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ARENDT, HEIDEGGER
ET LE « DÉLUGE » D'AUSCHWITZ
Emmanuel Faye1
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5 Ainsi Donatella Di Cesare, longtemps vice-présidente de la Heidegger Gesellschaft et aujourd’hui publiée par
l’éditeur allemand de Heidegger, Klostermann, soutient-elle que les énoncés antisémites de Heidegger dans ses
Cahiers noirs sur l’« auto-extermination » du judaïsme sont « l’occasion pour la philosophie de penser la Shoah
dans sa profondeur abyssale ». Elle affirme que nous aurions « besoin de Heidegger pour comprendre la Shoah »
et particulièrement la « relation qu’il a établie entre la technique et la Shoah » (voir E. Faye, S. Kellerer, F. Rastier,
« Heidegger devant la Shoah. Le volume 97 des Cahiers noirs », Cités, n°61 (2015), n.8, p.79).
6 Voir Sidonie Kellerer, « Le maquillage d’un texte : à propos d’une conférence de Heidegger de 1938 », in Faye
(éd.), Heidegger, le sol, la communauté, la race, op. cit., p. 97-139.
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7 Cette auto-falsification de ses textes contribuera pour beaucoup à ce que le juriste nazi Carl Schmitt a nommé
ironiquement et non sans quelque jalousie, dans son Glossarium – un journal antisémite des années 1947-1951,
publié seulement en 1991 –, le come-back de Heidegger, tandis que dans l’Œuvre intégrale en 102 volumes,
les versions originelles de ses cours sont parues de façon posthume, donnant ainsi progressivement à voir la
pensée véritable de l’auteur d’Être et temps.
8 Silvio Vietta, Heidegger critique du national-socialisme et de la technique, traduit de l’allemand par Jean Ollivier,
Puiseaux, Pardès, coll. « Révolution conservatrice », 1989.
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9 Martin Heidegger, Anmerkungen I-IV (Schwarze Hefte 1942-1948), Gesamtausgabe vol. 97, édité par Peter
Trawny, Francfort, Klostermann, 2015.
10 Philippe Lacoue-Labarthe, La Fiction du politique, Paris, Bourgois, 1987, p. 171-172.
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« à peu près tout, à tous égards »13. En septembre 1969, dans un discours
radiodiffusé en allemand pour les quatre-vingts ans de Heidegger, elle élève
celui-ci au niveau d’un nouveau Platon et voit en lui le « roi secret » dans le
« royaume du penser »14. Davantage encore, dans un ouvrage d’hommages
publié simultanément par l’éditeur Klostermann, elle va jusqu’à écrire que
« l’œuvre et la vie [de Heidegger] nous ont appris […] ce qu’est PENSER », au
point que ses écrits « demeureront à cet égard paradigmatiques »15. Enfin,
dans son ouvrage posthume La Vie de l’esprit, Arendt affirmera s’être depuis
longtemps mise « dans les rangs » de ceux qui ont entrepris de « démanteler
la philosophie […] avec ses catégories », ce qui veut dire qu’elle s’est très tôt
ralliée au programme heideggérien de destruction de la philosophie.
Ce dithyrambe arendtien, qui élève le penser heideggérien au rang de
paradigme de la pensée humaine, relève-t-il d’une appréciation de pure
philosophie ? Il nous faut à ce propos porter attention à ce qu’affirme Arendt
au début de La Vie de l’esprit. L’intérêt qu’elle porte, écrit-elle, aux « activités
de l’esprit », a commencé lorsqu’elle a assisté en 1961 au procès Eichmann
à Jérusalem. C’est ce qu’elle nomme l’« absence de pensée » – en anglais
thoughtlessness, en allemand Gedankenlosigkeit – de l’un des principaux
responsables de la mise en œuvre de l’extermination des Juifs d’Europe,
Adolf Eichmann, qui éveilla son intérêt16.
Il ne semble pas qu’il faille prendre à la lettre cette étonnante confession.
En effet, la thématisation arendtienne de la pensée remonte en réalité au
cours de Heidegger des années 1951-1952, intitulé Qu’appelle-t-on penser ?,
dont Hannah Arendt a pu suivre plusieurs séances et dont elle a reçu de
Heidegger une copie du texte intégral. Ce sont d’ailleurs quatre propositions
négatives sur ce que la pensée n’est pas, qu’elle extrait de ce cours pour
les mettre en exergue de La Vie de l’esprit. Bref, Arendt évoque tour à
tour, au début de l’introduction à son ouvrage posthume, la conception
heideggérienne de la pensée et l’évocation d’Eichmann caractérisé par son
« absence de pensée ». Elle offre ainsi au lecteur ce que nous avons appelé
une structure bipolaire, formée par l’opposition entre Heidegger, désormais
campé en penseur paradigmatique et Eichmann, l’exécutant soi-disant sans
pensée ni motif17.
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18 Hannah Arendt, Auschwitz et Jérusalem, traduit De l’allemand et de l’anglais par Sylvie Courtine-Denamy, Paris,
Presses Pocket, 1991, p. 203.
19 Giorgio Agamben, Homo sacer, Paris, Seuil et Payot et Rivages, 1997-2015.
20 Zygmunt Bauman, Modernité et Holocauste, traduit de l’anglais par Paule Guivarch, Paris, Complexe, 2008.
21 Le rapport critique d’Arendt à la modernité ainsi d’ailleurs qu’aux droits de l’homme est remarquablement
contextualisé par Zeev Sternhell, Les anti-Lumières. Une tradition du XVIIe siècle à la guerre froide, Paris, Gallimard,
2010, p. 760-763.
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22 The Black Book. The Nazi Crime Against the Jewish People, NewYork, Duell, Sloan and Pearce, 1946.
23 Ibid., p. 381.
24 Ibid., p.241-413.
25 Voir Faye, Arendt et Heidegger, op. cit., p. 149-151.
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26 « The Sobibur death factory […] the German name for it was “button factory” » (The Black Book, op. cit., p. 174) ;
voir également Marek Bem, Sobibor Extermination Camp 1942-1943, 2015, p. 152, consultable sur http://www.
sobibor.org/wp-content/uploads/2016/05/M_BEM_ksi_Sobibor_Extermination_Camp_20150107-1.pdf (consulté
le 29 juillet 2017).
27 « The insane mass manufacture of corpses » (Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism, Orlando, Austin, New
York, Harcourt, 1976, p. 447) ; en allemand : « Die irrsinnige Fabrikation von Leichen » (Elemente und Ursprünge
totaler Herrschaft, Munich, Piper, 2006, p. 921). La traduction française ne traduit pas insane et reprend seulement
« la production massive de cadavres » (Les Origines du totalitarisme, Paris, Gallimard, 2002, p. 786).
28 C’est la question que pose par exemple le sociologue allemand Lars Lambrecht, dans sa contribution au volume
pionnier Philosophie im Nationalsozialismus (Hambourg, Meiner, 2009).
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29 Hannah Arendt, « Hommage à Karl Jaspers », La philosophie de l’existence et autres essais, Paris, Payot, 2000,
p. 151-155.
30 Carl Schmitt, Ex captivitate salus. Expériences des années 1945-1947, traduit de l’allemand par André Doremus,
Paris, Vrin, 2003.
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Arendt n’est pas de faire subir au peuple allemand ce que les Juifs d’Europe
avaient eux-mêmes enduré. Aucune intention génocidaire ne transparaît
dans ce livre. Il s’agit de porter sur le plan du droit international la réparation
des crimes commis par les nationaux-socialistes allemands. C’est bien ce
qu’ont commencé de faire les juristes à Nuremberg, en introduisant après
1945 dans le droit la catégorie nouvelle de crime contre l’humanité.
Attentif à la façon dont il est perçu en cette période critique où il se
voit mis sur la touche, Heidegger a certainement parcouru attentivement
ce texte d’Arendt. Aussi est-il possible de proposer l’hypothèse
selon laquelle la conférence de Brême de 1949 sur « Le dis-positif »
représenterait sa réponse à la préface d’Arendt à Jaspers parue un
an auparavant. Heidegger se sert de cette dilution arendtienne des
responsabilités nazies. Assimiler en effet « Auschwitz » à un « déluge »,
c’est présenter la destruction des Juifs d’Europe, non pas comme ce
qu’elle fut, à savoir un programme intentionnel d’extermination de tout
un peuple, mais comme un événement sans raison à situer quelque part
entre le cataclysme naturel et le châtiment divin ; un événement, affirme
Arendt, qui peut ainsi frapper chacun d’entre nous, à tout moment.
L’auteur des Conférences de Brême va tirer parti de ces énoncés pour
évoquer à son tour les chambres à gaz et les camps d’extermination,
mais sans plus nommer les victimes juives ni désigner les responsables
nazis. L’extermination des Juifs d’Europe par les nationaux-socialistes
n’apparaît plus dès lors que comme une manifestation, parmi d’autres,
du « dis-positif » de la technique moderne.
La lecture de la préface d’Arendt aurait pu en outre contribuer à inspirer à
Heidegger, l’année suivante, le choix du terme même de « dis-positif » (Ge-stell).
Arendt, en effet, évoque « quelqu’un qui avait été embauché [eingestellt] dans
une usine de mort31 ». Heidegger aurait pu tirer de cet usage arendtien du verbe
einstellen le substantif Ge-stell, par lequel la réalité des chambres à gaz et des
camps d’extermination est réduite à représenter l’une des manifestations parmi
d’autres d’un « dis-positif » technique planétaire propre à la modernité et dans
lequel les individus se trouvent pris, qu’ils le veuillent ou non.
Il ne s’agit pas d’affirmer que Heidegger et Arendt disent exactement la
même chose, mais de montrer que leurs discours vont dans des directions
convergentes. Quoi qu’il en soit de l’hypothèse que nous venons de formuler,
il apparaît manifeste que Heidegger a vu tout le parti qu’il pouvait tirer de
31 « Der […] in einer Mordfabrik eingestellt war » (Hannah Arendt, Sechs Essays, coll. Schriften der Wandlung, n° 3,
Heidelberg, Lambert Schneider, janvier 1948, p. 8).
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Arendt est connue pour son affirmation fameuse selon laquelle Eichmann
– l’un des principaux exécutants de la « Solution finale », organisateur à la
32 Voir Raul Hilberg, La Politique de la mémoire, traduit de l’anglais par Marie-France de Palomera, Paris, Gallimard,
coll. Arcades, 1996, p. 149.
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33 David Cesarani, Adolf Eichmann : comment un homme ordinaire devient un meurtrier de masse, traduit de
l’anglais par Olivier Ruchet, Paris, Tallandier, 2014.
34 Fabien Théofilakis, « Adolf Eichmann à Jérusalem ou le procès vu de la cage de verre (1961-1962) », Vingtième
siècle. Revue d’histoire, n° 120, 2013/4.
35 Adolf Eichmann à Willem Sassen, cité par Bettina Stangneth, Eichmann vor Jerusalem, Das unbehelligte Leben
eines Massenmörders, Zurich et Hambourg, Arche, 2011, p. 391-392 ; voir aussi Faye, Arendt et Heidegger,
op. cit., p. 531.
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Perspectives critiques
36 On peut donc regretter qu’un historien comme Johann Chapoutot, qui s’est donné cette tâche pour objet, passe
sous silence, dans un livre important, jusqu’au nom de Heidegger (La loi du sang, Paris, Gallimard, 2016). En cela,
son étude reste sensiblement en deçà des travaux pionniers d’Aurel Kolnai (The War against the West, Londres
et New York, The Wiking Press, 1938) et de Max Weinreich (Hitler et les professeurs. Le rôle des universitaires
allemands dans les crimes commis contre le peuple juif, traduit de l’anglais et de l’original yiddish par Isabelle
Rozenbaumas, Paris, Les Belles Lettres, 2013).
37 Heidegger a pris part, dès sa création en mai 1934, aux activités de l’Académie du droit allemand de Hans
Franck qui a élaboré les lois de Nuremberg, en siégeant aux côtés d’Alfred Rosenberg et de Julius Streicher dans
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la commission pour la Philosophie du droit. Ce fait majeur a été établi dès 1987 par Victor Farias dont le livre,
Heidegger et le nazisme, a été injustement décrié par tous les heideggériens comme n’apportant rien qui ne fût
déjà connu alors qu’il présentait tout au contraire nombre de mises au point entièrement nouvelles et décisives.
38 Cette analyse n’a pu être qu’amorcée dans cet article. Pour une étude développée, voir Faye, Arendt et
Heidegger, op. cit.
39 Voici par exemple comment s’exprime l’auteur d’une Philosophie à l’épreuve d’Auschwitz, lors d’un colloque de
l’Institut français de l’Éducation de Lyon destiné à éclairer l’enseignement de la Shoah dans les lycées : « Cette
épreuve sans précédent endurée par l’homme dans les camps est-elle un effet terminal de l’humanisme abstrait
des Lumières, le produit paradoxal d’une philosophie du sujet promouvant l’arrachement à toute tradition et la
“désaffiliation” de l’homme ? » (« Hannah Arendt et les camps : la modernité en jeu », conférence du lundi 3 mai
2004, présentation par Jean-François Bossy :
http://ecehg.ens-lyon.fr/ECEHG/enjeux-de-memoire/Shoah-et-deportation/reflexions-generales/h-arendt-et-les-
camps (consulté le 3 juillet 2017).
40 Voir http://didier.durmarque.com/2016/05/la-question-de-la-chambre-a-gaz-comme-objet-philosophique/ (consulté
le 6 juillet 2017).
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41 Voir Édith Fuchs, Écritures d’Auschwitz. Défiguration et transfiguration de l’histoire, Paris, Delga, 2014.
42 Voir à ce propos Yves-Charles Zarka, Un détail nazi dans la pensée de Carl Schmitt : la justification des lois de
Nuremberg du 15 septembre 1935, suivi de deux textes de Schmitt traduits par Denis Trierweiler, Paris, PUF, 2005.
43 Le caractère menaçant de l’ennemi à exterminer demeure pour une large part un prétexte. Le premier génocide
du XXe siècle, celui du peuple des Herero par les méthodes criminelles de Lothar von Trotha, est revendiqué
sans détour comme une « guerre raciale » visant à exterminer tout un peuple pour faire émerger « quelque
chose de nouveau » (voir Joël Kotek, « Le génocide des Herero, symptôme d’un Sonderweg allemand ? », Revue
d’histoire de la Shoah, n° 189 : Violences de guerre, violences coloniales, violences extrêmes avant la Shoah,
juillet-décembre 2008, p. 177-197).
44 Voir Revue d’histoire de la Shoah, n° 190 : Rwanda, quinze ans après. Penser et écrire l’histoire du génocide des
Tutsi, janvier-juin 2009, p. 6.
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45 Voir Emmanuel Faye, Philosophie et perfection de l’homme, Paris, Vrin, 1998, p. 265.
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