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I.

ARENDT, HEIDEGGER
ET LE « DÉLUGE » D'AUSCHWITZ

Emmanuel Faye1

À la suite d’Arendt et de Heidegger, le national-socialisme a été réinterprété


comme un révélateur de la modernité technicienne au point que l’institution
nazie des camps de concentration et d’extermination s’est vue érigée en
paradigme de cette modernité. Cette vision postmoderne de l’histoire du
XXe siècle mérite d’être interrogée2. Il importe également d’élucider une
question bien actuelle, qui met en jeu les références intellectuelles sur
lesquelles appuyer un enseignement portant sur la Shoah. Comment se fait-
il en effet que Heidegger, ce professeur et recteur national-socialiste interdit
d’enseignement en 1945, a pu conquérir une audience planétaire telle que
sa pensée, au lieu d’être reconnue comme un cas exemplaire, dans le champ
philosophique, de la vision du monde ou Weltanschauung nationale-socialiste
dont ses écrits font l’éloge3, est devenue au contraire une source d’inspiration
pour penser le nazisme ? De quelle réception a-t-il bénéficié pour que, du
penseur nazi qu’il est à l’évidence, il se soit vu conférer le statut de penseur
du nazisme, ce qui est tout autre chose ? Bref, comment en est-on venu à
soutenir, aujourd’hui encore, que la philosophie aurait besoin de l’auteur des
Cahiers noirs pour « penser la Shoah » ? Que l’étude de l’extermination nazie
suppose celle d’auteurs nationaux-socialistes aussi radicaux que Heidegger
et qui ont explicitement légitimé cette extermination4, cela est justifié, mais

1 Emmanuel Faye est professeur de philosophie moderne et contemporaine à l'université de Rouen-Normandie. Il


a publié notamment Heidegger, l'introduction du nazisme dans la philosophie (Paris, Albin Michel, 2005 ; Le Livre
de Poche, 2007, traduit en six langues), le collectif international Heidegger, le sol, la communauté, la race (Paris,
Beauchesne, 2014) et Arendt et Heidegger, extermination nazie et destruction de la pensée (Paris, Albin Michel, 2016).
2 Dans cet esprit, cet article prolonge et complète un essai récemment consacré à l’étude des relations intellectuelles
entre Hannah Arendt et son ancien professeur (Faye, Arendt et Heidegger, op. cit.). À la suite d’un premier ouvrage
destiné à montrer, à partir de deux séminaires inédits, que la vision du monde nationale-socialiste s’inscrivait dans
les fondements mêmes de la pensée heideggérienne (Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie,
op. cit.), Arendt et Heidegger s’interroge sur les conditions de la réception planétaire de Heidegger et fait le point
sur les révélations apportées par la publication des premiers Cahiers noirs.
3 Martin Heidegger enseigne par exemple en 1933-1934 que « lorsque aujourd’hui le Führer parle sans cesse de la
rééducation en direction de la vision du monde nationale-socialiste, cela ne signifie pas inculquer n’importe quel
slogan mais produire une transformation totale, un projet mondial sur le fondement duquel il éduque le peuple
tout entier ». (Gesamtausgabe vol. 36/37, Francfort, Klostermann, 2001, p. 225).
4 Heidegger a appelé ses étudiants à préparer sur le long terme et à se donner pour but l’« extermination totale »
de l’ennemi intérieur incrusté dans la racine du peuple (Gesamtausgabe vol. 36/37, op. cit., p. 90-91) et en 1941,
dans ses Cahiers noirs, il a fait l’éloge de la politique nazie contraignant l’ennemi à procéder à sa propre « auto-
extermination » (Gesamtausgabe vol. 96, Francfort, Klostermann, 2014, p. 260).

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que l’on ait recours à la vision heideggérienne de la modernité et de la


technique pour « comprendre la Shoah » implique tout autre chose, à savoir
que le philosophe accepte d’adopter le point de vue des bourreaux5.

Heidegger après 1945 : une réécriture révisionniste


de l’histoire du xxe siècle

Ce renversement si discutable concernant le statut à accorder aux écrits


de Heidegger est dû avant tout à l’habileté avec laquelle il a su proposer,
après 1945, une relecture de ce qu’il nomme alors le « nihilisme » européen
et mondial, et une réinterprétation de la technique moderne entendue dans
une conférence prononcée au Club de Brême de 1949 et qui porte ce titre,
comme un « dis-positif » (Ge-stell) planétaire, né de l’affirmation de soi du
sujet moderne et responsable de la dévastation de la terre. Cette critique
de la technique comportait un but stratégique : faire croire à une prise
de distance de sa part à l’égard du national-socialisme, laquelle se serait
produite dès le milieu des années 1930. Il s’agissait de laisser penser que la
critique heideggérienne du nihilisme et de la technique portait en elle une
remise en cause du nazisme même.
Cette stratégie s’est appuyée sur une réécriture et une véritable auto-
falsification de ses cours et conférences des années 1930. Exemple entre
mille, Heidegger a édité en 1971, cinq ans avant sa disparition en 1976, son
cours de 1936 sur Schelling en supprimant une phrase clé dans laquelle
il faisait crédit à Mussolini et à Hitler d’avoir su déclencher en Europe, à
partir de leur compréhension de Nietzsche, des « contre-mouvements »
au nihilisme. Le national-socialisme hitlérien représentait donc bien pour
Heidegger dans les années 1930, et de façon toute positive, un contre-
mouvement destiné à surmonter ce qu’il nommait après Nietzsche, mais
dans un autre contexte historique, le nihilisme européen. Dans les années
1950-1970 au contraire, il laissera entendre, grâce à la réécriture de ses
inédits des années 1930 – comme la conférence de 1938 sur « L’époque
des images du monde » analysée par Sidonie Kellerer6 –, que le nazisme

5 Ainsi Donatella Di Cesare, longtemps vice-présidente de la Heidegger Gesellschaft et aujourd’hui publiée par
l’éditeur allemand de Heidegger, Klostermann, soutient-elle que les énoncés antisémites de Heidegger dans ses
Cahiers noirs sur l’« auto-extermination » du judaïsme sont « l’occasion pour la philosophie de penser la Shoah
dans sa profondeur abyssale ». Elle affirme que nous aurions « besoin de Heidegger pour comprendre la Shoah »
et particulièrement la « relation qu’il a établie entre la technique et la Shoah » (voir E. Faye, S. Kellerer, F. Rastier,
« Heidegger devant la Shoah. Le volume 97 des Cahiers noirs », Cités, n°61 (2015), n.8, p.79).
6 Voir Sidonie Kellerer, « Le maquillage d’un texte : à propos d’une conférence de Heidegger de 1938 », in Faye
(éd.), Heidegger, le sol, la communauté, la race, op. cit., p. 97-139.

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aurait représenté une modalité de la modernité technique dont il aurait


entrepris la critique dès le milieu des années 19307.
Cette interprétation stratégique, un temps nécessaire pour refaire surface
après la défaite nazie de 1945, sera explicitement désavouée par Heidegger
lui-même, mais de façon posthume, dans une interview donnée au Spiegel
sous un titre repris à Hölderlin, « Seul un dieu peut nous sauver », avec la
consigne de ne publier cet entretien qu’après sa mort. Il y affirme en effet
que les nationaux-socialistes seraient allés dans la direction d’un « rapport
suffisant » de l’homme à l’essence de la technique. On ne peut manquer
d’évoquer à ce propos son éloge en 1940, au moment de l’invasion de la
France, de la « motorisation de la Wehrmacht » qu’il élève au rang d’un
« acte métaphysique ». Or, en dépit du véritable coming out posthume que
représentent tout à la fois l’entretien du Spiegel et cette conclusion du
cours sur Nietzsche de 1940 rétablie dans l’Œuvre intégrale, la réception
que l’on peut dire postmoderne de Heidegger a continué à voir en lui le
critique tout à la fois du national-socialisme et de la technique. Cette
interprétation finalement démentie par Heidegger lui-même a été en
quelque sorte fixée dans sa version canonique par un livre d’un proche de
la famille Heidegger, publié en français dans une collection de la Nouvelle
Droite8. On retrouve la même thèse chez des lecteurs de Heidegger se
disant de gauche, mais qui ne semblent pas avoir pris conscience des
manipulations intellectuelles de Heidegger et de ses proches qui ont
rendu possible pareille interprétation.
En outre, il ne s’agit pas seulement pour Heidegger de se disculper, au
moins temporairement, de son engagement radical dans le nazisme,
suffisamment en tout cas pour que son œuvre puisse à nouveau toucher le
public de nos démocraties dans les premières décennies de l’après-guerre.
Il s’agit tout autant de faire retomber la responsabilité de l’avènement du
nazisme sur ce qu’il nomme la « raison calculante » propre à la modernité
depuis Descartes, qui aurait préparé le déploiement du « dis-positif » de
la technique moderne dont le national-socialisme n’aurait représenté que
l’un des avatars. Ce n’est plus la vision du monde raciste, antisémite et
génocidaire du nazisme que Heidegger lui-même avait faite sienne, mais

7 Cette auto-falsification de ses textes contribuera pour beaucoup à ce que le juriste nazi Carl Schmitt a nommé
ironiquement et non sans quelque jalousie, dans son Glossarium – un journal antisémite des années 1947-1951,
publié seulement en 1991 –, le come-back de Heidegger, tandis que dans l’Œuvre intégrale en 102 volumes,
les versions originelles de ses cours sont parues de façon posthume, donnant ainsi progressivement à voir la
pensée véritable de l’auteur d’Être et temps.
8 Silvio Vietta, Heidegger critique du national-socialisme et de la technique, traduit de l’allemand par Jean Ollivier,
Puiseaux, Pardès, coll. « Révolution conservatrice », 1989.

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tout au contraire l’individualisme et la rationalité de l’époque moderne, de


Descartes aux Lumières, bref, les cibles du nazisme, qui se trouvent ainsi
rendues responsables des pires crimes du XXe siècle.
Dans ses Conférences de Brême prononcées en 1949, Heidegger va jusqu’à
affirmer que ce qu’il nomme alors « la fabrication de cadavres dans les
chambres à gaz et les camps d’extermination » n’aurait représenté que l’une
des manifestations du « dis-positif » technique planétaire, au même titre
par exemple que l’« industrie alimentaire motorisée ». Cette comparaison
heideggérienne extrêmement douteuse a inspiré l’assimilation que l’on
trouve aujourd’hui proposée entre les camps nazis et l’élevage industriel
avec ses abattoirs, assimilation sans fondement historique puisque, faut-il le
préciser, les nationaux-socialistes n’ont jamais pratiqué quoi que ce soit qui
ait à voir avec un « élevage » industriel de leurs victimes. La comparaison a
en outre le tort de mettre la responsabilité de la Shoah sur le compte de la
modernité technique au lieu d’inciter à approfondir la réalité de l’intention
exterminatrice et génocidaire qui s’est constituée dans le nazisme, avec la
participation explicite et active d’auteurs comme Heidegger.
L’auteur des Conférences de Brême ne rendra pas publique sa thèse
provocatrice de son vivant, ce qui l’eût contraint à rendre des comptes. Il
publiera tout d’abord en 1962 sa conférence intitulée « Le dis-positif » sans la
phrase en question, laquelle ne sera révélée que deux décennies plus tard,
en 1983, par un ancien auditeur, Wolfgang Schirmacher, dans un livre intitulé
Technik und Gelassenheit. On peut cependant affirmer sans exagération,
comme le confirme aujourd’hui le contenu du dernier volume paru des
Cahiers noirs correspondant aux années 1942-19489, que toute la pensée et
la réception de Heidegger après 1945 tournent autour de cette phrase et de
quelques autres mettant également en jeu son interprétation de la Shoah
et son rapport radicalement conflictuel au judaïsme, phrases pareillement
supprimées tout d’abord, puis successivement rendues publiques après sa
mort et indéfiniment glosées.
La thèse de Philippe Lacoue-Labarthe, par exemple, gravite autour de son
commentaire de la phrase en question. L’auteur de La Fiction du politique
reproche moins à Heidegger son engagement nazi que son « silence
impardonnable » sur ce qu’il nomme le « désastre »10. Comme il l’écrit
dans La Poésie comme expérience : « C’est là qu’est la faute irréparable
de Heidegger : non dans les proclamations de 1933-1934 […], mais dans le

9 Martin Heidegger, Anmerkungen I-IV (Schwarze Hefte 1942-1948), Gesamtausgabe vol. 97, édité par Peter
Trawny, Francfort, Klostermann, 2015.
10 Philippe Lacoue-Labarthe, La Fiction du politique, Paris, Bourgois, 1987, p. 171-172.

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silence sur l’extermination11. » En réalité, ce silence tant glosé est un mythe


des heideggériens : non seulement Heidegger a publié en 1953 un éloge
vibrant de la « grandeur et vérité interne » du mouvement nazi, mais il a
programmé la publication, à la fin de son Œuvre intégrale, de ses Cahiers
noirs dans lesquels il se réjouit, en 1941, de l’acte le plus haut de la politique
nationale-socialiste qui consiste à contraindre l’ennemi à procéder à sa
propre « auto-extermination » (Selbstvernichtung).

Hannah Arendt, Heidegger et le national-socialisme

Où situer Hannah Arendt dans ce contexte ? Celle-ci ne connaît évidemment


pas les écrits de Heidegger auxquels nous avons eu progressivement
accès depuis trois décennies. Cependant, elle n’ignore rien de la rumeur
grandissante qui, au début des années 1930, décelait chez Heidegger un
« antisémitisme enragé » (enragierten Antisemitismus). La lettre de 1932 où
Arendt lui demande des comptes à ce propos est perdue, mais la réponse
de Heidegger est conservée, laquelle traduit son irritation à se voir entouré
d’étudiants juifs12.
En outre, à peine rétabli dans l’autorisation d’enseigner, Heidegger a publié
en 1953 – en même temps qu’il rééditait Être et temps – son cours de 1935,
Introduction à la métaphysique, lequel comprend un éloge inchangé de la
« vérité interne et grandeur » du mouvement national-socialiste. Comment
donc un auteur comme Hannah Arendt, célébrée pour sa description critique
du totalitarisme national-socialiste, a-t-elle pu, à partir de la fin des années
1940, accepter de se mettre au service de la réputation de Heidegger et de
la diffusion de sa pensée, en dépit de son éloge réaffirmé de la grandeur et
de la vérité du nazisme. De quelle façon cette apparente contradiction peut-
elle se résoudre ?
Il apparaît à ce propos nécessaire de mesurer jusqu’à quel point la pensée
de Heidegger a pu influer sur celle d’Arendt. Lorsque celle-ci lui adresse, en
1960, la traduction allemande de Condition de l’homme moderne, l’envoi est
accompagné d’une lettre dans laquelle elle reconnaît que son livre lui doit

11 Philippe Lacoue-Labarthe, La Poésie comme expérience, Paris, Bourgois, 1986, p. 167.


12 La lettre a été publiée chez Gallimard dans une traduction qui altère la signification du texte allemand et donne
à croire que Heidegger prendrait ses distances avec son antisémitisme (Hannah Arendt et Martin Heidegger,
Lettres et autres documents 1925-1975, traduit de l’allemand par Pascal David, Paris, Gallimard, 2001, p. 289). En
réalité, même s’il lui dénie un caractère personnel, il assume cet antisémitisme comme le montre avec précision
le philologue et germaniste Clemens Pornschlegel (« “Sautillements du vers”. Quand Heidegger s’explique avec
Goethe », Penser l’Allemagne. Littérature et politique aux XIXe et XXe siècles, Paris, Fayard, 2009, p. 145-146).

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« à peu près tout, à tous égards »13. En septembre 1969, dans un discours
radiodiffusé en allemand pour les quatre-vingts ans de Heidegger, elle élève
celui-ci au niveau d’un nouveau Platon et voit en lui le « roi secret » dans le
« royaume du penser »14. Davantage encore, dans un ouvrage d’hommages
publié simultanément par l’éditeur Klostermann, elle va jusqu’à écrire que
« l’œuvre et la vie [de Heidegger] nous ont appris […] ce qu’est PENSER », au
point que ses écrits « demeureront à cet égard paradigmatiques »15. Enfin,
dans son ouvrage posthume La Vie de l’esprit, Arendt affirmera s’être depuis
longtemps mise « dans les rangs » de ceux qui ont entrepris de « démanteler
la philosophie […] avec ses catégories », ce qui veut dire qu’elle s’est très tôt
ralliée au programme heideggérien de destruction de la philosophie.
Ce dithyrambe arendtien, qui élève le penser heideggérien au rang de
paradigme de la pensée humaine, relève-t-il d’une appréciation de pure
philosophie ? Il nous faut à ce propos porter attention à ce qu’affirme Arendt
au début de La Vie de l’esprit. L’intérêt qu’elle porte, écrit-elle, aux « activités
de l’esprit », a commencé lorsqu’elle a assisté en 1961 au procès Eichmann
à Jérusalem. C’est ce qu’elle nomme l’« absence de pensée » – en anglais
thoughtlessness, en allemand Gedankenlosigkeit – de l’un des principaux
responsables de la mise en œuvre de l’extermination des Juifs d’Europe,
Adolf Eichmann, qui éveilla son intérêt16.
Il ne semble pas qu’il faille prendre à la lettre cette étonnante confession.
En effet, la thématisation arendtienne de la pensée remonte en réalité au
cours de Heidegger des années 1951-1952, intitulé Qu’appelle-t-on penser ?,
dont Hannah Arendt a pu suivre plusieurs séances et dont elle a reçu de
Heidegger une copie du texte intégral. Ce sont d’ailleurs quatre propositions
négatives sur ce que la pensée n’est pas, qu’elle extrait de ce cours pour
les mettre en exergue de La Vie de l’esprit. Bref, Arendt évoque tour à
tour, au début de l’introduction à son ouvrage posthume, la conception
heideggérienne de la pensée et l’évocation d’Eichmann caractérisé par son
« absence de pensée ». Elle offre ainsi au lecteur ce que nous avons appelé
une structure bipolaire, formée par l’opposition entre Heidegger, désormais
campé en penseur paradigmatique et Eichmann, l’exécutant soi-disant sans
pensée ni motif17.

13 Arendt et Heidegger, Lettres et autres documents, op. cit., p. 147.


14 Hannah Arendt, « Martin Heidegger a quatre-vingts ans », Vies politiques, traduit de l’allemand par Barbara
Cassin et Patrick Lévy, Paris, Gallimard, 1974, p. 310.
15 Arendt et Heidegger, Lettres et autres documents, op. cit., p. 188-189.
16 Hannah Arendt, La Vie de l’esprit, traduit de l’anglais par Lucienne Lotringer, Paris, PUF, 2007, p. 20-21.
17 C’est cette structure que nous avons entrepris d’interroger dans les deux chapitres conclusifs d’Arendt et
Heidegger.

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I.5

Les camps, paradigme de la modernité selon Arendt, et l’effacement de


la distinction entre camps de concentration et camps d’extermination

De quelle manière Hannah Arendt rend-elle compte de l’extermination


nazie ? L’auteur des Origines du totalitarisme est particulièrement
connu pour l’importance qu’elle attribue à l’institution des camps de
concentration et d’extermination dans les régimes totalitaires. On ne voit
pas suffisamment que cet accent en soi légitime s’accompagne d’une
réécriture particulièrement discutable de l’histoire du national-socialisme.
Dans un article de 1950 intitulé « Les techniques des sciences sociales et
l’étude des camps de concentration », elle affirme que « l’institution des
camps de concentration et d’extermination – c’est-à-dire aussi bien des
conditions sociales en vigueur à l’intérieur des camps que leur fonction dans
l’appareil plus vaste de terreur propre aux régimes totalitaires – pourrait
fort bien devenir ce phénomène inattendu, cette pierre d’achoppement
sur la voie d’une compréhension adéquate de la politique et de la société
contemporaines18 ». Elle considère ainsi les camps tout à la fois comme
les laboratoires de la domination totalitaire et les révélateurs de l’évolution
de nos modernes « sociétés de masse » égalitaires, bureaucratiques et
technicisées. Avec Arendt, les camps sont ainsi devenus pour beaucoup
d’esprits le paradigme de la modernité. Très proche de la pensée des
Conférences de Brême et des essais sur la technique de Heidegger, cette
vision a directement inspiré les thèses de Giorgio Agamben dans Homo
sacer19 et de Zygmund Bauman dans Modernité et Holocauste20, et elle
irrigue plus généralement une large part de la pensée dite postmoderne,
qui se caractérise par une mise en procès d’une modernité supposée trop
rationaliste et technicienne depuis Descartes et Galilée21.
Une telle vision des camps comme paradigme de la modernité repose sur
une réécriture particulièrement discutable de l’histoire du nazisme. Arendt
affirme en effet que régnait dans les camps une complète réversibilité des
bourreaux et des victimes. Elle n’effectue aucune distinction précise entre
les camps de concentration comme Buchenwald et les lieux d’extermination
comme Birkenau ou Treblinka. On pourrait penser qu’elle ne disposait pas

18 Hannah Arendt, Auschwitz et Jérusalem, traduit De l’allemand et de l’anglais par Sylvie Courtine-Denamy, Paris,
Presses Pocket, 1991, p. 203.
19 Giorgio Agamben, Homo sacer, Paris, Seuil et Payot et Rivages, 1997-2015.
20 Zygmunt Bauman, Modernité et Holocauste, traduit de l’anglais par Paule Guivarch, Paris, Complexe, 2008.
21 Le rapport critique d’Arendt à la modernité ainsi d’ailleurs qu’aux droits de l’homme est remarquablement
contextualisé par Zeev Sternhell, Les anti-Lumières. Une tradition du XVIIe siècle à la guerre froide, Paris, Gallimard,
2010, p. 760-763.

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des informations historiques lui permettant de penser cette distinction. En


réalité, il n’en est rien. En 1946 en effet, un ouvrage tout à fait remarquable
est paru en anglais, Le Livre noir. Les Crimes nazis contre le peuple juif22. On
y trouve un nombre considérable de témoignages et de descriptions des
camps d’extermination de Sobibor, Chelmno, Maidanek, Birkenau et Treblinka
– je cite le nom de ces lieux de mort dans l’ordre de leur évocation dans le
Livre noir. La différence entre camps d’extermination – Vernichtungslager,
le mot est mentionné en allemand à propos de Maidanek 23 – et camps de
concentration est déjà explicite dans ces pages. Or, non seulement Arendt
connaît le livre, mais elle en publie une recension très négative et par ailleurs
incomplète, dans un article de 1946 intitulé « L’image de l’enfer ». Celle-
ci reproche au livre un usage politique des faits. Elle va jusqu’à écrire que
« nous avons désespérément besoin, pour l’avenir, de l’histoire vraie de cet
enfer construit par les nazis », mais dans la réalité, c’est elle-même qui passe
sous silence ou altère les faits historiques. Composé par plusieurs comités
d’écrivains juifs américains, russes et de Jérusalem, l’ouvrage représente
en effet, dans l’ample chapitre de plus de cent cinquante pages intitulé
« Annihilation24 », une synthèse très accomplie des témoignages recueillis
auprès des rares survivants des camps d’extermination. Il s’agit de dresser
un acte d’accusation qui puisse être utilisé lors du procès de Nuremberg,
pour démontrer la responsabilité du peuple allemand et des dirigeants nazis
dans l’extermination des Juifs d’Europe.
Manifestement, Arendt refuse une telle démarche. Sa description des
camps, dans le troisième volume des Origines du totalitarisme notamment,
passe sous silence à peu près tout ce qui est alors connu des camps
d’extermination, et offre une description des camps presque exclusivement
basée sur l’ouvrage de David Rousset paru en 1947, Les Jours de notre mort,
consacré à décrire la vie dans le camp de concentration de Buchenwald.
Même l’utilisation de ce livre est tendancieuse car elle supprime, dans Les
Origines du totalitarisme, tout ce qui va chez Rousset contre la thèse de
l’indifférenciation des bourreaux et des victimes, de la passivité de ces
dernières, de l’absence de révolte et de résistance, bref, de la perte, selon
les termes d’Arendt, de tout « spontanéité » humaine25.
Il importe donc d’opposer au paradigme arendtien le fait qu’il repose sur une
base historiquement faussée, que la distinction amplement documentée

22 The Black Book. The Nazi Crime Against the Jewish People, NewYork, Duell, Sloan and Pearce, 1946.
23 Ibid., p. 381.
24 Ibid., p.241-413.
25 Voir Faye, Arendt et Heidegger, op. cit., p. 149-151.

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I.5

dans le Livre noir entre camps de concentration et camps d’extermination


aurait permis de rectifier. En effet, si les camps de concentration nazis
comportaient une forme d’organisation collective déshumanisante que l’on
pouvait reconstituer et analyser à partir des témoignages et des écrits des
rescapés, il n’en allait pas de même pour les lieux d’extermination où les
victimes étaient immédiatement exterminées en masse et où la proportion
de ceux autorisés à survivre de façon toute provisoire pour exécuter les
tâches d’outre-tombe dévolues aux Sonderkommandos était infime. Les
lieux d’extermination, au fonctionnement certes minutieusement planifié,
étaient le plus souvent bien loin d’apparaître, dans leur primitivisme barbare,
comme des hauts-lieux de mise en œuvre des procédés de la technique
moderne. Et il ne s’agissait pas, comme le soutient Arendt, d’expérimenter
une transformation de la nature humaine, mais d’exterminer des populations
entières. À cet égard, l’apport de Raphael Lemkin, qui a forgé dès 1943
le concept juridique de génocide, apparaît autrement éclairant que les
spéculations anhistoriques d’Arendt sur le paradigme supposé des camps.
Dans la vision propagée par Arendt, l’antisémitisme nazi n’apparaît plus
comme principiel mais comme seulement instrumental. Il s’agit selon elle,
pour les dirigeants nazis, d’un moyen commode de trouver une première
catégorie de victimes « innocentes » pour peupler les camps, une fois brisée
toute opposition politique. Leur but consiste à alimenter par tous moyens
la « terreur », essence selon elle des gouvernements totalitaires. Arendt
privilégie ainsi une interprétation purement stratégique et instrumentale
des persécutions et de l’extermination, d’où toute prise en considération de
l’intentionnalité génocidaire et toute étude sérieuse de la Weltanschauung
nazie sont proscrites.
Dans cette vision, la responsabilité des élites intellectuelles du nazisme
est entièrement écartée. C’est ainsi que dans Les Origines du totalitarisme,
Arendt disculpe Carl Schmitt de ses responsabilités, lui qui a pourtant
produit une justification des lois raciales de Nuremberg sous le titre « La
Constitution de la liberté » et organisé en 1936 un vaste colloque de combat
contre l’esprit juif dans la science du droit, dont on peut dire que le titre
plagie celui de l’ouvrage fameux de Richard Wagner sur Le judaïsme dans
la musique. Cette disculpation va profiter également à Heidegger. Ainsi, les
thèses d’Arendt sur Eichmann comme exécutant « sans pensée » sont déjà
contenues en germes, une décennie plus tôt, dans ses publications sur le
totalitarisme nazi et sur les camps du tout début des années 1950.

103
I . 5 / ARENDT, HEIDEGGER ET LE « DÉLUGE » D'AUSCHWITZ

La conférence de Brême de Heidegger sur « Le Dis-positif » (Ge-stell) ,


réponse à la préface d’Arendt à Jaspers de 1948

Comment se noue, à ce propos, le rapport précis entre la vision d’Arendt et


celle de Heidegger ? Prêtons attention aux emprunts mutuels de vocabulaire.
Il est plus d’une fois fait mention, dans Le Livre noir, des « usines de morts »
(death factory), particulièrement à propos de Sobibor et de Treblinka. Avec
leur humour pervers et pour éviter toute révolte suscitée par le désespoir, les
SS faisaient d’ailleurs courir le bruit que Sobibor était une usine de boutons
(button factory) 26 dans laquelle allaient devoir travailler les Juifs déportés.
Très tôt, Arendt reprend le vocabulaire et la métaphore industriels, par
exemple dans la lettre à Jaspers du 17 décembre 1946, où elle évoque des
« usines pour fabriquer des morts » (Fabriken […] zur Herstellung von Toten).
On trouve d’autre part sous sa plume, dans Les Origines du totalitarisme en
1951, l’expression moins usuelle de « fabrication massive et démentielle de
cadavres27 ». Cette expression a été critiquée à juste titre pour l’amalgame
et la confusion qu’elle suppose entre camps de concentration et lieux
d’extermination, entre la découverte amplement photographiée et filmée
par les Alliés, au moment de la libération de camps de concentration comme
celui de Bergen Belsen, de monceaux de cadavres, et le fait que dans les
lieux d’extermination de l’Aktion Reinhardt (Belzec, Sobibor, Treblinka), les SS
avaient intentionnellement effacé toute trace de l’extermination en brûlant
les morts et en mêlant les cendres des victimes à la terre ensuite recouverte
d’une plantation de lupins.
Or Heidegger utilise la même expression de « fabrication de cadavres » en
1949, dans ses Conférences de Brême, deux ans par conséquent avant la
parution des Origines du totalitarisme. Bien des auteurs se sont demandés
si et comment Arendt aurait pu prendre connaissance de ces textes alors
inédits. Heidegger les lui aurait-il donnés à lire à la suite de leurs retrouvailles
de février 1950 à Fribourg ? Aurait-elle pris connaissance avant tout le monde
des énoncés heideggériens sur la fabrication de cadavres dans les chambres
à gaz et les camps d’extermination28 ?

26 « The Sobibur death factory […] the German name for it was “button factory” » (The Black Book, op. cit., p. 174) ;
voir également Marek Bem, Sobibor Extermination Camp 1942-1943, 2015, p. 152, consultable sur http://www.
sobibor.org/wp-content/uploads/2016/05/M_BEM_ksi_Sobibor_Extermination_Camp_20150107-1.pdf (consulté
le 29 juillet 2017).
27 « The insane mass manufacture of corpses » (Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism, Orlando, Austin, New
York, Harcourt, 1976, p. 447) ; en allemand : « Die irrsinnige Fabrikation von Leichen » (Elemente und Ursprünge
totaler Herrschaft, Munich, Piper, 2006, p. 921). La traduction française ne traduit pas insane et reprend seulement
« la production massive de cadavres » (Les Origines du totalitarisme, Paris, Gallimard, 2002, p. 786).
28 C’est la question que pose par exemple le sociologue allemand Lars Lambrecht, dans sa contribution au volume
pionnier Philosophie im Nationalsozialismus (Hambourg, Meiner, 2009).

104
I.5

En réalité, c’est Arendt qui utilise la première l’expression en question. Elle


le fait dès 1948 dans Sechs Essays, livre trop oublié et qu’elle refusera de
laisser rééditer de son vivant. Dans sa préface rédigée sous la forme d’une
dédicace à Karl Jaspers, elle affirme que pour ce qu’elle nomme désormais
« Auschwitz », il faut quitter le terrain des faits, afin de surmonter ce qu’elle
n’hésite pas à nommer la « haine aveugle » du peuple juif pour les Allemands,
laquelle serait « due aux chambres à gaz ». On voit le retournement : la haine
n’est plus située du côté des exterminateurs, mais du peuple exterminé ! La
thèse d’Arendt, c’est que l’hostilité réglée par des lois – il faut entendre ici
les lois raciales de Nuremberg de 1935 – relevait encore de « l’hostilité aussi
banale que connue » (sic). Mais avec les chambres à gaz, avec « Auschwitz »,
« la fabrication de cadavres, écrit-elle, n’a plus rien à voir avec l’hostilité ».
Il s’agit, selon elle, d’un événement radicalement irrationnel et abyssal, qui
dépasse toutes nos catégories politiques. Arendt n’hésite pas à comparer
alors « Auschwitz » au déluge s’abattant sur Noé et son arche, un déluge qui
« peut encore s’abattre sur nous chaque jour ». Si l’on s’en tient aux faits, si
l’on persiste à considérer que les chambres à gaz traduisaient une intention
hostile – nous dirions aujourd’hui génocidaire – des nationaux-socialistes
allemands à l’égard du peuple juif, nous serions incités, prétend-elle, à
« perpétuer l’anéantissement de la même façon que les nazis fabriquaient
des cadavres à Auschwitz29 ».
Nous sommes donc avec ce texte en présence d’un essai de réversibilité
troublant car il s’agit d’un mode de raisonnement trop connu, dont les
nationaux-socialistes allemands se sont fait une spécialité après leur défaite
de 1945. C’est ainsi, par exemple, que dans ses Cahiers noirs, Heidegger
prétend que les Alliés ont transformé l’Allemagne en un gigantesque KZ, ou
camp de concentration, et que c’est l’anéantissement de l’Allemagne qui
est désormais à l’ordre du jour. Carl Schmitt également, dans Ex captivitate
salus30, écrit dans les prisons de Nuremberg, puis dans son Glossarium, se
pose complaisamment en victime, lui qui pourtant va connaître une retraite
active dans sa demeure de Plettenberg, avec autorisation de publier et de
donner des conférences à l’étranger – ce dont il ne se privera pas, étant fort
bien accueilli dans l’Espagne franquiste.
Or, rien n’est plus faux que cette prétendue réversibilité entre victimes juives
et exterminateurs nazis. L’intention des auteurs du Livre noir vilipendé par

29 Hannah Arendt, « Hommage à Karl Jaspers », La philosophie de l’existence et autres essais, Paris, Payot, 2000,
p. 151-155.
30 Carl Schmitt, Ex captivitate salus. Expériences des années 1945-1947, traduit de l’allemand par André Doremus,
Paris, Vrin, 2003.

105
I . 5 / ARENDT, HEIDEGGER ET LE « DÉLUGE » D'AUSCHWITZ

Arendt n’est pas de faire subir au peuple allemand ce que les Juifs d’Europe
avaient eux-mêmes enduré. Aucune intention génocidaire ne transparaît
dans ce livre. Il s’agit de porter sur le plan du droit international la réparation
des crimes commis par les nationaux-socialistes allemands. C’est bien ce
qu’ont commencé de faire les juristes à Nuremberg, en introduisant après
1945 dans le droit la catégorie nouvelle de crime contre l’humanité.
Attentif à la façon dont il est perçu en cette période critique où il se
voit mis sur la touche, Heidegger a certainement parcouru attentivement
ce texte d’Arendt. Aussi est-il possible de proposer l’hypothèse
selon laquelle la conférence de Brême de 1949 sur « Le dis-positif »
représenterait sa réponse à la préface d’Arendt à Jaspers parue un
an auparavant. Heidegger se sert de cette dilution arendtienne des
responsabilités nazies. Assimiler en effet « Auschwitz » à un « déluge »,
c’est présenter la destruction des Juifs d’Europe, non pas comme ce
qu’elle fut, à savoir un programme intentionnel d’extermination de tout
un peuple, mais comme un événement sans raison à situer quelque part
entre le cataclysme naturel et le châtiment divin ; un événement, affirme
Arendt, qui peut ainsi frapper chacun d’entre nous, à tout moment.
L’auteur des Conférences de Brême va tirer parti de ces énoncés pour
évoquer à son tour les chambres à gaz et les camps d’extermination,
mais sans plus nommer les victimes juives ni désigner les responsables
nazis. L’extermination des Juifs d’Europe par les nationaux-socialistes
n’apparaît plus dès lors que comme une manifestation, parmi d’autres,
du « dis-positif » de la technique moderne.
La lecture de la préface d’Arendt aurait pu en outre contribuer à inspirer à
Heidegger, l’année suivante, le choix du terme même de « dis-positif » (Ge-stell).
Arendt, en effet, évoque « quelqu’un qui avait été embauché [eingestellt] dans
une usine de mort31 ». Heidegger aurait pu tirer de cet usage arendtien du verbe
einstellen le substantif Ge-stell, par lequel la réalité des chambres à gaz et des
camps d’extermination est réduite à représenter l’une des manifestations parmi
d’autres d’un « dis-positif » technique planétaire propre à la modernité et dans
lequel les individus se trouvent pris, qu’ils le veuillent ou non.
Il ne s’agit pas d’affirmer que Heidegger et Arendt disent exactement la
même chose, mais de montrer que leurs discours vont dans des directions
convergentes. Quoi qu’il en soit de l’hypothèse que nous venons de formuler,
il apparaît manifeste que Heidegger a vu tout le parti qu’il pouvait tirer de

31 « Der […] in einer Mordfabrik eingestellt war » (Hannah Arendt, Sechs Essays, coll. Schriften der Wandlung, n° 3,
Heidelberg, Lambert Schneider, janvier 1948, p. 8).

106
I.5

cette préface d’Arendt à Jaspers, pour présenter l’extermination nazie


comme un dispositif technique impersonnel, sans responsabilité politique
assignable. Ce qui est une façon également de se dédouaner soi-même.
Cette même année 1948 où Hannah Arendt publie ses six essais avec la
préface à Jaspers, Raul Hilberg entreprend les recherches, auxquelles il
consacrera sa vie, sur la destruction des Juifs d’Europe. Douze années plus
tard, en 1960, lorsqu’il tentera de publier sa somme, c’est à Hannah Arendt
que les Presses universitaires de Princeton confieront la responsabilité
d’évaluer le manuscrit. Or elle remettra un rapport négatif, dissuadant ainsi
l’éditeur de publier l’ouvrage. Dans Politique de la mémoire, Hilberg rapporte
comment il a trouvé dans le fond de la Bibliothèque du Congrès une lettre de
Gordon Hubel de Princeton University Press, dans laquelle la maison d’édition
adresse à Arendt un chèque et la remercie de son expertise dans laquelle elle
aurait affirmé que « sur le plan des faits, Reitlinger, Poliakov et Adler avaient
épuisé le sujet ». « Voilà, ajoute Hilberg, ce que Hannah Arendt pensait un an
avant la capture d’Eichmann en Argentine. » Une fois l’ouvrage publié par un
petit éditeur, Arendt, dans une lettre du 22 janvier 1963 où elle répond aux
questions de Klaus Piper, écrit tout autre chose. Elle reconnaît qu’elle a utilisé
« les documents présentés dans le livre de Raul Hilberg paru en 1961. C’est
un classique, ajoute-t-elle, à côté duquel toutes les recherches antérieures,
comme celles de Reitlinger, Poliakov, etc., paraissent dater. […] De toute façon,
personne ne pourra écrire sur ces questions sans l’utiliser32 ». L’expertise
négative d’Arendt, qui a dissuadé Princeton de publier Hilberg, traduit une
intention semblable à celle qui l’avait conduite à rédiger un compte-rendu
négatif sur le Black Book : une volonté de détourner l’attention de la réalité
de l’extermination nazie pour lui substituer une description fonctionnelle des
camps calquée sur une certaine interprétation de Buchenwald et non de
Birkenau ou de Treblinka, qui tendait vers l’effacement de la distinction morale
et historique entre bourreaux et victimes. C’est une pareille intention que nous
pouvons retrouver dans son interprétation de la personnalité d’Eichmann.

La prétendue « absence de pensée » d’Eichmann selon Arendt

Arendt est connue pour son affirmation fameuse selon laquelle Eichmann
– l’un des principaux exécutants de la « Solution finale », organisateur à la

32 Voir Raul Hilberg, La Politique de la mémoire, traduit de l’anglais par Marie-France de Palomera, Paris, Gallimard,
coll. Arcades, 1996, p. 149.

107
I . 5 / ARENDT, HEIDEGGER ET LE « DÉLUGE » D'AUSCHWITZ

demande d’Heydrich de la conférence de Wannsee de janvier 1942 dont


il rédigera le compte-rendu – représenterait la « banalité » du mal. Par
ce terme que l’on présente souvent comme ouvert à des interprétations
multiples, Arendt désigne en réalité précisément ce qu’elle nomme
l’« absence de pensée » d’Eichmann – non pas le manque d’intelligence,
ajoute-t-elle, mais l’absence de motif. En parlant d’un homme « sans
pensée », elle reprend un terme heideggérien, pour caractériser la condition
de l’homme atomisé dans les sociétés de masse, lequel aurait perdu toute
« spontanéité » et, dans le cas d’Eichmann, se satisferait d’obéir aux
ordres. Or, si cette vision d’Eichmann reflète exactement la ligne suivie par
la défense de l’Obersturmbannführer de la SS lors du procès de Jérusalem,
elle ne correspond pas à la personnalité réelle de celui qui désobéira aux
ordres de Himmler et poursuivra de sa propre initiative la déportation et
l’extermination des Juifs hongrois. Plusieurs travaux récents ou en cours,
à commencer par la biographie remarquable d’un historien anglais, David
Cesarani, consacrée à ce qu’il nomme la formation d’un génocidaire33,
ou le travail de Fabien Theofilakis consacré aux quelque 8 000 pages de
notes prises par Eichmann tout au long de son procès 34, nous montrent le
fanatisme de celui qui dira en Argentine avoir combattu pour « la loi sacrée
de son peuple » et « la liberté de [s]on sang 35 ».
Hannah Arendt, quant à elle, s’efforce de disculper Heidegger de toute
responsabilité en le campant en paradigme de la pensée, ce qui contraste
radicalement avec les maîtres d’œuvre de l’extermination qu’Arendt décrète
sans pensée. Or, non seulement ce dispositif bipolaire opposant le penseur
exemplaire et l’exécutant sans pensée s’effondre aujourd’hui comme le
montrent en détail les conclusions de Arendt et Heidegger, mais il existe
une troublante convergence entre Eichmann et Heidegger rapportée par
la philosophe et historienne allemande Bettina Stangneth. Peu avant son
exécution, Eichmann demandera en effet à son frère resté en Allemagne de
s’informer de la conception de Heidegger relative à la mort et aux derniers
rites. Pourquoi a-t-il pensé dans ces circonstances à l’auteur d’Être et
temps ? En quoi celui-ci représentait-il à ses yeux, au moment d’être exécuté
pour sa participation à la destruction des Juifs d’Europe, une autorité sur la

33 David Cesarani, Adolf Eichmann : comment un homme ordinaire devient un meurtrier de masse, traduit de
l’anglais par Olivier Ruchet, Paris, Tallandier, 2014.
34 Fabien Théofilakis, « Adolf Eichmann à Jérusalem ou le procès vu de la cage de verre (1961-1962) », Vingtième
siècle. Revue d’histoire, n° 120, 2013/4.
35 Adolf Eichmann à Willem Sassen, cité par Bettina Stangneth, Eichmann vor Jerusalem, Das unbehelligte Leben
eines Massenmörders, Zurich et Hambourg, Arche, 2011, p. 391-392 ; voir aussi Faye, Arendt et Heidegger,
op. cit., p. 531.

108
I.5

question du rapport à la mort ? Eichmann connaissait-il le discours prononcé


par Heidegger à la mémoire de l’activiste Albert-Leo Schlageter, exécuté en
1923 et auquel les nationaux-socialistes vouaient un culte ? Ces questions
demeurent à ce jour en suspens.

Perspectives critiques

À quelles recherches, à quels enseignements devraient se consacrer


les auteurs soucieux d’affronter la réalité de la Shoah et de contribuer
à prévenir de nouvelles politiques d’extermination ? L’étude du contexte
historique, politique, social, économique, est indispensable, et il est
préoccupant de voir Arendt annoncer à Jaspers en 1948 à propos de ce
qu’elle nomme « Auschwitz » qu’il est indispensable de quitter le terrain
des faits. D’autre part, il n’existe pas de génocide sans intentionnalité et à
tous égards, « Auschwitz » ne représente pas, contrairement aux termes
employés par Arendt, un « phénomène inattendu » ou un « déluge »
survenu de nulle part. Or si David Cesarani a remarquablement étudié,
chez un exécutant majeur comme Adolf Eichmann, la formation d’un
génocidaire, montrer comment une pensée exterminatrice a pu se former
et se répandre dans tous les domaines du savoir et de la production de
normes politiques, morales, sociales et économiques n’apparaît pas moins
nécessaire. Pour l’Allemagne nazie, cela suppose l’analyse critique des
écrits des principaux auteurs qui ont contribué à introduire et légitimer
la vision du monde nationale-socialiste dans les différents champs de la
culture, depuis la théologie, la philosophie, la pédagogie et la médecine
jusqu’à l’économie et le droit. L’étude des productions de professeurs
de philosophie nationaux-socialistes comme Martin Heidegger ou Alfred
Baeumler apparaît à cet égard indispensable pour mieux comprendre ce
que peut signifier « penser en nazi36 ».
Pour autant, un auteur aussi radicalement antisémite que Martin Heidegger,
lequel, après avoir appelé à l’« extermination totale » de l’ennemi du
peuple, a participé à la légitimation des lois de Nuremberg37, ne saurait être

36 On peut donc regretter qu’un historien comme Johann Chapoutot, qui s’est donné cette tâche pour objet, passe
sous silence, dans un livre important, jusqu’au nom de Heidegger (La loi du sang, Paris, Gallimard, 2016). En cela,
son étude reste sensiblement en deçà des travaux pionniers d’Aurel Kolnai (The War against the West, Londres
et New York, The Wiking Press, 1938) et de Max Weinreich (Hitler et les professeurs. Le rôle des universitaires
allemands dans les crimes commis contre le peuple juif, traduit de l’anglais et de l’original yiddish par Isabelle
Rozenbaumas, Paris, Les Belles Lettres, 2013).
37 Heidegger a pris part, dès sa création en mai 1934, aux activités de l’Académie du droit allemand de Hans
Franck qui a élaboré les lois de Nuremberg, en siégeant aux côtés d’Alfred Rosenberg et de Julius Streicher dans

109
I . 5 / ARENDT, HEIDEGGER ET LE « DÉLUGE » D'AUSCHWITZ

considéré comme pouvant nous aider à « penser la Shoah », sauf à soutenir


qu’il importe de connaître la pensée des bourreaux pour mesurer l’étendue
de leurs responsabilités et de leurs crimes. Or cela n’est pas, loin s’en faut,
ce qu’entendent d’ordinaire les auteurs qui érigent Heidegger en penseur de
la modernité technique et du phénomène nazi ou même, à la façon d’Arendt,
en paradigme de la pensée comme telle.
Parce qu’elle se situe par sa trajectoire personnelle du côté des victimes,
Arendt suscite quant à elle des questions différentes. Ce n’est pas à une
volonté exterminatrice mais à une vision révisionniste de la modernité
et de la domination nationale-socialiste que nous sommes confrontés
en lisant ses écrits. Une vision qui n’est pas sans poser, nous l’avons vu,
de graves problèmes. Nous avons en effet entrepris d’analyser en quels
termes proches de Heidegger Arendt décrit l’action exterminatrice des
nationaux-socialistes tout à la fois comme un révélateur de la modernité
et un processus fonctionnel et technique sans intentionnalité génocidaire,
susceptible à ce titre de se reproduire à tout moment38. Ce faisant, l’auteur
des Origines du totalitarisme a inversé les responsabilités, fait l’impasse sur
l’étude de la vision du monde nationale-socialiste et disculpé ceux qui l’ont
légitimée, pour contribuer au contraire à criminaliser la pensée humaniste,
la rationalité et les Lumières.
Or, nous retrouvons les effets de cette vision jusque dans les propositions
qui sont faites sur la façon de présenter l’extermination des Juifs d’Europe
aux lycéens. Trop souvent aujourd’hui, on incrimine à ce propos un supposé
« humanisme abstrait des Lumière », voire la « philosophie du sujet » tant
dénoncée par Heidegger et Arendt39, ou, plus obscurément encore, on
propose de forger une « phénoménologie de la chambre à gaz » en vue de
« faire de la Shoah un principe de la philosophie à l’image […] du Dasein
chez Heidegger »40. Face à ces incriminations inversées et ces spéculations
nébuleuses, nous pensons avec Édith Fuchs qu’il ne saurait y avoir, à

la commission pour la Philosophie du droit. Ce fait majeur a été établi dès 1987 par Victor Farias dont le livre,
Heidegger et le nazisme, a été injustement décrié par tous les heideggériens comme n’apportant rien qui ne fût
déjà connu alors qu’il présentait tout au contraire nombre de mises au point entièrement nouvelles et décisives.
38 Cette analyse n’a pu être qu’amorcée dans cet article. Pour une étude développée, voir Faye, Arendt et
Heidegger, op. cit.
39 Voici par exemple comment s’exprime l’auteur d’une Philosophie à l’épreuve d’Auschwitz, lors d’un colloque de
l’Institut français de l’Éducation de Lyon destiné à éclairer l’enseignement de la Shoah dans les lycées : « Cette
épreuve sans précédent endurée par l’homme dans les camps est-elle un effet terminal de l’humanisme abstrait
des Lumières, le produit paradoxal d’une philosophie du sujet promouvant l’arrachement à toute tradition et la
“désaffiliation” de l’homme ? » (« Hannah Arendt et les camps : la modernité en jeu », conférence du lundi 3 mai
2004, présentation par Jean-François Bossy :
http://ecehg.ens-lyon.fr/ECEHG/enjeux-de-memoire/Shoah-et-deportation/reflexions-generales/h-arendt-et-les-
camps (consulté le 3 juillet 2017).
40 Voir http://didier.durmarque.com/2016/05/la-question-de-la-chambre-a-gaz-comme-objet-philosophique/ (consulté
le 6 juillet 2017).

110
I.5

proprement parler, de « philosophie de la Shoah »41. Un enseignement


historique sobre et précis, attentif à démontrer les vraies responsabilités,
doit être privilégié avant toute chose. Ce qu’il revient au philosophe
d’apporter, c’est l’étude des formes prises par la Weltanschauung nazie et
son intentionnalité génocidaire, particulièrement lorsqu’elle est introduite
dans le champ philosophique.
Le travail critique sur le passé ne constitue cependant pas le dernier mot
du philosophe. Il s’agit également de surmonter le paradigme moderne du
politique entendu comme discrimination de l’ami et de l’ennemi, tel qu’il a
été mis en place par Carl Schmitt42 et repris sous son aspect inversé, mais qui
en réalité le conforte, par Hannah Arendt. La question de fond n’est pas de
savoir désigner l’ennemi (Schmitt), choisir ses amis (Arendt) ou promouvoir
en s’inspirant de Schmitt et de Heidegger des Politiques de l’amitié (Derrida),
mais d’apprendre à reconnaître et respecter l’humanité en chacun avant toute
distinction culturelle, politique, religieuse ou ethnique. La formation d’une
intentionnalité génocidaire repose au contraire sur une séparation entre ami
et ennemi si radicale qu’elle conduit à déshumaniser la figure de l’ennemi
présenté comme une menace existentielle justifiant son extermination43, qu’il
s’agisse des Juifs dans l’Allemagne nationale-socialiste ou des Tutsi dans le
Rwanda de la première moitié des années 199044. C’est ainsi que Heidegger,
outre ses éloges récurrents de la haine et de la destruction, enjoint à l’Allemand
de lutter contre la « déracification » (Entrassung) de la germanité, désigne
les Juifs comme dépourvus de monde et d’histoire (Geschichte), souligne la
prétendue propension du judaïsme à la « criminalité planétaire » et se réjouit
en 1941 d’une politique qui contraint l’ennemi à son « auto-extermination ».
Ce n’est donc certes pas dans la succession des philosophies venus éclairer
le discernement humain mais dans des Genocide Studies repensées, encore
trop peu développées en France, que l’étude critique de ces énoncés
heideggériens mérite de prendre place.
Confronté à des situations de violence extrême (conquête du Nouveau
Monde, guerres de religion), Montaigne avait su récuser la cruauté du

41 Voir Édith Fuchs, Écritures d’Auschwitz. Défiguration et transfiguration de l’histoire, Paris, Delga, 2014.
42 Voir à ce propos Yves-Charles Zarka, Un détail nazi dans la pensée de Carl Schmitt : la justification des lois de
Nuremberg du 15 septembre 1935, suivi de deux textes de Schmitt traduits par Denis Trierweiler, Paris, PUF, 2005.
43 Le caractère menaçant de l’ennemi à exterminer demeure pour une large part un prétexte. Le premier génocide
du XXe siècle, celui du peuple des Herero par les méthodes criminelles de Lothar von Trotha, est revendiqué
sans détour comme une « guerre raciale » visant à exterminer tout un peuple pour faire émerger « quelque
chose de nouveau » (voir Joël Kotek, « Le génocide des Herero, symptôme d’un Sonderweg allemand ? », Revue
d’histoire de la Shoah, n° 189 : Violences de guerre, violences coloniales, violences extrêmes avant la Shoah,
juillet-décembre 2008, p. 177-197).
44 Voir Revue d’histoire de la Shoah, n° 190 : Rwanda, quinze ans après. Penser et écrire l’histoire du génocide des
Tutsi, janvier-juin 2009, p. 6.

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I . 5 / ARENDT, HEIDEGGER ET LE « DÉLUGE » D'AUSCHWITZ

fanatisme pour lui opposer la conscience de l’humanité45, chaque homme


portant en soi « la forme entière de l’humaine condition ». Cette perspective
apparaît aujourd’hui à reprendre, dans une tout autre époque et avec un
esprit renouvelé, celui d’une complémentarité entre la philosophie, le droit
et l’histoire.

45 Voir Emmanuel Faye, Philosophie et perfection de l’homme, Paris, Vrin, 1998, p. 265.

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