Une Bibliothèque Des Savoirs Décolonisés: Conclusion

Conclusion
UNE BIBLIOTHÈQUE DES SAVOIRS DÉCOLONISÉS
Françoise Vergès
Africultures | « Africultures »
2014/2 n° 98 | pages 196 à 197

ISSN 1276-2458
ISBN 9782343036472
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-africultures-2014-2-page-196.htm
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Une bibliothèque des
savoirs décolonisés
la littérature, les arts, la poésie, la
Françoise Vergès musique. Les textes sont étroite-
ment liés, infiltrés les uns dans les
autres. La notion de palimpseste
est donc d’autant plus utile car elle
Les armes miraculeuses indique que tout en préservant les
sont ici les armes de savoirs déco- textes individuels, il y a contamina-
lonisés, de savoirs qui détournent, tion de l’un par l’autre. Elle montre
contournent, cannibalisent les l’hétérogénéité à l’œuvre. Elle nous
textes des colonisateurs. Les langues permet de dépasser le binarisme
créoles sont des langues palimp- d’une pensée européenne, celle qui
sestes, hantées par les langues d’ori- consiste en un « système de distinc-
gine, ouvertes à l’étranger, langues tions visibles et invisibles, les invi-
de l’inattendu, de l’imprévu. Les sibles constituant la fondation des
textes sont le produit de plusieurs visibles »� Cette vision multiforme
textes, les musiques, les arts pré- et diversifiée projetée par le palimp-
servent, empruntent, inventent. seste entraîne inévitablement une
Certes, tout texte est le produit révision des systèmes conceptuels
de plusieurs textes, un processus basés sur les notions de fixité, de
de superposition, sédimentation, linéarité, de centre et de hiérarchie.
déplacement et réémergence est
toujours à l’œuvre dans l’écriture. Les mondes créoles ne seraient-ils
Là le processus s’est déroulé dans pas alors des mondes de « palimp-
des situations où les groupes occu- sestes cumulatifs » ? Cette notion
paient des positions fortement asy- empruntée à l’archéologie décrit
métriques, où inégalités et racisme un ensemble d’épisodes successifs
renforçaient cette asymétrie. Le de dépôt ou de couches d’activité
vocabulaire esclavagiste et colonial qui restent superposées l’une sur
était raciste, parler, écrire, compo- l’autre mais sans perte de données.
ser, signifiait le « déracialiser ». Il Elles sont cependant si retravaillées
fallait le plier, le déplier, le reformu- et mélangées qu’il est difficile ou
ler comme l’indiquent les contribu- impossible de les séparer en leurs élé-
tions du colloque, que ce soit dans ments d’origine. Cela implique qu’il
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ne peut y avoir de récit d’origine. Les dividus, y occupe une large place.
mondes créoles sont profondément N’oublions pas qu’une longue tra-
des mondes qui cherchent à s’affran- dition critique existe en Europe, qui
chir de la racine pour construire du interroge les prémisses et les consé-
commun. Les inscriptions et radia- quences de cette pulsion à coloni-
tions de différentes cultures s’entre- ser le vivant, et dont l’avidité s’est
croisent et se succèdent, en conflit montrée sans limites.
et en tension, dans un mouvement
infini de survivances, d’emprunts et La bibliothèque des savoirs déco-
de remémorations. lonisés rassemble les textes critiques
mais aussi les textes de légitima-
Les productions dont il a été tion de la violence et de la préda-
question tout au long de ce col- tion. La critique se situe au-delà du
loque constituent des critiques périmètre défini par un discours
de la modernité européenne telle qui délimite l’espace du discours à
qu’elle se présente à partir de la l’intérieur des catégories abstraites
fin du XVIIIème siècle. L’Europe a du mal et du bien. Autrement dit,
alors établi ses comptoirs, ses plan- les savoirs décolonisés ne sont pas
tations et ses missionnaires dans le des savoirs sur le bien mais des
monde entier ; elle est intervenue savoirs qui n’enclosent pas le récit,
directement ou indirectement dans qui n’humanisent pas la condition
la vie des populations non-euro- inhumaine, mais explore les condi-
péennes ; elle a bouleversé de fond tions du consentement, des choix
en comble des modes d’existence. économiques et politiques, la fabri-
Cette colonisation du monde a cation des personnes jetables, de la
été accompagnée de violence mais Nature comme marchandises. C’est
aussi de rencontres imprévues avec une bibliothèque qui fait place à ces
des Autres. L’Europe a construit « autres » qui ne sont pas des êtres
une bibliothèque sur ces Autres qui humains avec lesquels l’Occident
l’ont à la fois fascinée et effrayée. esclavagiste et colonial avait une
La « bibliothèque de la race », celle relation utilitariste, les animaux,
qui contient tous les ouvrages sur les plantes, les fleuves, la terre, la
la racialization de groupes et d’in- « Nature ». n
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