limites du marxisme (courant propre au XXe siècle, qui a son intérêt, mais qu’il
faut rigoureusement distinguer de la pensée de Marx), qui a été borné par son matérialisme et son
positivisme et s’est ainsi interdit, par principe, de penser le capital. Marx insiste pourtant sur le fait
que « le capital, étant valeur, est de nature purement idéelle », et que « le capital est quelque chose
d’immatériel, d’indifférent à sa subsistance matérielle » : il y a capital justement quand l’idéalité
pure de la valeur, par la circulation, n’adhère à aucune chose et ne s’incarne dans aucune
marchandise particulière. Il est impossible de penser le capital dans le cadre d’un matérialisme qui
refuserait tout être à l’abstraction parce que le capitalisme est un idéalisme, où la « forme idéelle »
de la valeur devient « sujet automate » et « sujet dominant », selon les expressions de Marx. La
marchandise, le capital lui-même, est une « chose sensible-suprasensible, dit Marx, c’est-à-dire
une entité physique-métaphysique, et on ne comprend pas le capitalisme si on ne prend pas en
compte cette puissance de l’idéalité (et on ne comprend pas davantage l’informatique, la
cybernétique, la physique quantique ou le spectacle, c’est-à-dire notre époque). En quoi le
capitalisme est accomplissement de la métaphysique : mais l’élaboration même de la
métaphysique en Grèce ancienne était en connexion secrète avec la monnaie.
JV : La Société du spectacle est en effet un texte fulgurant qui, dès 1967, pressent la mise en place
de l’univers médiatique contemporain dans son essence totalitaire, et y voit la phase ultime du
capitalisme. Le capitalisme, c’est la réduction de toute chose à sa valeur d’échange, forme
abstraite devenue indifférente à tout contenu matériel, qui peut ainsi circuler indéfiniment dans
l’espace-temps du marché : le spectacle parachève ce processus en réduisant toute chose à sa
représentation, et en instituant ainsi un milieu universel et abstrait où circulent indéfiniment des
images détachées de la vie réelle. L’univers spectaculaire est ainsi l’espace public produit par le
dispositif capitaliste de production (qui pulvérise donc l’espace politique de la res publica). Cet
univers médiatique est entièrement technique : il est fondé sur une infrastructure cybernétique et
un réseau planétaire, où les écrans servent d’interface entre les hommes réels en chair et en os, et
ce milieu numérique et virtuel. Or un écran de télévision, d’ordinateur, de tablette ou de
smartphone, c’est une machine phénoménologique (phénoménotechnique, plutôt) qui produit des
apparitions phénoménales. D’où l’importance de la Critique de la raison pure pour analyser le
dispositif contemporain, puisque l’on se retrouve là avec des phénomènes, des représentations ou
des objets, qui ne sont plus résultats d’activités de constitutions immanentes à la subjectivité : ce
sont des phénomènes intégralement objectifs, où les fonctions de la sensibilité, de l’imagination
productive et de la synthèse catégoriale sont prises en charge par la machine, des phénomènes
donnés à un sujet passif et réceptif qui retrouve ainsi la position contemplative du philosophe
idéaliste. La vie connectée se situe ainsi dans la différence entre l’univers numérique et le monde
charnel, elle impose à tout un chacun la subjectivité schizophrénique du métaphysicien. Le
cyberespace, qui s’est mis en place avec une rapidité sidérante, est le topos noètos de la
métaphysique platonicienne, le lieu intelligible, en dehors du monde sensible, purement
numérique, qui recèle en lui les archétypes qui peuvent alors se manifester de multiples façons
dans le monde sensible. L’imprimante 3D est une machine tout à fait étonnante à cet égard, on
peut y voir la revanche de Platon sur Aristote : Aristote opposait à Platon que les formes sont
immanentes à la matière et que l’on ne peut pas les considérer comme des réalités en soi, mais
l’invention de l’informatique, c’est précisément celle de la réduction des formes (de l’information)
à une quantité numérique qui acquiert un mode d’existence totalement indépendant de tout
substrat matériel (c’est toute la différence entre le code et le signal). Avec une imprimante 3D,
vous avez donc la possibilité de matérialiser à volonté dans le monde sensible des archétypes
purement numériques, qui existent dans le cyberespace, c’est-à-dire partout et nulle part : machine
qui remplit ainsi la fonction du démiurge.
BR : Je crois qu’il nous reste deux philosophes à aborder pour clore cette phénoménologie déjà
bien avancée de la planétarisation. Vous leur consacrez à chacun un chapitre dans La logique
totalitaire je veux parler de Hegel, dans l’œuvre duquel vous décelez le procès de totalisation
caractéristique de l’histoire européenne, et de Tocqueville, en qui vous voyez l’analyste de la
massification, en d’autres termes de la démocratie entendue comme forme de la souveraineté
moderne. Pourriez-vous revenir sur ces deux mouvements, la totalisation et la massification ?
JV : Hegel est sans aucun doute le philosophe fondamental de notre temps, la Phénoménologie de
l’esprit peut-être le plus grand livre de l’histoire de la philosophie, et il n’est à mon sens pas
possible de penser aujourd’hui sans Hegel. Hegel est le premier à comprendre, au début du XIXe
siècle, que l’humanité est en train de basculer d’une ère à une autre, que nous sommes en train de
sortir de l’histoire, et qu’il est vain de tenter de maintenir tout ce qui est en train de s’effondrer. Ce
qui s’achève sous les yeux de Hegel, c’est le processus de réalisation de la raison et de
rationalisation de la réalité : et en effet, nous ne vivons plus dans un environnement naturel, mais
dans un univers intégralement articifiel et numérique, au sein de ce que Hegel nomme une
« seconde nature », qui s’est substituée à la première. Hegel lui-même y voit l’accomplissement
du platonisme, l’achèvement de la métaphysique, et c’est ce qu’il oppose à Kant : la Critique de la
raison pure veut montrer que la métaphysique est impossible parce que les idées de la raison ne
peuvent pas trouver de vérification expérimentale dans les structures de la subjectivité finie, et
tout particulièrement dans les formes de l’espace et du temps ; Hegel lui objecte que ce n’est
précisément pas par les sujets finis que se fait cette vérification, mais par le biais du travail
millénaire de peuples qui se sont succédés pour opérer cette rationalisation intégrale du réel, et ce
dans le temps de l’histoire et dans l’espace du monde. Hegel conçoit ainsi notre époque comme
synthèse de toutes les contradictions, comme identité achevée de l’idéal et du réel, adéquation
parfaite du réel et du rationnel : de son point de vue, la Sagesse que recherchaient les philosophes
est enfin atteinte, nous sommes entrés dans l’ère du Vrai et du Bien, et il conçoit même
l’avènement de cette totalité rationnelle comme marche de Dieu sur terre. Hegel est ainsi
fondamentalement le penseur de la réconciliation : c’est pourquoi il n’est pas un penseur de la
crise. Il demeure en effet idéaliste et reste pris dans les structures de la métaphysique, en ce qu’il
identifie la réalité à l’idéalité, le réel et le rationnel. À partir du moment où, avec Marx, on
reconnaît que les idées, la rationalité, l’esprit sont productions des hommes réels en chair et en os,
alors la domination totale de l’idée absolue sur les hommes réels se révèle comme soumission des
producteurs à leur propre produit. Marx ne voit donc pas en notre époque celle de la réconciliation
absolue, mais celle de l’aliénation absolue, celle de la crise et du conflit, et le processus que décrit
Hegel doit alors être reconnu comme danger : non pas comme achèvement, mais comme phase
critique qu’il faut tenter de surmonter. Tocqueville comprend lui aussi que notre époque est celle
du passage d’une ère à une autre, et il analyse ce passage du point de vue de l’avènement des
masses (sociétés de masse connues sous le nom de « démocratie »), en lequel il voit à la fois une
lame de fond irrésistible et une catastrophe historique : la démocratie n’est pas un régime
politique, c’est une réalité sociale, elle n’est pas caractérisée par la liberté des individus, mais tout
au contraire par leur soumission totale à la masse, leur formatage et leur conformisme, leur
adaptation constante aux normes et leur normalisation, dans des modes de vie où la liberté
disparaît tout simplement parce qu’elle est devenue sans usage. Mais Tocqueville reste lui-même
pris dans une conception théologique de l’histoire, et voit dans ce processus un effet de la
providence divine (en précisant que ce qui lui paraît catastrophique à lui est sans doute très bien
aux yeux de Dieu). Il note pourtant le lien entre la démocratisation et développement de
l’industrie : c’est évidemment dans son rapport à la révolution industrielle qu’il faut l’analyser,
pour mettre en relation la production de masses humaines avec les impératifs du dispositif
capitaliste, fondé tout à la fois sur la massification de la puissance de travail, la production en
masse et la consommation de masse.
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