Vous êtes sur la page 1sur 207

Maya

Banks

Sans répit
KGI – 5

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jocelyne Bourbonnière

Milady Romance
Prologue

Gordon Farnsworth était plus riche que Crésus et son réseau de relations était plus étendu que celui
du Président des États-Unis. Il avait toujours vécu en marge de la société, préférant l’ombre à la
lumière, évoluant dans des eaux si troubles qu’il ne lui restait même plus ne serait-ce qu’un semblant
d’âme.
Il avait beau être riche, puissant et bien informé, tout cela ne lui était d’aucune utilité face à la
maladie incurable de sa fille. Elle allait mourir et il n’y pouvait rien.
Les plus brillants médecins du monde avaient étudié son cas, et elle avait reçu les traitements les
plus coûteux. Mais le verdict demeurait malheureusement inchangé.
Il n’y avait plus rien à faire. Sa fille était condamnée. Il ne restait plus à Farnsworth qu’à veiller sur
son confort jusqu’à sa fin prochaine.
Bordel de merde.
Il refusait de rester impuissant. Il détenait le pouvoir de mettre fin à des guerres ou de les
déclencher. Il avait l’oreille de dizaines de chefs d’État. Il pouvait relancer l’économie d’un pays ou le
ruiner par simple caprice. Et il ne pouvait pas sauver sa fille ?
Farnsworth faisait les cent pas dans la pénombre de sa bibliothèque, où il ressassait ses idées noires
tout en sirotant un verre de Macallan à 100 000 dollars la bouteille. Le feu dans l’âtre, entièrement
consumé, ne laissait plus que quelques braises rougeoyantes.
La sonnerie du téléphone du milliardaire vint interrompre le fil de ses rêveries. Il s’empara
rapidement du combiné qu’il porta à son oreille, commençant à aboyer sa requête avant même que
son interlocuteur ait pu dire un seul mot.
— Alors, c’est vrai ce qu’on dit à son sujet ?
— Il semblerait, en effet.
Les épaules de Farnsworth s’affaissèrent et il se laissa choir sur le bord du canapé, impatient, les
nerfs à vif.
— Elle a réussi à guérir toutes sortes de blessures et de maladies, mais elle en paie le prix. Nous
l’avons forcée à repousser ses limites. Cependant, elle est arrivée à soigner tous les cas qui lui ont été
soumis.
— Je me fous des conséquences pour elle, grogna Farnsworth. Amenez-la-moi. Le temps presse.
Son interlocuteur se tut pendant quelques instants. L’homme d’affaires n’aimait pas ces silences, qui
n’auguraient rien de bon.
— J’avais anticipé vos ordres, monsieur. Dès que j’ai été informé des résultats positifs de nos
essais, j’ai pensé que vous voudriez qu’on vous l’emmène tout de suite. J’ai donc ordonné qu’on
détruise toutes les preuves de son existence et j’ai fait taire tous ceux qui la connaissaient. Puis j’ai
demandé qu’on conduise Grace Peterson jusqu’à vous.
Farnsworth n’aimait pas trop la tournure que prenait cet échange. Il sentit la colère lui nouer le
ventre et il serra les lèvres.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé, merde ? Où est-elle ? Quand est-ce qu’elle sera là ? Il ne reste
presque plus de temps à Elizabeth.
— Elle s’est évadée, monsieur, lui répondit son interlocuteur après un long soupir.
Fou de rage, Farnsworth se leva précipitamment.
— Elle s’est évadée ? cria-t-il en postillonnant. Évadée ? Vous m’aviez pourtant dit que les
guérisons avaient des conséquences graves sur elle, qu’elles l’avaient rendue fragile et vulnérable !
Comment une faible femme a-t-elle pu échapper à des gardiens professionnels surentraînés ?
— Il y a eu un problème de communication, monsieur. Nos renseignements étaient erronés. La
salle où on la croyait enfermée était vide. Une des explosions a abattu les murs de la pièce où elle
avait été installée, et elle s’est évadée dans la confusion qui a suivi.
— Des renseignements erronés, des problèmes de communication, la confusion… Je vous paie
pourquoi au juste, putain ? Vous n’êtes qu’une bande d’amateurs !
— On est déjà sur sa piste, monsieur. On ne va pas rater notre coup.
— Il vaudrait mieux que vous ne ratiez pas votre coup, éructa l’homme d’affaires, furieux. Je vous
jure que si ma fille meurt, vous et tous les vôtres, vous ne perdrez rien pour attendre. Je n’hésiterai
pas à faire disparaître toute votre famille sous vos yeux. C’est clair ?
— Euh, oui, monsieur.
Farnsworth coupa la communication mais garda le combiné à la main un long moment. Il avait très
envie de l’envoyer valdinguer par la fenêtre. Mais il se retint et composa un autre numéro de
téléphone en pensant à sa fille, dont le temps était désormais compté.
Le processus fut long. Il dut faire plusieurs numéros et utiliser toute une série de codes de sécurité
avant que la communication puisse être établie. Puis il alla droit au but, sans prendre le temps
d’échanger les politesses d’usage. Il fallait retrouver Grace Peterson, et tout de suite.
— Il me faut Titan, aboya-t-il dans le combiné. À n’importe quel prix, je m’en fiche. Je les veux.
Chapitre premier

Grace Peterson se pelotonna du mieux qu’elle le put dans sa couverture, au fond de l’obscurité.
Elle balaya du regard la voûte étoilée, sans vraiment la voir. Il faisait froid sur la montagne, la nuit. À
la tombée du jour, la chaleur agréable de l’après-midi avait cédé la place à la fraîcheur. À présent,
elle était frigorifiée.
Elle laissa échapper un faible gémissement quand ses muscles se contractèrent. Son corps protestait
non seulement contre le froid, mais aussi contre la faiblesse qu’elle éprouvait après avoir été
confrontée à tant de mort et de souffrance. La douleur avait perdu tout sens pour elle depuis
longtemps. Elle ressentait bien autre chose, un terrible sentiment d’affliction, d’accablement et de
désespoir. Elle finirait par mourir des horreurs qu’on lui avait fait subir, elle en était certaine. Peut-
être le méritait-elle. Après tout, elle n’avait pas pu venir en aide à tous les malades qu’on l’avait
forcée à soigner.
Un hasard extraordinaire lui avait permis de s’évader. Une explosion avait détruit la cellule où elle
était détenue, et elle avait réussi à fuir avant que ses gardiens aient le temps de réagir. À moins qu’ils
soient morts. Elle était incapable de le regretter. Ses geôliers ne lui avaient jamais accordé de
considération. Ils l’avaient traitée comme une chose, comme un objet inanimé, une baguette magique
qu’il suffisait de brandir au-dessus d’un malade pour le guérir sur le coup.
Elle ne pouvait leur pardonner leur attitude. Elle les haïssait, eux qui avaient été aussi cruels avec
elle. Qui s’étaient servis de tout le monde comme ils s’étaient servis d’elle. Ils ne considéraient les
autres que comme des pions sur un échiquier, de simples sources d’information. Ils ne les voyaient
pas comme des êtres humains, mais comme des numéros.
Un frisson lui fit claquer des dents et Grace sentit le froid pénétrer jusque dans ses os. Elle avait
l’impression qu’elle ne parviendrait plus jamais à se réchauffer. Elle remonta ses pieds contre sa
poitrine et serra les pans de sa couverture sous son menton.
Les mauvais traitements qu’elle avait subis et toutes les guérisons qu’on l’avait obligée à effectuer
l’avaient poussée à bout de forces. Elle avait du mal à comprendre où elle avait pu puiser l’énergie et
la volonté de s’évader, quand la possibilité s’en était miraculeusement présentée.
Mais elle n’avait plus de courage, plus aucune réserve, plus rien. Et sa détermination disparaissait
peu à peu, elle aussi.
Elle ferma les yeux, fouilla dans ses pensées à la recherche de réconfort, d’un peu d’apaisement.
Sa sœur Shea lui manquait. Grace aurait eu besoin de son contact, tant physique que spirituel, et de
son sourire. Quand Shea avait tenu à ce qu’elles se séparent, Grace n’avait pas compris cette décision
et ne l’avait jamais vraiment prise au sérieux. Jusqu’au jour où elle avait été capturée. Ce fut à ce
moment qu’elle se rendit compte que, si elles avaient été ensemble, elles se seraient retrouvées toutes
les deux prisonnières.
Shea tenait beaucoup à ce que sa sœur soit en sécurité. Désormais, c’était Grace qui, avec ces
mercenaires à ses trousses, préférait rester aussi loin d’elle que possible. Ses poursuivants avaient
déjà dû retrouver sa trace dans ces montagnes. Ils étaient même sans doute déjà tout près.
Grace avait donc brutalement coupé toute communication avec sa sœur, et cet éloignement la
torturait autant que toutes les maladies et les blessures qu’elle avait absorbées pour les guérir. Cette
séparation la plongeait dans la pire des solitudes. Elle avait rompu leur lien télépathique et, plus que
tout, elle craignait que cette situation ne devienne permanente, qu’elle ne puisse plus jamais le rétablir.
D’une certaine façon, ce serait peut-être pour le mieux. Si elle perdait ses dons, elle pourrait enfin
vivre normalement. Mais elle ne pourrait plus modifier le cours des événements pour ceux qui
avaient besoin de ses interventions.
Elle ferma les yeux, épuisée par le poids des responsabilités, du chagrin et des regrets. Elle
maudissait sa faiblesse, sa tendance à s’effondrer sous la pression. Mais on l’avait brutalement
confrontée à toutes sortes de maux, les uns après les autres : des os brisés, d’atroces blessures
sanguinolentes, des tumeurs, des infections et d’autres horreurs. Pendant la pire des expériences
qu’elle ait jamais subies, on l’avait forcée à s’introduire dans l’esprit d’une femme atteinte de maladie
mentale, et à la soigner.
Pendant trois longues journées, Grace avait éprouvé elle-même tous les symptômes de cette
pathologie. Alors que la patiente était partie, guérie, Grace avait connu les affres de sa condition. Elle
avait tenté de se suicider à deux reprises, non pas qu’elle le souhaite vraiment, mais parce que la
maladie l’y poussait. Ses geôliers avaient fini par la ligoter de peur qu’elle mette fin à ses jours, de
sorte qu’elle ne pouvait même plus s’occuper de ses besoins les plus intimes.
Elle avait faim, mais son estomac se nouait à la seule idée de manger. Elle avait bu à plusieurs
reprises aux ruisseaux de la montagne, parce qu’elle savait qu’elle devait essayer de préserver ses
forces. Même si elle était persuadée qu’elle n’avait aucune chance de s’en sortir vivante, elle était
incapable de baisser les bras. Pas encore.
Elle se retourna silencieusement et s’enveloppa le plus possible dans sa couverture dans le vain
espoir de trouver un peu de chaleur. Bien sûr, elle serait obligée, à un moment ou à un autre, de
contacter sa sœur, mais par pour le moment. Sinon, Shea verrait dans quel piteux état elle était. Et elle
ferait tout pour la retrouver, au risque de se mettre elle-même en danger. Grace ne se le pardonnerait
jamais si sa sœur venait à souffrir uniquement parce qu’elle, Grace, avait essayé de réactiver leur lien
télépathique dans un moment de faiblesse.
Elle laissa échapper quelques larmes qui roulèrent sur ses joues, les réchauffant brièvement avant
que l’air glacial les transforme en perles de givre. Furieuse, elle se frotta le visage d’une main et se
recroquevilla un peu plus. Elle s’en voulait de s’être laissée envahir par le désespoir.
Elle était forte de nature et retrouverait un jour toute son énergie. Elle avait juste besoin d’un peu
de temps pour récupérer après cette épreuve. Elle ne serait plus jamais comme avant, mais il était
hors de question pour elle d’arrêter de lutter. Si elle devait mourir, ce serait en pleine action, debout,
en luttant jusqu’à la fin. Elle refusait de finir sa vie dans un quelconque laboratoire où les rats étaient
traités avec plus de considération.
Elle entendit un bruit au loin, et se figea littéralement sur place. Elle se força à rester absolument
silencieuse. Sa propre respiration lui faisait l’effet d’un rugissement dans la nuit. Elle remonta la
couverture sur sa bouche pour essayer d’étouffer cette clameur, et tenta désespérément de percevoir
quelque chose à travers l’épaisse forêt sombre.
On venait vers elle.

Ils progressaient lentement à travers la montagne, sous le couvert de la nuit. Rio savait qu’ils
n’étaient pas loin de leur but. Ils s’étaient bien approchés de Grace ces derniers jours, mais elle avait
toujours réussi à leur échapper, même quand il était persuadé qu’ils la rejoindraient d’un instant à
l’autre.
Il rajusta son paquetage, chaussa ses lunettes de vision nocturne et examina le secteur à la recherche
de tout ce qui pouvait émettre une onde de chaleur.
Il aperçut plusieurs petites formes dans la nuit, des animaux, ainsi qu’une silhouette nettement plus
grande, celle d’un élan ou d’un cerf. Mais rien qui ressemblait à un humain.
Il avait ordonné le silence radio. Rio et ses hommes n’étaient pas les seuls à chercher Grace, mais
il était déterminé à la retrouver le premier. Son instinct lui dictait qu’il fallait qu’ils la rattrapent avant
l’aube. Ses cheveux se dressèrent sur sa nuque et il sentit un frisson d’appréhension lui parcourir
l’échine. Il ne craignait pas la confrontation. Au contraire, il aurait bien aimé buter les salauds qui
avaient transformé la vie de Shea et de Grace en véritable enfer au cours de la dernière année.
C’était justement parce qu’ils la savaient en danger que ses hommes et lui voulaient mettre fin à ce
jeu du chat et de la souris.
Terrence, son bras droit, disparaissait dans l’obscurité à quelques mètres de lui à peine. Rio
continua à gravir le sentier le long de la montagne. Il y avait là plusieurs caches possibles pour une
petite femme, et il cherchait toutes les traces de chaleur.
Où es-tu, Grace ? Je sais que tu es là. Je sens ta présence.
C’était vrai. Il ressentait un léger picotement, comme la première fois où il l’avait vue sur une
vidéo de surveillance, la dernière trace qu’ils avaient trouvée d’elle avant sa disparition.
Il avait tout de suite su, sans l’ombre d’un doute, que ce serait lui qui partirait à sa recherche et la
ramènerait à sa sœur, saine et sauve.
Depuis cet instant, il avait réussi à retracer tous les déplacements de la jeune femme sans jamais se
tromper. Lui et ses hommes avaient remué ciel et terre. Ils s’étaient rendus à son dernier domicile
connu et avaient élargi leurs recherches à partir de là.
Après plusieurs semaines, ils avaient trouvé une piste qui les avait menés jusqu’aux montagnes du
Colorado, et Rio était persuadé que Grace n’était plus loin. C’était ce que lui dictait son intuition, à
laquelle il se fiait entièrement. Son instinct lui avait permis d’éviter beaucoup de dangers. Il lui devait
la vie.
Il stoppa net quand il entendit un bruit distant. Il fit demi-tour et, en examinant les alentours, il
aperçut des silhouettes d’hommes qui ne faisaient pas partie de son équipe. Les intrus se déplaçaient
subrepticement sous le couvert des arbres.
Bordel de merde.
Rio serra le poing. Où était passée Grace, bon sang ? Il n’avait pas le temps de jouer à cache-cache
avec ses poursuivants. Il fallait qu’il la retrouve et la sorte de ce merdier au plus vite.
Il prit son arme, qu’il portait suspendue à l’épaule, et se déplaça silencieusement dans la direction
des hommes qu’il avait vus avec ses lunettes de vision nocturne. Idéalement, il préférait ne pas tirer
sur tout ce qui bougeait dans la montagne, ni semer des cadavres partout derrière lui. Il aurait
souhaité trouver Grace et filer en douce, même si son tempérament de guerrier le poussait à verser le
sang.
Un cri jaillit dans la nuit, et Rio s’immobilisa. Il releva la tête pour détecter le faible écho qui
disparaissait peu à peu. C’était un cri de femme, qui lui avait donné des frissons dans le dos tant il
trahissait d’angoisse, de souffrance et de peur.
Grace.
Il s’élança en direction du cri. Il arracha ses lunettes de vision nocturne pour mieux percevoir son
environnement. Terrence le rejoignit cent mètres plus loin, et ils parcoururent rapidement le dernier
bout de chemin, fusil à la main, prêts à l’attaque.
Ils ralentirent quand ils arrivèrent au bord d’une falaise, qui dominait une petite vallée. Les rayons
de la lune faisaient briller le sol rocheux. Rio sentit son ventre se nouer : Grace Peterson, debout au
bord de la falaise de cent mètres de hauteur qui plongeait dans le lit de la rivière.
Elle semblait résolue à ne plus jamais se laisser capturer. Elle préférerait sauter que de retourner
dans sa prison, il en était convaincu. La peur et le désespoir de la jeune femme étaient tangibles, au
point que Rio sentit ses muscles se contracter et son cœur se serrer implacablement.
Il devait la rejoindre avant que ces cons la poussent à sauter dans le vide.
Il s’allongea sur le ventre et braqua son arme sur l’homme le plus près de Grace. L’enfoiré avait
levé une main dans un geste d’apaisement, tandis que, de l’autre, il tenait son arme pointée sur elle.
Tout son corps respirait la menace.
Rio tira, et l’homme tomba comme une pierre. Ses collègues se jetèrent immédiatement au sol et
regardèrent dans la direction d’où était parti le coup de feu.
— Merde, marmonna Terrence en se mettant en position. Je croyais qu’on avait décidé de ne pas
engager le combat !
— Couvre-moi, j’y vais ! aboya Rio.
Avant que Terrence ait pu manifester son désaccord, Rio avait déjà amorcé sa descente. Il se
dirigea rapidement vers Grace tandis que, au-dessus de lui, Terrence tirait sans relâche, le
crépitement de ses coups de feu résonnant dans la nuit.
Ils n’avaient pas beaucoup de temps devant eux avant que la fusillade attire l’attention. Rio chercha
Grace des yeux et, avec horreur, vit le bord de la falaise céder sous le poids de la jeune femme. Elle
fut entraînée vers le vide.
Il plongea devant lui, les coups de feu redoublant au-dessus de sa tête. Terrence ne cherchait plus
seulement à faire peur aux poursuivants de Grace. Il faisait mouche presque à chaque coup. Il abattit
tous leurs assaillants pendant que Rio courait jusqu’à la falaise.
Faisant confiance à son collègue pour le protéger, Rio se concentra uniquement sur la jeune
femme. Avait-elle réussi à freiner sa chute ? Ou le pire était-il arrivé, et était-elle tombée jusqu’au lit
de la rivière, cent mètres plus bas ?
Il fouilla dans son paquetage et en sortit une lampe de poche. Il s’allongea au sol et balaya
lentement la falaise. Quand le faisceau de lumière atteignit la paroi, il aperçut une basket en piteux
état. Il releva légèrement sa lampe et vit Grace étendue sur un affleurement de roche si étroit qu’elle
s’y tenait à peine même si elle était très fine. Ses pieds se balançaient au-dessus du vide. Elle n’avait
pas glissé de plus de six ou sept mètres.
Rompant le silence radio, Rio demanda de l’aide. Il fallait que ses collègues le fassent descendre
avec une corde pour qu’il puisse remonter Grace sur son épaule. En espérant qu’elle soit toujours en
vie. Mais il ne pouvait envisager aucune autre issue. Elle ne pouvait pas être allée aussi loin pour
mourir sans lutter.
Rio se redressa sur les genoux et Terrence arriva à sa hauteur, braquant sa propre lampe sur la
paroi.
— Diego et Browning surveillent nos arrières. Decker et Alton se dépêchent de nous rejoindre,
expliqua-t-il. Je vais t’aider à descendre en rappel pour aller chercher Grace.
— Ils sont tous morts ?
— Affirmatif, lui confirma Terrence.
Rio ne pouvait pas perdre de temps à pleurer sur ce merdier dont ils étaient la cause. Grace était
leur priorité et ils devaient absolument la sortir de là avant que tout parte en vrille.
Terrence sortit de son sac une corde avec un grappin. Il empoigna la corde, recula de quelques pas,
planta solidement les talons dans le sol, puis enroula l’extrémité munie d’un grappin autour du tronc
d’un tremble et l’arrima fermement. Puis il envoya l’autre bout à Rio.
Rio attacha la lampe de poche à sa jambe, le faisceau dirigé vers le bas pour éclairer sa descente.
Puis il enroula la corde autour de sa taille et fit un nœud solide. Il recula ensuite jusqu’à ce que ses
talons surplombent le vide.
Decker et Alton les rejoignirent juste au moment où il allait entamer sa descente. Passant
rapidement devant Diego et Browning qui montaient la garde, ils attrapèrent chacun une des mains de
Rio pour l’aider.
Ils se penchèrent pour le retenir jusqu’à ce qu’ils soient sûrs qu’il ait trouvé une bonne prise où
appuyer ses pieds et que Terrence, qui l’assurait, arrive à supporter son poids.
Le faisceau de sa lampe se balança follement dans la nuit pendant sa descente. Rio se retourna
légèrement et regarda Grace, toujours allongée sur son étroite plate-forme. Il ne lui restait plus qu’à
prier pour qu’elle soit assez solide pour soutenir leur poids à tous les deux.
Arrivé à son niveau, il s’éloigna un peu de la paroi et se laissa descendre, de manière à ne poser
qu’un seul pied sur l’affleurement. Il se pencha, lui tâta immédiatement le cou du bout des doigts et fut
rassuré de sentir le battement régulier de son pouls.
— Grace, réveille-toi. Je suis venu te chercher, mais j’ai besoin que tu m’aides.
Elle ne lui répondit pas. Il serra les lèvres de frustration. Du haut de la falaise, Decker et Alton
éclairaient la manœuvre avec leurs lampes. Rio chercha un appui pour ses pieds sur la paroi, puis il
relâcha lentement la corde pour passer les mains sous le corps de la jeune femme inconsciente.
Il compta mentalement jusqu’à trois puis la hissa sur une épaule et la maintint fermement contre lui
en plaquant un bras aux muscles d’acier sur ses jambes, pendant qu’il gardait l’autre main libre pour
se cramponner à la corde.
— Remontez-nous, ordonna-t-il à ses hommes.
Il escalada la paroi du bout des pieds tandis qu’on les hissait. Ses muscles peinaient sous l’effort de
remonter leurs poids conjugués et ses doigts, brûlés par la corde, commençaient à perdre toute
sensibilité.
Je vous en prie, laissez-moi mourir.
Il lui sembla d’abord qu’elle avait parlé à haute voix. Il en fut tellement surpris qu’il s’arrêta net. Le
bout de ses pieds racla la paroi un bref instant, puisque ses collègues continuaient à les hisser vers le
sommet. Il dut commencer par reprendre le contrôle de leur ascension.
Tout à coup, Rio se sentit assailli par un sentiment de désespoir tellement profond qu’il en eut le
souffle coupé. Un mélange accablant de souffrance, de peur, de regret, de désespérance et d’extrême
lassitude qui le toucha jusqu’au fond de son âme.
Il comprit qu’il avait eu accès aux pensées intimes de Grace. Il ressentait les émotions de la jeune
femme, un chagrin si intense qu’il faillit en suffoquer.
Même si les larmes de Grace demeuraient prisonnières derrière ses paupières closes, Rio les sentit
toutes. Il vit clairement les souvenirs de tout ce qu’elle avait vécu et dut fermer les yeux pour essayer
de reprendre le contrôle de ses sens affolés.
Je n’y retournerai pas.
Il entendait dans sa tête la voix de Grace qui lui chuchotait ses impressions, et elle révélait une telle
détresse qu’il aurait voulu hurler de rage. Il aurait voulu escalader cette paroi à toute vitesse pour
dégommer ces brutes qui l’avaient poursuivie sans relâche. Il aurait voulu pouvoir buter une seconde
fois les salauds qui l’avaient démolie au point qu’elle préférait mourir que d’endurer leurs supplices.
Il savait que Nathan Kelly était capable de communiquer par télépathie avec Shea, la sœur de Grace,
mais il ne s’était jamais demandé si lui et Grace pourraient le faire aussi. Ce fait ne lui avait pas
semblé important, à l’origine. Rio s’était surtout concentré sur l’urgence de la retrouver pour la
mettre en sécurité. Il n’avait accordé aucune importance à quoi que ce soit d’autre.
Il tenta de la contacter mentalement, lui parlant doucement, cherchant à la rassurer.
Ces salauds ne remettront pas la main sur toi, Grace. Tu es en sécurité maintenant. Je suis là, je
vais t’aider. N’abandonne pas. Tu vas survivre.
Mais rien. Ses promesses ne rencontrèrent que le silence. De frustration, il crispa la mâchoire.
Comment est-ce qu’on faisait pour communiquer par l’esprit, merde ? Elle venait de s’adresser à lui
par la pensée, mais comment pouvait-il supposer qu’il était capable de lui parler de la même
manière ? Il ne savait même pas si elle était au courant qu’il avait capté ses pensées.
Il approchait du sommet : il pouvait voir les visages de ses coéquipiers. Il lut de la tension dans
leurs regards tandis qu’ils les remontaient. Decker et Browning retenaient la corde, et Diego s’avança
pour attraper Grace.
Libéré du poids de la jeune femme, Rio put se hisser jusqu’en haut et se relever. Terrence laissa
échapper un léger soupir, seul indice de la rude épreuve qu’avait représentée ce sauvetage. Rio
dénoua rapidement la corde et ordonna à ses hommes de se débarrasser des cadavres et de se
préparer à déguerpir.
Ils étaient au milieu de nulle part, sans assistance, sans hélico et à trois kilomètres au moins de
leurs véhicules.
Rio s’approcha à grands pas de l’endroit où Diego avait délicatement installé Grace sur le sol, et
s’agenouilla à côté d’elle.
Il écarta doucement ses cheveux de son visage et fronça les sourcils quand il vit les cernes sombres
sous ses yeux, la pâleur de son teint et les rides de fatigue sur son front. Ses traits exprimaient une
profonde tristesse, même dans l’inconscience.
Sans comprendre d’où lui venait cette envie, Rio se pencha et déposa un baiser sur son front.
Surtout, n’abandonne pas, Grace. Tu es en sécurité maintenant. Je ne te ferai pas de mal, et je ne
laisserai personne t’en faire. Je vais te ramener à la maison.
Chapitre 2

La lumière du soleil avait beau lui chauffer le visage, elle était encore frigorifiée. Elle sentait le
froid la pénétrer jusqu’aux os. Elle était prise de frissons douloureux, impossibles à contrôler.
Elle avait l’impression que ses paupières étaient trop lourdes pour qu’elle puisse les ouvrir. Ou
alors, elle n’avait tout simplement plus la force de faire un mouvement, même le plus anodin.
Une douleur intense, nouvelle, s’était insinuée dans tout son corps. Elle se rappela être tombée de la
falaise, persuadée que la mort venait enfin la réclamer.
Elle ne put retenir un faible gémissement. Elle s’en voulut aussitôt. Cette perte de contrôle
momentanée pouvait lui coûter la vie.
Grace. Grace.
Il lui fallut un moment pour comprendre que celui qui l’appelait ne parlait pas à voix haute mais
qu’il cherchait à la joindre par télépathie. Elle résista, refusant tout contact avec cette voix lointaine.
Mais elle sentit une force, une chaleur pénétrer dans ses veines et la réconforter jusqu’au fond de son
cœur.
— Grace.
C’était dit à voix haute, cette fois. Une voix grave, rude, avec un soupçon d’accent. Un aperçu d’un
ailleurs qu’elle n’aurait pas su nommer.
— Réveille-toi, Grace. Laisse-moi voir tes magnifiques yeux bleus.
Elle plissa le front, cherchant avec peine à savoir où elle se trouvait. Elle craignait d’ouvrir les
paupières, de peur de se retrouver entre les mains de ces monstres qui feraient tout pour la soumettre
à leur volonté. Des larmes lui montèrent aux yeux à cette seule idée. Elle ne se sentait pas la force de
supporter davantage d’épreuves.
Une main lui caressa délicatement la joue et lui dégagea le visage en glissant ses cheveux derrière
son oreille. Avec de la douceur et de la tendresse, qu’elle reçut comme un désert aride absorbe une
averse soudaine.
Elle eut besoin de tout son courage pour vaincre sa peur et ouvrir les yeux, et elle fut
immédiatement aveuglée par les rayons du soleil.
— C’est bien, dit l’homme à voix basse. Reviens-moi, Grace. Réveille-toi. Il le faut si on veut
pouvoir évaluer la gravité de tes blessures.
Une horrible souffrance se réveilla en Grace, à la seule allusion à son état. Elle ouvrit grands les
yeux, écarta les lèvres et sa respiration s’accéléra brutalement, secouant violemment sa poitrine.
La peur l’envahit quand elle aperçut le regard sombre de l’homme qui la dévisageait intensément.
Elle poussa un cri et se redressa, chercha à s’enfuir mais ne put rien faire. L’homme la retenait
toujours fermement.
Elle retomba lourdement au sol dans un bruit mat, le souffle coupé. Une nouvelle fois, d’atroces
douleurs lui parcoururent le corps.
L’homme penché sur elle laissa échapper une volée de jurons et s’agenouilla précipitamment à ses
côtés, posant à nouveau ses grandes mains sur le corps meurtri de Grace.
— Merde, Grace, je ne vais pas te faire de mal !
— Je n’y retournerai pas.
Elle eut beaucoup de mal à formuler une déclaration aussi combative. Parler lui faisait mal.
Respirer aussi. Elle se sentait cassée. Elle avait plusieurs os brisés, elle en était sûre. Des côtes, un
bras… Elle ne parvenait même pas à savoir exactement où elle avait mal. Trop d’informations à
traiter d’un coup.
Paniquée, elle fixa l’homme du regard tout en sachant qu’elle n’aurait pas la force de s’enfuir. Des
larmes s’accumulèrent au coin de ses paupières. Elle ne pourrait pas l’empêcher de la ramener là-bas.
Elle fut traversée d’un grand frisson, et ses pleurs qui affleuraient se mirent à couler sur ses joues.
— Je te demande de m’écouter, Grace.
La voix de l’homme, calme, réconfortante même, la fascina, tout comme ces grands yeux noirs qui
la dévisageaient sans jamais se détourner d’elle.
— Je m’appelle Rio. Je suis venu pour te ramener à la maison. Tu vas retrouver Shea.
— Shea ? osa-t-elle dire d’une voix rauque qui s’étranglait dans sa gorge, tandis que son cœur
battait la chamade. Elle va bien ?
Mais si c’était un piège ? S’il utilisait le nom de sa sœur uniquement pour lui procurer un faux
sentiment de sécurité ?
Il lui caressa délicatement la joue du bout des doigts. Il n’avait pourtant pas l’air d’un homme
capable de douceur. Avec son corps tout en muscles, il avait tout d’un dangereux guerrier.
Il avait le teint mat d’un homme qui a passé trop de temps au soleil sans se préoccuper des
conséquences. Ses cheveux passablement longs étaient ramassés en catogan sur sa nuque et ses yeux
étaient noirs comme la nuit.
— Je lui ai parlé moi-même, lui dit-il pour la rassurer. Je lui ai promis de te retrouver et de te
protéger. On est venus te secourir, Grace. Tu as sans doute beaucoup de mal à le croire, et je te
comprends. Ce n’est pas évident pour toi de m’accorder ta confiance, mais on est là pour t’aider. Shea
est en sécurité et elle a très hâte de te revoir. On s’est tous fait beaucoup de soucis pour toi.
— Je ne veux pas qu’elle me voie dans cet état, hoqueta Grace en continuant de pleurer à chaudes
larmes.
Une lueur de compréhension traversa le regard de Rio. Il caressa encore une fois le visage de
Grace pour sécher ses larmes.
— Il faut que tu me dises où tu as mal. On va devoir te déplacer. On ne peut pas rester ici. Il faut que
je sache si on risque de te faire souffrir davantage en continuant de te transporter comme on vient de
le faire.
Grace scruta les alentours pour la première fois. Elle eut le souffle coupé quand elle vit les autres
hommes. C’étaient de véritables guerriers, graves et menaçants, pareils à cet homme qui disait
s’appeler Rio. Comment savoir si elle pouvait leur accorder sa confiance ? Mais avait-elle le choix ?
Ils n’étaient plus à l’endroit où elle était tombée la veille. Comment l’avaient-ils retrouvée ?
Comment avait-elle réussi à survivre à sa chute ? Elle ne conservait qu’un souvenir très flou de ces
événements. Elle se rappelait uniquement le moment où elle avait cru mourir.
D’ailleurs, elle y avait souvent pensé ces derniers temps. Elle avait songé à la mort avec autant de
calme que s’il s’agissait de choisir une paire de chaussures. Pourtant, Grace était toujours là, bien en
vie. Brisée, mais non pas vaincue.
Les hommes leur tournaient le dos. Ils veillaient, se méfiaient. Ils braquaient leurs armes, aux
aguets, comme s’ils sentaient la présence du danger.
— Grace, parle-moi, reprit Rio. J’ai besoin de connaître la gravité de tes blessures.
Elle ferma brièvement les yeux avant de les ouvrir de nouveau pour les river sur le visage de Rio.
— J’ai mal, lui dit-elle en s’humectant les lèvres.
— Je sais, dit-il doucement.
— J’ai dû me casser quelque chose en tombant.
Elle se concentra alors sur ses sensations, cherchant à déterminer la source de ses douleurs, en
quoi elles différaient des séquelles des interminables supplices qu’elle avait subis. Sa respiration
demeurait superficielle et douloureuse. Elle peinait à aspirer l’air.
— J’ai mal aux côtes, ajouta-t-elle en haletant. Je pense m’en être cassé quelques-unes. Au bras,
aussi. Mes doigts commencent même à devenir insensibles.
— Oui, je vois, fit Rio en lui prenant doucement la main.
Puis il tourna la tête et fit signe à l’un de ses hommes. Elle se raidit quand le grand costaud à côté
de Rio se pencha sur elle. Cet homme immense avait des bras incroyablement musclés. Son cou
disparaissait presque entièrement dans la masse de ses épaules, et ses jambes étaient comme des
troncs d’arbre.
— Elle n’a plus de sensations dans les doigts, dit Rio d’un ton tout à fait neutre comme s’il parlait
de la météo. Il faut réduire la fracture.
Grace sentit son cœur battre à tout rompre et voulut s’asseoir, mais Rio la retint en posant la main
sur son épaule.
— Ne bouge pas, Grace.
Sa voix dégageait une telle autorité qu’elle se figea sur place.
— Es-tu capable de te guérir toi-même ?
Grace se sentit déconcertée par la simple curiosité de Rio. Il était très calme, semblait tout à fait
imperturbable. Il parlait de ses talents de guérisseuse comme d’une chose tout à fait normale.
Nerveuse, elle posa les yeux sur lui avant de se tourner vers son collègue, essayant de savoir s’il lui
tendait un piège. Mais de quelle sorte, elle aurait été bien en peine de se l’expliquer.
Ses ravisseurs connaissaient bien ses talents. Ils n’auraient pas eu besoin de poser ce genre de
question. Ces hommes faisaient-ils donc partie d’un autre groupe qui voudrait l’utiliser ?
Grace se sentit submergée par une vague de panique, mais Rio tendit la main et lui caressa encore
une fois doucement la joue.
— Respire calmement, d’accord ? On va t’aider. Je te présente mon adjoint, Terrence. Et derrière
lui se trouve Diego, notre secouriste quand Donovan Kelly n’est pas là pour nous soigner. C’est
Terrence qui va remettre l’os de ton bras en place.
Complètement abasourdie, elle plissa le front. Elle n’avait aucune idée de qui étaient ces gens, mais
Rio continuait à parler et parler, sans faire attention à sa perplexité.
— Ça va te faire un mal de chien. Je préfère ne pas te mentir. Il faut que tu sois forte. Si tu cries, nos
poursuivants pourraient t’entendre et c’est bien la dernière chose qu’on veut. Je vais faire un nœud
dans un de mes tee-shirts et je vais te demander de le mordre de toutes tes forces. Il ne faut surtout pas
que tu cries. Tu comprends ?
S’il savait tout ce qu’elle avait enduré en silence, il ne poserait pas cette question. Elle se contenta
de hocher la tête en signe d’assentiment. Quoi qu’ils fassent, ce ne serait jamais aussi grave que ce
qu’elle avait déjà vécu.
Rio sortit alors un tee-shirt de son paquetage, le plia et le coupa pour en faire une sorte de corde.
— Tu n’as pas répondu à ma question : es-tu capable de te guérir toi-même comme tu le fais pour
les autres ?
— Oui, murmura Grace. Ce n’est pas tout à fait la même chose mais je guéris plus vite que la
moyenne des gens. Sauf que là, j’ai eu tellement de…, commença-t-elle avant de s’arrêter et de
fermer les yeux pour retenir les larmes qui menaçaient de s’échapper. Je ne sais pas si…
— Ne t’en fais pas, Grace, lui dit Rio d’une voix douce et apaisante. Je vais te sortir de là.
Elle fut immédiatement rassurée par cette promesse, formulée calmement et avec une conviction
absolue. Sa peur s’estompa, et elle se détendit en poussant un long soupir.
— C’est très bien, lui murmura Rio.
Il lui plaça le nœud entre les dents, avec une nouvelle caresse sur la joue, puis il lui fit signe de
refermer les mâchoires.
— Courage.
Grace hocha la tête et ferma les yeux, préférant ne pas voir ce qui l’attendait.
Des mains fortes lui agrippèrent le bras avec une douceur étonnante. Elle sentit tout de suite la
différence et devina que ce devait être Terrence.
Il lui tira et lui fit pivoter le bras. La puissance de ce geste prit Grace par surprise. Elle ouvrit les
yeux et mordit de toutes ses forces dans le nœud. Son corps s’arqua sous l’assaut de l’intense douleur.
Puis elle retomba à terre, les narines dilatées, luttant pour retrouver son souffle. Mais elle ressentit un
immense soulagement.
Elle avait encore mal au bras après ce traitement, mais cela n’avait rien à voir avec l’horrible
sensation de brûlure qui la gênait terriblement depuis sa chute. Diego s’approcha d’elle et lui banda le
bras en utilisant deux petites branches solides en guise d’attelles. Ce pansement maintenait son bras
dans une immobilité parfaite.
— Ça va mieux ? lui demanda Rio en lui retirant le nœud de la bouche.
Grace lui fit signe que « oui », ne se sentant pas encore capable de prononcer la moindre parole.
— Très bien. Laisse-moi t’expliquer ce qui va se passer maintenant. Il faut continuer à avancer,
mais on n’a pas de brancard et on n’est pas assez nombreux pour te transporter en position allongée,
de toute manière. Je vais donc te porter sur mon dos et mes hommes vont nous couvrir. Ça sera pas
facile avec ton bras et tes côtes cassés, sans parler de toutes tes autres blessures. On va en chier.
Grace eut envie de sourire en l’entendant s’exprimer ainsi, mais ses lèvres se mirent à trembler et
elle abandonna l’idée dans un soupir.
— Je vais avoir besoin de garder une main libre pour tenir mon fusil et nous protéger. Terrence va
t’attacher sur mon dos. Ça va le faire. On a déjà sorti l’épouse d’un de nos collègues de la jungle
exactement de la même façon. Je ne veux pas que tu t’inquiètes. Il y a une chose en laquelle tu dois
croire même si tu n’as plus confiance en rien, et c’est qu’on va te sortir de cette montagne.
L’intime conviction qu’exprimait sa voix insuffla un peu d’espoir en Grace, pour la première fois
depuis des semaines.
— Je ne vais pas te laisser baisser les bras, poursuivit Rio. Tu as mal, je sais. Je peux juste
imaginer ce que ces salauds t’ont fait. Mais tu ne dois pas abandonner, Grace. Tu es une battante,
comme ta sœur.
Les larmes affleurèrent de nouveau, troublant son champ de vision, et le visage de Rio devint flou.
— Je n’arrive pas à communiquer avec elle. C’est comme si je n’arrivais plus à communiquer avec
personne… Pas comme avant, je veux dire.
Rio se pencha vers elle et approcha son visage de celui de Grace.
— Ça reviendra. Je t’ai entendue hier soir. C’est encore là. Il faut juste donner le temps à ton corps
et à ton âme de guérir.
— Qui es-tu ? parvint-elle à chuchoter, malgré la boule qu’elle avait dans la gorge.
Rio esquissa un sourire, ses dents blanches contrastant admirablement avec son teint mat.
— Je suis le mec qui va te faire sortir d’ici avant de traquer les salauds qui t’ont maltraitée et de
tous les buter les uns après les autres.
Ces menaces firent frissonner Grace, mais ce serment féroce la réconforta malgré tout.
— On doit y aller, Rio, dit alors Terrence.
Grace sursauta en l’entendant. Elle avait presque oublié sa présence, comme celle de tous ces
hommes.
Rio hocha silencieusement la tête et se releva. Il dominait complètement Grace, encore allongée
par terre. Subitement elle se sentit infiniment petite, insignifiante et extrêmement vulnérable au milieu
de tous ces guerriers au regard hanté par la mort.
Terrence s’agenouilla près d’elle et s’adressa à elle avec une grande douceur, en faisant très
attention, pensa-t-elle, à ne pas l’effrayer. Mais c’était un peu tard…
— Voici ce qu’on va faire, mademoiselle Grace. Les hommes vont bricoler une sorte d’écharpe et
je vais te soulever le plus délicatement possible pour t’installer sur le dos de Rio. Je vais essayer de
ne pas te faire trop souffrir.
Grace lui fit signe qu’elle avait compris.
Terrence lui sourit et elle remarqua qu’il était vraiment bel homme, en dépit de son apparence
martiale. Elle sut qu’il ferait effectivement tout son possible pour éviter de la faire souffrir.
— Prends une bonne inspiration, lui dit-il en glissant les bras sous son corps.
Elle lui obéit, ferma les yeux, et il lui sembla qu’il la soulevait sans le moindre effort. Grace en fut
littéralement sidérée. Elle entrouvrit les paupières pour lui jeter un coup d’œil. Terrence avait
simplement l’air concentré sur sa tâche, rien d’autre.
Diego apparut de l’autre côté.
— Mon collègue va passer le bras sous tes jambes, lui expliqua Terrence, et je vais faire de même
de mon côté.
Grace lui était reconnaissante de tout lui montrer et de tout lui expliquer calmement pour la
rassurer. Elle avait hâte d’en finir, au point où elle en était. Plus tôt ils pourraient sortir de cette
montagne où elle était traquée, mieux elle se sentirait. Peut-être pourrait-elle alors commencer à
guérir.
Elle leur fit signe qu’elle était d’accord. Diego s’approcha et passa un bras sous ses jambes. Il mit
son autre bras dans son dos, et Terrence et lui l’amenèrent sur le dos de Rio.
Les deux autres hommes s’empressèrent d’entourer ses reins et ses jambes des bandes qu’ils
avaient préparées. Ils les firent remonter sur le torse de Rio jusqu’à ses épaules, de manière à la
maintenir solidement plaquée contre lui.
Puis Diego passa le bras cassé de Grace sous l’aisselle de Rio et le maintint contre son corps.
Grace se demanda comment Rio allait pouvoir bouger avec tout son poids à porter, sans oublier
son fusil. Cette perspective ne semblait pourtant pas effrayer le guerrier.
— Comment vont tes côtes ? lui demanda-t-il.
— Ça va.
— Tu auras mal dès qu’il commencera à avancer, la prévint Diego. Plaque-toi le plus possible
contre son dos et évite tout mouvement. Plus tu seras secouée, plus tu souffriras.
Grace hocha à nouveau la tête et fit comme on le lui conseillait. Elle était déjà épuisée, et ils ne
s’étaient même pas mis en marche. Elle n’avait aucune idée de la distance à parcourir et préférait ne
pas le leur demander, de crainte de ne pas pouvoir supporter la réponse.
Elle s’en remettrait à eux, elle n’avait pas d’autre choix. Elle ne savait rien de ces hommes, mis à
part le fait qu’ils connaissaient sa sœur et qu’ils souhaitaient l’aider, à ce qu’ils en disaient.
Elle avait été prête à accepter la mort. À présent, elle avait honte d’avoir envisagé de baisser les
bras. Ces hommes étaient apparus au moment où sa situation commençait à sembler véritablement
désespérée. Ils ne l’avaient pas laissée abandonner la partie. Rio avait promis de la ramener à la
maison, mais quelle maison ? Elle n’en avait aucune idée. Elle avait passé trop de temps à fuir, loin de
son unique famille.
L’idée d’être en sécurité et de retrouver sa sœur après une si longue séparation lui semblait
inconcevable.
— Prête, Grace ? lui demanda Rio en tournant la tête.
Avec une longue inspiration, Grace s’apprêta à partir encore une fois vers l’inconnu. Sauf que,
cette fois, elle ne serait pas seule. Ce qui lui redonnait le moral comme rien d’autre n’aurait pu le
faire.
— Prête, lui répondit-elle.
Chapitre 3

Plus les heures passaient, plus Rio admirait Grace. Elle devait souffrir le martyre, il s’en doutait,
mais elle supporta stoïquement la douleur et ne poussa pas le moindre gémissement pendant tout leur
trajet sur ce terrain fortement accidenté.
Son équipe avançait à une cadence vraiment exténuante, qui aurait mis à genoux le commun des
mortels. Mais Grace subit tout en silence. Rio continuait de sentir sa présence dans ses pensées, même
si le lien qui s’était tissé entre eux semblait s’être atténué. Elle devait sans doute chercher à se
protéger de toutes ses forces. Des traces de leur connexion mentale subsistaient cependant, assez pour
que Rio puisse percevoir la souffrance de la jeune femme.
— Mauvaise nouvelle, fit Terrence d’un air grave.
Rio se tourna vers son collègue, à qui il avait demandé de prendre les devants pour inspecter le
secteur où ils avaient laissé leurs véhicules. Terrence lui faisait le compte-rendu de la situation. Les
lèvres serrées, il jetait sans cesse des regards à la tête de Grace posée sur l’épaule de Rio, comme s’il
n’avait pas vraiment envie de dire ce qu’il s’apprêtait à révéler.
Diego s’approcha de Terrence et de Rio. Il regarda également Grace, mais plutôt pour évaluer son
état.
— Dis-moi, exigea Rio, impatient.
Tant pis si Grace devait entendre de mauvaises nouvelles. Il n’allait pas essayer de l’en empêcher. Il
ne voyait pas trop ce qui pourrait leur arriver de pire. N’était-elle pas revenue de l’enfer ?
— On n’est pas seuls. Je n’ai pas pu m’approcher suffisamment pour voir qui sont exactement ces
mecs, mais ils ont découvert notre cachette et ils nous ont préparé une embuscade.
Rio lança une volée de jurons et sentit aussitôt Grace bouger dans son dos. Il se figea, ne souhaitant
pas lui faire plus mal encore.
— Rio ? appela-t-elle.
Il réagissait étrangement chaque fois qu’elle prononçait son nom. Rio se sentait pris aux tripes
quand il la voyait chercher à cacher sa peur. Elle ne se doutait manifestement pas qu’elle lui était
entièrement transparente. Sa terreur était tangible, concrète, palpable. Elle vibrait dans l’air, elle avait
même une odeur, une saveur.
— Qu’est-ce qu’on va faire ? murmura-t-elle.
Terrence et Diego lui tendirent tous deux une main au même moment, pour la réconforter.
— Ne t’inquiète pas, mademoiselle Grace, dit Terrence d’un ton bourru. On a vu bien pire. On ne
va tout de même pas se faire descendre par une bande de voyous armés de vulgaires lance-pierres.
Rio sentit Grace lever la tête. Il grimaça en voyant l’effort que cela lui demandait. Elle tremblait, et
il en avait le ventre noué. Elle n’allait pas bien du tout. De cela, il était absolument sûr. Il fallait à tout
prix la conduire quelque part où elle pourrait être soignée, sinon elle risquait d’y rester.
— Où est-ce qu’on va aller ? demanda-t-elle.
Elle reposa sa tête sur l’épaule de Rio comme si elle n’avait plus la force de la redresser. Il sentait
sa respiration haletante dans son cou.
Il perçut alors son désespoir, il comprit qu’elle… acceptait sa fin prochaine. Elle s’était résignée à
mourir. S’en réjouissait même. Il fut assailli, entraîné par la violence de son chagrin. Elle savait que
la mort approchait mais elle ne voulait pas partir ici, sur cette montagne, dans le froid. Dans
l’inconnu. Elle avait peur et ne voulait pas mourir là.
Une grande vague de colère secoua Rio, mais une colère vaine. Il aurait voulu frapper quelque
chose. Mais il ne bougea pas. Il voulait éviter toute souffrance à la jeune femme qu’il portait sur son
dos. Son regard croisa ceux de Terrence et de Diego.
— On n’a pas beaucoup de temps, dit-il à voix basse. On a besoin d’un plan B tout de suite,
poursuivit-il en dévisageant ses collègues, les lèvres retroussées en un rictus. Je refuse qu’elle meure,
pas tant qu’elle est sous ma responsabilité. Vous allez vous séparer et nous trouver un endroit où elle
pourra se reposer et récupérer un peu. On pourra élaborer un plan d’action dès qu’on se sera occupés
d’elle.
— On doit commencer par vous mettre en sécurité tous les deux, pendant qu’on part en éclaireurs,
dit Diego. C’est notre priorité.
Terrence hocha la tête en signe d’assentiment.
Rio jeta un regard à Grace par-dessus son épaule, mais elle semblait avoir perdu connaissance. Soit
elle n’avait vraiment plus conscience de son environnement, soit elle s’en fichait éperdument. Il fallait
agir rapidement. Rio n’avait plus beaucoup de temps. Elle dépérissait à vue d’œil.
— Tiens bon, Grace, dit-il d’un ton féroce. T’as pas intérêt à abandonner.
Grace ne bougea pas d’un poil. Les hommes de Rio se regroupèrent autour de la blessée et se
remirent en marche vers le sommet, s’éloignant de l’endroit où ils avaient laissé leurs véhicules.
— Je peux contacter Sam par radio, chuchota Terrence à Rio en marchant à ses côtés. Pour le
mettre au courant et lui demander un coup de main. Il pourrait nous envoyer un hélico. Il faudrait sans
doute presque toute une journée, mais ce serait un bon moyen de sortir d’ici.
Il vaut mieux, pensait Rio, mettre le chef au courant de la situation. Mais avaient-ils vraiment un
chef ? Rio travaillait pour le KGI, c’était un fait. Ses hommes aussi d’ailleurs. Mais il était très
indépendant et ses hommes étaient d’une grande loyauté envers lui. Ils le suivaient partout et
obéissaient toujours à ses ordres.
En outre, son instinct lui dictait de se méfier du KGI. Resnick était mêlé à cette affaire. Leur contact
avec la CIA était impliqué dans cette histoire avec Grace et Shea, même si Rio ignorait de quelle
façon.
C’était à cause de ce très mauvais pressentiment qu’il n’avait pas informé Sam de l’évolution de
leur situation. La veille, il ne lui avait même pas dit qu’ils s’apprêtaient à récupérer Grace. Ne serait-
ce que pour éviter de donner de faux espoirs à Shea. Elle tenait tellement à retrouver sa sœur ! Et
c’était à elle que Rio avait fait la promesse, pas à Sam, pas au KGI, de ramener Grace saine et sauve.
Rio soupira. S’il contactait le KGI, les Kelly interviendraient, aucun doute là-dessus. Mais il ne
parvenait pas à se défaire de l’impression que ce n’était pas dans l’intérêt de Grace. Chaque fois qu’il
s’apprêtait à dire à Terrence de contacter Sam et de lui demander de l’aide, son ventre se nouait et une
voix intérieure le suppliait de ne pas le faire.
— Je vais m’en charger, déclara enfin Rio.
Il préférait parler lui-même à Sam pour découvrir de quoi il retournait et pourquoi il pressentait
qu’il ne devait confier Grace à personne d’autre.
Pour l’heure, il souhaitait uniquement trouver un endroit où la jeune femme serait en sécurité et où
elle pourrait commencer à récupérer et guérir. Elle ne devait pas baisser les bras. Au besoin, il la
brusquerait impitoyablement, mais il était absolument hors de question pour lui de la perdre, à
présent qu’il l’avait arrachée des griffes de ces psychopathes qui l’avaient brutalisée dans son corps et
dans son âme.
Ils continuèrent à gravir la montagne pendant une bonne heure encore. Le soleil commençait à
descendre lentement vers l’horizon. Plus ils s’élevaient, plus il faisait froid.
— Là, fit Diego en faisant signe à la petite troupe de s’arrêter.
Il montra un amas de grosses pierres au bord d’une falaise. Elles feraient un bon refuge, la falaise
empêchant toute approche de ce côté. Il n’y avait donc qu’une seule voie d’accès, et Rio n’aurait
aucun mal à descendre quiconque s’approcherait d’eux, même à plusieurs centaines de mètres.
— Aidez-moi à la libérer, demanda Rio, une pointe d’urgence dans la voix.
Browning et Alton s’empressèrent de défaire les liens qui retenaient Grace sur son dos. Decker et
Terrence la soulevèrent et l’installèrent délicatement par terre. Rio étira ses épaules endolories et
s’installa rapidement dans l’anfractuosité qui allait leur servir de refuge.
Diego lui remit sa trousse de premiers soins et deux gourdes d’eau. Terrence sortit le téléphone
satellite de son paquetage et le posa sur le sol, à côté du sac de couchage que Browning lui avait
donné.
Rio le déroula rapidement, et Decker et Terrence y installèrent Grace.
— On va reconnaître les lieux et trouver un refuge où on pourra attendre le temps qu’il faudra, lui
dit Terrence. On revient tout de suite.
Rio hocha la tête et ses hommes disparurent derrière les arbres, le laissant seul avec Grace.
Il s’occupa d’abord de la mettre en sécurité. Ensuite seulement, il chercherait à l’installer
confortablement. La situation la moins confortable, pour Rio, c’était encore la mort.
Il épaula son fusil et balaya les alentours avec la lunette. Il prit tout son temps, releva différents
repères et mémorisa le paysage.
Il s’installa de manière à avoir une vue parfaitement dégagée de la pente dont ils occupaient le
sommet, et positionna son arme de façon à y accéder facilement. Il sortit ensuite plusieurs grenades
de son paquetage et les aligna à la base d’une des pierres.
Ses deux couteaux de chasse vinrent les rejoindre, puis son arme de poing, qu’il plaça de l’autre
côté. Il s’assura que toutes ses armes étaient bien à portée de main, qu’il pourrait les attraper à la
vitesse de l’éclair, puis se tourna vers Grace.
Elle frissonnait. Elle avait la chair de poule. Elle tenait les lèvres fermement serrées, même
inconsciente. Rio se demanda si elle rêvait, si elle revivait les mauvais traitements infligés par ses
ravisseurs.
Elle poussa un faible gémissement et ses muscles tressaillirent. Des spasmes lui firent replier les
doigts et elle remonta les genoux vers la poitrine comme pour se pelotonner.
Craignant qu’elle aggrave ses blessures si elle ne restait pas droite, Rio la remit en position
allongée et referma le sac de couchage sur elle. Pour le moment, il estimait préférable de la garder
immobile et bien au chaud.
Il lui caressa la joue, essayant de lui apporter un peu de réconfort. L’effet fut immédiat. Grace se
calma et cessa de bouger. Quand il finit par retirer sa main, quelques instants plus tard, ce fut avec
regret.
Il jeta un coup d’œil sur le téléphone satellite et soupira. Le temps était venu de contacter Sam.
Mais son appel demeura sans réponse. Rio composa alors les numéros de téléphone de tous les
chefs du KGI, les uns après les autres. Il n’était pas rare de ne pas réussir à joindre un des Kelly, ou
même plusieurs d’entre eux. Mais que tous soient injoignables ?
Il ne lui restait plus qu’à téléphoner à Steele, ce qui lui fit esquisser une grimace. Steele était le chef
de l’autre équipe extérieure qui travaillait pour le KGI. Il n’avait pas de problème pour collaborer
avec lui sur une mission, mais Rio aurait préféré bouffer des clous plutôt que d’être obligé de s’en
remettre à Steele. C’était un homme froid, qui ressemblait plus à une machine qu’à un être humain, et
doté d’un radar anti-emmerdes, ce qui signifiait que personne ne réussissait jamais à prendre le
dessus sur lui.
Ouais, mais bon. Tout cela finirait bien par changer un jour, Rio en était persuadé. On ne pouvait
pas toujours avoir la chance avec soi, et tôt ou tard Steele finirait par le découvrir à ses dépens. Ce
jour-là, Rio essaierait de ne pas trop rigoler.
Mais, là non plus, il n’y eut pas de réponse. L’intuition de Rio lui criait que quelque chose ne
tournait vraiment pas rond. Il avait quitté la propriété des Kelly pile au moment où Shea, la sœur de
Grace, avait été sauvée et mise en sécurité. Rio n’était resté sur place que le temps d’obtenir les
informations dont il avait besoin pour retrouver Grace.
Il devait y avoir un gros pépin. En tout cas, Rio et ses hommes se trouvaient livrés à eux-mêmes.
Veiller à ce que Grace obtienne les soins nécessaires relevait donc de sa responsabilité. Cela lui
convenait tout à fait. Il préférait, et de loin, se fier à ses propres capacités ainsi qu’à celles de ses
hommes. Le KGI l’avait toujours soutenu et vice versa, mais, quand l’enjeu revêtait une telle
importance pour lui, il préférait avoir pleins pouvoirs sur la mission.
Il laissa donc un message intentionnellement vague à l’attention de Donovan, le geek de l’équipe. Il
commençait à avoir une petite idée bien à lui sur la suite des événements.
On lui avait déjà reproché d’être un mec têtu, ou même rebelle. Il avait toujours été du genre à
transgresser les interdits. Personne n’avait jamais réussi à le freiner, et jamais il n’aurait accepté de se
retrouver en position de subordonné, sauf au KGI, où il bénéficiait d’une certaine liberté et du respect
de ses chefs.
Sam avait entièrement confiance en lui et n’avait jamais hésité à le laisser n’en faire qu’à sa tête. Il
ne lui mettait jamais la pression. S’il l’avait fait, Rio n’aurait pas tardé à faire bande à part. Il acceptait
de travailler pour le KGI uniquement parce que les conditions lui convenaient, pour le moment.
Il avait évolué dans des zones grises pendant si longtemps que cela lui plaisait bien de jouer le rôle
du super soldat au service de son pays. Il avait passé beaucoup de temps en marge de la société. Il
avait été exactement le genre de mecs qu’il abhorrait maintenant, ces beaux salauds qui kidnappaient
des filles comme Shea et Grace Peterson et se débarrassaient d’elles dès qu’elles ne leur servaient
plus. Tout cela en prétendant servir l’intérêt général. Comme si une telle notion existait vraiment. Il
n’y avait pas vraiment de lutte en ce bas monde entre le bien et le mal. Tout tournait plutôt autour de
l’argent et du pouvoir.
La capture de Grace pouvait rapporter gros, en fric et en pouvoir, si ses ravisseurs arrivaient à la
soumettre à leur volonté. Mais, à présent que Rio était mêlé à cette affaire, ces salauds ne mettraient
plus jamais la main sur elle.
Ce n’était pas parce qu’il se sentait coupable ou qu’il ressentait le besoin de faire pénitence qu’il
était si déterminé à protéger cette femme tenace. Il était suffisamment pragmatique pour savoir qu’il
avait toujours agi par nécessité. Il n’avait que très peu de regrets, mais cela ne signifiait pas pour
autant qu’il avait envie de vivre comme un putain de fantôme. Une vie où il n’existerait pas
pleinement, réellement. Une vie où il n’aurait jamais été qu’au service de grandes ambitions.
Il était son propre maître à présent, sans autre dieu que lui-même. Il n’avait de comptes à rendre à
personne. Il ne demandait rien d’autre que de pouvoir se lever le matin et se regarder dans la glace
sans se dégoûter. Comme un homme qui aurait passé tellement de temps tapi dans l’ombre qu’il n’ose
plus sortir au soleil.
Il regarda la silhouette de la belle endormie, et ne put résister à la tentation de lui effleurer le cou. Il
sentit son pouls battre doucement contre ses doigts et fut soulagé d’un grand poids.
Il avait du mal à expliquer, à s’expliquer à lui-même, sa réaction devant cette femme. Quand il avait
vu Shea Peterson pour la première fois, il avait senti une drôle de boule se former dans son ventre.
En percevant une lueur tourmentée dans le regard de cette fille, il avait compris qu’elle avait vécu des
choses bien pires que n’en avaient connues bien des guerriers.
Puis, dans une vidéo, il avait vu Grace, dans la salle de séjour de la maison de ses parents. Elle
semblait effrayée, nerveuse, prête à détaler comme une biche affolée.
Ce spectacle avait fait resurgir en lui de lointains souvenirs. Celui de Rosalina, sa jeune sœur, qu’il
n’avait jamais oubliée. Son ventre légèrement arrondi. La peur au fond de ses yeux. La conscience de
sa mortalité et du fait qu’elle n’avait plus que quelques instants à vivre.
Grace avait le même regard. Rio était d’autant plus résolu à la protéger et à l’empêcher de mourir
que Rosalina était décédée dans ses bras, sans jamais rien reprocher au salaud qui lui avait fait
tellement de mal.
Il avait fallu à Rio toute une année pour le retrouver. Il avait torturé l’amant de sa sœur sans aucun
état d’âme, pendant vingt-quatre heures. Celui-ci avait passé les deux dernières heures de sa vie à
supplier Rio de lui montrer un peu de compassion.
Le guerrier avait l’habitude de donner la mort, mais il n’y avait jamais pris de plaisir. Il ne
connaissait pas non plus les regrets. Il avait très tôt appris à être insensible. Cette impassibilité faisait
de lui un meilleur soldat, un meilleur tueur. Pourtant, faire souffrir le meurtrier de sa sœur lui avait
procuré une profonde satisfaction. À l’heure de sa mort, Rio l’avait fixé dans les yeux et avait
chuchoté le nom de Rosalina, afin que ce salaud n’oublie jamais, dans l’enfer où il l’expédiait, que sa
sœur avait été vengée.
Grace bougea et gémit faiblement, son front se plissant comme si elle avait mal. Rio s’approcha et
mit sa main sur sa joue pour qu’elle sache qu’il était à ses côtés.
Le crépuscule enveloppait la montagne de lueurs rouges, et il faisait de plus en plus froid. Il
faudrait que ses hommes soient bientôt de retour pour transporter Grace dans un endroit moins
exposé, où elle serait un peu plus en sécurité. Elle avait besoin de temps pour se reposer et guérir
avant qu’il puisse l’emmener à des milliers de kilomètres, chez lui, l’unique endroit au monde où il
régnait en maître absolu, et où il pourrait veiller sur elle.
Chapitre 4

Des fantômes vinrent la hanter. Elle les entendait chuchoter entre eux. Ils partageaient leurs
chagrins, leur souffrance, leur folie, Le contrecoup de la mort et de la maladie qu’elle avait
absorbées se conjuguait à sa propre douleur pour l’écraser de tout leur poids.
Grace se demandait même si elle n’avait pas sacrifié sa santé mentale, si elle n’en avait pas trop
fait, si toutes ces guérisons ne l’avaient pas irrémédiablement brisée. La fatigue et le désespoir lui
causaient autant de souffrance que la douleur physique, et elle ne parvenait pas à faire le tri dans
toutes ces sensations qui l’envahissaient.
Elle avait l’impression d’être complètement transparente, de dévoiler ses émotions à l’univers
entier. Ses barrières, ses protections s’étaient volatilisées. Elle était plus vulnérable qu’elle l’avait
jamais été de toute sa vie.
Il faisait de nouveau froid. Elle frissonna, et ce mouvement, même infime, suffit à réveiller la
douleur dans son corps.
Elle entendait près d’elle un homme parler à voix basse. La première réaction de Grace fut de
prendre peur, mais cette voix apaisante lui était familière.
Elle fouilla dans son esprit malmené à la recherche d’indices capables de lui prouver qu’il ne
présentait aucun danger pour elle. Puis elle se souvint de bribes, qu’elle put rassembler comme les
pièces éparpillées d’un puzzle.
Rio. Il lui avait dit qu’il s’appelait Rio et qu’il connaissait Shea.
Il l’avait portée très longtemps sur son dos, et elle avait passé la plus grande partie du trajet dans le
cirage. Elle en émergeait de temps en temps mais sombrait tout aussitôt. Les hommes qui les
accompagnaient avaient disparu. Rio l’avait installée dans un sac de couchage pour la protéger du
froid et l’empêcher de bouger autant que faire se pouvait.
Il n’avait pas besoin de s’inquiéter à ce sujet. Elle n’avait ni la force ni le désir de bouger.
Grace cligna des yeux deux ou trois fois, pour s’habituer à l’obscurité. Elle remarqua le ciel
obscur parsemé d’étoiles, comme de la poussière de fée sur un fond de velours noir, comme des
osselets lancés pêle-mêle dans les airs.
Combien de fois avait-elle admiré les étoiles en souhaitant ardemment être comme tout le monde,
vivre normalement avec sa sœur ? Et retrouver ses parents…
Elle referma les yeux. Elle avait découvert que les gens qu’elle avait toujours considérés comme
ses parents ne l’étaient pas réellement. Elle ne savait pas grand-chose d’eux. Elle n’avait pas pu lire le
journal d’Andrea Peterson au complet. Tout ce qu’elle avait eu le temps de découvrir, c’était que sa
sœur et elle étaient le fruit d’expériences scientifiques, qu’Andrea et Brandon Peterson étaient des
chercheurs, qu’ils avaient enlevé Grace et Shea quand elles étaient petites et qu’ils les avaient élevées
comme leurs propres filles.
— Tu es réveillée, Grace ?
Rio parlait doucement, sa voix était un murmure à peine audible dans l’obscurité.
Elle hocha la tête puis se sentit ridicule : dans la pénombre, il ne pouvait pas voir un aussi petit
mouvement. Elle aspira par le nez une grande bouffée d’air, pour pouvoir murmurer :
— Oui.
Il se rapprocha, et elle vit son arme automatique. Même s’il s’était déplacé pour s’approcher d’elle,
il n’arrêtait pas de regarder au loin, d’inspecter les environs, de rester vigilant, sans jamais lui jeter
un coup d’œil.
— On a un problème, chuchota-t-il. On est séparés de mon équipe. Je ne veux pas engager le
combat, c’est trop dangereux, tu pourrais être blessée ou même tuée. J’ai dit à mes hommes de ne pas
bouger. Toi et moi, on va devoir trouver un chemin pour les rejoindre.
— Comment est-ce qu’on a pu être séparés ?
— Les types qui te cherchent se trouvent maintenant entre notre position et un autre refuge, trouvé
par mes hommes. Je les ai envoyés chercher un lieu sûr où tu pourrais te reposer et guérir
suffisamment, avec un peu de chance, pour sortir de cet endroit.
La brume qui avait envahi l’esprit de Grace commença à se dissiper, et elle lutta pour retrouver sa
lucidité. Elle se retourna et chercha à découvrir le profil de Rio dans le noir. Peut-être sentit-il son
regard appuyé, peut-être n’était-ce qu’une coïncidence, mais il s’était retourné au même moment.
— J’y arriverai, déclara-t-elle.
— Tu ne vas pas bien, lui répondit-il en secouant la tête. Je ne veux pas prendre de risque.
Grace se redressa sur un coude, sans prêter attention à la douleur déclenchée par ce mouvement.
— Je peux m’en sortir. Tu m’as dit que tu ne faisais pas partie du groupe qui me poursuit, et
d’accord, je veux bien te croire. Il ne nous reste plus qu’à partir aussi loin que possible. Tu ne me
feras jamais subir rien de pire que ce que j’ai déjà vécu. Je vais y arriver.
— Je ne peux plus te porter, dit Rio doucement. Si on n’était pas seuls, je te porterais comme avant.
Mais, là, j’aurai besoin de mes deux mains pour te protéger. Tu vas donc devoir marcher.
— J’y arriverai.
Elle parlait d’un ton ferme, reflétant une force qu’elle n’avait pas vraiment. Mais cela ne faisait
rien. Elle avait la volonté de s’en tirer et elle y arriverait. Si elle devait choisir entre rester sur place
au risque d’être capturée et descendre la montagne à quatre pattes, elle prendrait la seconde option.
— Alors il faut partir maintenant et marcher toute la nuit. Ça sera pas facile.
Elle posa une main sur son bras. Il se raidit à son contact. Ses muscles tendus donnèrent à Grace un
aperçu de sa puissance.
— Je refuse de mourir ici. Et je refuse de les laisser me reprendre.
— Tu ne vas pas mourir, lui dit Rio en mettant sa main sur celle de Grace et en repliant les doigts
fins de la jeune femme dans sa main, avant de les serrer.
Grace sentit un léger soupçon d’espoir lui réchauffer le cœur. Il y avait une telle assurance dans sa
voix que c’était comme s’il lui faisait un serment plutôt qu’une simple déclaration. Elle eut envie de
s’accrocher à cette promesse.
— Est-ce que tu commences à aller un peu mieux ? demanda Rio.
Grace baissa les yeux vers son bras coincé dans l’attelle. Elle bougea les doigts, attendant l’éclair
de douleur qui ne manquerait pas d’irradier jusqu’à son coude. Mais elle souffrait beaucoup moins,
bien qu’elle ait encore les doigts un peu raides. Elle ne ressentait plus qu’une douleur sourde. Quant à
ses côtes, ce ne serait qu’en se levant qu’elle pourrait évaluer leur état.
— Ça va mieux, affirma-t-elle, n’hésitant pas à lui mentir sur ce point.
Il méritait après tout qu’elle lui donne un peu d’espoir, elle aussi.
— D’accord. Voici ce qu’on va faire. On va partir tous les deux et tu me gardes à midi quoi qu’il
arrive.
— Midi ?
— Tu me gardes devant toi. Je veux que tu restes tout le temps dans mon dos, que tu gardes un
doigt dans un passant de mon treillis et que tu suives chacun de mes mouvements. Je ne marcherai pas
vite et je serai très prudent. Si je te dis de te baisser, tu devras le faire tout de suite. Si je te dis de
courir, tu te magnes. Il faudra que tu m’obéisses au doigt et à l’œil, tout le temps. C’est compris ?
— Oui.
— On va rejoindre mes hommes, mais il nous faudra beaucoup de temps parce qu’on va avancer
lentement. Ils ne pourront pas nous couvrir tant qu’on ne les aura pas retrouvés.
Grace aurait voulu le harceler de questions, mais elle comprenait que le plus important pour eux
était de quitter cet endroit le plus vite possible. Elle décida donc de se taire et commença à se préparer
mentalement à ce chemin de croix.
Elle fit d’abord l’inventaire de ses blessures les plus récentes. Elle respirait plus aisément, même si
elle avait encore un peu mal. Son bras était contusionné, sensible et enflé, mais elle avait retrouvé un
peu de force comme si la fracture commençait déjà à se consolider.
Elle aurait besoin d’un peu plus de temps pour se remettre, vu sa faiblesse, mais elle était heureuse
de constater que ces quelques heures de repos avaient suffi à enclencher le processus de guérison. Si
seulement son esprit pouvait récupérer aussi facilement que son corps !
Luttant pour chasser l’épuisement de son esprit embrumé, elle commença lentement à se relever.
Rio ne lui proposa pas son aide. Il préférait sans doute voir si elle y arriverait toute seule. Ou alors il
voulait qu’elle comprenne bien la difficulté de l’exercice qui les attendait.
Elle réussit à se mettre sur ses pieds, pendant que Rio effaçait toutes les traces de leur campement.
Une fois debout, elle prit quelques grandes bouffées d’air frais.
Elle avait les jambes flageolantes. Elle était énervée de se sentir aussi faible. Elle serra fermement
le poing de sa main libre et se campa bien sur ses jambes pour empêcher ses genoux de lâcher.
Elle pouvait y arriver, elle allait y arriver.
— Tu es prête ? lui chuchota Rio à l’oreille, d’une voix basse et grave.
Elle se retourna et vit qu’il avait remis son paquetage sur son dos et qu’il se tenait à une trentaine
de centimètres d’elle, la regardant comme s’il évaluait ses chances de réussir l’épreuve qu’ils
s’apprêtaient à affronter.
— Je suis prête.
Rio lui attrapa la main, et elle sentit qu’il y plaçait la crosse d’une arme.
— Ce pistolet est chargé, dit-il. Voici le cran de sûreté. Au pire, tu vises et tu tires sans arrêter.
Elle saisit l’arme et sa main trembla. Elle baissa les yeux, cherchant un endroit où la planquer. Rio
lui reprit doucement le pistolet et le plaça dans un étui qu’il portait sur son pantalon, à quelques
centimètres du passant qu’il lui avait demandé de tenir. Puis il se retourna et se mit juste devant Grace.
Elle attrapa le passant de son pantalon et avança d’un pas pour se coller contre lui, le plus près
possible sans l’empêcher d’avancer à son rythme. Elle aurait donné n’importe quoi pour ne pas avoir
à entamer cette marche.
Son corps voulait capituler, la suppliait de ne plus bouger. Elle avait tellement besoin de repos !
Elle avait atteint ses limites, les avait même dépassées depuis un bon moment. Mais elle ne pouvait pas
encore s’arrêter. Si elle n’avançait pas, elle crèverait sur place. Après être passée si près du désespoir,
elle avait décidé de vivre.
— Je vais y arriver, Rio, affirma-t-elle à voix basse.
L’homme la surprit en posant doucement une main sur les doigts de la jeune femme, dans un geste
de soutien et de réconfort.
— Je sais, fit-il.
Chapitre 5

Rio espérait atteindre le plateau. C’était son seul but. Il avait confiance en ses hommes : ceux-ci
auraient bien fait leur boulot et les y attendraient avec un véhicule. Par conséquent, il était hors de
question d’engager le combat s’il voulait atteindre le point de rendez-vous avec Grace sans attirer
l’attention en route.
Ce fut un exercice délicat. Seul, Rio aurait pu parcourir la distance en dix fois moins de temps qu’il
ne lui en fallait avec Grace qui le suivait pas à pas. Elle ne se plaignait jamais et n’était pas tombée
une seule fois, et Rio ne l’en admira que davantage.
Il s’arrêta net quand Grace tira sur le passant de son pantalon. Elle se plaqua contre son dos,
pressant son corps contre celui de Rio. Sur la pointe des pieds, elle lui chuchota directement dans
l’oreille à voix très basse :
— Il y a quelqu’un devant nous. Tu vas sans doute croire que je suis complètement cinglée, mais je
capte ses pensées. Il est tout près. Il a froid, il râle et il se dit qu’il aimerait bien buter la petite garce et
en finir avec cette mission.
Rio se raidit. Il ne la prenait pas du tout pour une folle. Il ne comprenait pas exactement la nature de
son don. D’après ce qu’on lui avait dit, Shea ne contrôlait pas ses communications télépathiques, qui
demeuraient tout à fait aléatoires. Elle ne pouvait pas cibler ses correspondants ni utiliser son don
quand elle le voulait. Mais Grace contrôlait-elle mieux son pouvoir ? Comment pouvait-elle
intercepter les pensées d’une autre personne à distance ?
— Comment est-ce que tu le sais ? lui demanda-t-il.
Ce n’était pas qu’il doutait d’elle, mais il avait besoin de savoir de quoi il retournait.
Épuisée, elle posa son front sur le dos de Rio.
— Je ne peux pas lire dans les pensées de tout le monde, mais ce gars-là, c’est un peu comme s’il
criait sur les toits à qui veut l’entendre. Il est totalement transparent, absolument sans défenses. Il n’a
aucune barrière naturelle. Il est furieux, et plus sa colère s’intensifie, mieux j’arrive à lire dans ses
pensées.
— Quoi d’autre ? J’ai besoin de savoir s’il est seul, s’il est armé. Dis-moi tout ce que tu sais.
Elle resta silencieuse, se reposant contre le dos de Rio. Elle avait posé une main sur son dos et avait
replié les doigts. Elle semblait se concentrer de toutes ses forces.
— Il est à son poste, dit-elle à voix basse. Il en a marre parce qu’il est avec un autre mec qu’il
considère comme inférieur. On leur a juste dit de rester là. Ils ont reçu l’ordre de se déployer en
triangle pour nous empêcher de passer. J’ignore combien ils sont mais ils sont assez nombreux pour
couvrir une très vaste zone.
— Très bien, approuva Rio.
Puis il passa une main derrière lui et étreignit celle que Grace avait laissée glisser sur sa taille.
— Cette information nous est très utile, poursuivit-il. Je peux facilement les descendre tous les
deux avant même qu’ils aient eu le temps de comprendre ce qui leur arrive. On va ouvrir une brèche
dans leur ligne et passer à travers les mailles du filet.
Rio sentit que Grace éprouvait une légère excitation. Elle se redressa dans son dos et lui serra la
main, comme si la description technique qu’il venait de lui donner lui avait insufflé une nouvelle
confiance, un nouvel espoir.
— Je suis prête, affirma-t-elle, sur un ton nettement différent de la voix défaite qu’elle avait plus
tôt.
Il la sentait extrêmement déterminée à présent.
— Est-ce que tu sais à quelle distance ils sont ?
— Non, désolée, je ne le sais pas au juste. Ils ne sont pas très loin, c’est tout ce que je peux te dire.
J’intercepte très clairement les pensées d’un des deux.
Rio se retourna et installa Grace confortablement, le dos contre un gros arbre.
— Reste ici, ne bouge pas, lui dit-il, en sortant son pistolet de son étui et en le lui tendant. N’hésite
pas à l’utiliser au besoin. Je vais régler le cas de ces deux types. Je reviens dans dix minutes max.
Grace hocha la tête et prit le pistolet. Ses mains ne tremblaient plus, et elle l’empoigna comme si
elle savait comment l’utiliser.
Rio fit volte-face et ne perdit plus de temps. Se fondant dans l’obscurité, il partit dans la direction
que lui avait indiquée Grace. Il se déplaçait subrepticement sous le couvert des arbres, libre d’aller
plus vite et plus furtivement, puisque la jeune femme ne le suivait plus.
Rio passa la sangle de son fusil sur son épaule et grimpa prestement dans un tremble suffisamment
solide pour supporter son poids. À peu près à mi-hauteur de l’arbre, il stoppa son ascension, enserra
le tronc entre ses deux jambes, saisit son fusil et utilisa la lunette pour examiner les alentours.
Il fut vite récompensé de ses efforts : sa première cible apparut dans son viseur, puis il aperçut
presque tout de suite le second guetteur. Il s’assura qu’il n’y avait personne d’autre dans les parages,
et tira un premier coup
Sa cible était située à trois cents mètres au moins, mais il était excellent tireur. L’homme tomba et,
en deux secondes, Rio avait le second dans sa ligne de mire et le dézinguait tout aussi aisément.
Il se laissa glisser le long du tronc de l’arbre et se hâta d’aller retrouver Grace. Elle leva la tête en
l’entendant arriver, et il fut soulagé de constater qu’elle braquait le pistolet sur lui.
— C’est moi, dit-il doucement.
— Ils sont morts ? s’enquit-elle en baissant le canon et en se relevant prestement.
Il n’y avait aucune trace de regret ou d’angoisse dans sa voix. Rien que l’espoir qu’il avait pu
mener à bien son projet.
— Oui, lui répondit-il. Allons-y. On a très peu de temps pour traverser la ligne avant qu’ils se
rendent compte de ce qui s’est passé.
Rio se retourna, Grace saisit aussitôt le passant de son pantalon et le poussa presque. Il accéléra
l’allure : elle pouvait tenir un rythme plus soutenu, il lui faisait confiance à ce sujet. Il ne fut pas déçu.
Ils se faufilèrent entre les arbres à la hâte et reprirent leur descente.
Rio passa près des cadavres des guetteurs qu’il avait descendus, non pas dans le but d’effrayer
Grace ou de l’ébranler, mais bien parce qu’il n’osait pas faire un détour qui allongerait sa route. Il ne
voulait surtout pas être obligé d’engager le combat avec Grace dans son dos.
Elle ne broncha pas, ne réagit pas, ne ralentit même pas l’allure. Rio commençait à se demander ce
qu’elle avait pu endurer. Elle avait connu d’atroces souffrances, et il commençait à penser que les
horreurs qu’elle avait vécues dépassaient tout ce qu’il pourrait imaginer.
Non seulement ils ne ralentirent jamais la cadence, mais Rio accéléra même implacablement le
rythme dès qu’ils eurent dépassé les cadavres. S’il le fallait, il pousserait Grace dans ses
retranchements, quitte à la porter le reste du trajet.
Il ralentissait pour vérifier leur position sur son GPS quand Grace le poussa brutalement. Un tir
retentit juste au moment où ils se jetaient tous les deux au sol et il envoya valdinguer son appareil.
Avant qu’il ait eu le temps de comprendre la situation, un autre coup de feu résonna à son oreille, et
Rio comprit que Grace s’était emparée de son pistolet dans son étui et avait tiré.
Rio roula, s’allongea sur Grace pour la protéger de son corps et saisit son fusil pour parer à toute
menace éventuelle. Il ne perçut que le silence, puis un léger râle à quelque distance.
Bordel de merde. Grace avait abattu un homme.
Il se releva, continuant à braquer son fusil pendant qu’il avançait prudemment. Il donna l’ordre à
Grace de rester au sol et s’éloigna d’elle.
Un homme gisait à cinquante mètres, ses doigts à quelques centimètres à peine de son arme. Rio se
pencha et évalua rapidement la situation dans l’obscurité. L’homme ne respirait plus. Grace l’avait
touché au cou.
Il se retourna pour regarder la jeune femme. Elle lui avait sauvé la vie et il en était abasourdi. Il
n’avait pas entendu l’homme arriver, et ses réflexes étaient moins vifs avec Grace accrochée à son
dos. Il aurait pu être touché avant d’avoir eu le temps de réagir.
Mais Grace l’avait sauvé en le jetant au sol et en atteignant sa cible du premier coup.
Il se dépêcha de retourner vers la jeune femme et s’agenouilla pour l’aider à se relever.
— Ça va ? lui demanda-t-il à voix basse.
— Oui, et toi ?
Elle avait la voix un peu tendue. Elle avait dû avoir mal quand il s’était jeté sur elle.
— Je vais bien, grâce à toi. Mais comment tu as pu faire ça, merde ?
— Je ne sais pas, lui avoua-t-elle. C’était par pur réflexe.
— Eh bien, sans toi il nous aurait fait la peau à tous les deux, lui dit Rio d’un air grave. Allons-y, il
faut avancer. Ils nous ont sans doute localisés à l’heure qu’il est.
Il faillit l’empoigner par son bras blessé. Il oubliait presque la gravité des blessures de la jeune
femme, tant elle parvenait à suivre le rythme effréné qu’il leur imposait. Sans oublier qu’elle venait
de lui sauver la vie.
— C’est encore loin ? demanda-t-elle.
Au ton de sa voix, il comprit qu’elle détestait avoir à poser cette question, mais qu’elle n’en pouvait
presque plus.
Rio récupéra son GPS et regarda la distance qu’ils avaient parcourue. Il serra les lèvres et esquissa
un rictus en essayant de voir dans l’obscurité.
— On doit continuer à avancer. On progresse plus vite que prévu. C’est très bien. Si on peut garder
cette allure, on retrouvera mon équipe à l’aube. Si on ralentit ou si tu n’y arrives plus, on devra se
planquer quelque part, attendre le jour et espérer qu’on sera pas obligés d’engager le combat.
Un désespoir tranquille émana alors de Grace, et Rio le sentit. C’était comme de voir un ballon de
baudruche se dégonfler. Mais elle redressa les épaules, releva le menton et réarma le pistolet avant de
remettre le cran de sûreté.
— Allons-y, fit-elle alors d’une voix douce mais ferme.
Chapitre 6

Poser un pied devant l’autre. Recommencer. Ignorer la douleur. Se concentrer.


Grace se répétait inlassablement ces consignes. Elle ne comptait plus le nombre de fois où elle
avait trébuché, avant de retrouver son équilibre, déterminée à ne pas ralentir Rio. Elle en était au point
où elle marchait mécaniquement. C’était uniquement grâce à son courage qu’elle réussissait encore à
tenir debout et à avancer.
Elle se mit à jouer toute seule à un jeu absurde. Chaque fois qu’ils arrivaient en haut d’une montée,
elle se disait qu’il n’y en avait plus qu’une à escalader. Puis elle arrêta de faire semblant, serra les
dents et fit le vide dans sa tête. Elle se concentra sur une seule volonté : faire encore un pas.
Elle se retira tout au fond d’elle-même, là où la douleur n’existait pas, ni l’épuisement ou la peur. Il
n’y restait plus que la certitude de crever si elle arrêtait d’avancer. Ils y resteraient même tous les
deux. Cet homme, Rio, risquait tout à cause d’une promesse faite à sa sœur. Elle n’avait pas l’intention
de le voir mourir parce qu’elle n’avait plus la force de marcher.
Rio s’arrêta enfin. Il consulta un ordinateur de poche un moment, avant de relever la tête et de
regarder au loin. Grace sentit ses genoux se verrouiller. Des crampes lui étreignirent les mollets. Rio
reprit la marche, mais Grace laissa glisser le passant du pantalon auquel elle s’accrochait depuis tant
d’heures.
Rio revint immédiatement sur ses pas. Il posa les mains sur les épaules de la jeune femme puis lui
releva le menton pour la regarder droit dans les yeux.
— Grace ?
Elle tenta de se retenir aux bras de Rio juste au moment où ses genoux la lâchèrent. Elle serait
tombée s’il ne l’avait pas retenue. Elle se mordit la lèvre pour s’empêcher de hurler de douleur à
cause des atroces crampes qui remontaient de ses pieds et rendaient ses jambes totalement raides.
— Je n’en peux plus, chuchota-t-elle d’une voix haletante. Je suis désolée, je ne peux plus avancer.
Vas-y sans moi. S’il te plaît.
— Dis-moi ce qui ne va pas, s’enquit Rio.
— J’ai des crampes. Oh, bordel, j’ai des crampes partout !
Il l’aida à s’asseoir par terre. Puis il lui prit les jambes, les fit plier aux genoux et plaça les deux
pieds de Grace sur ses propres jambes. Il poussa sur les membres de la jeune femme, lui étira les
mollets et massa les muscles endoloris de ses mains chaudes.
— Bois, lui dit-il en lui tendant la gourde qu’il portait sur le côté. Tu es sans doute un peu
déshydratée. J’aurais dû te faire boire tout au long de la route. J’ai été idiot. J’aurais dû anticiper
ce problème.
Grace but goulûment. Mais plus il restait là, debout à découvert, exposé et vulnérable, à lui masser
les jambes pour soulager ses crampes, plus elle paniquait.
— Tu ne peux pas rester là comme ça, s’exclama-t-elle, désespérée. Vas-y, Rio. Tu ne dois plus être
loin de tes hommes. Va retrouver ton équipe. Laisse-moi ici et reviens me chercher après.
— Dis pas de conneries, aboya-t-il laconiquement. J’irai nulle part sans toi. Je vais pas te laisser. La
ferme.
Ces paroles, malgré leur brutalité, lui procurèrent un certain réconfort. Elle devinait au timbre de
sa voix qu’elle était en sécurité avec lui, et qu’il aimerait mieux mourir plutôt que de l’abandonner.
Mais, même si elle était persuadée qu’il en serait capable, elle préférait savoir qu’il n’en avait pas
vraiment l’intention.
Il reprit sa gourde et se pencha pour attraper sa main libre.
— Debout, Grace. Remue-toi le cul. On bouge. Tu vas y arriver. Ne pense pas à la douleur, comme
tu as fait jusque-là. Il nous reste une heure maximum d’ici l’aube. Accroche-toi.
Elle aurait dû s’énerver en l’entendant parler ainsi. Ou fondre en larmes et refuser d’avancer. Se
rouler en boule et baisser les bras. Mais elle n’en fit rien. La voix déterminée et rude de Rio ne la
trompait pas. Elle lisait de l’inquiétude mais aussi du respect dans son regard, et elle sut que, si elle ne
se levait pas pour se remettre en marche, il la porterait jusqu’au point de rencontre.
Elle saisit la main qu’il lui tendait et le laissa l’aider à se redresser. Les muscles de ses jambes
étaient en proie à une atroce douleur. Les crampes reprirent de ses mollets à ses pieds et la
paralysèrent. Les bandages retenant ses attelles se défaisaient petit à petit, et une des petites branches
tomba. Comme son bras n’était plus retenu, un éclair de douleur la traversa du poignet jusqu’au bout
des doigts, mais elle n’en tint aucun compte, arracha complètement le reste du bandage et le jeta.
Plus tard, elle serait incapable de se rappeler comment elle réussit à tenir toute la dernière heure.
Elle refoulerait totalement le souvenir de la traversée de la forêt de trembles et du ruisseau glacial où
l’eau lui montait jusqu’aux cuisses. Elle ne se souviendrait que du moment où elle vit le ciel
commencer à rougeoyer à l’est et comprit que le jour se levait.
L’aube était devenue pour elle une sorte de Graal, le but à atteindre.
Le ciel s’était paré de lueurs mauves et l’étoile du matin brillait comme un énorme diamant sur
fond de velours. Elle commençait à apercevoir les arbres entre lesquels ils avançaient et à distinguer
le relief du terrain.
Elle avait survécu à la nuit.
Elle avançait en titubant, trébuchant, se redressant chaque fois avec hâte avant que Rio soit obligé
de l’aider. Elle ne voulait pas le distraire, c’était devenu sa priorité. Il ralentit et elle s’énerva à l’idée
qu’il le faisait pour elle.
Il valait mieux ne pas modifier la cadence, pas quand ils étaient si près du but. Déjà, elle savourait
presque le délicieux goût de la liberté et de la sécurité. Rio lui avait promis de l’emmener, de
s’occuper d’elle. Au souvenir de cette promesse, elle se sentit pousser des ailes.
Elle le poussa dans le dos, l’incita à hâter le pas. Mais il s’arrêta, fit demi-tour et posa ses mains sur
les bras de la jeune femme. Il y avait de la délicatesse dans son regard, dans sa manière de la toucher.
— C’est bon maintenant, Grace, lui dit-il doucement. On a réussi. Mes hommes sont là.
Elle le dévisagea longuement en silence, incapable d’assimiler ce qu’il venait de lui dire. Puis elle
perçut un mouvement derrière lui et vit Terrence émerger de derrière un arbre, suivi de tous les
autres dont elle avait oublié les noms, à part Diego.
Lorsqu’elle les vit s’approcher d’elle, ses dernières défenses s’écroulèrent. Une douleur intense la
frappa de plein fouet, avec une férocité complètement imprévue, si violemment qu’elle en eut le
souffle coupé.
Ses genoux la lâchèrent, et elle entendit Rio pousser un juron en la voyant s’effondrer. Elle tomba
lourdement, et sombra dans une obscurité chaude et accueillante comme une couverture moelleuse.
Chapitre 7

— Elle ne va pas bien du tout, affirma Diego d’un air grave. J’ai remis les os de son bras en place,
mais sa respiration est faible et son poumon droit émet des gargouillis anormaux. Elle est
déshydratée et épuisée. Elle ne pourra jamais descendre cette montagne par ses propres moyens. On
va devoir la porter. Elle est H.S.
— C’est déjà incroyable qu’elle ait réussi à arriver jusqu’ici, marmonna Terrence.
Les deux hommes se penchaient sur Grace, allongée au sol. Diego l’avait examinée et son
expression révélait parfaitement sa conclusion : Grace était dans un sale état.
— Je ne sais pas comment elle a survécu à la marche, déclara Diego en se relevant. À ce stade-là,
c’est quasiment un cadavre ambulant.
Rio lança un regard noir à son secouriste puis à son adjoint, le troisième dans la chaîne de
commandement. Il ne voulait rien entendre de négatif sur Grace. Elle était plus forte, plus courageuse
et plus combative que bien des hommes avec lesquels il avait servi dans les opérations spéciales. Il
était prêt à parier qu’elle s’en sortirait. Sans hésitation aucune.
— Vous avez quoi comme moyen de transport ? voulut-il savoir.
— J’ai réquisitionné un vieux pick-up Chevy, lui répondit Terrence.
— T’as rien trouvé de mieux ? insista Rio en soupirant.
— On a déjà connu pire comme situation, lui rétorqua Diego dans un haussement d’épaules.
C’était effectivement le cas. Sauf qu’ils n’avaient pas eu la responsabilité d’une femme plus morte
que vive. Une femme qui avait besoin de soins délicats et attentionnés, et pas d’un trajet sur des routes
de montagne dans la benne d’un camion de ferme.
— Je vais lui bricoler un lit, proposa Browning. Ce ne sera pas le Ritz, mais ça fera l’affaire.
— Comment tu peux savoir à quoi ressemble le Ritz ? grommela Alton. Espèce de snob.
— Là, tu me confonds avec Diego, déclara Browning avec une grimace de mépris. C’est lui, le mec
qui se la raconte.
— On a semé un paquet de cadavres sur cette montagne, les gars, fit Rio en levant les mains. Allez,
il faut qu’on se magne. On se casse. Je vais essayer de contacter Sam encore une fois.
Sur ce, Terrence tapota sa poche, l’air de se rappeler quelque chose.
— Au fait, j’ai ici pour toi un message de Steele. Ce doit être super important, il est codé.
Rio fronça les sourcils et prit le mini PC que Terrence avait extrait de sa poche. Il entra son code
d’accès et lut le message, écrit en style télégraphique.

Resnick dans le coup. Surveille tes arrières. Pas au courant de tous les détails. Ne
pas lui faire confiance. Pas sûr du statut de Resnick par rapport au KGI. A capturé
Shea. Lien entre Resnick et les sœurs Peterson.

Bordel de merde. Comme si la situation n’était pas déjà assez compliquée. Décidément, ce salaud
de Steele lui avait balancé un message franchement incompréhensible. Comment Rio était-il censé
réagir à cette information ?
Il n’était pas du genre à accorder sa confiance au premier venu. Il avait énormément de respect
pour Sam et pour les autres membres de la famille Kelly. Sinon il n’aurait jamais travaillé pour eux.
Mais il ne s’était encore jamais mis dans une position de faiblesse et il n’avait aucunement l’intention
de commencer, même pour les Kelly.
S’il avait bien saisi le sens du message de Steele, son collègue, le chef de l’autre équipe, lui faisait
part de l’existence d’un problème au sein du KGI et l’informait que Resnick était peut-être un traître.
Cela ne changeait rien au fait que Rio devait tenter de joindre Sam, mais il demeurerait très prudent
quant aux informations qu’il lui donnerait concernant Grace, une femme absolument sans défense.
De toute façon, il avait déjà décidé de la suite qu’il donnerait aux événements. Il ne pensait pas
ramener Grace au Tennessee. Surtout pas après l’avertissement que Steele venait de lui transmettre.
Son intuition lui disait que c’était une bonne décision, et il venait d’en recevoir la confirmation.
— Allons-y, fit Rio d’une voix grave. Tu l’as planquée où, la caisse que tu as trouvée, Terrence ?
— À trois cents mètres d’ici, cachée sous des trembles, déclara Terrence en esquissant un large
sourire et en se tournant vers l’ouest.
Rio s’agenouilla à côté de Grace et lui caressa doucement la joue. Il l’examina et remarqua ses
vêtements en haillons maculés de sang, ses hématomes et son bras enflé couvert de bleus.
— Une dernière fois, Grace, lui chuchota-t-il. Courage. Il faut se remettre en marche. On va te
sortir d’ici, je te le promets.
— Il faudrait qu’elle reste le plus possible allongée et immobile, dit Diego. Je crains qu’un de ses
poumons soit perforé. Sa pâleur m’inquiète, pareil pour son souffle. On dirait qu’elle a de plus en
plus de mal à respirer. Si on ne fait pas très attention, on risque de lui faire plus de mal que de bien.
— Si on reste ici, elle mourra, déclara Rio sans mâcher ses mots.
Diego fit « oui » de la tête.
Ils n’avaient pas le temps de la remonter sur le dos de Rio comme ils l’avaient fait plus tôt. Ils ne
purent donc que l’aider à se relever, et croiser les doigts.
D’un geste, Rio invita ses hommes à se mettre en route. Il voulait s’occuper lui-même de Grace. Il
lui avait promis de la sortir vivante de ce guêpier. Il l’avait poussée, harcelée et obligée à puiser
jusque dans ses ultimes réserves. C’était lui qui allait la porter.
Il passa les bras sous son corps et la souleva aussi délicatement que possible, puis il se redressa de
toute sa taille. Il la serra contre son torse et se tourna vers Terrence.
— Je compte sur toi pour nous sortir d’ici, lui dit-il.
Terrence hocha la tête en signe d’assentiment et fit signe à ses hommes de bien entourer Rio et
Grace. Braquant ses armes, la petite troupe se mit à marcher comme un seul homme et se dirigea à
belle allure vers le pick-up qui les attendait.
Le soleil commençait à pointer au-dessus de l’horizon quand ils atteignirent le bosquet d’arbres où
était caché leur véhicule.
Rio fit la grimace. Terrence n’avait pas menti quand il avait parlé d’un camion de ferme. Mais ils
devraient s’en contenter. Il leur permettrait de descendre cette route, c’était déjà ça.
Ils s’en approchaient quand Rio, du coin de l’œil, perçut un mouvement. Il se laissa lourdement
tomber à terre et, instinctivement, fit à Grace un rempart de son corps. Ses hommes, réagissant à toute
vitesse, formèrent une barricade entre eux et ce nouveau danger.
— Ne tirez pas ! Je veux parler à Rio.
Ces paroles atteignirent les oreilles de l’intéressé, qui sentit un frisson d’appréhension faire
dresser ses cheveux sur sa nuque. Il installa Grace sur le sol et fit signe du pouce à Diego, qui
s’approcha pour veiller sur la jeune femme. Rio se redressa, prit son fusil et le braqua sur l’homme
qui restait debout devant eux à quelque distance.
— Qu’est-ce que tu fais ici, putain, Hancock ?
Ce n’était pas bon, pas bon du tout. La présence de Hancock sur cette montagne ne pouvait signifier
qu’une chose : Titan pourchassait Grace, ou, au moins, avait été recruté pour la capturer.
Bordel de merde.
Chapitre 8

Même si Hancock se tenait parfaitement immobile, sans broncher, Rio le garda en joue, le temps de
se déplacer pour mieux le voir. Hancock le fixait froidement du regard, gardant les bras le long du
corps pour indiquer clairement à Rio qu’il ne présentait aucune menace pour lui.
C’était assez cocasse, car quiconque aurait osé croire qu’un des sbires de Titan pouvait être
inoffensif se serait fourré le doigt dans l’œil. Rio en était parfaitement conscient. Il avait passé dix ans
au service de cette organisation, après tout.
Il avait vécu dans cette zone d’ombre. Il savait comment fonctionnait Titan. Il n’ignorait pas ce que
cette organisation était capable de faire et que ce n’était jamais noir ou blanc. Elle évoluait dans un
espace tout en teintes de gris, un monde parallèle où il était assez facile de se perdre et où il n’y avait
ni loi ni règle.
Rio et Hancock avaient jadis travaillé ensemble, et Rio avait même sauvé la vie de son collègue
lors de sa dernière mission pour Titan. Mais Rio était parti sans se retourner. Il avait souhaité renier
ce passé qui le rattrapait maintenant en la personne de Hancock. Il eut soudain la désagréable
impression que son présent et son passé risquaient d’entrer en collision.
— Qu’est-ce que tu fous ici, Hancock ?
Rio le savait déjà. Il savait ce que voulait Hancock, mais il désirait le lui entendre dire. Et après il
lui expliquerait que les poules auraient des dents avant que Hancock pose la main sur Grace.
— Lâche ton arme, Rio. Je suis armé mais tu aurais le temps de me buter avant même que je sorte
mon pistolet. Mes armes sont rangées. Regarde, lui dit-il en levant les bras pour que Rio puisse
apercevoir son arme bien rangée dans son étui sous son aisselle ainsi que son fusil dans son dos.
— Je préfère te garder en joue, si tu veux bien. Réponds à ma question.
— J’ai une dette envers toi, donc je te donne un joker. Tu peux passer tranquille. Pour le moment.
Ma mission est de ramener Grace Peterson par tous les moyens. Mon équipe est au moins à trois
kilomètres d’ici. Ils ne bougeront pas tant que tu n’auras pas quitté les lieux. (Puis il leva la tête pour
regarder Rio bien en face.) La prochaine fois, par contre ? Les compteurs seront remis à zéro. Je la
ramènerai même si je dois te passer sur le corps.
Rio sentit un grognement lui remonter à la gorge, et il lui fallut se retenir de toutes ses forces pour
ne pas sauter sur cet homme qu’il avait autrefois considéré comme son ami.
Puis il se retourna et lança un regard en biais à Grace, allongée par terre, à bout de force, tellement
fragile. Il riva de nouveau ses yeux sur Hancock.
— Regarde-la bien, Hancock, regarde ce que tu lui as fait. C’est ce genre de trucs que vous faites
maintenant ? Traquer des femmes innocentes comme des prédateurs ?
Hancock ne réagit pas du tout.
— Ce n’est rien d’autre qu’une mission pour moi. Comme toutes les autres. Tu sais très bien
comment ça se passe, Rio. Tu n’es pas non plus un enfant de chœur. Tu as peut-être rejoint le camp
des gentils, mais tu ne peux pas refaire le passé, changer qui tu es ni d’où tu viens. Tu as autant de
sang sur les mains que moi et tu ne pourras jamais le faire complètement disparaître. OK, je te suis
redevable. Tu m’as sauvé la vie. C’est seulement pour cette raison que je te laisse partir de cette
montagne. Mais ne fais pas l’erreur de me sous-estimer. Et ne crois pas que je te donnerai encore une
chance si nos routes se recroisent un jour.
Rio fit un pas en avant, puis un deuxième. Il se retrouva nez à nez avec Hancock et sentit même son
haleine sur son menton. Alors il prit la parole, d’une voix si froide, si glaciale que l’air ambiant
semblait tropical par comparaison.
— Fais gaffe à ne pas me sous-estimer, moi. Tiens-toi loin de Grace Peterson. Sinon, je te
descendrai, Hancock, et sans aucun regret.
— On connaît maintenant nos positions respectives, Rio. Je vais te traquer, je te préviens, et tu ne
recevras pas d’autre avertissement.
Avant que Rio ait pu ouvrir la bouche ou réagir, Hancock recula, fit demi-tour et disparut entre les
arbres. Titan avait beau être une organisation douteuse, elle n’en appliquait pas moins un code que
respectaient tous ses membres. Hancock aurait très bien pu lancer une attaque et tenter de s’emparer
de Grace. Il aurait pu retenir Rio et son équipe dans les montagnes. Grace était si mal en point que Rio
et ses hommes auraient eu beaucoup de mal à sortir indemnes d’une éventuelle bagarre. Ils auraient
risqué leur vie et celle de Grace.
Mais, même si Hancock était un beau salaud et que son sens de la justice était un peu tordu, il avait
un code d’honneur. Rio lui avait sauvé la vie une fois dans le passé, et il venait de lui rendre la
pareille. Hancock ne s’était pas contenté de le laisser passer, il lui avait également révélé qui traquait
Grace.
Il aurait aimé se sentir mieux après avoir obtenu cette information.
Il fit volte-face et, crispant la mâchoire, il se hâta de retourner vers Grace.
— Il s’est passé quoi, là, putain ? s’exclama Terrence.
— Pas maintenant, Terrence, lui rétorqua Rio sèchement. On doit absolument sortir d’ici le plus
vite possible, avant que Hancock décide qu’il a été assez magnanime pour aujourd’hui.
Alton et Browning déroulèrent à toute vitesse un sac de couchage au fond de la benne. Ils retirèrent
même leurs chemises, qu’ils étendirent sur le matelas improvisé pour le rendre plus confortable.
Terrence et Diego soulevèrent Grace, Rio monta dans la benne du camion et s’appuya à la vitre
arrière toute fissurée. Grace fut allongée délicatement sur la couchette, et Rio l’installa du mieux qu’il
put. Ses cheveux longs, noirs comme la nuit et tout emmêlés après cette marche forcée dans la
montagne, posaient problème. Rio lui couvrit la tête d’un tee-shirt pour que Grace soit un peu moins
visible. Ça n’avait pas beaucoup d’importance de toute manière. Hancock et Titan savaient
parfaitement où elle se trouvait et à quoi elle ressemblait. Ça ne servait pas à grand-chose de la
cacher. Ils devaient juste se barrer de là.
Diego rejoignit Rio tandis que Browning et Alton montaient à l’avant avec Terrence. Diego
s’installa de l’autre côté de Grace de manière à bien la retenir entre Rio et lui. En étendant tous deux
leurs jambes, ils la caleraient tant bien que mal et l’empêcheraient de subir les cahots du voyage.
Rio passa la main sous le tee-shirt qui couvrait le visage de la jeune femme et lui caressa
doucement la joue du pouce.
Reste avec moi, Grace. Tiens bon. Tu n’es pas du genre à laisser tomber, alors ne baisse pas les
bras. Surtout pas quand je m’apprête à te sortir de ce merdier. Tu vas aimer l’endroit où je vais te
conduire. Tu n’auras rien d’autre à faire qu’à te reposer, bien manger et récupérer.
Elle ne lui répondit pas. Aucun message ne lui parvint, mais il n’en attendait pas. Grace avait
dépassé ses limites. Il n’était pas persuadé qu’elle survivrait à cette épreuve, même s’il le souhaitait de
tout cœur. Maintenant qu’il avait découvert que Titan était mêlé à cette affaire, il savait qu’il faisait
face à un adversaire impitoyable, que rien n’arrêterait. Ce serait à qui tirerait le premier.
Rio et ses hommes n’étaient plus confrontés à un ennemi anonyme, inconnu ou nébuleux, mais à
Titan, une organisation gouvernementale. Elle évoluait strictement en marge des activités visibles et
légales. Très peu de gens connaissaient son existence. Ses membres étaient parfaitement entraînés.
Sélectionnés parmi l’élite. Soutenus par des financements. Dotés de renforts. Ils étaient invincibles.
Et c’étaient eux qui avaient reçu l’ordre de récupérer Grace.
— Qui est ce mec, Rio ? lui demanda Diego. Tu nous as rien dit. Il faut qu’on sache dans quel
bordel on s’est fourrés, et toi, tu restes là muet comme une tombe. C’est pas une bonne nouvelle, je
comprends, mais on a besoin de savoir si c’est grave.
— Ça pourrait difficilement être pire, lui répondit Rio, l’air sombre. Fait chier. On va vraiment se
faire entuber.
Il se passa une main dans les cheveux. Quelques mèches s’étaient échappées de la lanière de cuir
qui les retenait en catogan sur sa nuque, et il les coinça derrière son oreille. Il fixa des yeux la
silhouette menue allongée sur le matelas de fortune.
Grace Peterson n’était pas uniquement une mission pour lui. Ni une pauvre victime. Il prenait un
intérêt tout personnel à cette affaire et il n’en comprenait pas la raison. Déjà, il s’était porté volontaire
pour cette opération. Sam était tout à fait disposé à envoyer Steele et son équipe à la recherche de la
sœur de Shea, mais après avoir vu Grace sur la vidéo de surveillance juste avant sa disparition, Rio
avait déclaré qu’il se chargeait de la retrouver. Il n’avait pas donné le choix à Sam, merde. Il avait
déclaré à Sam que lui-même et son équipe allaient exécuter cette mission, et il s’était tout de suite mis
en route.
Il était absolument hors de question de laisser Titan mettre la main sur Grace. Non que Rio croie
qu’ils avaient l’intention de lui faire du mal. Il était d’ailleurs persuadé que les membres de Titan
avaient reçu l’ordre de ne pas la maltraiter. Mais, à partir du moment où Titan se voyait confier une
tâche, jamais cette organisation ne lâchait prise. Pour eux, l’échec n’était pas envisageable et, durant
toutes les années où Rio avait travaillé pour la boîte, il n’y avait pas une seule fois où ils avaient bâclé
une mission.
Les membres de Titan ne portaient jamais de jugement sur leur mission. Ils n’avaient même pas
besoin de conscience, bordel ! Il ne leur appartenait pas de décider ce qui était bien et ce qui était mal.
Seuls les faibles avaient une conscience. Eux, ils fonctionnaient comme des machines dénuées
d’émotions, et c’était ce qui les rendait tellement dangereux.
Rio passa une main sur ses traits fatigués. Il savait que Hancock le traquerait impitoyablement. Il se
réjouissait d’autant d’avoir si bien effacé ses traces lors de son départ. Rio avait toujours évolué dans
des zones grises. Il ne savait pas vivre autrement. D’habitude, il se terrait dans une véritable forteresse
au Belize, et, jusqu’à tout dernièrement, personne n’en connaissait même l’existence.
Le KGI était désormais au courant pour son refuge, et Resnick se comportait en électron libre. Rio
repensa à la mise en garde que lui avait envoyée Steele. Quel était le rôle de Resnick dans cette
affaire, et pouvait-il lui faire confiance ?
Il devait à tout prix prendre contact avec Sam et le prévenir. Si Titan voulait mettre la main sur
Grace, ils devaient également rechercher Shea. Rio avait besoin d’infos, et le plus tôt serait le mieux.
— OK, d’accord, ce n’est pas bon du tout. Mais j’ai besoin d’un peu plus d’infos, chef. Est-ce que
j’aurai besoin d’une dose de lubrifiant pour cet entubage ?
Rio esquissa une grimace devant l’humour caustique de son collègue.
— C’est une putain d’histoire, et j’ai pas l’intention de la raconter plus d’une fois. Je te donnerai
tous les détails dès qu’on sera sortis de cette galère. Si Grace survit jusqu’à demain, il va falloir
bosser comme des malades pour la garder en sécurité.
Chapitre 9

Ils se débarrassèrent du pick-up dans la première ville qu’ils traversèrent et Diego vola un 4 × 4
dont il trafiqua les fils de contact. Rio n’avait pourtant aucune envie d’être surpris dans un véhicule
volé. C’était déjà assez désagréable d’avoir Titan sur les talons, ils n’avaient pas besoin de la police
locale en plus.
Une fois au Texas, Rio pourrait contacter ses relations. Il pourrait joindre des personnes de
confiance. Il ne leur restait plus qu’à espérer y arriver en un seul morceau.
La première personne qu’il appela après s’être assuré que Grace était bien installée, ce fut son pote
Lazaro. Il l’informa qu’ils arrivaient à fond la caisse et qu’ils avaient besoin d’un avion pour se
rendre au Belize.
Puis il appela Sam.
— Dis-moi tout, Rio, lui dit Sam sans même le saluer.
— C’est tout le contraire, j’ai besoin que toi, tu me dises ce qui se passe, lui répondit Rio. Qu’est-ce
que vous foutez avec Resnick et c’est quoi son rôle dans l’histoire ?
Sam resta silencieux un long moment. Rio imaginait très bien l’expression agacée que devaient
revêtir ses traits. Le leader du KGI n’appréciait sans doute pas l’idée que les deux chefs d’équipe
s’étaient échangé des renseignements dans son dos, mais tant pis. Rio n’aimait pas beaucoup Steele,
loin de là, mais ils avaient toujours pu compter l’un sur l’autre pour se protéger mutuellement.
— Vous avez récupéré Grace ? lui demanda Sam laconiquement.
— Je veux que tu me dises ce qui se passe, bordel de merde !
— Resnick pourrait être directement mêlé à cette histoire, lui révéla enfin Sam. Plus que
« pourrait », en fait. Il est impliqué. Il a kidnappé Shea à l’intérieur même de la propriété du KGI,
parce que ce petit con essaie de la protéger et de protéger Grace, aussi. Mais à cause de lui, elles ont
été enlevées par des salauds qui veulent les utiliser pour des expériences scientifiques. C’est une
histoire très compliquée, mais il semble que Resnick soit lié au laboratoire où sont nées Grace et
Shea. Ou plutôt, où elles ont été créées à partir d’ovules et de spermatozoïdes provenant de donneurs
dotés de talents ou de capacités exceptionnels. Resnick est lui-même un des échecs de cette expérience.
— C’est quoi ce délire ?
— Écoute-moi bien : Grace et Shea ont été enlevées du labo par les Peterson à leur naissance. Les
filles ont passé toute leur vie à fuir. Puis Resnick leur a donné de l’argent, jusqu’à ce que les Peterson
soient assassinés, et alors Grace et Shea se sont enfuies. Elles se sont retrouvées avec Resnick à leurs
trousses, en plus des salauds qui voulaient exploiter leurs pouvoirs.
— De quel côté est Resnick à présent ?
— Merde, on n’en sait rien, lui répondit Sam dans un grand soupir. Il dit qu’il veut les protéger. Et,
oui, il a pris la défense de Shea quand on l’a récupérée au Nouveau-Mexique. Il jure qu’il révélera
toute l’histoire aux médias s’il leur arrive quoi que ce soit.
— Tu as confiance en lui ?
— Avoir confiance en quelqu’un qui bosse pour le gouvernement ?
Rio se sentit quelque peu soulagé en entendant ces paroles. Il ne souhaitait pas remettre en question
les motivations des frères Kelly mais il était loin d’être un idiot. Ils le payaient tous les mois et ils
avaient droit à sa loyauté en retour. Mais pas à sa confiance absolue.
— À toi maintenant, donne-moi des infos, lui réclama impatiemment Sam.
— Grace est avec moi, dit Rio à voix basse. Elle ne va pas bien, pas bien du tout.
— Ça va être un coup dur pour Shea, dit Sam après avoir lancé un juron. Elle n’est pas encore
complètement remise de ses propres épreuves.
— Écoute Sam, c’est du lourd. Il y a des choses que tu ne sais pas sur moi et sur mon passé.
— Je sais que tu as beaucoup travaillé dans des zones grises, lui répondit Sam à voix basse après
un long moment de silence.
— Je te parle de Titan. Demande à Resnick, il t’expliquera. Il connaît sans doute cette organisation.
Je n’ai pas le temps de tout te raconter. Mais Titan est sur ce coup. Là, on évolue dans un monde
parallèle. Il s’agit d’une opération tout ce qu’il y a de plus confidentielle. Ces gars sont de vrais pros.
Ce ne sont pas des rigolos ni des amateurs. Je te parle d’agents parmi les mieux entraînés du monde et
qui ont reçu l’ordre de ramener Grace.
— Merde !
— Ouais, merde, comme tu dis. Écoute, s’ils sont déterminés à ramener Grace, il y a des chances
qu’ils soient également sur la piste de Shea. Il vaudrait peut-être mieux que tu penses à la cacher
quelque part. Surveille bien tes arrières en tout cas, si tu veux mon avis. Ces mecs sont capables de
tout pour mener une opération à bien. Rien d’autre ne compte pour eux. Ils sont capables de buter sans
aucun état d’âme tous ceux qui se mettent en travers de leur route. J’emmène Grace avec moi.
Préviens Shea… Et puis merde, tu peux lui mentir un peu pour l’instant. Dis-lui simplement que
Grace est en sécurité avec moi. Ne lui en dis pas plus qu’il ne faut. Entre toi et moi, je ne sais pas si
Grace va s’en sortir, mais Shea n’a pas besoin de le savoir.
— Fait chier, marmonna Sam. Steele et ses hommes sont partis en mission, rien de bien compliqué.
Il s’agit simplement d’aller récupérer des otages. Le genre de truc qu’ils font les doigts dans le nez.
Ils seront de retour sous quarante-huit heures.
— Tu n’as peut-être pas quarante-huit heures.
— Alors on fera ce qu’il faut, déclara Sam d’une voix grave et déterminée. Je vais informer mes
frères de la situation, et on s’occupera de déplacer Nathan et Shea.
— Excellent. De mon côté, je me charge de Grace.
Il y eut un autre moment de silence entre eux.
— Bon voyage, Rio. Tu sais que tu n’as qu’à le demander si tu as besoin de quoi que ce soit. Steele
sera dispo dans un jour ou deux. Je vais envoyer Joe et Swanny veiller sur la sécurité de Nathan et de
Shea. Mais Donovan, Garrett ou Ethan peuvent aller te donner un coup de main quand tu veux, si tu as
besoin du KGI.
— Tu vas comprendre, je pense, que je préfère me planquer et couper tous les contacts. Je te
rappelle dès que j’estime pouvoir le faire sans danger. Pas avant.
— Tu n’as pas entièrement confiance en moi, constata calmement Sam.
— J’ai autant confiance en toi qu’en n’importe qui d’autre.
— Ça ne veut pas dire grand-chose, espèce de connard, déclara Sam en éclatant de rire. Essaie juste
de ne pas te faire buter.
— Occupe-toi de protéger ta famille, fit Rio d’une voix neutre. Et laisse-moi m’occuper des miens.

Grace ouvrit les yeux et les referma aussitôt, pour se protéger des rayons de soleil qui traversaient
la vitre sale. Elle plissa le front, puis les yeux, et essaya de distinguer l’endroit où elle se trouvait. La
dernière chose dont elle se souvenait avant que ses forces l’abandonnent, c’était d’avoir retrouvé les
membres de l’équipe de Rio.
Où était-elle donc ?
Elle releva la tête, étonnée de voir l’effort que ce simple geste lui demandait. Elle était allongée sur
la banquette arrière d’un 4 × 4. Elle regarda devant et vit que Rio et ses hommes s’étaient entassés sur
les autres sièges du véhicule. Lorsqu’elle tenta de s’asseoir, Rio se retourna, l’arrêtant d’un regard.
— Comment tu te sens ? lui demanda-t-il.
Elle se recoucha avec un soupir bruyant.
— Je ne sais pas. Je vais réfléchir un peu avant de te répondre.
Rio sourit, et une lueur incroyablement chaleureuse traversa son regard.
— Où sommes-nous ? s’enquit Grace d’une petite voix.
— Au Nouveau-Mexique depuis une heure ou deux. On avance bien. Si on peut garder cette allure,
on sera à El Paso au coucher du soleil.
— Pourquoi El Paso ?
Grace se déplaça, essayant encore une fois de s’asseoir, mais Rio tendit une main et la posa sur son
épaule.
— Reste allongée. Bouge le moins possible. Tu guériras mieux ainsi.
Elle remua légèrement pour s’allonger sur le côté et poussa un soupir quand elle eut trouvé une
position plus confortable.
— Pour répondre à ta question, j’ai un ami à El Paso qui va nous trouver un avion pour le Belize.
Grace écarquilla les yeux et le dévisagea, bouche bée.
— Le Belize ? Pour quoi faire ?
— C’est là que j’habite. On y sera en sécurité. Pour l’instant. C’est un endroit où tu pourras
récupérer en attendant de décider de la suite des événements.
— Je n’ai aucune pièce d’identité, ni passeport, ni permis de conduire. Rien du tout.
Terrence se retourna en arborant un large sourire.
— Le moyen de transport qu’on va utiliser n’a pas grand-chose à voir avec American Airlines,
déclara-t-il. On ne va pas nous demander de cartes d’embarquement.
— Ah, fit Grace.
— Je ne veux pas que tu te fasses du souci, déclara Rio en lui caressant le bras. Tu ne dois rien faire
d’autre que guérir. On s’occupe de tout le reste.
Grace hocha la tête : elle comprenait qu’elle n’avait pas d’autre choix. Elle était à la merci de ces
hommes et elle avait déjà décidé de leur accorder sa confiance. Elle savait parfaitement qu’une seule
autre solution s’offrait à elle, mais celle-ci n’était pas envisageable. Au moins, Rio ne l’avait pas
enfermée dans une pièce froide et stérile et obligée à effectuer des guérisons comme si elle n’était
qu’un chien savant bien entraîné. Pas pour le moment, en tout cas.
Elle laissa sa tête retomber sur le siège et ferma les yeux. Donc, ils allaient au Belize. Elle était
terrorisée à l’idée de quitter le territoire américain. Elle craignait que ce départ ne soit permanent,
comme le dernier clou dans le couvercle de son cercueil. Elle n’avait pas de passeport, ni aucune
preuve de sa citoyenneté. Que pourrait-elle faire s’il s’avérait que ces hommes étaient en réalité ses
ennemis ?
Elle ferait mieux de ne pas y penser, car un sentiment de panique grandissait en elle à chaque
minute. Non, ces hommes étaient dans le bon camp, elle devait le croire. Car, s’ils étaient comme ceux
qui l’avaient retenue si longtemps prisonnière, c’en était fait d’elle.
Un peu plus tard, Rio la secoua doucement pour la réveiller. Elle se frotta les yeux, ne s’étant pas
rendu compte qu’elle s’était rendormie. Il faisait nuit et le véhicule ralentissait, en passe de s’arrêter.
— Ne te redresse pas encore, Grace, lui murmura Rio. Je préfère que tu restes hors de vue jusqu’à
ce que je te dise que tu peux te relever, d’accord ? Je veux juste m’assurer que tout va bien.
Rio sortit du 4 × 4 et fit signe à Terrence et Diego de veiller sur Grace, tandis qu’Alton et
Browning prenaient position de chaque côté du véhicule.
Puis Rio se dirigea vers le hangar brinquebalant qui servait de bureau à la société de transport de
Lazaro. En s’approchant, il entendit distinctement le « clic » d’un cran de sûreté qu’on retire.
— C’est moi, dit-il en dégainant son propre pistolet. T’es complètement parano, espèce de petit
con. Relève ton arme, sinon je vais être obligé de te buter.
Il y eut un moment de silence suivi d’un bruit furtif. Puis la porte s’ouvrit avec des grincements, et
un grand homme élancé passa le canon de son fusil par l’entrebâillement.
— Rio ? C’est bien toi ?
— Qui d’autre tu veux que ça soit ? lui demanda Rio dans un soupir. Je t’ai appelé il y a une heure
pour te dire qu’on n’était plus très loin.
Lazaro se faufila à l’extérieur, le fusil toujours à la main, mais pointé vers le haut plutôt que sur
Rio, ce dont il lui fut reconnaissant. Lazaro était manifestement nerveux. Il risquait à tout moment de
décharger accidentellement son arme.
— L’avion est prêt ? l’interrogea Rio.
Lazaro hocha la tête et indiqua du pouce un appareil derrière lui.
— Il est là. Le pilote arrive dans cinq minutes. Vous ferez une brève escale imprévue et non
déclarée au Belize, puis l’avion continuera sa route vers le Pérou. J’ai déjà préparé la documentation
nécessaire pour que tout ait l’air bien officiel. Si vous ne faites aucun tapage en arrivant là-bas,
personne ne le saura jamais. J’ai un de mes potes sur place qui est d’accord pour garder le secret. Il
n’y aura aucune trace d’un avion ayant fait escale au Belize, si tu vois ce que je veux dire.
Rio tapota Lazaro dans le dos.
— Super, mec. Je savais que je pouvais compter sur toi.
— Allez-y, chargez vos affaires, lui répondit Lazaro. Vous n’avez pas beaucoup de temps avant le
décollage.
Chapitre 10

— Quoi ? Ils ont réussi à quitter cette putain de montagne ? hurla Gordon Farnsworth. Je vous ai
embauchés parce qu’on m’a dit que vous étiez les meilleurs ! Cet échec est inadmissible. Totalement
et parfaitement inadmissible.
— Cela ne servira à rien de péter un plomb, monsieur, affirma Hancock d’une voix extrêmement
calme, que Farnsworth n’apprécia pas du tout.
Le chef de Titan se contrôlait totalement, l’expression de son visage semblant proclamer : « Je me
contrefous de ce que vous pouvez penser ou dire. » Farnsworth savait qu’il valait mieux ne pas trop
manifester son mécontentement. Il valait mieux éviter d’énerver Titan. Mais un homme désespéré était
capable des pires bêtises.
— Les imbéciles qui se sont lancés à sa poursuite la première fois ont merdé, poursuivit Hancock.
La montagne est jonchée de leurs cadavres. On est obligés de faire le ménage derrière eux. Si Grace
Peterson a réussi à se sauver, c’est parce qu’elle n’est pas seule. Elle a de l’aide, elle est avec de vrais
pros.
Farnsworth lança un juron.
— Qui ? Dites-le-moi et je m’en occupe.
— Peu importe, lui répondit Hancock calmement. Je vais retrouver Grace Peterson et vous la
ramener. Il vaut mieux que vous ne vous en mêliez pas, que vous nous laissiez gérer la situation.
Personne d’autre que Hancock n’aurait jamais osé donner des ordres à Gordon Farnsworth. Mais
quelque chose dans la voix de son interlocuteur donnait à réfléchir à l’homme d’affaires. Pour la
première fois de sa vie, Farnsworth découvrait le goût de la peur, et cela ne lui plaisait pas.
— Je compte sur vous, répliqua-t-il d’une voix saccadée. Mais je n’ai pas de temps à perdre. Je n’ai
pas des jours ou des semaines devant moi. Je n’ai que quelques heures, peut-être, et chaque heure que
nous passons sans Grace est une heure que je n’ai pas les moyens de perdre.
Un silence accueillit sa déclaration, et Farnsworth constata avec stupéfaction que Hancock lui avait
raccroché au nez. Il lança une volée de jurons, remit brusquement son téléphone dans sa poche et
emprunta le couloir qui menait à la chambre de sa fille.
Il s’arrêta devant la porte, puis prit quelques inspirations pour soulager sa colère et se débarrasser
des relents de peur qui persistaient dans sa bouche. Il se devait de rester fort, pour Elizabeth.
Il ouvrit la porte sur l’infirmière embauchée pour veiller nuit et jour sur sa fille et pour vérifier en
permanence ses signes vitaux.
— Comment va-t-elle ? chuchota-t-il en appréhendant la réponse.
— Il n’y a aucun changement, répondit l’infirmière en secouant la tête. Elle se repose et ne paraît
pas mal à l’aise. Elle respire bien et sa température est normale.
Farnsworth la remercia d’un geste et s’installa au chevet de sa fille. Il prit la petite main fragile
dans la sienne et baissa la tête. Il regarda ses pieds avant de fermer les yeux, envahi par une colère
intense et une peur paralysante.
Il ne pouvait pas accepter de la perdre. Elle était le seul rayon de soleil de sa vie.
— Papa ? lança-t-elle dans un murmure.
Il redressa vivement la tête, étonné de voir qu’elle ne dormait pas et qu’elle le regardait.
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-elle.
Il posa son autre main sur la joue de la fillette et la caressa doucement, la gorge nouée.
— J’étais juste venu voir comment tu allais et te souhaiter bonne nuit. Comment te sens-tu ?
— Ça va.
C’était ce qu’elle répondait invariablement, quel que soit son état. Elle cherchait toujours à
protéger son père, ce qui le mettait en rage. Elle ne voulait jamais lui montrer quand elle était fatiguée
ou qu’elle souffrait, mais c’était à lui de veiller sur elle, de trouver un moyen de la guérir.
— Très bien, dit-il, en remontant sa main jusqu’au front de la petite fille pour en écarter les mèches
blondes. Il faut que tu tiennes le coup. Quelqu’un va venir t’aider.
Elizabeth lui lança un regard sceptique. Il lui avait déjà tenu ce discours des centaines de fois,
chaque fois qu’il avait fait venir un nouveau médecin. Mais le diagnostic demeurait inchangé : il n’y
avait rien à faire.
— Ce sera différent cette fois, promit-il avant de se pencher et de l’embrasser sur le front. Cette
personne va te guérir. Pense à toutes les belles choses que l’on pourra faire ensemble, tous les deux.
Tu pourrais me faire une liste de tes désirs. On fera tout ce que tu mettras dessus, je te le promets.
Il ne mentait pas. Il n’hésiterait pas à dépenser sans compter pour la rendre heureuse.
— Je m’en occuperai demain, papa. Je suis trop fatiguée ce soir.
— Bien sûr, lui dit-il en lui serrant la main. Je t’aiderai. Tu veux bien ? On commandera des pizzas
et on fera la fête ensemble.
— Ça sera vraiment bien, lui dit Elizabeth en fermant les yeux. Je serai peut-être un peu plus en
forme demain.
Gordon Farnsworth cligna plusieurs fois des yeux pour retenir ses larmes qu’il sentait monter.
— Allez, mon bébé, dors maintenant. Papa va rester là jusqu’à ce que tu t’endormes.
Chapitre 11

Ils atterrirent au Belize au beau milieu de la nuit. Rio aida Grace à descendre de l’avion après
l’avoir enveloppée dans un grand manteau à capuche. L’air doux et humide contrastait agréablement
avec l’air glacial des Rocheuses. Elle le goûta, l’aspira à pleins poumons, pour éloigner le froid qui
l’avait pénétrée jusqu’aux os.
Le cauchemar qu’elle avait vécu commençait à s’estomper, et elle avait l’esprit un peu plus clair
que ces derniers jours. Mais cette lucidité avait un prix : la peur, d’abord, qu’elle ait accordé sa
confiance à des hommes qui n’en étaient pas dignes. Puis les souvenirs des horreurs subies, le
lointain écho de ces souffrances et la douleur de ses blessures récentes. Elle se sentait accablée par
tous ces tourments physiques et moraux.
Ce n’était pas toujours agréable d’être lucide.
Rio la guida rapidement vers une vieille camionnette sombre et lui demanda de s’allonger à
l’arrière. Décidément, elle n’avait rien fait d’autre que de s’étendre sur le dos depuis un nombre
incalculable d’heures. Elle s’engouffra dans le véhicule mais resta assise, le dos appuyé contre la
paroi de la camionnette.
Elle avait encore très mal aux côtes. Cependant, elle avait l’impression de respirer à peu près
correctement. Peut-être pas aussi profondément ou fortement que d’habitude ; sa respiration
demeurait superficielle, et elle le sentait. Mais le processus de guérison avait débuté, et elle constatait
déjà une nette amélioration.
Elle regarda son bras et passa la main à l’endroit où l’os avait été fracturé. Elle bougea les doigts
de cette main et constata avec satisfaction qu’il ne persistait aucune insensibilité. L’intervention de
Terrence l’avait bien aidée, même si elle avait été extrêmement douloureuse. S’il n’avait pas remis les
os en place, elle aurait pu perdre la main avant que la guérison s’enclenche.
L’œdème ne s’était pas entièrement résorbé, l’hématome non plus, et sa peau restait sensible. Mais
les os ne craquaient pas, ce qui aurait révélé une faiblesse résiduelle au niveau de la fracture.
Si elle avait le loisir de bien se reposer, elle pourrait réaliser d’énormes progrès au cours des
prochaines vingt-quatre heures.
Rio vint la rejoindre à l’arrière de la camionnette et referma les portières derrière lui.
— Je croyais t’avoir dit de t’allonger ! s’exclama-t-il quand il la vit à la lumière du plafonnier qui
s’était allumé à l’ouverture d’une des portières.
— Ça va aller, lui répondit-elle doucement.
— Et ta respiration ?
— Ça va, fit-elle, un peu essoufflée.
Elle n’avait pas encore parfaitement récupéré à ce niveau mais elle n’allait pas en mourir, après
toutes les horreurs inimaginables auxquelles elle avait survécu.
Le plafonnier s’éteignit quand toutes les portières furent refermées, et le véhicule put démarrer. La
camionnette avança sur les nids-de-poule et les ornières de la route mal entretenue, secouant
violemment Grace et Rio.
— Ta maison est-elle loin d’ici ? s’informa Grace.
— Un peu plus haut sur le fleuve. On n’en est pas très loin, répondit-il brièvement.
— Le fleuve ?
— Ouais. On fera le reste du trajet en bateau.
Grace frissonna et croisa les bras devant elle, sans tenir compte des faibles protestations de ses os
meurtris.
Elle ne parvenait pas à se défaire de ses inquiétudes. Jusque-là Rio lui avait montré qu’il était un
homme de parole. Mais plus il l’éloignait de la civilisation et de tout ce qu’elle connaissait, plus elle
se sentait prise de panique.
Elle avait appris à ses dépens qu’il valait mieux ne jamais accorder sa confiance à personne. Elle
avait passé toute son existence à fuir, à errer de ville en ville et de maison en maison, à vivre toujours
dans le secret. Puis ses parents avaient été assassinés, et elle et sa sœur avaient été obligées de se
séparer. La fuite était leur mode de vie, leur seule réalité.
Allait-elle remplacer un enfer par un autre en partant avec Rio ? Comment être sûre que Rio ne
travaillait pas avec ceux qui n’avaient qu’un but en tête : tirer profit de ses talents, comme tous les
autres avant lui ? L’emmenait-il dans un laboratoire isolé, si bien caché qu’on ne la retrouverait
jamais ?
Elle se mit à trembler et, penchée vers l’avant, ramena ses genoux contre sa poitrine. Bouger lui
faisait mal, mais elle décida d’ignorer la douleur.
— Grace ?
Elle ne prêta aucune attention à son ton inquisiteur et, la respiration hachée, cacha son visage
contre ses genoux.
Rio passa doucement une main dans les cheveux de la jeune femme pour la réconforter.
— Hé, qu’est-ce qu’il y a ? Tu trembles comme une feuille.
Grace releva la tête et tourna les yeux vers lui, dans l’obscurité.
— J’ai peur, avoua-t-elle.
Rio s’approcha précipitamment d’elle jusqu’à ce que sa jambe touche les pieds de la jeune femme
et qu’elle se sente enveloppée par la chaleur de son corps.
— De quoi ?
Elle inspira encore une fois et s’ouvrit à Rio. Peut-être qu’elle pourrait percevoir quelque chose de
lui en retour, découvrir ses véritables intentions, savoir s’il était vraiment sincère. Il prétendait l’avoir
entendue dans sa tête, et elle se souvenait de la voix de Rio en elle mais elle n’était pas sûre de ne pas
avoir tout imaginé.
— De toi, d’eux tous, de tout ça. J’ai peur de passer d’un enfer à un autre. D’être emprisonnée. De
revivre les mêmes horreurs, mais avec des geôliers différents.
Elle crut tout d’abord qu’elle l’avait vexé. Puis elle présuma qu’il s’empresserait de la rassurer. Il
n’en fit rien, cependant. Il garda le silence un long moment.
— Tu as raison de te méfier. C’est bien, déclara-t-il enfin, au grand étonnement de Grace. Tu as
vécu des choses difficiles. Rien de ce que je pourrais te dire ne suffirait à te faire changer d’avis.
C’est à toi de voir et de décider si tu peux m’accorder ta confiance.
Il ne lui apprenait rien, mais, quand Rio l’exposait, la situation apparaissait sous un nouveau jour.
Cela lui était sans doute égal que Grace lui accorde ou non sa confiance. Elle supposait que son
sauvetage n’était qu’une mission parmi tant d’autres pour lui, qu’il n’agissait pas par générosité ou
altruisme. D’ailleurs, elle ne savait rien du rôle de Rio, de son identité, et encore moins des liens qu’il
pouvait avoir avec sa sœur.
Elle ouvrit la bouche, s’apprêtant à lui demander des explications sur toutes ces questions, quand la
camionnette s’arrêta.
Quelques secondes plus tard à peine, la portière arrière s’ouvrit et Diego leur fit signe de
descendre. Rio s’élança et Grace le suivit en rampant. Quand elle atteignit le bord du véhicule, les
deux hommes l’aidèrent à descendre.
Grace se retrouva debout à leurs côtés.
— Tu vas y arriver ? lui demanda Rio.
— Ouais.
Elle examina les alentours et aperçut le noir ruban sinueux d’un cours d’eau. La lune brillait très
haut dans le ciel, à peine voilée par quelques fins nuages qui traversaient rapidement le ciel.
— Allons-y, murmura Rio en prenant Grace par le bras.
Il la guida vers la berge où attendait un hors-bord en aluminium. Grace embarqua mais vacilla
quand le bateau bougea sous elle. Terrence, qui l’avait précédée dans l’embarcation, l’aida à
retrouver son équilibre et lui tint la main pendant qu’elle avançait.
Diego lui fit signe de s’installer au centre et Rio alla s’asseoir à ses côtés. Diego et Terrence
prirent place à l’avant, Browning et Alton à l’arrière, ce dernier devant piloter le bateau. Puis ils
s’éloignèrent lentement de la berge et descendirent le fleuve.
C’était une sensation étrange que d’avancer sur l’eau dans l’obscurité. La seule lumière provenait
des rayons de la lune argentée qui traversaient la couche nuageuse. Grace se sentit mal à l’aise. Elle se
tournait vers les berges du fleuve, mais son regard ne parvenait pas à pénétrer l’obscurité. Elle
n’apercevait que les silhouettes des arbres et de la végétation typique de la jungle.
La peur lui noua la gorge. Un silence épais comme le brouillard s’abattit sur eux. Il n’était brisé
que par le doux ronron du moteur, qui résonnait dans la nuit noire d’encre à mesure qu’ils
progressaient le long du fleuve.
Tout à coup, le cœur battant, Grace vit un bref éclat de lumière à tribord. Une poussée d’adrénaline
lui envahit les veines. Elle tourna rapidement la tête et aperçut une torche décrivant deux cercles dans
l’obscurité avant de disparaître. Rio émit ce qui ressemblait au cri d’un animal, mais d’un animal
qu’elle ne connaissait pas et n’éprouvait aucune envie de connaître dans l’immédiat.
Un cri semblable lui répondit de la berge. Le son finit par s’estomper, et le bateau poursuivit sa
route.
— Qu’est-ce que c’était ? chuchota Grace.
— Chut, pas maintenant, lui répondit Rio. Il ne faut pas faire de bruit.
Dûment réprimandée, Grace se fit toute petite et fixa des yeux l’avant du bateau. Cette scène lui
semblait tout droit sortie d’un film d’horreur, comme un remake d’Anaconda, le prédateur ou d’un
autre film du même acabit. Elle s’attendait à moitié à ce qu’un monstre surgisse de l’eau, démolisse
leur petite embarcation et les avale tout entiers.
Elle n’aimait pas l’obscurité, détestait avoir peur et penser à tout ce qui pouvait se tapir dans les
profondeurs du fleuve.
Pourvu qu’ils arrivent bientôt à leur destination, quelle qu’elle soit…
Son désir fut exaucé à peine quelques instants plus tard, quand le bateau tourna et se dirigea vers
une petite baie dans un coude du fleuve. Alton pointa le bateau vers la berge et l’y fit s’échouer. Diego
et Terrence sautèrent tout de suite à terre et tirèrent le hors-bord sur le rivage.
— Allons-y, fit Rio sèchement.
Il fit signe à Grace de se hâter et Diego la souleva hors de l’embarcation. Le chef d’équipe
descendit ensuite, suivi d’Alton et de Browning.
Grace s’arrêta un instant pour tenter de s’orienter, essayant d’empêcher ses genoux et ses jambes
de flageoler. Rio la heurta dans l’obscurité et lui posa une main sur l’épaule pour l’aider à retrouver
son équilibre.
— Ce n’est plus très loin, lui dit-il à voix basse. Quatre cents mètres à pied dans la jungle. Je ne
voulais pas qu’on s’arrête dans la petite baie juste à côté de la maison. On va la contourner par
l’arrière et entrer par une des issues de secours.
— J’ai l’impression que ta maison ressemble à celle de mes parents.
— Ouais, plus ou moins. Je ne suis pas parano, c’est juste qu’avec un boulot comme le mien,
prévoir le pire permet parfois de sauver sa peau.
Elle ne pouvait pas le contredire.
Il lui fit signe d’avancer de nouveau, mais il garda une main sur son coude et laissa Terrence et
Diego prendre les devants. De temps à autre, ils s’arrêtaient et retenaient des lianes ou des branches
basses pour aider Grace à passer, avant de reprendre leur route dans l’obscurité. La nuit était si
sombre que Grace distinguait à peine la silhouette massive de Terrence devant elle.
Ils firent halte quelques minutes plus tard, Terrence et Diego se penchèrent, écartèrent ce qui
ressemblait à des filets de camouflage et ouvrirent une porte en bois bien cachée. Un peu comme un
abri antitempête, pensa Grace. À la différence que cette ouverture enfouie dans le sol était presque
invisible.
Diego y entra et Terrence se posta en sentinelle devant la porte, faisant signe aux autres de le
précéder. Rio tint Grace par la main jusqu’à ce qu’elle trouve les marches de l’échelle menant à la
galerie. Diego l’attendait pour l’aider à descendre.
Il régnait une forte odeur de terre et de boue. Le plafond était très bas, et Grace, malgré sa petite
taille, dut se pencher pour ne pas se cogner la tête. Cette galerie ne ressemblait en rien à l’issue de
secours, à la pointe de la technologie, que son père avait construite. Il n’y avait en effet ni éclairage,
ni structure de soutènement.
Elle laissa glisser sa main le long de la paroi et rencontra de la terre et des racines.
Puis Rio alluma sa lampe de poche et elle fut brièvement aveuglée par la lumière. Il passa sa lampe
à Diego qui passa en tête et éclaira leur route. Le chef d’équipe se plaça juste devant Grace, prenant la
main de la jeune femme dans son dos.
Elle se sentit réconfortée par son geste, pendant qu’il l’entraînait à sa suite. Il lui tenait fermement
la main, entrelaçant ses doigts avec les siens alors qu’ils s’enfonçaient dans les profondeurs.
Quand ils s’arrêtèrent, Rio passa devant Diego et composa son code d’accès sur un pavé
numérique. La muraille d’acier qui leur barrait la route s’ouvrit soudain.
Rio attrapa de nouveau la main de Grace et l’attira à l’intérieur. Ils se trouvaient dans une petite
pièce qui ressemblait à une sorte de sas.
— Retirez vos chaussures, demanda Rio avec un petit sourire en coin. Je n’aime pas qu’on salisse
mes planchers, je suis un peu maniaque.
Grace ne savait pas si Rio était sérieux, mais elle vit les hommes retirer leurs rangers. Elle enleva
donc ses vieilles baskets et le chef de l’équipe déverrouilla une autre porte.
Cette fois, ils entrèrent dans une vaste pièce qui ressemblait exactement à une maison normale.
C’était un immense séjour avec des canapés, une table basse, une énorme cheminée qui semblait être
alimentée non pas au bois, mais au gaz.
Il y avait également plusieurs fauteuils de cuir, qui avaient l’air tout à fait confortables, et un
gigantesque écran de télé au-dessus de la cheminée. Un vrai repaire de mec, de mec célibataire,
s’entend.
Rio actionna une série de boutons, allumant plusieurs autres lampes, et Grace dut cligner des yeux
pour s’y adapter.
— Bienvenue chez moi, déclara-t-il d’un air grave, tout en faisant un grand geste. Mi casa es su
casa.
Chapitre 12

Debout sur la terrasse surplombant le lac Kentucky, Sam Kelly se penchait en avant, les mains
crispées sur la rambarde. Il attendait que Resnick le rappelle avec une impatience mal contenue.
Dès qu’il s’agissait de sa famille ou de ses collègues du KGI, Sam se montrait très protecteur. Le
coup de fil énigmatique de Rio lui avait fait comprendre qu’ils étaient tous en danger, à présent, et
qu’il leur faudrait faire preuve de la plus grande prudence.
Il avait demandé à Nathan et à Shea de se mettre à l’abri. L’état de sa belle-sœur avait beau
s’améliorer de jour en jour, elle n’en demeurait pas moins fragile et vulnérable. Sam craignait que la
situation retarde sa guérison, et la guérison de Nathan.
Il poussa un soupir de lassitude. Le poids des soucis finissait par l’user. Ses frères assumaient
parfaitement leur part du fardeau, mais cela ne rendait pas celui de Sam moins lourd à porter.
La porte qui donnait sur la terrasse s’ouvrit. Sam entendit un pas léger derrière lui, puis sentit une
main réconfortante lui caresser le dos. Sophie. Son épouse. La mère de son enfant. Comment se
faisait-il que son affection pour elle grandisse de plus en plus chaque jour ?
Il se retourna, anticipant le réconfort que lui apporterait l’embrassade qu’elle allait lui donner.
Effectivement, elle passa ses bras menus autour de sa taille, se lova contre lui et appuya son visage
sur son torse.
Il serra sa tête dans le creux de son cou et huma le délicieux parfum de ses cheveux, ce doux
parfum bien à elle. Il ne connaissait pas de meilleure sensation que de tenir Sophie dans ses bras.
Elle s’écarta de lui et releva la tête pour le regarder droit dans les yeux.
— Pourquoi restes-tu là à te faire du souci ?
Sam serra les lèvres, l’air grave.
— J’ai horreur de cette situation, Sophie. Vraiment. Je me demande si cette famille pourra un jour
connaître un peu de tranquillité. Quand est-ce que tout ça finira ?
Sophie leva la main et lui caressa la joue du bout des doigts, s’arrêtant à son menton.
— Tu t’inquiètes pour Nathan et Shea, je le sais. Et maintenant pour Rio, surtout que tu ignores où
il se trouve. Mais Nathan est en sécurité. Joe et Swanny sont avec lui.
Il lui attrapa la main et l’embrassa sur la paume.
— Je t’aime, tu sais, lui dit-il.
— Je sais, lui répondit-elle en souriant. Je n’aime pas te voir dans cet état. Tu prends toujours tout
sur toi, toutes les responsabilités, même si ta famille ne demande pas mieux que de t’aider. Ils sont
tous là pour toi : Garrett, Donovan, Ethan, sans parler de tes parents. Nous formons une équipe, tu
sais ? Une vraie famille. Et les membres d’une famille sont toujours prêts à s’entraider.
Sam étreignit alors Sophie et la prit tendrement par la taille. Puis il se pencha pour l’embrasser.
— Comment avez-vous fait pour devenir aussi intelligente, madame Kelly ?
— Depuis que je suis devenue une Kelly, répondit-elle avec une lueur taquine dans les yeux, on
n’arrête pas de me dire à quoi sert une famille et comment ça marche. Le moment est peut-être venu
pour moi de commencer à vous rendre la monnaie de votre pièce.
Sam baissa la tête et posa son front contre celui de son épouse.
— Tu es une femme vraiment extraordinaire, Sophie. Ma femme à moi. Mon épouse. Mon amour.
Ne l’oublie jamais.
— Et tu es à moi, Sam Kelly. Ne l’oublie jamais, Tu n’as pas intérêt.
Sam rit et embrassa Sophie de nouveau. Il s’apprêtait à lui proposer de rentrer et de passer à une
activité plus ludique, quand la sonnerie de son téléphone satellite retentit.
— Je dois prendre cet appel, expliqua-t-il. C’est Resnick, et je l’attends déjà depuis un bon moment.
Il faut que je lui transmette les infos dont Rio m’a fait part.
Sophie recula un peu sans lâcher tout de suite la main de son mari.
— Je t’attends à l’intérieur, annonça-t-elle.
Sam la regarda s’éloigner, et sa gorge se serra, comme chaque fois qu’il l’observait. L’amour était
un sentiment en évolution constante et qui croissait de jour en jour.
Il saisit son téléphone avec un manque d’enthousiasme certain. Il aurait préféré rester à l’intérieur
pour faire l’amour à sa femme que de prendre l’appel d’un homme à qui il n’était plus sûr de pouvoir
accorder sa confiance. Jusque-là, Resnick avait toujours été solide comme le roc. Il avait très souvent
confié des missions au KGI. Si l’idée de Sam de créer cette organisation avait connu le succès, c’était
en grande partie grâce à Resnick. Le KGI avait bien bénéficié des largesses du gouvernement au fil
des ans.
Ils en avaient sacrément mérité chaque centime, en revanche.
— J’ai besoin de renseignements, déclara Sam d’emblée en collant le téléphone sur son oreille, car
il n’était vraiment pas d’humeur à perdre son temps en civilités.
Resnick était responsable de la capture de Shea par les salauds qui étaient toujours à ses trousses.
Ils n’avaient pas hésité à faire subir à la jeune femme des tortures inimaginables. Ils l’avaient
branchée à une machine qui contrôlait son activité cérébrale et lui envoyait des chocs électriques
chaque fois qu’elle essayait de contacter Nathan par télépathie.
Même si le KGI avait continué à apporter son aide à Resnick après avoir récupéré Shea, le groupe
ne lui avait toujours pas pardonné. Il ne se fiait pas non plus aux prétendues bonnes intentions qui
avaient motivé la décision de Resnick.
— Qu’est-ce que tu veux ?
Sam n’avait aucun mal à imaginer ce connard, les nerfs à vif, allumant sa cigarette et la pompant
comme une prostituée occupée à faire une pipe à un client.
— Des renseignements sur Titan.
Sa déclaration fut suivie d’un long – trop long – silence. Sam entendait même la respiration de
Resnick dans le combiné.
— Qu’est-ce que tu veux savoir ? demanda enfin Resnick.
— Tout ce que tu sais sur cette organisation, et le plus tôt sera le mieux.
— Qu’est-ce qui se passe, Sam, merde ? Il va falloir que tu me mettes au courant. Titan, c’est… ou
plutôt, c’était du lourd. Très. Le plus lourd que tu puisses imaginer. Mais cette organisation n’existe
plus.
— Qu’est-ce que tu veux dire par « n’existe plus » ?
— Commence par me dire pourquoi tu t’intéresses à eux, insista Resnick.
Les narines de Sam se dilatèrent.
— Écoute-moi bien, espèce de connard. Tu as une dette envers moi et envers le KGI. Tu nous dois
plus que tu ne seras jamais capable de nous rembourser. Si je n’avais pas retenu Nathan, il t’aurait
buté, mon salaud. Merde, il ne demanderait pas mieux que de te casser la figure si je le laissais faire.
Ce n’est pas un jeu, Resnick. Je veux savoir ce qu’est Titan et pourquoi ils sont à la recherche de
Grace, et peut-être aussi de Shea.
— Merde ! s’exclama Resnick d’une voix tremblante, Sam l’entendant recracher violemment la
fumée de sa cigarette. Écoute-moi bien, Sam. Dans le temps, Titan était une organisation tout ce qu’il
y avait de plus sinistre. On les appelait pour un certain genre de missions que personne d’autre ne
pouvait assumer. Ils nettoyaient le bordel laissé par les autres. Ils en créaient aussi parfois. Ils faisaient
tout ce que leur demandaient le gouvernement et les militaires. Ils ont laissé leur empreinte sur les
plus grosses catastrophes de la planète, tu peux me croire. Mais Titan n’a jamais existé officiellement.
— Ouais, je connais la chanson, déclara Sam sèchement.
— C’est une organisation qui a toujours évolué dans l’ombre. En plus, depuis deux ans, elle
n’existe même plus officieusement. L’organisation a été démantelée, supprimée, démontée, quoi,
merde. Quelques politiques déterminés à se faire connaître se sont un peu trop approchés du pot aux
roses et il a été jugé préférable de faire entièrement disparaître Titan.
— Je viens de recevoir un appel de Rio qui prétend le contraire, rétorqua Sam en fronçant les
sourcils. Selon lui, Titan est à la recherche de Grace, et peut-être aussi de Shea. Il m’a dit de veiller
sur la sécurité de Shea et qu’il s’occuperait lui-même de celle de Grace.
— Un instant, dit Resnick avec impatience. Grace est avec lui ? Il l’a récupérée ? Elle va bien ?
Quand est-ce qu’il va l’emmener ici ?
— Il n’en est pas question.
— Comment ça, « il n’en est pas question » ?
— Rio ne prend aucun risque avec sa sécurité. Il pense, et je suis d’accord avec lui, que ce serait
une grosse connerie de garder les deux filles ensemble. Il m’a prévenu au sujet de Titan. Il m’a donné
sensiblement les mêmes infos que toi. J’en déduis qu’il connaît personnellement cette organisation.
S’il dit que Titan poursuit Grace, je ne peux que le croire.
— Merde, Sam. Merde, merde, merde. Ce n’est pas bon du tout. Si Rio a raison, ça veut dire que
Titan s’est lancé à son propre compte et propose ses services pour exécuter des missions privées. On
ne sait pas du tout pour qui l’organisation travaille ni quel but elle vise dans cette affaire. Ça pourrait
être n’importe qui.
— Tout à fait. Et la sécurité de ma famille et des membres du KGI passe avant tout. J’ai pris des
mesures pour veiller sur eux tous. Rio s’occupe de Grace. À mon avis, il préférerait mourir plutôt
que de laisser quoi que ce soit lui arriver.
— J’espère que tu peux le croire sur parole, déclara Resnick. Parce que, tu sais quoi ? Ton chef
d’équipe, Rio, était l’homme fort de Titan depuis ses débuts jusqu’à ce qu’il quitte l’organisation il y
a quelques années. Tu pourrais peut-être y réfléchir un peu et te demander si tu peux lui confier la
femme que Titan recherche.
Chapitre 13

Qu’était-elle censée faire à présent ? S’écraser sur le canapé ? Regarder la télé ? Grace se tint
debout, toute raide, pendant que les autres rentraient et se délestaient de leurs sacs à dos et de leurs
armes tout en conversant.
Elle savait ce qu’elle souhaitait le plus, mais elle craignait de paraître… impolie. Elle éclata
presque de rire à la pensée que, après toutes les épreuves qu’elle venait de traverser, elle puisse
encore s’inquiéter de quelque chose d’aussi banal que les bonnes manières.
Elle voulait s’allonger sur un lit. N’importe quel lit ferait l’affaire. Le plancher même. Elle
souhaitait se reposer, se débarrasser d’un peu de la tension et de la frayeur des derniers jours. Elle
désirait dormir dans un lieu où elle se sentirait en sécurité, protégée.
Rio avança d’un pas dans sa direction et posa une main amicale sur son épaule.
— Diego va t’examiner. Tu veux peut-être te laver d’abord ? Qu’est-ce que tu préfères, une douche
ou un bon bain chaud ? Tu as le choix, les deux sont possibles. Tu pourras te débrouiller toute seule
ou tu penses avoir besoin d’aide ?
Grace sentit le rouge lui monter aux joues. Quelle réponse attendait-il ? Même si elle n’était pas
capable d’entrer ou de sortir de la douche toute seule, elle n’allait certes pas lui demander son aide.
— Je vais me débrouiller, dit-elle d’une petite voix.
— D’accord. Je vais te montrer la chambre où tu vas dormir. Quand tu auras fini de te laver, Diego
viendra t’examiner et, pendant ce temps, je vais te préparer quelque chose à manger. Tu dois mourir
de faim.
Perplexe, elle cligna des yeux. Elle n’avait pas fait de vrai repas depuis si longtemps qu’elle
oubliait presque à quoi cela pouvait ressembler. Elle avait perdu du poids, au point de sentir ses côtes
sous ses doigts. Elle devait avoir l’air d’un véritable épouvantail.
Elle frotta son ventre amaigri et le regarda comme si elle s’attendait à le voir manifester un signe
de vie quelconque. La nourriture ne lui faisait aucune envie pour le moment, mais elle n’ignorait pas
qu’il était essentiel pour elle de manger un peu.
— Allez, viens, lui dit Rio doucement.
Elle se laissa guider à travers le séjour, puis le long d’un couloir où s’alignaient plusieurs portes
de chambres. Il ouvrit la dernière, tout au bout, alluma et lui fit signe d’entrer.
La chambre était immense et décorée dans un goût très masculin. Elle en déduisit que ce devait être
sa chambre à lui. Elle secoua la tête et recula d’un pas.
— Je ne peux pas prendre ta chambre. Tu dois bien en avoir une autre pour moi.
Rio sourit et fit « non » de la tête.
— Non. Mes hommes les occupent toutes. À moins que tu souhaites partager avec l’un d’eux.
Grace plissa le front, et Rio éclata de rire. La jeune femme comprit qu’il avait vu à son expression
à quel point cette idée lui faisait horreur.
— Je peux dormir sur le canapé. J’ai juste besoin d’une couverture. Même pas en fait. Le canapé
me semble absolument paradisiaque.
— Grace, dit-il en posant délicatement un doigt sur les lèvres de la jeune femme, chut. Tu vas rester
ici avec moi.
Elle ouvrit grands les yeux et sentit ses jambes commencer à se dérober sous elle.
— N’aie pas peur. Je vais dormir par terre à côté du lit. Les autres dormiront dans les chambres qui
donnent sur le couloir. Je veux que tu te sentes en sécurité. Et ce sera le cas, tu verras. Nous allons tout
faire pour te protéger.
— Tu ne peux pas dormir sur le plancher, dit-elle, inquiète.
Elle se tordit les mains en l’imaginant allongé par terre tandis qu’elle dormirait confortablement
dans son lit. Elle se sentait coupable. Il en faisait déjà tellement pour elle.
— Ma chérie, dit-il en esquissant un nouveau sourire, j’ai déjà dormi dans des endroits largement
moins confortables que le plancher de ma maison. J’ai de très beaux draps et, avec une couette en
duvet et quelques bons oreillers de plume, j’aurai l’impression d’être dans un vrai palace. Arrête de
discuter maintenant et va prendre ta douche. Je t’envoie Diego dans une demi-heure. Il faut que tu te
dépêches si tu ne veux pas qu’il voie des choses qu’il n’est pas censé voir. Je t’apporterai à manger
quand il aura fini.
Elle sentit les larmes lui monter dangereusement aux yeux et en chassa une du dos de la main – une
main sale et tremblante.
— Surtout, ne pleure pas devant moi, la prévint-il. Une femme capable de survivre à autant
d’épreuves ne doit pas pleurer. Elle doit garder la tête haute et défier le monde d’oser s’en prendre à
elle.
Grace sourit de ses lèvres tremblantes, mais les tendres reproches de Rio n’avaient réussi qu’à
exacerber sa tristesse.
À sa grande surprise, il l’enlaça doucement. Ses bras forts et musclés enveloppaient complètement
le corps de Grace, et son torse était un solide rempart contre lequel il faisait bon s’appuyer. Il la retint
contre lui, lui caressant le dos pour la réconforter.
— Ça va aller, Grace.
Des mots si simples et pourtant si puissants. Chargés de promesses d’un avenir meilleur et
d’encouragements. Elle ne s’était pas doutée à quel point elle avait eu besoin de ces paroles. Elle
ferma les yeux et posa la tête sous son menton. Puis elle plaça les bras précautionneusement autour de
sa taille et se plaqua contre Rio, appréciant le réconfort qu’elle trouvait avec lui.
— Merci, lui chuchota-t-elle.
Rio lui passa les doigts dans les cheveux avant de s’écarter doucement, tout en continuant à écarter
les mèches qui cachaient le visage de Grace.
— Allez, va te laver. Tu te sentiras tellement mieux après. Je vais te trouver des vêtements pendant
ce temps.
Mais, ce qu’elle souhaitait plus que tout, c’était se lover dans ses bras puissants et goûter la chaleur
et le soulagement que lui procurait la présence de Rio. Elle avait tellement besoin de tendresse,
d’affection, de contacts humains autres que ceux qu’on avait cherché à lui imposer.
Sa sœur lui manquait, et, dans cette chambre, devant cet homme qui l’avait serrée dans ses bras, elle
souffrait encore plus cruellement de leur séparation.
— Tu m’as promis de me parler de Shea, dit-elle, la voix chargée d’émotion. Si j’ai bien compris,
tu la connais, tu l’as vue, tu lui as parlé. Comment va-t-elle ? Est-ce qu’elle est en sécurité ?
Les traits de Rio s’adoucirent et il posa encore une fois la main sur Grace, comme s’il sentait son
besoin d’affection.
— Je te promets que je te raconterai tout une fois qu’on se sera occupés de toi et que tu auras
mangé quelque chose. Mieux encore, on en parlera pendant le repas.
Grace hocha la tête et se dirigea lentement vers la salle de bains. Elle chercha l’interrupteur du bout
des doigts et pénétra dans la pièce, sans prendre le temps de s’extasier devant le magnifique
agencement. Elle voulait par-dessus tout prendre une douche et s’allonger sur un lit. Elle jeta un coup
d’œil à l’immense baignoire mais pensa que ce serait trop long de faire couler un bain.
Elle avança donc vers la grande cabine de douche, s’appuya contre la paroi et monta la température
de l’eau autant qu’elle pouvait le supporter, puis recula et retira ses vêtements en lambeaux.
Elle avait l’air d’un zombie post-apocalyptique.
Elle se cogna les côtes en entrant dans la douche. Elle fit la grimace en sentant un éclair de douleur
la traverser, mais s’obligea à se mettre sous le jet d’eau et à y rester un long moment. Sa poitrine se
soulevait chaque fois qu’elle inspirait profondément.
Puis la douleur s’estompa, et elle entreprit le dur travail de se savonner et de se laver les cheveux.
Ce simple geste lui demanda un tel effort qu’elle en sortit complètement épuisée.
Elle se sécha avec précaution. Elle avait mal absolument partout. Son bras était encore bien faible,
mais elle fut soulagée de constater que l’œdème s’était en grande partie résorbé et que les hématomes
avaient presque entièrement disparu. Elle ne sentait sa blessure que lorsqu’elle étendait ou repliait les
doigts.
Elle enroula ses cheveux dans une serviette et s’enveloppa le corps dans une autre plus grande
avant de retourner à la chambre.
Elle vit des vêtements sur le lit et s’approcha. Elle se figea sur place quand elle s’aperçut qu’elle
n’était pas seule.
Elle tint la serviette encore plus fermement contre elle et se tourna vers Diego, une lueur
d’inquiétude dans le regard.
— Excuse-moi si je t’ai fait peur, lui dit-il aussitôt, doucement, comme s’il essayait de calmer un
animal sauvage. Je pensais que Rio t’avait prévenue que j’allais t’examiner.
— I… il l’a fait, mais…
Grace s’interrompit et serra les lèvres pour essayer de calmer son bégaiement.
— Je ne suis pas habillée, reprit-elle. Il a dit qu’il m’apporterait des vêtements.
— Ce serait plus facile de t’examiner avant que tu t’habilles.
Instinctivement, Grace recula encore d’un pas.
— Ne t’en fais pas, lui dit Diego en levant la main. Je vais aller chercher Rio. Il aurait dû être déjà
là avec ton repas. Je ne voulais pas te faire peur. Il avait prévu d’être là pendant que je t’examine.
Écoute, je vais voir ce qui le retient. Il y a un peignoir dans le placard. Tu peux le passer le temps
qu’on arrange tout ça.
Diego alla ouvrir la porte du placard et revint vers Grace en lui tendant un grand peignoir blanc. Il
le posa à côté des vêtements sur le lit et se retourna pour adresser un sourire rassurant à la jeune
femme, avant de se diriger vers la porte de la chambre.
Grace sentit ses épaules s’affaisser. Puis elle s’empara du peignoir et se cacha dans la salle de bains
avant que quelqu’un d’autre entre dans la chambre tandis qu’elle ne portait qu’une serviette pour
vêtement.

Rio croisa Diego dans le couloir.
— Je pensais que tu allais examiner Grace. lui dit-il en s’arrêtant à sa hauteur.
— Et moi, je pensais que tu serais revenu avant qu’elle sorte de la douche. Je lui ai filé la frousse.
Elle est sortie de la salle de bains avec juste une serviette, parce que tu avais posé les vêtements que tu
avais trouvés pour elle sur le lit. Elle ne s’attendait pas à me voir dans la chambre et, quand je lui ai
dit qu’il valait mieux que je l’examine sans ses vêtements, elle s’est mise à paniquer.
Rio marmonna un juron. Il ne voulait pas effrayer Grace. C’était même la dernière chose qu’il
souhaitait.
Il passa à côté de Diego et entra dans la chambre. La jeune femme ne s’y trouvait pas, et les
vêtements étaient restés sur le lit.
— Je lui ai donné ton peignoir, lui dit Diego, qui était entré à sa suite. Avec juste sa serviette, elle
avait l’air frigorifiée et, surtout, terrorisée. J’ai pensé qu’elle se sentirait moins vulnérable avec le
peignoir et je peux tout à fait l’examiner en découvrant seulement une partie du corps à la fois.
— Tiens, prends ça, dit Rio en tendant le plateau-repas à Diego. Je vais la faire sortir de la salle de
bains. Grace ? fit-il en cognant doucement à la porte. Tu peux sortir maintenant, ma chérie. Je t’ai
apporté à manger. Si tu veux bien laisser Diego t’examiner, on pourra plus vite se débarrasser de lui
et tu pourras te reposer un peu, manger et écouter ce que j’ai à te raconter sur ta sœur.
Avec un regard sombre, Diego articula silencieusement : « Merci, mec. »
La porte s’entrouvrit alors et Rio vit Grace dans l’entrebâillement, les yeux grands ouverts et l’air
craintif.
— Hé, lui dit-il. Tu es prête ? On doit juste s’assurer que tu vas bien et que tu n’as pas besoin
d’autres soins médicaux que ceux qu’on est en mesure de te donner ici. Il va faire vite.
— Je voudrais que tu restes, dit-elle d’une petite voix, à peine plus forte qu’un murmure.
Elle avait l’air si vulnérable que Rio en fut bouleversé. Elle n’en avait peut-être pas conscience
mais elle semblait déjà lui avoir accordé un début de confiance. Elle se sentait en sécurité avec lui, et
c’était une bonne chose.
— Je ne vais pas bouger d’ici, déclara-t-il. Sors de là pour qu’on puisse t’examiner au plus vite
avant que ton repas refroidisse. J’avais de la soupe aux gombos au congélo et je l’ai réchauffée au
micro-ondes. Ça guérit tout, tu verras. C’est un plat parfait pour se remonter le moral.
Il tendit la main devant l’entrebâillement pour qu’elle la voie. Grace ouvrit très lentement la porte
et mit sa main dans celle de Rio.
Elle avait la peau si douce en comparaison de sa grande main rugueuse… On aurait dit du velours.
Rio eut l’impression qu’une décharge électrique lui remontait le long du bras, lui hérissant tous les
poils jusqu’à la nuque. Grace resserra alors les doigts sur sa main.
Elle avait revêtu son peignoir, beaucoup trop ample pour elle, dont les pans traînaient sur le
plancher et les manches lui retombaient pratiquement jusqu’au bout des doigts. À la voir ainsi, encore
humide après sa douche, toute propre et portant un vêtement qui appartenait à Rio, le combattant
sourit. Il aimait la voir dans cette tenue, et il se sentit un peu idiot de réagir ainsi.
Il s’arracha à sa contemplation et guida Grace vers la chambre. Diego posa le plateau-repas sur la
table de chevet et recula, car il ne souhaitait pas incommoder Grace plus qu’elle ne l’était déjà.
Rio la conduisit jusqu’au lit et s’arrêta. Il posa une main sur l’épaule de la jeune femme, puis se
retourna pour la regarder droit dans les yeux.
— Dis-moi comment tu veux qu’on fasse, d’accord ? Je peux sortir de la chambre ou rester, c’est
comme tu préfères. Je peux m’asseoir à côté et ne pas regarder. Je te tiendrai la main. Tu sauras que je
suis là. Je ne veux rien faire qui puisse te gêner.
— Reste à côté de moi. À moins que ça te mette mal à l’aise, bien entendu, s’empressa-t-elle
d’ajouter avant de fermer les yeux. Je suis bête, je suis désolée. Ne vous en faites pas pour moi, il n’y
a pas de souci.
— Grace, débuta Rio en lui relevant le menton du bout des doigts. Tu as été maltraitée par des
brutes pendant longtemps. Je m’inquiéterais vraiment beaucoup si tu n’en avais gardé aucune
séquelle. Tu n’es pas bête.
La jeune femme prit une profonde inspiration et lança un regard nerveux à Rio. Puis ses épaules
s’affaissèrent, et elle commença à dénouer le peignoir.
— Allons-y, qu’on en finisse au plus vite.
Alors Diego s’approcha d’elle et l’arrêta d’un geste.
— Va à côté du lit, enlève le peignoir, puis allonge-toi et recouvre-toi du peignoir. Rio et moi, on
va se retourner pendant ce temps. Je te découvrirai un tout petit peu à la fois, au fur et à mesure de
mon examen. T’es d’accord ?
— D’accord, lui répondit-elle avec un sourire timide.
Rio se retourna comme promis, pendant que Grace se dirigeait vers le lit. Ils l’entendirent
s’allonger peu après.
— Vous pouvez vous retourner, leur dit-elle ensuite doucement.
Rio et Diego firent demi-tour. Sans perdre de temps à regarder Grace, Diego s’approcha
rapidement du lit avec une attitude très professionnelle. Immobile, Rio admira un moment cette jeune
femme recouverte de son peignoir. Il ne voyait que ses pieds et ses chevilles.
Elle avait l’air… effrayée et nerveuse. Il aurait tellement voulu pouvoir la réconforter. Il s’installa
de l’autre côté du lit, tapota les oreillers derrière lui pour bien s’y caler et s’assit à côté de la jeune
femme. Il lui prit la main et la serra.
Elle lui sourit, et il sentit sa poitrine se serrer et sa gorge se nouer.
Pendant ce temps, Diego, de l’autre côté, examina le bras blessé de Grace, le releva et lui demanda
de plier les doigts et de les redresser, puis il passa au poignet et au coude. Elle fit tout ce qu’il lui
demandait sans une seule plainte, mais Rio détecta une petite grimace quand elle referma le poing.
Diego reposa doucement son bras sur le lit et écarta un tout petit peu le peignoir pour lui examiner
les côtes. Il les lui tapota doucement des doigts puis passa à son ventre, s’arrêtant le temps de lui
demander si elle avait mal.
— Tu t’es fait mal en tombant ? s’enquit Diego. Ou avant ta fuite ?
— C’est difficile à expliquer, lui répondit-elle.
— Vas-y, on a tout le temps.
La jeune femme se tourna alors vers Rio et il lui serra la main encore une fois, pour lui montrer
que tout allait bien. Le regard rivé au plafond, Grace prit une profonde inspiration et entama son
explication :
— J’étais déjà malade avant de tomber. Malade ou blessée, peu importe le mot. Tout ça parce que
j’ai guéri trop de personnes en trop peu de temps. On ne me laissait jamais de pause. On me présentait
des malades les uns à la suite des autres. C’était une véritable procession de souffrance et de folie.
J’étais tellement affaiblie que j’étais persuadée que ma dernière heure était venue.
» En tombant, je me suis fait des blessures… normales. Mais ça ne veut pas dire que mes autres
blessures n’étaient pas vraies. Elles étaient différentes, c’est tout, parce qu’elles m’étaient arrivées
indirectement. Je les avais absorbées d’une autre personne. Pour répondre à ta question, les blessures
que j’ai subies dans ma chute étaient à un stade de guérison moins avancé, tandis que les autres
avaient déjà commencé à guérir. Enfin, dans la mesure du possible, étant donné les circonstances.
Rio et Diego échangèrent un regard. Grace leur avait donné une explication toute simple, mais sa
voix trahissait clairement son désespoir et ses angoisses. Elle avait énormément souffert. Ses
souffrances physiques finiraient par guérir, mais la douleur morale risquait de l’avoir marquée à
jamais.
— Très bien, Grace. J’ai presque fini. Mais il faut que tu me dises où tu t’es blessée dans ta chute.
Tu n’étais pas très cohérente, tout à l’heure. Tu as parlé de tes côtes et de ton bras, mais ta tête ? Est-ce
que tu as mal ailleurs ?
Grace réfléchit, plissant la bouche et le front. Puis elle secoua lentement la tête.
— Comment tu te sens, maintenant ? Tu as l’impression de commencer à guérir ? Est-ce que le
processus est plus lent que d’habitude ?
— Plus lent, oui. J’ai plus mal aussi. Je me sens terriblement… fragile. Comme si j’étais cassée, en
quelque sorte, chuchota-t-elle.
Rio passa alors un bras autour des épaules de la jeune femme puis se pencha vers elle. Grace posa
immédiatement la tête dans le creux de son cou.
Merde, quelque chose en elle était réellement cassé. Quelque chose dans son corps et dans son
esprit. Il avait du mal à comprendre comment elle pouvait s’accrocher autant à la vie, avec toute cette
détermination. À en croire ce que Rio saisissait des sentiments de Grace, c’était comme si elle ne
savait pas comment baisser les bras. Même quand elle avait l’air d’accepter que son heure était venue,
elle continuait de s’obstiner à avancer avec une force surhumaine, quand n’importe qui d’autre aurait
déjà renoncé.
— Je dirais que tu te portes admirablement bien pour une personne qui s’est sans doute cassé une
côte et percé un poumon, déclara Diego en la recouvrant du peignoir. J’ai entendu des bruits étranges
sortir d’un de tes poumons un peu plus tôt, mais tout semble maintenant à peu près normal. Ton bras
bouge bien et je n’arrive plus à distinguer l’endroit exact de la fracture. C’est assez extraordinaire.
— Je ne sais juste pas mourir, répondit-elle faiblement.
Rio prit un air soucieux et Diego l’imita.
— Je préfère qu’on ne parle pas de mort et qu’on se concentre plutôt sur ce qu’il faut faire pour
t’aider à guérir, déclara Rio. On pourrait commencer par manger. Qu’en dis-tu, Diego ? Tu as
terminé ?
Son ami lui répondit par un hochement de tête et se dirigea vers la porte.
— Diego ? le rappela Grace.
Il s’arrêta et se retourna.
— Merci, dit-elle.
— Tout le plaisir est pour moi, lui répondit-il avec un sourire. Tu es une femme extraordinaire,
Grace. Je ne comprendrai jamais où tu as trouvé la force de sortir de cette montagne dans l’état où tu
étais. Tu mérites toute mon admiration pour ce véritable exploit.
Le compliment fit rosir les joues de Grace. Elle esquissa même un sourire en regardant Diego
sortir de la pièce.
— Je vais me retourner pendant que tu t’habilles, puis je t’aiderai à manger, dit Rio. Tu peux enfiler
le survêtement et le tee-shirt que je t’ai préparés et revenir t’installer au lit. Je vais remonter les
oreillers pour que tu puisses t’asseoir et manger directement sur le plateau.
— Tu me parleras de Shea ? lui demanda Grace pendant qu’elle se redressait sur le lit tout en
retenant le peignoir contre son corps.
— Oui, bien sûr, lui répondit Rio en hochant la tête.
Chapitre 14

Grace s’empressa de s’habiller. Se trouver nue dans la chambre de Rio la mettait mal à l’aise. Cela
dit, elle ne pensait pas que sa proximité puisse exciter le combattant, et elle ne craignait pas qu’il ne
puisse pas résister à ses charmes. Son corps portait les marques des souffrances endurées depuis un
an et plus particulièrement au cours des derniers mois, et elle le savait.
Elle comprit, en enfilant le survêtement beaucoup trop grand pour elle, qu’elle s’inquiétait de son
apparence uniquement parce que Rio était là, et que ce n’était pas le cas avec les autres hommes. Avec
personne d’autre que lui, en fait.
Elle fut gênée par ces pensées. La manière dont cet homme la regardait aurait dû être le cadet de
ses soucis.
— Tu as terminé ?
Avec un sursaut, Grace se rendit compte qu’elle était restée plantée là une éternité, à serrer des deux
mains le bas de son tee-shirt.
— C’est bon, j’ai fini, répondit-elle en grimpant à toute vitesse sur le lit.
Rio se retourna, et elle eut du mal à rencontrer son regard tellement elle se sentait idiote. Elle était
une adulte après tout. Alors pourquoi se comportait-elle comme une petite abrutie sans cervelle ? Elle
était plus qu’embarrassée. Elle s’en voulait d’avoir donné libre cours à sa féminité, ne serait-ce qu’un
court instant.
Si elle sortait vivante de cette aventure, elle s’offrirait une journée complète dans un salon de
beauté, avec pédicure et manucure. Histoire de se gâter un peu et de se sentir à nouveau femme. Alors,
elle réussirait peut-être à se trouver un sosie de Rio aussi canon que lui, sur qui fantasmer à loisir.
En attendant, elle devait essayer de survivre si elle voulait rester de ce monde suffisamment
longtemps pour choisir une couleur de vernis pour ses orteils.
Rio l’aida à s’installer, le dos calé dans des oreillers à la tête du lit. Il plaça ensuite un autre oreiller
sur ses genoux et y posa le plateau qui attendait sur la table de chevet. Les effluves de la soupe aux
gombos parvinrent alors aux narines de Grace.
Son estomac se mit à crier famine comme si un grand coup de poing venait de le réveiller : il se
démena et hurla. La sueur perla à son front et elle fut prise de vilaines crampes. Ses mains tremblaient
quand elle tendit la main pour s’emparer de la cuillère.
Rio l’arrêta, défit un à un ses doigts qui tenaient fermement la cuillère, la lui prit et remua la soupe.
Du bout des lèvres, il vérifia que celle-ci n’était pas trop chaude.
Puis il porta la cuillère à la bouche de Grace.
Trop étonnée pour protester, elle sentit le liquide chaud couler dans sa bouche. La soupe avait un
goût de paradis. Une douce chaleur l’envahit de sa bouche à son estomac.
— Non, Rio, protesta-t-elle, ayant retrouvé la parole quand il voulut continuer. Ça me gêne trop
que tu me donnes la becquée. Je me sens ridicule.
— Tes mains tremblent tellement que cela m’étonnerait beaucoup que tu réussisses à avaler cette
soupe. Tu risques d’en renverser partout, sur toi et dans le lit. Arrête de rouspéter et mange, ajouta-t-il
doucement.
Rio remonta la cuillère à hauteur de la bouche de Grace, pour bien lui montrer qu’il avait
l’intention de lui donner à manger. Elle se laissa faire et se délecta de cette nouvelle gorgée
savoureuse.
Puis il changea de position et s’installa en face de Grace plutôt qu’à côté d’elle.
— Tu dois boire beaucoup, dit-il sur un ton bourru. Tu es déshydratée et je ne voudrais pas que tu
aies encore des crampes.
Grace obtempéra sans un mot, tendit la main vers une des bouteilles d’eau ouvertes sur le plateau et
but plusieurs gorgées d’eau. Elle semblait même avoir du mal à s’arrêter. Elle mourait de soif. Elle
n’avait jamais rien bu d’aussi bon.
Rio l’arrêta doucement de la main, et elle reposa la bouteille à côté d’elle.
— Attention, tu ne dois pas trop boire d’un coup, tu vas te rendre malade, lui dit-il. Il faut que tu
manges un peu aussi.
Il continua à lui donner à manger lentement, une cuillère à la fois. De son autre main, il couvrait
celle de Grace et lui caressait les doigts de son pouce. Ce léger contact suffisait à la réconforter et
l’aidait à se détendre. Elle sentit même les muscles de son cou, noués par une horrible tension,
commencer à se décontracter.
— C’est bon ?
— Sublime, lui répondit-elle. Je crois que je n’ai jamais mangé quelque chose d’aussi bon.
— Tu me diras quand tu commenceras à te sentir rassasiée ou si tu te sens malade. Il ne faut surtout
pas aller trop vite.
Elle n’avait déjà plus faim, mais elle voulait encore avaler quelques cuillerées. Elle ne pouvait pas
s’en empêcher, parce que c’était tout simplement trop bon. Enfin, elle se laissa aller dans ses oreillers
en soupirant, repue.
— C’est bon, j’ai assez mangé.
Rio se releva prestement puis attrapa le plateau. Il sortit de la chambre sans un mot, et Grace se
retrouva seule dans la pièce silencieuse. Elle tendit l’oreille pour détecter les bruits de la maison, les
voix des autres hommes, mais elle n’entendit absolument rien.
Ils étaient sans doute allés se coucher. Elle se sentit coupable en repensant à tout ce qu’ils avaient
sacrifié pour la conduire ici, en sécurité. Qui étaient réellement ces hommes ? Elle avait tellement de
questions à poser, plus que ne pouvait en traiter son cerveau fatigué.
Elle releva la tête quand Rio revint dans la chambre.
— Je t’avais dit, déclara-t-il après une brève hésitation, qu’on allait parler et je n’ai pas oublié.
J’aimerais d’abord prendre une douche, si tu veux bien. Donne-moi cinq minutes. Tu te crois capable
de tenir sans t’endormir ?
La culpabilité envahit à nouveau Grace. Cet homme l’avait fait passer avant tout le reste, avant son
propre confort. Il portait encore les mêmes vêtements que lors de leur rencontre.
— Vas-y, chuchota-t-elle. Prends ton temps. Je vais t’attendre. C’est important pour moi de savoir
ce qui est arrivé à Shea et comment elle va.
— D’accord, fit Rio. Attends-moi, j’en ai pour cinq minutes.
Il alla d’abord à sa commode, en sortit des vêtements propres et disparut dans la salle de bains.
Grace entendait la douche à travers la porte fermée. Elle s’enfonça dans le lit et espéra qu’elle ne
s’était pas trompée quand elle lui avait dit qu’elle pourrait l’attendre.

Rio émergea de la salle de bains exactement quatre minutes plus tard, en se séchant les cheveux
avec une serviette. Il n’avait pas voulu prendre trop de temps parce que Grace semblait prête à
s’endormir d’une minute à l’autre.
Il sourit quand il posa son regard sur le lit et la vit assoupie. Sa tête avait roulé en bas de la pile
d’oreillers contre lesquels elle s’était appuyée pour manger.
Rio jeta sa serviette et s’approcha du lit sans faire de bruit. Il s’assit tout au bord et secoua la jeune
femme doucement pour la réveiller.
— Grace, murmura-t-il, réveille-toi, ma chérie. Juste le temps de t’installer confortablement sous
la couverture, d’accord ?
Elle ouvrit immédiatement les yeux, le souffle coupé par la surprise. Rio, qui avait posé la main sur
son poignet, sentit son pouls s’accélérer brutalement.
— Désolé, je ne voulais pas te faire peur.
Grace se redressa, se calant le dos dans les oreillers.
— Non, ça va. Je ne voulais pas m’endormir.
— Il vaudrait mieux que tu te reposes un peu. Tu es vidée.
— Tu avais dit qu’on pourrait parler un peu ! s’exclama-t-elle, les traits défaits.
— Oui, bien sûr, lui répondit-il doucement. Je vais le faire, ne t’inquiète pas. Mais peut-être pas ce
soir. Tu es épuisée, Grace. Je me demande même comment tu fais pour rester consciente. N’importe
quelle autre personne normalement constituée serait presque dans le coma à l’heure qu’il est.
— Ça va, insista-t-elle, têtue, en serrant les lèvres. J’ai besoin de savoir comment va ma sœur. Je
dormirai dès que nous aurons parlé.
— Très bien. À condition que tu commences par te mettre à l’aise.
Il tendit la main pour l’aider à se lever puis il replia les couvertures, replaça les oreillers et lui fit
signe de se recoucher. Une fois Grace installée, Rio s’assit au pied du lit, sur les couvertures, pour
pouvoir la regarder bien en face.
— Comment est-ce que tu as connu ma sœur ? lui demanda-t-elle avant même qu’il ait le temps
d’ouvrir la bouche.
— Elle a aidé un soldat américain retenu en otage à s’évader, il y a quelques mois.
— Oui, je sais, dit Grace en hochant la tête. J’étais présente quand la situation s’est aggravée.
J’avais peur que Shea souffre. Elle s’affaiblit quand elle communique trop longtemps par télépathie.
En plus, elle absorbait toutes les souffrances de ce soldat.
— Shea jure qu’elle n’est pas comme toi. Elle dit qu’elle ne peut soulager les souffrances que
temporairement, qu’elle ne peut pas les guérir.
— C’est vrai, expliqua doucement Grace. Il y a des différences entre nous, mais aussi quelques
similitudes. Shea ne contrôle pas son pouvoir et ça l’a toujours énervée. Elle ne sait jamais d’avance
avec qui elle va établir le contact. Ni qui elle entendra, ou qui l’entendra.
— Et toi ? Tu arrives à contrôler tes communications télépathiques ?
Grace baissa les yeux sur ses mains. Rio mourait d’envie de la toucher. De l’attirer dans ses bras et
de l’y serrer jusqu’à ce qu’elle se sache en sécurité.
— J’y arrivais. Je ne suis pas sûre d’en être encore capable. C’est vraiment le chaos dans ma tête. Je
ne sais pas comment tout ce qu’ils m’ont fait subir va m’affecter à long terme. J’ai coupé mon lien
avec Shea pour la protéger et, quand j’ai essayé de rétablir le contact, ça n’a pas marché. J’ai
l’impression que c’est devenu plus aléatoire. J’entendais très bien cet homme dans la montagne. Il
était tellement en colère que je sentais sa présence autant que je captais ses pensées. Mais maintenant,
il n’y a plus que du silence autour de moi. Je savais me servir de mon don mieux que Shea, mais je
n’ai plus le même contrôle qu’avant. Je ne le retrouverai peut-être jamais.
La tristesse se peignit sur son visage, et Rio sentit sa poitrine se serrer. La voix de Grace trahissait
son épuisement et un immense désespoir.
— Ce soldat que Shea a sauvé, tu le connais ?
— Oui, fit Rio en hochant la tête. Je travaille avec ses frères. Ce sont tous d’anciens militaires. Ils
ont monté une boîte d’opérations spéciales qui fait des boulots dangereux que personne d’autre ne
peut ou ne veut faire. On a parfois des contrats avec le gouvernement, histoire d’exécuter des
missions militaires dont l’Oncle Sam ne peut pas se charger officiellement. On bosse également pour
le secteur privé, dans la récupération d’otages ou de victimes de kidnapping, dans la protection
rapprochée, bref, tout ce qui nécessite du muscle et de la discrétion.
Grace ouvrit grands les yeux. Elle se tordait nerveusement les mains, et Rio voyait bien que son
malaise atteignait des records. Inutile d’être un génie ou de lire dans les pensées pour deviner ce qui
se passait dans sa tête.
— Grace, écoute-moi. Il se peut fort bien que les mecs qui sont après toi travaillent pour le
gouvernement, et on pourrait en déduire qu’on travaille tous pour la même cause. Mais plusieurs
organisations évoluent dans l’ombre, elles ont leurs propres objectifs et des chefs bien différents.
Nous, on n’est pas des agents du gouvernement, on ne lui appartient pas. On passe des contrats avec
l’Oncle Sam pour des missions très précises. On ne s’attaque jamais à d’honnêtes citoyens.
— Où est Shea en ce moment ? demanda-t-elle, nerveuse.
— J’imagine qu’elle est quelque part avec Nathan, lui répondit-il en souriant, et qu’il veille sur sa
sécurité. Elle ne pourrait pas être entre de meilleures mains. Il est très amoureux d’elle. Ils ont vécu
un enfer ensemble et ils ont réussi à en sortir.
— Elle va bien ?
— Oui, elle est sécurité avec Nathan et le reste du KGI.
— Le KGI ? C’est le nom de votre… organisation ?
Rio hocha la tête encore une fois.
— Est-ce que tu sais qui nous cherche, Shea et moi ?
— C’est là tout le problème, dit Rio en serrant les lèvres. Je me demande s’il n’y a pas deux
organisations différentes en cause. J’ai regardé la vidéo de surveillance du moment où l’on te voyait
chez tes parents. Shea l’a vue aussi. Elle était partie à ta recherche, avec Nathan. C’est à ce moment-là
que je l’ai rencontrée et que je lui ai promis de te ramener à la maison.
Grace ferma les paupières et posa la tête sur la paume de sa main.
— Comment peut-on vivre quand des gens vous pourchassent sans relâche pour vous détruire ou
vous asservir à leurs propres fins ?
Quand elle rouvrit les yeux, Rio fut consterné de les voir pleins de larmes. Bordel de merde. Il
serait vraiment foutu si elle se mettait à pleurer.
— Qu’est-ce qui s’est passé après ta visite chez tes parents ? lui demanda-t-il, dans l’espoir de lui
changer les idées. C’est là qu’ils t’ont attrapée ? Ou tu as réussi à t’échapper ?
— Shea avait raison, répondit Grace en soupirant. C’était sans doute idiot de ma part d’essayer de
trouver des réponses. Mais la vie que nous étions obligées de vivre me rendait folle. Ce n’était pas
vraiment une vie ! Ma sœur et moi, nous avons passé une année entière à fuir nos poursuivants. On ne
se voyait jamais. On avait toujours peur d’être rattrapées par les assassins de nos parents. On avait
peur de notre ombre. On ne faisait confiance à personne. Il suffisait qu’on m’adresse un sourire pour
que je me méfie et que je file le plus vite possible. Je me figeais dès qu’on me saluait. Si on me
regardait trop longtemps, j’étais persuadée qu’on me suivait. Non, ce n’était pas une vie. Ma sœur me
manquait, et je voulais qu’on ait des existences normales, elle et moi. Alors je suis partie à la
recherche de réponses. J’ai trouvé le journal intime de ma mère… ou plutôt de la personne que je
croyais être ma mère, poursuivit-elle avec une certaine amertume.
» C’était une scientifique et c’est elle qui nous a créées, Shea et moi, dans un laboratoire. Puis elle a
eu pitié de nous et nous a enlevées pour nous élever comme ses propres enfants.
— Shea nous l’a raconté, dit Rio avec douceur. Elle a retrouvé le journal que tu as laissé tomber
dans la galerie en t’enfuyant.
— Alors, elle connaît aussi la vérité ? murmura tristement Grace.
Rio fit « oui » de la tête.
— Qu’est-ce qui s’est passé quand tu es partie ? Tu as réussi à t’échapper ?
— Oui, cette fois-là. Mais ils étaient littéralement sur mes talons, et j’ai paniqué. Je n’ai pas pu
camoufler mes traces aussi bien que j’aurais dû le faire. Ils m’ont kidnappée quelques semaines plus
tard. Je ne sais même pas où j’étais. Ils me droguaient presque tout le temps… Jusqu’à ce qu’ils
m’amènent des sujets malades pour que je les guérisse. Ils avaient besoin que je sois consciente et
surtout capable d’obéir à leurs ordres.
Rio se sentit pris de nausée. Il ne pouvait qu’imaginer ce qu’ils l’avaient obligée à faire, à vivre.
Elle risquait de ne jamais réussir à se remettre complètement de cette épreuve. Ces salauds n’avaient
aucune idée de la nature exacte de son précieux don. Ils étaient trop occupés à essayer de l’exploiter
sans réfléchir aux conséquences de leurs actes.
— Tu as dit qu’il y avait peut-être plus d’un groupe à ma recherche ? s’informa Grace.
— Je ne suis pas sûr, déclara Rio en hochant la tête. Mais c’est possible, d’après ce que je sais.
— Le jour de mon évasion, il y a eu une explosion dans les locaux où j’étais emprisonnée. Et un
échange de tirs, je me souviens. C’était le chaos. La cellule où j’étais enfermée a été démolie et j’ai
réussi à me frayer un chemin dans les décombres et à prendre la fuite. Beaucoup de chercheurs sont
morts, mais pas à cause des explosions, je crois. Il y avait du sang partout, comme s’ils avaient été
abattus sauvagement.
Grace s’interrompit alors et passa une main dans ses cheveux. Elle ferma les yeux et vacilla.
Inquiet, Rio avança la main pour la retenir mais Grace s’esquiva.
— Laisse-moi juste une minute. Une sorte de souvenir me revient de ce jour-là. J’ai capté les
pensées d’un homme qui n’était pas très loin de moi. J’avais froid, je me rappelle, et j’étais terrorisée
par cet homme. Je le sentais déterminé à me trouver et à détruire tous ceux qui me connaissaient.
Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda-t-elle en se tournant vers Rio. Pourquoi voulait-il faire ça ?
Rio soupira bruyamment.
— Titan, déclara-t-il.
— Titan ? répéta Grace.
Ils venaient d’arriver au moment que Rio redoutait le plus. Il ne voulait pas effrayer ni horrifier la
jeune femme. Mais il devait être honnête envers elle parce que s’il lui cachait la vérité, il ne ferait
qu’empirer la situation. Il ne voulait surtout pas lui donner l’impression de la trahir et la voir
déguerpir.
Incapable de rester plus longtemps assis sans bouger, il s’écarta du lit et se mit à faire les cent pas.
— Titan est une organisation ultrasecrète spécialisée dans les opérations militaires clandestines.
Elle n’a pas d’existence officielle. On s’adresse à Titan en dernier recours. Pour faire le ménage
quand il n’y a pas d’autre possibilité.
— Comment ça se fait que tu connaisses aussi bien cette organisation ? demanda-elle, l’air
perplexe.
— Parce que j’en ai fait partie.
Pendant un moment, Grace demeura parfaitement immobile, comme si elle n’avait pas vraiment
assimilé ce qu’il venait de lui dire. Une lueur d’inquiétude traversa son regard et elle recula pour se
blottir dans les oreillers. Mais elle ne paniqua pas, ce qui fut tout à son honneur.
— Tu as parlé au passé, dit-elle calmement. Tu ne travailles plus pour eux ? Pourquoi ?
Il cessa de marcher et se tourna vers elle. Elle lui avait posé la question en toute simplicité, sans
porter de jugement sur lui. Décidément, il avait de plus en plus d’admiration pour elle. Elle était forte.
Elle ne craquait pas sous la pression, elle ne s’effondrait pas au beau milieu d’une crise. Il ne pensait
pas avoir jamais rencontré une femme comme elle, même s’il connaissait bien toutes les Kelly, des
personnes remarquables. Des survivantes. Des battantes. Plus courageuses que bien des hommes.
Grace avait quelque chose de plus, qui donnait envie à Rio de prendre le temps de la connaître.
— J’ai décidé, commença-t-il en s’asseyant de nouveau sur le lit, que je n’étais pas fait pour la
loyauté sans faille et inconditionnelle.
Elle inclina la tête sur le côté pour mieux le regarder.
— Certains diraient que ce n’est pas un mauvais trait de caractère…
— Croire aveuglément ce qu’on vous dit n’est jamais une bonne chose. Faire partie d’une unité de
robots, formés pour obéir aux ordres sans aucune conscience, sans poser de questions… je n’y
arrivais plus. Mes années chez Titan ont abîmé mon âme. J’espère simplement qu’elle n’a pas été
totalement détruite.
— À ce point-là ? lui demanda-t-elle avec douceur.
— Ce n’était pas tout le temps négatif, répondit-il en passant une main dans ses cheveux encore
humides. Tout dépend du point de vue. Il y a toujours des bons et des mauvais côtés à tout, question de
perspective. Est-ce que j’ai des regrets ? Ouais. Mais j’ai aussi fait certaines choses dont je suis fier.
Enfin, il était temps que je parte si je ne voulais pas risquer de perdre complètement mon âme.
— C’est mieux avec le KGI ?
— C’est différent. On a le choix d’accepter ou non une mission. On choisit son camp. Les Kelly…
sont honnêtes. Droits. Intègres. Ils ont des principes. C’est pour cela que je travaille pour eux, avec
mon équipe.
Grace sembla soulagée.
— Shea est entre de bonnes mains, Grace. Nathan l’aime énormément. Il la protégera de toutes ses
forces.
La jeune femme poussa un soupir chargé de mélancolie.
— Je suis heureuse de savoir qu’elle a trouvé le bonheur et qu’elle est en sécurité. C’est ce que j’ai
toujours souhaité pour elle et pour moi : une vie normale.
Rio tendit la main par-dessus la couette et s’empara des doigts de Grace.
— Tu y arriveras aussi. Le KGI ne va pas vous laisser tomber.
— Merci. Je ne sais pas ce que j’aurais fait si tu ne m’avais pas trouvée. Je…, commença-t-elle à
dire avant de s’interrompre, de fermer les yeux et de baisser la tête. J’étais prête à mourir. Je le
voulais, même, je crois. J’étais épuisée. Je ne peux même pas t’expliquer ce que je ressentais.
Rio passa une main dans les cheveux de Grace, laissant les mèches humides retomber sur ses
doigts.
— Il n’y a aucune honte à reconnaître que tu étais au bout du rouleau. On a tous connu ça.
Elle leva la tête et leurs regards se croisèrent.
— Ça t’est déjà arrivé, à toi ?
Rio déglutit parce que la perte de Rosalina était une plaie vive. Il n’avait pas réussi à protéger
comme il aurait dû sa sœur, tout ce qui lui restait de sa famille. C’était en grande partie à cause d’elle
s’il avait décidé de quitter Titan.
— J’ai perdu ma petite sœur. Elle était enceinte. Son amant, le père du bébé, l’a battue à mort. Parce
qu’elle avait parlé à un autre homme.
— Je suis tellement désolée, s’exclama Grace, le visage déformé par le chagrin. Qu’est-ce qu’il
s’est passé ? Il a été puni ?
— Il est mort, déclara sèchement Rio.
Grace écarquilla les yeux de surprise. Elle le dévisagea comme si elle savait, comme si elle voulait
lui poser la question, mais hésitait à le faire.
Il lui épargna cette décision. Elle devait savoir à quel genre d’homme elle avait confié sa sécurité.
Elle devait connaître les faits.
— Je l’ai retrouvé et je l’ai tué.
— Bravo, répliqua Grace avec férocité. J’espère qu’il n’est pas mort trop vite.
Rio cligna des yeux d’étonnement, puis éclata de rire. Avec son regard méchant et son nez
retroussé, Grace était juste trop… mignonne
— Il n’est pas mort sur le coup.
— Un homme qui maltraite des êtres plus faibles et sans défense mérite de se faire arracher les
couilles.
— Tout à fait, déclara Rio en souriant. Je vais t’épargner les détails, mais sache que je lui ai rendu
la monnaie de sa pièce.
Il se sentait beaucoup mieux, plus léger que d’habitude quand il parlait de sa sœur. Grace avait l’air
prête à se lancer aux trousses de ce salaud et à le buter une nouvelle fois. Il trouvait cette pugnacité
très attirante chez une femme.
— Tant mieux, fit-elle en se frottant les bras comme si elle avait soudainement froid. C’est horrible
de ne pas pouvoir se défendre. C’est la pire sensation au monde.
— Tu es en sécurité maintenant, Grace. Je suis là pour toi.
Grace serra la main de Rio, mêlant étroitement ses doigts à ceux du combattant.
— Ils m’ont pris quelque chose, Rio. Quelque chose que je risque de ne jamais retrouver. Je leur en
veux à mort.
Il s’approcha encore de la jeune femme, amenant la main de Grace sur sa propre cuisse.
— Qu’est-ce qu’ils t’ont pris ?
— Ma sœur, répondit-elle, pendant que l’angoisse déformait ses traits. C’est à cause d’eux si nous
avons été obligées de couper le lien qui nous unissait. Je n’ai compris qu’après l’avoir perdu à quel
point il était important pour moi. J’ai horreur de ce silence. Je me sens si… seule.
Rio l’attira doucement dans ses bras et serra sa tête contre son torse.
— Ça reviendra, tu verras. Je peux t’apprendre quelques exercices mentaux qui devraient t’aider.
Tu as vécu l’enfer, Grace. Tu ne peux pas t’attendre à en sortir indemne. Donne-toi le temps de guérir,
pas seulement physiquement, mais mentalement aussi. Mentalement surtout. Ton corps va se soigner
tout seul mais ton esprit a pris des coups, lui aussi. Je suppose qu’il s’est refermé pour te protéger. Il
s’est mis en mode survie, comme toi.
— Je me remets à espérer avec toi, chuchota-t-elle contre son torse. Je vis dans le désespoir depuis
si longtemps… mais tu m’aides à me rappeler ce que c’est que de croire en quelque chose et d’avoir
confiance.
Rio maintint son étreinte un instant encore avant de s’écarter.
— On a assez parlé pour ce soir, je pense. Tu auras sans doute encore plein de questions à me
poser quand tu ne seras plus aussi exténuée. Tu as besoin de dormir, de récupérer. Je reste là. On
pourra continuer à parler demain.
Grace hocha la tête et Rio la borda pour la nuit. Puis il retira de sa penderie plusieurs couvertures
ainsi que des oreillers pour se fabriquer un lit de fortune.
— Oui, murmura-t-elle.
Elle s’était déjà pelotonnée dans les oreillers et, couchée sur le flanc, elle le regardait. Elle avait
l’air fatiguée, complètement épuisée. Comme si elle revenait de l’enfer. Mais, pour Rio, c’était la plus
belle femme du monde. Sans doute parce qu’elle lui avait ouvert son cœur, et qu’il avait vu sa force
d’âme, sa détermination.
Même s’ils ne se connaissaient que depuis quelques jours, rencontrer Grace avait déjà changé sa
vie. Jamais il ne l’oublierait, il en était persuadé.
Il tendit la main vers l’interrupteur et la chambre fut plongée dans l’obscurité. Puis il s’enfonça
sous ses couvertures et ferma les yeux. Ses muscles protestèrent et il se sentit envahi par une immense
fatigue.
Il s’était presque endormi quand il entendit le doux murmure de la voix de Grace :
— Rio ?
Il ouvrit les yeux et se retourna à moitié vers elle pour mieux l’entendre.
— Tu dors ? dit-elle très doucement, d’une voix à peine audible.
— Ouais. Ça va ?
Puis le silence s’installa entre eux.
— Grace ?
— Est-ce que tu…, commença-t-elle, avant de s’interrompre comme si elle hésitait à lui poser sa
question. Est-ce que tu veux bien dormir avec moi ? Dans le même lit, je veux dire. Je me sens plus
en… sécurité… quand tu es à côté de moi.
Rio sentit d’étranges sentiments lui agiter le cœur. L’hésitation, la peur de Grace le bouleversaient.
Merde, il serait capable de déplacer des montagnes pour elle.
Il se releva prestement et alluma la lampe. Elle cligna des yeux et lui adressa un regard chargé
d’anxiété.
Il rabattit les couvertures, se faufila dans le lit, tendit la main et éteignit. Ils se retrouvèrent à
nouveau dans l’obscurité. Il se tourna ensuite vers Grace, mais c’était à peine s’il pouvait distinguer
ses traits.
Ils restèrent ainsi allongés en silence, tellement immobiles qu’il l’entendait tout juste respirer. Mais
il la sentait crispée, incapable de se détendre et de s’endormir.
— Viens là, dit-il doucement.
Il leva le bras et elle se lova immédiatement contre lui. La chaleur de son corps contre le sien, cette
peau contre son torse, ces jambes qui se mêlaient aux siennes, donnèrent à Rio une sorte de choc
électrique.
Sans bouger, il attendit de voir si elle allait réagir, si se coller ainsi contre lui la mettrait mal à
l’aise. Mais, à sa grande surprise, elle se rapprocha encore davantage de lui et poussa une sorte de
petit soupir de satisfaction avant de se détendre complètement.
— C’est mieux comme ça ? chuchota Rio.
Elle hocha la tête contre son torse, juste sous son menton.
Longtemps, il resta immobile, sans trop savoir ce qu’il devait faire. Puis il enlaça Grace pour la
maintenir fermement contre lui. Elle ne bougea même pas. Elle s’était déjà endormie.
Il se détendit, laissant sa tête, comme celle de Grace, reposer complètement sur les oreillers. Elle
semblait si petite et si fragile qu’il ne put s’empêcher de penser à quel point elle était vulnérable, et
pourtant, qu’elle possédait une force intérieure hors du commun.
Il baissa la tête jusqu’à ce que ses lèvres effleurent les cheveux de Grace.
— Bonne, nuit, Grace, dit-il dans un murmure.
Chapitre 15

Grace se réveilla avec une vilaine migraine. Elle ouvrit les yeux avec peine, en plissant le front.
Elle resta immobile un moment, pour évaluer ses blessures et son état général. Puis elle leva le bras et
examina l’endroit de la fracture. Elle plia les doigts et les redressa, mais tout semblait fonctionner
normalement, à part une légère raideur.
Ses rêves lui avaient montré des images disparates, mélanges de réalité et de peurs. Elle avait fait
plusieurs tentatives pour contacter sa sœur. Mais, pour le moment, elle espérait sincèrement que
celles-ci étaient demeurées vaines. Sans quoi, Shea aurait eu terriblement peur pour Grace, et c’était
bien là la dernière chose que la jeune femme souhaitait. Surtout maintenant que Rio lui avait dit que
Shea était heureuse.
Et amoureuse.
En plus d’être en sécurité.
Une pointe de jalousie envahit Grace, mais elle se sentit tout de suite coupable d’avoir envié sa
sœur, ne serait-ce qu’un instant.
Elle se redressa et constata que Rio avait quitté le lit, depuis longtemps sans doute. Les rayons du
soleil pénétraient dans la pièce par une petite fenêtre située près du plafond. De manière assez étrange,
toutes les fenêtres de la maison étaient disposées à cette hauteur et n’offraient aucune vue sur
l’extérieur. Elles étaient également trop petites pour qu’on puisse y passer. Elle se demanda si Rio
avait réfléchi à la façon dont il sortirait de sa maison en cas d’incendie.
Elle secoua la tête. Elle ne croyait pas que ce genre de détail aurait pu échapper à la vigilance de cet
homme. Il semblait trop organisé et trop prudent pour ne pas avoir pensé à quelque chose d’aussi
simple.
Elle se déplaça lentement, même si elle se sentait mieux, moins brisée. Elle préférait cependant ne
rien tenir pour acquis. Elle voulait vraiment retrouver la forme. Il le fallait, et pas seulement sur le
plan physique. Ce besoin transcendait les simples désirs de la femme qu’elle avait été avant que ne
débute ce cauchemar.
Elle trouva un jean et un tee-shirt au-dessus de la commode. Mais elle fit la grimace en caressant du
bout des doigts la douce étoffe usée du vêtement, happée par une sensation de tristesse si intense
qu’elle retira prestement la main. Joignant les mains jusqu’à les tordre, elle sentit des larmes lui
monter aux yeux. Ces vêtements, c’étaient ceux de sa sœur. Shea était donc venue dans cette maison.
Mais quand ? Pourquoi Rio avait-il gardé ses affaires ?
Son cœur se mit à battre la chamade et, prise de vertige, elle vacilla. Elle détestait cette angoisse,
qu’elle ressentait chaque fois qu’elle pensait qu’elle faisait trop confiance à Rio et à ses hommes. Et
s’ils étaient justement ceux qu’elle devait craindre le plus ? Elle se trouvait au Belize, Dieu seul savait
où, sur les bords d’un fleuve, perdue au milieu de nulle part.
Elle referma les yeux, s’empara des vêtements de Shea et les serra tout contre elle pour se
réconforter. Elle eut, pendant un court instant, l’impression d’avoir retrouvé sa sœur.
Si elle avait passé la nuit dans les bras de Rio, c’était parce qu’elle avait peur, se sentait seule et
avait l’impression de pouvoir se fier à lui. Elle commençait à se demander si elle ne se montrait pas
incroyablement naïve. Mais bon, elle n’avait pas arrêté de ressasser ces idées depuis leur rencontre
dans la montagne.
Plus que tout, elle craignait d’avoir fait le mauvais choix et d’avoir accordé sa confiance aux
mauvaises personnes. Elle ne s’était fiée à personne pendant tellement longtemps… À l’exception de
Shea, bien entendu. Mais leur lien avait été rompu.
Elle enfila le tee-shirt de sa sœur. Auparavant, ses vêtements ne lui allaient pas. Shea était plus fine
et plus petite qu’elle, moins musclée aussi. Mais Grace avait bien souffert au cours des derniers mois,
et le tee-shirt de sa sœur était devenu trop ample pour elle.
Elle mit ensuite le jean, qui lui allait, bien qu’un peu trop court. Grace avait vraiment perdu
beaucoup de poids. Elle préférait ne pas savoir combien.
Elle ferma les yeux et huma les vêtements. C’était l’odeur de sa sœur. La jeune femme eut
l’impression d’être avec Shea, de l’étreindre. Si Rio travaillait effectivement pour l’organisation qui
veillait sur la sécurité de Shea, Grace devrait pouvoir communiquer avec elle, non ?
Elle pourrait alors se faire une opinion sur Rio et ses hommes, savoir si elle devait s’en méfier ou
s’ils étaient vraiment des amis.
Pour l’heure, s’ils n’étaient pas du bon côté, au moins, ils la traitaient mieux que ses précédents
geôliers. Pour le moment…
Elle fouilla dans la salle de bains et finit par trouver tout ce dont elle avait besoin : du déodorant,
une brosse à dents et une brosse à cheveux. Sa chevelure était complètement ébouriffée parce qu’elle
s’était couchée sans prendre la peine de la sécher.
Elle s’installa sur le lit et entreprit d’en défaire les nœuds. Assise en tailleur, elle profita de cet
instant de normalité, consacré à une activité aussi banale que de se brosser les cheveux. À d’autres
moments de sa vie, elle l’aurait fait sans même y penser, dans l’urgence, sans s’attarder sur une tâche
aussi anodine. Au contraire, ce jour-là, elle éprouvait même une sorte de gratitude.
Grace ferma les yeux et repassa la brosse dans ses cheveux. Elle essayait de faire le ménage dans
cet amas d’émotions disparates. Elle pensa à Shea, se concentrant sur leur lien télépathique, mais,
chaque fois, son esprit ne rencontrait que l’obscurité la plus profonde. À chacune de ses tentatives,
elle désespérait un peu plus d’y parvenir un jour.
Je suis tellement désolée, Shea. C’est ma faute. J’ai rompu notre lien. Mais j’ai besoin de toi
maintenant.
Les mouvements de la brosse dans ses cheveux ralentirent et des larmes brûlantes perlèrent au bord
de ses paupières. Elle les refoula et inspira profondément par le nez. Après un long moment, elle
releva la tête et aperçut Rio qui la regardait depuis l’embrasure de la porte.
— Ça va mieux ? lui demanda-t-il.
Elle hocha lentement la tête et recommença à se coiffer, savourant le rythme apaisant des coups de
brosse sur sa tête.
— Tu n’as pas l’air tranquille, reprit Rio.
Elle soupira, posa la brosse et rejeta ses cheveux sur ses épaules. Elle posa ensuite les mains sur ses
chevilles et entrelaça nerveusement les doigts.
— Il faut que je parle à Shea. Je n’arrive pas à communiquer avec elle par télépathie. Alors, j’ai
besoin de ton aide pour l’appeler. Tu m’as dit qu’elle était avec des collègues à toi, pas vrai ? Je veux
lui parler.
Rio s’appuya au chambranle, inclina la tête sur le côté et l’observa un long moment. Puis il
esquissa un petit sourire et une lueur d’amusement traversa son regard. Ce sourire mit Grace mal à
l’aise. C’était comme s’il détenait un secret qu’elle ignorait. Elle gigota : la façon dont il la scrutait la
rendait nerveuse. Mais elle ne baissa pas les yeux.
— Tu n’as pas vraiment confiance en moi, pas vrai ?
Elle voulut nier tout de suite cette allégation, mais ç’aurait été un mensonge et elle ne voulait pas
mentir. Elle préféra le regarder droit dans les yeux.
— Je n’ai pas encore décidé si je pouvais ou non me fier à toi. Mais, honnêtement, je me ferais
beaucoup moins de soucis si je pouvais parler à ma sœur.
Rio sourit de plus belle.
— D’autres personnes diraient que tu n’es pas en mesure de négocier.
Elle se sentit rougir, mais elle refusait de s’avouer vaincue dans cette joute silencieuse où chacun
tentait de faire baisser les yeux à l’autre. Il était hors de question pour elle de le supplier. Elle avait
déjà supplié ses geôliers jusqu’à en perdre la voix. Elle avait crié « pitié ». Elle les avait implorés de
lui rendre sa liberté. Mais ils avaient toujours fait la sourde oreille. Alors elle s’était juré de ne plus
jamais supplier personne.
— J’ai besoin de lui parler, dit-elle d’une voix calme et mesurée. Si je ne suis pas ta prisonnière,
alors il me semble que tu pourrais m’accorder cette petite marque de considération.
— Ma prisonnière ? fit Rio en haussant un sourcil. Ma chérie, je t’ai portée sur mon dos à travers
les Rocheuses. Si tu avais été ma prisonnière, je t’aurais fait marcher, crois-moi.
— Mais j’ai marché, s’écria-t-elle, indignée. Peut-être pas au début, mais à la fin je m’en suis sortie
sans ton aide.
Le regard de Rio s’adoucit mais ses yeux continuaient de briller d’une lueur d’amusement.
— C’est vrai, Grace, dit-il en s’approchant du lit et en s’y asseyant face à elle. Je ne peux pas te
promettre que tu pourras parler à Shea, mais je vais essayer. Cela dit, tu dois comprendre qu’elle
court autant de danger que toi.
Grace sentit une vague d’inquiétude lui parcourir l’échine. Elle fronça les sourcils.
— Il faut que je lui parle, Rio. Elle ne comprendrait pas pourquoi je n’essaie pas de la joindre. Elle
panique déjà, peut-être. J’ai besoin de savoir qu’elle va bien et de lui dire que moi, je vais bien.
Rio lui lança un bref regard. Malgré la douceur de son expression, il demeurait vigilant. Il semblait
évaluer la situation, et Grace se rendit compte qu’elle n’était pas loin de faire ce qu’elle s’était
pourtant juré d’éviter. Elle serra les lèvres pour retenir la requête qu’elle s’apprêtait à formuler. Elle
préférait mourir que de supplier encore pour quoi que ce soit.
— Je vais essayer, dit enfin Rio. Je ne sais pas vraiment où se trouve ta sœur. Je vais téléphoner à
Sam et voir ce que je peux faire. Il y aura quelques conditions, par contre.
— Quelles conditions ? demanda-t-elle, l’air soupçonneux.
— Tu devras accepter mes conditions avant que je fasse cet appel.
La frustration envahit Grace, qui eut du mal à contenir sa colère, à demeurer calme et à garder ses
idées claires, tout en soutenant le regard de Rio.
— Quelles conditions ? répéta-t-elle entre ses dents.
— C’est moi qui ai toutes les cartes en main sur ce coup, Grace, dit Rio en secouant la tête. Je ne
veux pas me comporter comme un salaud mais, si je dois veiller sur ta sécurité, il faut absolument
que tu acceptes mes conditions, même si tu ne les trouves pas raisonnables.
Elle fut prise d’une envie violente de le gifler. Elle dut joindre les mains et les serrer très fort pour
ne pas donner libre cours à son impulsion. Vraiment, elle en avait ras le bol de se sentir impuissante,
marre d’être assujettie aux lubies et au bon plaisir d’autrui.
Comme s’il avait deviné exactement ce qu’elle ressentait, Rio lui prit les mains, caressa ses doigts
qu’elle crispait à s’en blanchir les phalanges et plongea son regard dans le sien.
— Est-ce que ça te soulagerait de me frapper ? Tu peux, tu sais. Vas-y, Grace. Frappe-moi.
Elle le regarda comme s’il était parfaitement cinglé. Il n’était pas en colère. Il semblait même tout à
fait calme. Elle ne parvenait pas à comprendre ce qu’il était en train de faire. Se moquait-il d’elle ?
— Vas-y, Grace, frappe-moi, répéta-t-il. Reprends le contrôle de ta vie. Affirme-toi. Tu te sentais
faible et impuissante quand tu étais leur prisonnière, non ? Est-ce que tu rêvais d’avoir plus de
pouvoir ? D’être capable de leur rendre la monnaie de leur pièce ? Tu avais peut-être trop peur pour
réagir. Est-ce que tu t’écrasais dans ton coin en attendant qu’on vienne te sauver ?
Alors, dans un accès de rage brûlante, aveuglante, elle lui balança un coup de poing au menton. La
tête de Rio partit en arrière et elle sentit une douleur dans ses jointures. Un instant, elle resta interdite,
trop abasourdie pour comprendre ce qui venait de se passer.
Il baissa la tête et leva une main à son menton. Avec un sourire en coin, il se frotta la mâchoire.
— Bien joué, fit-il. Il faudra travailler un peu ta technique pour l’améliorer. Mais tu te débrouilles
vraiment pas mal.
— Est-ce que tu es complètement cinglé ? s’écria-t-elle, choquée.
Rio inclina la tête sur le côté.
— On m’a déjà dit cela une fois ou deux dans ma vie. Tout dépend de ta définition de « cinglé ».
— Mais je t’ai balancé un coup de poing ! Tu ne m’en veux pas ?
— Et toi ? Est-ce que tu te sens mieux maintenant ?
Grace fronça les sourcils. Elle avait envie de le frapper encore une fois. Bon sang, il était si
parfaitement calme… Est-ce qu’il lui arrivait de s’énerver ? Elle replia ses doigts puis regarda la
mâchoire de Rio, où son poing avait laissé une marque rouge.
— Oui, je me sens mieux.
C’était vrai, jusqu’à un certain point. Une part de la rage et de la colère qu’elle ressentait s’était
estompée dès qu’elle était passée à l’acte.
— Mission accomplie alors, déclara-t-il avec un sourire.
— Tu es complètement cinglé, fit-elle en secouant la tête.
Il lui relâcha la main et s’appuya de nouveau au chambranle de la porte.
— On pourrait peaufiner tes techniques d’autodéfense. Tu es très forte, surtout quand on pense que
tu puises dans tes réserves.
— J’ai juste envie de parler à ma sœur ! s’exclama-t-elle.
— Si tu acceptes mes conditions, je ferai mon possible.
— Mais quelles conditions ? réclama-t-elle, exaspérée. Je ne peux pas accepter si je ne sais pas en
quoi elles consistent !
— Pourtant, si, fit-il en haussant un sourcil. Tu ne parleras pas à Shea tant que je n’aurai pas ton
accord.
Blessée, elle eut du mal à lui répondre. Comment pouvait-il se servir de sa sœur comme moyen de
pression ?
— Tu es un salaud.
— On m’a déjà traité de pire, fit-il en haussant les épaules. Je suis peut-être un salaud, mais je suis
le salaud qui va veiller sur ta sécurité.
Il restait aussi immuable qu’une montagne, et elle ne pensait pas que des larmes ou une autre
manifestation de détresse féminine puissent ébranler sa détermination. Cela dit, elle ne se serait pas
abaissée à essayer de le manipuler. Elle était bien trop fière. On lui avait tout enlevé, jusqu’à sa
dignité et son envie de vivre. Il y avait même eu des moments où son âme semblait prête à déclarer
forfait. Il ne lui restait plus que sa fierté, et elle refusait de la mettre de côté.
— D’accord, j’accepte, fit-elle, s’avouant vaincue. Toutes tes conditions, quelles qu’elles soient.
Elle se raidit en attendant de les découvrir. Elle espérait qu’elle ne venait pas de conclure un pacte
avec le diable.
Rio hocha la tête mais il ne semblait pas trop se délecter de sa victoire.
— C’est ta sœur, je sais, commença-t-il d’un air très sérieux. Tu as sans doute envie de tout lui
raconter. Cependant, il ne faut absolument pas que tu lui dises où tu es. C’est trop dangereux.
— Mais tout le monde sait où tu habites, non ? dit Grace en fronçant les sourcils. On est ici chez
toi, après tout, pas vrai ? Et puis Shea est déjà venue ici, ajouta-t-elle en repensant aux vêtements de sa
sœur dont elle n’avait pas parlé. Ce jean et ce tee-shirt sont à elle. Comment est-ce qu’ils sont arrivés
ici ?
— Une chose à la fois, lui répondit-il en levant les deux mains. Oui, ce sont les vêtements de Shea.
Non, elle n’est pas venue ici. La dernière fois que je l’ai vue, c’était quand elle est revenue avec
Nathan de chez vos parents, juste après votre dernière rencontre. Nous vous avons vues sur la vidéo
de surveillance de la maison. Shea a demandé l’aide du KGI pour te retrouver. Je me suis porté
volontaire.
— Pourquoi ? voulut-elle savoir, étonnée.
— Pourquoi quoi ? lui demanda-t-il, l’air interrogateur.
— Pourquoi tu t’es porté volontaire ? Tu ne me connaissais pas, après tout.
Rio esquissa un sourire.
— J’en déduis que tu as fréquenté beaucoup de gens sans aucun sens de l’honneur. Mais il n’y a pas
que des salauds dans le monde. Je voulais aider Shea et t’aider, toi. Ce n’est pas plus compliqué que
ça.
Embarrassée, Grace baissa les yeux. Mais Rio lui releva aussitôt le menton du bout des doigts.
— En ce qui concerne tes autres questions, le KGI sait où j’habite. Mais seulement depuis peu. Ils
connaissent l’emplacement de ma maison, mais ça ne veut pas dire pour autant qu’ils savent que je
m’y trouve et que tu y es avec moi. Je préfère que les choses restent telles quelles.
— Tu n’as pas confiance en eux ? Tu travailles pour eux pourtant, non ?
— Je n’ai confiance en personne, déclara-t-il sèchement. Pas quand il s’agit d’une chose aussi
importante que ta sécurité. C’est pour ça que, si tu parles à ta sœur, tu dois te contenter de lui dire que
tu vas bien et autres banalités d’usage. Elle va avoir envie de te voir, de te retrouver.
— Qu’est-ce qui nous en empêcherait ? demanda doucement Grace. Tu m’as dit, quand tu m’as
retrouvée, que tu avais pour mission de me ramener à la maison, non ?
— Un jour, convint Rio en hochant la tête. Quand tout danger sera écarté. Et écarté sans doute
possible. Mais en attendant, ce serait vraiment risqué pour ta sœur et toi de vous retrouver. Cela
faciliterait beaucoup trop la tâche de vos ennemis.
— Donc, pour que tu me laisses lui parler, il suffit que j’accepte de ne pas lui révéler où je me
trouve ?
— Oui, répondit Rio en hochant la tête. Je vais aussi écouter votre conversation, bien entendu. Si, à
un moment ou à un autre, tu t’aventures en territoire non autorisé, je couperai immédiatement la
ligne.
Grace ouvrit la bouche pour protester mais se souvint que Rio l’avait prévenue qu’il ne négocierait
pas. Visiblement, il ne pourrait pas être amadoué.
— D’accord, dit-elle enfin. J’accepte.
— Très bien, conclut-il en se relevant. Sortons d’ici. Je passerai cet appel dès que tu auras mangé
un peu.
Chapitre 16

Grace traversa le couloir, pieds nus, appréciant la douceur du tapis moelleux sous ses orteils.
Quand elle parvint au séjour, elle se retrouva sur un parquet de bois verni beaucoup plus frais.
Elle entra dans la pièce et s’arrêta aussitôt pour jeter un regard circulaire sur le groupe d’hommes
vautrés sur les fauteuils et canapés éparpillés çà et là. Ils regardaient un match de football américain
sur l’écran géant tout en discutant d’écarts de points et de la composition de l’équipe idéale.
Tout cela avait l’air si… normal. Comme si Grace venait d’entrer chez un célibataire. Elle n’avait
pas l’impression d’être au milieu d’une troupe de mercenaires recrutés pour la protéger.
Terrence fut le premier à tourner la tête et à l’apercevoir. Il leva une de ses mains énormes, aussi
grosses que la tête de la jeune femme, et lui fit signe de venir les rejoindre.
— Viens ici, Grace. Il ne faut pas rater LE match de la saison.
Elle regarda autour d’elle, cherchant instinctivement Rio. Elle l’aperçut derrière le comptoir de la
cuisine, où il préparait manifestement quelque chose à manger.
— Vas-y, lui dit-il en indiquant Terrence d’un signe de tête. Ils ne vont pas te mordre.
Elle frotta son jean et se dirigea avec une certaine hésitation vers cette masse de testostérone en
pleine ébullition. Ils s’empressèrent tous de se rasseoir correctement et lui firent une place sur le
canapé à côté de Terrence.
Elle s’installa à l’une des extrémités, pour n’avoir qu’un voisin – l’idée d’être flanquée de deux
hommes l’aurait inquiétée un peu. Elle s’appuya à l’accoudoir du canapé.
— Comment vas-tu ? lui demanda Terrence.
— Mieux, merci, lui répondit-elle.
D’un regard en biais, Diego l’examina un long moment jusqu’à ce qu’elle se mette à gigoter au
risque de tomber du canapé.
— Tu as meilleur teint, finit-il par déclarer. Encore un peu pâle, mais il y a du progrès.
— Merci, enfin, je pense que oui, marmonna-t-elle.
— Est-ce que je peux te poser une question ? intervint alors Browning.
Elle cligna des yeux et se tourna vers lui. Assis en travers d’un fauteuil, il balançait une jambe sur
l’accoudoir, une bière à la main, tout en se retenant au dossier de l’autre.
— Euh… oui, si tu veux.
— Ces guérisons que tu fais… Comment ça se passe ?
Elle avait tellement l’habitude de ne jamais parler de son don qu’elle se raidit immédiatement,
méfiante.
— Fais pas le con, dit Terrence en fronçant les sourcils en direction de Browning.
— Browning pose la question qui nous préoccupe tous, c’est tout, intervint Diego avec un
haussement d’épaules. On a tous rencontré Shea. On sait ce qu’elle a fait pour Nathan. Elle nous a dit
aussi que Grace avait aidé Swanny quand ils se sont enfuis en Afghanistan. On est curieux, c’est tout.
Paniquée, Grace chercha Rio des yeux. Immobile, il s’occupait d’un plat posé sur la cuisinière. Il
posait sur elle un regard calme et impénétrable. Comme pour lui dire qu’il ne lui viendrait pas en
aide, que c’était à elle de répondre ou non. Elle devait livrer ses propres batailles.
Un instant, elle fut énervée qu’il ne vienne pas à sa rescousse. Puis elle comprit soudain qu’elle ne
le souhaitait pas. Qu’elle avait besoin de s’endurcir. De retrouver un peu d’assurance et de nerf.
Comment y arriverait-elle si elle comptait toujours sur Rio ?
Elle se retourna vers les hommes du KGI et s’obligea à se détendre. Il était parfaitement normal
qu’ils soient curieux. Qui ne le serait pas ? Sans doute pensaient-ils aussi qu’elle leur devait une
explication, puisqu’ils avaient risqué leur vie pour la sauver.
Et ils avaient raison.
— Je ne sais pas comment ça se passe, commença-t-elle après avoir inspiré profondément. J’étais
très jeune quand j’ai découvert que j’avais ce don. J’avais trouvé un oiseau avec une aile cassée. Je
l’ai pris dans mes mains et je me rappelle que j’ai souhaité de tout mon cœur pouvoir lui venir en
aide.
Tous les hommes tournèrent les yeux vers elle et s’avancèrent sur leurs sièges.
— Tu l’as guéri ? lui demanda Browning.
Grace hocha la tête.
— Il est resté parfaitement immobile dans mes mains pendant un long moment. Puis il a commencé
à battre des ailes et à s’agiter. Il cherchait à s’envoler. J’ai ouvert les mains et il est parti. Mais, tout de
suite après, j’ai éprouvé une intense douleur au bras. Je sentais mes os se briser. J’étais terrifiée. J’ai
couru retrouver ma mère et elle m’a dit de ne jamais recommencer.
» Shea, qui était avec elle, a repris ma douleur à son compte. Je me souviens de ma sœur, qui a posé
les mains sur mon bras une fois que je me suis réfugiée sur les genoux de ma mère. Elle avait un air
très solennel. Je me rappelle encore ce qu’elle m’a dit : « Je vais te soulager, Grace. » Et elle l’a fait.
Temporairement, du moins.
— Ça, c’est du lourd, s’exclama Decker. C’est assez incroyable, ce que vous arrivez à faire toutes
les deux.
— En grandissant, j’ai appris à mieux canaliser mon don, à le diriger. Je ne sais pas comment
l’expliquer en réalité. Je peux être très loin d’une personne mais, si j’établis un contact avec elle, je
suis capable de la guérir. Comme je l’ai fait pour ce Swanny, en me servant du lien qu’avait établi
Shea avec Nathan.
— Ce n’est vraiment pas étonnant, alors, qu’il y ait tellement de gens qui s’intéressent à toi, déclara
Terrence d’une voix grave. Ton don ouvre un champ de possibilités illimitées. Il pourrait représenter
un intérêt vital pour l’armée, ou pour des groupes extrémistes.
— Une force de frappe imbattable, interjeta Diego. Un gars tombe, Grace le guérit avec son lien
psychique et, hop, il repart.
Grace secoua la tête avant même qu’il ait pu terminer sa réflexion.
— Je n’ai pas vraiment de dons psychiques, dit-elle. Je veux dire que je suis incapable de faire des
prédictions, de voir l’avenir. Je ne peux pas lire dans les pensées de tout le monde. Ce n’est pas
comme ça… J’ai une aptitude télépathique, c’est-à-dire que je peux communiquer sans parler. Je peux
guérir des malades à distance, « télépathiquement », comme qui dirait.
— Alors tu ne peux pas lire dans nos pensées ? s’enquit Browning.
De tous, c’était lui le plus intéressé. Il avait scrupuleusement écouté les révélations de Grace, l’air
très concentré, en plissant le front.
— Pas à moins d’établir un lien avec toi.
— Es-tu capable d’établir un lien avec n’importe qui ? lui demanda Decker. Shea nous a expliqué
que son don à elle était assez aléatoire.
— J’y arrivais avant, dit-elle doucement. Je ne suis pas sûre de pouvoir encore le faire.
Ils la regardèrent tous d’un air interrogateur. Un silence inconfortable suivit.
— Ça reviendra.
Grace se retourna et vit Rio debout derrière le canapé.
— Avec des bons soins et quelques exercices, tu y arriveras de nouveau.
— J’espère que tu as raison, dit-elle.
Puis elle poussa un long soupir, et ses épaules s’affaissèrent quand elle changea de position. Elle
s’appliqua, cependant, à garder Rio dans son champ de vision tout en faisant face aux autres.
— J’ai longtemps pensé que je ne voulais pas de ce talent. Que la vie serait plus facile s’il n’y avait
pas toujours ces bruits dans ma tête. Si je n’entendais pas tous ces gens. Si je n’avais pas ce don de les
guérir.
— Et maintenant ? questionna Diego.
— Ma sœur me manque, dit Grace, éprouvant une réelle douleur à la poitrine lorsqu’elle repensa à
la rupture de son lien avec Shea. Cette dernière année a été très dure. Elle essayait de maintenir au
minimum nos communications, parce qu’elle craignait sans cesse d’en savoir trop sur moi et où
j’étais. Elle ne voulait pas qu’on puisse se servir d’elle pour me retrouver ou me faire sortir de ma
cachette.
— Comment est-ce que votre lien s’est rompu ? lui demanda Decker. Je ne comprends pas. Qu’est-
ce qui s’est passé ?
Le souvenir de tout ce que Grace avait enduré refit surface brutalement en elle, la plongeant dans
une torpeur douloureuse. Elle sentit des restes de souffrance dans ses articulations et dans ses
muscles. Des voix hurlaient dans sa tête. Avant même de comprendre ce qu’elle faisait, elle avait porté
les mains à ses tempes et fermé les yeux pour essayer de les faire taire.
— Ça suffit, intervint Rio d’une voix sévère. C’est l’heure de manger, Grace. Il faut que tu
récupères.
Grace déglutit. Rio était intervenu, alors qu’il s’en était jusque-là abstenu pour lui faire
comprendre qu’elle devait apprendre à se défendre, à ne pas être toujours aussi faible. Le passé ne
pouvait plus lui faire de mal. Les souvenirs ne pouvaient pas la blesser. Seuls le présent et l’avenir
avaient ce pouvoir. Il fallait qu’elle arrête d’avoir peur des fantômes.
Les hommes de Rio continuaient de la dévisager. Elle se racla la gorge et repoussa les dernières
ombres qui étaient venues l’envahir.
— Quand ils…, commença-t-elle avant de prendre une autre longue inspiration, pour essayer de se
ressaisir, comme le lui ordonnait sa petite voix intérieure. Quand ils m’ont obligée à guérir tous ces
malades, j’ai souffert le martyre. Pas seulement physiquement, mais aussi mentalement. Quand je
guéris une personne, j’absorbe la maladie ou la blessure, qui deviennent miennes. Comme si je les
leur ôtais pour les prendre pour moi. Puis les gens s’en vont, ils sont guéris. Mais moi, je dois
récupérer.
» On m’a amené des cas très compliqués, et je me suis affaiblie un peu plus à chaque guérison. Au
point que j’étais persuadée que j’allais mourir. J’ai coupé le lien avec ma sœur parce que je ne
voulais pas l’appeler à la rescousse si je devenais trop faible pour m’en empêcher. Je ne voulais pas
qu’elle me voie dans cet état et je ne voulais pas la mettre en danger.
Terrence prit un air sombre. Diego fronça les sourcils tandis que Decker et les autres semblaient
simplement perplexes.
— Tu as juste coupé ton lien ? Tu peux faire ça ? demanda Decker.
Grace hocha la tête, des larmes lui montant aux yeux.
— C’est la chose la plus difficile que j’ai faite de toute ma vie. Shea était… Elle faisait partie de
moi. Elle avait toujours été là. Je me suis retrouvée tout à coup seule et effrayée. Persuadée que
j’allais mourir.
— C’est incroyable, bordel de merde, marmonna Diego. Qu’est-ce qu’ils voulaient prouver ?
Qu’ils étaient capables de te tuer ? Qu’est-ce que ta mort leur aurait apporté ? S’ils voulaient utiliser
tes pouvoirs, pourquoi ils ne s’occupaient pas un peu mieux de toi ?
Grace se passa subrepticement les mains sur les joues et fut soulagée de constater qu’elle ne
pleurait pas.
— Ils n’avaient rien compris, je pense. Comment l’auraient-ils pu ? Ils semblaient croire que je
jouais la comédie quand je refusais de faire tout ce qu’ils me demandaient. Ce n’est que lorsque…
Elle secoua la tête et serra les lèvres. Elle ne voulait pas repenser à ces événements. Elle avait
encore honte, même si elle savait que ce n’était pas sa faute, qu’elle ne contrôlait rien.
Rio se racla la gorge.
— Ça suffit. Viens manger maintenant, Grace.
Elle le regarda, reconnaissante pour son intervention, acceptant son aide pour cette fois. Elle se
leva du canapé et enfouit ses mains tremblantes dans les poches de son jean, pour masquer les
dernières séquelles du traumatisme subi ces dernières semaines.
Elle fut profondément étonnée quand Terrence se leva, la domina quelques secondes de son
immense masse et l’enlaça dans une grande étreinte. Elle resta là, immobile, plaquée contre le torse
de ce grand bonhomme, la bouche ouverte pour essayer d’avaler un peu d’air tant il l’écrasait.
Émue par cette manifestation de soutien, elle plaça lentement ses bras autour de lui et l’étreignit à
son tour. De sa grande main, il lui tapota d’abord le dos puis l’épaule en s’écartant d’elle.
— Tu es une battante, Grace, dit-il d’une voix rauque. Ne laisse jamais personne te dire le
contraire.
Elle lui adressa un grand sourire.
— Merci, Terrence. C’est très aimable de ta part.
— Allons manger. Rio nous prépare toujours des bonnes choses quand il est dans sa cuisine.
Grace laissa Terrence la guider vers la cuisine et son îlot central entouré de tabourets. Elle examina
les lieux un peu plus attentivement, car elle n’avait fait que jeter un regard superficiel la veille,
tellement elle était fatiguée. C’était véritablement une cuisine de rêve, comme aurait pu en souhaiter
un chef cuisinier, équipée de tout ce qui se faisait de mieux en termes d’électroménager, comme une
plaque à six brûleurs et un four double.
C’était à n’y rien comprendre.
Elle avait passé du temps avec Rio et ses hommes dans les montagnes, dans les pires conditions
imaginables. Elle avait vu que Rio était un dur. Un homme sombre, dangereux, dont personne n’aurait
osé barrer la route. Mais chez lui ? Il paraissait détendu et aimait manifestement son confort à en
juger d’après cette maison construite sur mesure avec tous ces appareils et tout ce luxe.
Les draps et les couvertures étaient tout simplement somptueux. Elle n’en avait jamais vu d’aussi
bonne qualité dans aucun des hôtels où elle avait séjourné.
Rio était clairement un bon vivant, quand il n’était pas occupé à sauver le monde ou sa peau. Grace
peinait à faire le lien entre cet homme qu’elle voyait chez lui entouré de ses amis et le guerrier qui
l’avait portée sur son dos sur des chemins de montagne.
Terrence l’installa sur un tabouret au bout de la table et s’assit à côté d’elle. Il restait une place à sa
gauche, et elle supposa que c’était pour Rio, puisque toutes les autres places avaient été prises par les
membres de son équipe.
Rio posa une assiette devant elle et elle huma le parfum du plat. Pendant que son estomac criait
famine, elle ferma les yeux, goûtant le plaisir de pouvoir s’asseoir et partager un repas dans le
confort d’une maison.
Rio prit place à côté d’elle après avoir servi tout le monde.
— Mange, lui ordonna-t-il doucement. Dès que tu auras terminé, j’essaierai d’appeler Shea pour
toi.
Chapitre 17

Rio avait préparé un repas tout simple : du poulet, des légumes, du riz et des petits pains tout juste
sortis du four. Mais c’était, pour Grace, le premier repas normal qu’elle prenait depuis une éternité.
Elle goûtait la simplicité d’être assise à table, de découper du poulet dans une assiette, de le porter à
sa bouche et d’en laisser exploser la chaleur et la saveur entre ses dents. Elle prit son temps, à
dessein : elle ne souhaitait surtout pas laisser ce moment passer trop vite. Vraiment, elle devait avoir
totalement perdu la tête, puisqu’elle prenait autant de plaisir à faire durer un déjeuner.
Pour Grace, ce repas était la plus belle des fêtes, comme Noël et Thanksgiving réunis. Il ne
manquait que Shea pour que son bonheur soit parfait.
La promesse que lui avait faite Rio lui revint soudain en tête et elle accéléra la cadence, ne voulant
pas perdre une seule bouchée. Elle n’avait plus faim, mais elle se sentait forcée de finir son assiette.
Après avoir été si longtemps privé de nourriture, personne ne tenait plus jamais pour acquis le fait de
pouvoir manger.
Une fois la dernière bouchée avalée, elle leva les yeux et vit que les hommes avaient déjà fini et
qu’ils l’observaient avec perplexité. Mal à l’aise, elle repoussa son assiette et rougit sous leur regard.
— C’était vraiment très bon, Rio. Merci.
Les lèvres serrées, il continuait de la dévisager. D’un geste de la tête, il fit signe aux autres de les
laisser seuls. Quand ils furent sortis de la cuisine, il prit les assiettes et les posa dans l’évier. Puis il
plongea son regard dans celui de Grace, sans rien dire, pendant quelques minutes.
— Quand est-ce que tu as mangé pour la dernière fois ? Vraiment mangé, je veux dire. Je t’ai
observée hier soir et ce midi. J’ai vu que tu n’avais pas levé les yeux de ton assiette une seule fois.
Comme si tu avais peur que tes aliments disparaissent.
Grace se mordilla la lèvre inférieure et baissa la tête pour fuir son regard.
— Tu as perdu du poids depuis que tu as été filmée chez tes parents par les caméras de surveillance.
Tu étais mince et musclée sur la vidéo. Mais, là, on dirait que tu as été privée de nourriture. Qu’ils ont
voulu te faire mourir de faim, même.
Grace se sentit blessée par les propos de Rio, même si elle comprenait bien qu’il ne la critiquait
pas. Il était en colère, mais pas contre elle. Elle savait ce qu’elle était devenue : une femme qui avait
vu la mort de très près et qui avait failli se laisser emporter par elle. À certains moments, elle aurait
pu jurer qu’elle sentait la terre fraîche peser sur elle, l’obscurité l’envelopper. Elle avait conservé
toutes ces impressions dans sa tête, qui était devenue un enfer plutôt qu’un refuge.
— J’étais surtout alimentée par perfusion, dit-elle à voix très basse. Je ne sais pas trop ce qu’ils me
donnaient ainsi, en fait. Toutes ces semaines ont passé comme dans un brouillard. Une chose est sûre :
ils ne m’apportaient pas de repas à manger par moi-même, si ça répond à ta question.
Les yeux de Rio lançaient des éclairs. Ils s’assombrirent tellement qu’ils devinrent presque noirs.
— Je vais te préparer des repas rien que pour toi tant que tu seras chez moi. Tu n’auras plus jamais
faim, Grace.
D’étonnement, la jeune femme cligna des yeux avant d’esquisser un sourire. Ce serment farouche
l’avait libérée d’une partie des ombres qui continuaient à la hanter. Ce n’était pas franchement
désagréable de penser qu’elle se ferait gâter avec de bons petits plats dans une maison aussi
confortable.
— Pourrais-tu appeler Shea maintenant, pour moi ? demanda-t-elle, anxieuse.
— Il faut que tu comprennes qu’il est possible que je n’arrive pas à la joindre, dit-il gravement.
Grace ne put s’empêcher de faire la moue, tant elle fut déçue par sa réponse.
— Je vais faire mon possible. C’est très important pour toi, je sais.
Il fit le tour de l’îlot et lui tendit la main. Elle glissa la sienne sur la paume de Rio, et leurs doigts
s’entrelacèrent. Elle le laissa l’aider à se lever de son tabouret, puis, sortant de la cuisine, il la guida
vers une sorte de véranda. Les vitres, teintées, semblaient très épaisses et déformaient un peu la vue.
Cette pièce donnait sur un magnifique jardin, très bien entretenu. Grace aperçut un bassin où
nageaient lentement des carpes koï, surplombé par une jolie cascade, l’eau coulant sur des pierres
artistiquement disposées.
— C’est quoi, tout ça ? demanda-t-elle en balayant la pièce du regard.
— C’est une pièce sécurisée, un endroit d’où on peut profiter de l’extérieur sans mettre le pied
dehors. Il y a une piscine intérieure juste à côté, protégée par le même verre blindé qu’ici.
— Tu as tellement d’ennemis ? s’étonna Grace, les yeux écarquillés.
— Oui.
Elle ne s’était pas attendue à une réponse aussi brève, aussi directe, et, si elle pensait qu’il allait lui
fournir quelques explications supplémentaires, elle se trompait complètement. Il ne dit rien de plus. Il
sortit un téléphone et composa une série de numéros.
Rio attendait que son appel aboutisse en observant Grace du coin de l’œil. Elle s’était retournée et
elle semblait très crispée. Sa nervosité était presque palpable dans cet espace clos. Puis elle s’avança
de quelques pas et se tourna vers lui. Il put voir qu’elle serrait ses mains jointes si fort qu’elle en avait
les phalanges blanchies.
Quand on répondit à son appel, Rio murmura un mot de passe. Sam répondit alors, sans perdre de
temps en civilités, fidèle à son habitude.
— Rio, que se passe-t-il, merde ? Où est-ce que tu es et est-ce que Grace va bien ?
— Pourquoi est-ce qu’elle n’irait pas bien ? répliqua Rio, suspicieux. Elle est avec moi et elle
récupère.
— Resnick m’a appelé. On dirait que votre problème ne se limite pas à Grace.
Rio éclata presque de rire. Comme si c’était nouveau pour lui !
— Arrête de faire chier, Sam. Dis-moi simplement ce qu’il t’a appris. Tu lui as parlé de Titan,
j’imagine ?
— Ouais. Il m’a dit que Titan avait officiellement cessé d’exister il y a deux ans. L’organisation a
été démantelée et mise au placard.
— Qu’est-ce que Resnick est naïf, fit Rio en renâclant. Ce type devrait avoir un peu plus de jugeote.
Il croit vraiment qu’il suffit que le gouvernement n’ait plus besoin de ces gars-là pour qu’ils se
rangent, trouvent des boulots normaux, s’achètent de jolis petits pavillons dans un lotissement et
élèvent des enfants à la pelle ?
— Il m’a aussi dit, déclara enfin Sam après un long silence, que tu avais fait partie de la première
équipe de Titan.
Ouais, bon, Rio s’était bien douté que cette histoire finirait par sortir un jour. Ce n’était pas
étonnant. Il n’avait absolument pas l’intention de s’excuser pour son passé, ni de fournir quelque
explication que ce soit.
— Où est-ce que tu veux en venir ?
Sam émit un soupir.
— Rien du tout. Écoute, mon salaud, tu aimes garder tes petits secrets et ça, tout le monde le sait.
Mais tu ne penses pas que ça aurait peut-être été une bonne idée pour toi de m’en parler à un moment
donné ? Si tout ce que Resnick et toi, vous avez dit sur Titan est vrai, tu as mis le KGI dans le pétrin.
Une organisation comme Titan ne laisse pas quelqu’un partir comme ça, pour reprendre les propos
assez éloquents de Resnick. Donc, ça veut dire qu’ils t’ont dans le collimateur depuis un moment.
— S’ils voulaient ma mort, je serais déjà six pieds sous terre. Ou en pièces détachées, éparpillées
dans la nature.
— Ils sont si forts que ça ?
— Ouais, de vrais pros, Sam. C’est loin d’être des amateurs ou des gamins qui jouent à G.I. Joe. Ils
me gardent à l’œil, c’est sûr. Mais le mec qui m’a remplacé me devait une faveur. Je lui ai sauvé la
vie. C’est l’unique raison pour laquelle je ne suis pas encore mort.
— J’ai juste besoin de savoir à qui va ta loyauté, déclara Sam calmement.
Rio ne dit rien pendant un instant. Il n’aimait pas qu’on le remette en cause, même s’il comprenait
les raisons qui poussaient Sam à le faire.
— Je suis là, Sam. Je fais mon boulot. Ça devrait te suffire.
— Tu devrais ramener Grace ici.
— Je ne suis pas d’accord.
— Tu ne pourras pas la retenir indéfiniment, Rio, dit Sam en soupirant.
— Peut-être, mais je tiens à m’assurer que je ne la mets pas plus en danger encore. Par exemple, en
la laissant à découvert et en faisant exactement ce à quoi ils s’attendent, comme l’aider à retrouver sa
sœur.
— J’accepte, mais seulement pour l’instant, déclara Sam. À condition que tu me tiennes
régulièrement au courant. On a fait une promesse à Shea, et pas question de revenir sur notre parole.
Pas après tout ce qu’elle a fait pour Nathan et Swanny.
— Avec l’aide de Grace, ne l’oublie pas, lui rétorqua Rio avec calme. Ils n’auraient pas pu s’en
sortir sans elle.
— Je ne dis pas le contraire. Je veux juste m’assurer que tout aille bien pour toutes les deux, fit
Sam.
— Elle va rester avec moi pour le moment. Grace voudrait parler à Shea. Peux-tu me la passer ?
Rio pouvait presque suivre les pensées de Sam.
— Elle ne peut pas se servir de leur lien télépathique, poursuivit-il sans s’énerver en espérant que
Grace ne l’entende pas. Elle est trop faible. Elle a très envie de parler à sa sœur, et je lui ai promis que
je l’aiderais à réaliser son vœu.
— Ce n’est pas possible, affirma Sam après avoir émis un juron. Pas encore.
— Comment ça, pas possible ? s’enquit Rio sèchement.
— Ce n’est pas que je refuse, répliqua Sam. Mais j’ai dit à Nathan et à Shea de se mettre à l’abri.
Même que c’est sur ton conseil que je l’ai fait, soit dit en passant. Ils ne m’ont pas encore donné signe
de vie. Ils doivent être sur la route. Dès que j’aurai de leurs nouvelles, je me chargerai d’organiser un
échange téléphonique entre les deux sœurs. Tu as ma parole.
Rio marmonna un juron et jeta subrepticement un coup d’œil à Grace. Elle avait le regard chargé
d’espoir, un espoir qu’il appartenait maintenant à Rio d’anéantir.
— Le plus vite possible, l’enjoignit Rio à voix basse.
— Pas de souci, c’est simplement une question de temps.
— Je n’en ai pas, moi.
— Je n’y peux rien, mon vieux. Je mettrai Shea au courant dès que j’aurai de leurs nouvelles, et je
t’organise ce coup de fil.
Rio lui marmonna son accord et raccrocha. Avant même de s’être tourné vers Grace, il avait senti
sa déception.
— Que s’est-il passé ? s’informa Grace d’une voix tremblante. Elle va bien ? Pourquoi je ne peux
pas lui parler ?
— Nathan a emmené ta sœur dans un endroit sûr, lui dit-il en posant les mains sur les épaules de la
jeune femme. Sam va la prévenir que tu veux lui parler dès qu’ils le contacteront. Tu tiens beaucoup à
l’avoir au téléphone, Grace, je comprends. Mais ta sécurité, votre sécurité à toutes les deux, est notre
priorité absolue.
Même si elle retint courageusement ses larmes, Rio saisit la tristesse et le désespoir dans son
regard. Lui tournant le dos, elle alla regarder le jardin par la fenêtre. Elle appuya son front contre la
vitre, ferma les yeux, et il vit à son expression combien elle était tendue.
Des picotements inconfortables titillèrent la nuque de Rio. Il plissa les yeux et observa
attentivement la jeune femme. Elle avait posé les mains sur la vitre et serrait les poings.
Elle gardait les paupières closes, et, soudain, son corps tout entier se raidit et se replia sur lui-
même. Elle émit un petit cri et tous ses muscles se relâchèrent en même temps. Des larmes perlèrent
sur ses joues, laissant un sillage d’argent. Elle se retourna et se laissa glisser le long de la vitre, les
jambes repliées contre la poitrine, enfouit sa tête dans ses genoux et sanglota en silence.
Chapitre 18

Une douleur violente transperçait le crâne de Grace, et c’était par sa faute. Elle avait fait beaucoup
trop d’efforts pour rétablir le lien télépathique avec sa sœur. Elle refusait de croire qu’elle n’y
parviendrait plus jamais.
— Grace.
On l’appelait doucement, d’une voix si calme et si basse qu’elle faillit ne pas entendre. Elle sentit
plus qu’elle ne perçut ces mots, pareils à une caresse qui chassait l’obscurité dans laquelle était
plongé son esprit. Cette voix calmait le brouhaha irrépressible qui avait envahi son cerveau.
Elle réussit à relever la tête malgré la douleur et vit Rio accroupi devant elle, ses traits trahissant
une vive inquiétude.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’il t’arrive ?
Elle reposa la tête sur ses genoux avant de prendre une profonde inspiration.
— Je n’y arrive pas. J’ai tout essayé, mais ce n’est plus là. Mon Dieu, Rio, qu’est-ce que je vais
faire ?
— Qu’est-ce qui n’est plus là ?
— Le lien, lui répondit-elle, les nerfs à vif, relevant la tête et le regardant droit dans les yeux,
assaillie par le désespoir. Le lien que j’ai été obligée de couper. Il a disparu. Complètement. Je
n’arrive pas à me concentrer. Je ne peux plus contacter personne. C’est comme s’il y avait un grand
trou noir dans ma tête et qu’il allait m’absorber tout entière.
Plutôt que de lui parler, Rio se redressa et se pencha pour attraper une de ses mains qui entouraient
ses jambes. Il tira jusqu’à ce qu’elle cesse de lui résister et le laisse l’aider à se relever.
— Tu as besoin de chaussures, dit-il en l’attirant vers le séjour.
Elle le dévisagea, complètement ahurie.
— On va où ? lui demanda-t-elle.
En silence, Rio lui fit traverser la cuisine. Une fois dans le séjour, il ouvrit la porte d’une penderie.
Il lâcha la main de Grace et fouilla un moment. Il en ressortit avec des chaussures qui lui iraient peut-
être, et les posa par terre à côté d’elle.
— Enfile-les, lui ordonna-t-il.
Elle ne réagit pas tout de suite, se demandant ce qui se passait et si elle avait manqué un passage,
mais, devant l’air déterminé de Rio, elle finit par pousser un soupir et obtempérer. Quand elle eut mis
les chaussures, Rio se dirigea vers le râtelier d’armes près de la porte de derrière et prit un des
pistolets rangés sur une étagère. Il y inséra un chargeur, en mit deux autres dans ses poches et
s’empara d’une seconde arme. Il répéta les mêmes gestes avant de prendre un holster et d’y ranger les
deux pistolets.
Il regarda ensuite Grace, traversa la pièce pour aller la retrouver, reprit sa main et la guida vers
une autre partie de la maison.
Grace secoua la tête pour essayer de retrouver ses esprits. Elle se demandait bien ce qui avait pu
provoquer cette réaction de Rio.
— Où est-ce qu’on va ?
— Tu verras bien.
Ils empruntèrent un petit escalier, qui menait vers ce qui semblait être le sous-sol de la maison. À la
grande surprise de Grace, Rio s’arrêta, appuya sur un bouton et des portes d’ascenseur s’ouvrirent, la
laissant bouche bée. Rio l’entraîna à l’intérieur de l’appareil, qui entreprit sa descente.
Elle essaya de ne pas penser à ce qu’elle allait trouver plus bas, beaucoup plus bas, d’après la durée
du trajet. Un court instant, elle s’imagina dans une crise de panique qu’il l’emmenait quelque part
pour l’exécuter.
En sortant de l’ascenseur, ils se retrouvèrent dans l’obscurité totale. Quand les yeux de la jeune
femme se furent adaptés à la pénombre, elle aperçut des lumières tamisées au loin. Rio reprit sa main
et la conduisit vers ces lueurs lointaines.
Il lui fallut un moment pour comprendre que la lumière venait d’une longue ouverture pratiquée
dans le plafond de la galerie.
Elle se sentit enveloppée d’une fraîcheur humide et elle supposa qu’ils étaient à l’intérieur d’une
sorte de grotte. Sans doute artificielle, mais une grotte. Elle frissonna, même si elle n’avait pas
vraiment froid, et Rio l’attira tout aussitôt contre lui, comme pour partager la chaleur de son propre
corps.
Un homme qui se préoccupait ainsi de son confort ne pouvait pas avoir l’intention de la descendre,
pas vrai ? S’il avait décidé de se débarrasser d’elle, il ne prêterait aucune attention à son bien-être. Et
puis, elle aurait encore plus froid si elle était morte. Elle toussa pour camoufler la crise de fou rire
hystérique qu’elle sentait monter en elle. Elle avait vraiment perdu la tête.
Rio n’allait pas la descendre. Il avait déjà eu maintes occasions de le faire. En outre, ce n’était pas
très charitable de le croire capable de meurtre, lui qui faisait tellement attention à elle. Il avait même
risqué sa vie pour elle ! Comme tous les membres de son équipe, d’ailleurs. Elle n’avait aucune
raison de se comporter comme une véritable mauviette, simplement parce qu’il la conduisait dans une
galerie située à Dieu seul savait combien de mètres sous terre.
Ils cheminèrent un long moment jusqu’à ce qu’ils se soient éloignés de la maison, selon
l’estimation de Grace. Elle sentit également que la galerie remontait légèrement.
Elle entendit un faible bruit au loin et se concentra pour essayer de le reconnaître. Elle ne voyait
pas trop à quoi il correspondait. C’était comme un vrombissement sonore qui prenait de l’ampleur à
mesure qu’ils avançaient.
Puis elle aperçut un petit faisceau de lumière venant de derrière un rocher. L’air était très différent à
cet endroit. Il était humide. Le son était un bruit d’eau, mais d’une énorme quantité d’eau.
Rio l’attira vers la lumière et Grace découvrit une ouverture vers l’extérieur creusée dans la roche,
extraordinairement bien camouflée, car elle était située derrière une cascade.
Complètement subjuguée, elle suivit Rio et put admirer les trombes d’eau qui dévalaient la pente
rocheuse et s’écrasaient dans un bassin en contrebas. Ils se retrouvèrent dans une vaste caverne
derrière la cascade, et Grace vit un petit sentier sur le côté qui leur permettrait de s’éloigner de la
chute d’eau.
— Incroyable ! s’exclama-t-elle.
Rio sourit et la guida sur le sentier. Elle se plaqua le dos à la paroi pour ne pas se mouiller. Une
fois à l’extérieur, elle balaya des yeux le petit paradis qui les entourait.
— C’est fabuleux !
— N’est-ce pas ? C’est mon refuge à moi. Je viens souvent ici, chaque fois que j’ai besoin de me
ressourcer un peu.
Se ressourcer ? S’il y avait un mec qui semblait inaccessible au vague à l’âme, c’était bien Rio. Il
semblait parfaitement équilibré, sans faille aucune. Enfin, elle n’en avait pas encore vu une seule. Il
était fort, fiable, prévoyant et sûr de lui. Voilà, c’était le mot qu’elle cherchait : il était sûr de lui, sans
pour autant être frondeur ni arrogant comme le premier connard venu. Il se savait compétent… Non,
« compétent » n’était pas le bon terme. Ce mot suggérait qu’il savait simplement s’adapter à la
situation. Or il était au-delà des questions de compétence et d’adaptation. Il était plus que cela.
Beaucoup plus. Il était…
Elle l’examina attentivement. Elle admirait son attitude, sa force tranquille, son sang-froid. Il la
fascinait, mais elle n’arrivait pas à comprendre exactement pourquoi.
Son regard se posa sur les armes qu’il portait. Puis elle fronça les sourcils en scrutant la canopée
qui les coupait du reste du monde – un monde qui ne lui semblait plus aussi idyllique tout à coup,
quand elle pensait à tout le mal qui s’y trouvait, qui ne cessait de la poursuivre.
— On est en sécurité ici ?
Rio l’entraîna un peu plus loin encore sur le sentier sinueux qui les menait vers le bassin en
contrebas, d’où partait un cours d’eau qui coupait le paysage en deux.
— J’aime être toujours prêt à faire face. Cette galerie mène à l’arrière de la cascade. Je n’irais pas
jusqu’à dire que la cascade et le bassin sont complètement inaccessibles, mais c’est compliqué de s’en
approcher par un autre chemin, et je le saurais si quelqu’un y arrivait. La jungle est très épaisse ici,
une véritable forêt vierge. La végétation entoure complètement la falaise d’où tombe la cascade. Vu
l’épaisseur de la canopée, cet endroit n’est même pas visible depuis les airs. Maintenant, est-ce qu’on
est en sécurité à cent pour cent ? Je ne suis pas assez naïf pour le croire. Mais je dirais qu’on l’est à
quatre-vingt-dix-neuf pour cent.
Du coin de l’œil, Grace remarqua qu’il avait serré les lèvres comme pour réprimer une envie de
rire. Puis, une lueur d’amusement dans le regard, il esquissa un grand sourire. Elle fut abasourdie par
la rapidité avec laquelle l’homme sérieux, la sentinelle dure à cuire qui surveillait toujours son
périmètre, pouvait se transformer en compagnon capable de la taquiner et de rigoler.
— Viens, lui dit-il en lui faisant signe de le suivre. Je connais l’endroit idéal pour s’asseoir et
admirer la cascade.
Elle l’accompagna jusqu’au bord de l’eau et vit un banc façonné dans un tronc d’arbre.
Complètement séduite, elle se laissa tomber sur le siège en bois poli et huma longuement l’air,
appréciant la beauté et la tranquillité du lieu.
Rio s’installa à ses côtés, leurs jambes se frôlant presque. Ils regardèrent fixement la cascade en
silence pendant un long moment, hypnotisés par les trombes d’eau qui se jetaient dans le bassin.
— Je voudrais que tu fasses quelque chose pour moi, lui dit-il enfin.
Elle se tourna vers lui et vit qu’il l’observait intensément, de ses yeux noirs qui semblaient lire
jusque dans les profondeurs de son âme.
— Ferme les yeux et concentre-toi sur toi-même. Pense à l’endroit où tu te trouves. Regarde-le
bien, puis ferme les yeux et explore le lieu avec tous tes sens. Prends le temps de sentir les parfums
qui flottent dans l’air. Écoute non seulement le bruit de la cascade, mais tous les autres sons. Sens les
gouttelettes d’eau sur ta peau et la chaleur de l’air. Débarrasse-toi de la douleur, de la peur et de
l’anxiété. Concentre-toi sur ta sœur et sur le lien qui vous a permis de communiquer toutes ces
années. Il existe encore, Grace. Il te suffit de le retrouver.
Grace sentit une sorte de picotement, de chaleur dans ses yeux. Elle eut envie de les frotter mais
elle ne voulait pas lui dévoiler ses émotions.
Rio lui caressa doucement le visage, comme s’il comprenait.
— Je ne prétends pas connaître grand-chose sur la télépathie. Merde, je ne savais même pas que ça
existait ailleurs qu’au cinéma quand j’ai rencontré Shea. Mais je comprends que l’esprit peut
triompher de la matière. Donc, si tu veux être forte, ton esprit doit être fort et capable de se
concentrer. Il doit guérir, tout comme ton corps. L’esprit est quelque chose de très étrange. Ton
cerveau cherche à se protéger et à te protéger, toi, contre l’anéantissement, c’est son rôle. Tu as atteint
tes limites, alors il s’est refermé pour se protéger. Tu dois lui laisser le temps de guérir avant de
retrouver ton lien télépathique avec ta sœur.
— Tu crois vraiment que ça finira par marcher ? murmura-t-elle.
Elle ressentait déjà un embryon d’espoir au fond de son cœur, une petite bulle d’excitation qu’elle
ne pouvait empêcher de remonter à la surface, et elle craignait de céder à de faux espoirs.
L’espérance était à la fois une chance et une malédiction.
— La plupart des gens ont une grimace de mépris quand il est question de méditation. Mais les
meilleurs guerriers savent que leur corps n’est jamais aussi fort que leur esprit. Un être faible
physiquement peut tout à fait vaincre un adversaire beaucoup plus musclé, s’il est doté d’un mental
plus fort.
Grace posa timidement la main sur la joue de Rio, comme il l’avait fait pour elle.
— Comment sais-tu toutes ces choses ? Tes explications sont tellement logiques que je ne me sens
plus aussi… folle.
— Tu n’es pas folle, Grace, déclara-t-il en souriant. Tu as souffert, c’est tout. Tu es une vraie
battante et tu vas t’en sortir.
Elle reporta son regard sur la cascade. Elle se sentait beaucoup plus sûre d’elle. Plus légère, plus
optimiste, oui. Quand avait-elle ressenti autant d’espoir pour la dernière fois ?
Elle balaya alors le paysage des yeux, pour appréhender le plus infime détail du petit paradis dans
lequel elle se trouvait, puis, suivant le conseil de Rio, elle ferma les paupières et concentra toutes ses
énergies à l’intérieur d’elle-même.
— Contrôle ta respiration, murmura-t-il. Inspire profondément, puis expire. Inspire de nouveau et
retiens ta respiration. Détends-toi et expire. Concentre-toi sur chaque partie de ton corps et relâche-toi
complètement.
La voix de Rio se fit plus sourde, comme plus lointaine. Grace se focalisa sur l’image de ce décor
magnifique qu’elle avait enregistrée et inspira, absorbant les parfums de l’eau, des plantes, de la terre,
ainsi qu’une odeur à peine perceptible, doucereuse comme celle d’une fleur tropicale.
Elle parvint peu à peu à séparer les vrombissements de l’eau des autres bruits ambiants, sur
lesquels elle se concentra. Elle distingua des chants d’oiseaux, des bruits d’insectes et même ce qui
ressemblait à un cri de singe, au loin. Il y avait beaucoup d’oiseaux. Elle put différencier les chants
appartenant aux diverses espèces, identifiant plus d’une dizaine de pépiements.
Elle leva la tête et sentit une légère bruine lui humecter le visage et rafraîchir son corps.
Enfin, elle fouilla son propre esprit, tentant de se forcer à rétablir son lien télépathique avec sa
sœur. Elle ne rencontra tout d’abord que du noir, une noirceur effrayante, mais elle ne baissa pas les
bras.
Pendant plusieurs longues minutes, elle se força à demeurer calme. Elle se laissa flotter dans
l’obscurité dans laquelle était plongé son esprit, et essaya de l’accepter, de l’accueillir.
Plus elle y passait de temps, moins ces ténèbres silencieuses l’oppressaient. Un sentiment
d’apaisement remplaça sa faiblesse et sa peur panique. Comme si elle était réchauffée par le soleil
d’une belle journée d’été.
Elle s’accrocha à cette sensation, tenta de la retenir, refusa de basculer de nouveau dans l’horreur
qu’elle avait connue au cours des derniers mois.
Le fait d’être libérée, même quelques secondes, de la peur dévastatrice, du désespoir et de la
frustration lui donnait l’impression de passer des vacances au paradis.
Elle ne sut pas combien de temps elle resta assise là. Des heures peut-être, ou à peine quelques
minutes. Quand elle rouvrit les yeux, Rio n’avait pas bougé. Il était resté à ses côtés, les yeux fixés sur
l’horizon. Il patientait, simplement. Il l’attendait.
Il se tourna vers Grace, comme s’il avait senti son regard posé sur lui, puis leva un sourcil
interrogateur.
— Est-ce que tu te sens un peu mieux ? lui demanda-t-il.
— Tu es extraordinaire, Rio. Tu aurais fait un excellent thérapeute ou alors un merveilleux
professeur de yoga ou de méditation. Vraiment, je me connais très mal moi-même. Et j’ai beaucoup
de difficulté à faire coïncider l’homme qui est là près de moi aujourd’hui avec le guerrier qui m’a
sortie de l’enfer. Je n’arrive pas à croire que c’est une seule et même personne.
— Nous sommes humains, nous aussi, Grace, dit-il sans l’ombre d’une critique dans la voix. Moi
et tous mes hommes. Il n’y a pas mieux qu’eux. Nulle part au monde. Je n’hésiterais pas un instant à
leur confier ma vie ou la tienne. Mais ils ont aussi un côté très humain, en dehors du combat, de la
mort et de la peur.
— Je ne voulais pas insinuer le contraire, dit-elle comme pour s’excuser.
— Comment est-ce que tu vas maintenant ? Tu as toujours mal à la tête ? Tu es encore tendue ?
Grace prit le temps de réfléchir avant de répondre, puis elle fit lentement « non » de la tête.
— Je vais bien. Vraiment bien. Je me sens comme… vide. Mais c’est une bonne sensation. Comme
si j’étais enfin débarrassée d’un fardeau.
— Très bien. On va pouvoir passer à l’étape suivante : parler de ce que tu as vécu.
Surprise, Grace reposa son regard sur Rio.
— Parler de ce que j’ai vécu ? Là, on dirait un psy à côté de son divan.
Rio ne prêta aucune attention à la réaction de Grace, qui s’était mise sur la défensive, et, la tête
inclinée, il la dévisagea jusqu’à ce qu’elle commence à gigoter sur le banc de fortune.
— Qu’est-ce que tu allais dire un peu plus tôt quand mes hommes te posaient des questions ? Tu
t’es interrompue, à un moment. Tu nous as laissé entendre qu’on ne prenait pas soin de toi jusqu’à ce
que… jusqu’à quel moment, Grace ? Qu’est-ce qui s’est passé pour qu’ils comprennent qu’ils te
faisaient mourir à petit feu ?
Grace baissa la tête, envahie par une honte grandissante. Elle ferma les yeux et maintint ses
paupières serrées, comme si elle pouvait chasser ces souvenirs qui la hantaient. Mais ils ne lâchaient
pas prise, lui rappelant cruellement la personne qu’elle avait été brièvement.
— De quoi est-ce que tu as peur ? lui demanda-t-il. Ils ne peuvent plus te faire de mal. Tu as
survécu. Ils n’ont pas réussi à te détruire.
— Mais ils m’ont détruite ! s’exclama-t-elle.
Alors elle laissa libre cours à toutes les larmes qu’elle n’avait plus la force de contenir. Elles lui
brûlaient les joues comme des traînées d’acide, et Grace eut du mal à ravaler son envie de hurler sa
douleur. Oh, elle aurait tellement aimé pouvoir crier !
Rio lui prit la main et la retourna doucement, paume vers le haut. Grace essaya de s’arracher à son
étreinte mais il la serrait fortement, sans lui faire mal, mais sans la lâcher non plus.
Il caressa la fine ligne qui marquait son poignet, une marque qui s’estompait petit à petit. La plaie
avait mis beaucoup de temps à cicatriser tant la blessure avait été profonde. Elle replia les doigts,
serra le poing, agita son poignet emprisonné dans la main de Rio. Elle ferma les yeux, comme si elle
pouvait l’obliger à laisser ce sujet de côté, par un simple effort de volonté.
— Qu’est-ce qu’il t’est arrivé, Grace ? demanda-t-il avec douceur. Tu as presque exactement la
même chose à l’autre poignet. Compte tenu de ton pouvoir de guérison, j’en déduis que ces blessures
devaient être affreuses.
— Ils m’ont démolie, dit-elle de nouveau, d’une petite voix cassée. Oh, mon Dieu, Rio, c’était
épouvantable. J’ai essayé de me suicider. J’ai tellement honte d’avoir fait ça. C’était limite quand ils
sont intervenus. S’ils étaient arrivés quelques minutes plus tard, j’aurais déjà perdu beaucoup trop de
sang. Ce dont j’ai le plus honte, c’est que, lorsque je me suis à peu près rétablie, ma première pensée
a été de regretter d’avoir échoué. Mais ce n’était pas moi, tu sais. Je te jure que ce n’était pas moi.
Mais je ne pouvais pas m’empêcher de regretter d’avoir échoué.
Rio replia sa main sur celle de Grace et, du pouce, il caressa la cicatrice encore en train de guérir.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
— C’était un test, dit-elle, amère. Ils m’avaient déjà fait subir tellement de choses. J’étais épuisée
tant sur le plan physique que sur le plan mental. J’avais toujours mal. Je souffrais d’une dizaine de
maladies différentes. Le simple fait de respirer me faisait mal.
— Quelle sorte de test c’était ? insista-t-il avec douceur.
— Ils m’ont présenté une femme hospitalisée parce qu’elle constituait un danger pour elle-même.
Elle souffrait d’une maladie mentale et elle avait déjà attenté à sa vie plusieurs fois. Elle était sous
surveillance constante, avec un traitement médical lourd. Ils me l’ont amenée et m’ont obligée à la
guérir.
— Oh, Grace…, laissa-t-il échapper d’une voix empreinte de chagrin.
Il continuait de lui caresser le poignet, et elle constata que ce contact la gênait de moins en moins.
— C’était affreux, murmura-t-elle. J’étais assaillie sans relâche, vague après vague, d’un immense
désespoir comme je n’en avais jamais ressenti jusque-là. J’entendais des voix dans ma tête qui me
disaient que je n’étais bonne à rien, que j’étais une moins que rien et que ce serait un service à rendre
à l’humanité tout entière que de mettre fin à mes jours. Je ne méritais pas de vivre.
» Au début, j’ai lutté. Je savais que c’était cette malade qui avait pris le contrôle, que ce n’était pas
moi qui pensais tout cela. Mais, au bout d’un moment, je n’arrivais plus à faire la distinction entre elle
et moi. Tout ce que j’entendais, c’était que je devais mourir, qu’il fallait que je me tue.
— Je suis tellement désolé, dit Rio, la voix éraillée par l’émotion. Oh, ma chérie, je suis tellement
désolé.
— J’ai réussi à arracher une pièce du cadre de mon lit, au bout pointu. Je l’ai enfoncé dans mes
poignets et j’ai commencé à déchirer la peau tout autour. C’était une véritable obsession à laquelle
j’étais incapable de résister. La maladie avait pris le contrôle de mon corps, et j’étais comme une
marionnette qui se laissait manipuler par les fantômes qui l’habitaient.
» Quand ils m’ont trouvée, j’étais déjà presque inconsciente et je les ai suppliés, vraiment suppliés,
de me laisser mourir.
Rio lui tendit les bras, l’attirant doucement dans son étreinte. Il passa une main dans ses cheveux et
la serra contre lui tandis qu’elle lui racontait les horreurs qu’elle avait vécues.
— Ce qui me fait le plus honte, c’est que, même si je savais que cela ne venait pas de moi, je
souhaitais quand même mourir. J’avais baissé les bras. J’avais abandonné la partie. J’ai voulu me
suicider, comme une lâche.
Elle enfouit sa tête contre l’épaule de Rio et l’enlaça, se plaquant contre lui. Il se déplaça de
manière à mieux la soutenir contre son torse.
Au bout d’un moment, il l’écarta de lui et prit le visage de Grace entre ses mains. Puis il se pencha
et approcha ses lèvres de celles de la jeune femme. Elle cligna des yeux et retint son souffle,
stupéfaite par ce qui allait se passer. Stupéfaite, surtout, de constater qu’elle le désirait ardemment.
Leurs lèvres se rencontrèrent en un baiser chaud, sensuel, électrique. Elle frissonna des pieds à la
tête pendant qu’il pressait tendrement sa bouche contre celle de la jeune femme.
Les mains de Rio sur elle étaient comme un fer brûlant qui marquait sa peau, qui la retenait pendant
cet assaut sur tous ses sens.
Puis il approfondit son baiser, sa langue explorant ses lèvres, tentant à plusieurs reprises de se
frayer un chemin à l’intérieur.
Dans un soupir, Grace s’abandonna à lui et s’appuya un peu plus contre son corps.
Jamais elle ne s’était sentie aussi proche d’un autre être humain, à l’exception de sa sœur avec leur
lien. Elle avait faim de ce genre de contact. De cette intimité toute simple. De gestes d’affection. De
savoir qu’elle comptait pour lui, même un court instant.
Ils haletaient tous deux, le souffle rapide, irrégulier, saccadé.
Et Grace ne souhaitait déjà plus rester immobile, passivement. Elle voulait toucher Rio, le goûter,
l’absorber de tous ses sens jusqu’à ne plus voir, sentir ou toucher rien d’autre.
Quand il finit par rompre le baiser, elle était sonnée. Déséquilibrée. Comme si elle avait été
emportée par un tsunami et n’avait pas encore réussi à reprendre pied.
Il lui caressa doucement les cheveux, passant les mains de chaque côté de sa tête pendant qu’il
plongeait son regard dans le sien.
— Tu es une femme extraordinaire, Grace. Tu n’as pas seulement réussi à survivre. Tu as gagné.
Tu as traversé un enfer inimaginable, tu as lutté et tu en es sortie.
Elle s’appuya à lui et ferma les yeux pour mieux goûter le bonheur que lui procurait son contact.
Rio déposa un baiser extrêmement tendre sur le front de Grace.
— Je vais faire l’amour avec toi, lui dit-il. Mais pas tout de suite. Je ne veux pas te mettre de
pression ni aller trop vite. Mais sache que, dès le moment où je t’ai vue sur la vidéo de surveillance,
tu es devenue mienne. Je ne sais pas comment l’expliquer. Je ne comprends même pas très bien ce que
je ressens pour toi. Pourtant, il y a quelque chose entre nous, et tu le sens aussi, je pense. Je peux
attendre le moment propice. Mais tu es mienne.
Quand elle l’entendit prononcer ces mots, la jeune femme sentit sa raison vaciller et presque céder
sous le choc. Elle dévisagea Rio, bouche bée.
Elle se sentait dépassée par cette déclaration audacieuse. Ce qu’il lui avait dit n’avait rien d’une
question ou d’un fantasme. C’était une affirmation, sur le même ton détaché que celui qu’il utilisait
pour donner des ordres à ses hommes.
Et la façon dont il la contemplait… Si elle avait douté de la véracité de ses propos, l’expression
dans son regard aurait suffi à la convaincre qu’il lui avait révélé le fond de sa pensée.
Elle sentit une sorte de douleur lui percer le cœur jusque dans son âme. Le désir, soudain et violent,
envahit tout son corps. N’avait-elle pas souvent rêvé de rencontrer un homme dont elle pourrait se
sentir proche ? Un homme à qui elle aurait pu confier ses secrets sans crainte ?
Rio savait tout d’elle. Il l’acceptait telle qu’elle était.
Il lui avait dit qu’elle était sienne.
Elle n’avait jamais vraiment appartenu à qui que ce soit. Pas même à l’homme et à la femme qui
s’étaient fait passer pour ses parents et qui l’avaient élevée. Elle n’avait jamais eu que sa sœur Shea.
Personne d’autre n’avait jamais été proche de Grace.
— Je ne sais pas quoi dire, réussit-elle enfin à sortir.
Rio lui adressa un sourire doux mais plein d’assurance.
— Il n’y a rien à dire, Grace. Tu es mienne. Et depuis le début. Tu n’avais aucune chance de
pouvoir m’éviter à partir du moment où j’ai décidé que ce serait moi qui te ramènerais à la maison.
Chapitre 19

Grace se sentit soudain défaillir, les jambes flageolantes. Elle ne souffrait plus de l’absence de
communication télépathique avec sa sœur. Les propos que Rio venait de lui tenir résonnaient encore
dans sa tête.
Qu’est-ce que cela voulait dire ?
Que signifiait au juste ce qu’il venait de se passer ?
Elle ne parvenait tout simplement pas à comprendre les conséquences de ces paroles, ni leurs
causes. Avant cette année éprouvante, elle s’était considérée comme une jolie fille. Mais est-ce qu’il y
avait quelque part des femmes qui se sentaient vraiment belles ? Grace n’avait jamais vraiment eu de
complexes. Elle était seulement un peu timide, un peu gauche dans ses relations personnelles.
Grace n’avait jamais eu d’amis ou de petit ami, et encore moins de fiancé. Cela n’avait pas été
possible avec la vie qu’elle et sa sœur avaient menée.
Au cours de la dernière année, elle s’était terriblement affaiblie. Elle avait perdu son tonus. Le
programme d’activité physique qu’elle s’était toujours imposé lui avait sans doute sauvé la vie. Si elle
n’avait pas été en aussi bonne forme au moment de sa capture, elle n’aurait sans doute pas survécu à
ces épreuves inimaginables.
Mais elle était maigre. Elle se sentait usée, écrasée par la peur et la fatigue. Les hommes n’étaient
pas attirés par les petites souris craintives, pas vrai ? Ils préféraient les femmes stables. Ils ne
pouvaient pas s’intéresser à une cinglée qui avait attenté à ses jours et qui regrettait de ne pas avoir
réussi.
Comment pouvaient-ils, Rio et elle, envisager… une quelconque… quoi que ce soit, enfin !
— Je n’ai pas dit cela pour te faire peur, Grace, reprit Rio en lui caressant les joues.
Personnellement, on ne m’a jamais accusé de trop donner dans la subtilité ou la délicatesse. Je dis les
choses comme elles sont. Je ne sais pas jouer la comédie. Je n’aime pas ça. Je ne sais pas être
autrement, alors je suis désolé si je te mets mal à l’aise.
Grace ne savait pas vraiment quoi répliquer. Qu’aurait-elle pu ajouter, de toute manière ?
Il l’embrassa encore une fois délicatement sur la bouche et mit fin à la conversation en la guidant
vers le sentier qui menait à la cascade. Très bien, elle n’avait pas à réfléchir à une réponse.
— Il faut rentrer. On est relativement en sécurité ici, mais je ne veux tout de même pas que tu restes
trop longtemps à découvert. Je vais te demander de réfléchir à ce que je t’ai dit. Essaie aussi de
méditer et de faire les exercices que je t’ai appris. Continue de travailler à rétablir le lien entre ta
sœur et toi. Tu finiras par y arriver, avec le temps.
Elle le retint par la main avant qu’il commence à contourner la cascade. Il se retourna, avec un
regard interrogateur. Elle se dressa alors sur la pointe des pieds et prit l’initiative de l’embrasser à
son tour.
Son baiser fut timide, gauche et pas aussi passionné que celui de Rio. Elle tenta d’ailleurs de
s’éloigner de lui le plus rapidement possible après que ses lèvres eurent touché les siennes.
Mais, loin de se formaliser de son évident manque d’expérience, il passa de la surprise à un air de
pure satisfaction.
— Merci, fit-elle d’une voix grave.
Rio lui lança un regard interrogateur.
— Pour tout, lui expliqua-t-elle en désignant d’un vaste geste de la main la cascade et les alentours.
Pour tout ça et pour ta compréhension. D’avoir tout risqué pour me sauver. D’avoir voulu m’aider et
de ne pas me mépriser ni me juger après tout ce j’ai fait. Je ne sais pas comment te remercier, je n’ai
pas les mots. Je ne sais pas comment t’expliquer ce que je ressens. Je veux, ou plutôt, j’ai besoin que
tu le saches.
— Tu sais ce que j’ai besoin que toi, tu saches ? lui demanda-t-il, solennel.
— Quoi ? demanda-t-elle, des plis de concentration lui barrant le front, la tête inclinée.
— J’ai besoin que tu saches à quel point tu es spéciale, Grace, lui dit-il en lui effleurant le nez du
bout du doigt. Ça fait très longtemps que tu ne le crois plus, je pense. Tu ne l’as peut-être jamais cru,
pour ce que j’en sais. Mais tu l’es, Grace, je le vois, moi. Je voudrais que tu en aies aussi conscience.
C’en était trop pour elle. Cet homme lisait en elle, il devinait exactement ses besoins et, en prime, il
croyait en elle. Il ne cherchait pas à la manipuler. Il la trouvait spéciale, pas en raison de ses pouvoirs,
mais bien parce qu’elle était… tout simplement Grace Peterson.
— Je vais t’embrasser encore une fois, murmura-t-elle.
Ses yeux s’assombrirent et il s’immobilisa, puis entrelaça ses doigts avec ceux de Grace.
— Vas-y, je suis entièrement à ta merci.
Elle se dressa sur la pointe des pieds et s’approcha de lui avec hésitation, jusqu’à ce que ses seins
frôlent son torse. Puis il lui prit la taille des deux mains, les laissa glisser sur les hanches de Grace et
se pencha pour se mettre à sa hauteur.
Elle l’embrassa une fois, brièvement, mais se sentit frustrée par la trop courte durée de ce contact.
Elle désirait prolonger l’expérience, le goûter plus longuement. Plus tôt, elle l’avait laissé faire, sans
bouger, choquée et dépassée par l’intensité du baiser.
Elle voulait prendre son temps à présent. Elle voulait le savourer, profiter de l’intimité de ce
contact, de ses mains qui lui caressaient le corps.
Elle l’embrassa encore une fois, laissant ses lèvres s’attarder sur celles de Rio. Puis elle passa le
bout de la langue sur sa bouche, qu’il ouvrit aussitôt dans une invitation à approfondir leur baiser.
Il ne bougea pas, apparemment heureux de lui laisser prendre l’initiative. Il continuait à l’étreindre,
les mains toujours posées sur ses hanches dans un geste possessif, mais il demeurait immobile. Il ne
remua pas un seul muscle pendant tout le temps qu’elle passa à explorer tendrement sa bouche.
Elle commença à se sentir plus sûre d’elle et, plus audacieuse, elle leva la main pour toucher ses
cheveux qu’il n’avait pas attachés ce jour-là.
Longs et soyeux, ils effleuraient ses épaules. Ils étaient souples, pas vraiment bouclés, juste un peu
rebelles.
Elle laissa les mèches lui glisser entre les doigts avant de s’aventurer à lui toucher le torse. Elle
sentit ses muscles se contracter au contact de ses doigts. Les larges épaules de Rio semblèrent même
tressaillir, et sa respiration, d’abord calme et bien rythmée, se fit plus saccadée, plus haletante.
Elle s’écarta lentement, mais Rio continuait à l’étreindre, à la retenir par les hanches. Il s’approcha
d’elle, réduisant la distance qu’elle avait mise entre eux.
— J’aime bien quand tu profites de moi, déclara-t-il avec un sourire en coin. Surtout, n’hésite pas à
le refaire chaque fois que tu auras envie.
Elle se sentit rougir et baissa aussitôt la tête.
Il rit et relâcha lentement son étreinte, caressant ses hanches au passage, avant de laisser retomber
ses mains. Puis il mit un doigt sous son menton et l’obligea doucement à relever la tête.
— Tu es mienne, répéta-t-il. On va y arriver, Grace. Je ne sais pas où, mais ensemble, on finira
bien par y arriver.
Rassemblant tout son courage, un courage qu’elle pensait avoir perdu à jamais, elle hocha
lentement la tête. Elle se sentait capable de tout affronter.
Un éclair sauvage traversa le regard de Rio. Une lueur de victoire. Il esquissa un sourire de
satisfaction parfaite, le sourire du vainqueur à l’issue d’un combat particulièrement ardu. Sauf qu’il
n’avait eu aucune difficulté à conquérir Grace.
Ils étaient à présent liés par une sorte d’accord tacite. Un lien qui s’était tissé, peut-être, avant même
leur première rencontre et qui s’était sans aucun doute raffermi quand il l’avait sauvée des griffes de
la mort. Et peu importe ce qui s’était passé entre eux, les dangers auxquels ils seraient confrontés, ou
ce qui risquait de leur arriver le lendemain.
Le plus important, c’était que, pour le moment, elle n’était plus seule. Elle pouvait arrêter de courir
à l’aveuglette, effrayée à en perdre la raison. L’heure était venue de tenir sa position, et cet homme
serait capable de la soutenir.
Elle n’avait rien à perdre après tout, pas vrai ?
Chapitre 20

— Qu’est-ce qu’on va faire, Rio ? demanda Grace, confortablement installée sur le canapé.
Elle avait pris place à l’une des extrémités, assise en tailleur et entourée de coussins moelleux. Elle
s’était fait une sorte de petit nid dans lequel elle s’était lovée et qu’elle n’avait aucune intention de
quitter pour l’instant.
Les hommes de Rio passaient de temps à autre. Diego était allé nager. Grace l’avait vu en maillot
de bain et avait pu apprécier toutes ses qualités physiques. Selon toute apparence, il s’entraînait
régulièrement. Les autres membres de l’équipe étaient également très en forme, mais Diego était…
vraiment agréable à regarder.
Terrence était passé ensuite, en débardeur et en short de sport. Les yeux lui en étaient presque sortis
de la tête quand elle avait vu ses bras épais comme des troncs d’arbre. Il avait la démarche d’un
homme sûr de lui. Ce n’était pas qu’il frimait, simplement que ses propres muscles le forçaient, en
quelque sorte, à avoir une démarche chaloupée.
Decker, Alton et Browning étaient sortis patrouiller, d’après ce que lui avait dit Diego en traversant
la cuisine.
Rio leva les yeux du plan de travail de la cuisine, où il était occupé à couper des légumes sur une
planche. C’était assez extraordinaire à quel point ce grand méchant guerrier pouvait sembler
tellement à l’aise à faire la cuisine. Elle avait d’ailleurs assez vite remarqué qu’il était très méticuleux
pour tout ce qui concernait sa maison, que ce soit la manière dont ses serviettes étaient accrochées
dans la salle de bains ou son dégoût pour les marques de doigts sur son frigo.
Il ne laissait jamais rien traîner. Il semblait également avoir dressé ses hommes à suivre son
exemple, parce que ceux-ci ne restaient jamais à se tourner les pouces. Rio et son équipe
fonctionnaient ensemble comme une mécanique bien huilée. Lisse, sans heurts. Comme s’ils lisaient
dans les pensées les uns des autres.
Cette idée la fit sourire. Ils avaient peut-être un don pour la télépathie, après tout. Ce serait drôle,
non ?
— Grace ?
Elle cligna des yeux et reporta son attention sur Rio, qui la regardait avec l’air d’attendre quelque
chose. D’après son expression, ce n’était manifestement pas la première fois qu’il cherchait à attirer
son attention. Pendant qu’elle était occupée à les admirer, lui et ses hommes, il essayait de lui parler.
— Te voilà enfin, fit-il quand leurs regards se croisèrent.
— Désolée, que disais-tu ? lui demanda-t-elle en rougissant.
— Tu m’as demandé ce qu’on allait faire, lui répondit-il en secouant la tête, une lueur d’amusement
au fond des yeux. Je voulais simplement savoir à quoi tu faisais allusion.
Grace fronça les sourcils, ne se rappelant pas trop l’objet de sa question. Elle se remémorait ce
qu’elle avait été à même d’observer et à quel point tout ce qu’il se passait semblait ordinaire pour Rio
et ses hommes, puis elle retrouva le fil de ses pensées.
Elle désigna la pièce de la main, comme si cela suffisait pour faire comprendre à Rio ce qu’elle
ressentait.
— Je voulais savoir ce qu’on fait, là tout de suite, je veux dire. On est partis des États-Unis pour
venir ici. Que va-t-il se passer maintenant ? Quand est-ce que je pourrai voir Shea ? Tu parles de ma
sécurité, mais est-ce que je serai vraiment en sécurité un jour ? Même si j’apprécie énormément tout
ce que toi et ton équipe avez fait pour moi – et jamais je ne l’oublierai –, tu ne pourras pas toujours
me garder ici à l’abri comme dans une bulle. Tu as une vie à vivre. Ce n’est pas vraiment mon cas,
mais j’aimerais bien en avoir une aussi un jour.
Rio fit le tour du comptoir. Grace pensa qu’il allait venir la rejoindre, mais il s’appuya simplement
le dos au bar, les pouces dans ses poches de jean, tandis qu’il l’observait.
— C’est une bonne question. Je ne sais pas trop encore.
Elle fronça les sourcils. Elle ne s’était certes pas attendue à cette réponse. Mais, bon, il ne lui avait
pas menti. Jamais, en fait. Il ne lui avait jamais caché la vérité, aussi dure soit-elle. Il ne lui avait
jamais donné de faux espoirs et il ne refusait pas non plus d’aborder directement les problèmes.
Elle étreignit un des coussins, se pencha vers l’avant et posa le menton sur le bord.
— Il va falloir partir encore une fois ?
L’idée de quitter cette maison l’angoissait terriblement, sans qu’elle comprenne vraiment pourquoi.
C’était idiot, vu qu’elle y avait passé à peine vingt-quatre heures. Mais elle s’y sentait en sécurité. Et
elle n’avait pas connu une telle sensation depuis tellement longtemps. Elle avait oublié ce que cela
pouvait être de pouvoir baisser la garde pendant cinq minutes.
— Non, pas tout de suite, en tout cas, lui répondit Rio en secouant la tête. J’ai demandé à des gens
qui me sont redevables de faire quelques recherches sur le terrain. Pour l’heure, je sais uniquement
que Titan te cherche. J’ai prévenu Sam pour qu’il veille sur la sécurité de Shea et qu’ils soient sur
leurs gardes.
— Sam, répéta Grace en fronçant les sourcils. C’est ton chef, non ? Le dirigeant du KGI, c’est ça ?
Le frère aîné de Nathan ?
Puis une pensée totalement saugrenue lui vint à l’esprit. Prise de court, elle se sentit
momentanément paralysée.
Elle leva la tête et regarda Rio, en serrant les poings.
— Shea est-elle mariée ? Tu m’as dit qu’elle était en couple avec Nathan, qu’il était très amoureux
d’elle.
Elle ne supportait pas de penser qu’elle avait peut-être loupé le mariage de sa sœur. Elle dut faire
appel à ses dernières réserves pour ne pas s’écrouler en sanglots. Si elle se laissait aller à pleurer,
elle ne pourrait plus jamais s’arrêter, et c’était l’unique raison qui lui permettait de tenir encore. Le
fait d’avoir raté le mariage de sa sœur serait pour elle la goutte d’eau qui fait déborder le vase. La
preuve que sa sœur et elle menaient à présent des vies complètement séparées.
Cette fois, Rio se dirigea vers le canapé qu’occupait Grace. Il s’assit près d’elle, laissant sa cuisse
effleurer les genoux de Grace, lui prit une main et entreprit de défaire doucement le poing qu’elle
tenait bien serré. Puis il lui caressa la joue et lui toucha du pouce le coin de l’œil, comme pour
vérifier qu’elle ne pleurait pas. Le geste de Rio obligea Grace à relever la tête et à plonger son regard
dans le sien.
— Elle refuse de se marier tant que tu ne pourras pas être à ses côtés, lui expliqua-t-il d’une voix
grave. Elle n’arrête pas de penser à toi. Si elle est retournée à cette putain de maison, où tu n’aurais
jamais dû remettre les pieds, c’est uniquement parce qu’elle savait que tu y étais allée, que tu avais des
ennuis. Elle aurait donné absolument tout pour te venir en aide.
» Elle se sentait coupable d’être en sécurité, entourée de personnes qui tiennent à elle, mais sans
savoir où tu étais, si tu avais peur, si tu étais seule, si tu souffrais, si tu étais en danger. Elle essayait de
te contacter en permanence. Quand je me suis porté volontaire pour partir à ta recherche avec mon
équipe, elle m’a supplié de veiller sur toi. Elle souhaite, plus que tout, te retrouver, être avec toi.
Les larmes affleurèrent, mais Grace réussit à sourire en dépit de ses angoisses. Elle ne connaissait
que trop bien la détermination de sa sœur quand il s’agissait de ses proches. Shea s’était montrée très
protectrice envers elle, même si elle était d’un an la cadette de Grace. À bien des égards cependant,
Shea était beaucoup plus… Grace ne savait pas trop quel mot utiliser pour décrire sa sœur. Les
événements de cette dernière année avaient transformé Shea. Elle n’était plus cette jeune femme
douce, naïve et délicate qui n’aurait pas fait de mal à une mouche. Elle était devenue plus dure, un peu
cynique même, ce qui avait causé à Grace d’infinies angoisses.
— Parle-moi de Nathan et de sa famille, lui demanda-t-elle d’une voix qui trahissait le malaise
qu’elle ressentait jusque dans son âme. Est-ce qu’ils sont gentils avec elle ? Est-elle heureuse ? Tout
ce que je veux, c’est son bonheur. Elle le mérite. Je lui ai dit des choses vraiment impardonnables à la
mort de nos parents. Mais, si elle n’avait pas été là, je ne crois pas que nous aurions réussi à sortir
vivantes de cette maison. Je lui souhaite simplement d’être heureuse. Et d’être aimée.
Passant le bras sur le dossier du canapé, Rio prit Grace par les épaules et l’attira à lui jusqu’à ce
qu’elle soit bien calée contre lui.
— Nathan est fou d’elle. Je ne sais pas grand-chose de plus. Quand je suis parti, il venait de rentrer
au Tennessee avec elle. Sa première pensée a été pour toi. Tu es sa priorité. Elle ne voulait pas quitter
l’Oregon parce qu’elle était persuadée que tu y étais. Mais Nathan a réussi à la faire partir, et il avait
raison d’insister, pour l’amener là où elle serait en sécurité.
» Nathan lui a promis, et Sam avec lui, ça va sans dire, que le KGI ferait tout le nécessaire pour te
ramener à la maison. Que nous ne baisserions pas les bras aussi longtemps que nous ne t’aurions pas
retrouvée. Je me suis porté volontaire pour cette mission.
— Mais pourquoi ? chuchota-t-elle.
— Parce que lorsque j’ai visionné cette bande de vidéosurveillance, j’ai vu une femme vulnérable,
qui avait une lueur de terreur au fond des yeux. En même temps, j’ai vu une femme forte, une
véritable guerrière. Une femme que je souhaitais connaître, une femme que j’ai considérée mienne
dès la première fois où j’ai posé les yeux sur elle.
Grace retint son souffle jusqu’à sentir sa tête tourner, puis expira si longuement que ses jambes en
flageolèrent.
— Nathan, de son côté, il en a vraiment bavé. C’est grâce à Shea qu’il a pu s’en sortir, grâce aux
infos qu’elle a transmises au KGI. Il va bien se remettre, il est costaud. Shea et lui ont besoin d’un peu
de temps pour récupérer. Ils y arriveront tous les deux, ensemble. Ça m’étonnerait qu’on puisse les
séparer, même avec un pied-de-biche. Je n’ose pas parler d’âmes sœurs, parce que c’est un peu trop
romantique à mon goût, mais je ne trouve pas d’autre mot pour décrire le lien qui les unit.
— Je ne trouve pas ça trop romantique, affirma Grace avec douceur. C’est même plutôt
merveilleux.
— Elle est entre de bonnes mains, Grace, je te le jure. Nathan la protégera toujours. Il pourrait
mourir pour elle. Il a cinq frères plus âgés, prêts à lui venir en aide à tout moment, sans parler de
Steele et de son équipe, et de moi avec la mienne. Je n’accorde pas facilement ma confiance et je fais
très attention avant de considérer quelqu’un comme ma famille. Et les Kelly sont ma famille.
— Ils doivent être vraiment extraordinaires, vu comment tu les décris, dit-elle rêveusement.
— Tu vas les adorer, et ils te le rendront bien.
Grace fronça les sourcils. Elle avait du mal à croire que cette famille idéale existait bel et bien.
Pour l’instant, ce n’était qu’un sujet de conversation. Mais un jour… un jour, elle reverrait sa sœur, et
les Kelly feraient aussi partie des siens, si Shea épousait Nathan. Grace avait du mal à appréhender
cette idée d’une grande famille protectrice. Ce concept la dépassait.
Pourtant, il semblait si attirant qu’elle en avait le cœur serré.
Mais elle n’en faisait pas partie. Ces gens étaient la famille de Shea. Shea était avec Nathan. Et
Grace ressentait pour sa sœur une joie violente. Elle était soulagée aussi. Mais un brin envieuse, parce
qu’elle désirait si ardemment obtenir ce que Shea avait trouvé.
L’amour. Le confort. La stabilité. Une vie normale. Du rire. Des enfants. Une grande famille. Être
capable de respirer, tout simplement. De sourire. De vivre sans peur.
Elle ferma les yeux et elle essaya encore une fois de contacter Shea par télépathie. Son désir, ou
plutôt son besoin, de communiquer avec elle était si fort qu’il en devenait tangible.
Shea, réponds-moi, s’il te plaît.
Alors, pendant un très court instant, elle aurait juré avoir entendu un faible écho dans sa tête. Un
appel très ténu, fugace. Comme si Shea avait prononcé son nom. Le son avait disparu aussi vite qu’il
était apparu.
Mais l’impression perdurait, et Grace se sentit immensément réconfortée, délivrée d’une part de sa
tristesse.
Elle ouvrit les yeux et aperçut Rio qui la dévisageait avec une expression à la fois très douce et
compréhensive sur le visage.
— Elle était là, affirma Grace, la voix rendue rauque par l’émotion. Je l’ai entendue, je te le jure.
Un très bref instant. C’était peut-être mon imagination, mais je te jure que je l’ai sentie.
Elle se frotta les bras puis les enroula autour de sa taille comme si, en s’étreignant elle-même
fermement, elle pouvait empêcher l’aura persistante de sa sœur de disparaître.
Rio la serra encore plus fort et il l’étreignit fermement contre son torse. Elle posa la joue sur son
tee-shirt, absorbant la chaleur et le réconfort qu’il lui offrait, pendant qu’il appuyait sa tête sur celle
de la jeune femme.
— Tu vas y arriver, Grace. Tu as déjà fait d’immenses progrès. Tu ne ressembles plus du tout à
cette femme cassée, abîmée, qui m’a supplié de la laisser mourir il y a quelques jours à peine. Merde,
tu as réussi à sortir de cette montagne par tes propres moyens, avec un bras et des côtes cassés, et
après des tortures physiques et mentales inimaginables ! J’ai connu des mecs à l’armée qui auraient
été incapables d’en faire autant. Donne-toi un peu de temps.
Avec un sourire, Grace accepta cette réprimande comme s’il s’agissait d’une douce caresse. Elle
aimait bien ce Rio en mode grognon et autoritaire.
— On fait quoi alors maintenant ? s’enquit-elle pour reprendre la conversation au début.
Rio lui caressa les cheveux, attrapant quelques mèches au passage et jouant avec.
— On attend.
Grace leva les yeux pour le regarder bien en face.
— On attend quoi ? insista-t-elle.
— On attend de pouvoir partir d’ici en sécurité, lui répondit-il, sérieux et direct comme à son
habitude. Ou alors que les hommes de Titan dévoilent leur jeu. Soit on les cherche, on les trouve et on
passe à l’attaque, soit ils nous trouvent les premiers. D’une manière ou d’une autre, il y aura de la
baston, c’est sûr. Seuls l’heure et le lieu restent à déterminer.
Avec une profonde inspiration, Grace essaya de retenir ses tremblements, tout en sachant qu’elle
échouerait lamentablement.
— Titan est vraiment si dangereux ?
— Titan n’obéit à aucune règle, déclara Rio sans aucune émotion. Dans leur monde, les seules
règles qu’ils respectent sont celles qu’ils édictent. Ils ne supportent aucun échec. Ils atteignent toujours
leur objectif. Et dans le cas présent, c’est toi, leur objectif.
Grace fut assaillie par un sentiment d’impuissance si violent qu’elle en eut le souffle coupé.
— Qu’est-ce qu’on peut faire, alors ? Comment lutter contre eux s’ils sont imbattables ?
— Je n’irais pas jusqu’à dire qu’ils sont carrément imbattables. Je dis simplement qu’ils
représentent un réel danger. C’est important pour moi que tu le comprennes. Que tu le saches. Que tu
l’intègres et, surtout, que tu ne l’oublies jamais. Il ne faut pas que tu baisses la garde, pas un seul
instant.
— On pourrait les vaincre, tu crois ? balbutia-t-elle, refusant de trop montrer l’espoir qui montait
en elle – elle ne voulait pas avoir l’air de s’accrocher à une dernière chance, même si c’était
effectivement le cas.
— On n’a pas le choix, fit Rio, très sérieux. Le KGI a beaucoup de ressources à sa disposition,
mais nous sommes relativement éparpillés. On ne peut pas abandonner Shea, et pas question que je te
laisse tomber. Ce qui veut dire qu’on ne dispose que de la moitié de nos effectifs pour lutter contre
Titan. Tu dois également savoir que le KGI ne perd jamais. Tu ne trouveras nulle part au monde un
groupe d’hommes plus braves, déterminés et courageux. Les membres du KGI se battent pour les
valeurs en lesquelles ils croient. Les membres de Titan, au contraire, se battent pour gagner leur
croûte.
La tension que Grace avait sentie s’accumuler en elle sembla s’estomper, avant de disparaître. Elle
caressa les traits rudes de Rio.
— Tu sais ce que je pense ?
— Quoi ? fit-il en levant un sourcil interrogateur.
— Que tu es vraiment spécial, toi aussi.
Rio eut l’air décontenancé, comme si cette remarque l’avait pris au dépourvu. Elle ne lui donna pas
non plus le temps de dire quoi que ce soit. Elle redressa la tête, posa une main sur la joue du
combattant et l’embrassa.
Elle se sentait beaucoup plus audacieuse avec lui. Sûre d’elle. Elle croyait tout ce qu’il avait dit sur
elle. Il avait l’air tellement sincère. Avec lui, elle se sentait… précieuse.
Elle n’avait jamais vraiment pensé aux hommes, à la possibilité d’une relation avec un homme, en
dehors des fantasmes de petites filles qu’elle avait échangés avec sa sœur pour plaisanter. Shea se
montrait beaucoup plus aventureuse qu’elle pour tout ce qui concernait le sexe.
Grace avait toujours été trop timide. Elle avait peur de se lier avec qui que ce soit, puisqu’il y avait
toujours le risque que ses parents décident de plier bagage et d’aller vivre ailleurs. Elle désirait
ardemment pouvoir prendre racine quelque part, se faire des amis, mais elle vivait dans la peur de
tout perdre.
Aujourd’hui n’était pas non plus le meilleur moment, mais quand avait-elle ressenti un tel
sentiment de sécurité ? Avec Rio, elle ne se sentait pas uniquement protégée. Auprès de lui, elle
éprouvait un sentiment de plénitude. De vie. D’énergie.
Avec lui, elle se sentait… aimée. Elle pressa sa bouche encore plus fermement sur la sienne. C’était
une expérience grisante que de faire le premier pas. C’était une sensation de libération, surtout après
la captivité qu’elle avait subie. Elle contrôlait son destin et, pour l’instant, ce qu’elle désirait le plus au
monde, c’était de connaître l’amour avec cet homme.
Elle voulait se réfugier dans ses bras quelques heures. Oublier tout le reste. Explorer son corps et
laisser ces mains calleuses caresser le sien.
Son fantasme était si réel qu’elle en gémit presque de plaisir.
Rio s’éloigna d’elle, et l’euphorie de Grace s’estompa légèrement. L’intensité de son regard était à
peine soutenable, et il lui faisait presque mal à force de serrer ses doigts sur son corps pour la retenir
fermement.
— Grace, il faut arrêter, dit-il d’une voix enrouée. Sauf si tu ne veux pas. Arrêter, je veux dire. Il
faut que tu saches où ça va nous mener, toi et moi. Parce que, à moins que tu me dises tout de suite que
tu ne voulais qu’un baiser, je vais t’emmener dans ma chambre et te faire l’amour jusqu’à ce qu’on ne
soit plus capables de marcher.
— J’en veux plus, déclara Grace.
À la minute même, un torrent d’émotions l’envahit : de la peur, de la terreur même, de la nervosité,
mais aussi une étrange satisfaction. Elle avait osé exprimer ses désirs, elle avait fait preuve de
courage. Elle avait pris le risque d’être rejetée.
Toute sa vie, elle avait hésité, elle s’était retenue. Elle n’avait jamais tenté sa chance. Elle n’avait
jamais osé, même un instant, se déclarer au grand jour et essayer d’obtenir ce qu’elle désirait.
— Plus de quoi, Grace ? lui demanda Rio, avec un regard de braise, si ardent qu’elle eut peur de se
brûler.
— Je veux tout, tout ce que tu peux me donner. S’il te plaît, Rio. Ne m’oblige pas à te supplier. C’est
déjà assez dur.
Il marmonna ce qui ressemblait à un juron puis l’embrassa, si sauvagement qu’elle se consuma
littéralement. Il ravissait ses lèvres. Ce n’était plus un doux baiser. Non, il la marquait. Il lui faisait
entrevoir ce qui l’attendait.
Il rompit leur étreinte, haletant. Ses yeux brillaient et sa main sur le visage de la jeune femme était
prise de tremblements.
— Tu n’auras plus jamais besoin de supplier, tu m’entends. Ni moi. Ni personne. Je te donnerai tout
ce que tu voudras, Grace. Je veux juste m’assurer que tu sais dans quoi tu t’embarques.
Ses lèvres se mirent à trembler et elle sentit ses jambes flageoler. Elle se sentait rougissante,
fiévreuse, courbaturée, mais délicieusement vivante en même temps.
— Dis-moi ce que tu veux, dit-il dans un grognement. Je veux t’entendre me le dire.
Jamais elle n’avait eu à faire quelque chose d’aussi difficile, d’aussi osé, et pourtant les paroles
sortirent de sa bouche sans aucune hésitation.
— Je veux que tu me fasses l’amour, Rio.
Chapitre 21

Ce ne fut qu’au prix d’immenses efforts que Rio résista à la tentation de hisser Grace tout de suite
sur son épaule et de se précipiter dans sa chambre. Il ne voulait surtout pas lui faire peur. C’était
même la dernière chose qu’il souhaitait.
« Supplier » ? Elle pensait vraiment devoir le supplier de lui faire l’amour ?
Bordel, il avait failli lui demander à genoux de le laisser l’effleurer, lui témoigner un peu de la
tendresse dont elle avait été si longtemps privée.
Il ne savait même pas par où commencer, tellement il se sentait dépassé par cette femme
magnifique et courageuse qui le regardait, immobile, comme si elle craignait qu’il la rejette.
Il l’embrassa de nouveau, incapable de s’en empêcher. Elle était tendre et chaude, si douce entre ses
bras. Il adorait sentir ses lèvres dociles sous les siennes, comme si elle savourait chaque instant de
leur baiser.
Baissant les mains, il entrelaça ses doigts avec ceux de Grace. Puis il recula d’un pas et l’attira à sa
suite. Il lui relâcha une main mais continua d’étreindre l’autre, en se tournant vers sa chambre.
Elle hésita une fraction de seconde, et il faillit proférer un juron. Merde, il l’avait perdue. Elle avait
changé d’avis, elle avait parlé sans réfléchir dans le feu de l’action.
— Et les autres ? demanda-t-elle.
Rio se sentit immédiatement soulagé. Non, elle n’avait pas changé d’avis.
— Ils savent qu’il vaut mieux ne pas me déranger. Ils feront ce qu’ils ont à faire tant que je ne leur
aurai pas donné de nouveaux ordres.
Avec une grande douceur, il posa une main sur son visage et lui caressa tendrement la joue.
— Tu peux me faire confiance, Grace.
Une lueur chaleureuse traversa le regard de la jeune femme, et Rio vit s’assombrir le bleu de ses
yeux.
— J’ai confiance en toi.
Il serra sa main et ils marchèrent vers la chambre de Rio.
Une fois la porte refermée, le combattant se sentit un peu mal à l’aise. Il n’avait eu jusque-là que de
brèves aventures. Une sortie en ville suivie d’une nuit à l’hôtel. Et le lendemain il repartait en mission
sans même se retourner.
Il avait besoin, comme tous les hommes, de se détendre. Mais il n’avait jamais laissé une aventure
ou une femme interférer avec son boulot. Quelle attitude était-il censé adopter, avec cette femme qui
était justement sa mission ?
Ce n’était pas n’importe quelle femme, en plus. Avec elle, il n’avait pas envie d’un petit rapport vite
fait bien fait avant de ressauter dans ses rangers pour retourner au boulot.
Il voulait prendre son temps, lui donner toute l’attention qu’elle méritait. Il désirait caresser et
goûter jusqu’à la plus infime partie de son superbe corps. Mais plus que tout cela, il voulait se glisser
dans sa tête et la remplir d’images plus merveilleuses les unes que les autres, pour remplacer tout le
mal qu’elle avait connu.
Elle retira sa main de la sienne et détourna les yeux en se mordillant la lèvre inférieure. Elle avait
l’air si hésitante et, en même temps, si adorable et timide, qu’il eut envie de la prendre dans ses bras et
de lui promettre la lune.
— Grace.
Elle leva la tête, le menton tremblotant.
— Je vais commencer par te déshabiller, mais tu devras me dire si ça va. Si tu préfères que je me
déshabille d’abord pour ne pas te sentir mal à l’aise, je peux le faire. Dis-moi ce que tu veux et je le
ferai.
Elle plissa le front, l’air réellement perplexe. Rio comprit alors qu’il valait mieux qu’il prenne les
choses en main. Ainsi, elle se sentirait toujours parfaitement en sécurité.
Sans plus attendre, il s’approcha de Grace et passa les mains sous l’ourlet de son tee-shirt, lui
effleura le ventre au passage et souleva le tissu.
— Lève les bras, lui dit-il.
Elle obéit, et Rio lui retira son vêtement. Son regard se posa sur les douces courbes de ses seins.
Parfaitement ronds et appétissants. Si féminins. Comme elle avait perdu beaucoup de poids, ses seins
paraissaient plus volumineux par contraste. Ils étaient magnifiques. Ils rempliraient parfaitement les
mains de Rio.
Ses tétons étaient du plus joli rose. Le mamelon tout doux et la pointe bien dure et plissée
n’attendaient plus que sa bouche.
Par réflexe ou timidité, elle voulut se cacher, mais il l’arrêta d’une main.
— Non, Grace. Tu es belle, tellement belle. Ne te cache pas. Surtout pas de moi.
Elle souriait timidement mais son regard s’était illuminé. Elle le fixait des yeux comme s’il était le
seul homme au monde. Comme s’il était quelqu’un de vraiment spécial.
Il s’échina quelques instants à déboutonner le jean de Grace, qu’il finit par descendre jusqu’à ses
chevilles.
— Assieds-toi au bord du lit, l’invita-t-il.
Il la retint par la main pour l’empêcher de trébucher quand elle recula de quelques pas. Dès qu’elle
fut installée au bord de la couette, il lui retira complètement son jean.
Elle n’était plus revêtue que d’une culotte de coton blanc, qu’elle portait comme s’il s’agissait du
sous-vêtement le plus sexy au monde.
— Allonge-toi, lui demanda-t-il alors d’une voix rendue rauque par l’émotion.
Elle obtempéra sans hâte, et fut bientôt couchée sur le dos, ses cheveux éparpillés autour de sa tête.
Elle avait encore les jambes dans le vide, ses orteils touchant à peine le sol.
Il caressa ses jambes, des genoux jusqu’aux hanches. Puis il inséra les pouces sous l’élastique de sa
culotte, se pencha et déposa un baiser dans le léger creux de son nombril.
Elle frissonna, aussitôt recouverte de chair de poule.
Il fit lentement glisser sa culotte le long de ses hanches et découvrit la zone sombre de son
entrejambe, puis continua à descendre le sous-vêtement, l’ôta et le lança sur le sol.
Il la regarda à nouveau dans les yeux, où se laissait lire une profonde vulnérabilité.
— Je vais te faire l’amour, Grace. Je vais te goûter, te toucher, et tu te sentiras bien. Mais tu dois me
le dire, si par hasard je fais quelque chose que tu trouves désagréable. Promets-le.
— Je te le promets, chuchota-t-elle.
Il planta un baiser sur un de ses genoux, puis sur l’autre, passa une main derrière chacun d’eux et
les éloigna doucement l’un de l’autre. Il se délecta de la peau, douce comme la soie, de ses cuisses.
On aurait dit du satin. Il avança ses mains, lui écartant davantage les jambes, jusqu’à ce que soit enfin
révélée la splendeur luisante de sa féminité.
Il baissa la tête avec respect, mourant d’envie d’y poser ses lèvres, d’aspirer sa saveur dans sa
bouche.
Délicatement, il écarta ses lèvres inférieures du bout des pouces. Prise de frissons incontrôlables,
elle resserrait les jambes. Rio la caressa longuement, se contentant d’explorer les doux replis de son
intimité.
Puis il lui toucha le clitoris, juste un simple contact, avant de le lui masser plus fermement. Cette
fois, elle releva les hanches et serra les poings.
Après l’avoir longuement caressée de la main, il se pencha et se mit à la chatouiller de la langue.
Elle cria, mais il ne releva pas la tête pour observer sa réaction. Il comprenait, à la tension qui
parcourait le corps de Grace, qu’elle éprouvait du plaisir.
Il la suça tendrement, caressant, taquinant du bout de la langue cette zone hautement sensible,
encore et encore.
— Rio !
C’était plus un soupir qu’une plainte, et sa virilité en fut flattée. Ce cri lui révélait qu’il avait
satisfait sa partenaire. Qu’il était le seul homme auquel elle pensait en ce moment.
Il continua son exploration, savourant pleinement la manière dont elle arquait le dos pour venir à
sa rencontre. Il lécha l’entrée de son sexe avant d’y insérer un doigt.
Il émit presque un grognement de plaisir. Il lui suffisait d’insérer un doigt en elle pour faire se
contracter tous ses muscles. Les sensations qu’ils éprouveraient lorsqu’il la pénétrerait seraient
extraordinaires.
Même si tout son corps lui réclamait de retirer son pantalon et de découvrir cette douce chaleur, il
savait qu’il ne devait pas aller trop vite et tout gâcher. Grace méritait mieux qu’un coup vite fait. Il
voulait lui donner beaucoup plus. Il voulait que cette rencontre soit… spéciale, enfin.
Allait-il se mettre à avoir le trac, si près du but ? Une voix intérieure lui criait qu’il serait foutu s’il
ne la pénétrait pas là, tout de suite.
Il inspira longuement, huma l’odeur de Grace et faillit jouir dans son pantalon. Il devait ôter ses
vêtements au plus vite. Il n’en pouvait plus.
Il l’embrassa encore une fois, retira son doigt et releva la tête. Elle fixait sur lui un regard brûlant
de désir.
— Ne bouge pas, réussit-il à lui dire.
Il commença à se déshabiller en toute hâte, et avait déjà soulevé son tee-shirt quand la voix rauque
de Grace parvint à ses oreilles :
— Pas trop vite. S’il te plaît. J’ai envie de te regarder.
Il fut obligé de fermer les yeux pour reprendre ses esprits. Tout ce qu’elle faisait et disait le rendait
fou de désir. Il n’avait jamais rencontré une autre femme aussi curieuse et désireuse de l’admirer. Lui,
son corps. En règle générale, elles étaient aussi pressées que lui. Ce n’était que des histoires de sexe,
après tout, et rien d’autre. Bestial, torride et rapide, surtout.
Mais, avec Grace, il avait l’intention de faire durer le plaisir toute la nuit, si possible.
Il ralentit ses gestes et retira sa chemise, se découvrant peu à peu sous le regard avide de Grace.
Elle le dévisageait avec une intensité peu commune. Il la perdit de vue le temps de faire passer son
tee-shirt sur sa tête mais, quand il retrouva son regard, elle le caressait des yeux.
Son enthousiasme était manifeste. Ses yeux brillaient d’admiration pour lui, une admiration claire
et sans fausse pudeur. Il eut envie de rouler des mécaniques et de parader comme un adolescent.
— Retire ton pantalon, maintenant, murmura-t-elle.
Tout en formulant cette requête, elle s’était redressée sur un coude et se repoussait de l’autre main
pour pouvoir mieux l’admirer. Pour bien la satisfaire, il recula d’un pas afin qu’elle puisse le voir en
entier.
Quand il posa la main sur sa braguette, il l’entendit retenir son souffle. Se mettant dans une
ambiance de strip-tease, il prit son temps pour défaire le bouton. Il riva ses yeux aux siens et savoura
chacune de ses réactions. Le regard de Grace dévoilait tous ses sentiments, toutes ses pensées, et Rio
se demanda si elle s’en rendait compte.
Sa braguette ouverte, il glissa les pouces sous la ceinture de son jean et commença à le retirer. Elle
ouvrit grands les yeux quand son sexe fut enfin libéré. Le regard de Grace fit quelques allers et
retours entre le visage et l’entrejambe de Rio.
Il ne put s’empêcher d’esquisser un énorme sourire d’autosatisfaction.
— Ça te plaît, ce que tu vois ? dit-il d’une voix traînante.
— Je n’aurais pas cru que tu étais du genre à ne pas porter de slip.
— C’est tout ce que tu trouves à dire ? répliqua-t-il, haussant un sourcil. Petite maligne !
Grace sourit puis rougit.
— Je suis contente que tu ne puisses pas lire dans mes pensées.
Il plissa les yeux et avança vers elle, le membre de plus en plus redressé. Son sexe était si gonflé
que marcher lui faisait mal. Il avait l’impression qu’il allait s’effondrer. Il n’avait jamais été aussi dur
de toute sa vie.
Il posa les mains sur le lit, de chaque côté des hanches de Grace, et se pencha jusqu’à ce que leurs
bouches se frôlent et qu’il puisse sentir son souffle sur ses lèvres.
— Dis-moi à quoi tu pensais, Grace.
Elle ouvrit les yeux encore plus grands et rougit davantage.
— Dis-le-moi. Je veux connaître toutes les petites pensées cochonnes qui te passent par la tête.
Les pupilles de Grace se dilatèrent, ses yeux s’assombrirent jusqu’à devenir bleu nuit.
— Je me demandais s’il y aurait suffisamment de place en moi pour tout ça, chuchota-t-elle comme
si elle lui révélait un secret.
Il sourit et l’embrassa. Passionnément. Il souriait encore quand il s’écarta.
— Ne t’en fais pas, Grace. Ça ira. Je te jure que j’y veillerai.
Chapitre 22

Les yeux écarquillés, Grace jeta un dernier regard vers le bas pour vérifier si l’affirmation de Rio
était vraiment du domaine du possible. Il empoigna son membre d’une main et le caressa sur toute sa
longueur pour bien lui faire l’admirer.
— Tu vois ? Je me débrouille pas mal, ajouta-t-il, l’air amusé.
Elle n’avait toujours pas l’air convaincue, mais Rio se dit que, si elle continuait de s’inquiéter de la
taille de son sexe une fois qu’il l’aurait pénétrée, cela signifierait qu’il ne savait pas s’y prendre.
Il pinça délicatement son gland et prit un moment pour repousser son orgasme imminent, puis il
replaça les mains sur les épaules de Grace. Il souhaitait se concentrer sur sa merveilleuse poitrine.
Il voulait lui lécher tout le corps, de la tête au pied sur un côté, avant de remonter de l’autre. Même
si, comme n’importe quel homme normalement constitué, il se sentait franchement attiré par sa
poitrine, il désirait aussi lui caresser longuement les hanches et se familiariser avec toutes les courbes
de ses fesses sublimes. Il appréciait énormément les belles fesses bien rondes et, même si Grace
s’était amaigrie pendant le calvaire qu’elle avait enduré, elle avait conservé une chute de reins qu’il
trouvait particulièrement affriolante. Il avait d’ailleurs déjà rêvé de lui empoigner fermement les
hanches en la pénétrant.
Il avait également eu un autre fantasme : la prendre par-derrière en lui caressant les fesses.
Il avait même rêvé de sexe anal avec elle, tout en se traitant de tous les noms d’oiseaux pour avoir
osé fantasmer ainsi. Elle était si douce, si gentille, si belle qu’il s’en voulait de l’imaginer dans des
scènes dignes d’un porno dégoûtant.
Il se plaça entre les jambes de Grace et s’allongea de manière à poser les lèvres sur ses tétons
durcis. Son membre caressa l’intimité de la jeune femme, puis se retrouva ensuite pris en étau entre
leurs corps enlacés, son gland reposant sur la peau douce du ventre de Grace.
Il se plaça de manière à atteindre sa poitrine sans avoir à bouger. Le contact de sa peau sur son sexe
le rendait fou. Elle se tortilla sous lui, et il comprit qu’elle s’impatientait. Ils étaient aussi excités l’un
que l’autre.
Il lui lécha d’abord un téton, une fois, puis deux, avant de le prendre dans sa bouche et de le sucer
doucement. Elle lui attrapa les cheveux, et il fut étonné de la férocité de la poigne avec laquelle elle
agrippait ses longues mèches et resserrait le poing contre son crâne.
Merde, il risquait de se retrouver chauve mais il s’en foutait. Elle pouvait tirer tant qu’elle voulait,
pourvu qu’elle hurle son nom en le faisant.
— C’est tellement bon, fit-elle, haletante.
Rio sourit contre la poitrine de Grace et redressa la tête pour plonger son regard dans le sien.
— Pour moi aussi. Tu as des seins magnifiques. Tu es belle partout, dans ton corps comme dans ton
cœur.
Les yeux de la jeune femme brillèrent, et Rio remonta pour l’embrasser sur la bouche.
— Je n’ai pas dit ça pour te faire pleurer. Je l’ai dit parce que c’est vrai.
Elle lui caressa la joue, passant ses doux doigts sur la joue rugueuse du guerrier.
— Merci. Merci de me redonner une partie de ce que j’ai perdu.
— S’il n’en tenait qu’à moi, tu retrouverais tout ce que tu as perdu.
Il l’embrassa encore une fois sur la bouche puis se pencha vers son autre sein. Il l’étreignit et le
pressa délicatement vers le haut pour faire ressortir un peu plus le téton. Il le racla des dents avec une
précaution extrême et le mordilla avant de l’enserrer de ses lèvres et de le sucer fermement.
Elle l’attrapa de nouveau par les cheveux pour le guider dans ses mouvements. Il comprit
rapidement qu’elle aimait les tendres caresses suivies de succions plus fermes.
Il frotta son membre sur le sexe de Grace, puis sur son ventre, en imitant les mouvements qu’ils
feraient bientôt. Il sentait que, plus il lui léchait le téton, plus elle était mouillée et prête à le recevoir.
Il avait trouvé comment la titiller, il n’en faisait aucun doute. Elle réagissait beaucoup plus à ses
caresses sur ses seins que lorsqu’il avait inséré sa langue en elle – bien qu’on ne puisse pas dire
qu’elle avait détesté cela.
— Tu me rends folle, dit-elle en l’attirant de nouveau contre sa poitrine.
Rio rit, en faisant la grimace tant elle lui tirait les cheveux. Elle avait peut-être eu du mal à parler de
sexe, mais elle ne montrait absolument aucune hésitation pour indiquer ce qui lui plaisait.
Il garda la bouche sur son sein mais glissa une main entre leurs deux corps. Il inséra les doigts
dans son sexe moite, pour vérifier si elle était prête à l’accueillir.
Elle était chaude et mouillée, et, dès qu’il inséra le bout de son doigt en elle, elle arqua le dos et
gémit.
Oh oui, elle était vraiment prête.
Il l’embrassa une nouvelle fois, pour la forme, et la tira sur le lit de manière à ce que ses hanches
soient sur le bord, pile à la bonne hauteur pour lui permettre de s’enfouir en elle.
— Serre tes jambes autour de moi, lui dit-il.
Il tenait à s’assurer qu’elle était installée confortablement. Si près du bord du lit, elle ne serait pas
du tout à l’aise s’il ne tenait pas ses jambes.
Elle obtempéra et enroula ses jambes autour de la taille de Rio. Il glissa les mains sous ses hanches
tout en appréciant ses belles courbes.
Il retira une main, inséra un de ses doigts en Grace pour bien la préparer à le recevoir, puis
empoigna son membre pour le placer devant l’entrée de son sexe.
Il avança d’un centimètre à peine, et se sentit immédiatement enveloppé de sa chaleur. La chair
gonflée de Grace l’étreignit fermement, rendant difficile l’accès à son sexe.
C’était tout simplement la sensation la plus délicieuse qu’il avait éprouvée de toute sa vie.
Mais, les yeux écarquillés, Grace avait l’air hésitante, tendue.
Rio se retira, bien qu’il n’ait inséré que son gland en elle. Il baissa la main, la caressa doucement,
la titillant un peu, dans le but de l’aider à se détendre. Elle était mouillée, il le sentait sur ses doigts.
Elle commençait à arquer le dos en réaction à sa tendre caresse.
Il chercha encore une fois l’entrée de son sexe et tenta d’entrer complètement en elle. Grace se
raidit de nouveau. Une sorte de panique se lisait sur son visage. Ce fut alors que Rio comprit ce qu’il
se passait. Il se retira immédiatement, sans cacher son étonnement.
— Grace ?
Elle leva les yeux vers lui, ses beaux yeux bleus, brillant de larmes contenues. Il en était malade. Il
lui avait fait mal. Tandis que c’était bien la dernière chose qu’il souhaitait.
Elle était vierge, et il ne s’en était pas douté. Il était presque allé trop loin. Il avait failli la pénétrer
d’un coup tant il avait envie de s’enfouir complètement en elle, en sa douce chaleur. Il l’aurait
déchirée dans sa hâte.
— Pourquoi tu ne me l’as pas dit ? lui demanda-t-il d’une voix émue. On aurait vraiment dû parler
de ça avant.
Grace rougit et détourna le regard, une lueur de honte au fond des yeux. Mais Rio se pencha sur
elle, prit son visage entre ses deux mains et l’obligea à le regarder.
— Ne te trompe pas, reprit-il fiévreusement. Je ne suis pas dégoûté, je ne te rejette pas. Simplement,
je voudrais que ce soit pour toi la plus merveilleuse des expériences. Tu n’as connu que la douleur et
la violence. Aujourd’hui n’est pas uniquement ta première fois, Grace. C’est aussi ma première fois,
ma première fois avec toi, et je voudrais qu’on se souvienne tous les deux de ce moment comme du
plus merveilleux possible.
— C’est toi qui le rends merveilleux, chuchota-t-elle. Avec toi, je me sens belle. Désirée. Je n’avais
jamais connu ça avant toi, Rio. Surtout, n’arrête pas. Je suis désolée de ne pas te l’avoir dit avant.
J’aurais dû avoir assez confiance en toi pour être honnête dès le départ. Je te désire tellement que je
ne voulais pas que ma virginité crée une gêne entre nous. Peut-être aussi que je… pensais que tu ne
me désirerais pas autant si tu savais que je n’avais aucune expérience, ajouta-t-elle en faisant une sorte
de grimace.
Ne pas la désirer ? Merde. L’homme des cavernes en lui criait victoire en se martelant le torse à
coups de poing. C’était con, mais il était ravi qu’elle n’ait pas eu d’autre amant avant lui. Qu’elle n’ait
jamais avant lui désiré un autre homme assez fort pour se donner à lui.
— C’était bête de penser ça, fit-il en fronçant les sourcils.
Elle commença à esquisser un sourire, et ses yeux se mirent à briller de mille feux. Elle leva les
mains et lui caressa le visage comme il l’avait fait pour elle et approcha ses lèvres des siennes.
— Alors fais-moi l’amour, murmura-t-elle, bouche contre bouche. S’il te plaît.
Il s’allongea sur elle, prenant le temps de caresser ses tétons de la langue.
— Dès que je t’aurai rendue folle de désir encore.
— C’est déjà fait, hoqueta-t-elle.
Mais il prit son temps pour la séduire, en l’embrassant, en lui murmurant des mots doux et en la
caressant. Il traça une ligne de baisers sur son ventre et s’agenouilla au pied du lit, la bouche à la
hauteur de ses cuisses. Il lui donna un baiser, un seul, sur ses chairs frissonnantes, et ce fut comme si
elle était frappée par la foudre. Elle arqua le dos, haletante, pendant qu’il lui léchait le sexe et la
titillait sans relâche.
Elle avait les genoux qui tremblaient, comme tout son corps d’ailleurs, pendant qu’il lui faisait
l’amour avec la bouche. Il embrassa l’entrée de son sexe, lui prodiguant une foule de petits baisers
comme pour s’excuser de la douleur qu’il allait lui infliger. Puis il s’écarta et inséra un doigt en elle
pour vérifier la résistance. Il tourna le doigt de manière à élargir l’entrée de son sexe sans cesser de
surveiller ses réactions. Elle grimaça, et il retira prestement son doigt puis l’embrassa pour la
réconforter.
— Rio, je t’en prie…
Il se redressa et la regarda dans les yeux.
— Je t’ai déjà dit, Grace, que tu n’aurais jamais besoin de me supplier. Pour quelque raison que ce
soit.
Il lui caressa le ventre puis remonta jusqu’à ses seins qu’il empoigna doucement. Puis il contempla
les magnifiques yeux de Grace pendant qu’il se baissait pour s’installer de nouveau entre ses jambes.
Il caressa son clitoris et commença à s’insérer en elle, doucement mais fermement. Il ne voulait pas
lui donner de coup de boutoir, mais il ne voulait pas non plus, en prolongeant le processus et en
retardant le moment fatidique, lui causer plus de douleur. Il la sentit céder à la pression qu’il
appliquait sans relâche, et elle laissa échapper un soupir.
Elle se raidit, puis, les yeux écarquillés, ouvrit la bouche en un cri silencieux, qu’elle réprima en se
mordant farouchement les lèvres. Il déglutit et crispa la mâchoire. Il luttait de toutes ses forces pour
se contrôler.
Il allait s’effondrer. Grace, chaude et humide autour de son sexe, le retenait si fermement qu’il en
était presque fou de plaisir. Il n’avait rien ressenti d’aussi bon de toute sa vie.
Mais, quand il baissa les yeux sur elle, il vit les larmes qu’elle essayait vaillamment de retenir, et le
cœur de Rio se serra tellement que sa respiration en devint douloureuse.
— Je suis vraiment désolé, bébé, chuchota-t-il.
Il l’embrassa sur le front, les joues, le nez, les paupières. Il l’embrassa au coin d’un œil d’où s’était
échappée une seule larme et il la lécha.
— Je ne te ferai plus jamais mal, promis.
Elle releva le menton, cherchant goulûment sa bouche.
— S’il te plaît, n’arrête pas. Ne… t’en va pas. Tu ne m’as pas fait mal. C’était juste le choc, j’étais
dépassée par toutes ces sensations… C’était l’émotion.
— Chut, ma belle, lui dit-il pour la réconforter. Je ne vais nulle part, ne t’inquiète pas.
Il lissa entre ses doigts une mèche de ses cheveux qui était retombée sur sa joue, avant de lui
donner un nouveau baiser, si long et si tendre qu’il en avait presque mal.
Comme s’il pouvait la quitter ! Il n’irait nulle part tant qu’elle ne serait pas satisfaite, sinon repue. Il
préférait mourir que d’arrêter de lui faire l’amour.
Un flot de questions tournait dans sa tête, à lui en donner le vertige. D’abord et avant tout, il se
demandait comment cette femme avait réussi à arriver jusque-là sans que jamais un homme lui ait fait
l’amour. Soit ils étaient tous des idiots consommés, soit elle avait toujours gardé ses distances. Si
c’était le cas, pourquoi l’avait-elle choisi, lui ? Et pourquoi maintenant ?
C’était bête et inutile d’essayer d’interpréter ce cadeau qu’elle lui faisait de sa virginité. À lui et à
personne d’autre. Un cadeau précieux qu’il acceptait avec une immense satisfaction. Personne d’autre
ne recevrait jamais ce cadeau sublime. Il en serait à jamais le seul détenteur.
— Regarde-moi, dit-il.
Elle fit comme il lui avait demandé et il l’embrassa, parfaitement immobile. Il avait peur de bouger
trop tôt, trop vite, de lui faire plus mal encore.
— On va y aller doucement, poursuivit-il.
Elle hocha la tête et il détecta une lueur de soulagement dans son regard.
— Je vais me redresser juste assez pour poser ma bouche sur tes merveilleux seins. Je voudrais
que tu essaies de te détendre le plus possible. Je veux que tu éprouves aussi du plaisir. On dirait que tu
aimes que je te caresse les seins et les tétons.
Rouge jusqu’aux oreilles, elle hocha la tête en signe d’assentiment.
— Quand j’ai fait ça tout à l’heure, tu étais bien mouillée. Alors je vais le refaire et puis j’irai tout
doucement. Je ferai très attention jusqu’à ce qu’on trouve la bonne cadence, d’accord ?
Les yeux de Grace s’emplirent encore de larmes, et il sentit son cœur gonfler à en crever. Puis elle
posa les mains de chaque côté de son visage et l’attira vers elle. Elle l’embrassa dans un baiser
passionné, sauvage, qui le laissa pantois et eut pour conséquence malheureuse de le faire durcir
encore davantage en elle.
Elle se tortilla et gigota sous lui, comme si elle essayait de trouver la position la plus confortable
pour s’adapter à sa taille, à la présence d’un homme dans ce territoire encore inexploré.
— C’est parfait, grâce à toi. Merci, dit-elle d’une voix haletante.
Il en resta parfaitement abasourdi, ouvrant la bouche sans qu’aucun son en sorte. Parfait ? Il la
dévisagea comme si elle était cinglée. Mais elle sourit encore une fois et l’embrassa.
— Je ne peux pas imaginer qu’un autre homme aurait pu être aussi doux et aussi tendre. Tu es une
énigme pour moi, Rio. Tu as l’air d’un véritable dur à cuire, mais, à l’intérieur, tu es une guimauve.
— Moi, une guimauve ?
Il était horrifié. « Guimauve » ? Si jamais ses hommes entendaient ce mot, il était dans la merde. Ils
ne le lâcheraient pas avec ça avant que les poules aient des dents.
Et si l’autre équipe, l’équipe de Steele, était au courant… Il préférait ne pas y penser. Steele ne se
priverait pas de le chambrer à ce sujet pendant les dix prochaines années, au moins.
Le sourire de Grace s’élargit encore.
— Oui, tu es une grosse guimauve, tout doux et tout gentil.
— Ah merde !
La jeune femme éclata de rire. Décidément, il préférait la voir se moquer de lui gentiment que
pleurer comme elle avait semblé prête à le faire quelques minutes plus tôt.
— Je crois que tu parlais de mes seins, murmura-t-elle.
Rio haussa un sourcil.
— Oh oui, madame. J’aime bien quand tu es autoritaire comme ça avec moi.
— Embrasse-les, l’implora-t-elle doucement. J’adore quand tu me caresses de la langue et des
lèvres, quand tu suces mes tétons. Je n’ai pas de mots pour décrire cette sensation. C’est
extraordinaire.
Ses paroles résonnèrent comme une douce musique à ses oreilles et pénétrèrent en lui jusqu’à
déclencher de profonds frissons. Son sexe s’enfonça encore davantage en elle, et il allait s’excuser
quand elle gémit doucement, fermant les yeux et redressant la poitrine en une invitation à continuer.
Soulagé que le pire semblait passé, il fut plus qu’heureux d’obéir. Il lui lécha d’abord un téton, puis
l’autre, lui accordant la même attention.
Il mordilla, suça et lécha, passant de l’un à l’autre jusqu’à ce que le corps de Grace se mette à
ondoyer sous le sien. Il n’était pas persuadé qu’elle se rendait compte de ce qu’elle lui faisait. Il
décida de la laisser aller à son rythme, même si l’envie le dévorait de la prendre avec force et
vigueur.
Elle arquait le dos et relevait les hanches pour le faire entrer de plus en plus profondément en elle,
les chevilles croisées dans le dos de Rio. Elle l’étreignait avec tellement de force qu’il risquait de
garder la marque de ses talons dans les fesses pendant des jours.
— Je t’en prie, Rio !
— Dis-moi ce que tu veux, ma belle.
— Je ne sais pas ! s’écria-t-elle. J’ai besoin…, poursuivit-elle en fermant les yeux et en se cambrant
encore. S’il te plaît…
Elle était tellement mouillée. Chaude et moite, mais plus aussi serrée. Elle était au bord de
l’explosion, et il voulait que cet orgasme soit pour elle une expérience inoubliable.
— Accroche-toi à moi, bébé, d’accord ? Et fais-moi confiance. Je t’emmènerai là où tu veux aller.
Elle posa tout de suite les mains sur ses épaules. Ses ongles s’enfoncèrent dans la peau de Rio, son
regard dans le sien. Il voyait briller une lueur de confiance dans ses yeux, une lueur qui transperçait
les ténèbres. Avec un choc, Rio se sentit bien humble face à tout ce qu’elle lui donnait.
Il l’étreignit dans ses bras et entreprit un lent mouvement de va-et-vient. Elle soupirait, elle
gémissait. Elle laissait échapper de petits geignements. Et il savourait chacun des bruits qu’elle
émettait, chacun des mouvements qu’elle faisait sous son corps.
— Encore, exigea-t-elle.
Rio sourit, embrassa sa bouche pulpeuse puis commença à s’enfouir profondément en elle,
accélérant le rythme pour bien lui faire sentir qu’elle était sienne.
— Oh oui, fit-elle dans un souffle. J’aime ça aussi.
— Moi aussi, ma chérie. Moi aussi.
Il contracta ses muscles, qui se gonflèrent, et serra les mâchoires, décidé à la faire jouir en
premier. Elle écarquilla les yeux, son corps se raidit, et il sentit sa féminité se serrer autour de son
membre, lui faisant littéralement perdre la tête.
— Laisse-toi aller, ma chérie. Abandonne-toi au plaisir. Ne lutte pas. Ne résiste pas.
Elle se relâcha complètement, l’enveloppant, le baignant de sa douceur soyeuse. Puis il sentit de
nouveaux spasmes.
— Ah merde, je vais jouir aussi ! Je ne veux pas te faire mal.
Elle lui hurla de ne pas arrêter. Il cria son nom en explosant en vagues successives de plaisir. Il
continua à jouir ainsi pendant plusieurs minutes, bien après qu’elle se fut complètement détendue sous
lui. Et il lui donna, encore et encore, plusieurs grands coups de butoirs tout en se déversant en elle.
Il se pencha, ses hanches tressaillant encore tandis qu’il se laissait aller. Oh, il adorait le contact de
sa peau. Il aurait voulu rester ainsi pour toujours. Son membre continuait de palpiter et de se vider,
mais il restait à l’intérieur d’elle et jamais il n’avait éprouvé une aussi merveilleuse sensation de toute
sa vie.
Il l’étreignit plus étroitement, tellement qu’il craignait de lui couper la respiration, mais elle était
contre lui, autour de lui, peau contre peau, et c’était tout ce qui comptait.
Au bout d’un moment, il roula sur le côté, l’attirant près de lui malgré ses protestations
ensommeillées. Avec le mouvement, son membre sortit du sexe de Grace, et ils gémirent tous les
deux, même s’il soupçonnait que ce n’était pas pour les mêmes raisons.
Elle devait avoir un peu mal après avoir fait l’amour avec autant d’abandon. De son côté, jamais il
n’avait passé autant de temps enfoui dans une femme en un seul rapport. Une femme vierge, en plus. Il
baissa les yeux et fronça les sourcils à la vue du sang sur son membre. Il n’aimait pas penser qu’il lui
avait fait mal. Elle avait suffisamment souffert pour toute une vie.
— Ne bouge pas, lui murmura-t-il à l’oreille. Je vais chercher un gant de toilette. On va se nettoyer
tous les deux et tu pourras dormir ensuite si tu veux.
— Mmm…, marmonna-t-elle en guise de réponse.
Il sourit, se leva et alla à la salle de bains pour faire sa toilette avec un gant humide. Puis il prit un
autre gant, le passa sous le robinet d’eau chaude et l’essora.
Quand il revint à la chambre, elle avait fermé les yeux mais, dès qu’il se glissa dans le lit, elle les
rouvrit et les posa sur lui.
— Écarte les jambes, s’il te plaît, lui dit-il tendrement.
Timide, elle fit comme il lui demandait, soulevant d’abord une jambe, pliant le genou et mettant le
pied sur son autre jambe.
Elle soupira quand il passa le gant sur elle. Il y avait quelque chose de très intime dans ce geste
avec lequel il effaçait la preuve qu’il avait pris possession d’elle. Le gant fut bientôt souillé de sang et
des traces de semence. Il le regarda un long moment, comprenant le sens de ce qui venait de se passer.
Grace était vierge et il avait été son premier amant. Il n’avait pas pensé à utiliser un préservatif.
C’était peut-être irresponsable de sa part, mais, bien honnêtement, il se fichait des conséquences. Dans
sa tête, Grace était sienne. Quoi qu’il résulte de leur rapport, ils feraient face ensemble. Tout comme
ils affronteraient ensemble les dangers qui planaient sur eux.
Il jeta le gant de toilette et tira les couvertures pour installer Grace dans le lit. Cela fait, il la
rejoignit et attira la tête de la jeune femme sous son menton.
Il avait beaucoup de choses à penser. Beaucoup de décisions à prendre. Certaines avaient déjà été
prises. Comme lorsqu’il avait vu Grace pour la première fois et décidé qu’elle était sienne.
Il l’avait recherchée. Avait juré de la protéger. Et elle était là, dans les bras de Rio, dans son refuge
personnel.
Pour lui, ça ressemblait fort à une putain de demande en mariage.
Chapitre 23

Grace s’était abandonnée, somnolente, dans les bras de Rio. Sans vraiment s’endormir, elle se
laissait aller à une sorte de torpeur. Elle se sentait toute molle, vidée de toute son énergie, mais d’une
manière terriblement agréable.
Elle aimait sentir Rio près d’elle. Il était fort, solide comme le roc, chaud contre sa peau et
tellement réconfortant. Elle se sentait aimée et c’était là son talon d’Achille.
Elle voulait un homme capable de lui témoigner de l’affection au-delà d’une relation
impersonnelle.
Elle se frotta la joue contre son torse et soupira.
— Pourquoi tu soupires ?
Grace redressa la tête et vit que Rio, complètement réveillé, la dévisageait. Elle appuya sa tête sur
la paume de sa main et, le coude sous son oreiller, se souleva de manière à le voir tout en restant
collée contre lui.
— Comme ça. J’avais envie, déclara-t-elle en toute simplicité.
Il lui caressa la joue puis les cheveux, tout en continuant de l’observer de près.
— Pourquoi moi ? lui demanda-t-il, la tête penchée de côté.
Grace sentit le rouge lui monter aux joues. Elle ne chercha pas à faire semblant de mal comprendre
la question. Elle n’était pas trop sûre de pouvoir être parfaitement honnête avec lui. Sa réponse
pourrait avoir des répercussions sur leur relation. Ou pas.
— Il faut que tu saches comment j’ai vécu, lui dit-elle à voix basse. Je n’arrêtais pas de déménager.
Je ne pouvais pas avoir d’amis ni accorder ma confiance à personne. C’était devenu tellement habituel
pour Shea et moi que cette solitude a fini par nous sembler parfaitement normale.
» Shea… Elle y arrivait beaucoup mieux que moi. Elle faisait plus d’efforts, au bout du compte.
Elle voulait vivre comme tout le monde. Elle était un peu plus naïve que moi au début, il me semble,
parce qu’elle pensait pouvoir atteindre son but : avoir une vie normale, je veux dire. Nous préférions
ne pas regarder notre situation en face et, à mon avis, Shea refusait encore plus que moi de prendre
en compte qui nous étions, ce que nous étions en réalité. Elle devait se dire que si elle n’acceptait pas
la situation, elle l’empêcherait en quelque sorte d’exister.
» Pour moi, la vie était un combat quotidien. Je voyais sans cesse des gens qui souffraient et qui
avaient vraiment besoin de soins. Des enfants malades aussi. J’avais conscience en permanence du fait
que je pouvais les aider, changer leur vie, mais je ne pouvais en parler à personne. Si je l’avais fait,
j’aurais révélé mon don et celui de ma sœur.
— C’est une énorme responsabilité à assumer, marmonna Rio.
— Je me détestais moi-même.
Il passa la main sur son visage, lui prit la joue et la regarda dans les yeux.
— Il ne le faut pas, lui dit-il en posant ses lèvres sur les siennes et en lui caressant les cheveux. Tu
ne peux pas être responsable du monde entier. Tu ne peux pas secourir tout le monde. Tu sais ce que
ça te fait quand tu pratiques une guérison. Si tu mourais, tu ne pourrais plus venir en aide à personne,
tu sais ?
— C’est une source de frustration pour moi, tu comprends ? J’ai reçu un don miraculeux, mais je
ne peux pas l’utiliser parce que ça me fait trop souffrir et je pourrais en mourir. Qu’est-ce que c’est
que ce marché de dupes ? À quoi est-ce que mon don sert ? Ce serait égoïste et tellement
irresponsable de ma part de ne jamais m’en servir mais, chaque fois que je l’utilise, je me mets en
danger ainsi que ma sœur. Quoi que je fasse, le résultat est affreux.
Grace était une nouvelle fois au bord des larmes. Plutôt que de montrer sa faiblesse, elle enfouit
son visage dans son oreiller et se lova encore plus contre Rio, calant sa tête entre le coussin et le
menton du combattant.
Rio continua de lui passer la main dans les cheveux, démêlant ses mèches avec les doigts. Il ne dit
rien pendant un long moment. Seule la respiration rompait le silence de la chambre.
— Je n’ai pas de réponse à ta question, Grace, lui dit-il d’une voix grave et posée. Tu as hérité de
ce don pour une raison, il ne te reste plus qu’à découvrir laquelle. C’est une question de temps. Il n’y
a peut-être rien de mieux à faire que de survivre jusqu’au jour où tu comprendras le sens de ce
pouvoir.
Pénétrée jusqu’au cœur par ses paroles, elle demeura immobile. Enfin, elle releva lentement la tête
et le regarda dans les yeux.
— Tu crois ?
— Les choses n’arrivent pas sans raison, lui répondit-il en haussant les épaules. Enfin, c’est ce que
je crois. « Il y a un temps fixé pour tout, un temps pour toute chose sous le ciel. »
Elle écarquilla les yeux lorsqu’elle l’entendit ainsi citer un verset de la Bible.
— Quoi ? s’exclama-t-il, l’air amusé. Tu ne pensais pas que je pouvais être croyant ?
Faute de savoir quoi répondre, Grace préféra ne rien dire.
— Ce à quoi je voulais en venir, reprit-il, c’est que, dans les temps anciens, les hommes les plus
sages croyaient que chacun avait une raison d’être et qu’il y avait un temps pour tout en ce monde.
Toi, pour le moment, tu dois te concentrer sur ta guérison. Tu dois retrouver tes forces. Et puis le
jour viendra où tu découvriras pourquoi tu es sur Terre, pourquoi tu as reçu ce don. Ce ne sera peut-
être pas aujourd’hui, ni demain, ni même l’an prochain. Mais je ne crois pas aux accidents de la
nature. Il doit y avoir une raison pour laquelle tu as reçu ce don. Et ta sœur le sien.
— Mais nous ne sommes pas nées naturellement, dit-elle tristement. Nous ne sommes pas des
créatures de Dieu. Nous avons été conçues dans un labo froid et stérile, où des scientifiques
cherchaient à reproduire des capacités spéciales qui apparaissent parfois spontanément dans la
population. En mélangeant les bons gènes, ils espéraient créer des êtres extraordinaires.
— Tu ne penses pas qu’Il a participé au processus, même un tout petit peu ? lui demanda-t-il en
souriant et en posant son doigt sur sa bouche. Ce n’est pas parce que vous n’avez pas été conçues de
manière traditionnelle, ta sœur et toi, que vous avez moins de raison d’être. Ne peut-Il pas avoir
décidé de transformer les mauvaises intentions des hommes en quelque chose de beau ? Regarde ce
que Shea a fait pour Nathan et Swanny. Ils lui doivent la vie. Ne sous-estime jamais ta propre valeur,
Grace. Ou ta raison d’être. Il y a un sens à ton existence et à ta présence ici à mes côtés.
Il enroula une des mèches des cheveux de Grace autour de son doigt et tira doucement.
— Tu as pensé que tu étais peut-être là pour moi ?
Grace plissa le font. Qu’aurait-elle pu répondre à cela ? Elle préféra lui renvoyer la pareille.
— Peut-être que ta raison d’être, à toi, était de me porter secours ?
— Peut-être, lui dit-il en souriant. Peut-être que nous finirons par nous sauver l’un l’autre.
— Pourquoi aurais-tu besoin d’être sauvé, Rio ? Qui es-tu ? Est-ce que tu t’appelles vraiment Rio ?
Il cessa de sourire et ses yeux brillèrent un peu moins. En silence, il retira lentement sa main des
cheveux de Grace. Puis il esquissa une grimace.
— Je m’appelle Eduardo Bezerra. Là, je viens de te révéler un secret que presque aucun autre être
humain ne connaît.
— « Eduardo » ne te va pas vraiment, lui dit-elle en plissant le front. « Rio », c’est mieux. Comment
as-tu hérité de ce nom ?
— Dans l’armée, on finit presque toujours par avoir droit à un surnom. Mon père était américain et
ma mère brésilienne. Je suis né à Rio de Janeiro. Nous nous sommes installés chez mon père aux
États-Unis quand j’étais petit. Je me suis enrôlé dès que je suis sorti du lycée. Quand j’ai commencé
ma carrière, dans les opérations spéciales, j’ai cessé d’exister en tant qu’Eduardo Bezerra. Toutes les
personnes qui connaissaient cet homme ont été informées de sa mort au combat.
La révélation de Rio fut un choc pour Grace. Sourcils froncés, elle lui lança un regard
interrogateur comme pour lui demander de confirmer ce qu’elle venait d’entendre.
— Mais ta famille ? Tes parents ? Tu m’as parlé de ta sœur. J’espère qu’on ne leur a pas dit que tu
étais mort ?
Un éclair de souffrance intense traversa le regard du combattant, et il se détourna d’elle et se
redressa pour s’asseoir au bord du lit. Il resta immobile, penché vers l’avant, la tête baissée.
Elle s’agenouilla, se sentant gauche, exposée et vulnérable. Quelque chose dans le regard de Rio
l’avait frappée profondément. Elle avait ressenti sa douleur. Un instant, elle eut l’impression que son
esprit s’était ouvert à elle et qu’elle pouvait lire en lui.
Il était tourmenté, par la culpabilité d’abord, mais aussi par la tristesse.
Avec hésitation, elle lui toucha l’épaule. Il tressaillit, et ses muscles se contractèrent sous sa main.
Mais elle maintint le contact.
Puis elle l’entoura de ses bras, posa sa tête sur son épaule et l’étreignit fermement, ses seins
plaqués contre son dos. Elle l’embrassa sur l’épaule et resta agenouillée à ses côtés.
— Tu as vu quelque chose ? Je t’ai sentie entrer dans ma tête, là, tout de suite, lui demanda-t-il sur
un ton amer.
Elle l’embrassa de nouveau sans prêter attention au ton de sa voix.
— Non. Même si j’avais pu, je n’aurais pas lu dans tes pensées. Je n’établis pas de liens
télépathiques avec des étrangers. Je ne veux pas violer l’intimité des gens, et surtout pas la tienne.
Il plaça une main sur celle que Grace avait posée sur son torse.
— Eh bien, je méritais ce petit rappel à l’ordre, je suppose. Je me suis énervé parce que je t’ai
sentie dans ma tête, mais tu me dis que tu n’établis pas de liens télépathiques avec des étrangers, et je
n’aime pas ce terme. Je ne peux pas avoir le beurre et l’argent du beurre, pas vrai ?
Elle appuya son menton sur son épaule et émit un long soupir.
— Dis-moi ce qui ne va pas, Rio. Ça ne doit pas être difficile au point que je n’aie pas d’autre choix
que d’essayer de lire dans tes pensées. Tu n’as qu’à me le dire. Tes chefs ont dit à tes parents que tu
étais mort ?
Il serra la main de Grace dans la sienne avant de la relâcher doucement.
— Oui. J’étais jeune et idéaliste à l’époque. Je croyais agir pour l’intérêt général. Je devais mourir
pour servir mon pays. Je ne pouvais pas conserver de liens familiaux. Ils me demandaient de devenir
soldat par excellence. Sans famille. Sans attaches. Rien qui puisse me retenir. Rien qui puisse prendre
le pas sur mes missions. Mes parents avaient Rosalina, et je pensais qu’il n’y aurait pas de problème.
Puis il poussa un long soupir, se frotta le visage et la tête, et laissa sa main sur sa nuque, les
phalanges blanchies sous la pression.
— Je n’étais qu’un sale égoïste à la recherche de la gloire à tout prix.
Cette sentence amère fit frissonner Grace.
— Est-ce que tes parents savent que tu es en vie ? Maintenant, je veux dire.
— Oui, dit Rio à voix si basse que Grace l’entendit à peine. Mais ils me considèrent comme mort.
Grace cligna des yeux : elle n’était pas sûre d’avoir correctement entendu.
— Je ne comprends pas.
— Tu connais déjà une partie de l’histoire. Ma sœur vivait avec un homme qui n’était pas fait pour
elle. Il était plus âgé qu’elle et très autoritaire. C’était un salaud de la plus belle espèce. Il l’a tuée.
Même s’il lui avait déjà raconté cette partie de sa vie, elle tressaillit à la pensée de toute cette
violence gratuite.
— J’aurais dû être là. Ça ne serait jamais arrivé. Mon père a fait une attaque cardiaque, et je ne le
savais pas. J’étais trop occupé à sauver le monde. Enfin, c’est ce que je pensais. En réalité j’évoluais
dans des eaux tellement troubles et profondes que je surnageais à peine. Ma mère avait peur de mon
beau-frère, et mon père ne pouvait pas faire grand-chose dans son état.
» Puis, entre deux missions, je me suis mis à douter de la vie que j’avais choisie. Je ne croyais plus
en ce qu’on faisait. Je ne savais plus trop quel maître on servait. Je suis allé chez ma sœur pour la
voir, elle et personne d’autre. Je ne savais même pas si elle avait des enfants. Je voulais uniquement
l’apercevoir. M’assurer qu’elle était bien, heureuse et en bonne santé. Mais j’ai trouvé une femme
enceinte et battue si violemment qu’elle est morte dans mes bras. Elle croyait que j’étais un putain de
fantôme !
» J’ai juré de la venger, poursuivit-il en se couvrant en partie le visage d’une main, après un court
instant de silence, étranglé par l’émotion. Je ne savais pas quoi faire d’autre. Je me sentais tellement
coupable. Faire payer ce mec pour ce qu’il avait fait à ma sœur est devenu mon unique but dans la vie.
Je l’ai trouvé et je l’ai buté. Et je n’ai aucun regret. Il a souffert autant qu’il avait fait souffrir ma
sœur. Quand ce fut fini, je suis allé voir mon père et ma mère, et je leur ai dit ce que j’avais fait. Je
leur ai tout raconté dans les détails.
Grace, le souffle coupé, se tint immobile contre lui. Elle l’étreignit encore plus fortement, sentant
que les choses étaient allées de mal en pis. Elle retint sa respiration, craignant les révélations à venir.
— Je n’oublierai jamais le regard que ma mère m’a adressé. Elle semblait tellement triste,
tellement déçue, tandis que mon père paraissait usé, le teint gris. Elle m’a dit que son fils n’aurait
jamais laissé sa famille pleurer sa mort, que son fils ne serait jamais entré dans sa maison avec du
sang sur ses mains, le sang de la vengeance. Elle a ajouté que, à ses yeux, je ne valais pas mieux que
l’homme qui avait tué sa fille, et que son vrai fils était mort des années plus tôt.
— Oh, Rio ! Je suis si désolée, chuchota-t-elle.
— Je le méritais, dit-il amèrement.
— Personne ne mérite de se voir refuser le pardon.
— J’ai tourné le dos à ma famille.
Elle ne le contredit pas. Elle aurait pu dire beaucoup de choses, mais en fin de compte cela n’aurait
rien donné. Il n’avait pas besoin d’entendre des platitudes dénuées de sens. Certaines douleurs ne
s’estompaient qu’avec le temps, beaucoup de temps.
Elle pouvait cependant lui apporter un peu de réconfort. Comme il l’avait fait pour elle. Elle se
redressa, se retourna et vint s’asseoir à califourchon sur lui, passant ses bras autour de son cou et le
serrant dans ses bras.
Il riva ses yeux à ceux de Grace, avec un regard profondément grave.
— Il faut que tu comprennes, Grace. Je ne te tournerai jamais le dos. Je ne vais jamais te quitter.
J’ai juré de te protéger et je préférerais mourir que de revenir sur ma parole. Je ne laisserai jamais ce
qui est arrivé à ma famille, à ma sœur, t’arriver à toi.
Elle passa une main sur le front de Rio et repoussa ses cheveux vers l’arrière. Elle le caressa
doucement, espérant réussir à le réconforter aussi bien qu’il le faisait pour elle.
— Tu avais déjà quitté Titan quand tu es allé voir Rosalina ?
— Je n’avais pas encore tout à fait décidé. Comme je te l’ai dit, j’étais entre deux missions. Quand
elle est morte, j’ai démissionné et j’ai passé toute une année à chercher ce salaud. Après cette
confrontation avec mes parents, j’ai compris que je ne pourrais pas continuer avec Titan. Je ne
pouvais pas y retourner. J’avais comme l’impression d’avoir trahi mes parents, même s’ils me
considéraient comme mort. Pourtant, ce n’est pas pour ça que je suis allé travailler pour le KGI. Je
l’ai fait pour moi. Parce que je voulais pouvoir me regarder dans la glace le matin sans renier le mec
que j’y voyais, me sentir en paix avec lui.
— C’est pour ça que tu es parti à ma recherche ? lui demanda-t-elle, curieuse. Pour faire
pénitence ? Tu te sentais obligé de réparer le passé ?
Rio fronça les sourcils et son visage revêtit une expression féroce. Il lui prit le menton dans la
main et le maintint fermement. Il couvait Grace d’yeux brûlants.
— Pas du tout. Tu n’es pas pour moi une mission qui me permet de soulager ma conscience. Si
c’est ce que tu penses, eh bien, laisse-moi te dire que tu es complètement à côté de la plaque. Je me
suis porté volontaire pour partir à ta recherche parce que, quand je t’ai vue sur cette vidéo, j’ai vu
mon avenir. Tu m’es apparue comme une grenade en pleine tronche. Je n’aurais pas pu ne pas prendre
cette mission, même si j’en avais eu envie.
Elle le dévisagea, absolument ahurie.
Il passa le pouce sur sa lèvre inférieure et se pencha pour l’embrasser.
— Je ne m’attends pas à ce que tu comprennes. Merde, je ne comprends pas moi-même. Mais je
m’attends à ce que tu l’acceptes. Et que tu m’acceptes. Parce que, ma chérie, que ça te plaise ou non, je
serai une présence constante dans ta vie à partir de maintenant. Quand on en aura fini avec cette
histoire, il faudra déterminer quelle place tu veux me donner, mais laisse-moi te dire qu’il n’est pas
question que je te quitte.
Chapitre 24

Les paroles de Rio plongèrent Grace dans la confusion, au grand amusement du guerrier. Il lui
avait déclaré à demi-mot qu’elle était sienne et qu’elle n’avait pas le choix. Mais ce n’était pas tout à
fait vrai. Il n’était pas assez bien pour elle, ça, il en était conscient. Elle avait besoin de quelqu’un de
mieux que lui. Elle méritait mieux que lui. Si elle le remballait… Il mentirait s’il disait qu’il tirerait
élégamment sa révérence.
Certaines choses méritaient qu’on se batte pour elles. Grace Peterson en faisait partie.
Mais il savait aussi qu’ils avaient encore une longue route devant eux. Et beaucoup d’obstacles à
franchir, certains visibles, d’autres non. Ce ne serait pas facile et ils n’auraient pas assez d’une
journée.
Il avait beau trouver cette situation cocasse, il n’en était pas moins énervé de constater qu’elle
pouvait être si ahurie d’apprendre qu’un homme la désirait à ce point. Elle se comportait comme si
seule sa sœur avait jamais fait attention à elle.
Son cœur se serrait quand il découvrait qu’elle pouvait avoir ce genre de pensée. Il était grand
temps que quelqu’un se rende enfin compte que Grace était une femme extraordinaire.
Elle lui caressa le visage avec ses doigts si doux, et il ne put s’empêcher de réagir. Il n’y pouvait
rien, c’était l’effet qu’elle avait sur lui. Son membre se durcit et tressaillit. Puisqu’elle était assise sur
ses genoux, il pouvait difficilement cacher ce qui lui arrivait. Bordel de merde. Il lui touchait les
fesses avec son engin.
— Je ne sais jamais trop ce que je dois dire en ta présence, Rio. Je continue à penser que ça n’est
pas réel. Que c’est le fruit étrange de mon imagination, que je vais me réveiller derrière des barreaux
et que tout ça n’aura été qu’un rêve. Ce genre d’histoire ne peut pas m’arriver.
Rio éclata de rire.
— Écoute ce que tu dis, ma chérie. Tu es sceptique, tu dis que ce genre de chose n’arrive pas dans
la vraie vie. Est-ce que tu te rends compte que ça a l’air absurde venant d’une femme qui a un don
extraordinaire ? C’est moi qui devrais m’enfuir en hurlant que ce genre de chose n’existe pas dans la
vraie vie. La vérité, c’est que c’est possible, et que c’est à moi que ça arrive. Et à toi. Je pars souvent
en mission. Ça n’a rien de nouveau. Ce qui est différent, c’est d’être complètement bouleversé par une
femme aperçue sur une vidéo de surveillance et de savoir que sa vie est irrévocablement liée à la
mienne, d’une manière inexplicable. Ça, c’est le genre de truc qui ne se produit pas tous les jours. Le
reste ? Parfaitement normal.
Tout à coup, elle l’embrassa. Il parlait encore quand elle vint l’interrompre en plaquant ses lèvres
sur les siennes dans un baiser brûlant. Déséquilibré, il faillit tomber à la renverse sous cet assaut
sauvage. Elle passa les bras autour de son cou et l’empoigna par les cheveux pour l’empêcher de
bouger. Comme s’il avait eu envie de bouger ne serait-ce qu’un seul muscle !
Il resterait là toute la nuit si elle continuait à l’embrasser aussi goulûment.
Il faillit gémir quand elle s’écarta de lui. Elle continua à lui caresser le visage et il eut envie de
ronronner. Décidément, il était fichu. Il se demanda si elle savait qu’il lui suffisait d’un petit câlin,
d’un certain regard, pour qu’il aille lui décrocher la lune.
C’était dingue. Tout ça était dingue. Il n’avait jamais craqué à ce point pour une femme. Et jamais
plus de quelques jours. Du moins pas avant leur rencontre.
Bordel de merde, il avait complètement craqué sur Grace Peterson.
Elle se releva et, avant même qu’il ait pu commencer à protester, elle s’agenouilla entre ses jambes.
Elle saisit son membre et le massa doucement, de haut en bas, observant son érection grandissante
avec une forme d’avidité.
Merde. C’était une torture pour lui. Elle avait l’air prête à tenter l’aventure, comme si elle
examinait la situation, décidée à faire quelques expériences. Il ne s’y opposait certes pas, mais son
endurance serait mise à rude épreuve. S’il s’en sortait sans se couvrir de ridicule, il allait mériter une
médaille.
— Rio ?
Grace prononça son nom d’une voix haletante, un peu hésitante mais déjà excitée. Ce qui l’excita,
lui, énormément. Il s’obligea à garder le contrôle et à ne pas penser à son sexe emprisonné dans les
mains de la jeune femme, qui le rendait fou à chacun de ses mouvements.
— Oui, ma chérie ?
— Je ne sais pas trop comment faire, mais je voudrais… (Elle s’interrompit, rouge comme une
pivoine, et baissa la tête.) Tu veux me montrer comment faire ?
À moins qu’il se trompe complètement, elle se tenait agenouillée devant lui, la main sur son
érection, et lui demandait de lui expliquer comment lui faire une fellation.
Une petite voix dans sa tête lui disait de ne pas faire l’andouille, de la relever, de lui écarter les
jambes, de s’approcher d’elle comme d’un plat exquis et de lui montrer le plaisir qu’il pouvait lui
procurer avec sa bouche. Hors de question pour lui de la pénétrer, puisqu’elle était encore vierge une
heure plus tôt et devait avoir encore un peu mal.
Une autre voix dans sa tête vociférait et exigeait qu’il lui explique exactement ce qu’il aimait et
comment.
Mais Grace lui lança un regard implorant de ses magnifiques yeux bleus, ce qui le décida.
— J’ai envie de te goûter, Rio, lui dit-elle. Comme tu as fait avec moi. Les hommes aiment ça, je le
sais. Mais je n’ai aucune idée de quoi ou comment faire.
— Oui, bébé, on aime ça, c’est vrai.
— Dis-moi ce que je dois faire, alors, répondit-elle avec un sourire.
Il glissa une main sur la tête de Grace et enfouit ses doigts dans les cheveux de la jeune femme. De
son autre main il dégagea son sexe de son emprise et se le massa une ou deux fois, jusqu’à ce qu’il
devienne complètement dur.
— Redresse-toi un peu, lui dit-il.
Elle prit appui des deux mains sur ses cuisses et se poussa légèrement en avant.
Il lui caressa la nuque, l’étreignant doucement, pour la mettre à l’aise. Puis il dirigea son érection
vers sa bouche.
— Ouvre la bouche, dit-il doucement. Commence par lécher le gland. Ne le prends pas tout de suite
entre tes lèvres. Taquine-moi un peu d’abord. J’adore ça. Fais comme si c’était un jeu de séduction.
Donne-moi un avant-goût de ce qui m’attend.
Sa petite langue rose sortit d’entre ses lèvres et toucha délicatement son gland. Il inspira
brusquement et réprima un gémissement d’agonie. C’était tellement bon… et elle avait à peine
commencé à l’effleurer.
— Continue, lui dit-il pour l’encourager.
Elle contourna son gland de la langue et caressa, avec un peu plus d’insistance, le dessous de son
sexe. Oh mon Dieu, comme il aimait ça ! C’était même ce qu’il préférait.
Il reprit son membre en main et l’éloigna de sa bouche. Les sourcils froncés, elle prit un air si
dépité qu’il s’en voulut immensément.
— Ce n’était pas bien ?
— Oh, si. J’allais justement te dire que c’était vraiment parfait.
Il fit courir ses doigts sur son membre jusqu’à la partie inférieure, juste sous le gland, là où la peau
était complètement tendue.
— Tes seins sont la partie la plus sensible de ton anatomie. Voici la partie la plus sensible de la
mienne. J’adore que tu me touches là. Tu peux me sucer, me lécher, faire ce que tu veux. Je peux te
promettre que je vais aimer ça.
— Oh, dit-elle en esquissant un sourire.
Il l’attrapa de nouveau par les cheveux et lui présenta son sexe.
— Ouvre, lui demanda-t-il.
Cette fois, elle prit encore plus d’initiatives. Elle lécha son gland, le titilla sur le haut puis s’attarda
sur la zone qu’il lui avait indiquée. Il ferma les yeux et la laissa faire un moment.
— Maintenant prends-moi dans ta bouche, un peu plus profondément. Va très lentement. Fais
attention à tes dents et serre-moi fermement entre tes lèvres. Suce doucement tout en me faisant entrer
dans ta bouche. Pas trop fort.
Il fit entrer son membre un peu plus dans sa bouche. Elle gardait ses yeux fixés sur les siens,
comme si elle observait ses réactions à chacun de ses gestes, à chaque succion, à chaque caresse de sa
langue le long de son érection.
— On va y aller lentement. Je ne veux pas que tu te sentes dépassée, dit-il. Quand tu auras plus
l’habitude, je te montrerai d’autres choses. Pour le moment, concentre-toi sur la bonne cadence pour
toi, sur ta respiration. Inspire par le nez quand je suis bien dans ta bouche. Quand je me retire un peu,
tu peux respirer par la bouche. Dans une petite minute, je voudrai plonger en toi aussi profondément
que possible. Je ne veux pas te faire paniquer. C’est toi qui gardes la main. Tu feras comme tu
pourras, d’accord ?
Elle hocha la tête en signe d’assentiment, et ce geste fit glisser sa langue sous le membre de Rio.
— Relève-toi sur tes genoux jusqu’à ce que tu sois au-dessus de moi. Puis je vais ôter ma main et tu
pourras me prendre dans ta bouche. Je vais me pencher un peu vers l’arrière et te laisser faire ce que
tu veux pendant un moment.
Elle lui adressa un regard plein d’anxiété. Il lui sourit pour la rassurer. Bon sang, elle n’avait pas
vraiment besoin de conseils, mais, il devait le reconnaître, c’était terriblement excitant de voir cette
fille, dont il venait à peine de prendre la virginité, agenouillée entre ses jambes, obéir à toutes ses
requêtes pour lui donner du plaisir.
Elle faisait remonter en lui des fantasmes dont il n’avait jamais soupçonné l’existence.
Elle posa sa main sur la sienne et il lui laissa le contrôle de la situation, s’abandonnant
complètement à ses caresses. Il se pencha davantage en arrière, les mains à plat sur le matelas, à
mesure qu’elle se redressait et le surplombait.
— Prends le même rythme avec ta main qu’avec ta bouche, lui demanda-t-il. Quand tu m’aspires
entre tes lèvres, tiens mon membre avec ton autre main et descends jusqu’à la base. Quand tu me fais
glisser hors de ta bouche, remonte la main en serrant encore plus.
— Comme ceci ? lui demanda-t-elle en toute innocence.
Elle resserra la prise sur son sexe puis aspira lentement le gland entre ses lèvres, mais sans
s’arrêter. Elle fit glisser sa main le long de son membre et suivit avec la bouche, jusqu’à ce qu’il
puisse y entrer en profondeur, sans cesser d’étreindre fermement Rio des deux mains et des lèvres.
Bordel de merde.
— Exactement comme ça, lui répondit-il dans un halètement.
Il la sentit esquisser un sourire contre son membre puis elle le laissa ressortir en faisant glisser ses
lèvres chaudes et humides sur toute la longueur de son sexe. Parvenue à l’extrémité, elle s’arrêta,
retint le gland de la langue, puis tourna autour de ce point sensible, accordant plus d’attention à la
partie inférieure, où elle donna toute une série de petits coups de langue et de caresses.
— Tu apprends vite, dis donc, fit-il, les dents serrées.
Il crispait entièrement la mâchoire, si fort qu’il en faisait saillir les muscles, dans sa lutte pour ne
pas jouir immédiatement.
Elle le sortit de sa bouche mais continua de le masser de la main. Elle le regarda, les lèvres
gonflées par le plaisir qu’elle lui donnait.
— J’aime ta saveur, dit-elle d’une petite voix douce et timide, qui le fit gémir encore une fois. Tu es
si dur, mais doux aussi en même temps. C’est très intéressant.
— Intéressant ? réussit-il à articuler.
— Est-ce que tu as le même goût quand tu jouis ?
Rio toussa et se redressa un petit peu.
— Euh… je dois dire que je n’ai jamais goûté ça. Je ne peux donc pas t’éclairer sur ce point.
Grace s’esclaffa.
— Est-ce que tu serais d’accord pour jouir dans ma bouche ? Ou est-ce que c’est trop tôt ? J’ai
entendu dire que les mecs ont besoin d’un peu de temps pour… récupérer après avoir fait l’amour, je
veux dire, avant de pouvoir recommencer. J’ai aussi lu quelque part que c’est plus facile pour une
femme de jouir une deuxième fois, et qu’elles n’ont pas besoin d’autant de temps pour récupérer que
les hommes.
— Tu passes ton temps où, au juste ? À la bibliothèque à potasser des bouquins sur le sexe ?
— On trouve tout sur Internet, lui répondit-elle avec un sourire en coin. Tu m’en veux ?
Un soupçon d’inquiétude avait infléchi sa voix, et il eut envie de lui crier que non, bien sûr, mais il
réussit à se contrôler. Avec difficulté.
Lui en vouloir ? Elle n’était pas sérieuse, là ! Elle serait sans doute profondément choquée si elle
pouvait lire dans ses pensées en ce moment précis, parce qu’il rêvait de s’enfouir dans sa bouche et de
jouir, les testicules appuyés sur son menton.
Il réussit quand même à se donner une apparence de calme quand il lui répondit :
— Je ne t’en veux pas du tout. Je veux juste m’assurer que c’est vraiment ce que tu désires.
Elle hocha la tête en signe d’assentiment tout en continuant à le caresser.
— Oui. L’idée me plaît. C’est peut-être un peu ridicule à dire, mais je trouve que c’est quelque
chose de très intime, tu vois ?
Il ferma les yeux et se contenta de hocher la tête parce que, au point où il en était, si elle continuait à
tenir ce genre de propos, il jouirait là, tout de suite, sans avoir eu le temps de rentrer dans sa bouche.
Et dire qu’elle s’inquiétait de son temps de récupération… Il ne savait pas s’il devait se sentir
insulté ou simplement amusé. De toute évidence, elle ne connaissait pas grand-chose en matière de
sexe mais elle avait fait des recherches pour combler ses lacunes et accumuler autant de savoir
théorique que possible avant de passer à l’action.
Elle libéra son sexe et le retint du bout des doigts seulement. Puis elle le lécha à partir de la base,
sans oublier ses testicules, et sur toute sa longueur jusqu’au-dessous du gland. Avant qu’il ait eu le
temps de deviner ce qu’elle allait faire ensuite, elle l’avait aspiré entièrement et fermement d’un seul
coup.
Il se retrouva plaqué contre le fond de sa gorge et, dans un réflexe irrépressible, il s’arqua vers
l’avant.
Elle l’étreignit une nouvelle fois, se mit dans une position plus stable et laissa ressortir son
membre, mais sans le taquiner. Elle adopta une cadence régulière avec la main et la bouche,
resserrant progressivement son étreinte.
— Prends mes testicules dans ton autre main, lui demanda-t-il d’une voix tendue. Serre-moi, mais
pas trop fort. Caresse-les un peu pendant que tu me suces.
Ces paroles crues, sans fard, eurent sur chacun d’eux le même effet. Grace se mit à trembler. Ses
tétons se durcirent, se transformant en petites pointes rigides qui passaient et repassaient devant les
yeux de Rio. Les premières gouttelettes de semence s’écoulèrent dans la bouche de la jeune femme et,
inquiet, il eut peur qu’elle décide, à la dernière minute, qu’elle ne voulait pas aller jusqu’au bout de
cette expérience.
Au contraire, Grace ralentit le rythme, semblant savourer l’instant, comme si elle prenait son temps
pour décider si elle aimait ou non cette sensation. De la langue, elle attrapa toutes les petites gouttes
avant de recommencer à le sucer lentement mais fermement.
Elle lui massait doucement les testicules d’une main et, de l’autre, elle le caressait de bas en haut en
suivant le même rythme qu’avec sa bouche.
— Plus profond, la pressa-t-il. Vas-y, ma chérie. Retiens-moi. Regarde jusqu’où tu peux me
prendre.
Mais il ne voulait pas lui dicter sa conduite ni l’obliger à quoi que ce soit. Il préférait la laisser
décider de suivre sa propre cadence, prendre le temps de l’explorer et de faire les choses comme elle
le sentait. C’était très excitant de la voir découvrir cet acte avec lui.
Pour lui aussi, c’était comme une première fois à bien des égards. Il n’avait jamais rien connu
d’aussi bon que ce rapport, cette nuit, avec cette femme qui cherchait uniquement à lui donner du
plaisir.
Elle le suça jusqu’à ce que son menton caresse légèrement ses testicules et que son nez repose sur
la peau de son aine. Puis elle avala, sa gorge se refermant sur son sexe, et il perdit les dernières
bribes de contrôle qui lui restaient.
Il se cabra pour aller à sa rencontre et eut à peine le temps de la prévenir qu’il allait jouir. Il
explosa dans sa bouche tandis qu’elle continuait à le sucer, sans sembler se préoccuper le moins du
monde de sa semence qui avait jailli si soudainement, si violemment dans sa bouche.
Il tendit la main pour la passer dans les cheveux de Grace, avec tendresse et délicatesse, au moment
où elle commença à ralentir la cadence. Il la sentit déglutir et gémit. Elle venait de prendre tout ce
qu’il avait à lui donner.
Elle semblait avoir deviné instinctivement qu’il était beaucoup plus sensible à ce moment-là,
relâcha son étreinte et ralentit ses mouvements de succion avant de le libérer. Son membre retomba
sur le côté. Il n’était pas encore complètement ramolli. Elle le regarda, les lèvres encore brillantes de
sa semence.
— C’était fabuleux, affirma-t-il d’une voix rauque. Merci.
Elle rougit en esquissant un grand sourire, ses yeux luisant d’un nouvel éclat.
— Viens là, dit-il en l’attirant contre lui.
Il l’entoura de ses bras et s’allongea, la prenant sur lui. Puis il glissa à côté d’elle, et elle se plaqua
contre lui, leurs jambes emmêlées.
— Merci. Tu es vraiment adorable. Aucune autre femme n’a jamais fait autant d’efforts pour me
donner du plaisir.
Grace releva le menton pour placer sa bouche contre son oreille et lui chuchoter quelque chose
comme si c’était un secret.
— J’adore ta saveur. Tu me laisseras recommencer ?
Il gémit de nouveau. Pensait-elle réellement qu’il pourrait lui dire non ?
Chapitre 25

Grace fut tirée du sommeil par une main qui la secouait. Elle ouvrit les yeux et aperçut Rio penché
au-dessus d’elle, le front barré par l’inquiétude. Elle sursauta et cligna plusieurs fois des yeux pour
chasser les dernières brumes du sommeil. Les rayons du soleil, qui pénétraient par la fenêtre située
près du plafond, inondaient la chambre de la lumière douce du matin.
— Je dois aller faire quelques vérifications, lui dit-il laconiquement.
Grace s’assit rapidement dans le lit.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? Je dois venir avec toi ?
Rio l’arrêta d’une main.
— Non, non. Reste là. Browning va veiller sur toi. Je vais y aller avec Terrence, et, pendant ce
temps, Diego et Alton vont établir un périmètre de sécurité et s’assurer que personne n’entre ici.
— Il y a eu une intrusion ? s’inquiéta Grace. Qu’est-ce qui se passe, Rio ?
— Peut-être rien du tout, mais je préfère ne pas prendre de risque. Browning vient d’être relevé de
son tour de garde et il dit avoir aperçu des mouvements dans le secteur sud au bord du fleuve. Ce ne
serait pas des gens du pays, selon lui. Je te l’ai dit et je le répète, ce n’est sans doute rien du tout, mais
je tiens tout de même à m’en assurer personnellement.
Grace se mordit les lèvres mais hocha la tête pour lui montrer qu’elle avait compris.
— Écoute-moi bien. Il faudrait que tu te lèves, que tu t’habilles et que tu sois prête à toute
éventualité. Mais reste dans cette chambre jusqu’à mon retour. À moins que Browning vienne te
chercher. Si pour une raison quelconque je ne peux pas revenir mais que je juge nécessaire que tu
partes, c’est lui qui t’amènera à moi par une de nos galeries d’évacuation secrètes.
Grace sentit son pouls s’accélérer à tel point que ses tempes en frémirent. Elle se rua hors du lit et
jeta des regards à droite et à gauche, sans trop savoir ce qu’elle cherchait.
Rio posa les mains sur ses épaules et la fit pivoter pour la regarder dans les yeux. Puis il se pencha
et lui donna un baiser rapide mais brûlant.
— Ne perds surtout pas ton sang-froid. Il faut que tu restes calme. Tu trouveras des vêtements dans
la penderie. Prends ce qu’il te faut. Je reviens dès que possible.
Il l’embrassa une dernière fois et partit si vite qu’elle n’eut même pas le temps de lui dire de faire
attention à lui.
Comment allait-elle pouvoir retrouver un peu de calme après un réveil aussi brutal ? Impossible.
Elle fouilla dans la penderie indiquée par Rio, dénicha un tee-shirt et un short avec un cordon de
serrage à la taille. Ce serait parfait.
Avec hésitation, elle se demanda si elle avait ou non le temps de passer rapidement sous la douche.
Rio ne devait pas encore être sorti de la maison. S’il y avait réellement un problème, il lui faudrait un
peu de temps pour le régler après tout, pas vrai ?
Elle décida donc de prendre le risque et se lava le corps et les cheveux en si peu de temps qu’elle
battit sans aucun doute le record de la douche la plus rapide du monde. Elle prit une serviette et
s’essuya, s’habilla et entreprit de se sécher les cheveux. Elle les démêla rapidement et, même s’ils
n’étaient pas encore secs, elle les attacha avec un élastique qu’elle trouva dans un des tiroirs de la
salle de bains.
Elle ne remporterait pas de concours de beauté, mais elle était prête à toute éventualité.
Sachant que sa matinée était perdue de toute manière, elle chercha un moyen de se détendre,
s’allongea sur le lit et entreprit d’effectuer les exercices de méditation que Rio lui avait appris la
veille.
Ses angoisses s’estompèrent peu à peu, et elle réussit à se concentrer. Un grand calme l’envahit.
Elle voyait son cerveau comme une corde pleine de nœuds qui commençaient à se défaire lentement.
Elle essaya ensuite de contacter sa sœur, de retrouver le chemin permettant de communiquer avec
Shea et qu’elle avait emprunté régulièrement toutes ces années. Mais Grace n’était plus la même. Son
esprit avait changé. Elle avait changé. Rien n’était plus comme avant, et elle devait se frayer un
nouveau chemin.
Elle visualisa Shea et se concentra sur cette image en oubliant tout le reste. Elle se remémora la
voix de sa sœur, l’écho de cette voix dans sa tête, le souvenir de cette voix quand elle empruntait leur
lien télépathique.
Une douce chaleur réconfortante enveloppa Grace. Elle sentit le sourire de sa sœur. Puis elle perçut
un écho très lointain, si faible qu’elle crut l’avoir imaginé.
Grace.
Elle entendait son nom. Shea l’appelait.
Elle allait lui répondre quand la porte s’ouvrit violemment sur Browning, qui entra précipitamment
dans la chambre, l’air très grave.
— On y va. On doit aller retrouver Rio.
Le cœur de Grace se mit à battre la chamade. Elle se hâta de quitter le lit, enfila rapidement les
chaussures qui se trouvaient sur le plancher, puis rattrapa Browning, déjà dans le couloir.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’il se passe ? lui demanda-t-elle.
— Je ne connais pas tous les détails. Rio m’a demandé de te faire sortir de la maison, et c’est ce que
je fais. Il va nous retrouver à l’angle nord-ouest de la propriété.
Grace fronça les sourcils. Ils allaient se rendre dans la direction opposée au fleuve. Ses
poursuivants étaient-ils venus la chercher ? Avaient-ils déjà retrouvé sa trace ?
Elle se laissa guider par Browning dans une galerie qu’elle ne connaissait pas encore. Elle
aboutissait à une petite grotte, ou plutôt un trou creusé à quelques mètres de hauteur dans une pente
recouverte d’un épais tapis de plantes grimpantes et de mousse.
Browning sauta le premier et lui fit signe de le suivre. Il amortit sa chute en l’attrapant, puis lui prit
la main et l’entraîna dans une jungle de plus en plus dense.
Des branches et des buissons fouettaient le visage de Grace, sa poitrine et ses jambes. Elle faillit
tomber à plusieurs reprises en s’emmêlant les pieds dans la broussaille. Elle trébucha, projetée contre
Browning, qui semblait s’impatienter de la lenteur de leur progression.
À plusieurs reprises il eut l’air de vouloir lui dire quelque chose mais, chaque fois, il serra les
lèvres et l’incita à avancer plus vite.
Au bout d’environ une heure qu’elle passa à courir tant bien que mal sur les talons de Browning,
ils atteignirent une clairière. Grace aperçut une sorte de village sur les berges du fleuve. Browning lui
avait parlé du nord-ouest, mais le fleuve n’était pas dans cette direction par rapport à la maison.
— Browning, qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qu’on fait ici ?
Il esquissa une grimace avant de l’attraper par le poignet, qu’il empoigna si fermement qu’il lui fit
mal. Elle essaya de se dégager mais il ne fit que resserrer son étreinte.
— Je suis désolé, Grace, lui dit-il à voix basse. Je ne pouvais pas faire autrement. Rio va m’en
vouloir de lui avoir donné une fausse information pour le faire sortir de la maison avec les autres.
Mais je n’avais pas le choix parce qu’il ne t’aurait pas laissée venir ici autrement.
Grace sentit la peur lui nouer le ventre.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ?
Grace tenta de faire un pas en arrière mais Browning l’en empêcha. Elle commença à se débattre, et
il sortit son arme. Elle se figea sur place, incapable de croire ce qui lui arrivait. Mais que se passait-il
au juste ? Browning pointait son arme sur elle.
— Arrête, Grace, s’il te plaît. Je ne te ferai aucun mal à moins que tu m’y forces. Écoute-moi
d’abord, je t’en supplie. On n’a pas beaucoup de temps.
À ce moment-là, une jeune femme se jeta sur Browning en débitant un flot de paroles que Grace ne
comprit pas. Browning, levant son arme, la fit taire mais attira ensuite l’étrangère contre lui et
l’étreignit, sans pour autant relâcher le poignet de Grace.
Grace frissonna, envahie par la panique. Elle avait suivi Browning sans poser de question. Rio lui-
même lui avait dit de l’écouter s’il venait la chercher. Elle avait accordé sa confiance à ces hommes
parce que son équipe était comme le prolongement de Rio. Qu’aurait-elle dû faire d’autre ? N’avait-
elle pas fait qu’obéir à la lettre aux instructions de Rio ?
Browning avait tout fait pour éloigner Rio et les autres de la maison, et en faire sortir Grace.
Pourquoi avait-il agi ainsi ?
Browning dit alors quelque chose à la jeune femme et lui fit signe de partir avant de redonner toute
son attention à Grace.
— J’ai besoin de ton aide, l’implora-t-il.
— Tu m’as menti, lui répondit Grace, furieuse. Tu m’as attirée à travers la jungle et tu as braqué
une arme sur moi. Drôle de façon de me demander mon aide ! Et tu me fais mal, ajouta-t-elle en
regardant son poignet avec insistance.
Il relâcha un peu son étreinte mais il ne la libéra pas. Il continuait à regarder dans la direction où
était partie la jeune femme et, quelques instants plus tard, Grace vit une expression de grand
soulagement se peindre sur ses traits. En suivant le regard de Browning, elle vit la même jeune
femme revenir vers eux avec un bébé dans les bras.
Des villageois s’étaient attroupés en cercle autour d’eux. D’autres les rejoignirent, et Grace les
entendit murmurer à voix basse. Plusieurs d’entre eux lancèrent des regards compatissants à la jeune
femme qui portait le bébé. Certains se contentaient de secouer la tête et de faire des gestes, qui
semblaient indiquer qu’ils la croyaient cinglée.
La femme ralentit le pas en s’approchant de Grace. Elle avait l’air de la supplier et s’adressa à elle
dans un anglais très approximatif :
— S’il te plaît, sois pas fâchée contre Mitch. Je l’ai supplié de te faire venir. Il y a plus rien à faire.
Tu es notre seul espoir.
Grace lança un regard perplexe à Browning.
— Mitch, c’est mon prénom, lui expliqua-t-il.
— Mais qu’est-ce qu’il se passe ? demanda-t-elle pour la centième fois, lui semblait-il. Pourquoi
m’as-tu traînée jusqu’ici ?
Browning lui relâcha enfin le poignet. Grace remarqua cependant que plusieurs villageois s’étaient
groupés derrière elle : elle n’aurait nulle part où aller si elle tentait de s’enfuir. Elle se passa la main
sur le bras et se massa distraitement le poignet en attendant qu’on veuille bien lui expliquer ce qui se
passait, ce qu’on attendait d’elle.
Browning attira la jeune femme contre lui, entourant sa taille d’un bras possessif. Il posait un
regard brûlant sur elle, un regard que reconnut Grace, puisque c’était le même qu’avait Rio quand il
se tournait vers elle.
— Voici Sumathi, ma compagne, et notre fille, Ana. Ana est…, dit-il en s’interrompant sous le coup
de l’émotion. Elle est malade. Elle va mourir.
— S’il te plaît. Tu dois aider, intervint Sumathi. Il y a plus rien d’autre à faire. Elle est si faible. Elle
va mourir aujourd’hui, j’ai peur, si on fait rien pour elle.
Grace sentit s’envoler une part de sa colère en regardant le bébé que Sumathi portait dans ses bras.
L’enfant, maigrelette, n’avait rien des formes rondes ni du teint rose des bébés en bonne santé. La
petite Ana reposait dans les bras de sa maman presque sans bouger.
— Qu’est-ce qu’elle a ? demanda Grace à Browning.
— Les médecins parlent de faiblesse généralisée. Personne ne sait vraiment. Elle refuse tout
simplement de manger. Elle dépérit rapidement et je ne sais pas quoi faire. Je voulais l’amener à
l’hôpital aux États-Unis, demander à Rio de nous aider. Je sais qu’il aurait accepté. Mais ça fait très
peu de temps que je suis au courant de la gravité de la situation. Je ne crois pas qu’elle ait assez de
force pour survivre au voyage. Sumathi a vu des médecins ici, mais ils ne trouvent rien d’autre à nous
dire que de la faire manger. De lui donner du lait adapté. Sumathi a tout essayé. Elle a même demandé
à une autre maman de lui donner le sein. Mais rien n’y fait. Ana va mourir.
La colère de Grace s’estompa complètement quand elle perçut le désespoir de Browning. Elle
regarda le bébé, prise d’un sentiment d’impuissance. Elle savait qu’elle voudrait essayer de lui venir
en aide. Même en dépit des conséquences que cette tentative de guérison risquait d’avoir sur elle, du
danger que cela pouvait représenter pour sa vie dans son état actuel.
Elle n’était même pas sûre de pouvoir y arriver.
— Peut-être que je n’arriverai pas à la guérir, et je veux que vous le sachiez, leur déclara-t-elle
d’une voix rendue rauque par l’émotion qui lui nouait la gorge. Je n’ai pas réussi à contacter ma sœur
depuis… depuis tous ces événements. Je n’ai pas tenté de guérir qui que ce soit depuis un bon
moment. J’ignore si je peux encore le faire.
— Je te demande seulement d’essayer, fit Browning d’une voix douce. C’est tout ce que nous te
demandons.
Grace balaya du regard l’assemblée des villageois. Elle se sentait très mal à l’aise. Étaient-ils tous
au courant ? Savaient-ils ce que Browning lui demandait ? Elle lui lança un regard interrogateur.
— Je leur ai simplement dit que tu étais un médecin spécialisé dans ce genre de problème,
expliqua-t-il en secouant la tête. Ils ne sont pas au courant pour ton don. Je suis peut-être un salaud
d’égoïste et un sale menteur, mais jamais je n’aurais osé leur révéler ton secret.
— Il faut que nous soyons seuls, lui dit-elle.
— Tu vas la guérir ?
Elle fut sidérée de détecter une telle note d’espoir dans sa voix. Un nouvel éclat illuminait aussi le
regard de la jeune mère. Grace sentit des larmes lui monter aux yeux, lui brouillant la vue.
— Merci, lui chuchota Sumathi. Que Dieu te bénisse jusqu’à la fin de tes jours.
Comment expliquer à cette femme que la fin de ses jours pouvait se produire dans les minutes qui
suivraient, et qu’elle risquait d’échanger sa vie contre celle de la petite Ana ? Mais en baissant les
yeux sur ce bébé, Grace sut qu’elle ne pouvait plus revenir sur sa promesse. Même si elle mettait sa
vie en danger en tentant de venir en aide à cette petite fille. Cette enfant était l’innocence même. Ana
méritait d’avoir une chance de grandir et de devenir quelqu’un d’extraordinaire.
Peut-être était-elle sur Terre pour sauver ce bébé, après tout.
— Suis-moi, lui dit Browning en la guidant vers une hutte située un peu plus loin.
— Pourquoi est-ce que ta compagne et ta fille sont ici, dans ce village, plutôt qu’aux États-Unis
avec toi où on aurait pu les soigner ? l’interrogea-t-elle.
Browning poussa un long soupir.
— Je ne savais pas que Sumathi était enceinte. On s’est connus entre deux missions, quand je suis
venu ici avec Rio. La fois d’après, je l’ai très peu vue, parce que nous étions sur une autre affaire où
nous utilisions la maison de Rio comme refuge. Cette fois, je suis venu la ramener aux États-Unis. Je
voulais acheter une maison, fonder une famille. J’ai déjà loupé tant de moments de la vie d’Ana,
même si elle est encore tout bébé. Peut-être… peut-être que si j’étais arrivé plus tôt, j’aurais pu faire
quelque chose. L’amener consulter un médecin américain. Mais nous n’avons plus le temps
maintenant. Tu es notre seul espoir.
Grace ferma les yeux. On lui avait raconté trop souvent ce genre d’histoire, on l’avait trop souvent
perçue comme le dernier espoir. Y avait-il seulement sur terre une personne capable de lui donner un
dernier espoir, à elle ?
Quand ils arrivèrent à la hutte, Grace pénétra à l’intérieur, suivi par Browning, qui referma la porte
derrière eux. Sumathi, les traits ravagés par l’inquiétude, se tenait un peu à l’écart, tenant Ana dans ses
bras. Elle adressa un regard chargé d’espoir à Grace.
— Tu sais que les guérisons ont des conséquences graves sur ma santé, dit Grace à Browning à
voix basse. Il ne faut pas que tu me laisses seule ici, après. Je serai totalement désarmée.
— Je ne sais pas quelle opinion tu as de moi, mais je ne t’abandonnerai pas, tu peux me croire. Rio
saura où te trouver.
C’était une bien maigre consolation. Grace était submergée par l’angoisse et l’incertitude. Elle
luttait contre sa peur des conséquences. Auparavant, elle n’aurait pas hésité un seul instant. Mais elle
était abîmée, cassée. Par le passé, jamais elle n’aurait réfléchi à deux fois avant de risquer sa vie en
échange de celle de cette petite fille.
Mais les choses avaient bien changé, pas vrai ?
Il y avait quelqu’un pour qui elle comptait à présent. Rio lui avait dit qu’il ferait toujours partie de
sa vie.
Mais quand elle regarda le visage baigné de larmes de Sumathi, elle lut l’amour d’une mère et son
immense désespoir dans les profondeurs infinies de ses yeux. Pourrait-elle continuer à vivre comme
si de rien n’était si elle condamnait ce bébé, si minuscule dans les bras de sa mère, à une mort
certaine ?
Si elle faisait cela, elle ne vaudrait pas mieux que l’assassin de la sœur de Rio.
— Donnez-la-moi, leur dit-elle, résignée.
Sumathi lui tendit promptement son bébé sans hésitation. La guérisseuse s’agenouilla et installa
confortablement la petite fille, s’assurant qu’elle était bien au chaud.
La petite Ana restait complètement apathique, comme si elle avait décidé de ne pas lutter.
Grace se fraya un chemin vers son esprit, espérant être capable d’établir le contact. Elle s’y prit de
la manière la plus douce et la plus rassurante possible. Les yeux clos, elle se concentra sur le bébé
devant elle. Elle occulta son environnement, les bruits lointains et même la présence des parents
inquiets qui la surveillaient étroitement.
Grace trouva un lien, si ténu qu’elle faillit le manquer. Elle ne percevait plus que de très faibles
traces de vie, et elle comprit qu’il était en effet presque trop tard pour cette petite fille.
Dès qu’elle réussit à entrer en contact avec elle, elle se focalisa sur sa faiblesse, sur l’obscurité qui
enveloppait l’âme d’Ana, et s’efforça de les absorber. La mort n’était pas loin, et c’était à Grace de
l’empêcher d’emporter cette enfant.
Grace percevait même déjà l’odeur de la mort. Elle commença à l’aspirer en elle, à repousser les
ténèbres et à les remplacer par une douce chaleur, par des encouragements et par un peu de cette
bonté qui lui avait semblé si illusoire ces derniers temps.
Elle se servit de la force que lui avait insufflée Rio. Du goût de vivre qu’il lui avait redonné. Et elle
transmit tout cela à la petite Ana.
La faiblesse envahit le corps de la jeune femme. Elle gémit, suffoquant sous ce lourd fardeau
qu’elle venait de prendre sur ses épaules, et qui l’écrasait inexorablement. Le désespoir lui transperça
le cœur, l’emportant vers un trou noir qu’elle s’était juré de ne plus jamais revoir.
Elle vacilla, et Browning se précipita à ses côtés pour la soutenir. Mais trop tard. Elle s’écroula.
Grace n’avait même plus la force de soutenir le poids de sa tête.
Elle n’était plus elle-même. Elle était devenue ce petit bébé à peine capable de s’accrocher à la vie.
Consciente de la nécessité de reprendre le contrôle, elle puisa dans ses dernières réserves pour
couper le lien qu’elle avait créé avec cette enfant.
Un cri strident déchira le silence qui régnait autour d’eux, et Sumathi demeura abasourdie devant
ce miracle. Grace fixa le bébé d’un regard morne. Ana gigotait de tous ses membres et avait l’air de
réclamer urgemment à manger. L’enfant avait déjà meilleur teint et ne semblait plus aux portes de la
mort.
Mais, quand Grace se tourna vers Browning, elle vit à son extrême pâleur et à l’horreur au fond de
ses yeux que la mort avait choisi sa prochaine victime.
Chapitre 26

Saisi d’une colère noire incontrôlable, Rio se frayait un chemin à travers la jungle. Terrence avait
presque du mal à le suivre. Decker, Alton et Diego les suivaient de près, mais aucun d’entre eux ne
parvenait à soutenir le rythme d’enfer de leur chef.
L’information que lui avait transmise Browning était on ne peut plus simple : il était avec Grace et
elle avait besoin de lui. Browning lui avait parlé sur un ton affligé, résigné. Et Rio ressentait une peur
plus terrible encore que ce qu’il avait jamais connu jusque-là. En plus d’une violente colère à l’idée
d’avoir été trahi par un de ses hommes, quelqu’un en qui il avait placé toute sa confiance, un membre
de son équipe.
Ils ne formaient pas simplement une équipe, tous autant qu’ils étaient : ils vivaient ensemble et ils
partageaient tout. Peu de gens auraient été en mesure de comprendre les liens qui les unissaient. Mais
Browning avait trompé Grace. Il lui avait fait courir un danger inimaginable. Il avait menti à Rio et
menti à ses coéquipiers.
Il méritait la mort pour ces manquements.
Browning était allé beaucoup trop loin. Il avait enlevé Grace. Il lui avait fait peur, et Dieu seul
savait ce qu’il lui avait fait d’autre. Grace appartenait à Rio, et Browning avait osé y toucher.
— Rio, ralentis, mon pote, lui cria Terrence. Dans ton état, tu serais capable de le buter avant qu’on
ait pu lui demander des explications.
Rio s’arrêta, juste le temps de dévisager froidement son adjoint, un homme en qui il avait
entièrement confiance. Mais il venait d’apprendre à ses dépens que cette confiance n’était parfois que
du vent.
— Il doit mourir. C’est sûr. Il ne me reste plus qu’à décider combien de temps je vais faire souffrir
ce salopard avant de le buter.
Diego proféra un juron avant de se hâter dans l’espoir de doubler Rio. Mais ce dernier avait repris
sa marche forcée à travers la jungle, vers la berge sud-est du fleuve, son cœur cognant rageusement
dans sa poitrine comme un marteau sur une enclume.
Qu’avait fait Browning ? Et pourquoi ?
Il avait envisagé plusieurs explications possibles. Que Browning l’avait trahi en remettant Grace
entre les mains de Hancock. Mais alors pourquoi aurait-il dit à Rio où se trouvait la jeune femme et
qu’elle avait besoin de lui ?
Il continuait à foncer à travers la végétation épaisse qui les séparait du village situé sur les berges
du fleuve, en aval de sa propre maison. Il leva son arme et regarda autour de lui, prêt à tirer sur tout
ce qui aurait pu ressembler à une menace.
Les villageois s’égaillèrent. Des cris de détresse et de frayeur fusèrent de toutes parts, et les enfants
furent rapidement rassemblés et emmenés en sécurité sous le couvert de la jungle. Rio ne leur prêta
aucune attention : il avait aperçu Browning, debout devant une des huttes. Celui-ci, sans arme, se tenait
raide et droit comme dans l’attente de sa sentence.
Rio se rua sur lui mais Browning ne broncha pas. Il n’essaya même pas de se défendre quand Rio
le jeta à terre.
— Où est-elle ? rugit-il.
— À l’intérieur, répondit Browning d’une voix triste.
Rio le relâcha et se précipita vers la porte. Il l’ouvrit violemment et vit Grace allongée sur le sol,
une jeune femme penchée sur elle. Il aperçut également, non loin de Grace, un bébé emmailloté dans
une couverture, qui reposait sur une sorte de grabat.
— Éloigne-toi d’elle, tonna-t-il aussitôt.
Il se laissa tomber sur les genoux et il repoussa la jeune femme effrayée. Grace, allongée,
immobile et pâle, respirait si faiblement que sa poitrine se soulevait à peine à chacune de ses
inspirations. Il tendit la main pour lui prendre le pouls et le trouva très léger, faible, irrégulier.
Dieu du ciel ! Qu’avait-elle fait ?
Il releva la tête quand il entendit la porte s’ouvrir, et vit une lueur de culpabilité dans les yeux de
Browning. Terrence se tenait derrière lui, les traits déformés par la colère.
La femme se releva précipitamment et se jeta sur Browning. Elle s’interposa entre lui et Rio et se
plaqua au corps de son amant, comme pour essayer de le protéger.
Browning se libéra doucement et la repoussa.
— Non, Sumathi. Je t’avais prévenue. Tu savais ce qui arriverait. C’est un échange. Ma vie contre
celle de ma fille. Tu savais qu’il allait me tuer si je trahissais sa confiance, déclara-t-il en se tournant
vers Grace. Je ne lui voulais aucun mal. Je ne savais pas quoi faire d’autre.
Rio se releva, les mains tremblantes.
— C’est toi qui lui as fait ça ? Tu avais vu dans quel état se trouvait Grace après ses guérisons,
mais tu l’as quand même obligée à le faire ?
— Non, il l’a pas obligée, affirma Sumathi en relevant le menton. Elle a choisi. Il l’a emmenée ici,
c’est tout. Elle, elle a choisi d’intervenir.
— Tais-toi, Sumathi, fit Browning d’une voix grave et ferme. Prends notre fille et va-t’en. Va chez
tes parents et n’en bouge pas tant que cette affaire ne sera pas réglée.
Elle fit mine de protester, mais Browning l’arrêta d’un geste.
Sumathi se précipita vers son bébé endormi, le prit dans ses bras et adressa un dernier regard
chargé de tristesse à son compagnon avant de quitter la hutte.
Rio ne parvenait pas à comprendre ce qu’il se passait. Il ne connaissait pas tous les détails de
l’histoire, mais il ne pouvait penser à rien d’autre qu’à Grace, allongée sur le sol à moins d’un mètre
de lui, dans un sale état. Et tout cela était la faute d’un membre de son équipe.
— Tu as trente secondes pour m’expliquer ce qui lui est arrivé, lui ordonna Rio sèchement.
Browning fit un geste dans la direction où était partie Sumathi.
— Sumathi est ma compagne, et Ana est notre fille. Elle est fragile depuis sa naissance. Elle n’a
jamais pris de poids. Elle s’affaiblissait de jour en jour. Les médecins parlaient de faiblesse
généralisée, nous disaient de faire ceci ou cela, mais son état ne s’améliorait pas et elle était à l’article
de la mort.
La voix de Browning, qui résonnait dans la pièce, trahissait une énorme frustration.
— Quand nous avons accepté la mission de retrouver Grace, poursuivit-il, je me suis mis à espérer.
Après avoir entendu parler de son don, j’ai pensé que c’était un véritable miracle et qu’elle pourrait
sauver ma fille. J’ai compris alors que je serais prêt à tout pour qu’Ana guérisse, même à te trahir.
Atterré, Rio sentit son estomac se nouer.
— Et tu l’as obligée ? De quoi tu l’as menacée ?
Browning releva brusquement la tête, et ses yeux lancèrent des éclairs.
— Je ne l’ai pas menacée. Je t’ai donné de fausses informations pour t’éloigner le temps de la faire
sortir de chez toi sans éveiller les soupçons. Je l’ai amenée ici et je lui ai expliqué ce que j’attendais
d’elle. Elle semblait avoir peur au début, ne pas trop comprendre ce que je voulais. Puis elle a eu l’air
de se résigner. Quand elle a vu Ana, elle n’a pas pu refuser. Je savais qu’elle ne devait pas le faire,
bon Dieu ! Mais je m’en foutais, parce que je savais aussi qu’elle était le dernier espoir de ma fille.
Les traits des autres hommes de Rio reflétaient toute une gamme d’émotions, comme la colère et
l’horreur que leur inspirait cette trahison. Mais aussi la compréhension. Et l’indécision. Comme s’ils
refusaient de juger et de condamner un homme prêt à tout pour sauver sa fille.
Mais Rio était incapable de lui pardonner. Surtout quand Grace risquait d’en mourir. Quand, peut-
être, elle n’en avait plus pour longtemps. Browning avait trahi la confiance de l’équipe. Comment
pourraient-ils désormais se fier à lui ? Comment pourrait-il lui demander de veiller sur la sécurité de
Grace, maintenant qu’il le savait capable de la sacrifier pour parvenir à ses propres fins ?
Rio avait envie de laisser éclater sa colère, de le descendre, carrément. Mais il ne pouvait pas
manifester sa rage, car Browning était résigné à accepter le sort qu’il lui réservait, quel qu’il soit. Un
homme était capable de tout quand il s’agissait de protéger les siens. Le chef d’équipe ne pouvait pas
lui en vouloir pour ses bonnes intentions. Mais les méthodes de Browning, vraiment, lui restaient en
travers de la gorge.
Sa priorité, c’était de penser à Grace et de s’occuper d’elle. Il tourna le dos à Browning, lui
montrant ainsi clairement qu’il ne voulait plus le voir, qu’il n’existait plus désormais pour lui. Le
cœur lourd, il se pencha et souleva le corps inerte de la jeune femme allongée sur un grabat.
Il se dirigea vers la porte de la hutte et Diego, Alton, Decker et Terrence s’écartèrent pour les
laisser passer. Browning se raidit mais ne bougea pas quand Rio passa devant lui en silence, sans
même lui adresser un regard.
Browning avait fait son choix. Il avait ses raisons, mais Rio ne pourrait jamais le lui pardonner. Pas
quand il avait été prêt à sacrifier l’amour de sa vie pour venir en aide à sa fille.
Browning allait devoir vivre avec les conséquences de sa décision. Comme Rio.
En silence, Terrence, Decker, Diego et Alton emboîtèrent le pas à Rio et sortirent de la hutte, tandis
que Browning restait à l’intérieur. Rio s’avança dans le soleil et attendit que Terrence le rattrape.
— Vois si tu peux nous trouver un bateau pour partir d’ici. Je voudrais que le trajet de retour à la
maison soit le plus confortable possible pour Grace, pas qu’elle s’épuise dans une randonnée à
travers la jungle.
Un homme âgé, la peau tannée par toute une vie passée au soleil, s’approcha alors d’eux. Il était
vêtu d’un vieux pantalon déchiré trop large pour lui et d’un tee-shirt sale. Il lui manquait au moins
deux incisives.
— Moi, j’ai un bateau, dit-il à Rio d’un air grave.
— Mon amie n’est pas bien, lui répondit Rio d’une voix calme. Je te paierai bien si tu acceptes de
nous ramener chez moi en bateau.
Le vieillard secoua la tête et avança. Il posa une main sur le front de Grace et murmura une
incantation étouffée. Puis il s’éloigna et fit signe à Rio de le suivre.
— Terrence, tu nous accompagnes, dit Rio. Les autres, vous nous retrouvez à la maison. Je compte
sur vous pour sécuriser le périmètre.
Il y avait quelques embarcations à moteur alignées sur la berge, mais le vieil homme les guida vers
un petit bateau qui se dirigeait à l’aide d’une perche. Rio monta précautionneusement à bord, gardant
son poids au centre du bateau et tenant Grace fermement dans ses bras. Terrence le suivit, puis le
vieillard, qui fit signe à un garçon de les rejoindre. Ce dernier obéit, sauta dans la barque et se dirigea
prestement vers l’arrière.
Puis le vieil homme et le garçon prirent chacun une perche et, coordonnant leurs gestes, ils
menèrent la barque dans le courant. Ils ne s’éloignèrent pas beaucoup du bord. Ils restèrent en eau peu
profonde, tout en imprimant un rythme rapide à l’embarcation.
— Comment est-ce qu’elle va ? s’informa Terrence à voix basse.
Rio regarda longuement le visage de Grace, immobile contre son corps. Elle respirait si
faiblement qu’il ne voyait même pas sa poitrine se soulever.
— Je ne sais pas, Terrence. Elle n’était vraiment pas assez forte pour effectuer cette guérison. Je
pourrais tuer Browning pour ce qu’il a fait. Tout ça, c’est sa faute. Grace a vécu des choses horribles.
Comment est-ce qu’il a pu lui demander cela ? Mettre ainsi sa vie en danger comme ça ?
Terrence poussa un soupir et détourna le regard. Le colosse semblait se débattre avec un problème.
Rio le connaissait trop bien pour ne pas le remarquer.
— Dis-moi ce que tu penses, lui ordonna-t-il d’un air sévère.
— Je n’ai absolument aucun doute, commença Terrence en se tournant vers son chef, sur le fait
qu’il a eu tort d’agir ainsi. Je me suis beaucoup attaché à cette demoiselle. Elle est forte. C’est une
battante. Moi aussi, ça me démangeait de dégommer Browning, de le réduire en petits morceaux que
j’aurais donnés à manger aux crocodiles. Mais…
— Mais quoi ?
— Eh bien, j’ai compris pourquoi il avait agi comme il l’a fait.
— C’est juste, ce que tu dis, fit Rio en hochant la tête. S’il n’y avait que ça, je pourrais passer
l’éponge. Mais il a trahi l’équipe. Il a violé nos codes. Il a préféré le déshonneur à l’unité. Je ne peux
pas lui pardonner ça.
— Ouais, je ne dis pas le contraire. C’est juste que je comprends pourquoi il a fait ce qu’il a fait.
— Je lui ai laissé la vie sauve, déclara simplement Rio. Il est libre de vivre avec sa compagne et
leur petite fille. En revanche, il ne travaillera plus jamais pour moi.
— C’est plutôt juste, répondit Terrence. J’en connais beaucoup qui n’auraient pas été aussi
compréhensifs.
— J’ai d’abord failli le buter pour avoir osé porter la main sur elle, fit Rio en retroussant la lèvre
dans un rictus menaçant. Pour avoir osé lui faire peur et lui faire douter de moi, même un tout petit
peu. Parce qu’il a prétendu qu’il l’emmenait sur mes ordres. C’est vrai, j’avais bien dit en personne à
Grace de le suivre s’il venait la chercher. Elle doit croire que c’est moi qui l’ai poussée dans la
gueule du loup. Il a de la chance que je me sois tellement inquiété pour Grace que ça a fait passer ma
colère au second plan. Au départ, j’étais bien décidé à le buter.
— Elle ne l’aurait pas cru, lui opposa Terrence calmement. Quoi qu’il lui ait débité comme
conneries, une fois arrivée sur place, elle savait que tu ne l’aurais jamais envoyée faire ça.
Rio se retourna vers Grace, puis se pencha et l’embrassa sur le front.
— J’espère que tu as raison, Terrence, lui dit-il.
Dès que le bateau s’approcha du ponton, dans le coude du fleuve près de la résidence de Rio, le
vieil homme se pencha vers l’avant, attendit que le bateau soit assez près du rivage et sauta à terre.
Sitôt accosté, il retint l’embarcation au moyen de sa perche, le temps que ses passagers descendent.
Terrence, le premier à débarquer, prit Grace des mains de Rio. Puis ce fut au tour de Rio qui
s’arrêta pour parler au vieillard.
— Merci. J’apprécie ton aide.
— Ana est ma petite-fille, fit le vieil homme avec un hochement de tête solennel. Cette femme me
l’a rendue. Je lui dois beaucoup. Que le Très Haut l’accompagne dans son voyage.
— Elle ne va nulle part, lui répondit Rio sèchement.
Le vieil homme l’examina un instant, avant de lui adresser un grand sourire édenté.
— C’est vrai, lui dit-il enfin. Elle ne va pas aller bien loin, je pense.
Il sauta de nouveau dans sa barque, et le garçon et lui regagnèrent le chenal principal pour
retourner dans leur village en amont.
Rio se dirigea vers Terrence qui l’attendait sur le ponton, tenant toujours Grace dans ses bras. Le
chef d’équipe la lui reprit doucement et la serra contre lui. Il posa le menton sur sa chevelure sombre
et commença à remonter le chemin de pierres qui menait jusqu’au premier portique de sécurité.
Un quart d’heure plus tard, quand Rio pénétra dans sa maison, une partie de ses angoisses se calma.
Il était arrivé chez lui, l’endroit où il se sentait le plus en sécurité. Il avait ramené Grace là où elle
devait être et il allait veiller à ce qu’elle récupère.
Il l’allongea sur le lit où il lui avait fait l’amour la veille et arrangea les couvertures autour de son
corps glacé. Il n’avait aucune idée de ce qu’il pouvait faire pour elle ni de l’étendue de son mal.
D’après ce qu’elle lui avait expliqué en parlant des guérisons qu’elle effectuait, elle avait absorbé
en elle la maladie du bébé. Le bébé souffrant de faiblesse généralisée, pendant quelques jours, Grace
aurait à retrouver des forces. Elle devrait lutter pour sa survie. Il fallait donc simplement espérer
qu’elle ait assez d’énergie pour se battre le temps qu’il fallait et ne pas succomber.
Chapitre 27

Rio ne quitta pas le chevet de Grace un seul instant au cours des deux jours suivants. Il resta à ses
côtés, ne dormant que par bribes. Il essaya par tous les moyens de la faire manger et boire, mais rien
n’y fit. Comme la petite Ana, elle refusait de s’alimenter. Elle avait perdu non seulement toutes ses
forces mais aussi la volonté de survivre.
Rio comprenait que cette léthargie ne venait pas d’elle, que ce n’était pas Grace qui souhaitait
abandonner la partie. Elle devait lutter en même temps contre la faiblesse, la maladie et le manque de
détermination de la petite Ana. Rio ne pouvait qu’imaginer l’enfer qu’elle traversait.
Il resta donc constamment à ses côtés. La nuit, il s’allongeait près d’elle et la serrait dans ses bras.
Le jour, il restait assis à son chevet. Il lui parlait, quitte à lui dire n’importe quoi, déterminé à lui faire
sentir que jamais il ne la laisserait seule, même un court instant. S’il pouvait lui donner un peu de
force en lui montrant qu’il luttait avec elle, eh bien, il le ferait.
Il téléphona à Sam le matin qui suivit le retour de Grace. Il lui expliqua, sans lui donner de détails,
que l’équipe comptait un homme de moins. Quand le chef du KGI lui demanda de quoi il retournait,
Rio se contenta de lui dire que ce n’était pas parce qu’ils avaient engagé le combat avec l’ennemi.
Sam savait qu’il valait mieux laisser Rio diriger son équipe comme il l’entendait. Il formait lui-
même ses hommes. Il avait entièrement confiance en eux. Il réglait tous les problèmes au sein de
l’équipe. Ses hommes n’obéissaient pas à Sam ni au KGI. Ils ne prenaient leurs ordres que de Rio.
— Je t’envoie quelqu’un, proposa Sam.
— Non, répondit Rio. Je vais rester ici encore quelques jours et puis on partira. Le temps pour
Steele de finir sa mission, à moins que tu aies autre chose de prévu pour lui.
— Non, il n’y a rien en ce moment. Je peux te donner tous les renforts qu’il te faut.
— Je n’en aurai besoin que quand on abandonnera la place. On attirerait beaucoup trop l’attention
si vous débarquiez ici. Je préfère qu’on s’en aille et qu’on retrouve les gars ailleurs.
— Tu me dis où et quand et je me chargerai de t’envoyer une équipe, affirma Sam.
— Quoi de neuf sur Shea ? J’aimerais bien avoir des bonnes nouvelles à donner à Grace quand elle
sortira du brouillard.
Cette déclaration fut suivie d’un long silence.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé, putain, Rio ? Quand on s’est parlé la dernière fois, Grace allait
beaucoup mieux. Enfin, c’est ce que tu m’avais dit.
— Elle va aller mieux, affirma le chef d’équipe, sa voix trahissant une détermination qui venait du
plus profond de lui-même. Le contraire n’est pas envisageable.
Le silence se fit de nouveau entre eux.
— On va devoir se battre, Sam, déclara enfin Rio avec gravité. On ne pourra pas éviter la
confrontation. Titan ne va pas lâcher l’affaire, et on ne pourra pas fuir éternellement. Si j’essaie de
gagner un maximum de temps, c’est parce que je tiens à ce que Grace ait récupéré le plus possible
avant que tout parte en vrille. C’est ce qui va arriver, j’en suis persuadé et je n’y peux absolument
rien.
— C’est pas ces nullards des opérations spéciales qui vont nous mettre une raclée, grogna Sam.
Rio éclata de rire devant l’arrogance de son supérieur. Titan était loin d’être une organisation de
bras cassés, mais il ne pouvait s’empêcher d’apprécier les insultes que Sam vociférait.
— Parle-moi un peu de Shea maintenant, que j’aie des choses à raconter à Grace quand elle
reprendra conscience.
— Elle t’en veut en ce moment, lui dit Sam sèchement. Quand je lui ai dit que tu avais téléphoné,
elle a tout de suite voulu parler à sa sœur. J’ai été obligé de lui expliquer que ce ne serait pas possible
parce que je ne savais pas où elle était, et je dois avouer que ça ne figure pas parmi les expériences
les plus agréables de ma carrière de chef d’entreprise.
— Ouais, je comprends parfaitement, plaisanta Rio.
— Sinon elle va bien. Dis à Grace qu’elle va beaucoup mieux qu’elle, d’après ce que tu viens de me
dire. Nathan s’en occupe très bien. Elle crève d’envie de renouer son lien télépathique avec sa sœur.
Elle m’a demandé de te dire qu’elle a eu l’impression de ne pas en être bien loin à une ou deux
reprises. Elle veut que Grace continue à essayer de son côté.
— Je le lui dirai, fit Rio d’une voix grave. Grace a fait beaucoup d’efforts. Ça lui fait mal de ne pas
pouvoir retisser ce lien. Si tu reparles à Shea, tu pourrais lui dire que… Très franchement, Grace ne
voulait pas que sa sœur sache tout ce qu’elle a enduré. Pourtant, elle a besoin de Shea. Elle préférerait
sans doute que je ne te le dise pas, mais, au point où nous en sommes, je suis preneur de toute l’aide
qu’on pourrait lui donner. Elle ne va pas bien, Sam, lâcha-t-il sans fioritures. Je pense que ça lui ferait
vraiment beaucoup de bien si Shea réussissait à la contacter, peu importe comment. J’ai besoin… Je
ferai tout ce qu’il faudra pour la sauver.
— Tu peux me dire ce qu’il s’est passé là-bas, merde, Rio ?
— Quelqu’un en qui j’avais entièrement confiance, entama-t-il après une courte hésitation, a abusé
de Grace et de son don. Il l’a mise dans une situation où elle n’a pas pu refuser de pratiquer une
guérison tandis qu’elle n’était pas en état de le faire. Elle était mourante quand je l’ai retrouvée. En ce
moment, elle est entre la vie et la mort. Elle livre un combat sans répit et je ne peux même pas l’aider.
— Tu as des sentiments pour elle. Elle est plus pour toi qu’une simple mission.
Rio se tut, préférant ne pas dire à Sam qu’il avait raison.
— J’aurais dû m’en douter, vu ton empressement à accepter cette mission, murmura le chef du
KGI. Je suis désolé d’apprendre ces mauvaises nouvelles, mec. Je vais parler à Shea tout de suite. Elle
préférera être au courant. Nathan ne sera pas trop content, mais il ne pourra pas l’empêcher de
chercher à venir en aide à sa sœur. Surtout que Grace a aidé Nathan et Swanny quand ce dernier a été
blessé lors de leur évasion.
— Je te remercie, Sam, dit Rio à voix basse.
Il avait horreur de demander quoi que ce soit mais, pour Grace, il serait capable de mettre son
orgueil de côté. Il ferait n’importe quoi pour la retrouver en bonne santé.
— Je te tiens au courant, ajouta-t-il.
— Tu n’as qu’à me dire, Rio. Tout le monde sera en position dès que tu donneras le signal.
— Je te rappelle d’ici quarante-huit heures. Je n’ai plus qu’à souhaiter que la situation évolue dans
le bon sens d’ici là.
— On attend ton appel, dit Sam, moi et les autres.
Rio mit fin à la communication et retourna auprès de Grace, toujours allongée, muette et immobile.
Il s’assit sur le bord du lit, s’installant de manière à regarder son visage. Il tendit la main et la caressa
mais sursauta au contact de sa peau glacée, pâle et presque translucide.
Elle semblait vulnérable et sans défense, même si Rio savait que c’était loin d’être le cas. Elle avait
autant de courage et de force intérieure que le plus vaillant des soldats. Il n’avait jamais rien vu de tel.
— Reviens-moi, Grace, lui chuchota-t-il. Je ne laisserai rien ni personne te faire du mal. Tu es en
sécurité ici. Mais reviens-moi. Bats-toi, ma chérie. Bats-toi encore une fois. Reviens à ceux qui
t’aiment.

Grace savait qu’elle allait mourir, et cette idée la mettait en rage. Son corps semblait simplement en
accepter l’éventualité, allongé sur le lit comme s’il était déjà mort mais que son cerveau n’en avait
pas encore été informé.
C’était comme s’il en avait assez enduré et avait simplement décidé de s’éteindre. Et la capacité de
guérison naturelle de Grace ne semblait pas fonctionner comme d’habitude.
Les ombres noires de la mort planaient sur elle, l’enveloppaient dans une étreinte insupportable.
Plus elle se laissait aller à la dérive, plus l’obscurité grandissait, jusqu’à la happer et l’entraîner vers
un monde sans lumière. Une chambre sans veilleuse. Une dernière demeure. C’était terrorisant et
accablant. Et plus cette plongée durait, plus elle se sentait arrachée au seul endroit où elle aurait voulu
se trouver.
Séparer son esprit de celui de cette enfant qu’elle venait de sauver représentait une véritable
épreuve. Grace ne savait plus où elle commençait et où la petite finissait.
Et elle était si fatiguée… Il serait tellement plus facile de baisser les bras et de se laisser dériver
vers un lieu bien plus confortable… Les ombres l’appelaient doucement en chuchotant, lui chantaient
une berceuse apaisante qui réconfortait son âme.
Mais, chaque fois qu’elle décidait de renoncer, une force invisible la retenait, une volonté beaucoup
plus forte que la sienne dans son état actuel.
Cette force était pénible. Austère. Rigide. Mais Grace se sentait irrémédiablement attirée par elle.
C’était là-bas qu’elle devait être, loin du cachot obscur et silencieux qui l’appelait.
Puis elle perçut une tendre présence dans la nuit. Comme un minuscule rayon de soleil. Elle se
sentit envahie d’une chaleur douce, la soulageant du froid qui lui transperçait les os.
— Grace.
Elle s’ébroua en entendant son nom. Elle voulut répondre mais resta impuissante, comme si elle
avait oublié comment s’y prendre. Alors elle attendit, espérant saisir son nom à nouveau. Mais seuls
le silence et le froid glacial l’enveloppaient.
Non ! voulait-elle hurler. Elle avait retrouvé un peu de réconfort pendant quelques instants. Un peu
de chaleur et de douceur. Elle s’était sentie aimée, elle avait compris qu’on se battait pour elle.
— Grace, merde ! Surtout, ne baisse pas les bras. Je ne sais pas si tu peux m’entendre. Je ne sais
pas si je m’y prends comme il faut. Mais tu n’as pas intérêt à me quitter.
Elle fronça les sourcils, parce que la voix qui l’appelait n’avait rien à voir avec la première. C’était
troublant. Elle se sentait attirée dans deux directions opposées à la fois. Et deux personnes se
battaient… pour elle.
— Grace, je sais que tu es là-bas et que tu as besoin de moi en ce moment. Je suis là. Je t’aime. Vas-
y, bats-toi.
Shea.
Grace fut bouleversée d’entendre la voix de sa sœur après un si long silence. Son cœur éclata en
mille morceaux. Elle se sentait l’âme à vif. Des larmes coulaient sur ses joues, chaudes sur sa peau
glacée.
— Est-ce que tu m’entends, Grace ? Est-ce que tu parles avec Shea ? Tu pleures, ma chérie. Tu dois
entendre au moins un de nous deux. Bats-toi. Il faut que tu reviennes. On a besoin de toi. Bats-toi. Je
t’interdis de baisser les bras. Tu es plus forte que cette saloperie. Rien ne peut t’abattre. Tu
m’entends ? Rien ni personne ne peut gagner contre toi. C’est une question de volonté.
Rio.
— Grace, parle-moi, je t’en supplie. Dis-moi comment je peux t’aider. Tu as toujours été forte, pour
nous deux. Laisse-moi être forte pour toi maintenant. Laisse-moi t’aider.
— Shea ?
Grace jeta toutes ses forces dans sa tentative de communiquer avec sa sœur. Une peur paralysante
l’envahit : si elle ne parvenait pas à la joindre, si elle ne pouvait pas lui répondre, sa sœur en serait
anéantie.
— Grace, je t’entends ! Je t’entends, Grace. À peine. Tu sembles si faible. Mais tu vas reprendre
des forces. Parle-moi. N’arrête pas de lutter. Dis-moi ce qu’il te faut.
— Je ne voulais pas que tu me voies dans cet état, Shea !
Le message qu’elle adressa à sa sœur était chargé de douleur. Sa sœur était sa meilleure amie. La
seule personne au monde avec qui elle partageait un amour inconditionnel.
— Oh Grace, ne sais-tu pas à quel point je t’aime ? On voulait tellement se protéger l’une l’autre
qu’on a oublié qu’on était beaucoup plus fortes à deux. Ensemble. Côte à côte. Plus jamais je
n’accepterai de couper les liens qui nous unissent, tu m’entends ? À compter de maintenant, c’est toi
et moi contre le monde entier.
Grace sourit d’entendre sa sœur s’exprimer avec une telle férocité. La chaleur se répandait dans sa
tête comme dans son cœur, et les rayons du soleil remplacèrent l’obscurité, repoussant les ombres qui
s’accrochaient obstinément à elle, pas encore prêtes à relâcher leur emprise.
— Je suis si fatiguée, Shea. J’ai si froid. Je ne me suis jamais sentie aussi faible. Je ne veux pas
baisser les bras, mais je ne sais pas s’il me reste assez de force pour me battre encore.
Puis elle sentit une autre présence. Chaleureuse mais différente. Forte et envahissante. Qui
l’enveloppait entièrement, la soulevait, lui donnait la force dont elle avait désespérément besoin.
— Je suis là. Nous sommes là. Je le sens à tes côtés. Tu le sens aussi ? Je le sens à travers toi,
Grace. Il est fort. Assez fort pour deux. Appuie-toi sur lui. Appuie-toi sur nous.
— Rio !
Elle réussit à émettre son nom, le seul mot qu’elle fut capable de lancer depuis les profondeurs de
son âme. C’était un cri dans la nuit, balayée par la promesse de l’aube.
— Je suis là, Grace. À côté de toi, ma chérie. Je ne te laisserai pas partir. Prends ce qu’il te faut. Tu
as été si longtemps seule, sans jamais personne sur qui t’appuyer. Sois assez forte pour demander de
l’aide, cette fois.
Elle prit tout le réconfort qu’il lui offrait. Elle absorba un maximum de lumière pour mieux
repousser l’obscurité. Elle s’empara de tout l’espoir et de tout l’amour que lui envoyaient les deux
personnes pour qui elle comptait le plus.
La chaleur irradia tout son corps. Comme si Grace était traversée par un courant électrique qui
atteignait chacun de ses muscles, la débarrassant des dernières traces de maladie, de folie et de
désespoir.
— Je suis si contente de vous savoir près de moi.
Elle envoya le même message à Rio et à Shea, tissant de nouveau les liens télépathiques entre eux,
créant un chemin indestructible entre eux trois.
— Ne me laissez pas m’en aller. Je ne veux pas partir.
Les voix étaient plus puissantes cette fois. Elles résonnaient plus fort dans son esprit. Elles étaient si
près !
— Personne ne veut te laisser partir, ma chérie.
— Je suis là, Grace. Je suis toujours là pour toi. Toujours avec toi, lui dit Shea avec beaucoup
d’intensité.
Alors une partie de sa douleur et de son désespoir s’envola, tout simplement. Absorbée par Shea
qui avait le don de soulager les souffrances et les émotions en les reprenant dans son propre corps.
Elle l’avait fait pour Nathan lors de ses séances de torture. Elle l’avait souvent refait depuis. C’était la
raison pour laquelle Grace ne voulait pas que Shea sache dans quel état se trouvait sa sœur. Elle ne
voulait pas qu’elle voie l’étendue de sa douleur et de son désespoir.
— Non ! Shea, arrête ! Ne t’avise surtout pas de me prendre ce fardeau. Ta présence me suffit. Ne
fais pas ça. Tu m’entends ? Je refuse que tu souffres pour moi. Tu as assez souffert.
Des larmes de frustration lui montèrent aux yeux. Elle n’avait jamais voulu de ça.
— Laisse-la t’aider, Grace.
Ferme et immuable, Rio lui avait donné un ordre indiscutable. Il tenait à elle et ne relâchait pas son
emprise sur elle, un peu comme s’il la gardait captive.
— Je ne veux pas qu’elle vive ça, qu’elle connaisse ces épreuves, réussit à émettre Grace.
— Elle est bien entourée de gens sur qui elle peut s’appuyer. Nathan est avec elle. Elle n’est pas
seule. Toi non plus, tu n’es plus seule. Ne sois pas si têtue. Appuie-toi sur nous. Laisse-nous entrer.
Laisse-nous assumer ton fardeau jusqu’à ce que tu sois suffisamment forte pour le reprendre.
Elle éprouva encore plus de chaleur et d’amour, qui se déversait en elle à travers son lien avec
Shea. Grace sentait sa sœur l’enlacer, la bercer comme une enfant qui a besoin de réconfort.
Elle s’accrocha à sa sœur, l’étreignant à son tour ; elle eut peur de la relâcher tant elle craignait que
leur lien ne se rompe à nouveau. Shea l’embrassa tendrement sur le front et écarta les mèches qui
cachaient le visage de sa sœur.
— Dors maintenant, Grace. Repose-toi pour mieux guérir. Tu seras plus forte quand tu te
réveilleras. Tu te sentiras un peu plus toi-même.
Puis elle sentit un autre baiser. Plus intime celui-là. Plus passionné. Le baiser d’un amoureux. Un
geste brûlant. Suivi d’une douce caresse. Les bras de Rio remplacèrent ceux de Shea, saisirent Grace
dans leur étreinte. Des bras forts, protecteurs. Un rempart entre elle et l’obscurité.
— C’est bon, Grace. Tu es avec moi. Ça va aller, tu vas voir. Dors maintenant. Je veux que tu saches
que je serai là à tes côtés quand tu te réveilleras.
Chapitre 28

Quand Grace ouvrit les yeux, elle se demanda d’abord où elle était. Puis elle aperçut le plafond et
la fenêtre en hauteur. Une lumière douce inondait la chambre où elle avait fait l’amour avec Rio.
Puis, elle sentit une présence. Non seulement elle n’était pas seule, mais Rio l’étreignait comme s’il
voulait la protéger contre le monde entier. Dans un geste possessif, il avait passé une jambe sur son
corps et un de ses bras autour de sa taille. De son autre main, il lui retenait la tête contre son torse.
Elle était entièrement nue.
Elle esquissa un sourire. Elle était revenue. Elle était vivante. Elle avait réussi à sortir du monde des
ombres.
Aussi faible qu’un chaton nouveau-né, molle comme une vieille chiffe, elle avait le cerveau
complètement embrouillé. Mais une force nouvelle la soutenait, en plus d’un regain de vivacité
comme elle n’en avait pas connu depuis la rupture de son lien avec Shea.
Shea ! Mais oui, ce nouvel élan émanait du lien qu’elle avait renoué avec sa sœur. Shea était là,
comme toujours dans le passé. Des larmes montèrent aux yeux de Grace et elle se mordit les lèvres,
se retenant de l’appeler, car elle craignait d’avoir seulement rêvé ce contact rétabli avec sa sœur.
— Je suis là, Grace.
La voix calme de Shea l’emplit d’une joie qui se fraya un chemin jusque dans son âme.
— J’ai eu peur que ce ne soit qu’un rêve. Je suis si heureuse de te retrouver. Tu m’as tellement
manqué.
— Tu m’as manqué aussi, Grace. Je t’aime. Notre lien est resté rompu trop longtemps. On va se voir.
La situation a changé. On pourra avoir… une vraie vie. Je ne veux plus jamais être sans toi. Il n’y a
aucune raison pour nous en empêcher. Nathan et sa famille ont juré de veiller sur ta sécurité. Il faut
aussi compter avec Rio maintenant. Il faudra que tu me racontes tout sur lui, maintenant, tu sais.
Grace sourit à travers ses larmes. Elle dirait tout à sa sœur, comme avant, quand elles n’avaient pas
de secrets l’une pour l’autre.
— Marché conclu. Dès que tu m’auras tout dit sur Nathan.
Elle sentit le sourire que lui adressa Shea en réponse.
— On se reparlera quand tu auras repris des forces, Grace. Pour l’heure, il faut que tu penses
uniquement à guérir.
— Je t’aime.
— Moi aussi, je t’aime.
La communication prit fin, mais Grace continuait à percevoir la présence de sa sœur. Elle
comprenait maintenant à quel point sa sœur lui avait manqué quand elles ne pouvaient pas se parler.
— Vous avez bien bavardé, Shea et toi ?
Grace se retourna et vit que Rio, réveillé, la regardait sans mot dire. Elle sourit.
— Oui. Je n’arrive pas à croire qu’on puisse à nouveau communiquer. Je pensais que je ne pourrais
jamais plus la contacter par télépathie.
Rio l’embrassa avec tendresse et douceur. Même quand il mit fin au baiser, il resta très longtemps à
ses côtés, le front plaqué contre celui de Grace, une main posée sur son menton.
— Je suis si heureux que tu sois revenue, lui dit-il. Tu m’as fait peur, Grace. Je croyais t’avoir
perdue.
— Je croyais aussi être perdue, lui répondit-elle en toute franchise.
Rio s’éloigna légèrement et lui releva le menton pour mieux la regarder droit dans les yeux.
— Pourquoi est-ce que tu fais ça ?
Grace soupira et ferma les yeux.
— Je ne voulais pas mourir, si c’est ce que tu penses. J’ai même failli refuser d’intervenir,
justement parce que j’avais peur d’y rester.
Les traits de Rio se durcirent, et une lueur glaciale traversa son regard.
— Browning m’a dit qu’il ne t’avait pas menacée. Est-ce que c’est vrai ? Est-ce qu’il t’a fait mal ?
Grace ne pouvait qu’imaginer le sort que Rio avait réservé à ce traître. Elle n’était pas sûre d’avoir
envie de le savoir. Elle secoua la tête, appréciant la pression réconfortante de la main de Rio sur son
visage. Ce geste exprimait la force, mais aussi la possession. C’était un message clair qu’il la
considérait comme sienne.
— Il avait surtout peur, je pense. Tout en étant résigné. Comme s’il devinait les conséquences de
son geste. Il savait que tu serais furieux. J’étais en rage, moi aussi. Mais je comprenais ses raisons.
J’imaginais très bien ce que je ressentirais si c’était mon enfant qui était malade et que je ne pouvais
rien pour elle. Je serais prête à tout, à mentir, à tricher, à voler, à menacer de kidnapper toute
personne susceptible de lui venir en aide. Tu comprends ?
— C’est pour ça que tu l’as fait ? Parce que tu le comprenais ?
Grace appuya son front contre la bouche de Rio, profitant de la chaleur de ses lèvres sur sa peau.
— Je l’ai fait parce que, dès le moment où j’ai vu la petite Ana, j’ai su qu’elle était mourante,
qu’elle n’en avait plus pour longtemps. La mort rôdait près d’elle et je savais que, si je ne l’aidais pas,
je serais responsable de sa fin. Je me sentais incapable de regarder Browning et Sumathi dans les
yeux et de leur dire que je refusais d’aider leur fille parce que j’avais peur de mourir alors que
j’avais enfin trouvé une raison de vivre.
Rio se figea. Il avait même arrêté de caresser les cheveux de Grace. Il l’écarta et riva ses yeux à
ceux de la jeune femme.
— Quelle raison, Grace ?
Cette question recélait un mélange d’émotions terriblement complexe. Il y avait une part d’espoir.
De curiosité. Ainsi qu’une petite part de crainte. Avait-il deviné ce qu’elle voulait dire ? Elle pensa
que non. Tout était arrivé si vite. Elle ne s’était pas beaucoup ouverte sur ses sentiments. En fait, elle
ne savait pas trop elle-même ce qu’elle ressentait réellement.
Son monde avait été entièrement chamboulé. Après une année où elle avait à peine réussi à
survivre, tout à coup, parmi les décombres de sa vie, cet homme était apparu.
Il l’avait mise au défi, l’avait harcelée, mais avec lui elle s’était sentie plus aimée qu’avec aucune
autre personne. Il ne l’avait pas laissée baisser les bras.
Pourquoi ? Qu’avait-il perçu en elle la première fois où il avait posé les yeux sur elle pour le
rendre aussi déterminé à la retrouver ?
Elle posa sa main sur la joue de Rio, caressa la peau rude de son menton. Il ne s’était pas rasé et sa
barbe était rêche sous ses doigts.
Il avait une mine affreuse.
— Combien de temps est-ce que j’ai dormi ? lui demanda-t-elle en chuchotant.
Il étrécit les yeux. Visiblement, il comprenait qu’elle voulait éviter de répondre à sa question.
C’était simplement qu’elle n’avait pas encore trouvé les mots pour s’exprimer.
— Trois jours.
— Trois jours ? s’exclama-t-elle, bouche bée.
Il fit « oui » de la tête, une expression sévère sur le visage.
— Est-ce que la petite Ana va bien ? demanda-t-elle avec hésitation.
Rio serra les lèvres.
— Je ne sais pas. Elle va bien, j’imagine.
Elle aurait voulu lui demander des nouvelles de Browning, savoir ce qu’il lui avait fait.
— À quoi tu penses ? lui demanda Rio avec un soupir.
Grace se mordilla la lèvre inférieure.
— À Browning. Et à sa famille. Est-ce que tu l’as tué ?
— Et si je l’avais fait ? Ce salaud ne méritait pas mieux.
— Il voulait simplement protéger sa fille, dit Grace, laissant apparaître sa tristesse sur son visage.
— Ouais, en s’en prenant à ce qui m’appartient et en trahissant son équipe !
— Je comprends ta colère…
— Vraiment, Grace ? Tu comprends ma colère ? J’étais furieux, bordel de merde ! Tu n’as rien
compris, n’est-ce pas ? Il a pris ce qui est à moi. Il m’a pris ce qui compte le plus pour moi. Il s’est
servi de toi. Il aurait pu te tuer. Et toi, tout ce que tu trouves à dire, c’est que tu comprends ma colère !
— Il t’a trahi, chuchota-t-elle.
Rio se redressa sur un coude, un éclair de rage dans les yeux.
— Ça n’a rien à voir avec moi, merde ! Tu ne comprends vraiment pas ? Je t’aime et il a failli
t’ôter la vie. Oui, il m’a trahi. Mais si j’ai voulu le tuer, c’est parce que j’ai failli te perdre à cause de
lui.
Grace déglutit, ouvrit la bouche mais la referma immédiatement. Rio ne lui laissa pas le temps de
dire quoi que ce soit. Il passa une main derrière sa nuque et l’attira à lui pour l’embrasser.
Son baiser fut sauvage, possessif. Grace se sentit comme marquée par lui. Il l’embrassa comme s’il
voulait l’avaler, la dévorer et l’absorber tout entière en lui.
Puis il la retourna sur le dos et s’allongea sur elle, puis s’inséra en elle, dur et brûlant. Il s’enfouit
en elle, enchaînant leurs corps l’un à l’autre, puis il lui jeta un regard bouillant d’émotion.
— Comprends-tu maintenant, Grace ? Tu es mienne. Je n’ai jamais rien ressenti de pareil pour une
femme. Ça me rend fou et je n’aime pas ça.
Avec un sourire, elle se cambra en soupirant pour le prendre encore davantage en elle.
— Je suis content de voir que ça t’amuse, grogna-t-il.
Elle sourit encore plus. Elle mit les bras autour de son cou et l’attira vers elle pour l’embrasser.
— Est-ce que tu te sentirais mieux si je te disais que tu me rends folle aussi ?
— Peut-être, lui répondit-il.
— Et que je suis à peu près sûre que je t’aime autant que toi, tu m’aimes ?
— Là, tu commences à m’intéresser, grommela-t-il.
Elle lui caressa la joue. Elle passa les jambes autour de lui, pour le rapprocher encore, pour
absorber cette chaleur qui la brûlait de l’intérieur.
— Ou que la raison pour laquelle j’ai voulu vivre après avoir souhaité la mort, c’est toi ?
Son regard s’assombrit, et il se figea. Il la dévisagea un long moment comme s’il essayait de se
remettre de ses émotions.
Il était toujours logé tout au fond du corps de Grace, dont l’intimité se resserrait sur lui, et il
semblait continuer à durcir même sans bouger.
— Je ne sais pas quoi dire, fit-il d’une voix rauque. Je n’ai jamais compté pour personne. Pas de
cette façon. Personne n’a jamais dépendu de moi sur le plan émotif. Les autres comptent sur moi pour
mon leadership, ma force, mon sens de la discipline ou ma détermination. Mais personne n’a jamais
eu besoin de moi simplement pour ce que je suis et qui je suis.
— Moi, oui, lui chuchota Grace. J’ai besoin de toi, Rio. Tu m’as sauvée. Je n’ai jamais compté
pour personne non plus, à part ma sœur. Personne ne s’est jamais soucié de moi ou de ce qui
m’arrivait. Personne avant toi. Tu ne m’as pas juste considérée comme une personne avec un don
spécial. Tu m’as vue telle que j’étais et tu m’as aimée, moi, pas pour ce que je pouvais faire pour le
monde ou pour un de tes proches. Tu as pris le temps de me regarder telle que je suis et tu m’as vue.
Il baissa la tête et posa son front sur celui de la jeune femme.
— Dis-le, Grace. Je veux t’entendre dire ces mots-là, mais pas seulement… J’ai besoin de te les
entendre dire. J’ai… besoin de toi.
Le cœur débordant de tendresse, Grace sourit.
— Je t’aime, Rio.
Les narines du combattant se dilatèrent et sa mâchoire se crispa comme s’il essayait de garder son
sang-froid. Il y avait une telle vulnérabilité au fond de ses yeux sombres qu’elle comprit à cet instant
que, bien qu’il soit fort, déterminé, protecteur et possessif avec elle, il avait les mêmes besoins
affectifs qu’elle.
— Je t’aime aussi, Grace Peterson.
Il se retira et s’enfouit de nouveau en elle, avec plus de douceur cette fois et sans l’urgence qu’il
avait montrée en la prenant plus tôt.
Il l’embrassa sur la bouche, puis sur les joues, d’abord l’une, puis l’autre. Il déposa un autre baiser
sur son nez, sur ses paupières et sur chaque tempe, tout en continuant ses lents mouvements de va-et-
vient, comme s’il la revendiquait une fois de plus.
Avec lenteur, il laissa ses mains courir sur le corps de Grace, puis glissa ses mains sous elle et la
maintint en place, pour pouvoir s’enfoncer encore plus profondément en elle.
— Ne risque plus jamais ta vie comme ça, la gronda-t-il. Tu ne peux pas sauver tout le monde. Je
refuse de te perdre parce que tu as échangé ta vie contre celle d’un autre. C’est peut-être égoïste de ma
part mais je m’en contrefous, si tu veux tout savoir.
Grace sourit car elle avait bien perçu la crainte que masquait la rudesse de sa voix. Il avait peur
pour elle. Peur de la perdre. Elle l’embrassa encore une fois, tandis qu’elle commençait à être envahie
par les premières vagues de plaisir.
Elle s’accrocha à lui, sa force, son soutien, l’homme qui l’avait arrachée des griffes de la mort
plus d’une fois. Il allait la protéger. Elle avait entièrement confiance en lui. Comment aurait-il pu en
être autrement ? Il avait affronté la mort pour elle. Et il avait gagné.
Chapitre 29

— Il vaudrait mieux pour vous que vous ayez de bonnes nouvelles, grogna Farnsworth dans le
combiné. Vu combien je vous paie, vous auriez dû me ramener Grace Peterson il y a plusieurs
semaines déjà.
— Je ne réagis pas très bien aux menaces, monsieur Farnsworth. Je vous prierais de ne pas
l’oublier.
Farnsworth se raidit quand il entendit le ton glacial de Hancock et l’insinuation qu’il proférait. Il
détestait le pouvoir que cet homme détenait sur lui. Hancock l’intimidait, le terrorisait même, ce qui
rendait le milliardaire furieux car, sinon, il n’avait peur de personne. D’habitude c’était plutôt lui qui
faisait peur aux autres.
Sauf à cet homme qui dirigeait Titan. Hancock ne devait jamais avoir peur de personne, Farnsworth
en était persuadé.
— Eh bien ? Avez-vous découvert où elle se cachait ?
— Oui, fit Hancock. Selon la rumeur, elle a guéri un bébé dans un village situé au bord du fleuve
Belize et elle a failli en mourir. On ignore tout de son état à l’heure actuelle, mais je sais où elle se
trouve. Mon contact sur place m’a informé qu’elle et ses compagnons s’apprêtaient à quitter leur
refuge. Un peu de patience et ils nous tomberont dans les mains.
Farnsworth lança une volée de jurons.
— Je ne peux pas me permettre d’attendre une minute de plus ! Et si cette idiote était morte en
essayant de guérir un autre enfant ? Si elle doit mourir des suites d’une guérison, autant que ce soit en
soignant ma fille !
— Je comprends votre impatience, lui dit Hancock d’une voix affable. Mais vous ne ferez pas
avancer les choses plus vite en vous énervant. Vous m’avez embauché pour un boulot précis, et il ne
m’est encore jamais arrivé de ne pas mener une mission à bien. Pensez-y bien avant de proférer des
menaces en l’air la prochaine fois. Sinon, je risque de me fixer comme future mission de venir vous
trouver… surtout si vous continuez à me parler ainsi.
— Contentez-vous de me la ramener ici. Le temps commence à manquer. Je suis prêt à vous payer
deux fois plus. Je me fiche du montant. Je suis prêt à tout donner parce que, si ma fille meurt, il ne me
restera plus rien de toute manière.
— Votre dévouement envers votre fille est admirable. Mais je vous ai déjà assuré que j’amènerais
Grace Peterson à son chevet en temps voulu. Elle ne va pas s’enfuir. Je connais très bien son
protecteur. Je sais comment il fonctionne, ce qu’il s’apprête à faire. C’est normal, c’est lui qui m’a
appris mon métier.
La communication fut coupée à ce moment-là, et Farnsworth envoya valdinguer son téléphone à
l’autre bout de la pièce. Il détestait le sentiment d’impuissance, d’insignifiance que lui donnait ce
mercenaire. Comme si Hancock avait toutes les cartes en main et qu’il le savait.
Il n’y avait plus beaucoup de temps. Le médecin était repassé dans la journée et il avait adressé à
Farnsworth un regard lugubre avant de secouer la tête en le fixant des yeux, comme pour lui faire
comprendre qu’il n’y avait plus d’espoir. Elizabeth n’en avait plus pour longtemps. Elle s’affaiblissait
trop. Son corps ne pouvait plus lutter contre le cancer, un mal insidieux qui croissait et se multipliait à
un rythme alarmant. Il n’y avait tout simplement plus rien à faire.
Il ne lui restait plus que quelques jours à vivre. Quelques semaines tout au plus. Elle pouvait mourir
n’importe quand. Le soir même ou la semaine suivante. Il avait peur d’entrer dans sa chambre de
crainte de découvrir qu’elle était déjà morte.
Il s’affala sur sa chaise, enfouit son visage dans ses mains et, pour la première fois depuis qu’il
avait appris la maladie de sa fille, il laissa couler ses larmes.
Chapitre 30

— Rio, je suis parfaitement capable de marcher, protesta Grace quand il insista pour la porter de la
chambre au séjour.
Il ne tint aucun compte de son avis et elle soupira, même si cela ne la gênait pas trop de se faire
porter. Elle redécouvrait à chaque instant, et toujours avec autant d’émerveillement, l’affection que lui
portait cet homme. C’était un peu effrayant, mais en même temps elle se sentait aussi fébrile qu’une
adolescente avec un premier béguin.
Elle avait terriblement peur de voir le rêve se briser en mille morceaux. Ils ne vivaient pas au pays
des Bisounours après tout. Tout n’était pas toujours rose. Ils s’étaient ménagé un petit refuge, une
pause en dehors du monde réel, mais celui-ci les attendait tel un prédateur, grinçant des dents et
exsudant le mal. Les hommes qui traquaient Grace n’avaient pas abandonné la partie. Et ils ne le
feraient jamais.
Bientôt, Rio et elle devraient affronter la dure et froide réalité, un monde où régnait la mort et où
le respect de la dignité humaine n’avait plus cours. Elle y serait emprisonnée, examinée, traitée
comme un singe qu’on sort le temps de lui faire exécuter son numéro avant de le renvoyer dans une
cage froide et impersonnelle.
— Grace !
La voix impatiente de Rio vint interrompre le cours de ses sombres pensées, et elle s’aperçut que
ce ne devait pas être la première fois qu’il l’appelait. Elle cligna des yeux. Elle venait aussi de
remarquer qu’il l’avait installée sur le canapé et que cela faisait un moment qu’il tentait de la tirer de
ses rêveries.
— Mais qu’est-ce qu’il se passe dans ta tête ?
Il fronçait les sourcils, les lèvres serrées en un rictus sévère. Manifestement, il n’appréciait pas
l’expression qu’il voyait sur le visage de Grace. Peut-être avait-il deviné le caractère sombre de ses
pensées. Il avait l’air à la fois inquiet et un peu énervé.
Elle ferma la bouche d’un air mutin, décidée à ne pas faire la trouble-fête. De toute façon, Rio
savait ce qu’elle pensait. C’était une réalité qu’il affrontait tous les jours. Il n’avait pas besoin
d’entendre ses geignements, qui lui auraient occasionné encore plus de soucis.
— On devra faire des efforts pour mieux communiquer, toi et moi, remarqua-t-il avec un soupir.
Ça me rend fou quand tu te fermes comme une huître dès que je te demande à quoi tu penses. Moi, je
m’intéresse aux résultats. Et je n’ai pas l’habitude qu’on me dise « non » quand je demande quelque
chose.
— Il y a toujours un commencement à tout, je suppose, lui dit-elle en souriant.
Il lui adressa un regard noir.
— Je ne suis pas un de tes hommes ni un de tes subalternes, fit-elle en renâclant. Je n’aime pas trop
qu’on m’aboie des ordres. C’est mon côté rebelle. Shea a souvent essayé de me dire quoi faire,
surtout après que nous avons décidé de nous séparer pour notre sécurité. On voit ce que ça a donné !
Rio lui souleva le menton d’une main pour qu’elle se trouve en face de lui.
— Le seul moment où je m’attends à ce que tu m’obéisses sans tergiverser, c’est quand ta vie est en
danger ou que nous sommes dans une situation de combat. Le reste du temps, tu es libre de discuter
autant que tu voudras. Mais laisse-moi te dire que, si je te dis quelque chose dans une situation de
crise et que tu refuses d’obtempérer, je te botte le cul. Je ne t’accorderai pas de traitement de faveur
uniquement parce que tu es super belle et que j’adore tes fesses.
Elle mit une main sur sa bouche pour réprimer un éclat de rire.
— Maintenant, tu vas me dire pourquoi tu avais l’air si inquiète tout à l’heure ? Je suis sûr que ça
n’avait rien à voir avec l’opportunité de te soumettre ou non au gros macho arrogant que je suis.
Comment tu veux que je te rassure si je ne sais pas ce qui t’inquiète ?
Elle se sentit fondre et tendit la main pour lui caresser la joue.
— J’adore le fait que tu ne veux pas que je m’inquiète. Mais jusqu’à ce que cette histoire soit
terminée, jusqu’à ce que je sache que je suis vraiment en sécurité et que je peux vivre normalement, je
vais continuer à m’inquiéter. Surtout que ce n’est plus uniquement pour Shea et moi que je vais me
faire du souci. Tu es là, et il y a tes hommes. Sans oublier la nouvelle famille de Shea et tous leurs
proches. Vous êtes tous pris dans ce tourbillon, je me sens responsable d’avoir mis autant de
personnes en danger et je déteste ça.
Rio commença à protester mais Grace lui posa un doigt sur les lèvres pour le faire taire.
— Tu m’as posé une question alors je te réponds honnêtement. On est dans une sorte de bulle, tous
les deux, en ce moment, je m’en rends bien compte. Le temps s’est arrêté pour nous. Mais on sera très
bientôt confrontés à la triste réalité de ma vie. Je déteste penser à ça. C’est une perspective trop
effrayante pour moi, et j’en suis malade d’inquiétude. Il n’y a pas longtemps, j’étais prête à accepter
la mort. J’avais baissé les bras. Je me fichais de ce qu’il pouvait m’arriver parce que je n’arrivais pas
à imaginer que je serais libre un jour. Je préférais mourir que de continuer à vivre prisonnière,
obligée d’effectuer des guérisons tous les jours.
» Mais maintenant, il y a des gens qui comptent pour moi. Je les aime et je ne voudrais pas qu’ils
donnent leur vie pour moi ni qu’ils fassent des sacrifices pour moi. Alors j’appréhende la fin de ce
répit, de ce fantasme d’une vie normale avec un homme qui m’aime. Parce que je sais que tout ça
pourrait se terminer dès demain.
Rio prit le visage de Grace entre ses mains, et il brillait dans ses yeux une lueur aussi féroce que
son expression.
— Je ne vais pas te mentir, Grace : je ne sais pas ce qu’il va se passer. Je ne peux pas te donner de
garanties. Je ne vais pas te dire non plus qu’on sera capables d’assurer ta sécurité contre toutes les
menaces possibles, ni que tu ne souffriras plus jamais. Je ne le peux pas. Je sais à quoi nous sommes
confrontés. Mais je peux te promettre que, tant que je serai en vie, je ferai toujours absolument tout
mon possible pour te protéger. Jusqu’à mon dernier souffle, je m’interposerai toujours entre toi et
tous ceux qui te menaceront. Et si, par malheur, on t’arrachait à moi, j’irais jusqu’en enfer pour te
retrouver.
Grace l’attira à elle et l’embrassa passionnément, comme si elle cherchait à déverser en lui toute la
profondeur de ses émotions, tant dans son corps que dans son cœur. Elle lui donna accès au lien
télépathique qui les unissait désormais et lui laissa voir l’impact de sa déclaration sur elle, dans son
esprit même. Le fait que ce fier guerrier s’engage ainsi à la protéger au péril de sa vie dépassait
toutes ses espérances.
Elle ne méritait pas cela. Elle n’était pas aussi courageuse que lui. Loin de là. Elle ne parvenait pas
à comprendre pourquoi il l’avait choisie, elle. Mais elle en ressentait une joie presque violente et elle
n’avait aucune intention de laisser cet homme lui échapper.
Rio s’écarta d’elle, les yeux brillants de colère.
— Foutaises ! s’exclama-t-il.
Elle cligna des yeux puis les écarquilla.
— Tu ne me mérites pas ? C’est ça que tu penses ? Tu n’es pas aussi forte ou courageuse que moi ?
Je n’ai jamais rien entendu de plus idiot de ma vie !
Elle en resta bouche bée. Oui, elle avait ouvert un lien de communication entre eux, mais elle avait
agi sans réfléchir aux conséquences. Il pourrait dorénavant toujours lire dans ses pensées.
— Laisse-moi te dire quelque chose, Grace. C’est moi qui ne te mérite pas. Tu as une idée de ce que
j’ai fait dans ma vie ? Quel est ton pire péché, à toi ? Tu as baissé les bras plutôt que de faire face à
une vie de souffrance et de misère, passée à absorber les malheurs des autres dans un cycle infernal
sans espoir d’en voir la fin ? Et regarde tout ce que tu as fait, que tu l’aies voulu ou non. Tu as
redonné espoir à plein de gens. Tu as sauvé un bébé qui serait mort à l’heure qu’il est sans ton
intervention, et tu as risqué ta vie pour le faire, parce que tu étais trop généreuse pour refuser même
en sachant que tu pouvais en mourir.
» Tu n’as aucune idée des crimes que j’ai pu commettre, des choix que j’ai faits. J’ai passé la plus
grande partie de ma vie dans des zones grises d’où toute lumière avait disparu depuis longtemps. J’ai
presque toujours vécu dans l’ombre, à me battre pour des causes tout ce qu’il y a de plus douteux.
Merde, Grace ! Je suis un mercenaire ! Ce qui signifie que je suis prêt à accepter n’importe quelle
mission, pourvu qu’on me paie.
» Il vaut mieux que tu ne saches rien du genre de mission que j’ai exécuté. Ton cœur tendre ne
supporterait pas de savoir ce que j’ai fait ou décidé. Tout ça pour « l’intérêt général ». Ouais, bon.
L’intérêt de qui, en fait ? J’aimerais savoir. Il y en a toujours qui engrangent des profits pendant que
d’autres souffrent. Tout le monde ne peut pas être heureux, en sécurité et satisfait. Et certains me
considèrent comme un saint, d’autres comme le diable en personne. C’est uniquement une question de
perspective. Alors ne me dis pas que tu n’es pas aussi forte ou courageuse que moi, et toutes ces
conneries, ou alors je vais me mettre en rogne. Toi, tu as quelque chose que je n’aurai jamais : une
grande bonté, des convictions profondes et de la compassion pour autrui. Tu as une âme, Grace. Moi,
j’ai perdu la mienne quand j’ai accepté de disparaître et qu’on informe mes parents de ma mort. J’ai
perdu mon âme quand ma sœur est morte dans mes bras parce que je n’étais pas là pour la protéger !
Grace le fit taire d’un baiser. Elle attrapa son visage et plaqua ses lèvres contre les siennes. Des
larmes se déversaient sur ses joues sans qu’elle les retienne, et ils se retrouvèrent tous les deux avec
un léger goût de sel sur la langue.
— Arrête, arrête, fit-elle en chuchotant d’une voix haletante. Je ne supporte pas que tu te flagelles
ainsi.
Il s’écarta doucement et se leva, le regard morne. Il croyait profondément tout ce qu’il lui avait dit.
Et elle détestait cela.
Elle s’avança sur le canapé, refusant de le laisser fuir. Elle voulut se lever mais il l’en empêcha,
alors elle l’attira à elle, jusqu’à ce qu’il se retrouve à genoux devant elle, leurs visages se touchant
presque.
Des deux mains, elle lui caressa les joues, le menton et les pommettes. Elle voulait à tout prix le
soulager de la souffrance et de la rancœur qui sourdaient des profondeurs de son âme.
— Veux-tu que je te dise ce que je vois quand je te regarde ? lui demanda-t-elle, la gorge nouée.
Il essaya de détourner la tête, mais elle l’en empêcha en le retenant des deux mains. Elle refusait de
le laisser poser son regard ailleurs que sur elle.
— Moi, je vois un homme honorable. Capable de tout donner pour une cause en laquelle il croit. Je
vois un homme qui, ayant compris que la voie qu’il avait prise ne lui permettait plus de respecter ses
propres principes, n’a pas hésité à tout quitter et à se réinventer en protecteur, en sauveur, en chef et,
oui, en héros. Tu n’aimes peut-être pas cette étiquette, Rio. Mais tu es mon héros. Mon sauveur et mon
protecteur. Qui d’autre que toi serait venu à ma rescousse ? Qui se serait battu pour moi, qui aurait
refusé de me laisser mourir ?
» Tout le monde fait des erreurs, Rio. Ce qui distingue le grand homme des autres, c’est la capacité
de réparer ses erreurs, et tu as largement payé ta dette.
Il appuya son front contre celui de la jeune femme et ils demeurèrent longtemps ainsi, en silence.
Leur respiration était le seul bruit audible dans la pièce.
— Je vais passer un marché avec toi, lui chuchota-t-elle. Je vais arrêter de penser que je ne suis pas
assez bien pour toi et que je ne mérite pas ton amour, à condition que tu ne remettes jamais en cause
mon amour pour toi. D’accord ?
Rio sourit. Il l’embrassa longuement et tendrement, leurs langues s’emmêlant, se taquinant
mutuellement. Par petites touches légères, amoureuses. Rio posait ses mains sur le visage de Grace
comme Grace avait posé les siennes sur le visage de Rio. Ils s’étreignaient, se touchaient, se
caressaient.
— D’accord, convint-il d’une voix rauque. Maintenant, je voudrais que tu restes assise là pendant
que je te prépare quelque chose à manger. Tu as besoin de reprendre des forces pour ce qui nous
attend. Les autres vont se joindre à nous pour organiser notre départ.
Grace essaya de ne pas tressaillir. Elle savait que le rêve allait prendre fin, que ce répit idyllique ne
durerait pas toujours. Elle ne pouvait pas s’empêcher pour autant de le regretter, ni de savoir que son
monde pouvait être encore une fois bouleversé, qu’en une seule journée elle risquait de tout perdre.
Chapitre 31

Les hommes de Rio accueillirent Grace avec beaucoup d’enthousiasme. Ils s’installèrent tous
ensemble sur des tabourets au bar de la cuisine pendant que Rio leur préparait des hamburgers.
Pendant plusieurs minutes, ils la harcelèrent de questions sur sa maladie, sur son état et sur ses
chances de récupérer pleinement.
Avec un grand sourire, elle leur assura qu’elle irait parfaitement bien.
Rio les laissa chouchouter Grace pendant un moment avant de couper court à leur badinage en
annonçant leur prochain départ.
Les hommes se remirent alors immédiatement en mode boulot.
— On va faire quoi, exactement ? demanda Terrence.
Debout devant la cuisinière, Rio les regardait d’un air très sérieux.
— J’ai l’impression qu’ils ne sont plus très loin. C’est seulement mon intuition qui me le dit, mais
je ne veux pas prendre de risques. Je suis venu ici pour donner à Grace le temps de récupérer, mais ce
n’est pas l’endroit idéal pour affronter Titan. Il y a bien évidemment certains avantages : je suis chez
moi, nous connaissons le terrain. En revanche, nous sommes en infériorité numérique. Sam pourrait
nous envoyer Steele en renfort et presque tout le KGI pourrait débarquer ici, mais alors si Titan ne
savait pas encore où on était, il l’apprendrait à tous les coups.
— C’est vrai, convint Diego.
— Sans compter qu’on a un homme en moins, fit Alton d’un air lugubre.
— Ça ne fait rien, lança Decker. On fera le boulot quand même.
— On se bat bien, reprit Rio laconiquement. Mais pas assez bien pour Titan. On aura besoin d’un
maximum d’aide pour affronter un groupe de cette importance. Je mettrais ma main à couper qu’ils
viendront nous combattre avec des effectifs réduits à quelques hommes de confiance. Ils vont envoyer
leurs meilleurs éléments, et ils vont se battre pour gagner. C’est la raison pour laquelle nous allons
retrouver Sam. Il rameute toutes les troupes pour cette mission.
Perplexe, Grace fronça les sourcils. D’une main, elle se massa la tempe. Cette histoire la rendait
folle. Rio donnait l’impression de planifier une véritable guerre, d’être prêt à crier « feu à mon
commandement », ce genre de chose. C’était de… la pure folie !
— Je ne comprends pas, dit-elle. Vous avez l’air tellement organisés. Mais comment est-ce que
vous savez où ce combat sera livré ? Et quand ? Vous allez simplement vous donner rendez-vous
quelque part et vous tirer les uns sur les autres ?
Elle ne parvenait pas à masquer l’horreur qu’elle ressentait et que trahissait sa voix. Elle ne voulait
pas qu’on meure à cause d’elle. C’était même la dernière chose qu’elle souhaitait.
Elle se tourna vers Rio, une expression de supplication sur son visage. Ne souhaitant pas que les
autres entendent ce qu’elle voulait lui dire, elle lui adressa un message télépathique.
— Partons, Rio. Juste toi et moi. On doit bien pouvoir aller quelque part où ils ne nous
retrouveraient jamais. Pourquoi est-ce qu’on a besoin de tous ces gens ? Je refuse qu’ils meurent pour
moi. Je ne veux voir personne risquer sa vie pour moi.
Rio se servit d’une spatule pour retirer le dernier steak haché de la poêle, qu’il mit ensuite de côté.
Puis il contourna le bar, s’approcha de Grace, prit son visage entre ses mains et lui jeta un regard
intense et profondément sincère.
— Tu n’es pas la seule concernée dans cette affaire, ma chérie. Si oui, on pourrait faire ce que tu
proposes. Ce serait même sans doute la meilleure solution. Mais Shea aussi est visée, et par extension
tout le KGI, puisque vous y êtes liées, maintenant. Et on n’a jamais esquivé un combat. Ce n’est pas
pour ça que le KGI existe. Le KGI est une famille, et on protège toujours ceux qui comptent pour
nous. On ne laisse jamais personne nous prendre ce qui est à nous. Toi et Shea, vous faites partie de la
famille, vous êtes des nôtres. Nous vous protégerons jusqu’au bout.
— C’est notre credo, marmonna Terrence.
Diego, Decker et Alton hochèrent tous la tête en signe d’assentiment.
Grace ôta les mains de Rio de son visage mais elle en retint une, qu’elle posa sur ses genoux.
C’était tellement réconfortant. Le simple fait de toucher Rio la calmait mieux qu’elle ne l’aurait
imaginé.
— J’ai peur, avoua-t-elle. Je suis même terrorisée. Cette dernière année, j’ai vécu au jour le jour, je
refusais de penser à l’avenir parce que j’avais peur de ne pas en avoir. Tout a changé maintenant. Je
n’ai plus peur de me projeter dans le futur. Et je ne peux pas te décrire à quel point je rêve de cet
avenir. Mais n’obtenir cette belle vie rêvée qu’au prix de la vie d’un homme, ça me terrorise.
Diego la fixa des yeux pendant un long moment.
— Si tu n’avais pas déjà gagné mon respect et mon admiration, tu viendrais de le faire. Seule une
personne entièrement dénuée d’égoïsme peut accorder plus d’importance à la vie d’un autre qu’à ses
propres rêves. Je vais te dire quelque chose, que tu sais peut-être déjà, par ailleurs : personne ne nous
a obligés à accepter cette mission. Rio est notre chef, c’est vrai, et nous lui obéissons. Mais seulement
parce que nous le voulons bien. Nous gardons toujours la possibilité de refuser. On n’appartient à
personne et on n’accorde pas notre loyauté aveuglément. Elle se mérite. Rio et le KGI l’ont méritée.
Toi aussi. Alors, même si c’est tout à fait admirable que tu ne souhaites pas voir l’un d’entre nous
faire des sacrifices pour toi, il vaudrait mieux que tu la fermes. Laisse-nous faire notre boulot, parce
qu’il n’est pas question qu’on fasse marche arrière.
Diego esquissa un large sourire et Alton lui donna une tape dans le dos. Terrence éclata même de
rire.
— Diego est plutôt taciturne d’habitude, mais quand il a quelque chose à dire, c’est toujours
homérique, déclara Alton en riant.
Rio sourit quand Grace se tourna vers lui, complètement abasourdie par leur réaction.
— Tu vois ? lui dit-il. Tu es des nôtres maintenant. On ne laisserait jamais un des nôtres se battre
seul et on ne le fera pas plus pour toi. Alors autant que tu t’habitues. Tu ne vas pas te débarrasser de
nous si facilement, et une chose est sûre, c’est que tu ne te débarrasseras pas de moi.
Grace sentit une vague de soulagement, légère et pétillante, se frayer un chemin dans son cœur et
dans son âme. Elle sourit, un sourire qui n’arrêtait pas de s’élargir tandis qu’elle regardait à tour de
rôle les hommes assis au bar.
— Alors, on part quand ? demanda-t-elle.

Rio contacta Sam cet après-midi-là. Il voulait donner un peu de temps à Grace pour récupérer,
aussi l’installa-t-il dans son lit. Son intuition lui disait cependant qu’il vaudrait mieux pour eux partir
tout de suite. Il ne pouvait pas se permettre d’accorder plusieurs jours de repos à Grace, le temps
qu’elle récupère complètement.
Elle avait réussi à quitter la montagne alors qu’elle n’était guère plus qu’un cadavre ambulant,
uniquement grâce à son courage et à sa détermination. Elle devrait donc être capable de faire face aux
épreuves à venir.
— Voici comment on va procéder, lui expliqua Sam. On va se retrouver sur la piste d’atterrissage
en Virginie. On prendra deux jets pour Kodiak, puis le bateau pour l’île d’Afognak. S’ils se pointent
là-bas, on le saura tout de suite. On se battra sur notre territoire, à nos conditions.
— Et ta famille ? lui demanda Rio sur un ton bourru.
— Je les envoie se réfugier à Fort Campbell où ils bénéficieront d’une protection renforcée. Aucun
être sensé n’oserait attaquer une base militaire américaine. À mon avis, ils ne peuvent pas être plus en
sécurité que dans cette base. Shea va y aller aussi. Tu pourrais envisager d’y envoyer Grace.
Même si Rio hésitait à confier la sécurité de Grace à qui que ce soit d’autre qu’à lui-même, il ne
pouvait pas nier que Fort Campbell était sans aucun doute l’endroit où on la protégerait le mieux. Elle
ne serait pas d’accord mais il ne lui donnerait pas le choix. Il lui ferait miroiter la possibilité d’y
retrouver sa sœur, et cette perspective empêcherait la jeune femme de contester sa décision.
— Il faut bien préparer notre coup si on veut attirer Titan jusqu’à l’île d’Afognak, déclara Rio. On
doit leur faire croire que Grace nous y accompagne, sinon ça ne donnera rien du tout. Ils ne se
montreront pas, parce qu’ils préféreront attendre qu’on ait baissé la garde pour nous attaquer.
— Ouais, je sais. J’y ai déjà pensé. On va prendre P.J. comme doublure pour Grace. Elles ont à peu
près la même carrure et le même teint. Ça ne lui plaira pas de quitter ses rangers et ses armes, mais
elle le fera s’il le faut.
— Comment est-ce que vous allez transporter Grace de la Virginie à Fort Campbell sans
compromettre sa sécurité ?
— Je vais leur demander une faveur. Un pilote de Fort Campbell nous accompagnera et emmènera
Grace à la base.
— Ça ne suffira pas, dit Rio sans ambages. Elle a besoin de plus qu’une simple escorte. Un pilote
militaire ne pourra pas la défendre si Titan attaque.
Un instant, Sam resta silencieux.
— Qu’est-ce que tu proposes alors ? finit-il par demander.
— Qu’elle soit accompagnée d’au moins deux de mes hommes. Pas des policiers. Il me manque
déjà un homme, mais, si l’équipe de Steele et le reste du KGI interviennent, alors je peux faire
escorter Grace par deux membres de mon équipe. Je ne confierais la protection de Grace à personne
d’autre qu’eux, à part à moi-même. Alors Terrence et Diego vont la suivre. Ils préféreraient mourir
que de laisser quelque chose lui arriver.
— Très bien, déclara Sam. On va faire comme ça. Vous pourrez être en Virginie à 16 heures
demain ?
— On y sera, répondit Rio laconiquement.

Adam Resnick ne se doutait pas un seul instant qu’il n’était pas seul chez lui, jusqu’à ce qu’il sente
la lame froide d’un couteau sur son cou. Ses mains se figèrent sur le clavier de son ordinateur et il
s’immobilisa complètement. Il voulait éviter tout mouvement, de crainte de faire pénétrer cette lame
dans sa chair.
Du sang lui dégoulinait déjà dans le cou. Il en sentait l’odeur.
En bon combattant, il savait s’empêcher de trembler, mais il ne pouvait rien contre les battements
de son cœur, qui lui martelaient le crâne.
— Très bien, lui murmura à l’oreille l’homme derrière lui. La majorité des gens paniquent dans ce
genre de situation. Ils se retrouvent rapidement la gorge tranchée et meurent des suites de leur propre
stupidité.
— Que voulez-vous ? demanda Resnick, sans bouger les mains.
— Je crois savoir que vous travaillez en collaboration avec le KGI. J’ai besoin d’informations. Ils
s’apprêtent à faire une intervention et je veux savoir où ils vont pour les intercepter.
— Qui ?
Le couteau mordit un peu plus dans la chair de Resnick, et il serra les dents sous l’effet de la
douleur.
— Pas de ça avec moi, Resnick. Vous savez qui je suis. Je sais qui vous êtes. Je sais que vous êtes
très proche du KGI et que vous détenez l’information que je recherche.
De dégoût, Resnick retroussa la lèvre mais ne dit rien. Contrarier cet homme sans visage ne lui
vaudrait qu’un coup de couteau dans la gorge.
Puis la lame disparut, remplacée par un pistolet dont le canon froid et dur se plaqua à l’arrière de
sa tête.
— Relevez-vous. Très lentement. Sans faire de geste brusque. Mon ami ici présent est un petit génie
de l’informatique. Les ordinateurs ont le béguin pour lui, et ils finissent toujours par lui révéler tous
leurs secrets. J’ai comme l’impression que le vôtre va nous dire tout ce que nous voulons savoir sur
le KGI.
Resnick ferma les yeux, sachant qu’il ne s’en sortirait pas. Sa mort ne les empêcherait pas
d’accéder à son ordinateur. Il y avait forcément chez Titan des gens capables de pirater n’importe
quel système, même parmi les plus perfectionnés. Un informaticien moyen ne pourrait pas entrer
dans les dossiers de Resnick, mais Titan n’avait personne de « moyen » dans ses effectifs.
Il obéit, levant lentement les mains pour les garder toujours en vue. On l’empoigna par le bras
pour l’éloigner de son bureau. Il trébucha sur le pied de la chaise et se rétablit avant de recevoir
l’ordre de se tourner dos au meuble.
— Mains sur la nuque, doigts entrelacés. Que je ne vous entende même pas respirer, sinon vous
êtes mort.
Resnick était un homme mort de toute manière. C’était un fait, et il l’acceptait sans aucune émotion.
Il aurait déjà dû être mort. Il était devenu l’homme à abattre. Pas pour Titan, mais pour son propre
gouvernement, en raison de ce qu’il avait fait pour aider Shea et Grace Peterson et, indirectement, le
KGI.
Il avait révélé le secret des recherches relancées après des années d’abandon. En ce moment même,
au sommet de la hiérarchie militaire et du gouvernement américain, une enquête avait été lancée sur
ces deux femmes dotées de pouvoirs extraordinaires, sur le groupe qui les avait créées et sur la
personne ou l’organisation à sa tête.
Resnick s’attendait à mourir, pour la simple raison qu’il en savait trop.
Il ferma les yeux et écouta le bruit de doigts pianotant sur le clavier. Ces hommes n’échangèrent
pas un mot jusqu’à ce que le nouvel arrivant annonce :
— Ça y est, j’ai trouvé.
— Merci, monsieur Resnick, pour cette information, dit celui qui avait tenu le couteau sur sa
gorge.
Il entendit alors une détonation assourdie par un silencieux. Une douleur cuisante traversa son cou
puis sa poitrine. Ses genoux fléchirent et il tomba vers l’avant, son corps déchiré par un éclair de
souffrance.
Son sang, chaud et à l’odeur écœurante, s’écoula sous lui, absorbé par le tapis.
Au bout d’un moment, la douleur s’estompa, remplacée par un profond engourdissement. Resnick
n’arrivait plus à respirer. Chaque fois qu’il essayait, un gargouillis étrange montait de sa gorge et le
goût métallique de son sang emplissait sa bouche.
Il essaya de se retourner, de bouger, mais le simple fait de passer sa main sur le tapis lui demanda
un effort herculéen.
Le téléphone. Il devait atteindre son téléphone. Pour prévenir Sam.
Chapitre 32

Rio réveilla doucement Grace quand leur avion atterrit sur la piste privée, propriété du KGI. Il
appréhendait terriblement de devoir se séparer de Grace, d’autant plus que rien ne lui garantissait de
la retrouver un jour. Le plus important était qu’elle reste en sécurité et il préférait qu’elle soit loin de
lui au moment où Titan ferait son apparition.
Grace se redressa, l’air encore endormi, et se frotta les yeux. Puis elle se tourna vers Rio, les traits
déformés par la tristesse en constatant qu’ils étaient arrivés à destination.
— Ne fais pas cette tête, lui dit-il en s’efforçant de sourire. Je serai de retour en moins de temps
qu’il n’en faut pour le dire. Et puis tu vas retrouver Shea.
— Oui, je meurs d’envie de la voir, affirma Grace en hochant la tête. Mais je ne veux pas que tu
partes, Rio. Je n’aime vraiment pas l’idée que tu sois aussi loin de moi sans que je sache ce qu’il
t’arrive.
Le combattant effleura des lèvres celles de la jeune femme quand l’avion s’arrêta près du hangar.
— Tu sauras toujours ce qu’il m’arrive. La distance ne peut pas briser le lien qui nous unit. Nous
sommes toujours ensemble, même séparés, même loin l’un de l’autre.
Grace lui adressa un sourire en lui étreignant la main.
— Je t’aime, tu sais.
— Oui, je sais, lui répondit-il. Tu vas voir, on va y arriver. Va retrouver ta sœur et soigne-toi bien,
d’accord ? Fais-le pour moi. J’aimerais que tu aies entièrement récupéré quand je te retrouverai.
Il se leva et fit signe à Alton et Decker de le suivre. Grace voulut leur emboîter le pas mais Rio lui
posa une main sur l’épaule et l’obligea doucement à se rasseoir.
— Tu ne descends pas, toi. Terrence et Diego vont rester avec toi pendant qu’on fait le plein et vous
repartez tout de suite. Vous avez l’autorisation d’atterrir à Fort Campbell. Sam a prévu un pilote
militaire.
Un éclair de panique traversa le regard de Grace quand la porte de l’avion s’ouvrit et que la
passerelle fut approchée. Rio se pencha une dernière fois, lui donna un baiser un peu brusque et
s’écarta. Il descendit sans même se retourner. Il n’aurait pas pu quitter Grace s’il l’avait regardée une
ultime fois avant de partir.
Le KGI au complet l’accueillit sur la piste. Les membres de l’organisation étaient impressionnants,
ainsi réunis. Sam et ses frères, Garrett, Donovan, Ethan, Nathan et Joe, accompagnés de Swanny, leur
dernière recrue, étaient alignés à côté de Steele et de son équipe, Dolphin, Renshaw et Baker, d’un
côté, et, de l’autre, Cole et la seule fille du KGI, P.J. Rutherford, en tenue de ville, ce qu’elle ne
semblait pas beaucoup apprécier. Elle avait les cheveux dénoués sur les épaules, coupés comme ceux
de Grace, et elle avait revêtu un jean, un tee-shirt et des baskets toutes simples.
Dès qu’elle aperçut Rio, elle se rua sur lui, lui adressa un sourire et lui dit à travers ses dents
serrées :
— Salut, mon chéri. Il paraît qu’on va se faire un petit voyage en amoureux dans ce putain
d’Alaska !
— Permets-moi de te complimenter sur ta tenue, ma chère P.J., déclara-t-il en s’esclaffant.
— Tu dois m’appeler Grace, connard. On ne peut pas se permettre la moindre erreur. Alors fais
gaffe.
Par-dessus l’épaule de P.J., Rio jeta un regard à Sam et à Garrett.
— C’est bon ? On est prêts ?
Plus ils traînaient, plus Rio se sentait mal à l’aise. Son instinct lui hurlait de se méfier, et les petits
cheveux sur sa nuque se hérissèrent.
Décidément, quelque chose n’allait pas dans ce plan.
Il allait crier pour prévenir les autres quand il sentit le canon d’un fusil sur sa nuque. Au même
moment, les hommes occupés jusque-là à faire le plein de l’avion sortirent des automatiques et les
braquèrent sur les membres du KGI.
Ceux-ci réagirent instantanément. Steele et son équipe se jetèrent derrière une pile de sacs et de
provisions. Sam et ses frères s’égaillèrent, certains se jetant à terre et d’autres se cachant derrière
l’avion. Il y avait des armes braquées partout.
Hancock attrapa P.J. par les cheveux et tira un grand coup sec. Puis il lança un regard en biais à Rio.
— Tu me croyais vraiment aussi con que ça, Rio ?
— Tu veux vraiment une réponse à ta question ? lui rétorqua Rio.
— Ne faites surtout rien de stupide, cria Hancock. Ce sera à vous de décider si on peut régler ou
non cette affaire sans effusion de sang.
— Tu ne l’auras pas, affirma Rio, les mâchoires crispées.
— Tu ne repartiras pas d’ici en vie ! lança Sam, accroupi derrière le baril qui lui servait de
bouclier.
Arrivant à s’approcher suffisamment de Hancock, Dolphin braqua son arme sur le chef de Titan,
mais un coup de feu retentit et Dolphin fut violemment projeté au sol.
— Putain de merde ! vociféra-t-il. Je suis touché. Fait chier !
— Allez le chercher, ordonna Steele d’un ton sec. Tout de suite.
Cole empoigna son collègue par la chemise pour le mettre à couvert.
— Sniper à six heures ! hurla Garrett.
— Et à deux, trois et quatre heures, déclara calmement Hancock. Vous êtes cernés. Ouais, on peut se
tirer dessus, mais, en fin de compte, vous serez tous morts et j’aurai quand même la fille. Même si je
meurs, elle finira par être remise à ceux qui la recherchent. Ma mission aura été exécutée. Rio ne vous
l’a peut-être pas dit, mais Titan réussit toujours à mener ses missions à bien.
— Bande de salauds, espèce de cinglés, les insulta Donovan.
— Comment est-ce que vous voulez que ça se passe ? clama Hancock. Grace, je sais que vous
m’entendez ! C’est ça que vous voulez ? Qu’ils meurent tous pour rien ? Si vous acceptez de me
suivre, il n’y aura pas d’autre effusion de sang. Ma mission n’est pas d’abattre tous ces hommes, mais
de vous ramener à mon client, peu importe le prix. Alors à vous de voir : soit on y va en douceur, soit
on emploie la manière forte.
— Va te faire foutre, hurla Rio. Grace, ne bouge pas, tu m’entends ? Reste bien à l’abri.
Dans l’avion, Grace tremblait si fort que Terrence, qui s’était jeté sur elle pour la protéger de son
corps, sentait les frissons secouer son corps. Dès le premier coup de feu, les deux hommes de Rio
l’avaient arrachée à son siège et lui avaient fait un rempart de leurs corps. Ils s’étaient cachés derrière
une rangée de sièges et tenaient leurs fusils pointés sur l’entrée.
La porte était grande ouverte. Grace entendait tout ce qu’il se passait à l’extérieur. Elle savait qu’un
des membres du KGI avait été touché. Peut-être avait-il été touché à mort.
Elle laissa son esprit s’ouvrir, concentra toutes ses forces et son énergie pour explorer son
environnement. Elle fut immédiatement bombardée par un millier d’émotions diverses et variées,
d’adrénaline, de colère, de peur, de calme, mais aussi par une grande assurance. Le chef. Elle se
concentra sur lui, sur l’homme qui donnait les ordres. Il était d’un calme olympien. C’était lui qui la
soumettait à ce dilemme. Il l’avait sommée de se rendre sans se battre ou d’accepter les conséquences
de son refus.
Elle se concentra sur lui, l’examina en profondeur. Son esprit était fascinant, vraiment étrange. Il
tenait plus de la machine que de l’homme. Ce chef s’était fixé un objectif et il était entièrement
déterminé à le réaliser. Rien ne pourrait l’en empêcher. Elle fut à même de constater qu’il ne mentait
pas quand il menaçait d’abattre tous les hommes présents jusqu’au dernier s’ils le gênaient dans
l’exécution de sa mission.
Il était prêt à risquer sa vie pour y parvenir et il acceptait cette éventualité avec une grande sérénité.
Mais il n’hésiterait pas à transformer cette piste d’atterrissage en champ de bataille pour atteindre son
objectif.
Grace repoussa Terrence, envahie par un accès soudain de panique. Diego se retourna, les traits
marqués par la colère et la détermination.
— Tu crois vraiment que Rio va te laisser te livrer à l’ennemi ? Pense à ce que tu fais, Grace. Ça va
le rendre fou. Il va se faire tuer. C’est ça que tu veux ?
— Il va se faire tuer de toute façon, objecta-t-elle en s’obligeant à rester calme, décidée à
convaincre Terrence et Diego qu’il n’y avait rien d’autre à faire, qu’ils n’avaient aucune autre
possibilité. J’ai vu dans la tête de cet homme, Diego. Tu ne peux pas comprendre. Mais moi, je sais
comment il fonctionne. J’ai pu mesurer sa détermination. L’honneur compte beaucoup pour lui,
même s’il en a une conception un peu tordue. Il a un objectif, et c’est de me capturer. Par tous les
moyens. Il est réellement prêt à ordonner à ses hommes de descendre tout le monde.
— Tu ne nous fais pas confiance ! rétorqua Terrence, amer.
Elle le repoussa une seconde fois et prit place dans un des sièges.
— Ce n’est pas une question de confiance. Ce que j’essaie de te dire, c’est que cet homme accepte
l’éventualité de sa propre mort. Ça lui est égal, car ses hommes sont positionnés tout autour et
pourront exécuter la mission. Ses snipers sont en place. Ils ont déjà touché un des nôtres. Combien
d’entre eux es-tu prêt à sacrifier ? Cet homme n’est pas normal. Les menaces ne marchent pas sur lui.
Il s’en fout si le KGI se met à riposter. Il s’en fout si on décide de se défendre. Il butera tous ceux qui
chercheront à l’empêcher d’atteindre son objectif. Est-ce que nous avons des chances de gagner ?
Peut-être. Mais à quel prix ? Combien de familles perdraient un mari, un père, un fils ou un frère ? La
vie d’une seule personne vaut-elle autant de morts ? Non. Certainement pas. Et tu oublies un autre
détail : ils n’ont pas l’intention de me tuer. Ils ont besoin de moi et de mon don. Et ça, c’est du temps
gagné pour Rio et le KGI. Mais là, ce n’est ni le moment ni l’endroit pour se battre. Titan a toutes les
cartes en main.
— Putain de merde ! jura Diego. Ça me fait chier, Grace. On ne peut quand même pas laisser cet
enfoiré te capturer. Tu as déjà oublié ce que tu as subi ?
— J’ai survécu, dit-elle calmement. J’ai réussi à survivre et je peux le refaire. Et puis, j’ai
beaucoup plus de raisons de vivre maintenant. Si tu penses que j’en ai assez de la vie, tu te trompes. Je
vais suivre Hancock, mais je compte sur vous pour venir me sauver avant que la situation dégénère
trop pour moi. Si je me rends maintenant, c’est uniquement pour nous faire gagner un peu de temps.
Terrence la dévisagea longuement, une lueur de respect et d’admiration au fond des yeux.
— Je n’ai jamais connu de femme aussi couillue que toi, mademoiselle Grace.
Elle se força à rire.
— Merci pour le compliment. Enfin, j’espère que c’en est un.
Grace se releva très lentement et, cette fois, les deux hommes la laissèrent faire. Diego lui attrapa la
main et elle se retourna pour le regarder.
— Ce que tu fais est vraiment courageux. Je ne l’oublierai jamais et je veillerai également à ce que
personne ne l’oublie. Que Dieu te protège, Grace, et bats-toi comme le diable en personne.
Elle esquissa un petit sourire avant de demander à Terrence :
— Donne-moi ton pistolet.
Il lui lança un regard perplexe mais obtempéra sans hésiter, retirant un petit calibre d’un étui fixé à
sa cheville et le lui tendant. Elle l’empoigna par la crosse, l’arma et retira le cran de sécurité.
Puis elle prit une profonde inspiration et sortit sur la passerelle installée à la porte de l’avion.
— Je suis là, annonça-t-elle calmement.
— Bordel de merde, Grace, retourne dans l’avion ! retentit la voix de Rio, qui trahissait une telle
colère qu’elle en tressaillit.
Le combattant n’était pas très loin, à côté de la femme qui devait servir de doublure à Grace. Un
homme agrippait celle-ci par les cheveux tout en braquant un pistolet sur la tête de Rio.
La jeune femme entama sa descente, le regard fixé sur l’homme qui menaçait Rio. Puis elle
s’arrêta, sans le quitter des yeux, et lui lança :
— Je veux votre parole. J’accepte de partir avec vous à condition que vous ne blessiez personne. Je
sais beaucoup de choses sur vous, Hancock. J’ai lu dans vos pensées. Je sais comment vous
fonctionnez. Alors peut-être saisirez-vous l’importance de ce que je m’apprête à vous dire.
Le silence se fit dans l’assistance, dont l’attention se concentra sur les fortes paroles de Grace.
Elle leva l’arme qu’elle avait laissée pendre à ses côtés jusque-là, mais sans viser personne. Les
hommes de Hancock commencèrent à s’agiter, mais leur chef leur cria de ne pas tirer sur elle. Non,
ils ne pouvaient pas la tuer. C’était tout à l’avantage de Grace. Elle pouvait en éliminer un, là, sur-le-
champ, sans risquer de riposte. Ils se contenteraient de massacrer tout le monde sous ses yeux.
Au lieu de viser un ennemi, elle posa le canon de son arme contre sa propre tempe. Des deux côtés,
des cris de surprise et des jurons fusèrent, et plusieurs des hommes lancèrent des exclamations
comme : « C’est quoi ce bordel ? »
— Merde, Grace, qu’est-ce que tu fous ? l’apostropha Rio d’une voix rauque. Pose ce pistolet et
retourne immédiatement dans l’avion.
— Écoute bien ma proposition, Hancock, lui cria-t-elle sur un ton tout aussi arrogant que celui
qu’il avait employé plus tôt. Vous allez laisser partir toutes les personnes présentes jusqu’à ce qu’il ne
reste plus que vous et moi.
— Et si je ne le fais pas ?
Sa voix exprimait plus de curiosité que de menace véritable. Le chef de Titan avait manifestement
été surpris par son geste. Il s’était peut-être attendu à la voir s’effondrer en sanglots, hurler de peur
ou se terrer derrière Terrence et Diego.
— Si vous ne le faites pas, je me tire une balle dans la tête et votre mission se soldera par un putain
d’échec.
Rio lui hurla de ne pas le faire, mais ses cris se perdirent dans la cacophonie d’exclamations de
surprise que sa déclaration avait déchaînée.
— C’est du bluff, dit Hancock en souriant. Vous êtes cinglée. Personne ne vous croit. J’ai toutes les
cartes en main, Grace. Vous n’avez rien.
Elle le dévisagea encore plus froidement, jusqu’à ce qu’il tressaille et détourne le regard, juste un
bref instant.
— Vraiment ? fit-elle d’une voix glaciale. J’ai lu dans vos pensées, Hancock. Vous êtes prêts à tuer
tous ces gens pour exécuter votre mission, je le sais. La mort ne représente rien à vos yeux, ça aussi,
je l’ai vu. Votre conception tordue de l’honneur vous fait placer la mission avant tout, même avant
votre propre vie. Vous vous en foutez de mourir parce que vous savez qu’un de vos acolytes prendra
la relève et exécutera cette mission à votre place. Mais devinez quoi ? Je vais vous laisser lire dans
mes pensées, et vous verrez que je ne bluffe pas. Subir à nouveau les tortures interminables qu’on
m’a déjà infligées, c’est la dernière chose que je souhaite. Mais je m’y soumettrai, si c’est la seule
façon de sauver des gens qui comptent pour moi. Si vous les tuez, je n’aurai plus aucune raison de
vivre, et ce serait un grand plaisir pour moi de vous priver de ce qui vous tient le plus à cœur.
Un éclair d’incertitude traversa le regard de Hancock, pour la première fois. Grace s’ouvrit à lui,
en se concentrant sur le chemin qu’elle avait ouvert vers son esprit un peu plus tôt. Elle perçut son
indécision et, chose étonnante, son admiration pour elle. Il la respectait, à contrecœur, pour le
courage dont elle faisait preuve en se livrant et en négociant la vie des autres.
Puis elle ferma les yeux et le laissa voir sa propre détermination. Elle le laissa sentir le désespoir et
le sentiment d’impuissance qui l’écrasaient depuis si longtemps. Elle lui donna un aperçu du passé et
du nombre de fois où elle avait appelé la mort. Puis elle lui montra sa ferme résolution. Sa décision
de mourir par sa propre main plutôt que de laisser gagner ce salaud. Et elle saisit la stupéfaction de
Hancock quand il constata qu’elle ne bluffait pas
Elle sentit un changement s’opérer rapidement en lui : Hancock décidait d’acquiescer sur-le-champ
à toutes les exigences de Grace. Il voulait à tout prix éviter qu’elle se suicide, parce que sa mission
serait un échec, et pour lui l’échec était synonyme de déshonneur ultime.
Grace comprit également qu’il préférerait mourir plutôt que de connaître une telle honte.
Elle le dévisagea et lui adressa un sourire moqueur.
— Il semble que nous soyons prêts tous les deux à mourir, bien que ce soit pour des raisons
différentes.
— Ne tirez pas, cria Hancock.
Puis il poussa Rio. Les hommes derrière lui se déployèrent en éventail, les armes toujours
braquées sur les membres du KGI.
— Ne sois pas fâché, Rio, dit tendrement Grace par télépathie.
— Mais pourquoi ? Pourquoi as-tu fait ça ?
Il semblait bouleversé, désespéré, en proie à un sentiment de défaite parce qu’il s’était montré
incapable de la protéger. Parce que c’était elle qui se sacrifiait pour les autres. Il était furieux, mais en
même temps il ne pouvait s’empêcher d’être impressionné par son courage. Et Grace se sentait enfin
digne d’un tel respect. Elle avait défendu son camp. Elle n’était plus une victime.
— Parce que c’était le seul moyen d’éviter le carnage. Je refuse de vous voir tous mourir pour rien.
Il allait me capturer, de toute manière, et vous ne pouvez pas m’aider si vous êtes tous morts. Ce sera à
vous de jouer, après. Vous devrez venir me récupérer. Ne me fais pas trop attendre, Rio. Je ne sais pas
combien de temps je pourrai tenir cette fois.
— Il faut que tu survives, lui dit-il sévèrement. Fais ce qu’il faut pour y arriver, merde ! Reste en
vie pour moi. Je vais venir te chercher. Aucune force au monde ne m’empêchera de te retrouver. Fais
ce qu’il faut, fais ce qu’ils te demandent et, surtout, survis, pour moi. Pour nous deux, ma chérie. Je
vais venir te chercher, jusqu’en enfer, s’il le faut.
— Je t’aime.
— Merde, Grace, moi aussi je t’aime. Tellement.
— Fais en sorte qu’ils partent tous, sinon ils vous tueront. J’ai lu dans ses pensées, Rio. Il se fout
de tout le monde. Tout ce qu’il veut, c’est exécuter sa mission.
— Ne tirez pas, aboya Rio à son équipe, répétant l’ordre lancé par Hancock.
Puis il se tourna pour dévisager l’homme qui tenait maintenant le destin de Grace entre ses mains.
— Comment est-ce qu’on procède, Hancock ?
— Dis à tes hommes de descendre de cet avion. On va le prendre. Les réservoirs ont été remplis.
Tant que Grace sera à bord, tu n’essaieras pas de nous abattre.
Rio lui adressa un bref hochement de tête et appela Terrence et Diego. Un instant plus tard, ils
apparaissaient sur la passerelle, juste au-dessus de Grace, qui s’écarta pour les laisser passer.
Grace maintenait le pistolet contre sa tempe, et sa main ne trembla pas une seule fois. Cette image
resterait à jamais gravée dans la mémoire de Rio. Lui aussi avait perçu la détermination de la jeune
femme, et cette résolution l’avait terrorisé. Il admirait tellement son courage et sa bravoure qu’il en
avait le souffle coupé.
Le chef de Titan relâcha P.J. et la poussa en avant. Elle trébucha et tomba sur les genoux avant de se
relever lentement, en tenant les bras le long du corps pour montrer qu’elle ne tenait pas d’arme.
— Tout le monde dans le hangar, ordonna Hancock. Pas de faux mouvements ou j’ouvre le feu. J’ai
toujours pensé que ce serait assez cool de jouer au dernier qui reste debout.
Quel malade. Il avait toujours eu un côté un peu morbide, mais il n’était pas aussi cinglé avant.
Peut-être que Rio serait devenu comme lui s’il n’avait pas quitté Titan à temps. Ce serait peut-être
même lui à la place de Hancock, aujourd’hui, jetant Grace dans la gueule du loup. Cette idée lui fit
mal. Voilà comment il s’était comporté dans le passé. La mission avant tout, tout le temps. Pas de
conscience. Aucune notion du bien et du mal. Se contenter d’obéir aux ordres sans jamais se
demander si ceux-ci étaient justes.
Sam fit signe à ses hommes de reculer. Cole et Steele traînèrent Dolphin dans le hangar. Il perdait
beaucoup de sang et Rio se sentit envahi par l’inquiétude. Il avait espéré ne pas perdre un seul homme
dans cette mission. Quel idiot.
— Mettez les autres avions hors d’état de voler, ordonna Hancock à ses hommes. Assurez-vous
qu’ils ne pourront pas s’en servir.
Puis le chef de Titan se tourna vers Grace, et Rio eut du mal à s’empêcher de se ruer sur lui.
— Alors, Grace, vous voulez bien me donner votre arme, maintenant ?
— Allez vous faire foutre, grogna-t-elle.
Rio esquissa un demi-sourire devant le tempérament féroce de la jeune femme.
Hancock leva les mains en signe de reddition.
— D’accord, d’accord. On fait comme vous voulez. Mais dites-moi ce que vous souhaitez.
— Ce que je souhaite et ce que je peux avoir sont deux choses bien différentes, rétorqua-t-elle
sèchement. Je pense que vous ne voulez pas vraiment savoir ce que je souhaite, là tout de suite.
— Alors dites-moi ce que vous voulez qu’on fasse. La balle est dans votre camp.
— Je veux que tous vos hommes s’en aillent. Que ceux qui doivent monter dans l’avion le fassent
maintenant. Vous avez cinq minutes, sinon je me fais exploser la cervelle sur le tarmac.
Rio tressaillit et ferma les yeux.
Calme-toi, Grace. Tu me fais horriblement peur.
Sans prêter attention à ses remontrances, elle continua de dévisager Hancock comme s’il était une
merde.
— Dites-leur de se dépêcher. On n’a pas toute la journée. Il y a un blessé qui a besoin de soins.
Hancock ordonna à ses troupes au sol de monter à bord. Grace s’empressa de descendre et de
s’éloigner pour éviter qu’ils s’approchent suffisamment pour la désarmer. Rio devait le reconnaître,
elle pensait à tout avec une rapidité et une logique impressionnantes. Elle ne leur laissait aucune
ouverture. Aucune possibilité de faire marche arrière et de ne pas honorer leur accord.
Quand le dernier des hommes eut monté à bord et qu’il ne resta plus qu’elle et Hancock sur le
tarmac, Grace se tourna vers lui.
— À vous maintenant.
— Je ne monterai pas sans vous.
Elle baissa lentement son pistolet et le tendit à Hancock. Rio mourait d’inquiétude. Terrence le
retint de ses bras gigantesques, comme s’il avait deviné son intention de se précipiter vers Grace.
— Elle sait ce qu’elle fait, lui dit-il doucement. C’est une femme incroyable que tu as là, Rio.
— Ne fais rien, Rio. Il y a des snipers tout autour. Au moins six. Je ne sais pas s’il leur a dit
d’abandonner leur position. Je parie que non. Tu devras trouver un moyen de sortir du hangar sans te
faire tirer dessus.
— Laisse-nous faire maintenant. Fais ce qu’il te dit et ne leur donne aucune raison de te faire du
mal.
— Je t’aime, Rio. Je ne regrette pas une seconde du temps qu’on a passé ensemble. Pour rien au
monde je ne changerais ce que j’ai vécu, parce que c’est ce qui nous a réunis, même pour un instant.
Merci.
Ces paroles ressemblaient beaucoup trop à un adieu. Et Rio ne le supportait pas. Il éprouvait un tel
chagrin, une telle colère qu’il fut incapable de lui répondre.
— Il se peut qu’il trouve le moyen de m’empêcher de communiquer avec toi. Il connaît mon pouvoir
de télépathie et il ne voudra pas que je puisse transmettre des informations. Ne t’inquiète pas si je
garde le silence. Dès que je le pourrai, je te communiquerai tout ce que je sais.
Rio ferma les yeux pendant que Hancock retirait lentement le pistolet de la main de Grace et lui
faisait signe de remonter les marches de la passerelle jusqu’à l’avion.
La porte se referma sur elle, et Rio comprit, par le lien qui les unissait, que Grace avait peur.
Comme elle l’avait prédit, il sentit un bref éclair de douleur et il ne vit plus que de l’obscurité.
L’avion se mit immédiatement à rouler et à prendre de la vitesse le long de la piste de décollage.
Puis il s’éleva dans le ciel, et, rapidement, les hommes du KGI ne purent plus distinguer les lumières
des ailes à travers les nuages.
Chapitre 33

Steele lança son arme à P.J. Elle l’attrapa avec dextérité, la vérifia et la reposa, le temps d’enfiler
une chemise de camouflage par-dessus le tee-shirt jaune pâle qu’elle avait mis pour servir de
doublure à Grace.
— Je n’ai jamais aimé le jaune, marmonna-t-elle. Ça me donne un sale teint.
— P.J. et Cole, trouvez-moi ces snipers et dégommez-les, aboya sèchement Steele. Renshaw, Baker
et moi-même, nous allons les faire tirer pour déterminer leur position. Dès qu’ils s’y mettront, je
compte sur vous pour les descendre.
Rio se précipita à l’intérieur du hangar au moment même où un coup de feu retentissait au loin. La
balle toucha le sol à trente centimètres à peine de lui, faisant voler des éclats de béton.
— Ça va ? lui hurla Ethan Kelly à l’oreille.
Le clan Kelly avait entouré Rio et l’attirait vers le fond du hangar pour se mettre à l’abri. Il se
sentait anéanti, comme s’il avait reçu un coup en plein ventre. Il se mit sur le dos et leva les yeux vers
les hommes qui le regardaient.
— Grace, parvint-il à proférer d’une voix rauque. On ne peut pas laisser ce connard partir trop
loin.
Nathan Kelly s’agenouilla à ses côtés tandis que Sam, Garrett et Donovan se précipitaient pour
secourir Dolphin qui lançait une volée de jurons.
— Shea aussi a senti sa sœur perdre conscience, dit Nathan. Elle va essayer de garder le contact
mais ça lui demande d’énormes efforts. Elle est différente de Grace. Elle ne contrôle pas aussi bien
son don et elle n’a pas la même capacité de concentration. Mais elle ne va pas arrêter d’essayer de la
joindre. Elle m’a demandé de te dire de faire pareil de ton côté.
Joe et Nathan tendirent tous deux une main à Rio pour l’aider à se relever.
— J’en ai touché un, leur annonça P.J. En plein dans les couilles. Il va chanter avec une voix de
soprano maintenant.
— Cette fille est une vraie brute, marmonna Joe.
— Bien joué, lui cria Renshaw avec un air ravi.
— Fermez-la et faites votre boulot, éructa Steele. Nous avons un blessé et je ne veux pas le perdre.
Il faudrait l’amener à l’hôpital avant-hier dernier délai !
— Et de deux, cria Cole depuis son poste un peu à l’écart des autres.
Il s’était installé à côté d’un petit trou dans la paroi métallique par lequel il avait sorti le canon de
son arme. Il y avait juste assez de place pour sa lunette sans que sa vue soit obstruée.
— Hors de question que tu en touches plus que moi, marmonna P.J. Un troisième pour moi,
annonça-t-elle. Bon, il y en a quatre. Tu en as un à sept heures, Cole. Il se déplace rapidement. Il est
pour toi, celui-là.
Cole tira et leva quatre doigts pour annoncer qu’il avait atteint sa cible.
— À mon signal, dit Steele. Renshaw, tu prends la droite, et toi, Baker, la gauche. Courez jusqu’au
jet et mettez-vous à l’abri. P.J., Cole, soyez prêts à tirer. Essayez de terminer en beauté. Je ne tiens pas
à me faire dégommer parce que vous n’avez pas bien fait votre boulot.
— Va te faire mettre, intervint P.J. de mauvaise humeur. Je n’ai pas raté ma cible une seule fois.
Steele donna le signal et lui et ses hommes se mirent à courir, en s’interrompant pour s’accroupir
et rouler au sol. Des coups de feu fusèrent depuis les arbres au bord de la piste, et P.J. et Cole
ripostèrent promptement.
— Deux pour moi, cria P.J. Combien pour toi, Cole ?
— Un. Je n’en vois pas d’autres.
Swanny s’approcha prudemment de la porte et scruta silencieusement les environs. Plus loin, en
position de tir, Steele et ses deux hommes, adossés à l’avion, attendaient le signal.
Swanny fit un signe à Ethan et à Joe.
— Allons-y pour un deuxième round, pour voir s’ils mordent encore à l’hameçon. S’il y a d’autres
snipers à descendre, P.J. les aura.
— Je t’ai entendu, connard, lança Cole.
Swanny esquissa un grand sourire et P.J. lui envoya des baisers.
— Allons-y, dit Swanny.
Ethan et Joe échangèrent des regards amusés.
— Depuis quand c’est lui qui donne les ordres ici ? Ce mec est le dernier arrivé de l’équipe, geignit
Joe.
Mais il tenta quand même une sortie avec Ethan, et ils coururent à toute vitesse jusqu’à l’avion. Pas
un seul coup de feu ne fut tiré depuis le bois. Soit les snipers avaient compris et ne voulaient pas
révéler leur planque, soit ils avaient tous eu leur compte, ou encore, les survivants avaient préféré
battre en retraite.
Rio se tenait debout au milieu du chaos ambiant, le cœur en mille morceaux. Son esprit était
comme rempli de ténèbres, et il avait du mal à respirer. Grace était partie. Hancock l’avait emmenée.
Comment Titan avait-il pu les retrouver si vite, merde ? Comment avait-il pu anticiper tous leurs
déplacements avant qu’ils aient même bougé ? Comment avait-il réussi à deviner où ils avaient
l’intention de se rendre ?
C’était insensé.
La seule explication possible, c’était qu’il y avait eu une fuite. Avant cette affaire avec Browning,
Rio aurait tabassé quiconque aurait eu le culot d’insinuer qu’un membre du KGI était capable de
trahir ses coéquipiers. Mais il n’était plus aussi sûr de lui maintenant.
Sam se redressa, une expression lugubre sur le visage.
— Un hélicoptère va venir récupérer Dolphin. J’ai également prévu notre transport à tous vers
l’hôpital le plus proche. Notre priorité est de le faire soigner. Ensuite, nous pourrons nous réunir,
évaluer nos options et décider de la suite des événements.
— Grace est notre priorité, rétorqua Rio.
Sam leva la main.
— Je te comprends, mon vieux. Mais nous avons un blessé et Grace ne court aucun danger dans
l’immédiat. Pas encore, du moins. Une chose est sûre, c’est qu’elle est toujours en vie. Ils ne vont pas
la tuer tout de suite. Dolphin, lui, va mourir si on n’arrive pas à stabiliser son état. Il est notre priorité.
Rio ferma les yeux. Sam avait raison, il le savait. L’équipe passait avant tout. Ne jamais laisser un
homme à terre sans soins. Ils s’étaient toujours accrochés à cette devise avec la même détermination
qu’ils montraient dans toutes leurs missions. Mais merde, toute l’existence de Rio avait changé quand
Grace était entrée dans sa vie.
Personne ne comptait autant qu’elle pour lui et, si quelque chose lui arrivait, il serait anéanti.
— P.J., Cole, ordonna Sam, je vais vous demander de vous déployer sur le terrain et d’aller voir si
tout est bon pour l’hélico, s’il peut atterrir en sécurité. Faites vite, il devrait être là dans une quinzaine
de minutes. Rio, tes hommes vont devoir nous donner un coup de main.
Terrence, Diego et Decker attrapèrent leurs fusils, suivis d’Alton et de Garrett, qui avait quitté le
chevet de Dolphin en emportant son arme. Les six hommes emboîtèrent le pas à P.J. et à Cole et
sortirent dans la nuit, par l’arrière du bâtiment.
Rio se précipita vers Dolphin. Celui-ci avait le torse couvert de sang. Le projectile était entré en
diagonale sous le gilet pare-balles. Putain. C’était un vrai massacre, et il saignait comme un cochon.
— Ne me regarde pas comme ça, s’exclama Dolphin.
Rio avait du mal à croire qu’il était encore en vie.
— Et dis à ta bonne femme de me foutre la paix. Je vais m’en sortir sans elle. Je ne veux pas être
responsable de sa mort.
Rio dévisagea Dolphin, se demandant s’il avait bien compris.
— C’est quoi ce délire ? Qu’est-ce que tu dis, Dolphin ? T’as perdu la tête ou quoi ? Arrête de
raconter des conneries.
— Elle est là, je la sens, réussit à articuler le blessé. Elle essaie de me soigner. Putain, c’est
horrible. Ils ne m’ont pas loupé. Je n’arrivais plus à respirer. J’ai essayé d’empêcher Grace
d’intervenir mais elle m’a dit de ne pas faire l’idiot et de me comporter en homme.
Rio essaya alors de la contacter, transmettant un message télépathique par le cœur même de leur
lien.
— Putain, Grace, arrête ! Écoute-moi ! Nous avons la situation en main. Il faut que tu gardes tes
forces. Tu n’as aucune idée de ce qu’ils attendent de toi.
Il reçut une réponse très ténue, à peine perceptible, comme si Grace elle-même n’était pas
pleinement consciente.
— Je ne veux pas qu’il meure à cause de moi.
Rio poussa un juron. Il serra le poing, résistant à peine à l’envie de démolir quelque chose.
— Arrête, mec. Elle m’a demandé de te dire de ne pas t’inquiéter. Elle ne me donne que les
premiers secours en attendant qu’on me conduise à l’hôpital. Elle s’est même excusée de ne pas
pouvoir en faire plus. Merde.
Dolphin n’aimait pas plus que Rio le fait que Grace vienne à son secours. Mais, à l’instant même où
la jeune femme cessa d’aider le blessé, le chef d’équipe s’en aperçut tout de suite : Dolphin pâlit et
s’écroula sur le sol en béton. Sa force sembla le quitter subitement. Au moins, il ne perdait plus de
sang et il respirait normalement.
— Putain ! s’exclama Donovan. C’est la première fois que je vois un truc comme ça.
Ce dernier avait bien fait son travail. Il avait mis un pansement sur la blessure de Dolphin et il la
compressait dans l’espoir d’arrêter l’hémorragie. Il avait les avant-bras maculés de sang rouge clair,
qui imprégnait aussi sa chemise et formait une flaque au sol. Mais il ne s’écoulait plus qu’un mince
filet de la blessure.
— J’entends le moteur de l’hélico ! hurla Steele depuis la porte.
À la hâte, les autres avancèrent jusqu’à la piste d’atterrissage en formation serrée, pour protéger
Dolphin au moment de le hisser à bord. Dès que l’appareil se posa, Donovan, Garrett et Sam
l’installèrent dans un brancard préparé pour lui.
Donovan monta à bord avec l’autre secouriste, et l’hélico s’envola aussitôt. Ils le virent s’éloigner
au-dessus de la cime des arbres, au loin.
À peine quelques instants plus tard, un convoi de 4 × 4 déboula à toute vitesse sur le tarmac.
— Voilà la cavalerie, affirma Sam. Allons-y, les gars. C’est le moment de filer d’ici !
Rio ne demanda pas qui venait les chercher ou comment Sam avait réussi à organiser aussi
rapidement leur départ. Le chef du KGI avait énormément de relations, surtout parmi les militaires.
Au point où il en était, Rio remerciait simplement le ciel de pouvoir partir organiser les recherches et
essayer de découvrir où Grace avait été emmenée.
Il tenta de la contacter de nouveau. Il avait besoin de s’assurer qu’elle allait bien.
— Est-ce que ça va, ma chérie ? Tu sais où ils t’emmènent ?
Il ne perçut que très faiblement sa réponse.
— Ils m’ont droguée. Je fais semblant d’être plus sonnée que je ne le suis, je ne veux pas qu’ils
sachent que je suis encore parfaitement consciente. Je suis restée inconsciente un moment parce que
j’ai reçu un coup sur la tête. Je ne sais rien encore. N’essaie pas de me contacter. Je ne veux pas
mettre notre lien en danger. Je te donnerai des nouvelles dès que je pourrai le faire en toute sécurité.
— Je t’aime, lui déclara-t-il avec force. Je vais venir te chercher, Grace. Je ne te quitterai jamais.
Repose-toi maintenant et sache que nous allons te sortir des griffes de ce salaud.
Il perçut le sourire qu’elle lui adressa en réponse à ses paroles. Un sourire plein d’amour et de
confiance, qui lui fit l’effet d’un un coup de marteau. Elle était absolument persuadée qu’il viendrait
la chercher, et il n’avait pas l’intention de la décevoir.
Chapitre 34

— Rio, il faut que tu entendes ça, dit Sam sur un ton lugubre.
Rio se retourna sur son siège, dans la salle d’attente de l’hôpital où il se trouvait avec les autres.
Dolphin avait été emmené au bloc une demi-heure plus tôt et ils allaient sans doute devoir attendre des
heures avant d’avoir de ses nouvelles.
Garrett se tenait d’un côté de son frère, et Steele de l’autre.
— Resnick s’est pris une balle chez lui, plus tôt dans la journée.
— Il est mort ? demanda Rio en haussant un sourcil.
— Il est dans un état critique, lui répondit Sam en secouant la tête. C’est Kyle Phillips qui l’a
retrouvé et qui m’en informe. Avec son équipe, ils montent la garde autour de lui parce qu’ils pensent
que Resnick est toujours visé et que quelqu’un risque de vouloir profiter de sa faiblesse pour finir le
travail.
— Mais quel rapport avec ce qui se passe ici ? répliqua Rio, impatient.
— Je suis la dernière personne que Resnick a cherché à contacter. Quand Phillips l’a retrouvé, ses
dossiers sur le KGI étaient tous ouverts sur son ordinateur, y compris celui sur l’aéroport que nous
avons utilisé et les adresses de nos résidences protégées. Phillips a prélevé des empreintes digitales
autres que celles de Resnick sur le clavier et, quand il a vérifié à qui elles appartenaient, il a trouvé
une correspondance avec un ancien agent des opérations spéciales, officiellement décédé. Drôle de
coïncidence, tu ne trouves pas ?
— Putain ! s’exclama Rio. Ils sont remontés jusqu’à lui. Ces salauds de Titan sont remontés jusqu’à
lui et c’est comme ça qu’ils ont su où nous trouver. Bordel, Sam, pourquoi est-ce que Resnick détient
ces infos ?
Sam étrécit les yeux.
— Je sais que tu es en colère, mais prends un peu de recul, merde. On travaille beaucoup pour
Resnick. Il a payé pour la moitié de tout ce qu’on possède, des résidences protégées à la piste
d’atterrissage qu’on a utilisée aujourd’hui. Par le passé, on n’a jamais eu de raison de ne pas se fier à
lui. Ça fait très peu de temps qu’on a remis cette confiance en cause.
Rio plaça derrière ses oreilles les mèches de ses cheveux qui s’étaient échappées de sa queue-de-
cheval et expira longuement.
— On devrait aller voir Resnick et Phillips, proposa Garrett à voix basse. Si Resnick reprend
conscience, il pourra peut-être nous donner une indication pour retrouver Grace.
— Où est-il ? À quelle distance ? questionna Rio, dont les narines s’étaient dilatées.
— À une heure de route environ. On peut y aller facilement, déclara le chef du KGI. Laisse-moi
informer les autres. Je vais leur demander d’organiser la sécurité de Dolphin. Ensuite, je veux qu’ils
restent disponibles et prêts à recevoir mes ordres si Resnick nous apprend quelque chose d’utile sur
Grace.
— Merci, lui dit Rio avec calme. Je sais que j’en ai fait une affaire personnelle. Mais, Sam, Grace
n’est pas seulement une mission pour moi. Elle est toute ma vie.
— Toutes les missions sont personnelles, Rio, lui répondit son supérieur avec un sourire. Certaines
un peu plus que d’autres, voilà tout.
Sam lui donna une tape sur l’épaule puis s’éloigna pour discuter avec Steele. Nathan s’approcha
alors de Rio et lui fit signe qu’il voulait lui parler entre quatre yeux.
— Qu’est-ce qu’il se passe ? Est-ce que Shea a des nouvelles de Grace ? lui demanda Rio
anxieusement.
Nathan secoua la tête.
— Écoute, je voulais juste te dire, ou plutôt t’expliquer quelque chose. Quand Shea a été kidnappée,
c’était terrible. Plus dur que pour Grace, parce que, contrairement à sa sœur, Shea ne sait pas
concentrer son pouvoir. En plus, ils l’avaient droguée avec une substance qui rendait toute
communication télépathique insupportable et la faisait horriblement souffrir. Dans le cas présent, on a
un gros avantage : Grace est très intelligente. Et costaud. C’est une battante. Elle peut communiquer
avec toi et avec Shea. Elle peut parler à tous ceux qu’elle a besoin de joindre, alors on va avoir une
bonne base pour démarrer nos recherches.
» Elle a pris la situation en mains et, de bien des manières, c’est elle qui garde le contrôle parce
qu’elle sait qu’ils tiennent à la garder en vie. Dès qu’elle aura une information, elle nous fera passer
le message. Elle te contactera, j’en suis persuadé. Shea a du mal à garder leur lien actif sur de longues
périodes. Ça l’affaiblit, alors qu’elle n’a pas encore complètement récupéré de ce que lui ont fait
subir ces salauds. Mais elle est d’accord pour venir en aide à Grace par tous les moyens, même en
mettant en danger sa propre santé.
Rio posa une main sur le bras de Nathan.
— Merci. Je te suis reconnaissant. Transmets également mes remerciements à Shea. Dis-lui que je
vais lui ramener sa sœur, à n’importe quel prix. Et si elle a des nouvelles de Grace avant moi, je
voudrais qu’elle m’en informe. Je vais partir avec Sam et Garrett pour explorer une piste, mais
j’aimerais que tu me tiennes au courant de ton côté dès que tu as des nouvelles, et dis à Shea de faire
pareil.
Nathan fit « oui » de la tête.
— Ce sont des femmes spéciales, Rio. Mais ça, tu le sais déjà. Shea et Grace sont extraordinaires et
elles ne méritent pas ce qui leur arrive. Elles veulent simplement une vie normale, et je vais veiller à
ce que Shea en ait une, même si je dois y consacrer le restant de mes jours.
— On est sur la même longueur d’onde tous les deux, murmura son camarade.
Il aperçut Sam, qui le regardait depuis l’autre côté de la pièce et, du pouce, lui faisait signe que
l’heure était venue pour eux de partir.
— À plus tard, Nathan.
Ce dernier tapa Rio dans le dos quand il se retourna vers la sortie.
— Bonne chance, mec. Tu sais que tu peux compter sur nous.

Rio détestait les hôpitaux. Il avait horreur de leur odeur froide et stérile. Il avait toujours trouvé que
les hôpitaux puaient la mort. Sam s’occupa de les diriger vers l’unité des soins intensifs et Rio ne sut
jamais ce qu’il dit à l’accueil, mais le personnel fut sans aucun doute impressionné, car ils purent
entrer à trois sans problème.
Quand ils atteignirent le couloir au bout duquel se trouvait la chambre de Resnick, ils aperçurent
Kyle Phillips qui montait la garde à sa porte.
— Des changements dans son état ? demanda Sam au jeune marine.
— Oui, monsieur. Il a ouvert les yeux et a dit votre nom à plusieurs reprises. Il était très agité. Il
voulait vous prévenir de quelque chose.
— Je dois absolument le voir, exigea Sam. La vie d’une femme en dépend.
Phillips n’hésita que quelques instants avant d’ouvrir la porte et d’appeler celui de ses hommes qui
veillait au chevet de Resnick. Dès que celui-ci vint prendre la place de Phillips, le marine fit entrer
Sam, Garrett et Rio.
Il n’y avait pas d’autre bruit dans la chambre que les sons stridents de tous les appareils médicaux
auxquels était branché Resnick. Rio, mal à l’aise, avait envie de s’éclipser dès que possible. Il voulait
retrouver Grace et mettre un point final à cette histoire.
Sam s’approcha de Resnick et se pencha pour lui parler à l’oreille :
— Adam, c’est moi, Sam. Je suis là. J’ai besoin de te parler. Grace est en danger de mort.
Pendant quelques instants, Resnick ne réagit pas du tout, puis il remua légèrement. Il ouvrit les yeux
et sembla presque reconnaître Sam.
— Titan, réussit-il à prononcer d’une voix cassée.
— On sait que c’est Titan, intervint Rio, qui bouillait d’impatience.
Sam lança un regard noir à Rio pour le faire taire avant de se retourner vers Resnick. Ce dernier
essaya de se redresser pour s’agripper à la chemise de Sam. Le chef du KGI lui attrapa la main et la
retint, pour ménager ses forces.
— Je suivais une piste quand on m’a tiré dessus. Cherche du côté de Gordon Farnsworth. Il est pas
réglo, mais il paie cher pour faire croire qu’il est honnête. Il joue sur tous les tableaux. La politique…
Les contrats militaires… Le financement de pays étrangers… La drogue… Le trafic d’armes… Il a
touché vraiment à tout. Son nom figure sur toutes les listes. Mais il est rusé comme un singe.
Personne n’a encore réussi à le prendre la main dans le sac. Il est tout à fait capable d’accéder à Titan
et il a les moyens de s’offrir ses services.
Sam fronça les sourcils.
— Mais pourquoi aurait-il besoin de Grace ? Pour une question de fric ? Pour la vendre au plus
offrant ?
Resnick secoua lentement la tête avant d’émettre un étrange gargouillis. Son teint vira au gris et, un
instant, Rio crut qu’il y passait. Le chef d’équipe se pencha et s’approcha davantage du blessé, pour ne
rien perdre des informations que Resnick pourrait leur communiquer.
— Il a une fille, finit-il par réussir à articuler. On dit qu’elle est très malade et qu’il est prêt à tout
pour la sauver. Mais tout l’argent du monde ne suffirait pas pour la soigner. Il a essayé. Elle est tout
pour lui. Il n’aime qu’elle. C’est la seule chose qui le rend un peu humain. Sa seule faiblesse, la seule
arme qu’on peut utiliser contre lui.
Rio se redressa. Ses traits se durcirent et ses narines se dilatèrent. Ce salaud n’en avait pas après
Grace pour un quelconque programme de recherche, ni pour l’armée, ni pour ce qu’elle pourrait
accomplir pour les soldats sur un champ de bataille. Non, il la voulait pour sauver sa fille.
— Trouve-le, chuchota Resnick. Si c’est Grace qu’il veut, c’est parce qu’elle seule peut sauver sa
fille. Je serais prêt à le parier.
Garrett s’approcha alors aussi du lit.
— Sais-tu où elle est, Adam ? As-tu la moindre information à nous donner sur l’endroit où elle
pourrait se trouver ?
Resnick se laissa retomber sur ses oreillers et garda le silence pendant un long moment. C’était à
peine si son torse se soulevait quand il respirait. Phillips leur adressa un regard nerveux.
— Il serait peut-être temps pour vous de partir. L’infirmière ne serait pas contente si elle savait que
vous lui mettez autant la pression.
Rio se pencha, son visage à quelques centimètres à peine de celui de Resnick.
— Elle compte pour toi. Autant que sa sœur. Maintenant Shea est avec Nathan, et Grace est avec
moi. Je vais la retrouver, Resnick. Même si je dois mettre le monde à l’envers pour y arriver. Rien ne
m’en empêchera. Mais aide-nous, bordel. Donne-nous, je ne sais pas, moi, un point de départ. Tu dois
savoir quelque chose. Tu as une véritable bibliothèque d’informations secret défense dans ta tête.
Resnick entrouvrit les yeux, comme s’il manquait de force pour soulever les paupières.
— On dit qu’il a une île en Méditerranée, au large de la Grèce. Il favorise l’économie locale et, vu
la situation financière actuelle de ce pays, il s’est acheté la loyauté des gens du coin… Même s’ils
savent qui il est et ce qu’il fait, ils ne le vendront jamais, parce qu’il a créé de l’emploi pour les
habitants de l’île et refait partir leurs affaires.
» Il a consulté les meilleurs médecins du monde et on dirait qu’ils ont tous fait le même diagnostic.
Qu’il n’y a plus d’espoir pour sa fille et qu’elle n’en a plus pour longtemps. En entendant ça, il a dû
se sentir prêt à tout pour tenter de la sauver.
Resnick cessa de parler et chercha à reprendre son souffle, les traits tirés, et il était clair qu’il
souffrait terriblement. Encore une fois, Phillips avança d’un pas pour mettre fin à cet interrogatoire,
mais Resnick l’arrêta d’un faible geste de la main.
— En plus, la CIA l’avait mis sur écoute. Elle a intercepté une conversation téléphonique entre lui
et l’homme qui, selon eux, dirigeait Titan avant que l’organisation soit démantelée.
— Hancock, marmonna Rio. Ce putain de Hancock.
— Merci, Adam, lui dit Sam en posant une main sur son bras.
Resnick se tourna alors vers Rio et le regarda fixement.
— Retrouve-la. Je voudrais tellement rencontrer la femme que je considère comme ma sœur…
Le membre du KGI déglutit et hocha ensuite la tête.
— L’échec est inenvisageable.
— Malheureusement, c’est aussi la devise de Titan, souffla Resnick.
— Oui, je sais, lui répondit Rio calmement. C’est moi qui l’ai choisie pour l’organisation.
Chapitre 35

— Vous avez compris que si vous essayez de contacter Rio, votre petit ami, vous l’enverrez au
casse-pipe.
— Allez vous faire foutre, lui lança vertement Grace depuis sa place dans un canapé installé dans
l’avion.
D’abord partis dans le petit jet réquisitionné par Hancock, ils avaient atterri une heure plus tard
pour monter dans un autre appareil, beaucoup plus grand, qui avait décollé sur-le-champ. La jeune
femme n’avait toujours aucune idée de leur destination et était suffisamment furieuse pour ne pas
avoir peur. Pas encore, du moins.
Hancock éclata de rire.
— Je commence à comprendre pourquoi vous lui plaisez. Vous êtes bien assortis tous les deux, il
me semble. Je n’aurais jamais imaginé Rio avec une gentille petite souris. Il n’en aurait fait qu’une
bouchée.
Grace fit semblant de bâiller.
— Je ne suis pas du tout intéressée par votre analyse de la vie sentimentale de Rio. Je voudrais juste
savoir où vous m’emmenez.
Sans lui répondre, Hancock jeta un coup d’œil par le hublot avant de vérifier un appareil
électronique qu’il tenait dans la main.
— On va atterrir bientôt.
— Bientôt ? Mais ça fait bien six heures que nous sommes en vol. On a passé un temps fou dans cet
avion.
— Quelle pleurnicheuse. Évitez de mordre la main qui va vous nourrir une fois que vous aurez fait
le travail qu’on vous demande, dit-il d’une voix doucereuse.
La menace subtile qu’il venait de proférer fit courir des frissons le long de l’échine de Grace.
Elle voulut regarder à son tour par le hublot, mais Hancock baissa rapidement le store pour l’en
empêcher. Elle savait uniquement qu’il faisait jour et qu’ils survolaient une immense étendue d’eau.
Mais elle n’avait pas l’intention de se laisser aller à paniquer. Il lui restait encore du temps pour
chercher les informations qu’elle pourrait ensuite transmettre à Rio. Shea lui assurait un soutien
tranquille par télépathie. Rio aussi. Ils l’aidaient à conserver son sang-froid.
Ils n’avaient pas essayé de communiquer avec elle. Elle leur avait bien demandé d’attendre qu’elle
les contacte. Même si, connaissant Rio, elle savait qu’il ne serait pas capable de patienter bien
longtemps avant de se mettre à crier dans sa tête pour lui demander si tout allait bien.
Étrangement, cette pensée la réconfortait. C’était bon d’avoir quelqu’un qui s’inquiétait pour vous.
L’avion entreprit une descente abrupte, et Grace entendit le train d’atterrissage sortir de la
carlingue. Elle se cramponna instinctivement, se raidissant jusqu’à ce que l’avion touche le sol.
La peur commença à accélérer le rythme de son cœur. Elle essaya de la refouler, mais elle avait la
gorge nouée et du mal à respirer.
Ils y étaient. Quelle que soit la mission de Hancock, ils étaient arrivés et un nouvel enfer l’attendait.
— Grace, bon Dieu, je sens ta peur. Dis-moi ce qui t’arrive. Où es-tu ? Tu peux me donner des
informations sur ta situation ?
La voix de Rio retentit dans sa tête et parvint à la soulager d’une partie des craintes qui menaçaient
de la submerger.
— On vient d’atterrir. Je ne sais rien de plus pour l’instant.
Elle s’obligea à demeurer calme pendant qu’elle leur transmettait ce message, à lui et à sa sœur.
Elle voulait à tout prix éviter de sombrer dans l’hystérie. Shea et Rio se sentaient déjà assez
impuissants tous les deux, ne sachant pas où elle se trouvait ni ce qui l’attendait.
— Je vous en dirai plus dès que je le pourrai. S’il vous plaît, soyez patients. Il me surveille et il sait
quand je communique avec vous. Je dois demeurer consciente, ou je ne pourrai jamais vous
transmettre d’informations.
— Je vais buter ce salopard qui a osé te kidnapper, affirma Rio dans un élan de rage.
Mais Grace se ferma à ses paroles, gardant une expression neutre, sans aucune émotion,
inébranlable, sur son visage. Il était hors de question que cet homme perçoive sa peur. Elle n’allait
laisser personne voir à quel point elle était terrorisée. Elle ne serait plus jamais une victime,
n’appellerait plus jamais la mort de ses vœux, Dieu merci. Elle voulait vivre. Elle allait vivre. Elle en
avait fait la promesse à Rio, et elle n’allait pas revenir là-dessus.
À son grand désarroi, Hancock la força brutalement à se lever, lui tordit les bras derrière le dos et
la menotta. Puis il lui posa un bandeau sur les yeux avant que la porte s’ouvre pour les laisser sortir.
Elle fit attention à contenir ses émotions, sans quoi Rio s’énerverait à nouveau et Shea en mourrait
d’angoisse.
Les hommes de Titan descendirent en premier de l’appareil, puis Hancock prit le bras de Grace,
avec une douceur étonnante, et la guida vers la passerelle.
— Faites attention à la marche, lui dit-il. Voici la première. Restez à côté de moi et prenez votre
temps.
— Ce ne serait pas bien que votre rat de laboratoire se casse le cou avant d’avoir commencé
l’expérience, dit-elle sur un ton acerbe.
— Si vous vous cassez le cou, je ne serai pas payé.
— Je vous souhaite de vous étouffer avec votre argent pourri !
Hancock se mit à rire.
— En d’autres circonstances, je pense que je vous aurais vraiment appréciée, Grace. Mais
honnêtement, vous n’avez pas arrêté de me faire chier depuis que j’ai accepté cette mission. Je serai
heureux de ne plus vous voir quand cette histoire sera terminée.
— Pareil pour moi, rétorqua-t-elle.
Elle se sentit poussée à l’arrière d’une voiture avec des sièges en cuir qui semblaient luxueux.
Même l’odeur de ce cuir évoquait l’argent. Le trajet se fit dans le plus grand confort, contrairement
aux autres véhicules dans lesquels ses précédents ravisseurs l’avaient trimbalée.
— Pour qui travaillez-vous ? s’enquit-elle doucement.
— Vous allez le rencontrer bien assez tôt.
Il avait dit « le » et non pas « les ». Une seule personne, donc. Elle ne sut comment réagir à cette
information.
— Je ne pense pas que ce soit encore le gouvernement ou un labo, Rio. (Elle essaya de ne pas
laisser transparaître ses inquiétudes dans son message.) Ça ne ressemble pas à la dernière fois. Ils
n’ont pas dit grand-chose mais je viens juste de descendre d’un avion. J’ai passé tout ce temps en vol
depuis que je t’ai quitté en Virginie. Quand je lui ai demandé pour qui il travaillait, Hancock a dit que
j’allais « le » rencontrer. Il n’a pas dit « les ». Mais j’ai les yeux bandés, je ne vois rien.
— On arrive, ma chérie. Il ne faut pas que tu t’inquiètes, d’accord ? Essaie de faire traîner un peu
les choses. Fais ce que tu as à faire mais ne les mets pas en colère. Si tu dois choisir entre te soumettre
ou souffrir, alors fais ce qu’ils te demandent, tu m’entends ? Quoi qu’il arrive, ma belle, on fera
toujours face ensemble, toi et moi. Je serai toujours là pour toi. Tu ne seras plus jamais seule.
Elle ferma les yeux, consciente que Hancock ne pouvait pas les voir derrière le bandeau. Elle
comprenait tout à fait ce que Rio lui expliquait. Même si la situation dérapait complètement, quoi
qu’ils lui demandent, quoi qu’ils lui fassent, il ne voulait pas qu’elle cède au désespoir et qu’elle
choisisse de mourir. Il voulait qu’elle vive.
— Je suis là, je t’attends, Je sais que tu vas venir me chercher, Rio.
Elle accordait son entière confiance à cet homme, sans hésitation. Il l’aimait. Cela ne faisait aucun
doute. Rio était un homme honorable, quoi qu’il pense de lui-même et des choix qu’il avait faits dans
le passé. Elle savait sans l’ombre d’un doute qu’il remuerait ciel et terre pour la ramener à la maison,
chez lui.
Après un trajet qui lui parut durer une éternité, la voiture freina et les portières s’ouvrirent. Tout le
monde s’agitait autour de Grace, comme pris par l’urgence. Des ordres fusèrent dans une langue un
peu guindée, avec un accent qu’elle ne reconnaissait pas.
Hancock la tira brutalement hors de la voiture et la poussa vers l’avant. Les baskets de Grace firent
crisser le gravier sous ses pas et elle trébucha presque quand elle parvint à une route lisse. Hancock
l’aida à retrouver l’équilibre, et, en avançant, elle perçut un bruit d’eau. Une fontaine peut-être ?
Il faisait chaud, très chaud même. Elle sentait les rayons du soleil sur sa peau. L’air était fortement
iodé et une légère brise soufflait, qui lui fit penser à la mer. Ils devaient être à côté d’un plan d’eau.
Dès qu’ils pénétrèrent dans le bâtiment ou la maison – impossible de le savoir en raison de son
bandeau –, l’air se rafraîchit subitement. Grace traversa une série de couloirs avant que Hancock
s’arrête enfin.
Elle entendit la porte devant elle s’ouvrir brutalement et recula instinctivement d’un pas, entrant en
collision avec Hancock.
— C’est elle ? C’est bien elle ? répéta une voix, qui fit courir un autre frisson de peur le long de
l’échine de Grace.
Cette voix avait quelque chose d’étrange. Elle irradiait le désespoir. Elle était froide, dure et
déterminée. Elle évoquait le mal à l’état pur.
Le pouls de la jeune femme s’accéléra et ses mains se mirent à trembler dans les menottes qui les
enserraient encore.
— C’est elle, confirma Hancock d’une voix neutre.
Grace fut poussée vers l’avant et la porte se referma bruyamment derrière elle. On lui arracha son
bandeau et elle cligna plusieurs fois des yeux pour s’adapter à la lumière ambiante.
Elle se trouvait dans une pièce qui aurait pu ressembler à une bibliothèque, s’il n’y avait eu un
grand bureau de P.-D.G. tout au fond. Dans une cheminée, sur la droite, un feu brûlait en dépit de la
grande chaleur qui régnait à l’extérieur.
Grace essaya d’absorber un maximum d’informations aussi vite que possible. Elle regarda sur la
gauche à la recherche d’une éventuelle fenêtre, ou d’un indice sur le lieu où elle se trouvait, mais
constata amèrement qu’il n’y en avait pas. Cette pièce ressemblait à la tanière d’une bête plus qu’à un
bureau.
Alors elle reporta son attention sur l’homme devant elle, qui la dévisageait. Pour une personne à la
voix si effrayante, il avait une apparence tout à fait inoffensive.
Il était de taille moyenne, dans les quarante ans. Il devait être assez fier de son apparence parce
qu’il n’avait pas un cheveu rebelle, grâce à tout le gel dont ils étaient manifestement enduits.
Il portait des vêtements de grand luxe, des boutons de manchettes ornés de diamants, une grosse
chaîne en or autour du cou, ainsi qu’un diamant à une de ses oreilles.
Malgré l’arrogance qui devait le caractériser d’habitude, l’homme avait l’air tellement soulagé que
Grace en fut ahurie. Il était… content… de la voir, elle.
— Enlevez-lui ses menottes, ordonna-t-il. Il n’y a pas de temps à perdre. Il faut qu’elle monte tout
de suite.
Hancock lui libéra prestement les mains et Grace se frotta les poignets en examinant avec méfiance
l’homme debout devant elle.
— Qui êtes-vous ? Et qu’est-ce que je fais ici ? voulut-elle savoir.
— Qui je suis n’a aucune importance. La seule chose qui compte, c’est que ma fille est gravement
malade et que vous allez la guérir.
Chapitre 36

L’immense désespoir que trahissait sa voix et qui l’empêchait presque de parler prit Grace de court.
Elle s’attendait à ce qu’on l’oblige à effectuer une guérison. Mais elle n’avait pas imaginé trouver un
homme… chargé d’une mission. Une seule mission.
Elle fouilla l’esprit de Farnsworth pour confirmer cette impression, et pour voir s’il avait d’autres
intentions la concernant. Allait-elle faire l’objet de nouvelles expériences ? Voyait-il sa fille comme
une sorte de cobaye ? Si Grace réussissait à la guérir, serait-elle ensuite remise à une agence du
gouvernement ? Vendue au plus offrant ?
Elle fut choquée par ce qu’elle trouva. Gordon Farnsworth n’était pas quelqu’un de bien. Ce
spectacle lui glaça même le sang. Il avait commis toutes sortes d’atrocités, il avait tué et il n’avait
jamais hésité à trahir pour parvenir à ses fins. Et il ne connaissait ni regrets, ni remords.
Mais Grace vit également un père malheureux dont la fille unique était à l’article de la mort,
désespérément impuissant, parce qu’il ne pouvait pas lui acheter la santé et le bonheur. C’était terrible
pour lui de ne pas être capable de s’offrir, en dépit de son immense fortune, la seule chose qui
comptait vraiment pour lui : la vie de sa fille.
Même si elle connaissait déjà la réponse à sa question, Grace demanda, pour gagner un peu de
temps, pour réfléchir à une stratégie et pour trouver un moyen de se tirer d’une situation qui lui
semblait sans issue :
— De quoi souffre-t-elle au juste ?
— Elle a un cancer, lâcha-t-il. D’une forme particulièrement invasive et agressive. Censée être très
rare. Les médecins lui donnent des noms scientifiques. Mais moi, tout ce que je sais, c’est que la
maladie tue ma fille à petit feu. Elle s’est d’abord manifestée de manière assez anodine, mais elle s’est
propagée à son foie puis à ses os avant qu’on commence les traitements. Ma pauvre petite fille est
entièrement dévorée par le cancer. Aucune partie de son corps n’a été épargnée. Ses poumons sont
touchés et de temps à autre elle a besoin d’un respirateur artificiel pour survivre. Le cerveau est
également atteint et il lui arrive de sombrer dans le coma et de ne plus être consciente de son
environnement.
Il s’approcha de Grace, ses traits déformés par l’angoisse. Elle vit ce que cet homme représentait
réellement pour le reste du monde : un être froid et mauvais, l’incarnation du diable.
— Vous allez la guérir. Je suis au courant pour votre don. Je me suis assuré que vous avez vraiment
les pouvoirs que vous attribuait la rumeur avant de vous faire conduire ici. Je ne confierais jamais ma
fille à une personne susceptible de lui faire plus de mal que de bien.
Grace déglutit et transmit un message très simple à Rio.
Gordon Farnsworth.
Rio garda le silence. Il devait deviner à quel point la situation de Grace était précaire. Shea se
manifesta, mais sans mot dire, se contentant de lui donner son soutien.
— Il semblerait, monsieur Farnsworth, que j’ai toutes les cartes en main, annonça Grace sur un ton
glacial.
— Vous n’avez rien du tout !
Il l’agrippa par son tee-shirt et l’attira brutalement jusqu’à lui. Leurs visages n’étaient plus qu’à
quelques centimètres l’un de l’autre. Elle reçut des postillons sur la joue quand il laissa exploser sa
colère :
— Vous allez guérir ma fille ou je vous ferai regretter d’être née !
Retrouvant un peu de force, elle lui attrapa les poignets et les écarta d’un coup sec vers le bas, pour
ne plus sentir son contact. Il la révulsait. Tout son être exsudait l’odeur du mal et de la mort. C’en était
presque trop pour elle.
— Vous arrivez trop tard, dit-elle d’une voix grave. J’ai souvent souhaité la mort. Les menaces
n’ont plus aucun effet sur moi. À combien évaluez-vous la vie de votre fille ?
Visiblement, Farnsworth ne s’était pas attendu à cette réaction de sa part. Il recula d’un pas, les yeux
étrécis de colère et d’étonnement. Il semblait ne plus savoir que dire. Puis il reposa brutalement son
regard sur elle et fit un effort manifeste pour se contrôler.
— Du fric ? C’est du fric que vous voulez ? Vous seriez capable de monnayer votre don pour
sauver la vie d’une enfant ?
L’entendre ainsi la juger et la condamner la mit en rage. Une rage dangereuse. Elle devait garder
son calme. Elle n’était pas en position de laisser éclater sa propre colère.
— Après tout ce que vous avez fait pour m’amener jusqu’à vous, après ces innombrables jours de
douleur et d’agonie que vous m’avez infligés dans le cadre de vos expériences pour vérifier que je
pouvais soigner votre fille, vous osez prendre cette attitude arrogante et bien-pensante parce que je
veux négocier avec vous ? (Elle eut un rire moqueur.) Vous n’avez aucune carte en main, monsieur
Farnsworth, poursuivit-elle. Vous vous bercez d’illusions si c’est ce que vous pensez. Ça ne m’étonne
pas, vu votre ego démesuré. Allez-y, tuez-moi. Je vous mets au défi de le faire. Mais qui sauvera votre
fille ? Torturez-moi. Passez des journées entières à essayer de me pousser à bout pour que je vous
accorde tout ce que vous voulez. Sauf que votre fille n’a plus beaucoup de temps à vivre. Et je m’en
fous. Vous ne pouvez rien me faire qui ne m’ait déjà été fait. Je ne peux pas subir plus que je n’ai déjà
subi. Pendant que votre vanité, votre arrogance vous laissent croire que vous êtes tout-puissant,
n’oubliez pas que votre fille peut mourir d’un jour à l’autre. Et malgré tout, pauvre idiot prétentieux
que vous êtes, vous remettez mon sens de l’éthique en cause ! Pensez-vous vraiment que j’accorde la
moindre importance à ce que vous pensez de moi ? Pauvre ver de terre bouffeur de merde !
Hancock ricana, ce qui ne fit qu’exacerber la colère de Farnsworth.
— Elle a raison, Farnsworth, dit le chef de Titan, amusé par cet échange. Je vous ai dit qu’elle a
menacé de se suicider si je n’acceptais pas ses conditions ? J’ai pu lire dans ses pensées. Je peux vous
assurer qu’elle ne bluffe pas. Elle est assez folle pour se faire sauter la cervelle simplement pour vous
contrarier.
Farnsworth les regarda tour à tour, aspirant l’air par ses narines dilatées. Il se reprit, se retourna
vers son bureau, puis leur refit face, apparemment calmé, et posa sur Grace un regard calculateur.
— Très bien, mademoiselle Peterson. Que voulez-vous ? De l’argent ? Je vous donne tout ce que
j’ai en échange de la vie de ma fille. Vous serez plus riche que vous ne l’auriez jamais rêvé.
— Vous ne pouvez pas savoir ce dont je rêve, dit-elle amèrement.
— Alors, dites-le-moi, dites-moi ce que vous voulez.
— La paix.
Surpris par cette réponse, Gordon Farnsworth fronça les sourcils.
— Je veux vivre normalement. Je veux être libre. Je veux avoir ce que les gens comme vous
tiennent pour acquis : ne pas avoir à me tenir sur mes gardes constamment parce qu’un idiot veut se
servir de moi comme cobaye. Je répète : je veux être libre. Je veux votre assurance que, lorsque
j’aurai guéri votre fille, vous arrêterez de me pourchasser. Vous direz à Titan de me laisser tranquille
et vous veillerez sur ma sécurité. Sinon…
Il étrécit les yeux de colère.
— Vous osez me menacer ?
Grace le regarda calmement. Il fallait qu’il croie ce qu’elle s’apprêtait à lui dire. Qui pouvait
savoir si elle n’était pas capable de mettre ses menaces à exécution ? Elle n’avait jamais essayé. Mais
si ses pouvoirs fonctionnaient dans un sens, le contraire devait être possible.
— Si vous ne m’accordez pas tout ce que je vous demande, je retirerai la vie de votre fille.
Farnsworth pâlit. Il serra les mâchoires et les mots lui manquèrent.
— Laissez-moi vous expliquer comment fonctionne mon pouvoir, commença calmement Grace.
J’absorbe la maladie ou la blessure dont souffre la personne que je soigne. Je la reprends pour moi.
Quand les patients repartent, ils sont heureux, guéris. Mais moi, je souffre et j’ai besoin de temps
pour récupérer. Tout comme je peux reprendre une maladie ou une blessure à mon compte et
redonner de la vie, ma propre vie, à quelqu’un avec qui j’ai établi un lien, je peux faire l’inverse et
prendre l’esprit d’une personne, sa vie, son âme. Je n’ai même pas besoin d’être à côté d’elle, pour le
cas ou vous auriez pensé éloigner votre fille hors de ma portée. Une fois que j’ai établi ce lien, je
pourrai la retrouver où qu’elle soit. Et je n’hésiterai pas à vous prendre ce qui vous tient le plus à
cœur si vous ne respectez pas mes conditions.
Farnsworth la dévisagea comme s’il essayait de lire dans ses pensées ou de déterminer si elle disait
vrai. Elle le regarda droit dans les yeux sans broncher. Puis l’homme d’affaires se tourna vers
Hancock comme pour lui demander conseil. Le chef de Titan haussa les épaules et esquissa même un
petit sourire.
— J’aurais tendance à dire que vous faites match nul. Certains iraient même jusqu’à dire que vous
venez d’être mis en échec, Farnsworth. Elle vous tient par les couilles, en fait.
— Pendant que vous restez là à vous indigner et à vous demander si vraiment je me fous de ma
propre vie et de mon avenir, votre fille est en haut sur son lit de mort, déclara Grace. Je propose donc
que nous nous mettions d’accord le plus vite possible sur mes conditions. À moins, bien entendu, que
vous n’attachiez plus d’importance à votre ego qu’à la vie de votre fille.
Farnsworth pâlit et se pencha vers l’avant, tapa des deux mains à plat sur le plateau poli de son
bureau, et, quand il parla, Grace le crut pour la première fois.
— Il n’y a rien, vous m’entendez, rien de plus important pour moi qu’Elizabeth. Vous me prenez
pour un sale type, mademoiselle Peterson. Vous avez raison. Je suis un vrai salaud. Mais j’aime ma
fille et je ferais n’importe quoi pour la sauver. Dites-moi vos conditions. Je ferai ce qu’il faudra pour
obtenir votre collaboration.
— Je veux Rio, ici, déclara-t-elle calmement, en le laissant entrer dans ses pensées pour qu’il
puisse parfaitement appréhender ce qu’elle disait. Je suis complètement sans défense après avoir
effectué une guérison. Ce serait très facile pour vous de revenir sur votre parole. Je n’aurais aucun
recours.
— Pensez-vous vraiment que je vais mettre ma vie entre les mains d’un mercenaire ? Savez-vous
combien d’agences gouvernementales et privées me recherchent ? Vous êtes cinglée.
— Je m’en fous complètement, poursuivit-elle toujours aussi froidement. La seule chose qui
m’importe, c’est comment je vais partir d’ici. Vous me pardonnerez ma méfiance envers vous, mais
votre parole ne vaut strictement rien à mes yeux. Je vous ai dit que, après avoir guéri votre fille, je
pourrais lui ôter la vie à tout moment. Cela risque de vous donner l’envie de m’éliminer dès que vous
aurez obtenu ce que vous me demandez.
Elle sentit Rio réagir, sentit sa colère et sa peur qu’il lui arrive malheur. Il lui en voulait d’avoir
provoqué Farnsworth et de négocier aussi impitoyablement, au risque qu’il arrive justement ce dont
elle venait d’accuser l’homme d’affaires.
— Nous désirons tous les deux la même chose, monsieur Farnsworth. Je souhaite ne jamais vous
revoir après avoir guéri votre fille. Vous me trouverez peut-être égocentrique, mais je préfère avoir
une petite vie tranquille que de vous voir payer pour vos crimes. Je veux que Rio me rejoigne ici. Je
veux que son équipe soit autorisée à l’accompagner. Ce sont eux qui vont me protéger, qui me
garantiront que vous n’allez pas revenir sur votre promesse. Une fois votre fille guérie, vous devrez
nous laisser partir. Si vous décidez de ne pas respecter notre accord, si vous me tuez ou essayez de
me tuer, je vous jure par tout ce qui vous est cher que j’emporterai votre fille avec moi.
Farnsworth pâlit de nouveau. Il se passa une main dans les cheveux et en ébouriffa les mèches si
parfaitement placées. Puis il rebaissa la main.
— Ils vont mettre beaucoup trop de temps pour arriver jusqu’ici.
— En fait, dit Grace avec un sourire, je pense qu’ils sont beaucoup plus près que vous ne le croyez.
Voulez-vous que je vérifie ?
— Rio, j’ai besoin de toi. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour gagner un peu de temps, mais il ne m’en
reste plus beaucoup. Si sa fille meurt avant ton arrivée, je ne pourrai pas le contrôler. Il me tuera et il
te tuera après. La seule chose qui le garde à peu près sous contrôle pour l’instant, c’est sa terreur de
voir mourir sa fille. Si cela se produit, plus rien ne comptera pour lui.
— On arrive, Grace. Tu t’en sors très bien. Tu me fais vraiment très peur, mais tu t’es bien
débrouillée. Tu es féroce. Tu as même réussi à me convaincre que tu serais capable de tuer sa fille, au
pire. Nous, on avait reçu un tuyau avant même que tu me dises de qui il s’agissait. On est déjà dans
l’avion. Dis à Farnsworth qu’on va atterrir sur le continent et arriver sur l’île en hélico. Les autres
viendront par bateau, mais il n’a pas besoin de le savoir. Trois heures, Grace. Il faut que tu gagnes
encore trois heures. Nous sommes là dans trois heures.
— Trois heures, répéta Grace à Farnsworth. Rio et son équipe arriveront ici par hélicoptère dans
trois heures. Je ne ferai rien tant qu’il ne sera pas là.
Farnsworth ferma les yeux.
— Pourriez-vous… pourriez-vous au moins aller la voir ? Rester avec elle ? J’ai besoin de lui
donner une raison de s’accrocher, une raison d’espérer. Je vais donner l’ordre à mes hommes de
laisser Rio et son équipe atterrir sur mon île. Ils seront escortés jusqu’ici dès leur arrivée.
— Et après ? lui demanda-t-elle doucement.
— Vous pourrez partir comme ils seront venus. Vous avez ma parole.
Elle s’insinua dans l’esprit de Farnsworth et n’y vit que de la sincérité. Elle n’y trouva pas la
moindre bribe de supercherie. Il pensait trop à sa fille, à la sauver, à lui rendre la santé. Il était tout à
fait prêt à laisser partir Grace si c’était le prix à payer pour qu’Elizabeth redevienne une petite fille
comme les autres.
— Alors menez-moi jusqu’à elle, dit Grace avec calme.
Hancock la saisit aussitôt par le bras et elle essaya de se défaire de sa prise. Mais il ne la lâcha pas.
— Est-il vraiment nécessaire qu’il nous accompagne ? protesta la jeune femme en lançant un
regard noir à Farnsworth.
— Vous avez émis vos conditions, J’ai les miennes. Il est là pour veiller à ce que vous honoriez
votre engagement.
— Il n’a pas besoin de me toucher pour ça, fit-elle sèchement.
Farnsworth fit signe à Hancock de la relâcher. Le mercenaire lui lança un regard détaché,
indéchiffrable. Comme son cerveau. Il contrôlait admirablement ses pensées. Chaque fois que Grace
essayait de lire en lui, elle ne voyait rien du tout. Elle avait l’impression qu’il était si concentré, si
discipliné qu’il était capable d’écarter de son cerveau toute pensée qui n’était pas liée à son objectif
premier. Elle avait déjà pensé auparavant qu’il tenait plus de la machine que de l’humain, et elle
n’avait encore rien trouvé qui lui fasse changer d’avis. Ce constat lui faisait peur.
Dans ses yeux, en revanche, elle crut percevoir un certain agacement, comme s’il détestait recevoir
des ordres de Farnsworth. Mais ses pensées ne correspondaient absolument pas à l’expression sur son
visage.
Il la relâcha, mais pas assez vite à son goût, et elle réprima difficilement l’envie de lui balancer un
coup de genou dans les couilles pour vérifier s’il tenait réellement plus de la machine que de
l’homme.
Farnsworth passa devant Grace. Elle lui emboîta le pas et se retrouva coincée entre lui et Hancock
qui la suivait. Ils empruntèrent un escalier en colimaçon et, une fois à l’étage, se dirigèrent vers
l’extrémité d’un couloir.
Quand Farnsworth ouvrit la porte, Grace vit un éclair de frayeur traverser son regard. Le corps
tout entier du milliardaire se raidit comme s’il craignait qu’on lui annonce le pire.
Un homme assis au chevet de la petite fille, que Grace ne voyait pas, leva les yeux vers eux. Il avait
un stéthoscope dans les oreilles. De l’autre côté se trouvait une femme, vraisemblablement une
infirmière ou une aide-soignante.
— Sortez, fit Farnsworth à voix basse, mais déterminée.
— Elle a besoin de soins, protesta le médecin en retirant les embouts de son stéthoscope de ses
oreilles. Elle ne devrait pas rester seule en ce moment.
— Sortez. Dégagez, dit Farnsworth en énonçant chaque syllabe sur un ton si menaçant que le
médecin pâlit et s’éloigna du lit. Un hélicoptère vous attend pour vous ramener sur le continent. Je
n’ai plus besoin de vos services. Cela vaut pour vous aussi, ajouta-t-il en se tournant vers la femme.
Ils se hâtèrent de sortir de la chambre, le médecin marmonnant quelque chose au sujet de cette
« pauvre petite fille » en passant devant Grace.
Farnsworth se précipita aussitôt au chevet de son enfant et s’agenouilla à côté du lit. Il plaça une
main sur le front de la fillette et écarta tendrement ses cheveux.
— Elizabeth, ma chérie, il y a quelqu’un ici que je veux te présenter. Elle est venue t’aider.
Curieuse, Grace s’approcha jusqu’à distinguer la toute petite fille, très fragile, allongée sur le lit.
Elizabeth avait l’air aussi délicate qu’une poupée de porcelaine. Elle ne ressemblait absolument pas à
son père. Autant Farnsworth était brun et sinistre, avec le ton mielleux d’un vendeur de voitures
d’occasion, autant Elizabeth, blonde, avait le teint très blanc.
L’enfant fit l’effort d’ouvrir les yeux et réussit à fixer son regard sur son père.
— Papa, chuchota-t-elle.
— Je suis là, mon bébé, fit Farnsworth d’une voix étranglée.
— Tu dis toujours cela. Que quelqu’un va venir m’aider. Mais ils ne peuvent jamais rien pour moi.
— C’est différent, cette fois. Elle s’appelle Grace. Elle a promis de te venir en aide.
Elizabeth serra les lèvres comme si elle accordait toute son attention à l’information que venait de
lui donner son père.
— Grace. J’aime ce nom. Peut-être que c’est le Bon Dieu qui l’envoie. On a tous besoin de grâce.
Le cœur de Grace se serra. Les menaces qu’elle avait prononcées froidement envers cette enfant
allaient littéralement à l’encontre de qui elle était et de tout ce en quoi elle croyait, mais c’était la
seule façon pour elle de s’en sortir, elle l’avait compris. Alors elle ne l’oubliait pas, même en ce
moment, et durcissait les traits de son visage, essayant d’être aussi impassible que possible, de crainte
que Farnsworth découvre que cette belle petite fille si courageuse avait déjà conquis son cœur.
Elle s’approcha de l’enfant, sans attendre l’autorisation de le faire, prit une chaise de l’autre côté du
lit et la mit près de la tête d’Elizabeth.
— Bonjour, Elizabeth, dit-elle d’une voix basse et apaisante. Je m’appelle Grace et je répare les
gens.
Elizabeth tourna lentement la tête et posa son regard terne et morne sur Grace.
— Tu veux dire que tu fais comme le Bon Dieu ?
— Non, pas exactement, lui répondit-elle avec un sourire. Je crois que mon pouvoir me vient de
Lui et je ne sais pas toujours comment l’utiliser. Quelqu’un de très sage m’a dit à un moment donné
que je ne connaissais peut-être pas encore la raison pour laquelle j’avais reçu ce pouvoir. Mais
j’apprends et je vais faire mon possible pour te guérir de ta maladie.
— Je voudrais voir papa sourire de nouveau, ajouta Elizabeth en hochant la tête de manière
solennelle. Il est triste depuis un moment. Je ne veux pas mourir et le laisser seul. Il a besoin de moi.
Farnsworth laissa presque échapper un sanglot et se releva brusquement pour cacher son visage.
Grace prit la main d’Elizabeth et la serra délicatement.
— Peux-tu tenir encore un peu ? J’attends des amis qui vont venir ici. Ça me prend toutes mes
forces quand je fais une guérison. J’ai besoin d’eux pour m’aider après.
— Ça va aller ? interrogea Elizabeth en fronçant les sourcils. Papa pourrait t’aider, n’est-ce pas,
papa ? demanda-t-elle en se tournant vers lui.
Farnsworth se retourna lentement et, avec un effort extrême, réussit à sourire en dépit de son
profond désarroi.
— Bien sûr, ma chérie. Je lui ai déjà promis de m’occuper de tout. Il faut juste que tu penses à ta
guérison maintenant.
Grace pénétra dans l’esprit affaibli de l’enfant, parvenant à peine à contenir ses larmes lorsqu’elle
se rendit compte, pour la première fois, de tout ce que la fillette avait enduré dans sa courte vie. Mais
elle fut également sidérée par la détermination de la petite fille, par sa force de caractère. Cela seul
expliquait qu’elle soit encore en vie quand son corps avait abandonné la partie depuis longtemps déjà.
Grace lui transmit autant d’espoir et de chaleur que possible par le lien qu’elle avait tissé entre
elles, pour lui redonner du courage.
Elizabeth ouvrit grands les yeux et lança un regard émerveillé à Grace.
— Comment tu as fait ça ? Je t’ai sentie. Dans ma tête, je veux dire. C’était super. Comme de la
magie.
— C’est un peu comme de la magie, oui, j’imagine, lui répondit Grace en souriant. Personne ne
sait vraiment comment ou pourquoi je suis capable de faire ça.
— Il est l’heure de manger, déclara Farnsworth sur un ton bourru.
Grace pensa d’abord qu’il devait s’adresser à sa fille, mais il avait regardé Grace en parlant.
— Vous aurez besoin de force. Je suppose que vous n’avez rien avalé depuis des heures.
— Qu’en dis-tu ? demanda Grace en se tournant vers Elizabeth. Tu veux manger quelque chose ?
Peut-être que nous avons toutes les deux besoin d’un peu de force pour nous préparer à ce qui nous
attend.
Grace sentit une faible réaction dans l’esprit de la fillette, une petite amorce d’espoir. Elizabeth
avait peur de se laisser aller à espérer. Elle avait été si souvent déçue qu’elle s’était résignée à son
sort depuis longtemps. Si elle continuait à faire semblant, c’était pour son père. Elle savait à quel
point il serait anéanti par sa mort, mais, pour sa part, elle avait arrêté de croire aux miracles.
Il ne faut jamais arrêter d’espérer. Parfois, on n’a rien d’autre que l’espoir pour avancer.
Le sourire d’Elizabeth s’élargit. L’air complètement émerveillé, elle hocha la tête pour montrer à
Grace qu’elle avait bien reçu son message télépathique.
— J’aimerais bien un peu de soupe, dit-elle en se tournant vers son père. C’est possible ?
— Mais bien sûr que c’est possible, répondit Farnsworth, la voix pleine d’émotion. Je vais faire
monter quelque chose pour vous deux. Il faut que tu tiennes bon, mon bébé. Juste encore un peu. Et je
te promets que tout ira bien.
Chapitre 37

— L’hélicoptère arrive, dit Hancock qui avait mis la main à son oreille pour mieux entendre.
Grace leva les yeux, le cœur battant à tout rompre. Elle était contente de n’avoir mangé que du bout
des lèvres parce que son estomac se noua.
Elizabeth dressa la tête, ses doigts se crispant autour de la cuillère qu’elle utilisait pour avaler sa
soupe. Il y avait un tel mélange d’espoir et de peur dans son regard que Grace eut envie de la serrer
dans ses bras.
Nerveux, Farnsworth se leva d’un bond et se dirigea vers la porte, jusqu’à ce que Hancock l’arrête
d’un geste de la main.
— Mes hommes s’occupent de tout.
— Dites à vos hommes de les faire monter ici tout de suite, dit Farnsworth sèchement. Ma fille a
attendu assez longtemps.
Hancock adressa un regard glacial à Farnsworth qui calma aussitôt l’animosité du milliardaire.
Grace se leva, serrant les poings. Elle regardait impatiemment la porte, et, au bout d’un laps de
temps qui lui sembla une éternité, Rio apparut enfin.
Tout de suite, ses yeux se rivèrent à ceux de Grace, et il voulut s’approcher d’elle dès qu’il la vit,
mais elle l’en empêcha en le contactant par télépathie.
— Ne t’approche pas de moi. Ne lui donne aucune raison de penser que je suis autre chose qu’une
mission pour toi. Comme Hancock avec Farnsworth. Ne lui révèle surtout rien qu’il puisse retourner
contre nous.
— Tu vas bien ?
Tandis qu’ils échangeaient ainsi d’esprit à esprit, Rio se détendait et balayait posément la pièce du
regard, de manière à détecter toute menace éventuelle. Il finit par se tourner vers Hancock et il
retroussa la lèvre supérieure en signe de dégoût.
— C’est comme ça que tu salues un vieil ami ? se moqua Hancock.
Farnsworth plissa les yeux, soupçonneux.
— Vous vous connaissez ? Qu’est-ce qui se passe ici ?
— Rien qui vous intéresse. On renoue seulement une vieille amitié, dit calmement le chef de Titan.
Les hommes de Rio pénétrèrent ensuite dans la chambre en file indienne. Elizabeth se recroquevilla
dans ses oreillers, et Grace se baissa pour lui prendre la main.
— Tout va bien, la rassura-t-elle. Personne ici ne va te faire du mal.
Rapidement, la pièce fut remplie d’hommes. De solides guerriers. Armés. Une expression dure sur
leur visage, tandis qu’ils évaluaient les forces de l’ennemi.
— Voici comment nous allons procéder, commença Hancock.
Mais Grace lâcha la main d’Elizabeth et s’avança intrépidement, regardant son ravisseur droit dans
les yeux.
— Non, ce n’est pas vous qui décidez. Voici comment les choses vont se passer. Je veux que tout le
monde sorte de la chambre. (Immédiatement elle sentit que Rio allait protester, mais elle repoussa ses
arguments en lui adressant des reproches par télépathie.) Je refuse de laisser une bande d’hommes de
Néandertal tout en muscles intimider cette enfant. Vous pouvez tous attendre dans le couloir.
— Je ne quitte pas ma fille, dit Farnsworth avec détermination.
— Bien sûr que non, murmura Grace, avant de se tourner vers Rio. Tu peux vérifier qu’il n’est pas
armé ? Il ne peut rester que s’il n’a rien sur lui qui pourrait me mettre en danger.
— Et comment tu vas te défendre contre quoi que ce soit ? tempêta Rio. Tu vas te retrouver
complètement démunie. Il pourra te tuer à mains nues.
Elizabeth lança un petit cri d’inquiétude et adressa un regard interrogateur à son père.
— On a conclu un accord, lui et moi. Il connaît parfaitement les conséquences de ses actes s’il
essaie de me tuer.
Farnsworth blêmit et hocha la tête.
— Tout ce que je souhaite, c’est que ma fille retrouve la santé. Ce qui se passe ensuite ne
m’intéresse absolument pas. Je lui ai donné mon assurance qu’elle-même et ses compagnons
pourront quitter l’île sans problème.
Rio eut l’air de vouloir ajouter quelque chose mais il se tourna plutôt vers Grace.
— Je t’aime. La fermeté avec laquelle il lui déclara son amour insuffla à Grace la force nécessaire
pour faire ce qu’elle avait à faire. Tu n’as pas intérêt à m’abandonner. Tiens bon.
— Je t’aime aussi. Fais-moi confiance.
— Je te fais confiance, ma chérie. Vraiment. Sinon, je serais déjà en train de démolir entièrement
cet endroit. Je ne veux pas que tu t’inquiètes. Tout le KGI est ici. On ne va pas se rendre sans se battre.
On est prêts à tout.
Grace regarda Farnsworth avec insistance.
— Nous perdons un temps fou et nous n’en avons pas tant que ça.
Farnsworth sursauta.
— Tout le monde dehors ! aboya-t-il enfin.
Hancock attendit que Rio fasse le premier pas. Il le laissa sortir d’abord avec les hommes du KGI,
suivis de ceux de Titan. Hancock partit en dernier, se retournant une dernière fois avant de passer la
porte. Mais il ne regarda pas Farnsworth. Il jeta à Grace un regard si intense qu’elle pensa qu’il
voulait lui transmettre une sorte de message, qu’elle ne put déchiffrer.
Après que tout ce monde eut quitté la chambre, Farnsworth alla fermer la porte et fit face à Grace
tout en regagnant en hâte le chevet de sa fille.
— Dépêchez-vous, s’il vous plaît. Si vous avez besoin de quelque chose, n’importe quoi, dites-le-
moi.
— J’ai besoin d’une seule chose : que vous alliez vous asseoir là-bas, lui répondit-elle en indiquant
une chaise près de la fenêtre. Et surtout, n’intervenez pas. Quoi que vous puissiez voir ou entendre,
quoi qu’il arrive, vous ne devez en aucun cas intervenir.
Farnsworth se pencha au-dessus du lit et étreignit sa petite fille frêle avant de l’embrasser sur le
front.
— Je t’aime, ma petite. Papa t’aime et t’aimera toujours. Je veux que tu le saches.
— Je t’aime aussi, lui répondit Elizabeth avec un pauvre petit sourire. Maintenant, laisse Grace
m’aider. Elle m’a promis qu’elle le ferait et j’ai confiance en elle.
Il parut étonné par la déclaration de sa fille, mais il obéit et alla s’asseoir sur le bord de la chaise.
Grace prit une profonde inspiration avant de s’installer sur le lit à côté de la petite fille. Elle lui
saisit les deux mains et lui adressa un large sourire pour la rassurer le plus possible. Ce qu’elle
s’apprêtait à faire la terrorisait. Elle savait qu’elle risquait d’aller beaucoup trop loin. Cette enfant
était terriblement malade. Son cancer était très avancé. Elles risquaient d’en mourir toutes les deux.
Mais Grace pouvait tout de même essayer. Elle avait tellement de raisons de vivre à présent ! Elle
savait aussi que, si elle échouait, Rio et tous ses hommes pourraient également y laisser leur vie.
— Ferme les yeux, lui dit doucement Grace. Je vais te demander de bien te concentrer. Tu vas me
sentir à l’intérieur de toi. Ne lutte pas. Tu dois simplement te concentrer sur ta guérison. Plus tu es
forte, plus je le suis aussi.
Elizabeth hocha la tête et serra un peu plus fort les mains de Grace. Celle-ci sourit de voir la petite
fille faire autant d’efforts pour la rassurer.
Grace inspira profondément, ferma les yeux et concentra toute son énergie mentale sur le lien
qu’elle avait créé avec la petite fille.
Elle eut presque un mouvement de recul devant l’ampleur de la maladie qui rongeait le corps de la
fillette. Le cancer s’était propagé partout. Aucun médecin n’aurait pu expliquer comment Elizabeth
avait fait pour tenir aussi longtemps. Seule la force de sa volonté la maintenait en vie.
Grace aspira la maladie, l’absorba dans son propre corps. À chaque seconde, elle sentait ses forces
décroître. Puis la volonté de fer d’Elizabeth vint à sa rescousse.
Comme une lumière dans un tunnel obscur, comme l’aube arrivant après une nuit orageuse, l’esprit
d’Elizabeth, aussi fort que sa volonté, lui insufflait de la force, de l’espoir, de l’amour. Avec la
résilience des enfants, son âme n’avait pas encore abandonné la partie. Rien chez cette petite fille
n’indiquait qu’elle avait été vaincue par la maladie.
Leurs volontés se mêlèrent, s’affermirent l’une l’autre, et la lumière en elles brilla plus fort. La
chaleur et la puissance de leur détermination fusionnée apportèrent à Grace le soutien dont elle avait
cruellement besoin.
La jeune femme s’affaissa, fit un effort pour se redresser, pour continuer à se concentrer, pour
poursuivre ce combat pour la vie de la fillette. Alors de petits bras l’entourèrent, l’étreignirent et la
retinrent, l’aidèrent à résister.
— Tu peux y arriver, entendit-elle murmurer à son oreille. Je sais que tu en es capable. Merci.
Grace traqua les derniers relents d’obscurité, ces ombres hideuses qui se cramponnaient à
Elizabeth, et puisa dans ses ultimes réserves pour les arracher, les absorber dans son propre corps.
Elle retomba sur le ventre, la tête enfouie dans les oreillers, et elle perçut le cri de la petite fille qui
appelait son père au secours.
Farnsworth agrippa Grace par les épaules. Il avait une expression lugubre sur le visage, mais on
pouvait aussi lire de l’espoir dans le regard qu’il jetait tour à tour sur Grace et sur sa fille.
Elizabeth se mit sur les genoux, inquiète pour Grace.
— Aide-la, papa. Elle a besoin d’aide !
Les yeux de Farnsworth s’emplirent de larmes quand il vit sa fille, le teint rose et frais, l’air en
bonne santé, les yeux pleins de vie – un spectacle auquel il n’avait plus assisté depuis trop longtemps.
— Elizabeth, chuchota-t-il.
Il relâcha Grace un instant pour étreindre sa fille. Il sanglotait en la plaquant contre lui.
— Mon bébé. Mon bébé.
Elizabeth se libéra et regarda de nouveau Grace, qui tenta de la rassurer d’un sourire. Elle était
faible, mais pas complètement abattue. La jeune femme avait réussi à guérir Elizabeth, grâce à la
force de caractère de la fillette et à son immense volonté de vivre.
L’enfant avait prêté sa force à Grace, pour qu’elle ne soit pas obligée de porter ce fardeau toute
seule.
— Papa, elle a besoin d’aide. Va chercher ses amis. Ils peuvent l’aider, eux. Tu lui as promis que tu
le ferais.
Malgré sa réticence à l’idée de laisser sa fille, même un instant, Farnsworth s’éloigna lentement du
lit et se dirigea vers la porte.

Rio faisait les cent pas dans le couloir plein de soldats. De mercenaires, plutôt. Il y avait de la
tension dans l’air. Les hommes de Titan braquaient leurs armes sur les membres du KGI comme pour
les mettre au défi de bouger, ne serait-ce que le petit doigt. Ils semblaient avoir la gâchette un peu
facile.
Rio espérait simplement que le reste du KGI était bien arrivé sur l’île par bateau et qu’ils étaient en
position. Cette situation pouvait partir en vrille d’un instant à l’autre, et il préférait ne pas engager le
combat sans renforts.
La porte s’ouvrit, et la tension monta d’un cran dans le couloir. Farnsworth sortit de la chambre et
il tourna le dos à Rio pour parler à Hancock :
— C’est fait. En revanche, Grace a besoin d’aide. Elle est très faible. Laissez-les l’emporter et
laissez-les partir. Je leur ai promis qu’ils pourraient quitter l’île sans encombres.
Hancock sortit son pistolet, le pointa sur Farnsworth et tira.
Instinctivement, Rio plongea sur le côté, dégainant sa propre arme. La situation dans le couloir
dégénéra immédiatement. Un autre coup de feu fut tiré, et Rio sentit une douleur cuisante monter dans
sa poitrine.
— Cessez le feu ! hurla Hancock. Putain, je n’ai pas donné l’ordre de tirer.
Il se retourna, l’air furieux, et abattit l’homme qui venait de tirer sur Rio.
Puis il leva très haut son arme tandis que chacun des membres de son équipe tenait en joue les
hommes de Rio, pour les empêcher de riposter.
Rio se laissa glisser sur le plancher, la plaie à son torse pissant le sang et souillant le sol.
— Putain, Hancock, espèce d’enculé ! Qu’est-ce que t’as fait ?
Hancock repoussa du pied le cadavre de Farnsworth, comme pour s’assurer qu’il était bien mort,
avant de s’accroupir à côté de Rio, l’air sombre.
— Merde, Rio. C’était pas censé se passer comme ça. On avait planifié cette intervention, et un de
mes couillons d’équipiers a paniqué et a appuyé sur la gâchette un peu trop vite.
— Papa !
Le cri perçant et aigu de la petite fille résonna dans le couloir. Elizabeth courut vers son père, mais
Terrence l’attrapa et l’étreignit contre son torse massif, l’empêchant de voir l’horrible spectacle.
— Dégagez, cria Hancock. Tout le monde dehors. Je sais que toute ton équipe est ici, ajouta-t-il à
l’attention de Rio. À moins que tu ne souhaites que ça se termine dans un bain de sang, il vaudrait
mieux que tu reprennes le contrôle au plus vite. Le KGI ne nous intéresse pas. Tu n’es qu’un
dommage collatéral.
— Diego ! cria Rio, à qui sa blessure faisait un mal de chien, sa voix s’affaiblissant à chaque
respiration. Fais passer le message : c’est fini ! Va voir Sam. Explique-lui ce qui vient de se passer.
Surtout, dis-lui de ne pas ouvrir le feu à moins qu’on leur tire dessus. (Il regarda Hancock, les yeux
déjà vitreux.) J’espère que tu m’as dit la vérité. Sinon, je peux t’assurer que pas un seul d’entre vous
ne quittera cette île en vie.
Hancock hocha la tête.
— Dis à Grace…, commença le chef d’équipe du KGI, mais il s’interrompit, furieux de ne pas
arriver à remplir d’air ses poumons. Dis à Grace que je l’aime.
— Rio !
Grace essaya de repousser Hancock, mais faillit trébucher. L’attrapant doucement par le bras, il
l’aida à retrouver son équilibre.
— C’est trop tard, déclara-t-il d’une voix rauque.
Envahie par une vague de peur et de panique, Grace s’affaissa, tomba à genoux et vacilla
dangereusement.
— Non ! hurla-t-elle.
Elle tendit la main et comprima la blessure à la base du cou de Rio. Il y avait du sang partout, sur
ses vêtements, sur ses mains, sur le plancher.
Quand Hancock essaya de l’éloigner, furieuse, elle se retourna pour lui lancer :
— Vous savez ce que je peux faire ! Lâchez-moi, merde ! Je dois le sauver. Je ne le laisserai pas
comme ça.
— Vous ne pouvez pas faire ça, Grace, répliqua Hancock en rivant ses yeux à ceux de la jeune
femme. Vous êtres trop faible. Cette blessure est mortelle. Vous ne pouvez plus rien pour lui. Vous
devez partir.
— Allez vous faire foutre ! cria-t-elle. Vous n’avez aucune idée de ce que je suis capable de faire.
— Ça va vous tuer, grogna-t-il.
— Et vous croyez vraiment que ça m’inquiète ? Vous croyez que je pourrais vivre en sachant que je
n’ai rien fait pour le sauver ? Vous croyez que je voudrais vivre en sachant qu’il est mort pour moi ?
Dégagez. Si vous ne pouvez pas m’aider, alors foutez le camp. Partez avec les autres. Mais lâchez-
moi !
Hancock poussa un soupir et relâcha le bras de Grace. Elle se laissa retomber contre le torse de
Rio et le prit dans ses bras.
— Ne me quitte pas, Rio ! laissa-t-elle échapper, dans un cri de détresse qui venait du plus profond
de son âme.
— Grace.
Il y avait un tout petit peu de vie en lui, comme s’il ne tenait plus qu’à un fil.
— Ne pense même pas à ça. Va-t’en. Va retrouver Terrence. Il te sortira d’ici saine et sauve. Tu es
trop faible, bébé. Ne fais pas ça. Je t’en supplie.
Sans tenir compte de sa requête, elle entra violemment dans son esprit en utilisant ses dernières
forces. Elle balaya les résistances de Rio, occupa le terrain sans céder un pouce lorsqu’il tenta de la
repousser. Rien ni personne ne l’empêcherait de le sauver.
Il était sien, merde. Il devait vivre, même si elle y restait.
Elle fouilla les profondeurs de son âme et y trouva des réserves dont elle n’avait même jamais
soupçonné l’existence.
Elle aspira le mal dont souffrait Rio, l’absorba en elle, et plus elle le faisait, plus elle sentait monter
la douleur en elle, une souffrance terrible qui l’écartelait, la cassait, la découpait comme un millier de
couteaux.
Elle suffoqua, tressaillit. Est-ce qu’elle avait crié ? Elle n’en était pas sûre. Elle se concentrait
uniquement sur lui, sur la nécessité d’arrêter l’hémorragie. De guérir l’horrible blessure qui le tuerait
indubitablement si elle ne parvenait pas à le sauver à temps.
Une odeur de sang monta à son nez, si forte qu’elle s’étrangla. Ce fut à ce moment-là qu’elle
comprit que ce n’était pas le sang de Rio, mais le sien. Elle en avait plein la bouche et elle le sentait
couler dans son cou.
La blessure de Rio s’était refermée sous ses mains, mais des plaies étaient apparues sur sa poitrine
à elle, déchirant ses chairs.
Sa vision devint floue. Elle avait du mal à respirer. Tellement de mal.
Jamais, de toute sa vie, elle n’avait ressenti une telle douleur.
Son corps, déjà affaibli par la maladie d’Elizabeth qu’elle venait d’absorber, avait atteint ses
limites. Elle ne pouvait plus se guérir.
Avec ses dernières forces, elle réussit à refermer complètement la blessure de Rio, poussa un
dernier souffle, puis s’écroula sans un mot à côté de lui.
Chapitre 38

Rio aspira une longue goulée d’air et reprit brutalement conscience, comme si un électrochoc
l’avait fait revenir d’entre les morts. Il porta instinctivement la main à son torse, cherchant l’horrible
blessure à la base de son cou. Mais il ne trouva rien, aucune plaie.
Il regarda sa main maculée de sang. Il n’avait donc pas imaginé tout cela. Pourtant, il n’avait plus
mal et il respirait normalement. Comme si rien ne lui était arrivé.
Puis il se rappela les supplications de Grace. Sa tentative désespérée de lui venir en aide. Et qu’il
l’avait implorée de ne rien faire.
En se traînant sur le plancher, il buta contre le corps inerte de la jeune femme allongée à ses côtés.
La blessure, sa blessure à lui, déchirait à présent la poitrine de Grace. Les chairs étaient à vif, et le
sang s’écoulait en un flux régulier et continu.
— Grace, lui dit-il.
Mais il avait seulement chuchoté son nom.
— Grace ! répéta-t-il.
Il s’agenouilla précipitamment, comprimant la blessure des deux mains, essayant désespérément
d’arrêter l’hémorragie. Il regarda autour de lui et paniqua. Il ne savait pas quoi faire, comment la
sauver.
Hancock le repoussa sur le côté. Rio tenta de l’éloigner, de l’empêcher de toucher à un seul cheveu
de Grace, mais il lui flanqua un coup de poing, posa une serviette sur la poitrine de Grace et appuya
fermement.
— Terrence ! hurla Rio. Diego ! N’importe qui, bordel de merde ! À l’aide ! On doit la sortir d’ici.
Se retournant vers Grace, il remarqua son teint pâle et sa parfaite immobilité.
— Oh mon Dieu, Grace ! dit-il, la voix complètement cassée. Non, ma chérie, non ! Pourquoi ? Oh
mon Dieu, pourquoi ?
Le reste ne fut qu’un gémissement torturé. Alors que Hancock continuait de maintenir la pression
sur la plaie, Rio prit Grace dans ses bras et la berça, le visage baigné de larmes.
Il savait. Il savait ce que cette guérison lui avait coûté. Il sentait qu’elle ne parvenait pas à respirer.
Aucun souffle n’émergeait de sa bouche ou de son nez. Il enfouit son visage dans ses cheveux et
pleura, parce qu’il venait de perdre ce qui comptait le plus au monde pour lui.
Elle n’avait pas été assez forte pour le guérir. Pas d’une blessure mortelle. Elle l’avait tout de
même absorbée, consciente du sacrifice qu’elle faisait.
Il l’embrassa sur la tempe, ses larmes tombant dans ses cheveux. Il écarta doucement les mèches
folles qui collaient à son magnifique visage. Il lui caressa la joue, les lèvres qui ne bougeaient plus.
— Je t’aime, dit-il d’une voix rauque. Ne me quitte pas, Grace. S’il te plaît, ne me laisse pas seul.
Des bruits de pas retentirent dans le couloir : Diego, suivi de près par Donovan. Celui-ci bouscula
Hancock sur le côté et pansa rapidement la plaie.
— Ce n’est pas bon, mec, dit le secouriste en lançant à Rio un bref regard, plein de regrets et de
résignation. Pas bon du tout. Il faut y aller tout de suite. L’hélico nous attend. Notre seul espoir, c’est
de l’amener rapidement à l’hosto pour qu’ils la maintiennent en vie le temps que ses pouvoirs
naturels de guérison agissent.
Tout en lui parlant, Donovan cherchait son pouls. Il laissa ses doigts sur son cou un long moment,
puis lança un juron.
— Remets-la par terre, Rio, aboya-t-il.
Rio obtempéra, l’allongeant tendrement au sol. Son cœur se serra quand il vit Donovan s’élever
au-dessus d’elle et comprimer de nouveau sa plaie.
— Maintiens la pression sur la plaie, lui ordonna-t-il. Assure-toi que les voies respiratoires sont
libres. Vas-y pour le bouche-à-bouche, ajouta-t-il en se tournant vers Diego. Il faut la sauver.
Donovan commença le massage cardiaque, puis leva les yeux vers le couloir et cria :
— Où est la trousse de premiers secours, putain ? J’ai besoin d’une intraveineuse tout de suite, pas
demain !
Des pas se firent entendre dans le couloir mais Rio ne regardait rien, ne pouvait penser à rien
d’autre qu’à Grace et au combat qu’elle menait pour survivre.
Il s’insinua dans sa tête, tout comme elle l’avait fait pour lui.
— Merde, Grace. Je ne veux pas que tu me quittes comme ça. Tiens bon. Tu peux gagner.
— Aucun regret.
Il perçut ce faible murmure dans sa tête, juste au moment où Donovan criait à Diego d’arrêter.
— Je sens son pouls. Il est faible, à peine perceptible, mais merde, il est là. Trouve-moi la putain
d’intraveineuse et partons d’ici.
— Je le referais si c’était à refaire. Je n’ai aucun regret.
Rio essuya les larmes qui inondaient son visage.
— Accroche-toi, ma chérie. S’il te plaît. Fais-le pour moi. Ne lâche pas.
— J’ai mal.
Ces mots tout simples transpercèrent son cœur. Ses larmes continuaient à couler, creusant un sillon
de chagrin sur ses joues.
Garrett et Nathan posèrent la trousse à côté de Donovan, et Nathan sortit rapidement
l’intraveineuse. Sans perdre de temps, Donovan inséra l’aiguille directement dans la jugulaire. Il
plaça un pansement au-dessus pour la garder en place et ordonna à Garrett de tenir la poche bien haut.
Il prit la seconde intraveineuse que lui tendit Nathan, trouva une veine dans le coude de la jeune
femme et y fit entrer l’aiguille. Il mit le cathéter en place et retira l’aiguille, posa un pansement et
chargea Nathan de tenir cette nouvelle poche de perfusion.
— On est en plein combat dehors. Il faudra faire vite, dit Donovan laconiquement.
Hancock se redressa, prit son fusil et regarda l’homme du KGI droit dans les yeux.
— Mes hommes et moi contrôlons la situation. Les mesures de sécurité de Farnsworth sont risibles.
On va vous couvrir pendant votre départ.
Donovan souleva Grace, pendant que Nathan et Garrett le suivaient en tenant les poches de liquide
des intraveineuses. Rio se rua sur Hancock et le plaqua contre le mur.
— Tu me dois des explications, espèce de salopard !
Hancock esquissa un petit sourire.
— Plus tard. On va se revoir, Rio. Tu peux y compter.
Rio le repoussa et partit en courant dans le couloir, le fusil levé, et doubla Garrett pour se
retrouver en première ligne. Rien ni personne ne pourrait toucher à Grace sans d’abord lui passer sur
le corps.
Une fois franchie la porte donnant sur l’héliport, ils se courbèrent tous et sprintèrent vers l’hélico.
Ils installèrent d’abord Grace sur le sol de l’appareil, avant de s’y engouffrer.
— Sam dit que lui et les autres vont couvrir notre départ avant de faire le ménage ici. Il dit de bien
veiller sur Grace et qu’il nous rejoindra plus tard, leur cria Garrett.
Nathan grimpa dans le cockpit et l’appareil décolla aussitôt. Il survola la surface de l’eau à basse
altitude et à bonne vitesse, et prit la direction du continent.
Donovan surveillait Grace, mais c’était Rio qui la serrait dans ses bras.
— Tu vas t’en sortir, bébé. Courage. Continue de te battre. Fais-le pour moi. J’ai besoin de toi,
Grace. J’ai besoin de toi.
— J’espère que quelqu’un parle grec, bordel, marmonna Garrett. Ce petit problème sera pas facile
à expliquer.
— Je me débrouille, dit Diego. Je suis doué pour les langues. Mais bon, un pistolet, c’est quand
même une sorte de langue universelle.
— Tu peux le dire, putain de merde, convint Garrett. Mais surtout, allez pas dire à ma femme que je
parle mal, ajouta-t-il en dévisageant ses frères, l’œil mauvais.
— Nathan, donne-moi notre HPA, lui cria Donovan. C’est à peine si elle tient le coup avec mes
soins. On aurait dû y être depuis cinq bonnes minutes !
— Je pousse cette putain de machine au max ! hurla Nathan.
Vingt longues minutes plus tard, Nathan posa l’hélico en plein milieu du parking de l’hôpital. Ce
fut Rio qui souleva Grace dans ses bras tandis que Donovan comprimait la blessure et que Garrett et
Diego tenaient les poches de perfusion. Ils coururent tous vers l’entrée.
La petite troupe d’hommes armés portant une femme de toute évidence grièvement blessée, aidée
du grec approximatif de Diego, fut rapidement dirigée vers une salle qui devait correspondre aux
urgences. Rio espérait seulement qu’il ne confiait pas la vie de Grace à une bande de charlatans
incompétents.
L’équipe médicale prit rapidement les choses en mains, mais Rio eut bien du mal à leur céder la
place. Une infirmière fut même obligée de le repousser en lui lançant un regard sévère qui semblait
signifier « dégage ».
Un des médecins adressa un flot de paroles à Rio qui se tourna vers Diego avec un regard
interrogateur.
— Qu’est-ce qu’il dit, putain ?
— Il dit qu’ils doivent immédiatement l’amener au bloc. Il n’est pas sûr qu’elle survive. Il veut que
tu saches que les chances de guérison sont minimes mais qu’il fera son possible pour la sauver.
— Putain ! Dis-lui que faire son possible ne suffit pas. S’il ne la sauve pas, je lui fais la peau, lui
lança amèrement Rio.
Diego lui jeta un regard ironique et se retourna pour parler au médecin. Il dut bien transmettre le
message de son supérieur, car le médecin blêmit et commença à aboyer des ordres au personnel.
Quelques instants plus tard, Grace, transportée sur un brancard, passa devant Rio, qui en resta cloué
sur place. Il eut l’impression que sa vie se retirait de lui. Il était malade à l’idée que c’était peut-être la
dernière fois qu’il voyait Grace. Blessée, ensanglantée, pâle comme la mort.
Donovan lui donna une tape amicale sur l’épaule.
— Viens. On va réquisitionner la salle d’attente et faire fuir tout le monde qui s’y trouve. On aura
un peu d’intimité comme ça. On doit aussi vérifier que Sam sait où nous sommes et vérifier qu’il n’y
a pas d’autres blessés.
Hébété, Rio hocha la tête et se laissa guider vers la sortie. Nathan lui emboîta le pas.
— Shea se bat pour elle, mec. Grace est une survivante. Elle va s’en sortir.
— Il le faut, dit Rio, sentant son âme s’envelopper d’obscurité. Je suis perdue sans elle.
Chapitre 39

Debout dans un coin de la salle d’attente, Rio broyait du noir, contemplant la fenêtre qui, au loin,
laissait voir la mer. Le temps aurait dû être couvert et pluvieux, le ciel encombré de gros nuages
noirs. Au contraire, c’était une belle journée typiquement méditerranéenne. Le ciel parfaitement
dégagé était d’un bleu profond et la surface de la mer brillait de mille feux, comme parsemée de
petits diamants rutilants dans le soleil.
La salle d’attente s’était remplie peu à peu des hommes du KGI. La plupart d’entre eux avaient
préféré ne pas déranger Rio, qui s’était isolé. Terrence, assis de l’autre côté de la pièce avec
Elizabeth, parlait d’une voix apaisante à la petite fille en larmes.
Rio se disait qu’il devrait lui aussi essayer de lui parler et de la réconforter. Il n’était pas le dernier
des salauds après tout. Mais que pouvait-il dire à la fillette ? Il se sentait comme écorché vif à l’idée
que Grace avait sauvé cette enfant, mais qu’elle pouvait lui être enlevée à tout moment.
Les murmures des conversations qui bruissaient dans la pièce se turent subitement. Les cheveux de
Rio se hérissèrent sur sa nuque. Il se retourna et vit Hancock debout dans l’embrasure de la porte. Le
chef de Titan était encore en treillis et il avait le sang de Grace sur sa chemise et sur ses mains.
Il fit quelques pas dans la pièce en direction de Rio mais il sembla préférer garder une certaine
distance entre eux. Il regarda le chef d’équipe du KGI avec circonspection, sans l’arrogance naturelle
qui accompagnait chacun de ses gestes en temps normal.
— Grace ? s’enquit-il laconiquement.
— Au bloc, lui répondit Rio de la même manière. Pas de nouvelles. Ils ne nous ont pas donné
beaucoup d’espoir.
— Viens marcher un peu avec moi. J’ai beaucoup de choses à t’expliquer.
Il s’était bien gardé de lui dire qu’il lui devait des explications. En effet, Hancock ne pensait pas
devoir quoi que ce soit. Il ne donnait des informations que s’il le voulait. Jamais parce qu’il se sentait
moralement obligé de le faire.
Rio baissa les yeux et Hancock émit un petit rire.
— Si j’avais voulu te buter, tu serais déjà mort depuis longtemps, mon ami. Je ne suis pas armé, et
ça veut tout dire, puisque je suis venu ici en sachant que j’y trouverais une douzaine de mecs armés
jusqu’aux dents et tous mourant d’envie de me découper sans broncher du trou du cul au nombril.
— On sort juste dans le couloir, dit Rio à Nathan, le plus près de lui. Viens me chercher tout de
suite si vous avez des nouvelles de Grace.
— D’accord, mec, lui répondit-il.
Rio suivit Hancock dans le long couloir au bout duquel se trouvait, assez ironiquement, une petite
chapelle. Le chef de Titan s’arrêta un moment à la porte, esquissa un signe de croix et entra.
Rio l’imita, puis il prit dans sa poche le chapelet que sa mère lui avait donné il y avait bien
longtemps. Il se signa puis porta la croix à ses lèvres et murmura une prière :
— Je ne suis pas un homme bon. Je ne suis pas digne de m’adresser à vous, pour plusieurs raisons.
Grace, elle, est vraiment quelqu’un de bien. Elle vous appartient. C’est un véritable cadeau pour des
dizaines de personnes. Elle est ma lumière et mon espoir. Ne me la prenez pas, s’il vous plaît. Je ferai
de mon mieux pour être digne d’elle, du cadeau que vous m’avez fait. Ramenez-la-moi, je vous en
prie.
Il entra ensuite dans la chapelle et rejoignit Hancock au premier rang. Ils gardèrent le silence
quelque temps, puis Hancock se tourna vers Rio.
— Ma mission ne concernait pas Grace. Elle n’était que le moyen d’atteindre mon but.
Rio serra les lèvres.
— Elle n’avait rien à voir avec ta mission mais tu as tout de même risqué sa vie. Merde, tu aurais
même été capable de la tuer.
— Mon seul objectif a toujours été Farnsworth, et lui seul, poursuivit-il sur un ton parfaitement
neutre. C’était un vrai salaud, difficile à cerner, très mystérieux. Il avait une sorte de sixième sens qui
le prévenait quand on s’approchait trop de lui et il disparaissait aussitôt. Sa paranoïa le servait bien. Il
ne faisait confiance à personne. Mais il avait un talon d’Achille.
— Sa fille, marmonna Rio.
Hancock hocha la tête.
— Quand elle est tombée gravement malade, Farnsworth a commencé à faire des erreurs. Il aurait
fait n’importe quoi pour la guérir, pour la sauver. Mais personne ne pouvait lui donner ce qu’il
désirait le plus au monde. Ses relations au gouvernement ont décidé de laisser fuiter des informations
sur Grace Peterson. Inutile d’ajouter que les autorités s’intéressaient également de très près à elle.
— Grace t’a donc servi d’appât. Comme une foutue carotte !
— En gros, oui. Le problème, c’était que Farnsworth refusait de rencontrer qui que ce soit en
personne. S’il avait accepté, l’affaire aurait été dans le sac quand il a décidé de s’adresser à Titan.
J’aurais pu l’atteindre et Grace n’aurait pas été entraînée dans cette histoire. Mais le seul moment où il
était obligé de nous recevoir directement, c’était quand nous allions lui livrer Grace. Elle était donc
essentielle à notre plan. Nous n’avions pas le choix.
— Alors pourquoi nous as-tu laissés l’emmener, quand tu nous as surpris dans la montagne ?
Hancock détourna les yeux vers le crucifix qui s’élevait au centre du mur, derrière la petite chaire.
— Parce que j’avais une dette envers toi. Tu m’as sauvé la vie dans le temps. Et je ne suis pas
complètement dépourvu du sens de l’honneur. Grace avait traversé de dures épreuves, je le savais. Je
me doutais, en plus, qu’elle ne serait pas utile à Farnsworth dans son état. Je voulais lui donner le
temps de récupérer parce que, sinon, je savais que guérir la fille de Farnsworth la tuerait. Et si elle
avait échoué, elle signait son arrêt de mort. Il l’aurait assassinée dans sa colère.
— Qui en avait après Farnsworth ? lui demanda directement Rio. Pour qui est-ce que tu travailles
maintenant ? Aux dernières nouvelles, Titan avait cessé d’exister, même officieusement.
Hancock esquissa un sourire en coin.
— Il ne faut pas croire tout ce qu’on raconte. Je n’ai pas perdu ma foi en mon pays ni dans les
principes qui en font une si grande nation. Farnsworth était un salaud de la pire espèce, qui méritait de
crever. Il est responsable de la mort de nombreux Américains, des militaires, des hommes et des
femmes qui ont fait le sacrifice ultime pour leur pays. Farnsworth n’avait aucun sens de l’honneur.
Aucun principe. D’aucuns diraient que ça vaut également pour nous, mais nous savons que ce n’est
pas la vérité. Ce que nous avons fait et ce que nous faisons ne se situe pas toujours dans la plus stricte
légalité, mais nos actions servent toujours l’intérêt général. Le jour où j’arrêterai de le croire sera le
jour de ma mort, parce que je refuse de vivre dans un monde où le bien n’a plus sa place.
Ces paroles tranquilles mais empreintes de passion touchèrent Rio jusque dans son âme. Il avait
l’impression de retourner plusieurs années en arrière, quand lui et Hancock combattaient côte à côte,
luttaient pour la même cause, croyaient en ce qu’ils faisaient.
— Et maintenant ? le questionna Rio calmement. Est-ce que Titan existe toujours ? Vous êtes
devenus une sorte d’électron libre ?
— Nous sommes là, encore et toujours. On nous voit rarement. Mais nous existons bel et bien.
Titan et le KGI ont beaucoup de choses en commun, tu sais, même si on voit le monde différemment.
Nous nous battons pour nos principes. Nous acceptons les boulots dont personne ne veut ou que
personne n’a les moyens de faire. Certains prétendent que ce que nous faisons est mal. D’autres nous
voient comme des héros. Mais ce qui compte, après tout, n’est-ce pas la façon dont nous nous
percevons nous-mêmes ?
Si on suivait sa logique tordue, absurde même, ce que disait Hancock paraissait tout à fait sensé.
— Crois-le ou pas, mais je suis désolé, reprit-il. Je n’ai jamais voulu que toi et Grace, vous soyez
blessés. Ce n’est pas moi qui ai tiré. C’est un de mes hommes, un homme que j’ai formé. Je suis donc
responsable. Il a agi sans réfléchir, une erreur toujours fatale. Je l’ai abattu pour l’exemple. Mais ça
ne change rien au fait que la femme que tu aimes se bat pour sa vie parce qu’un de mes hommes a
commis une erreur.
Son ancien camarade hocha la tête. Il n’y avait rien à ajouter à cela. L’homme en question avait
payé de sa vie. Que pouvait faire Rio de plus ? La colère et la haine n’avaient pas de place dans son
cœur. Il devait penser à Grace. À son amour pour elle. Et il devait croire de toutes ses forces qu’elle
remporterait cette bataille.
— Et maintenant ? demanda Rio. Que va-t-il se passer ? Farnsworth est mort. Grace et Shea vont
continuer à se faire traquer. On peut rester là à discuter aimablement toute la journée, mais si jamais
tu reviens toucher à Grace, je te bute sans le moindre regret.
— Je ne te respecterais plus sinon, dit Hancock en souriant, avant de poursuivre plus sérieusement.
Laisse-moi t’expliquer ce que j’ai l’intention d’inclure dans mon rapport. Je vais signaler que
Farnsworth a été éliminé. Le gouvernement va saisir tous ses biens. Je pense que cette nouvelle
réjouira de nombreuses personnes. J’ajouterai que je suis au regret d’annoncer que Grace Peterson
est morte en essayant de soigner Elizabeth Farnsworth.
Rio en eut le souffle coupé. Il tourna la tête et dévisagea Hancock en tentant d’assimiler ce que cette
information signifiait pour Grace, qui serait « morte » en essayant de sauver la fillette. La liberté.
— Ça veut dire que tu devras lui trouver une nouvelle identité et que vous devrez vous tenir hors de
portée des radars du gouvernement. À mon avis, tu n’auras pas trop de mal à la garder cachée dans
ton refuge dans la jungle. Et avec tous les contacts qu’a le KGI, ça ne devrait pas être trop compliqué
de lui obtenir une nouvelle identité.
Rio sentit monter en lui une grande vague d’espoir. Une vie normale pour Grace. Tout ce dont elle
rêvait depuis si longtemps. Être délivrée de la peur, de la nécessité de constamment surveiller ses
arrières. Elle serait morte pour le reste du monde, et il pourrait continuer à l’aimer.
— Et sa sœur, Shea ?
— Elle a beaucoup moins de valeur sans Grace. Je ferai mon possible pour refroidir les
enthousiasmes la concernant. Mais je ne peux rien promettre. Pour moi, il ne fait aucun doute que le
KGI peut veiller sur sa sécurité.
— Merci, murmura Rio.
Il avait du mal à remercier cet homme. Mais, visiblement, Hancock cherchait à se faire pardonner.
Il avait essayé de sauver Grace. Le chef de Titan avait fait le nécessaire pour mener sa mission à bien
et, dans une autre vie, Rio aurait applaudi son ambition et sa détermination. Il l’aurait admiré, même.
Aurait voulu être comme lui. Une machine plutôt qu’un homme. Plaçant la notion de l’intérêt général
au-dessus de tout.
Hancock se leva et s’éloigna. Rio sut, au-delà de tout doute, qu’il ne le reverrait jamais, sauf si ce
dernier le décidait. Il retournait dans sa zone d’ombre, sa vie de grisaille en marge de la vraie vie.
Une sorte d’univers parallèle où Rio aussi avait évolué avant que Grace fasse irruption dans son
existence, en apportant des touches de couleur, d’amour et de compréhension.
— Que va-t-il arriver à Elizabeth ? lui cria-t-il.
Hancock cessa d’avancer et se retourna.
— Qu’est-ce que tu voudrais que je mette sur elle dans mon rapport ?
Rio hésita en repensant à cette pauvre petite fille, à l’article de la mort avant que Grace la guérisse.
Puis il se retourna vers Hancock.
— Dis-leur… dis-leur qu’elle est morte aussi. Que Grace n’a pas réussi à la sauver.
Hancock hocha la tête en signe d’assentiment.
— Dis à Grace… dis-lui de ma part qu’elle est une femme vraiment exceptionnelle. Elle tenait
Farnsworth par les couilles. Je n’ai jamais rien vu de pareil. C’est tout simplement une guerrière.
— Je le lui dirai, lui répondit Rio en ressentant un début d’espoir.
— Bon voyage, lui lança Hancock avant de disparaître.
— Bon voyage à toi, répondit Rio, mais son collègue était déjà parti.
Il regagna rapidement la salle d’attente, pressé d’avoir des nouvelles de l’état de santé de Grace.
Elle était au bloc depuis trois heures déjà, et il n’avait aucune idée de combien de temps elle y
passerait encore.
Dès qu’il passa la porte, il comprit que ses collègues ne savaient toujours rien. Nathan leva les yeux
et secoua la tête en silence. Rio réprima un mouvement de frustration et poussa un long soupir. Il
sentit ses épaules s’affaisser sous le coup de la fatigue et de l’inquiétude.
Il vit Elizabeth assise à côté de Terrence. En d’autres circonstances, le contraste entre la fillette et le
géant l’aurait fait sourire. Elle leva alors la tête et rencontra le regard de Rio de ses beaux grands
yeux bruns noyés de chagrin.
Puis, à la grande surprise de Rio, elle se leva et ôta la couverture que Terrence avait posée sur elle.
Elle se dirigea vers l’homme, une expression solennelle sur le visage, le regard empreint de tristesse.
Elle s’arrêta devant lui et riva les yeux aux siens.
— Je sais que mon père n’était pas un homme bon. Je suis désolée pour ce qu’il a fait à Grace, qui,
elle, est si bonne. Elle est comme un mélange de rayons de soleil et d’amour.
Merde. Rio sentit les larmes lui remonter aux yeux.
Il tendit doucement la main et saisit celle de la fillette.
— Viens t’asseoir avec moi, Elizabeth, lui dit-il.
Elle le suivit, et ils allèrent s’installer dans un coin à l’écart des autres. Il s’assit mais elle resta
debout, l’air gauche, comme si elle ne savait pas ce qu’elle devait dire ou pouvait faire. Son cœur se
serra quand il la vit ainsi, essayant si fort d’être courageuse alors que son monde s’était écroulé
autour d’elle.
— Viens là, lui dit-il doucement.
Il tendit les bras et elle s’y pelotonna volontiers. Il l’étreignit contre son torse et l’installa sur ses
genoux.
— Tu as raison. Ton père n’était pas un homme bon, lui déclara-t-il – il avait choisi de ne pas lui
mentir, parce qu’elle était loin d’être une idiote et qu’elle connaissait son père. Mais il t’aimait
beaucoup, et on peut tout faire par amour. Il a tout fait pour te sauver parce qu’il t’aimait très fort.
— Je voulais tellement guérir, expliqua la fillette en hochant la tête. Je n’arrêtais pas de prier pour
qu’un miracle se produise, parce que je voulais qu’il devienne bon. Je priais Dieu de me donner la
santé. Je pensais qu’on aurait pu partir loin tous les deux et recommencer une nouvelle vie quelque
part. Je…
Elle se mordit les lèvres, mais Rio vit qu’elles tremblaient.
— Continue, l’incita-t-il. Tu… quoi ?
— J’ai souvent pensé que ma maladie était une sorte de punition pour tous les péchés qu’il avait
commis, chuchota-t-elle.
Rio la serra encore plus fort dans ses bras. Il était triste pour cette fillette qui avait porté un bien
lourd fardeau pendant si longtemps. Cette petite avait déjà perdu son enfance.
— Oh, ma chérie, je suis sûr que non. Ce n’est pas comme ça que ça marche. Ton père a fait ses
propres choix. Dieu ne t’a pas punie pour les choix qu’il a faits. Tu étais un cadeau pour ton père, qui
t’adorait. Les bonnes personnes traversent souvent des épreuves, même si c’est terrible et si ce n’est
pas toujours logique. Mais regarde Grace, par exemple. Elle a été vraiment maltraitée par des gens
qui voulaient se servir d’elle à cause de ses dons. Alors que c’est une très bonne personne, elle a
beaucoup souffert et ce n’est pas juste. La vie est souvent injuste. C’est la manière dont on vit qui
compte, comment on fait face aux difficultés.
— Je n’ai plus personne maintenant, dit-elle d’une petite voix. Je n’ai pas connu ma mère. Je pense
que mon père a dû m’enlever à elle quand j’étais bébé. Qu’est-ce qu’il va m’arriver, Rio ?
Il écarta des mèches de cheveux qui étaient retombées sur son front.
— J’ai ma petite idée là-dessus et j’aimerais bien avoir ton avis, lui dit-il en lui souriant
tendrement.
Elle fronça les sourcils et lui adressa un regard interrogateur.
— On pourrait descendre tous les deux voir si on trouve quelque chose à manger. Et on pourrait
parler de mon idée.
Un éclair traversa les yeux d’Elizabeth et disparut aussitôt. Elle se tourna vers la porte comme si
elle s’attendait à voir quelqu’un entrer d’un moment à l’autre.
— Mais Grace ? On ne va pas la laisser toute seule.
— Terrence nous appellera si le médecin passe et que nous ne sommes pas là. On reviendra ici à
toute vitesse pour être à ses côtés quand elle se réveillera. D’accord ?
Elizabeth sourit et hocha la tête.
— D’accord, répondit-elle.
Chapitre 40

Grace luttait contre une mer d’ombres qui semblaient chercher à l’engloutir et à l’emporter. Elle
repoussait cette obscurité envahissante pour se diriger vers la chaleur d’une lointaine lumière, qui
s’affaiblissait de plus en plus.
Elle savait qu’elle n’était pas morte, mais elle n’ignorait pas qu’elle était à l’agonie. C’était donc
ça, le combat épique entre la vie et la mort. Les termes semblaient terriblement poétiques mais c’était
assez désagréable à vivre. La véritable mort n’avait rien à voir avec la poésie.
— Rio ? murmurait-elle très faiblement dans sa tête.
Elle n’était pas sûre d’avoir assez de force pour contacter Rio, mais elle avait désespérément
besoin de savoir s’il était encore en vie, s’il allait bien, si elle avait réussi. Sa présence réconfortante
lui manquait, aussi, parce qu’elle se sentait la tête complètement vide. Elle avançait dans l’obscurité et
dans le froid.
— Je suis là, ma chérie. Je suis avec toi. Je suis toujours là. Ouvre les yeux, Grace. Je suis là.
Ouvre les yeux et regarde-moi.
Elle fronça les sourcils et retroussa le nez. Présenté ainsi, survivre semblait si facile… Elle n’avait
aucune idée de l’endroit où elle se trouvait. Quelque part entre la vie et la mort. Il lui donnait pourtant
l’impression qu’elle n’avait qu’à ouvrir les yeux.
Il y avait beaucoup de bruit tout autour d’elle. Des sons qui émergeaient dans son monde obscur.
Des bips étranges. Une sorte de bruissement. Des murmures lointains, comme des conversations
qu’elle avait du mal à discerner.
— Grace, je suis là. Reviens-nous. Ouvre les yeux. Tu dors depuis beaucoup trop longtemps. Tu es
en sécurité à présent. Avec des gens qui t’aiment.
— Shea.
Une douce chaleur l’envahit et fit disparaître le froid qui avait glacé jusqu’à ses os. Elle sentait la
présence de Rio et de Shea. Ils l’étreignaient tous les deux. Ils la portaient dans leurs bras. Ils lui
communiquaient tout leur amour.
Elle essaya. Vraiment. Elle voulait ouvrir les yeux, mais elle n’y arrivait pas. C’était comme si on
lui avait cousu les paupières. Elle laissa sa frustration se diriger vers Rio et Shea.
— Ce n’est pas grave, ma chérie, lui répondit immédiatement Rio. Tu vas y arriver. Ne cherche pas
à tout faire d’un coup. Détends-toi. Pense à ce que tu désires le plus au monde. Puis ouvre les yeux
pour le regarder.
C’était facile. La chose qu’elle désirait le plus au monde, c’était de le voir, lui. De savoir qu’il était
en vie. Qu’il était à ses côtés.
Elle écarta toutes les autres sensations pour se concentrer sur son désir d’ouvrir les yeux. C’était
comme pousser une grosse pierre hors de l’entrée d’un sépulcre. Ses paupières étaient si lourdes à
soulever ! Elle ne s’était jamais sentie aussi faible de toute sa vie.
Ses cils tremblotèrent.
Elle se sentit envahie par une vague d’excitation, pas la sienne, mais celle de Rio.
— C’est bien, Grace. Tu vas y arriver. Tu y es presque. Encore un petit effort.
Elle puisa dans ses dernières réserves de volonté pour écarter complètement les paupières. Un
instant, elle ne vit que du flou autour d’elle.
Puis sa vue se dégagea et elle distingua enfin Rio penché au-dessus d’elle, le regard plein d’une
joie infinie. Il souriait tellement que les fossettes dans ses joues se creusaient un peu plus. Tiens, elle
n’avait pas remarqué qu’il avait des fossettes…
Ses cheveux pendaient mollement sur ses épaules, des mèches lui barraient le visage. Des larmes
affleuraient dans ses grands yeux sombres et la main qu’il posa sur le front de Grace tremblait.
— Salut, lui chuchota-t-il.
Elle essaya de sourire, et ce fut alors qu’elle constata qu’il y avait un énorme problème. Elle ne
pouvait pas remuer les lèvres. Elle avait un tube dans la gorge. Elle paniqua, fit des efforts pour
vomir, essaya d’enlever cette chose. Puis elle s’étrangla.
Rio lui prit les deux mains et les retint fermement tout en appelant à l’aide d’une voix forte.
Vaguement consciente de ce qui se disait, Grace entendit Rio prononcer quelques mots. Elle s’était
réveillée. Elle avait senti le tube du respirateur. Elle était plus consciente qu’ils ne le pensaient. Ou elle
s’était réveillée plus tôt qu’ils ne l’avaient prévu.
Puis elle entendit parler l’infirmière, qui expliquait en anglais à Rio qu’il faudrait l’anesthésier
brièvement pour retirer le tube et qu’on attendait les instructions du médecin. Il fallait d’abord
s’assurer que la patiente était capable de respirer par elle-même.
Elle essaya de protester mais elle était incapable de parler avec ce maudit tube dans la gorge. Elle
ne pouvait qu’émettre un drôle de gargouillis sourd.
Rio se retourna vers elle, lui tenant toujours fermement les deux mains. Il posa les lèvres sur son
front.
— Il faut que tu restes calme, Grace. Tu as un respirateur dans la gorge. Tu étais dans le coma et tu
ne pouvais pas respirer par toi-même. Ils vont te le retirer. Tout ira bien.
Puis elle sombra. Ce qui la fit paniquer.
— Rio !
— Ne t’en fais pas. Tout va bien. On va juste t’endormir le temps de retirer le tube. Ils ne veulent
pas que tu l’arraches. Tu pourrais te blesser. Je serai là quand tu te réveilleras. Je te le promets.

Quand elle se réveilla de nouveau, elle ouvrit immédiatement les yeux, sans qu’elle ait à lutter pour
y parvenir. Elle se sentait plus forte. Et tellement soulagée qu’elle en avait le vertige. Elle aurait voulu
pouvoir bondir de son lit d’hôpital pour lever les bras en signe de victoire.
Dressant la tête, elle chercha Rio des yeux, mais elle constata son absence, perplexe. C’était bien
lui, ça. Elle était enfin redevenue autre chose qu’une idiote en pleine crise de panique, et il n’était
même pas là.
— Shea ?
Sa sœur lui répondit immédiatement, avec un soulagement perceptible :
— Grace ! Tu es réveillée. Tu es plus forte aussi. Je le sens. Tu vas déjà beaucoup mieux.
— Merci d’être là pour moi. Merci pour tout. Je n’y serais pas arrivée sans toi.
— C’est fini, maintenant, Grace. J’ai si hâte de te voir. Il faudra que tu viennes à mon mariage.
— Ton mariage ?
Grace sentit le merveilleux sourire de sa sœur, son grand bonheur qui lui réchauffa l’âme.
— Nathan et moi, nous allons nous marier en même temps que son frère plus âgé et sa fiancée. C’est
notre faute s’ils ont été obligés de reporter leur mariage. C’est donc dans la logique des choses de
faire un mariage double.
— C’est super, Shea ! Je suis si heureuse pour toi. Et je serai là, bien entendu. Rien ne pourrait
m’en empêcher. Laisse-moi maintenant, je sais que tu ne peux pas communiquer très longtemps. On se
reparlera plus tard. Là tout de suite, il y a un homme que je dois trouver.
Grace entendit encore longtemps l’écho de l’éclat de rire de sa sœur, bien après la fin de la
conversation.
Elle s’apprêtait à lancer un message télépathique à Rio quand la porte s’ouvrit et que la tête du
membre du KGI apparut dans l’entrebâillement.
Une expression de bonheur et de soulagement illumina son visage quand il constata qu’elle était
réveillée et qu’elle regardait dans sa direction.
— Salut, toi.
— Et salut, toi, lui répondit-elle en souriant. T’étais où ?
— Je suis allé chercher quelqu’un qui veut te voir, et je voulais d’abord m’assurer que tu es assez
forte pour recevoir sa visite. Elle voulait juste te regarder dormir, en fait.
Grace fronça les sourcils et Rio entra dans la chambre. Elizabeth le suivait, lui tenant la main et
souriant timidement. Dès qu’elle s’aperçut que Grace était consciente, tout son visage s’éclaira. Elle
lâcha la main de Rio et se précipita vers le lit.
— Attention ! lui cria-t-il pile au bon moment.
Elizabeth stoppa son élan juste au moment où elle s’apprêtait à sauter sur le lit. Elle se contenta
donc de rester debout à côté, trépignant d’excitation contenue. Puis son sourire se transforma en
moue.
— Je me suis tellement inquiétée pour toi ! Les médecins pensaient que tu n’allais pas t’en sortir.
Grace lui sourit et leva un bras pour l’étreindre. Elizabeth n’eut pas besoin de plus
d’encouragements pour se lover immédiatement contre elle.
— Eh bien, ils avaient tort, dit-elle. J’ai trop de raisons de vivre maintenant.
Son regard trouva celui de Rio et il la couva tendrement des yeux.
Il contourna le lit et s’assit à son chevet. Il prit sa main libre et la lui caressa, d’abord le dos de la
main, puis la paume. Il n’arrêtait pas, comme pour se rassurer qu’elle était bien là, bien vivante.
— Comment tu te sens ?
Elle réfléchit un moment, évalua mentalement l’état de son corps pour vérifier où elle avait mal.
— Fatiguée, lui répondit-elle enfin. J’ai le cerveau épuisé. Complètement. Comme si je faisais un
burn-out, tu comprends ? La fatigue mentale est pire que la douleur physique.
— C’est tout à fait compréhensible après tout ce que tu as traversé, lui dit-il doucement. C’est
incroyable que tu en ressortes aussi saine d’esprit.
Elizabeth se lova encore plus contre la jeune femme et posa la tête sur l’épaule de Grace. Sa petite
main se fraya un chemin autour de sa taille et la serra.
Grace épia la petite fille, qui avait tant perdu et tant gagné en si peu de temps. Elle fermait déjà les
yeux comme si elle avait atteint ses limites, elle aussi, et qu’elle pouvait enfin se reposer, maintenant
qu’elle était en sécurité.
Grace sourit et embrassa tendrement la fillette sur les cheveux. Quand elle fut sûre qu’Elizabeth
s’était endormie, elle lança un regard inquiet à Rio.
— Que va-t-il lui arriver ? Elle n’a personne au monde.
Rio esquissa un sourire et déplaça leurs mains entrelacées pour les poser sur celle d’Elizabeth.
— Elle nous a.
Grace ne réagit pas immédiatement à sa réponse. Puis, quand elle comprit ce qu’il voulait dire, elle
cligna des yeux pour refouler les larmes qu’elle sentait poindre et qui lui floutaient la vue.
— Et je t’ai, toi, fit-il en se penchant vers elle pour effleurer ses lèvres des siennes. J’ai tout ce que
je pourrais désirer, ici, dans cette chambre.
Chapitre 41

Après plus d’un an de séparation, Grace ne reverrait sa sœur pour la première fois que le jour de
son mariage, et cette idée l’agaçait. Elle avait voulu se précipiter pour rendre visite à Shea dès sa
sortie de l’hôpital, mais Rio les avait emmenées, Elizabeth et elle, dans son refuge, et il avait insisté
pour que, pendant plusieurs semaines, elle ne fasse rien de plus fatigant que manger et dormir.
Cette convalescence forcée avait souvent énervé Grace, mais elle comprenait la nécessité de se
reposer. Pour Elizabeth aussi. L’enfant pleurait encore son père, même si elle savait quel homme il
avait été et se sentait parfois coupable pour son rôle dans cette sombre affaire.
Ils avaient été heureux tous les trois ensemble pendant cette période. Rio s’occupait très bien de ses
filles. Grace avait encore les larmes qui lui montaient aux yeux quand elle repensait à sa gentillesse et
à sa douceur, et à combien il les avait gâtées.
Sous sa carapace de mercenaire aguerri, dur à cuire et batailleur, battait un cœur d’or. Il possédait
en lui une tendresse infinie.
Mais, enfin, Rio les conduisit chez les Kelly, et Grace fut épatée par les dimensions de la propriété
et sa ressemblance certaine avec une base militaire, compte tenu de toutes les mesures de protection
dont elle était entourée. Mais elle oublia rapidement où elle se trouvait quand elle vit Shea courir vers
la voiture pour les accueillir.
— Arrête-toi ! cria-t-elle à Rio.
Rio freina et, avant même que le 4 × 4 s’arrête complètement, Grace en surgit et courut aussi vite
que possible retrouver sa sœur.
Elles se jetèrent dans les bras l’une de l’autre. Shea était plus petite que sa sœur et, pourtant, ce fut
elle qui la prit dans ses bras comme si elle était trois fois plus grande que son aînée.
Grace lui rendit son étreinte et s’accrocha à elle.
Shea laissa couler ses larmes.
— Je t’aime, réussit-elle à lui dire d’une voix rauque. Je n’arrive pas à croire que nous soyons
enfin là toutes les deux.
Les sanglots de Shea s’étouffèrent contre l’épaule de Grace. Pendant plusieurs minutes, les deux
sœurs restèrent là, sous le soleil, à s’embrasser, à rire, à sangloter et à s’embrasser encore.
Elles furent bientôt entourées par les hommes du clan Kelly, réuni pour ce double mariage. Ils
souriaient avec indulgence, tandis qu’épouses et futures épouses pleuraient et se séchaient les yeux.
Rio descendit de la voiture et s’appuya au capot. Le spectacle des retrouvailles des deux sœurs le
ravissait. Elizabeth se réfugia à ses côtés et il lui entoura les épaules d’un bras.
— Elles devaient beaucoup se manquer, dit Elizabeth.
— Oui, c’est sûr, lui répondit Rio. Elles ont été longtemps séparées.
Les deux jeunes femmes réussirent à s’écarter au bout de quelques minutes et tentèrent de sécher les
larmes l’une de l’autre de leurs mains. Elles finirent par abandonner en riant, tant c’était mission
impossible.
— Viens avec moi. Il y a tellement de gens que je veux te présenter, dit Shea en attirant Grace.
Grace se retourna pour regarder Rio et Elizabeth.
— Ça va, ne t’inquiète pas, lui dit-il. Vas-y. On te rejoindra plus tard.
Shea poussa Grace vers tous ceux qui se tenaient un peu à l’écart. Elle arborait un immense sourire.
— Grace, laisse-moi te présenter ma… notre famille, je veux dire.
Ainsi, on considérait qu’elle faisait partie de cette grande famille ! Grace faillit se remettre à
pleurer.
— Voici Rachel, la femme d’Ethan.
La petite brune aux beaux yeux sombres et doux serra la nouvelle venue dans ses bras.
— Sois la bienvenue au sein de notre famille, Grace.
— Et voici Sophie, l’épouse de Sam, et leur fille Charlotte.
Sophie s’avança, portant sa fille sur la hanche, et adressa un grand sourire à Grace.
— Quel plaisir de te rencontrer enfin. Nous sommes si heureux que tu sois là, et en forme. Shea
s’est fait tellement de soucis pour toi.
Grace lui rendit son sourire, la gorge nouée par l’émotion.
— Voici maintenant Sarah, la fiancée de Garrett, l’autre mariée. Nathan et moi, nous les avons trop
souvent obligés à reporter leur mariage. Au point où ils en sont, tu peux comprendre qu’ils sont
simplement ravis de pouvoir enfin se marier.
Sarah rit et donna une tape sur le bras à Shea.
— Notre mariage sera d’autant plus réussi maintenant que tout le monde est bien rentré à la maison
comme il se doit. Toi incluse, Grace.
Sarah l’étreignit chaleureusement avant de s’écarter.
Puis Shea lui présenta tous les frères Kelly, un à un. Grace les avait déjà rencontrés ou aperçus,
mais Shea insista pour les lui présenter à nouveau, maintenant qu’ils n’étaient pas en tenue de combat
et ne tiraient sur personne.
Au bout de la ligne, il ne restait plus qu’un couple âgé, au sourire aussi doux et chaleureux qu’un
rayon de soleil.
— Ces deux personnes sont les gens les plus extraordinaires du monde, dit Shea. Je te présente
Marlene et Frank Kelly. Ou m’man et p’pa Kelly, comme on dit souvent entre nous. Ce sont les
parents de tous ces grands costauds et ils ont même récupéré quelques âmes errantes au passage,
ajouta-t-elle en indiquant du doigt deux hommes qui se tenaient un peu à l’écart. Voici Sean et Swanny,
que Marlene a adoptés.
— La pauvre, s’exclama Marlene en étreignant Grace. Tu as déjà traversé tellement d’épreuves, et
te voici ! Notre grande famille peut être difficile à appréhender au début. Mais sois la bienvenue au
sein de cette famille, ta famille. Tu en fais dorénavant partie. Comme Rio, même s’il risque d’avoir
du mal à accepter cette idée. Je le considère autant comme mon fils que tous ces garçons que j’ai mis
au monde.
— Merci, chuchota Grace.
Dès que Marlene la relâcha, ce fut au tour de Frank de l’enfouir dans ses énormes bras pour un
gros câlin. La jeune femme ne s’était jamais sentie aussi bien entourée qu’en ce moment, auprès de
tous ces gens. Une famille. Elle était abasourdie par cette idée.
Une jeune femme se tenait de l’autre côté de Frank, que le père poussa vers Grace.
— Voici Rusty. C’est une Kelly, elle aussi. La seule fille parmi toute cette bande de garçons.
Le visage de Rusty s’éclaira, et Grace eut l’impression que ses yeux s’emplissaient de larmes à
cause des mots de Frank.
— Elle étudie à l’université du Tennessee, ajouta fièrement Marlene.
— Bienvenue dans notre monde un brin chaotique, lui dit Rusty en l’embrassant. C’est un peu la
folie et on peut parfois se sentir dépassés. Mais c’est de la super bonne folie, ajouta-t-elle en balayant
tendrement sa famille du regard.
— Entrons, proposa Marlene. On a un mariage à préparer. Je suis sûre que Grace est fatiguée du
voyage et aimerait prendre une douche et manger un morceau. Nous n’avons plus que quelques
heures, les filles. Au boulot.
Ses paroles furent accueillies par un éclat de rire général et on entendit plusieurs « oui, madame »
en réponse à son commandement.

— Nathan, Rio, je voudrais vous parler un instant, leur murmura Sam.
Les deux hommes bavardaient ensemble dans le salon du chef du KGI tandis que les femmes
s’habillaient pour la cérémonie.
— Que se passe-t-il ? lui demanda Rio en fronçant les sourcils.
Il leur fit signe de le suivre sur la terrasse qui surplombait le lac au loin.
— Resnick voulait venir. Je lui ai dit qu’il valait mieux pas.
— Et puis quoi encore ? Je croyais qu’il était toujours à l’hosto, dit Nathan.
Sam haussa les épaules.
— Peut-être, fit-il. Mais je pense qu’il a eu trop peur de rester dans un endroit où il était
particulièrement vulnérable. Il a dû considérer qu’en sortant, il prendrait un risque, mais qu’il
pourrait mieux se protéger contre une éventuelle tentative d’assassinat.
— Tu ne lui as pas dit pour Grace.
Ce n’était pas une question. Rio avait prononcé ces paroles avec une telle intensité qu’elles
ressemblaient plus à une mise en garde.
— Je lui ai dit ce que Hancock a mis dans son rapport : qu’elle était morte, déclara calmement Sam.
C’est pourquoi je n’ai pas voulu le laisser venir aujourd’hui. Si par hasard il voit Shea, il ne faut pas
qu’elle lui dise que sa sœur est en vie. Ce n’est pas que je ne fais pas confiance à cet homme, j’ai
simplement… j’ai quelques réserves. Mais je ne veux pas de fuites concernant Grace. Je sais que Rio
partage mon avis sur ce sujet.
— Carrément, grogna Rio.
— Il a été anéanti quand je lui ai annoncé le décès de Grace. Il se sent responsable. Il essaie de
protéger les deux sœurs depuis qu’elles sont bébés. Il soupçonne depuis longtemps qu’il est leur frère
ou demi-frère biologique. Il y a de fortes chances pour que Shea et Grace ne soient pas sœurs non
plus, ni même demi-sœurs.
— Elles s’en fichent, dit Nathan sobrement.
— Oui, je sais. Mais je tenais à vous en informer tous les deux. Rio, il faut que tu exfiltres Grace
dès la fin de la cérémonie. Je ne veux pas courir de risque au cas où Resnick se pointerait sans être
invité.
Rio fit « oui » de la tête.
— Hé, mec, ajouta Sam en lui touchant l’épaule, tu t’en fous peut-être, mais je tenais à te dire que je
suis heureux qu’elle t’ait sauvé la vie.
Rio esquissa seulement un petit sourire, car il ne pouvait pas penser à ce que Grace avait fait pour
lui sans sentir son ventre se nouer. La seule pensée qu’il aurait pu la perdre lui donnait des sueurs
froides.
Quand ils rentrèrent, Marlene déboula dans le séjour en levant les bras.
— Attention tout le monde, c’est le moment. Tous à vos places. Allez, dehors, ouste, ouste !
Tous les hommes éclatèrent de rire et grognèrent d’un air bon enfant en s’égaillant à l’extérieur.
Le mariage allait se dérouler de manière parfaitement conforme au mode de vie du clan Kelly. La
cérémonie avait été organisée en plein air, entre les maisons de Sam et de Garrett. On avait installé
des écrans de verre blindé aux deux extrémités non protégées, l’une donnant sur le lac et l’autre sur le
bâtiment que tous surnommaient le Q.G.
Personne ne se chagrina de ces contraintes. La famille avait traversé trop d’épreuves pour prendre
la question de sa sécurité à la légère. Marlene avait insisté pour orner de fleurs les écrans de verre.
Il y avait également un auvent drapé de lierre et des rangées de chaises alignées dans l’allée menant
de la maison au porche où attendait le pasteur.
Rio guida Grace vers la rangée du fond et s’assit près de l’allée, Grace s’installa dans la chaise à sa
droite. Le mariage se déroulait dans la plus stricte intimité. Les Kelly n’avaient prévu ni demoiselles
ni garçons d’honneur, mais, depuis son arrivée, Elizabeth s’était vite retrouvée intégrée au sein de
cette grande famille. La petite fille timide avait donc été immédiatement réquisitionnée comme
bouquetière. Elle était si contente qu’on lui confie un rôle dans cette cérémonie qu’elle dansa dans
l’allée en éparpillant les pétales de rose et de chèvrefeuille qu’elle portait dans un petit panier.
Nathan et Garrett attendaient aux premières places et sourirent avec indulgence quand Elizabeth
vint s’asseoir à leurs côtés. Puis Shea et Sarah s’approchèrent des futurs mariés, chacune avec un
sourire si lumineux qu’il aurait pu éclairer la nuit la plus noire.
Rio contempla ce spectacle, profitant de ce moment. Il serra la main de Grace. Son cœur débordait
d’amour au point qu’il avait du mal à exprimer ce qu’il avait envie de dire.
— Tu crois qu’on pourrait faire ça aussi un jour ? chuchota-t-il.
Grace inclina la tête sur le côté et le regarda en haussant un sourcil.
— Est-ce que c’est une demande en mariage que tu me fais ?
— Peut-être, répondit-il en tentant de s’esquiver, l’air presque nerveux. Et si c’était le cas, tu me
répondrais quoi ?
Grace esquissa un sourire.
— Eh bien, si ce n’est qu’une hypothèse… Si un jour tu décidais de me demander en mariage, il
faudrait sans doute que je prenne le temps de réfléchir. Mais puisque ce n’est qu’une hypothèse, c’est
difficile pour moi de savoir exactement comment je réagirais.
— En fait, tu aimes bien me torturer, si j’ai bien compris, n’est-ce pas ? lui dit-il calmement, l’air
sévère. Je veux la même chose qu’eux. Grace, je veux que nous formions une famille. Toi, moi,
Elizabeth, Nathan et Shea. Je veux que nos enfants jouent ensemble, grandissent ensemble. Je veux
savoir que si quelque chose m’arrive, tu pourras compter sur eux.
» Je sais que je t’en demande beaucoup. Que je te demande de renoncer à beaucoup de choses. Je
voudrai toujours vous surprotéger, toi, Elizabeth et les autres enfants que nous aurons ensemble. On
vivra loin de tout, chez moi au Belize. C’est une vraie forteresse, comme tu le sais. Tu as été obligée
de changer d’identité et tu ne pourras jamais aller rendre visite à ta sœur à l’improviste. Il faudra
organiser précisément chaque sortie. Mais personne ne t’aimera plus que moi. Je consacrerai ma vie
à t’aimer et à te protéger jusqu’à mon dernier souffle.
Grace laissa s’écouler un flot de larmes. Elle tendit la main pour lui caresser la joue et se pencha
pour l’embrasser, sans prêter aucune attention à ce qui se passait autour d’elle, pas même à sa sœur en
pleine cérémonie de mariage.
— Oui, je veux bien t’épouser, Eduardo Bezerra. Personne ne t’aimera jamais plus que moi.
— Je le sais déjà, répliqua-t-il sur un ton bourru. Tu as failli donner ta vie pour moi et je ne
l’oublierai jamais, tu peux en être sûre.
— Mais tu m’as aussi donné une raison de vivre, répondit-elle doucement. Tu es arrivé dans ma vie
lorsque j’étais au plus bas. Tu ne m’as pas laissée baisser les bras. Tu m’as sauvée, Rio. Tu m’as
rendue plus forte.
Il lui donna un autre long et tendre baiser.
— Je t’aime, Grace. J’aime aussi beaucoup Elizabeth, comme si elle était ma propre fille. Mais je
vais avoir envie de lui donner un jour des petits frères et des petites sœurs.
Grace lui sourit.
— J’aimerais bien. Je pense que tu seras un as pour changer les couches.
Rio lui rendit son sourire.
— Même pas peur.
Les ouvrages de Maya Banks figurent régulièrement sur les listes des best-sellers du New York
Times et de USA Today, aussi bien en romance érotique, contemporaine et suspense, qu’en romance
historique. Maya vit au Texas avec son mari et ses trois enfants, des chats et un chien. C’est une
lectrice de romance passionnée, qui adore communiquer sur ses coups de cœur avec ses fans sur les
réseaux sociaux.
Du même auteur, chez Milady, en poche :

KGI :
1. En sursis
2. Seconde Chance
3. Mémoire volée
4. Murmures nocturnes
5. Sans répit
6. Sans pitié


Chez Milady Romantica :

À fleur de peau :
1. Rush
2. Fever
3. Fire

À corps perdus :
1. Succomber
2. S’abandonner
3. Posséder


www.milady.fr
Milady est un label des éditions Bragelonne


Titre original : Echoes at Dawn
Copyright © 2012 by Maya Banks

Tous droits réservés, y compris les droits de reproduction
en totalité ou partie.
Publié en accord avec The Berkley Publishing Group,
une maison d’édition de Penguin Group (USA) LLC,
une division de Penguin Random House

© Bragelonne 2015, pour la présente traduction

Photographie de couverture : © Shutterstock

L’œuvre présente sur le fichier que vous venez d’acquérir est protégée par le droit d’auteur. Toute
copie ou utilisation autre que personnelle constituera une contrefaçon et sera susceptible d’entraîner
des poursuites civiles et pénales.

ISBN : 978-2-8205-2137-8

Bragelonne – Milady
60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris

E-mail : info@milady.fr
Site Internet : www.milady.fr
BRAGELONNE – MILADY,
C’EST AUSSI LE CLUB :

Pour recevoir le magazine Neverland annonçant les parutions de Bragelonne & Milady et
participer à des concours et des rencontres exclusives avec les auteurs et les illustrateurs, rien
de plus facile !

Faites-nous parvenir votre nom et vos coordonnées complètes (adresse postale indispensable),
ainsi que votre date de naissance, à l’adresse suivante :

Brag elonne
60-62, rue d’Hauteville
75010 Paris

club@brag elonne.fr

Venez aussi visiter nos sites Internet :

www.brag elonne.fr
www.milady.fr
g raphics.milady.fr

Vous y trouverez toutes les nouveautés, les couvertures, les biographies des auteurs et des
illustrateurs, et même des textes inédits, des interviews, un forum, des blogs et bien d’autres
surprises !

Couverture
Titre
Prologue
Chapitre premier
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
Chapitre 33
Chapitre 34
Chapitre 35
Chapitre 36
Chapitre 37
Chapitre 38
Chapitre 39
Chapitre 40
Chapitre 41
Biographie
Du même auteur
Mentions légales
Le club

Vous aimerez peut-être aussi