Vous êtes sur la page 1sur 5

George Grigore,

écrivain, professeur des universités,


Université de Bucarest, Roumanie

Tourments pandémiques
Le 10 mars, après une grande festivité à la faculté, je suis
rentré chez moi où j’ai appris la nouvelle que les cours étaient
suspendus... Ma première réaction fut de chercher sur internet
des informations sur le Corona. Informations totalement contra-
dictoires qui disaient soit que le virus était mortel, soit qu’il ne
provoquait qu’un simple rhume. J’ai appris que la mortalité
survenait dans le cas des personnes atteintes par des comor-
bidités, et comme je m’encadrais en bon nombre des situations
énumérées en toutes sortes d’articles, j’ai opté pour un con-
finement total. Aucun visiteur, aucune sortie de la maison,
absolument rien ! J’ai même fermé les fenêtres pour éviter
qu’un coup de vent espiègle m’apportât le virus sur un plateau.
Une historiette du XIXe siècle, d’un Orient hanté par le choléra,
ne cessait de traverser mon esprit : la communauté juive avait
été la seule à s’en sortir presque intacte de l’épreuve, parce que
le rabbin avait conseillé à ses membres de s’enfermer dans leurs
maisons en attendant que le fléau passât...
Ma vie a changé. Pendant les premiers jours, je n’ai pas eu
envie d’écrire, de lire – mes occupations quotidiennes – j’ai
simplement fixé le plafond du regard, hanté par toutes sortes de
pensées, ces Érinyes malveillantes qui, d’un rire maléfique se
rassemblaient pour ramener dans mon esprit des fantômes du
passé. Des faits que je croyais depuis longtemps oubliés... Mais
non ! Des souvenirs terriblement pesants comme les nuages
lourds de pluie ont commencé à se prélasser dans mon esprit,
des souvenirs ravivés et revécus encore et encore jusqu’à leur
consommation, jusqu’au catharsis. J’étais hanté par les faux
jugements – rien que des apparences – au sujet de certaines
12
personnes, mais également de n’avoir pas su me réjouir davan-
tage de la vie, de la vie tout simplement ! J’entendais dans ma
tête, comme une reproche, les vers d’une chanson de la chan-
teuse libanaise Fayrouz : As-tu pris comme moi la forêt pour
maison, en laissant derrière les palais/ Aurais-tu marché le
long des sources, en grimpant sur les rochers ?.../ T’es-tu
allongé de nuit sur l’herbe, en te couvrant du ciel ?... Non,
Fayrouz, je n’ai rien fait de tout cela, et maintenant, quand je ne
peux plus dépasser le seuil de ma maison, j’éprouve un désir
fou, obsessif, de le faire...
Mais tous ces tourments se fondaient dans le souvenir d’un
simple geste qui me faisait sentir la chaleur et la solidarité de
l’humanité toute entière, m’enrichissant de nouvelles énergies...
Je retournais à l’hôtel, assombri par des pensées, errant
dans les ruelles bondées de monde de Taksim, à Istanbul. Un
marchand ambulant, qui tirait un chariot plein de fruits et qui
me demanda gentiment si je ne voulais pas des poires, me rame-
na au monde réel. Pourquoi pas ? Je me suis arrêté pour en
demander un kilo. Tout en les choisissant, il me jetait, par-
dessus ses lunettes, des regards curieux. J’ai payé, j’ai pris le
petit sachet aux poires et, quand je fus prêt à partir :
- Un instant, me dit-il. Pourquoi êtes-vous si morose ? Que
vous est-il arrivé ?
- Rien ne m’est arrivé…
- Ne soyez plus triste ! Tenez, prenez cette poire de ma
part et soyez plus joyeux ! Et il me tendit la poire la plus grande
qu’il choisit à la hâte d’un amas. Je souris en signe de
remerciement et je fus de nouveau prêt à partir.
- Vous voyez, c’est parfait ! Souriez ! Et puis, la vie aussi,
elle, vous sourira !
Quelques jours après, je fus de nouveau saisi par le
désespoir que j’allais mourir de faim dans la maison. Et alors,
suite à mon appel au salut, les amis se sont dépêchés à m’ap-
porter des tas d’aliments. Immédiatement, un autre problème
s’ensuivit : comme il n’y avait pas assez de place dans le réfri-
gérateur, les produits s’altéraient, je devais donc les consommer
dans le délai le plus court. Je me suis rappelé alors mon ami

13
Köpek (« chien » en turc) – c’est ainsi que je l’avais nommé –
et qui était vraiment un chien !
J’étais logé quelque part dans un hôtel sur la rive du
Bosphore, et je m’arrêtais tous les jours, pour quelques instants,
dans un petit parc des proximités. Ce fut ainsi que je connus
Köpek, un chiot errant, aux réactions juvéniles, toujours de
bonne humeur et prêt à jouer. Nous sommes devenus amis dès
la première rencontre. J’allais dans le petit parc, je jouais avec
lui, puis nous partions ensemble chercher un vendeur ambulant
auprès duquel je lui achetais des boulettes de viande, après quoi
chacun retournait à ses affaires.
Beaucoup de monde l’aimait pour sa manière d’être. Un
jour, une dame du voisinage lui apporta deux sacs tout pleins
d’os restés de qui sait quel festin... Lorsqu’elle les vida devant
lui, Köpek resta étourdi pendant quelques instants, en les
regardant intrigué, ensuite il bondit, prit un os et commença à
jouer avec. Une fois ennuyé d’avoir tant joué, il s’assit devant
l’amas et commença à ronger judicieusement…  
Le lendemain, quand je suis allé le voir, il était toujours
près de son amas d’os au-dessus duquel bourdonnaient des
essaims de mouches, très abaissé et irascible suite à l’indi-
gestion. Il grognait d’un air menaçant devant tous ceux qui
tentaient à s’approcher de sa fortune. Il n’a plus voulu jouer
avec moi, ni m’accompagner pour des boulettes de viande !
Le troisième jour, il était totalement changé, sa joie de
vivre l’avait quitté, ses yeux étaient rougissants d’avoir trop
veillé, le ventre gonflé d’avoir tant mangé, et il grognait ou
plutôt gémissait, le museau entre les pattes, les paupières tom-
bantes, sans plus lever la tête.
Le petit chien gai d’il y avait quelques jours, dont la seule
préoccupation avait été la joie, était devenu grognard et anti-
pathique, accablé par la responsabilité de sa fortune, tout com-
me moi qui étais accablé par le soin des tomates qui moisis-
saient dans des sacs jetés partout dans la cuisine. Suite à quoi je
n’ai plus rien demandé à manger avant de finir ce qu’il y avait
dans la maison, et, en plus, je commençai une cure minceur
bien sérieuse !

14
Trois mois après le confinement, quand je suis sorti de la
maison pour la première fois, j’avais trente kilos de moins, deux
livres rédigés et j’étais en paix avec moi-même…

15

Vous aimerez peut-être aussi