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L'édition originale de cet ouvrage a été publiée aux États-Unis par

Portfolio/Penguin, New York, sous le titre Our Iceberg Is Melting.


Changing and Succeeding Under Any Conditions.
Copyright © 2005, 2017 by John Kotter and Holger Rathgeber.
Foreword copyright © 2005 by Spencer Johnson
All rights reserved including the right of reproduction in whole or in
part in any form.
This edition published by arrangement with Portfolio, an imprint of
Penguin Publishing Group, a division of Penguin Random House LLC.
Originally published by St. Martin's Press.
Mise en pages : APS-Chromostyle, Tours
Epub : APS-Chromostyle, Tours
© 2008, 2018 Pearson France, Paris
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intellectuelle ne peut être faite sans l'autorisation expresse de Pearson
France ou, le cas échéant, sans le respect des modalités prévues à
l'article L. 122-10 dudit code.
ISBN édition imprimée : 978-2-7440-6697-9
ISBN édition numérique : 978-2-3260-5483-7
Préface
par Spencer Johnsona
Ce livre merveilleux n'a l'air de rien : une simple fable, facile à lire,
facile à comprendre. Mais comme la partie émergée de l'iceberg, les
apparences sont trompeuses.
Pour travailler avec John Kotter à Harvard, je peux témoigner qu'il en
sait plus long que quiconque sur la conduite du changement dans
l'entreprise. Des dirigeants et des managers du monde entier ont lu
Conduire le changementb et découvert qu'utiliser son modèle en « huit
étapes » est le plus sûr chemin pour mener à bien un changement
organisationnel.
Fort bien, me direz-vous, mais encore ?
Eh bien, avec Alerte sur la banquise !, ces huit étapes et les clés de leur
mise en œuvre sont désormais accessibles à tous ceux qui veulent
réussir en ces temps d'incertitude et de changement.
John Kotter et Holger Rathgeber nous font partager la vie d'une
colonie de manchots qui, confrontée à des conditions hostiles, utilise ces
étapes… sans le savoir.
Que vous travailliez dans une entreprise ou que vous vous coltiniez
tout simplement à la grande aventure de la vie, que vous soyez PDG ou
lycéen, ce livre a quelque chose à vous apprendre.
Et lorsque vous savourerez les pages qui suivent, l'envie vous viendra
peut-être de vous demander : « Et moi, quel est mon iceberg ?
Comment puis-je utiliser ce que j'ai découvert dans cette histoire ? »
Et puis de le faire partager à ceux avec qui vous travaillez. Les choses
se passent en général beaucoup mieux lorsque tout le monde est sur la
même longueur d'onde.
Notes
a. Auteur de Qui a piqué mon fromage ? (Michel Lafon, 2000) et co-
auteur de Le Manager Minute (Éditions d'Organisation, 2007).
b. Pearson, 2015.
Alerte sur la banquise !
Bienvenue
Relever le défi du changement ne suffit pas. Encore faut-il savoir le
gérer. C'est de la conduite du changement que dépend votre réussite.
g g q p
Individus et organisations sont bien souvent aveugles à la nécessité de
changer. Que faire ? Comment faire advenir le changement pour le
meilleur ? Comment conduire un changement durable ? Autant de
questions auxquelles se heurtent les entreprises, les systèmes éducatifs
et les nations… sans toujours y apporter les bonnes réponses.
Cela fait des dizaines d'années que nous étudions le changement.
Nous connaissons les pièges qui guettent même les plus intelligents
d'entre nous. Nous connaissons les étapes qui assurent la réussite d'un
groupe. Et nous allons vous faire partager nos découvertes.
Parce que nous ne croyons guère aux vertus des grands discours, nous
vous offrons une fable, cette méthode de transmission aussi vieille que
l'humanité.
Les fables ont ceci de particulier – et de particulièrement efficace –
qu'elles s'emparent de sujets graves, déroutants et menaçants, pour les
rendre clairs et accessibles. Contrairement à toutes ces informations que
l'on oublie du jour au lendemain, les fables sont mémorables. Elles
stimulent la réflexion, véhiculent des enseignements importants et
motivent tout un chacun – jeunes et moins jeunes – à faire usage de ces
enseignements. Une vérité que notre monde high-tech a tendance à
nous faire oublier.
Si vous en savez long sur le lieu dans lequel nous avons choisi de
situer notre histoire – l'Antarctique –, vous ne manquerez pas de
remarquer que la vie de nos manchots n'est pas tout à fait celle que
vous conterait un documentaire de Thalassa. Ainsi vont les fables. Si
vous pensez que les histoires avec des dessins sont réservées aux
enfants, vous ne tarderez pas à découvrir que ce livre parle de
problèmes de la vie réelle qui frustrent quasiment tout le monde dans
les entreprises.
La fable que vous allez lire a été inspirée par les recherches de John
Kotter sur le changement. Nous sommes tous confrontés aux enjeux que
croisent les manchots sur leur route. Nous sommes beaucoup moins
nombreux à trouver des moyens efficaces de les gérer correctement. Et
tel est précisément le sujet de notre histoire.
Notre iceberg ne fondra jamais
Il était une fois une colonie de manchots qui vivait dans les glaces de
l'Antarctique, sur un iceberg à proximité de ce que nous appelons
aujourd'hui le cap Washington.

L'iceberg était là depuis de très longues années. Baigné par des eaux
riches en nourriture, il portait de très grands murs de neige éternelle qui
permettaient aux manchots de s'abriter durant les redoutables tempêtes
de l'hiver.
Aussi loin que se souvenaient les manchots, ils avaient toujours vécu
sur cet iceberg. « C'est ici chez nous », vous diraient-ils si d'aventure
vous parveniez à découvrir leur royaume de neige et de glace. Ils vous
diraient aussi, en toute logique selon leur point de vue : « et ce sera
toujours chez nous ».
En Antarctique, la moindre déperdition d'énergie peut être fatale. Tous
les manchots de la colonie savaient qu'ils devaient se blottir les uns
contre les autres pour survivre. Aussi avaient-ils appris à compter les uns
sur les autres. Ils se comportaient souvent comme une grande famille (ce
qui, naturellement, a de bons et de moins bons côtés).
C'étaient de magnifiques oiseaux. Répondant au nom de manchots
empereurs, ils étaient les plus nombreux des dix-sept types d'animaux
antarctiques qui ne quittent jamais leur smoking.
Deux cent soixante-huit pingouins vivaient dans la colonie. Dont Fred.
Fred avait beaucoup de traits communs avec ses congénères. Sauf à
détester les animaux, vous le décririez probablement comme « mignon »
ou « très digne ». Seulement voilà : Fred était différent de la plupart des
autres manchots sur un point très important.
Fred était exceptionnellement curieux et observateur.
Les autres manchots partaient chasser des créatures en mer – ils
n'avaient pas vraiment le choix, vu qu'il n'y a pas d'autre nourriture en
Antarctique. Fred, lui, pêchait peu et étudiait beaucoup l'iceberg et la
mer.
Les autres manchots passaient la majeure partie de leur temps avec
des amis ou en famille. Fred était un bon mari et un bon père, mais la
fréquentation de ses semblables n'était pas son passe-temps favori. Il
partait souvent seul en observation, consignant par écrit ce qu'il voyait.
N'allez pas croire que Fred était un de ces drôles d'oiseaux dont les
autres n'apprécient guère la compagnie. Non, il faisait simplement ce
qu'il pensait devoir faire. Et en l'occurrence, il rentrait chaque fois un peu
plus préoccupé de ses expéditions.
Fred avait une mallette bourrée à craquer d'observations, d'idées et de
conclusions. (Oui, une mallette. C'est une fable.) Les informations étaient
de plus en plus alarmantes. Les informations hurlaient…
L'iceberg fond et menace de se rompre !
Si l'iceberg venait à se briser en mille morceaux, ce serait un véritable
désastre qui frapperait la colonie, en particulier si la chose se produisait
en plein hiver pendant une tempête. Beaucoup de manchots jeunes et
moins jeunes y laisseraient à coup sûr la vie. Bien malin qui aurait pu
prédire toute l'étendue des conséquences. Comme avec tous les
événements inconcevables, il n'y avait pas de plan pour gérer pareille
catastrophe.
Fred ne cédait pas facilement à la panique. Mais plus il étudiait ses
observations, plus il était perturbé.
Fred savait qu'il devait agir. Mais il n'était pas en position de faire la
moindre déclaration ni de dicter aux autres ce qu'ils devaient faire. Il ne
comptait pas parmi les chefs de la colonie. Il n'était pas même fils, frère
ou père d'un des chefs de la colonie. Et il n'avait aucun passé glorieux
d'iceberologue.
Fred n'avait pas oublié la façon dont son congénère Arnold avait été
traité lorsqu'il avait suggéré que leur iceberg devenait plus fragile. Alors
que personne ne semblait s'en soucier, Arnold avait essayé de
rassembler des preuves. Tout ce qu'il avait recueilli, c'était des :
« Tu te fais du mouron pour rien, Arnold. Mange un calamar, ça ira
mieux. »
« Fragile ? Tu plaisantes ? Vas-y, saute, Arnold. Et vous tous, allez-y,
sautez. Alors ? »
« Tes observations sont fascinantes, Arnold. Mais on peut les
interpréter de quatre façons très différentes. Vois-tu, si on fait
l'hypothèse que… »
Certains manchots ne disaient rien, mais commencèrent à traiter
Arnold différemment. Le changement, bien qu'imperceptible, n'avait pas
échappé à Fred. Un changement qui n'avait rien de positif.
Fred se sentait très seul.
Et maintenant, je fais quoi ?
La colonie était dotée d'un Conseil du leadership. On  l'appelait aussi
le Groupe des dix. À sa tête, le Chef manchot. (Les jeunes donnaient à ce
groupe un nom un peu différent, mais c'est une autre histoire.)
Alice faisait partie des dix dirigeants. Pleine de bon sens et de
détermination, elle avait la réputation de faire avancer les choses. À la
différence de certains de ses collègues, elle était proche de la colonie.
Les manchots, vous l'aurez remarqué, ont souvent l'air un peu hautain,
mais ils ne se comportent pas tous de la sorte.
Après mûre réflexion, Fred se dit qu'Alice était sans doute la seule qui
ne prendrait pas son histoire à la légère. Il alla donc la voir. Alice étant ce
qu'elle était, il n'eut pas besoin de prendre rendez-vous avec elle.
Fred lui fit part de ses observations et de ses conclusions. Elle l'écouta
attentivement même si, pour tout dire, elle se demandait si Fred ne
traversait pas une crise personnelle. Des problèmes conjugaux ? Trop de
calamars bourrés de mercure ?
Mais… Alice étant Alice, elle ne tourna pas le dos à Fred. Elle lui dit,
non sans un certain scepticisme : « Conduis-moi à l'endroit où le
problème te semble le plus flagrant. »
Cet « endroit » ne se trouvait pas à la surface de l'iceberg, où la fonte
et ses conséquences sont difficiles à voir, mais dessous et à l'intérieur. Ce
que Fred se mit en demeure d'expliquer à Alice. Elle l'écouta et, la
patience n'étant pas son fort, elle lui dit : « D'accord, d'accord. Allons-
y. »
Les manchots sont vulnérables lorsqu'ils plongent dans l'eau, parce
que les léopards de mer et les orques se cachent pour attraper les
oiseaux insouciants. Je vous épargne les détails, mais disons que
personne n'a envie de tomber entre les griffes d'un orque ou d'un
léopard de mer. Donc, lorsque Fred et Alice sautèrent dans la mer, ils
étaient sur leurs gardes.
Sous la surface, Fred indiqua à Alice des fissures et d'autres
symptômes évidents de la dégradation causée par la fonte. Alice n'en
revenait pas d'être passée à côté de pareils signaux.
Alice suivit Fred comme il s'engageait dans un gros trou dans l'un des
flancs de l'iceberg. Par un canal de quelques mètres de large, ils
nagèrent jusqu'au cœur de la glace, pour atteindre finalement une vaste
grotte emplie d'eau.
Alice faisait comme si elle comprenait parfaitement tout ce qu'elle
voyait, mais sa spécialité, c'était le leadership, pas la science des
icebergs. Fred remarqua son air perplexe. Donc, lorsqu'ils furent de
retour à la surface, il lui expliqua.
Pour résumer une très longue histoire :
Les icebergs n'ont rien à voir avec les glaçons. Il arrive qu'ils
contiennent des fissures appelées canaux. Dans certains cas, ces canaux
conduisent à de grosses bulles d'air, les grottes. Si la glace fond en
quantité suffisante, les fissures entrent en contact avec l'eau, qui envahit
alors les canaux et les grottes.
En cas d'hiver rigoureux, les étroits canaux remplis d'eau gèlent
rapidement, enfermant l'eau à l'intérieur des grottes. Mais à mesure que
la température baisse, l'eau des grottes gèle à son tour. Parce qu'un
liquide gelé voit son volume augmenter dans des proportions
considérables, un iceberg peut ainsi être réduit en morceaux.
Au bout de quelques minutes, Alice comprenait mieux pourquoi Fred
était aussi inquiet. La gravité du problème était telle que… ?
Cela ne présageait décidément rien de bon.
Alice n'en laissait rien paraître, mais elle était bouleversée.
Elle mitrailla Fred de questions.
« Il faut que je réfléchisse à ce que tu viens de me montrer, dit-elle, et
que j'en parle rapidement à quelques dirigeants. » Dans son esprit, elle
orchestrait déjà un plan de bataille.
« Je vais avoir besoin de ton concours, expliqua-t-elle à Fred. Il faut
que tu prépares quelque chose pour aider les autres à prendre
conscience du problème. » Après une courte pause, elle ajouta : « Et
prépare-toi aussi à ce que certains oiseaux refusent d'admettre qu'il y ait
le moindre problème. »
Alice prit congé de Fred. Fred se sentait à la fois mieux et plus mal.
Mieux – Il n'était plus le seul manchot conscient du danger. Il n'était
pas le seul manchot à se dire qu'il était urgent de faire quelque chose.
Plus mal – Il n'entrevoyait pour l'instant aucune solution. Et il n'avait
pas tellement aimé la façon dont Alice lui avait dit « prépare-toi » et
« certains oiseaux refuseront d'admettre qu'il y a un problème ».
Deux mois seulement les séparaient du redoutable hiver antarctique.
TTT
Problème ? Quel problème ?
Au cours des jours qui suivirent, Alice contacta tous les  membres du
Conseil du leadership, y compris Louis, le Chef manchot. Elle leur
demanda de faire le voyage qu'elle avait fait avec Fred. La plupart
l'écoutèrent. Mais ils étaient très sceptiques. Alice avait peut-être un
problème personnel ? Des difficultés conjugales ?
Aucun de ceux auxquels Alice parla ne manifesta le moindre
enthousiasme à l'idée de nager dans une grande caverne obscure.
Certains membres du Conseil ne trouvèrent même pas le temps de
rencontrer Alice. Ils lui firent répondre qu'ils avaient d'autres affaires
d'importance à régler. À commencer par la plainte d'un manchot
querelleur qui affirmait qu'un autre manchot faisait des grimaces
derrière son dos (un problème quelque peu déroutant vu que les
manchots ne peuvent pas faire de grimaces).
Ils étaient également très occupés à débattre de la question de savoir
si leurs réunions hebdomadaires devaient durer deux heures ou deux
heures et demie, un sujet essentiel pour ceux qui aimaient jaboter et
pour ceux qui n'aimaient pas jaboter.
Alice demanda à Louis, le Chef manchot, d'inviter Fred à la prochaine
réunion du Conseil du leadership pour qu'il présente et défende ses
conclusions. « Après ce que tu m'as dit de lui, je suis vraiment impatient
de l'entendre », répondit avec diplomatie le Chef manchot.
Louis, toutefois, n'inscrivit pas à l'ordre du jour la présentation de ce
manchot relativement inconnu qui n'avait jamais pris la parole devant le
Groupe des dix. Mais Alice insista, rappelant à son chef qu'ils devaient
prendre des risques – « ce que tu as courageusement fait ta vie durant ».
C'était vrai, plus ou moins, et Louis fut flatté par le compliment (même
s'il n'était pas dupe).
Le Chef manchot accepta d'inviter Fred. Alice transmit l'invitation à
Fred.
Pour sa réunion avec les dirigeants, Fred envisageait d'écrire un
discours dans lequel il donnerait des statistiques sur le rétrécissement de
l'iceberg, les canaux, les grottes remplies d'eau, le nombre de fissures
causées par la fonte, et ainsi de suite. Mais lorsqu'il prit des
renseignements sur le Groupe des dix auprès de quelques membres
âgés de la colonie, il apprit les choses suivantes :
Deux membres du Conseil du leadership adoraient débattre de la
validité des statistiques. Et ils adoraient en débattre pendant des
heures, des heures et des heures. Ils étaient les défenseurs les plus
acharnés de l'allongement de la durée des réunions.
Un autre sombrait généralement dans le sommeil – ou à tout le
moins s'en approchait dangereusement – pendant les longues
présentations émaillées de statistiques. Ses ronflements étaient
parfois gênants.
Un manchot était extrêmement mal à l'aise avec les chiffres. Il
essayait de n'en rien laisser voir en opinant fort souvent du bonnet.
Ces hochements de tête avaient le don d'agacer certains membres
du groupe, ce qui risquait de provoquer mauvaise humeur et
chamailleries.
Deux autres membres du Conseil au moins ne cachaient pas qu'ils
n'appréciaient pas du tout qu'on leur explique quoi que ce soit. De la
façon dont ils voyaient les choses, c'était à eux de donner les
explications et aux autres d'écouter.
Fort de ces informations et après moult réflexions, Fred choisit donc
une approche sensiblement différente de celle qu'il avait d'abord
envisagée.
Fred construisit un modèle réduit de leur iceberg. Il mesurait un mètre
vingt sur un mètre cinquante et était fait de glace et de neige. La
réalisation de la maquette lui donna beaucoup de fil à retordre (Fred
n'avait ni mains, ni doigts, ni pouces opposables).
Fred savait que sa maquette n'était pas parfaite. Mais Alice trouva
l'idée très créative et la maquette suffisamment au point pour aider les
dirigeants à commencer à entrevoir le problème.
Le soir précédant la réunion, Fred et ses amis transportèrent le modèle
réduit jusqu'au lieu de réunion de l'équipe de leadership qui se trouvait
malheureusement sur la plus haute montagne de l'iceberg. À mi-chemin,
les ronchonnements commencèrent. « Mais qu'est-ce qui m'a pris de
t'aider ? », maugréaient les plus modérés.
Si les manchots avaient pu grogner et gémir, ils ne s'en seraient pas
privés.
Le lendemain matin, les dirigeants étaient déjà rassemblés autour de
la maquette lorsque Fred arriva. Certains parlaient à toute allure avec de
grands gestes. D'autres étaient médusés.
Alice présenta Fred au groupe.
Louis ouvrit la séance, comme il était de coutume pour le Chef
manchot. « Fred, nous aimerions que vous nous parliez de votre
découverte. » Fred inclina respectueusement la tête. Il avait l'impression
que Louis et quelques autres dirigeants étaient disposés à lui prêter
attention. Certains semblaient neutres. Et un petit groupe, de toute
évidence, n'était pas content du tout d'être obligé d'écouter cette
prétendue découverte.
Rassemblant ses idées – et son courage –, Fred se lança dans le récit
de sa découverte. Il décrivit les méthodes qu'il avait conçues pour
étudier leur iceberg. Il expliqua comment il avait découvert la
dégradation, les canaux ouverts, la grande grotte pleine d'eau, ajoutant
que le tout avait vraisemblablement été provoqué par la fonte.
Fred utilisait constamment la maquette pour donner des points de
repère à son public et illustrer ce qu'il disait. Tous les membres du
Conseil sauf un se rapprochèrent de la maquette.
Lorsque Fred ôta la moitié supérieure de la structure pour leur
montrer la grande grotte et son impact désastreux, on aurait pu
entendre tomber un flocon de neige.
À la fin de la démonstration, l'assemblée était silencieuse.
Alice lança la discussion en disant : « J'ai vu tout cela de mes propres
yeux. La caverne pleine d'eau est énorme. C'est effrayant. J'ai vu tous les
autres signes de dégradation probablement dus à la fonte. Il faut faire
quelque chose ! »
Quelques manchots acquiescèrent.
Le Conseil comptait dans ses rangs un vieux manchot solidement
charpenté répondant au nom de NonNon. NonNon était en charge des
prévisions météorologiques. Il y avait deux théories quant à l'origine de
son nom. L'une était que son grand-père avait été surnommé NonNon.
L'autre était que les premiers mots qu'il avait prononcés n'étaient ni
« Maman » ni « Papa » mais « Non, non ».
NonNon avait l'habitude de s'entendre reprocher ses erreurs de
prévision, mais cette histoire d'iceberg qui fondait dépassait la mesure. Il
prit la parole, maîtrisant avec peine son agitation. « J'ai régulièrement
rendu compte à ce groupe de mes observations sur le climat et de ses
conséquences pour notre iceberg, dit-il. Comme je vous l'ai déjà indiqué,
les périodes de fonte sont courantes durant les étés doux. En hiver, tout
retourne à la normale. Il n'y a rien de nouveau dans ce qu'il a vu, ou qu'il
pense avoir vu. Il n'y a aucune raison de s'inquiéter ! Notre iceberg est
solide ; il est parfaitement capable de supporter de telles variations ! »
Chaque phrase qui sortait de la bouche de NonNon était plus forte
que la précédente. Si les manchots pouvaient rougir, ce qui n'est pas le
cas, il aurait été rouge comme une tomate.
Lorsque NonNon se rendit compte que le vent tournait en sa faveur, il
montra Fred du doigt et déclara avec emphase :
« Ce jeune manchot dit que la fonte de la glace est responsable de
l'ouverture de ce canal. Mais ce n'est peut-être pas le cas. Il affirme que le
canal gèlera en hiver, retenant l'eau prisonnière dans une grande cavité.
Mais cela n'arrivera peut-être pas ! Il dit que l'eau dans la grotte gèlera.
Mais cela n'arrivera peut-être pas ! Il dit que le volume de l'eau
augmente quand elle gèle. Mais peut-être qu'il se trompe ! Et même si
tout ce qu'il disait était vrai, notre iceberg est-il vraiment si fragile que
de l'eau qui gèle dans une caverne puisse le briser en morceaux ?
Qu'est-ce qui nous prouve que tout ça n'est pas qu'une théorie ? Des
élucubrations ? Des prévisions alarmistes ? ! »
NonNon se tut, regarda les autres avec colère puis lança ce qu'il
espérait être le coup de grâce :
« Peut-il nous assurer que ses données et ses conclusions sont fiables
à 100 % ? »
Quatre manchots opinèrent du bonnet. Un autre semblait être devenu
aussi hystérique que NonNon.
Alice lança calmement à Fred un regard encourageant qui disait : tout
va bien (elle savait que ce n'était pas vrai), tu es capable de gérer ça (ce
qui n'était pas du tout évident), vas-y, réponds calmement (ce qui lui
aurait personnellement été très difficile vu qu'elle avait envie de hurler :
« NonNon, quelle nouille tu fais ! »).
Fred restait silencieux. Alice l'encouragea à nouveau du regard.
Après une hésitation, Fred prit la parole : « Honnêtement, non, je ne
peux vous donner aucune garantie. Non, je ne suis pas certain à 100 %.
Mais si notre iceberg se brise, cela arrivera en hiver, lorsqu'il fait sombre
jour et nuit, lorsque les tempêtes et les vents sont les plus violents et
nous rendent les plus vulnérables. Combien d'entre nous mourront ? »
Deux des manchots qui se tenaient à côté de Fred prirent un air
horrifié. Il les regarda et répéta : « Combien ? »
Observant que la plupart des membres du Conseil du leadership ne
semblaient toujours pas convaincus, Alice regarda durement NonNon et
dit : « Pensez aux parents qui perdraient leurs enfants. Imaginez-les en
train de venir nous voir pour nous demander : “Comment une telle chose
a-t-elle pu se produire ? Que faisiez-vous ? Pourquoi n'avez-vous pas
prévu cette crise ? C'était votre boulot de protéger la colonie !” Que leur
dirons-nous, alors ? Eh oui ! Nous sommes désolés. On nous avait dit
qu'il pourrait y avoir un problème, mais l'information n'était pas crédible
à 100 %. »
Elle se tut pour laisser ses paroles produire leur effet.
« Que leur dirons-nous lorsqu'ils se tiendront devant nous, ravagés
par le chagrin ? Que nous espérions qu'une telle tragédie ne se
produirait pas ? Qu'il n'était pas pertinent d'agir tant que nous n'étions
pas sûrs à 100 % ? »
Une nouvelle fois, on entendait presque les flocons de neige s'écraser
sur le sol.
Sous ses airs calmes et dignes, Alice était tellement en colère qu'elle
n'avait qu'une envie, lancer la maquette sur NonNon.
Louis, le Chef manchot, nota un changement d'humeur au sein du
groupe. Il dit : « Si Fred a raison, il ne nous reste que deux mois avant
l'hiver pour faire quelque chose contre cette menace. »
Un dirigeant déclara : « Il faut que nous formions un comité composé
de membres du groupe pour analyser la situation et envisager des
solutions. »
Beaucoup de manchots approuvèrent de la tête.
Un autre avança : « Oui, mais nous devons tout faire pour ne pas
perturber les routines de la colonie. Nos petits ont besoin de beaucoup
de nourriture en ce moment pour se développer et il faut éviter la
panique. Par conséquent, nous devons garder le secret sur tout cela tant
que nous n'avons pas trouvé de solution. »
Alice s'éclaircit bruyamment la gorge, puis s'exprima avec une
détermination de fer. « Lorsque nous avons un problème, créer un
comité et essayer de préserver notre colonie des nouvelles désagréables
est effectivement ce que nous faisons. Mais cette fois, nous sommes
confrontés à tout sauf à un problème normal. »
Les autres la regardèrent. Mais où veut-elle en venir ? se demandaient-
ils tous en silence.
Alice poursuivit : « Il faut immédiatement convoquer une assemblée
générale de la colonie et convaincre le plus de manchots possible qu'il y
a un problème grave. Si nous voulons avoir une chance de trouver une
solution qui sera acceptée par le plus grand nombre, nous devons rallier
notre entourage à notre cause. »
Les manchots perdent rarement leur sang-froid, surtout s'il s'agit de
manchots du Conseil du leadership assistant à une réunion. Mais là,
certains perdirent toute retenue et se mirent à parler tous en même
temps.
« Une assemblée ! » « … le danger, c'est de… » « nous n'avons
jamais… » « la panique… » « non, non et non… » « pour dire quoi ? »

Ce n'était pas joli à voir.


p j
« J'ai une idée, avança alors prudemment Fred. Vous voulez bien
m'accorder quelques minutes ? Je n'en ai pas pour longtemps. »
Les autres ne répondirent pas. Fred prit leur silence pour un oui – ou
en tout cas, pas un non.
Il se déplaça aussi vite que possible sur la montagne, trouva ce qu'il
cherchait et remonta. Le Groupe des dix jabotait de plus belle. Ils se
turent lorsque Fred refit son apparition, tenant une bouteille en verre.
« Qu'est-ce que c'est ? », demanda Alice.
« Je ne sais pas très bien, répondit Fred. Mon père l'a trouvée un été
sur le rivage de l'iceberg. Ça ressemble à de la glace, mais ce n'est pas
de la glace. » Il donna un coup de bec sur la bouteille. « C'est beaucoup
plus dur que la glace et quand on s'assied dessus, ça se réchauffe, mais
ça ne fond pas. »
Tout le monde le regardait avec de grands yeux. Et… ?
« Je me dis qu'on pourrait la remplir d'eau, boucher l'ouverture et la
placer en plein vent. Comme ça, demain, on verra si elle a été brisée par
la force de l'eau en expansion lorsqu'elle gèle. »
Fred s'interrompit, laissant aux autres le temps de saisir la logique de
son raisonnement.
Il reprit : « Et si elle ne se brise pas, alors, vous n'aurez peut-être pas
besoin de vous précipiter pour convoquer une assemblée de la
colonie. »
Alice était fascinée. Risqué, pas de doute, se dit-elle, mais je me trompe
ou ce manchot a oublié d'être bête ? !
NonNon soupçonnait qu'il s'agissait d'une ruse, mais il ne voyait pas
comment s'opposer à la démonstration. Et puis peut-être que cela
permettrait de mettre un terme à toutes ces absurdités.
Louis, le Chef manchot, regarda NonNon.
La discussion avait assez duré, il fallait avancer. « Faisons comme il
dit », déclara Louis.
Et ainsi fut fait.
Louis mit de l'eau dans la bouteille. Il la scella avec un os de poisson
qui avait juste la bonne taille. Puis il remit la bouteille à Chouchou, un
manchot doux et beau comme un cœur, qui avait les faveurs et la
confiance de tous.
Après quoi, ils se dispersèrent.
Fred ne dormit pas très bien cette nuit-là. Il était toujours déterminé à
faire tout ce qu'il pouvait pour aider le groupe, mais l'idée d'être ainsi
sur le devant de la scène ne lui souriait guère.
Le lendemain matin, lorsque Chouchou grimpa sur la colline, tous les
autres étaient là qui l'attendaient. « Alors ? »
q
Chouchou brandit la bouteille. Pas de doute : elle s'était brisée sous
l'effet du volume de la glace.
« Je suis convaincu », dit Chouchou aux autres.
Les manchots jacassèrent pendant une demi-heure. Tous parvinrent à
la conclusion qu'ils devaient agir. Tous – sauf deux, dont, naturellement,
NonNon. « Tu as peut-être levé un lièvre, dit-il, mais… »
Les autres l'ignorèrent.
Louis prit la parole : « Informons la colonie que nous allons tenir une
assemblée. Sans préciser le motif pour l'instant. »
TTT
Dans la colonie, les suppositions allaient bon train. Mais Alice veilla à
ce que les membres du Conseil du leadership n'ouvrent pas le bec – ce
qui redoubla le suspense.
Presque tous les adultes répondirent à l'appel. La glace bruissait de
conversations ordinaires.
« Félix prend du poids. Trop de poisson, pas assez d'exercice. »
« Où trouve-t-il tout ce poisson ? »
« Ah ! voilà qui est intéressant. »
Louis rappela l'assemblée à l'ordre puis donna la parole à Alice.
Alice raconta sa plongée avec Fred, les signes de la fonte et la grotte
pleine d'eau. Utilisant sa maquette de l'iceberg, Fred expliqua pourquoi il
pensait que la colonie était en danger. Chouchou raconta l'histoire de la
bouteille en verre. Et Louis, bien dans son rôle de Chef manchot, observa
le groupe pendant que les autres parlaient. Quelque chose avait changé,
c'était palpable. Il clôtura donc la réunion en disant que, selon lui, ils
devaient agir et que même s'il ne voyait pas encore très bien comment,
il était sûr qu'ils allaient trouver une solution.
Chacun voulait voir la maquette et la bouteille de plus près, poser des
questions à Fred et à Alice, demander son avis à Louis… tant et si bien
que la réunion occupa l'essentiel de la matinée.
Les manchots étaient abasourdis, même ceux qui réagissaient à tout et
n'importe quoi en disant : « Oui, mais… » Lentement mais sûrement, la
conviction que tout allait bien dans la colonie commençait à prendre
l'eau. Louis fit installer la maquette et la bouteille au centre de la place
de la colonie, où les manchots se retrouvaient souvent pour travailler ou
bavarder. Il se disait que cela éviterait que les manchots ne retombent
dans leur routine. Mais il savait également que l'angoisse peut être aussi
dévastatrice que l'autosatisfaction et il s'arrêtait souvent sur la place
pour parler à ceux qui n'avaient plus le cœur et l'esprit en paix. Alice s'en
aperçut et fit de même. Il leur était pénible à tous deux de ne pas avoir
les réponses à l'horrible problème auquel était confrontée la colonie
mais l'attitude des manchots leur mettait du baume au cœur. Ils étaient
de plus en plus nombreux à proposer leur aide.
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