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Brouillards
Car je vis sur une île. Une île minuscule, la plus petite
d’un archipel de quatre, appelé “les Chirons”.
Le reste de la population vit sur Gros-Chiron, où se
trouve la seule agglomération digne de ce nom, Port-
Atlantique. L’île la plus étendue, appelée Fort-Chiron, est
depuis trois siècles une base pour la marine française ; je ne
l’ai jamais visitée. Val-Chiron est une réserve naturelle,
marine et ornithologique, où seuls séjournent des savants.
Mon île à moi, la plus modeste, se nomme curieusement
Antioche.
J’ai longtemps cru que j’en étais l’unique propriétaire.
J’ai un peu honte de parler de cela maintenant, avec tout ce
qui arrive. Mais si ces pages devaient être celles d’un ultime
témoignage, et si quelqu’un devait les lire un jour, je me
dois d’y raconter un peu de mon histoire : mes origines,
mon itinéraire, ma solitude librement choisie… et pourquoi
j’ai à présent pour voisine une romancière prénommée Ève.
*
Je suis né à Montréal d’une mère américaine et d’un père
qui vénérait ses origines françaises. Lors de la Seconde
Guerre mondiale, il avait participé en tant que jeune officier
au débarquement en Normandie. Comme des milliers
d’autres Canadiens, mais pour lui la chose était plus chargée
de sens. Il avait effectué des recherches sur ses ancêtres,
pour découvrir qu’ils étaient originaires d’ici, justement, des
Chirons, et qu’ils s’étaient embarqués de Port-Atlantique
trois siècles plus tôt. Revenir sur “sa” terre en libérateur
était pour lui la plus belle des récompenses.
Quelques mois après le débarquement, il avait demandé
une permission de quelques jours pour se rendre dans
l’archipel. Je l’imagine là, géant moustachu aux allures
trompeusement britanniques, touchant et humant tout ce qui
l’entourait, des larmes le long des joues.
On l’emmena sur Antioche. Cette île minuscule a la
particularité d’être rattachée à Gros-Chiron par un passage
appelé “le Gouay”, qui est submergé à marée haute mais
dégagé à marée basse, ce qui permet de le traverser à pied
sec deux fois par jour.
Alors qu’il était encore sous le charme, mon père eut la
surprise d’apprendre que les autorités locales venaient de
mettre en vente les terres d’Antioche. Comme il en avait les
moyens, et qu’il était passablement impulsif, il acheta tout,
sur-le-champ. Puis il annonça avec solennité qu’il
reviendrait avant longtemps construire une maison sur l’île
pour s’y installer.
Il ne put tenir sa promesse. Au lendemain de la guerre,
notre famille connut, hélas, de graves revers de fortune.
Mon grand-père maternel, un industriel du Vermont, s’était
trouvé en difficulté, et mon père, en tentant de le renflouer,
se ruina à son tour. Mes parents furent contraints de vendre
leur maison de West Mount pour emménager dans un
appartement sans âme. Mon père reprit un petit travail de
bureau, qui devait sûrement l’ennuyer puisqu’il n’en parlait
jamais. Il était devenu taciturne, secret, je le devinais amer.
Les seuls moments où son visage s’éclairait, c’était lorsqu’il
parlait de l’île qu’il possédait.
Antioche !
Il avait tout vendu au Canada pour éteindre ses dettes,
mais il avait gardé sa terre lointaine, jamais il n’avait songé
à la vendre. Il espérait économiser un peu d’argent afin que
nous puissions traverser un jour l’Atlantique, lui, ma mère
et moi, pour construire sur notre île une maison.
Ce rêve a habité mon enfance, mon adolescence, et bien
au-delà. Face à la vie urbaine, au train-train et aux
tracasseries, il y avait ce paradis à nous, à nous tout seuls,
Antioche. Nous pourrions y vivre des fruits de notre sol et
de ceux de la mer.
S’il n’avait tenu qu’à moi, j’y aurais emmené mes parents
tout de suite. J’aurais vendu tout ce qui nous restait, les
meubles, la moitié des habits, je serais venu sur l’île,
j’aurais construit une cabane avec des branchages.
La solution Robinson tentait parfois les miens, surtout
mon père, aux heures de grande rêverie ou de grande
détresse. Mais aussitôt, ils se ravisaient. On ne peut vivre
sous les branchages en bordure de l’Atlantique nord, même
sur un littoral caressé par le Gulf Stream. Et puis, surtout, il
y avait mes études. Pour ma part, je m’en serais passé,
j’aurais choisi l’aventure. Mes parents ne voyaient pas les
choses de la même manière. “Si nous réussissons à te faire
admettre dans une bonne université, nous t’aurons légué
mieux qu’une fortune”, disaient-ils.
Clartés
Cela dit, s’il est grand temps pour moi aujourd’hui de lire
le livre d’Ève, ce n’est pas seulement en raison du
changement dans mes propres rapports avec elle. C’est
d’abord parce que son ouvrage a été lu et admiré par “les
amis d’Empédocle”, qui y ont vu, s’il faut en croire le
passeur, une œuvre prémonitoire et visionnaire. Dès que
cette appréciation de nos tuteurs se sera ébruitée, l’humanité
entière va se précipiter sur ce livre pour y chercher quelques
clés, quelques réponses, et quelques raisons d’espérer.
Surtout s’il contient, comme j’ai cru le comprendre,
l’évocation d’un monde parallèle au nôtre, avec lequel notre
rencontre serait, en quelque sorte, une rencontre avec notre
propre avenir…
Demain, je fouillerai encore, à la lumière du jour, et je
finirai sûrement par le retrouver.
Lundi 15 novembre
Amarrages
Éclipses
Nous étions assis tous les trois dans mon salon, à boire du
thé vert japonais. Le soleil était bas, mais il faisait encore
suffisamment clair pour qu’on n’ait pas besoin d’allumer
des bougies. La mer avait des reflets rosâtres. Elle était
frémissante et complètement déserte. Pas la moindre barque
en vue.
Ève demanda à Adrienne si elle avait expérimenté “le
tunnel de la guérison”.
“J’en avais l’intention. Mais il y avait constamment de
vrais malades qui attendaient. Moi, je suis en bonne
santé…”
“Ton jeune et beau médecin sorti des ondes ne te l’a pas
proposé ?”
Ma filleule sourit.
“Si, il a même insisté pour que j’y aille cette nuit-là. Mais
il était tard, j’avais un peu bu, des dizaines de personnes
faisaient encore la queue. Je lui ai promis d’y aller sans
faute le lendemain…”
“Et il t’a embrassée ?”
J’ai sursauté. Pas ma filleule, pour qui la question
paraissait légitime.
“Non, il ne m’a pas embrassée, nous avons juste parlé. Je
lui avais posé une question qui m’intriguait : pourquoi leur
science a-t-elle progressé plus vite que la nôtre ? La réponse
qu’il m’a donnée était un peu hors sujet. Mais elle m’a aidée
à comprendre.
“Il m’a expliqué que, s’agissant des découvertes
scientifiques, on avait trop l’habitude de les associer à une
époque donnée. Ainsi, la gravitation universelle a été
découverte au dix-septième siècle ; mais elle n’est pas née
au temps de Newton, elle a seulement été découverte à un
moment donné, parce que les progrès effectués par les
savants dans la compréhension du phénomène étaient
arrivés à maturité. Les lois de la nature sont évidemment les
mêmes depuis l’aube de la Création ; celles de la
gravitation, on aurait pu les découvrir mille ans ou deux
mille ans plus tôt. Et la chose se vérifie dans toutes les
disciplines…
“De ce fait, quand certains hommes parviennent à suivre
leur propre route, sans que leur esprit soit ligoté par des
interdits ou des préjugés, sans qu’ils aient d’autre
préoccupation que de faire reculer l’ignorance, ils peuvent
aller beaucoup plus vite que les autres, et se retrouver très
loin devant. D’après Pausanias, c’est cela qui explique ‘le
miracle grec’ de l’Antiquité, et c’est cela aussi qui explique
l’avancement des siens.”
“Et comment ont-ils fait”, demandai-je, “pour survivre
pendant des siècles ? Pour rester à l’abri des regards, pour
se protéger des oppresseurs, et pouvoir avancer sur leur
propre route ?”
“La mer”, répondit Ève, en regardant au loin par la baie
vitrée. “Depuis qu’Agamemnon nous a raconté la trajectoire
de ses ancêtres, je ne cesse de me poser les mêmes
questions que toi : comment ont-ils pu se préserver ?
Comment ont-ils fait pour maintenir vivante et prospère la
flamme du miracle antique ? En fuyant sans arrêt ? En se
réfugiant dans des grottes ? Non. La réponse est bien plus
simple, plus logique, et un jour elle m’est apparue comme
une évidence : la mer, bien sûr. N’est-ce pas le plus
immense des pays, et celui qui a été le moins dominé, le
moins quadrillé, le moins contrôlé au cours des siècles ?
N’y a-t-il pas eu, en permanence, des zones côtières où des
communautés ont pu vivre discrètement, sans être
assujetties à aucune autorité, ni à aucun empire ?”
“S’ils reviennent, je soumettrai le passeur à la torture
jusqu’à ce qu’il nous dise toute la vérité”, promis-je en
riant.
“Ils reviendront”, décréta ma voisine. “Je n’en doute pas
un instant.”
“Dieu t’entende !” fit Adrienne en écho.
Je n’ai plus rien dit. Pour l’heure, toutes les interrogations
sont légitimes, et les prières aussi. Je me contenterai donc
d’en rendre compte, sans tenter d’apporter des réponses, ni
de formuler des préférences.
*
Un mot encore, avant de refermer ce journal, pour
signaler que le bateau de pêche dont on était sans nouvelles
depuis hier est rentré ce soir à Port-Atlantique, mais avec
seulement la moitié de l’équipage. Ils avaient été quatre à
embarquer, trois frères et le fils de l’un d’eux. Deux des
frères seraient tombés à la mer, seuls le père et le fils ont
survécu. Que s’est-il passé ? Un accident ? Une rixe ? Un
règlement de comptes ? Les rescapés jurent que leurs
compagnons ont été victimes d’un paquet de mer.
Je ne sais pas s’il faut les croire… L’unique certitude,
c’est que les amis d’Empédocle n’ont joué aucun rôle dans
ce drame. Ni comme naufrageurs ni comme sauveteurs. Ce
qui renforce chez moi le sentiment que la parenthèse qu’ils
ont ouverte dans notre existence est en train de se refermer,
et qu’il faudrait peut-être perdre l’habitude de voir en eux la
cause de nos heurs comme de nos malheurs.
Mais il est fort possible que je me trompe complètement.
C’est en tout cas ce que me diraient Ève et Adrienne si
j’avais la témérité de leur livrer une telle pensée.
Mercredi 1er décembre