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Langages

L'acquisition du lexique en français par des adultes hispanophones


Mme Marie-Ange Cammarota, Jorge Giaccobe

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Cammarota Marie-Ange, Giaccobe Jorge. L'acquisition du lexique en français par des adultes hispanophones. In: Langages,
21ᵉ année, n°84, 1986. L'acquisition du français par des adultes immigrés : aspects psycholinguistiques. pp. 65-78;

doi : https://doi.org/10.3406/lgge.1986.1520

https://www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1986_num_21_84_1520

Fichier pdf généré le 02/05/2018


Marie-Ange CAMMAROTA
Jorge GlACOBBE
G.R.A.L. Paris

L'ACQUISITION DU LEXIQUE EN FRANÇAIS


PAR DES ADULTES HISPANOPHONES

1. OBJET D'ÉTUDE

Nous nous proposons de présenter ici une étude sur le processus de construction
du lexique, envisagé comme l'un des aspects de l'élaboration des systèmes de l'inter-
langue. Il s'agit d'une étude psycholinguistique où l'acquisition d'une deuxième
langue est considérée comme une activité cognitive du sujet. Nous avons exclu de notre
travail :
— l'étude de la capacité de communication de nos deux informateurs ;
— celle de leurs stratégies de communication ;
— l'analyse de leur lexique en termes des fréquences, champs sémantiques, etc.
Le corpus à partir duquel nous avons travaillé est constitué par les entretiens de deux
informateurs hispanophones adultes BE et CA :
— pour BE : six entretiens réalisés entre le 1er et le 12e mois de son séjour en
France, auxquels ont été ajoutés quelques extraits d'entretiens ultérieurs
(deuxième année) ;
— pour С А : deux entretiens qui ont été réalisés au 4e et au 10e mois de son séjour
en France.
Nous avons travaillé sur ce corpus d'une façon qualitative. Le modèle que nous
présentons ici doit donc être considéré comme un ensemble de pistes de réflexion à
reprendre et à approfondir pendant le travail sur l'ensemble du corpus.

2. PRÉSENTATION DU CADRE THÉORIQUE i

2.1. Interlangue

Nous désignons par « interlangue » (IL) la langue de l'apprenant d'une deuxième


langue. Nous considérons l'interlangue comme un système de productions originales
du locuteur, différentes à la fois de la langue source (LS) et de la langue cible (LC) 2.
Ces productions peuvent être considérées d'une part comme systématiques,
puisqu'elles peuvent être décrites par un ensemble de règles, et de l'autre comme
instables, voire contradictoires, car elles sont en constante évolution.
Considérer les productions des apprenants comme un ensemble systématique
d'énoncés signifie pouvoir formuler (de façon partielle sans doute) les règles qui
organisent ces productions à chaque étape du processus de l'acquisition. Parler de
l'instabilité d'IL suppose, à notre avis, de considérer celle-ci comme une construction hypo-

1. Cet article reprend certaines analyses développées dans Cammarota et Giacobbe (1986) et
Giacobbe et Cammarota (1986).
2. cf. Corder (1967, 1971) et Sellinker (1972).

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thétique du sujet. Les hypothèses sont ainsi provisoirement avancées pour permettre la
mise en place du discours. Elles peuvent être réfutées ou confirmées dans l'interaction
avec des locuteurs de la LC, et c'est cela qui confère à IL son caractère instable. Le
remplacement d'une hypothèse par une autre est un processus complexe où
interviennent :
— la possibilité pour le locuteur de construire une autre hypothèse plus en accord
avec les nouvelles données linguistiques dont il dispose,
— sa capacité à percevoir la contradiction existant entre deux hypothèses (deux
hypothèses contradictoires peuvent coexister chez l'apprenant pendant un
certain temps). Ces contradictions deviennent donc le facteur dynamique de FIL,
c'est-à-dire ce par quoi est possible le passage d'un système intermédiaire à un
autre.

2.2. Les informateurs

CA et BE sont des réfugiés politiques latinoaméricains, qui ont vécu depuis leur
enfance en milieu hispanophone unilingue. On peut donc identifier dans leur cas LS
avec Ll et Ll avec langue maternelle. Leur niveau scolaire est sensiblement le même
(début du secondaire). A leur arrivée en France, ils ne connaissaient aucune autre
langue.
Or, malgré ce parallélisme, si nous comparons le 1er entretien de CA (4e mois) et le
3e chez BE (4e mois), puis le 2e chez CA (10e mois) et le 8e chez BE (11e mois), des
différences remarquables apparaissent dans leurs productions en français. Si chez CA,
celles-ci semblent correspondre à un processus de construction systématique, chez BE
pendant la même période, la variabilité des productions est très accentuée et ses
difficultés pour s'exprimer en français sont très importantes. Comment expliquer cette
différence ? Tel est un des buts de cet article.

2.3. Rôle de la langue source dans la construction du vocabulaire de l'interlangue

La langue source fonctionne comme le cadre linguistique et conceptuel qui permet


à l'apprenant de déduire les premières hypothèses de son IL. Dans ce sens, elle
apparaît comme étant un « système préalable » aux systèmes intermédiaires successifs que
l'apprenant construira au cours de processus d'acquisition de la LC.
La perception des contradictions inhérentes à chaque stade de l'acquisition (dues
en partie à la coexistence de différentes hypothèses) et l'expérience de l'interaction
permettent à l'apprenant de déduire des hypothèses opératoires de plus en plus
proches du système de la LC. La LS serait dans cette approche le premier filtre qui
permettrait à l'apprenant d'organiser ses premières productions.

2.4. Quelques remarques méthodologiques

Nous concevons donc l'acquisition d'une deuxième langue par des adultes comme
un processus non conscient de construction, par étapes successives, de systèmes
d'hypothèses.
Par ce processus, l'apprenant peut, au fur et à mesure qu'il construit son IL,
comprendre les productions d'autres locuteurs en LC et produire à son tour son propre
discours. Dans les productions de l'apprenant, différents types de « marques »
permettent au chercheur :
i) de décrire (même de façon incomplète) chacune des étapes de FIL ;

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Ш de reconstruire, d'une façon sans doute provisoire, le processus psycholinguistique
de construction du système de l'IL.
Les traces significatives qui nous permettent de reconstruire cette activité cognitive
— spécifiquement le processus d'acquisition — sont, entres autres, les erreurs, les
hésitations, les faux départs, les pauses et, en général, toutes sortes de ruptures du
discours. Tous ces phénomènes, qui peuvent être révélateurs de la distance entre les
productions de l'apprenant et celles des locuteurs natifs, n'acquièrent leur pleine
signification que lorsque le chercheur les met en rapport avec celles, comparables au même
stade de l'acquisition, chez le même apprenant, qui peuvent être considérées comme
« correctes » du point de vue de la LC.

3. HYPOTHÈSES ET SYSTÉMATICITÉ DANS LA CONSTRUCTION DU


LEXIQUE CHEZ CA

3.1. « L'hypothèse de balayage ». Le processus de remplacement des hypothèses en


IL.
Dans le premier entretien de CA apparaissent un nombre important de mots qui
semblent construits en introduisant certaines modifications à des mots espagnols. En
voici la liste (nous indiquons pour chacun d'eux le mot espagnol qui lui a servi de
point de départ, suivi de la traduction française) :
[ekip] : equipo (équipe), [pai] : pais (pays) ; [latinoamerikan] : latinoameričane
(latinoaméricain) ; [kurs] : curso (cours, 4 occurrences) ; [pwed] : pueden
(peuvent) ; [posibl] : posible (possible) ; [person] : persona (quelqu'un, 6
occurrences) ; [tjen] : tienen (tiennent/ont) ; [distint] : distinto (different) ;
[problem] : problème (problème) ; [kwand] : cuando (quand) ; [dur] : duro (dur) ;
[komprend] : comprendo ou comprender (je comprends/comprendre) ; [or] : hora
(heure) ; [veng] : vengo (je viens) ; [teng] : tengo (j'ai) ; [dispong] : dispongo (je
dispose) ; [prisjoner] : prisionero (prisonnier) ; [diktadur] . dictadura (dictature) ;
[intéressant] : interesante (intéressant ; 2 occurrences) ; [program] : programa
(programme, 2 occurrences) ; [motiv] : motivo (motif) ; [salud] : saludar (saluer) ;
[otr] : otra (autre) ; [konos] : conocen (connaissent) ; [futur] : futuro (avenir) ;
[transpor] : transporte (transports) ; [mism] : misma (même) ; [esempl] : ejemplo
(exemple) ; [ 3ent] : gen te (gens).
Nous allons étudier le mécanisme cognitif qui permet la construction de ce type de
mots. L'hypothèse qui soutient ces constructions est une hypothèse opératoire qui se
concrétise par une série d'opérations simples permettant de transformer les lexemes de
LS en lexemes de LC. Nous l'avons appelée « hypothèse de balayage » car dans le
premier entretien de CA elle est appliquée de façon régulière pour la construction de
mots. Elle pourrait être ainsi énoncée :
Si à un mot espagnol polysyllabique je retire ou bien la voyelle et la consonne,
ou bien la voyelle finale, j'obtiens un mot français.
Selon le contexte où les mots ainsi produits se présentent, il y a lieu de différencier
deux cas :
a) le mot construit par l'utilisation de l'hypothèse opératoire est accepté par CA. Il
n'y a aucune marque de rupture dans le discours. Exemples :
— et aussi *en* la france *tambien* eh c'est l'équipe [latinoamerikan] *el foyer*3,

3. Les conventions de transcription adoptées dans cet article sont une version allégée de celles
du programme européen résumée dans l'introduction au volume.

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— [nesepa]
— il y a beaucoup
possible de
pour
problèmes
les personnes
pour le
d'écrire,
[profesor] parce que il regarde que les
personnes ne ne comprennent pas,
— je parle un peu [kwand] [poresempl] le hier *y* lundi mercredi mardi mercredi
[zesorti] pour le travail,
— c'est très dur,
— *y cuando la [zent] ils parlent très très rapide je ne [kompren] rien du tout,
— quelle [or] est-il s'il vous plaît ?
— je [teng] eh trois trois chambres *y* je [dispong] de deux,
— je crois que se [konos] bien ;
b) le mot est précédé et/ ou suivi d'hésitations, pauses, et le locuteur passe ensuite en
LS. Ceci laisse penser que la forme produite n'a pas été acceptée par С A. Exemples :
— il y a beacoup de [3ent] que + + + que ne ne ne ++ ne ne [pwed] *no + no
pueden*,
— *yo *yo que le le le le [mejor] eh so/solution c'est de de de *separar* les
personnes que que [tjen] distinto *nivel*,
— je parle un peu de sur le [kurs] et je crois que le le problème + + eh [рог рог
esempl] pour + le le [kurs] *bueno por el curso que tuvimos nosotros con el
profesor* le problème c'est que...
« L'hypothèse de balayage » est donc vécue comme rentable et efficace dans de
nombreux cas. Mais dans d'autres, elle est ressentie comme non appropriée,
provoquant ainsi un accroissement du contrôle conscient, un sentiment plus fort d'insécurité
et d'instabilité, et entraîne en dernier lieu le passage en LS.
Déjà donc dans le premier entretien, quelques indices font penser que CA est
sensible au caractère non généralisable de cette hypothèse.
1. — une équipe de de *una/na fabrica* + + *no se* [komo se di] *no se* +
usine eh + la [kleb] ;
2. — oui eh + le le le autre jour j'ai regardé la télé un programme sur le Chili et
+ de de de la / de l'Afrique/ de *Africa* et ++ je crois que...
3. — *no se* c'est + le le [тезог] + eh + *jugador* eh c'est Platini eh [tut] tout
le monde dit que c'est + c'est bon *jugador* ;
4. — *del* [kurs] [3e sorti] quinze jours + + + parce que / pour les [tramit] les
*tramites* des papiers, des récépissés, de la carte de séjour.

Dans 1. et 3. « l'hypothèse de balayage » n'a pas été employée même si CA a


voulu le faire (reformulation, passage en LS).
Dans 2. et 4. par contre, elle a été appliquée, mais la forme construite n'a pas été
acceptée par С A qui a repris le même mot en espagnol.
L'échec de l'hypothèse de balayage dans ces quatre cas nous semble significatif.
Nous avançons l'explication suivante :
L'accent tonique est en espagnol phonologiquement pertinent. *pulpito* (chaire) et
*pulpito* (petit poulpe), ou *páramos* (endroit désertique) et *paramos* (nous
arrêtons) ne sont pas perçus par un hispanophone comme des formes semblables et repé-
rables en tant que telles. Le déplacement de l'accent est vécu comme très perturbateur,
même plus que certaines modifications morphologiques. Ceci nous fait avancer que
parallèlement à « l'hypothèse de balayage » (ou hypothèse 1), il en existe chez CA une
autre (hypothèse 2) selon laquelle la structure tonique des mots est pertinente pour leur
reconnaissance et identification.
Mais par ailleurs, CA semble avoir construit aussi une troisième hypothèse sur la
structure tonique de son IL. Celle-ci coïnciderait avec la règle selon laquelle l'accent
tonique en français porte toujours sur la dernière syllabe du groupe rythmique.

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Dans les quatre cas cités plus haut, l'utilisation de « l'hypothèse de balayage » (ou
hypothèse 1) aurait entraîné un déplacement de l'accent tonique :
— *jugador*, mot oxytonique en espagnol, aurait produit [xugad], où la syllabe
accentuée n'aurait plus été la même ;
— pour *Airica*, *trámite* et *fábrica*, mots proparoxytoniques, CA, en
utilisant « l'hypothèse de balayage », avait le choix entre garder l'accent sur la
même syllabe qu'en espagnol, mais cela est contraire à son hypothèse 3, ou (ce
qu'il a fait) le déplacer. Mais alors la perception du mot ainsi construit entre en
contradiction avec celle du mot espagnol selon l'hypothèse de reconnaissance
que nous avons citée ci-dessus.
Ainsi, il y a contradiction entre le caractère généralisable de « l'hypothèse de
balayage » et :
— soit l'hypothèse de reconnaissance des mots à travers leur structure tonique ;
— soit le principe d'accentuation en français.
Ces contradictions bloquent la possibilité d'employer l'hypothèse opératoire et
infirment son caractère « balayeur ».
Les hésitations, pauses, et finalement rupture du discours en IL et passage en LS
seraient des traces d'un processus de changement d'hypothèse.
Il s'agirait là d'une première restriction à « l'hypothèse de balayage » due à une
contradiction interne à l'IL.
Le déroulement de ce processus pourrait être formulé ainsi :
I. Coexistence de 3 hypothèses :
— « L'hypothèse de balayage » : tout mot polysyllabique espagnol auquel on retire la
consonne et la voyelle ou les voyelles finales, produit un mot français,
— les mots en LS et LC produits par cette hypothèse doivent avoir la même structure
tonique,
— l'accent en LC porte toujours sur la dernière syllabe du groupe rythmique.

II. Perception des contradictions.


III. Nouvelle formulation de « l'hypothèse de balayage ».
Elle est applicable aux mots espagnols paroxytoniques qui deviendraient ainsi des
mots français oxytoniques, ayant la même syllabe accentuée en LS et en LC.
L'hypothèse n'est donc pas valable pour les mots proparoxytoniques et oxytoniques
espagnols, car elle entraîne le déplacement de l'accent tonique et en conséquence leur
reconnaissance par le locuteur.
Pour le mot *jugador* voici la séquence complète :
CA. *no se* c'est + le le [тезог] eh + [jugador] eh c'est c'est Plaini
X. mm ++ oui généralement
CA. *si*
X. mais + mais c'est difficile hein ? un jour ça marche, un jour ça ne marche
pas
CA. ah c'est c'est la même chose que que l'équipe argentin que -+- Maradona
X. mm
CA. eh [tut] tout tout le monde dit que c'est c'est bon *jugador*
X. oui c'est comme ça
CA. ça dépend de la tactique *y *y la (xxx) des [зиог]
Comment expliquer l'apparition du mot en LC [zuor]) alors que l'équivalent en LS
a été employé deux fois et que rien dans l'interaction l'ait induit ?

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Il s'agit d'un mot que С A a certainement entendu auparavant. (Il suivait avec
intérêt la Coupe du Monde qui se déroulait à la période où a eu lieu l'entretien. ) Très
probablement il a « enregistré » le mot, mais il ne l'a pas construit. Pour le faire, il y
a eu d'abord tentative d'utiliser « l'hypothèse de balayage » (hésitations, pauses).
Face à l'échec, CA avance le mot en LS. Il assure ainsi la continuité de son discours.
Il répète cette stratégie quelques secondes après. Tout ce passe comme si, non satisfait
du résultat obtenu, CA faisait intervenir deux hypothèses ponctuelles :
1. — [x] donne en français : [s] ex. : [por esempl]
[z] ex. : [zent] [mezor]
[j] ex. : [mejor]
2. — [or] accentué position finale, donne en français [or] : ex. : [profesor], quelle
[or], [mezor / mejor].
Le mot [zuor] est ainsi construit, sans intervention du coénonciateur, après l'échec
de « l'hypothèse de balayage » par l'utilisation de deux autres hypothèses ponctuelles.
Le processus de remplacement, que nous pouvons représenter ainsi :
*jugador* *~ hypothèse de balayage *~ échec
hypothèses ponctuelles »► [zuor]
[x] / [z]
serait le suivant : *ОГ' ' M
a) échec de la tentative d'application de « l'hypothèse de balayage »,
b) recherche et utilisation d'autres hypothèses ponctuelles,
c) production sanctionnée, acceptée par la mémoire et par l'interaction avec
l'interlocuteur.
Signalons pour terminer que dans cette approche constructi viste de l'acquisition
d'une deuxième langue, le mot produit est accepté par la mémoire qui le reconnaît.
Celle-ci n'est pas un réservoir d'où on tirerait les mots « acquis », mais fonctionne ici
comme un test qui accepte/rejette ou reconnaît/ ne reconnaît pas le mot construit.
Nous reviendrons sur ce sujet dans l'étude sur BE.

3.2. Proximité de LS et LC

Comment expliquer d'un point de vue psychogénétique la présence d'une


hypothèse opératoire du type de « l'hypothèse de balayage » ?
Nous avançons que dans une première approche du français, CA formule
l'hypothèse théorique — non consciente — que LS et LC sont proches et, plus précisément,
que des opérations relativement simples appliquées aux mots expagnols permettent
d'obtenir des mots en LC.
Autrement dit, tout se passe comme si CA, dans ses premiers contacts avec le
français, avait utilisé le filtrage de LS pour comprendre LC et que cette première
approche l'avait amené à avancer qu'un mot espagnol soumis à certaines transformations
était compréhensible pour un interlocuteur francophone.
Il nous intéresse de souligner ici :
— l'existence de cette hypothèse qui rend possible par déduction de la formulation
des hypothèses opératoires (dont « l'hypothèse de balayage ») et par conséquent la
production des opérations correspondantes ;
— son caractère construit. En effet, cette hypothèse n'est pas formulée seulement à
partir des faits objectifs : elle est le résultat de l'interaction de ces faits et de celui qui
le construit (ce qu'il « sait » de la LC, ses expériences, etc. ) dans sa tentative
d'organiser et de donner un sens aux phénomènes qui lui sont soumis.

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Ces dernières affirmations sont, selon notre point de vue, centrales. On a souvent
parlé de « langues proches » et toute une pédagogie inspirée de l'analyse contrastive a
présenté la proximité de langues comme une donnée objective dont l'apprenant et
l'enseignant devaient tenir compte avant même que le processus d'acquisition ne
commence.
Une séquence du 2e entretien de CA nous servira à étayer le caractère construit de
l'hypothèse de CA sur la proximité de deux langues.
CA. le *olor* de la plastique et aussi les les
X. Aïeaïeaïe !
CA. [komosedi] ?
X. cigarette ?
CA. non + comme les cigarettes non + les + + + quant du [alymet] de
cigarettes tu (il souffle)
X. la fumée
CA. [fyme]
X. fumée
CA. non, pas [fyme] ++ euh [komosedi] ?
X. cendre
CA. non non, ça ça (geste) je te dis le tout + ça
X. attends
CA. [um - um] ++ euh [komosedi] ?
X. cendre
CA. non non, ça ça (geste) je te dis le tout -+■ ça
X. attends
CA. [um - um] +•+■ *humo humo esto ■+• todo esto*
X. ben ça c'est la fumée, ça ?
CA. ah ! c'est la fumée ça ?
X. oui
CA. ah bon !...

С A cherche ici le mot « fumée ». L'enquêteur après plusieurs tentatives de son


interlocuteur, avance le mot mais celui-ci le rejette. Les essais de part et d'autre se
poursuivent jusqu'à ce que CA construise la forme [um] à partir de l'espagnol *humo*
en utilisant « l'hypothèse de balayage » et passe ensuite à l'espagnol.
Tout le déroulement de la séquence, les hésitations, l'utilisation de « l'hypothèse
de balayage » suivies du segment en LS autorisent à penser que С A n'est pas tout à fait
sûr d'avoir produit un mot français. Sa démarche et plus précisément l'emploi de
« l'hypothèse de balayage » peuvent être analysés comme un appel qu'il adresse à son
interlocuteur pour que lui aussi applique une hypothèse équivalente à celle qui lui a
permis (à С A) de construire son IL.
L'hypothèse de balayage se déduit donc de l'hypothèse de la proximité des deux
langues, selon laquelle de simples opérations appliquées aux lexemes espagnols
produisent des vocables français. Avoir recours à ces opérations dans le cas où l'on sait
qu'elles débouchent sur un échec a du sens seulement si ce qui intéresse n'est pas le
résultat obtenu par l'emploi de l'hypothèse, mais le fait même de l'utiliser. Le faire
revient pour CA à rappeler à son interlocuteur — au moment où il demande à celui-ci
de l'aider à compléter son énoncé — que la convention de base qui lui a permis
d'organiser un discours significatif était l'hypothèse du caractère proche des deux
langues.
Par ailleurs, pour CA, il ne s'agit pas seulement de postuler le caractère proche de
LS et LC, mais de traduire cette hypothèse par des opérations précises à réaliser pour
mettre en place le discours en IL.
Le caractère généralisable assigné dans les premières étapes de l'acquisition à

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l'hypothèse de balayage définit ainsi pour CA la proximité de l'espagnol et du
français.
Signalons que cette hypothèse opératoire, qui sera d'ailleurs infirmée dans un
nombre important de cas, coïncide avec l'appartenance de l'espagnol et du français à la
même famille de langues. Or il faut se garder de confondre ce phénomène avec l'autre,
psycholinguistique, que nous essayons de développer. Nous pouvons supposer que
dans le cas où les deux langues n'appartiennent pas à la même famille, rien n'empêche
l'apprenant de postuler un rapprochement — certes ponctuel en ce qui concerne le
lexique, mais peut-être généralisable pour d'autres aspects de la langue — à travers
une série d'hypothèses opératoires faisant le « pont » entre LS et LC. C'est
précisément cette possibilité que nous évoquions quand nous présentions en 2 (ci-dessus) le
« système préalable ».
Ainsi le mécanisme cognitif qui permet à С A de construire des mots dans son IL
lors des premières étapes de l'acquisition du français pourrait être résumé ainsi :
i) LS fonctionne comme « système préalable » ;
ii) L'IL développe et organise son propre système de significations à partir
d'hypothèses théoriques non conscientes. Dans le cas de CA, la plus importante de
ces hypothèses théoriques serait celle qui pose la proximité des deux langues. La
proximité des deux langues est ainsi une construction hypothétique du sujet et il
faut se garder de confondre cette hypothèse avec le fait que l'espagnol et le
français appartiennent à la même famille de langues ;
iii) De cette hypothèse théorique, se déduisent d'autres, à caractère opératoire :
certaines opérations relativement simples appliquées à des mots espagnols
permettent d'obtenir des mots en LC.
Ce qu'il nous intéresse de souligner dans le processus d'acquisition de CA, c'est
son caractère systématique. Dès les premières étapes de la construction du lexique,
CA avance trois hypothèses centrales :
— une hypothèse qui lui permet de construire des mots dans son IL à partir de
racines de mots espagnols (que nous avons appelée hypothèse de balayage),
— une hypothèse sur l'accentuation en français,
— une hypothèse sur l'accentuation en espagnol.
Les contradictions partielles qui existent entre ces trois hypothèses réduisent les
possibilités d'application de chacune d'elles. Ces limites ainsi définies, elles
déterminent le caractère systématique de la construction hypothétique de CA : la perception
des contradictions entre les différentes hypothèses l'oblige à reformuler celles-ci afin
de préserver la cohérence de son système.
De nouvelles hypothèses — à caractère plus ponctuel — apparaissent et le système
de la construction de mots de С A évolue vers des formes plus proches de LC. C'est
ainsi que nous expliquons la dynamique de l'IL de CA.

4. LA CONSTRUCTION DU LEXIQUE CHEZ BE

4.1. Le système implicite

D'autres informateurs ne développent pas, apparemment, le même processus de


l'acquisition pendant au moins les premières étapes de l'acquisition. Il en est ainsi
pour BE. Trois traits caractérisent l'IL de BE, selon l'analyse des entretiens réalisés
pendant les douze premiers mois de son séjour en France :
(1) Dépendance étroite par rapport à l'interlocuteur.

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(2) Instabilité très marquée dans les productions en IL.
(3) Forte présence de productions en LS.

4.1.1. Dépendance étroite par rapport à l'interlocuteur


L'étroite dépendance de BE par rapport à l'interlocuteur se manifeste à travers de
nombreux exemples de répétition de séquences produites par l'interlocuteur, et de
demandes d'informations.

4.1.1.1. RÉPÉTITIONS
Exemple 1 : (4e entretien, 6e mois)
BE : *después vamos a ver*
X : on verra
BE : *se verá*
Cet exemple est intéressant dans la mesure où, après l'énoncé de BE en LS, son
interlocuteur — qui ne connaît pas l'espagnol — le reprend en français, ce qui permet à
BE de reformuler son premier énoncé, toujours en espagnol mais avec une forme plus
proche de la phrase française qu'elle prend pour modèle.

Exemple 2 : (5e entretien, 7e mois)


BE : *y* la [polis] *lo arrestô con*
X : qu'est-ce qu'elle fait la police ?
BE : *arr/lo ? Cómo se llama ? lo++ lo arrestó + no se cómo se dice no se +-f-
lo
X : Ah oui d'accord elle l'arrête oui
BE : [laret]
On peut comparer (2) avec la transcription du même passage dans l'article de Perdue
et Deulofeu dans ce numéro — *y* la police (...) l'arrête — pour se faire une idée du
travail métalinguistique nécessaire parfois à ce stade pour bâtir un énoncé. BE répète
tel quel [laret], comme « équivalent » français de *lo arrestó*, mais ce n'est que
presque deux ans plus tard que l'on observe l'utilisation spontanée dans son IL d'un pro-
non clitique accusatif, qui se prononce alors... [lo].
Sur le plan phonétique, les tentatives de répétition ne sont pas toujours aussi
réussies, donnant lieu parfois à des formes très approximatives, comme dans l'exemple
suivant où BE fait référence à l'âge qu'avait son mari lorsqu'ils se sont mariés :
Exemple 3 : (4e entretien, 6e mois)
BE : *mi* mari *veintinno* + *no* vingt
X : vingt-et-un
BE : [vwatwon]
Un dernier exemple est intéressant à cet égard : il y apparaît clairement que BE essaie
de reproduire des séquences énoncées par son interlocuteur sans qu'il y ait
nécessairement de sa part une préoccupation pour leur signification.
Exemple 4 : (6e entretien, 8e mois)
X : Quel euh... ?
BE : [keloel] ?
Ces derniers exemples tendent à montrer que la construction lexicale est plus
phonétique que morphologique. BE répète les sons qu'elle considère pertinents — et
seulement ceux-ci — et qui, par conséquent, lui semblent suffisants pour transmettre la
signification.

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4.1.1.2. DEMANDES DE MOTS
L'étroite dépendance de BE par rapport à son interlocuteur se manifeste aussi à
travers d'autres énoncés où elle a recours à lui pour obtenir les mots dont elle a besoin
pour construire son discours. On a déjà vu ce procédé à l'œuvre dans l'exemple 2 de
4.1.1.1. Ici, dans l'exemple 5, BE raconte un accident au cours duquel elle a failli se
noyer.
Exemple 5 : (9e entretien, 13e mois)
BE : beaucoup de fort + là à [lorej] de de ? *como* [sapel] de la mer ?
X
BE *con* [se] fort la ? *cómo* [sapel] la ?
X les vagues, les vagues
BE : les vagues

4.1.2. Instabilité dans les productions de mots


Un autre trait caractérise l'IL de BE : l'instabilité très accentuée de ses
productions. Celle-ci apparaît à travers ses nombreuses tentatives pour construire des mots.
Dans le 6e entretien (10e mois), BE essaie à plusieurs reprises de construire le mot
« cuisine ». Il s'agit d'un mot qu'elle entendait et peut-être utilisait fréquemment car
au moment de cet entretien, elle travaillait comme aide-cuisinière dans un foyer. Les
formes qu'elle utilise pendant cet entretien sont les suivantes :
[kusin] ; [kwisin] ; [kwisi] ; [kosi] ; [kosin]
Ces variations produites par BE pourraient être résumées ainsi :
u 0
к wi
о
Les variations concernent la voyelle ([u-wi-o]) en deuxième position, et à la fin du
mot. Tout se passe comme si BE essayait de construire ce mot à partir d'un double
repérage : d'une part, la suppression d'un élément final du mot espagnol [kosin ;
kosi], d'autre part, la reproduction du mot tel que la mémoire de reconnaissance l'a
retenu ([kusi] ; [kwisi] ; [kwisin]). On examinera tour à tour ces deux possibilités.

4.1.2.1. ESSAIS DE SUPPRESSION DE SONS À LA FIN DES MOTS ESPAGNOLS


Le procédé de construction de mots par la suppression d'éléments de la fin des
mots espagnols présente un intérêt particulier.
Dans les différents entretiens de BE, nous avons pu retenir :
4e entretien (6e mois)
[kosi] cocina (cuisine) ;
[kosin]
[kator] catorce (quatorze) ;
[la primer] la primera (la première).
5e entretien (7e mois)
[asil] asilo asile ;
choza (taudis) ;
[tfoej
[mari] marido (mari - se marier) ;
[poli]
[polis] policia о policies (policier) : BE emp
[poliši] aussi les mots espagnols

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6e entretien (8e mois)
[prepar] préparer (préparer) ;
[solaman] solamente (seulement) ;
[prefe] preferir (préférer) ;
[de akor] de acuerdo (d'accord).
4.1.2.2. ESSAIS DE PRODUCTION DE MOTS FRANÇAIS
Un autre aspect de l'instabilité de l'interlangue de BE concerne les hypothèses
avancées pour produire des mots français, sans avoir recours apparemment à LS.
Deux mots retiendront notre attention : « nettoyer » et « nettoyage ». Il s'agit de deux
mots familiers pour BE dans l'interaction avec ses camarades de travail.
Exemple 6 : (6e entretien, 8e mois)
BE : des maisons des particuliers *o* [net73e] de la ++ industrie *o* [netoje]
hotel *o* [зераз]
X :hm
BE : *o* hôpital de [neto e] + : de/nete wa]
(...)
Exemple 7 : (6e entretien, 8e mois)
X : qu'est-ce que vous aimeriez bien faire ?
BE : de [nete3wa] ? de [nete3wa] ?
X : et si on ne trouve pas dans le nettoyage ?
(...)
Exemple 8 : (6e entretien, 8e mois)
X : est-ce que vous avez déjà cherché dans la cuisine ou dans le nettoyage ?
BE : ah ! *en* le [netejwa]
II est à remarquer que les productions de BE varient aussi bien en production
autonome qu'en répétition. Les différentes formes employées pendant cet entretien
pourraient se résumer ainsi :
e 3 e
net 7 wa
° j
Un an plus tard (entretien 16) pendant une conversation dans un magasin, BE tente
de produire le mot « nettoyage » ainsi :

Exemple 9
BE : [ze vudre sawar] combien [kut] pour [neteka] de la moquette à la maison
Le paradigme serait :
[net/0/3 /a]
Dans l'entretien suivant, deux mois plus tard (entretien 21, 24e mois) lors d'une
conversation avec un interlocuteur francophone, BE produit une nouvelle forme du même
mot :
Exemple 10
BE : *el* [ne ne пеи>заз| de la moquette.
Le paradigme serait dans ce cas le suivant :
[net/o/з/а/з]
Une partie du même entretien est consacrée à l 'auto-confrontation de quelques passa-

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ges de l'entretien précédent. Après lui avoir fait écouter la séquence transcrite dans
l'exemple 9, l'interlocuteur demande à BE de le reformuler :
Exemple 11
BE : [3e vudr] savwar] combien [kut] : le le [not/le netwa3/net + twa + 3a] (elle
rit, poursuit à voix basse, comme si elle se parlait à elle-même) [ne + netwa]
/ *no* [net + twa^a] pour ma moquette à la maison
X : Tu pourrais refaire la phrase autrement, d'une autre manière, t'expliquer
d'une autre manière avec la dame ?
BE : [3ete] un problème avec mon moquette parce que [se] très sale et [3e vudré
savwar] *como* [fer] / pour [fer] un [netwaja3]
La paradigme pour tout l'entretien serait le suivant :
conversation net о з аз
autoconfrontation not/
net wa 3
net wa 3 a
reformulation net wa j a
Nous reviendrons sur ces exemples. Mais, il nous intéresse de signaler maintenant que
l'instabilité dans la construction de ce mot s'est maintenue au-delà de deux ans.

4.1.3. Présence de productions en LS


La forte présence de productions en LS constitue le troisième des traits
caractéristiques de l'IL de BE. On pourrait dire, surtout lors des premiers entretiens, que c'est
l'espagnol qui soutient son discours et assure la continuité de la communication.
Citons parmi les nombreux exemples dont nous disposons cette tentative de situer sa
ville natale :
Exemple 12 : (7e entretien, 11e mois)
BE eh ++ [se] *como se dice cerca* + à la mer
X près de la mer ? au bord de la mer ?
BE oui
X et c'est au nord de Santiago ou au sud ?
BE eh *cuando llegas -+■ cuando llegue a Santiago por el sur no al norte a
donde* ? ++ [пера е : dus a dus] heures
X douze ou deux
BE deux
X deux ?
BE ♦dos*

4.2. Les formes figées

Dans ce paragraphe, nous évoquerons l'existence de formes plus stables dans la


construction du lexique, notamment celui de « blocs » — « formes figées », cf. Wong-
Fillmore, 1976 — qui apparaissent dans les textes par un effort particulier de
mémorisation. Ainsi, В A emploie avec une certaine fréquence des expressions comme :
au Chili
ma sœur
mon mari
Ces expressions sont traitées comme des unités, ce qui tendrait à prouver les difficultés
rencontrées par BE pour analyser systématiquement les prépositions et les possessifs et
pour les intégrer dans son discours. Cette difficulté se prolonge dans le temps même
au-delà des limites que nous avons fixées à notre travail.

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Exemple 20 : (entretien 24)
BE : *en* au Chili

Exemple 21 : (entretien 13)


BE : le mon mari de ma sœur de mon mari (pour : le mari de la sœur de mon
mari)

Exemple 22 : (entretien 13)


BE : la ma sœur de Tito (pour : la sœur de Tito)

4.3 Production et reconnaissance : le cas du mot « nettoyer »

Nous avons déjà signalé les difficultés rencontrées par BE pour construire ce mot
(cf. 4. 1.2.2. ). Les hypothèses qui sous-tendent la construction de ce mot sont
particulièrement instables en ce qui concerne la position de certains sons. Cette instabilité
persiste tout au long des 15 mois d'entretiens. Le paradigme que nous avons présenté
pourrait se résumer ainsi :
net x y x y
« x » représente les positions qu'occupent les sons [e-o-wa-a], « y » représente les
positions qu'occupent les sons [3-j], les flèches indiquant que les sons qui occupent les
positions « x » et « y » sont interchangeables.
Le dernier des entretiens que nous avons utilisés pour ce travail (exemple 12)
apporte des informations importantes pour comprendre la relation entre la mémoire de
reconnaissance d'un mot et la capacité de la produire. Dans ce texte, il y a :
a) des tentatives manquées de produire le mot « nettoyage » : interruptions, faux-
départs, reprises, séparation du mot en syllabes, etc. marquent ces différentes
tentatives ;
Ы chacune de ces tentatives est marquée par différents procédés métalinguistiques
qui ponctuent la non-acceptation de BE du mot produit ;
i) interruption et reprise de la séquence
iii) В A interrompt la production avec un « no » de refus
iïfi) (variante de i) désapprobation du mot produit marquée par des rires
iv) « changement » d'interlocuteur : В A recommence sur un ton plus bas, comme
si elle se parlait à elle-même ;
c) le mot est produit sans difficulté lors d'une reformulation de la phrase
complète.
Cette séquence apporte des renseignements très intéressants sur le procédé de
construction de l'IL car BE verbalise les différentes tentatives pour produire le mot et
ajoute des commentaires métalinguistiques.
Ces interventions métalinguistiques font penser que BE peut reconnaître le mot en
question. Ce qu'elle ne peut pas faire — ou pour être plus exact, ce qui est difficile
pour elle — c'est de produire ce mot. Autrement dit, la mémoire de reconnaissance
(parce que BE a « mémorisé » sans doute ce mot si fréquemment utilisé dans son
milieu de travail) peut fonctionner comme contrôle conscient et décider si le mot a été
bien ou mal construit. Mais la principale difficulté réside dans le fait de construire le
mot à partir de cette mémorisation. La construction d'un mot suppose l'existence de
règles de construction qui, comme nous l'avons vu dans le cas de CA, tendent à se
stabiliser seulement dans la mesure où elles peuvent s'intégrer à un système. Tout mène
à penser que l'élaboration de ce système n'est pas consciente chez le locuteur.

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5. CONCLUSIONS

La situation économique et sociale en France, les raisons du départ du pays


d'origine, le passé scolaire, la non-connaissance d'une deuxième langue à l'arrivée au pays
d'accueil, l'appartenance à un milieu unilingue — hispanophone — permettent de
rapprocher les cas de С A et de BE.
Or, malgré ce parallélisme fondé sur des faits objectifs, et comme le montre
l'examen des données recueillies pendant la première année de séjour en France, des
différences importantes distinguent les productions en LC de l'un et de l'autre, ainsi que
les procédés qu'ils mettent en œuvre pour produire leur discours en français.
Dans un premier temps, nous avançons comme explication que les difficultés
rencontrées par BE sont dues à l'impossibilité où elle se trouve d'organiser
systématiquement ses hypothèses de production. Les exemples de « nettoyage » et de « cuisine »
tendent, en effet, à prouver que différentes hypothèses peuvent coexister sans
s'exclure, donnant ainsi lieu à des variations non-significatives du même lexeme.
Cette caractéristique de l'IL de BE et celles, différentes, dégagées du corpus de
CA peuvent être expliquées par le même modèle théorique. Ce modèle relie les débuts
de la systematické de l'IL (en ce qui concerne au moins la construction du lexique)
avec la relation que l'apprenant établit entre LS et LC.
L'hypothèse inconsciente de la proximité des deux langues a permis à С A de
déduire des hypothèses opératoires, dont particulièrement l'hypothèse de
« balayage ». En ce qui concerne la construction du lexique, les premières hypothèses
de С A ont été élaborées à partir d'un cadre systématique préalable, la LS. Pour cette
raison, elles étaient elles-mêmes systématiques. Ainsi CA a-t-il été en mesure, dès les
premières étapes de l'acquisition, de mettre en fonctionnement un mécanisme de
construction de mots.
Il n'en est pas ainsi pour BE. Lors des entretiens réalisés pendant sa première
année en France, aucun indice ne permet de supposer qu'une hypothèse de proximité
de LS et LC ait été avancée de manière systématique et en relation avec la
construction du lexique en LC. (Il s'agit bien d'une hypothèse systématique et implicite : BE
est « consciente » — en tout cas elle parle spontanément — des similitudes entre le
français et l'espagnol, dès le troisième entretien que nous avons eu avec elle.) LS n'est
pas mobilisée en tant que source d'hypothèses pour construire l'IL, elle est utilisée
essentiellement « à la place » de l'IL. LS ne constitue pas dans le cas de BE le
« système préalable », ce qui aurait permis à celle-ci d'avancer des hypothèses pour
construire le lexique de LC.
La conclusion de notre travail est donc la suivante : c'est dans la langue source
que se trouve l'origine de la systématicité de la langue cible. En utilisant LS comme
« système préalable », l'apprenant postule, par là même, la systématicité de la langue
cible. Le développement du système de construction du lexique chez CA et les
difficultés rencontrées par BE correspondraient ainsi à deux manières différentes d'établir
les premiers contacts avec le français. La clé du succès de l'un et de l'échec relatif de
l'autre résiderait dans la capacité qu'ils ont/n'ont pas à mobiliser leur LS comme
système préalable, source de systématicité.

4. Il n'est donc pas surprenant que le système de terminaisons verbales en LC se met si


difficilement en place chez BE (voir dans ce numéro Noyau et Vasseur).

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