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Revue Philosophique de Louvain

Les «Méditations phénoménologiques» de Marc Richir


Jean-Marc Ghitti

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Ghitti Jean-Marc. Les «Méditations phénoménologiques» de Marc Richir. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième
série, tome 97, n°3-4, 1999. pp. 581-605;

http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1999_num_97_3_7167

Document généré le 27/04/2017


Résumé
Les Méditations phénoménologiques de Marc Richir se présentent comme la refonte de la
phénoménologie husserlienne en une phénoménologie du symbolique compris comme l'inadéquation
indépassable d'un sens se faisant et d'une phénoménalité définitivement instable. Pour élucider celle-ci
en deçà de toute institution, il convient de reprendre le problème de la méthode en phénoménologie:
elle doit reposer sur une enquête en zigzag et sur une architectonique. Mais elle doit reposer surtout
sur une nouvelle pratique de l'épochè, l'épochè hyperbolique, à partir de quoi le dynamisme du
phénomène est libéré, comme champ transcendantal, de ses deux pôles, objectif et subjectif, chacun
porteur d'illusions à démasquer.

Abstract
Marc Richir' s Méditations phénoménologiques present themselves as a remoulding of Husserl 's
phenomenology into a phenomenology of the symbolic understood as the unsurpassable non-equation
of a sense making itself and of a definitively unstable phenomenality. In order to elucidate the latter
before any institution, it is appropriate to take up the problem of method in phenomenology: it must rest
on a zig-zag inquiry and on an architectonic. But it must above all rest on a new practice of the epoche,
the hyperbolic epoche, from which the dynamism of the phenomenon is set free, as a trascen- dental
field, from its two poles, objective and subjective, each bearers of illusions needing to be unmasked.
(Transl. by J. Dudley).
Les «Méditations phénoménologiques»
de Marc Richir

A l'inverse de Nietzsche, qui, bien que ne voulant pas de disciples,


a eu de fervents sectateurs, Husserl, qui espérait des successeurs
capables de reprendre son projet et de poursuivre son travail, a suscité de
nombreuses réticences chez les élèves et les lecteurs qui se sont
intéressés de près à son œuvre. Intimement inscrite dans l'histoire de la
philosophie moderne, cette œuvre a été le pain béni des historiens de la
philosophie qui, en en faisant un objet d'étude, l'annulent en tant que projet.
Reprise dans la pensée vivante, elle l'a été sur le mode de la critique, de
la correction ou du dépassement. Outre les libres développements
auxquels elle a donné lieu, soucieux d'être accrédités par la référence à
Husserl, elle a été réorientée même chez les plus fidèles: chez Lévinas,
dans le sens d'une éthique d'inspiration biblique, chez Merleau-Ponty,
dans la perspective d'une ontologie de la chair, chez Patocka, dans le
cadre d'une réflexion sur le néant. Il faut reconnaître que, tant dans les
critiques qu'on lui fait (comme, par exemple, d'appartenir encore à la
métaphysique) que dans les réorientations ou dépassements en quoi on
l'inscrit, c'est à travers Heidegger que l'œuvre de Husserl a été appréciée
par ceux qui la prenaient en charge. Or, on sait combien Husserl ne
reconnaissait pas sa pensée dans l'œuvre de celui qui était peut-être
devenu l'adversaire le plus intime de son projet. Marc Richir se présente
clairement, en affirmant de plus en plus son opposition à Heidegger,
comme un penseur husserlien et la singularité de son œuvre est de
vouloir, par delà toute exégèse dogmatique, rendre sa chance au projet de
Husserl, le sortir de l'occultation post-heideggerienne et faire briller
Husserl même. Le travail de longue haleine de Richir nous invite donc à
nous demander si la phénoménologie peut encore être husserlienne.

Le sens de la méthode

Dans le «retour à Husserl» qu'il propose, Richir ne souhaite pas


maintenir tous les aspects de l'œuvre maîtresse. Il y a, assurément, chez
582 Jean-Marc Ghitti

le fondateur de la phénoménologie, des positions qui doivent être


abandonnées. Le souci de la science, sous la forme quasi positiviste qu'il a
parfois eu chez Husserl, ne peut pas être repris en charge: la
phénoménologie n'est pas une science, ni le nouveau fondement des sciences. La
phénoménologie ne peut davantage se faire l'investigation d'une
conscience subjective et chercher les phénomènes dans le flux des vécus
de cette conscience. Richir ne réaffirme pas, après la critique heidegge-
rienne, la préséance du présent dans la temporalité de la conscience, sans
reprendre, loin de là, l'interprétation heideggerienne de Husserl: au
contraire, Heidegger est pour lui un obstacle majeur pour la
compréhension de la démarche husserlienne. Il admet, néanmoins, que le «subjec-
tivisme» de Husserl ne lui a jamais permis de dépasser véritablement
certaines apories du solipsisme. Il y a dans l'œuvre du maître des
substructions métaphysiques qui viennent se mêler à la démarche
phénoménologique et dont il n'a pas toujours su se départir. D'autant plus que
celle-ci rencontre une méfiance insuffisante à l'égard des catégories de
la langue et des concepts qu'elles introduisent dans la pensée. Ainsi
rassemblées, toutes ces critiques adressées à Husserl, qui ne touchent peut-
être pas d'ailleurs le cœur du projet phénoménologique, nous obligent à
nous interroger sur la nature de ce retour à Husserl et nous interdisent,
en tout cas, de le confondre avec une restauration.
Cependant, ces points de rupture, loin de conduire à abandonner
l'œuvre de Husserl, peuvent inciter à la lire plus attentivement afin
d'ouvrir, au sein de son foisonnement, un clivage entre les positions arrêtées
et le mouvement même de la recherche. Contemporain de la publication
de nombreux textes posthumes, le travail de Richir distingue volontiers,
dans l'œuvre husserlienne, les «écrits 'officiels' ou 'doctrinaux'»
(p. 373) ! du cours de la recherche, jamais satisfaite, souvent aporétique
et toujours reprise. La phénoménologie s'efface dès que s'affirme une
position philosophique et l'arrêt de la pensée sur une thèse, sur une
formule, pourrait bien reconduire fatalement aux solutions anciennes,
traditionnelles, indépassables. La possibilité du dépassement n'existe qu'à se
maintenir dans la recherche phénoménologique. Ce que Husserl
enseigne en acte, et non pas en doctrine, c'est qu'il y a toujours un excès
de l'insu sur le su, que le mouvement de rattrapage de l'un par l'autre
n'aboutit jamais et que, du coup, le cours (ou la course) de la recherche

1 Les références de page inscrites dans le texte renvoient à: Méditations


phénoménologiques, phénoménologie et phénoménologie du langage, Grenoble, Millon, 1992.
Les «Méditations phénoménologiques» de M. Richir 583

est condamné à toujours surpasser les solutions arrêtées, fussent-elles de


Husserl lui-même. En somme, ce qui mérite de retenir, dans l'œuvre
husserlienne, c'est ce qui bien souvent impatiente ou lasse, surtout ceux
qui voudraient la résumer (l'indéfini est bien sûr «irrésumable»), à
savoir son rebondissement perpétuel, son incessant da capo, l'instabilité
foncière de ce qu'on pourrait appeler, pour l'opposer à la discursivité
philosophique, sa «récursivité» . Or, le phénoménologique chez Husserl,
c'est le recursif, et c'est donc cet héritage non doctrinal qu'il convient de
reprendre.
S'il en est ainsi, ce n'est pas seulement en raison d'une exigence
intellectuelle subjective, inspirée par l'humilité et l'inquiétude du phé-
noménologue: c'est, en fait, que l'excès de la recherche sur les positions
exprime la nature même des phénomènes. La récursivité est l'épreuve de
la phénoménalité, sa manifestation, et, loin d'être propédeutique, elle est
la seule dimension heuristique de la phénoménologie. La naïveté, en
phénoménologie, serait de confondre le phénoménologique et le phéno-
ménisme. Selon ce dernier, il y aurait phénomène lorsqu'une chose se
montre, qu'elle le fasse en tant que sensible ou en tant qu'intelligible.
Mais la phénoménologie n'est pas une sorte de retour au concret destiné
à corriger la philosophie spéculative, elle n'est pas une immersion dans
le monde sensible, une présence aux choses retrouvées. Et cela, pas
seulement parce que, comme le montrent les Recherches logiques, elle
pense autant, dès ses premiers pas, la phénoménalité des essences que
celle des réalités singulières. Car les essences peuvent bien être pensées,
d'une manière platonicienne, comme des choses qui apparaissent à
l'intelligence. Le phénomène est plus originaire que toute chose et le
phénoménologique ne s'ouvre que par la déposition des choses, dans le saut
déréalisant qui rend toute chose à «une dimension de foncière indéter-
minité» (p. 13). Dans le phénomène, la chose ne se montre pas, comme
si elle préexistait: elle s'y constitue sans jamais pouvoir se reposer dans
son être constitué, toujours reprise qu'elle est par l'instabilité d'un
mouvement phénoménal qui la surpasse. C'est pourquoi toute explicitation
du mouvement phénoménologique est sans fin, voué à la recherche
infinie. Cette «fracture entre non-donation et donation» (p. 14) ouvre un
écart impossible à combler entre un mouvement réifiant et la
déréalisation qui l'excède: la phénoménologie ne peut que passer sans cesse d'un
bord à l'autre, et vice et versa, en «zigzag».
La médiation de la Sixième méditation cartésienne de Fink, qui
dégage au cœur de la phénoménologie «un concept transcendantal de
584 Jean-Marc Ghitti

méthode» (qui n'est pas du ressort de la méthodologie scientifique,


qu'elle soit expérimentale ou rationnelle), joue sans doute ici un rôle
important. Fink met en lumière le «dualisme de la vie transcendantale»2
qui divise son champ en deux districts, l'un relevant d'une «théorie des
éléments» dont la conscience intentionnelle est l'objet et l'autre exigeant
une théorie de la méthode qui repose sur une conversion (Zuriick-
wendung) capable d'élucider la vie du spectateur désintéressé qu'est le
phénoménologue. La mise en œuvre de cette scission fait toute la
différence entre la phénoménologie et une science mondaine comme la
psychologie. Celle-ci peut se prendre elle-même comme son propre objet,
par auto-référence, tandis qu'à l'inverse la phénoménologie ne le peut
pas. En effet, en tant qu'elle produit et ne cesse de soutenir la réduction
qui fait phénomène de tout étant, la pensée phénoménologique est
irréductible à l'ordre phénoménal des choses se constituant, des sens se
faisant. La conversion doit se substituer à l'auto-référence. Mais pour
Richir, et c'est ce qui le sépare de Fink, la vie transcendantale
désintéressée vers quoi tourne la conversion n'est pas tenable: aucun sujet n'en
est le support. La conversion doit donc se réitérer indéfiniment: c'est le
sens même de la démarche en zigzag. Selon Fink, il n'y a que deux
districts dans la vie transcendantale car «nous n'avons en aucun cas besoin
de faire une régression à l'infini, parce que les stades d'itération les plus
élevés ne peuvent en vérité plus rien apporter de principiellement
nouveau»2", tandis que Richir ouvre la dynamique transcendantale à l'infini,
non pas exactement en une régression toujours plus haut mais plutôt en
une régression toujours reprise, jamais faite. L'infini phénoménologique
n'est pas un infini en profondeur mais un infini en zigzag, en aller-
retour.
Toutefois, bien qu'elle traduise le mouvement même du
phénomène, la démarche phénoménologique ainsi comprise ne risque-t-elle
pas de s'enliser dans la mouvance des apories, dans la vaine rumination
des mêmes problèmes? Ne risque-t-elle pas de sombrer dans la
confusion et la stérilité? Aussi, même s'il récuse la scientificité que Hussserl
voudrait donner à la phénoménologie, Richir ne peut pas se passer d'une
méthode qui garantisse la rigueur de la recherche et l'assure malgré tout
de son avancée. Comment la recherche phénoménologique peut-elle
s'expliciter et que peut-elle prétendre trouver? C'est pour répondre à

2 Sixième méditation cartésienne, Grenoble, Millon, 1994, p. 73.


3 Ibid, p. 79.
Les «Méditations phénoménologiques» de M. Richir 585

cette exigence que Richir a recours, selon une démarche (chez lui
récurrente) qui le pousse à éclairer Husserl par Kant, à la notion d'architecto-
nique. On se souvient que Kant précise le sens de l'architectonique dans
la Méthodologie transe endantale. Elle est l'art d'organiser la
philosophie en un système qui ne soit ni une présentation techniquement
commode des connaissances acquises, ni un ordonnancement de celles-ci
selon les règles de la logique formelle comme le fait la métaphysique en
«ontologisant» ces règles pour justifier le système. Le système architec-
tonique offre à la libre recherche de la pensée vivante le cadre de son
développement en se gardant bien de se prononcer sur ce qui est
(l'architectonique ne se transforme jamais en ontologie). Il circonscrit,
conformément au projet critique, le champ de la philosophie possible. Il
réordonne en fonction d'un principe ce qui a été découvert au gré des
circonstances empiriques et offre le paradoxe d'une pensée qui cherche
ce qu'elle a déjà trouvé, ou plutôt qui cherche dans ce qu'elle a déjà
trouvé le scheme qui l'organise en champ de recherches possibles. Dans
Ideen I, la phénoménologie transcendantale de Husserl se présente
principalement, selon le modèle de l'architectonique kantienne, comme une
méthodologie cherchant à circonscrire un champ de recherches
possibles. Sans penser, bien sûr, que l'architectonique soit le déploiement
d'une raison universelle, qu'elle s'enracine dans la légalité immuable de
la subjectivité, Richir reprend l'exigence méthodologique que Kant
exprime par ce mot. Elle est un degré extrêmement modeste de la scien-
tificité phénoménologique, permettant seulement de s'orienter dans
l'infini de la démarche en zigzag: «s'il y a donc une phénoménologie
comme science», affirme Richir, en contraste avec l'ambition première
de Husserl, «c'est en tant qu'elle s'organise systématiquement dans son
champ de problèmes et questions» (p. 378).
L'architectonique permet de s'y retrouver dans le champ de la
recherche infinie en phénoménologie mais, dans le même temps, elle
sauve ce champ de toutes les confusions entre l'instituant et l'institué
qui le refermeraient. Elle garantit contre les dérives ontologiques qui
confèrent un être positif et stable à ce qui n'est qu'un moment de la
recherche et risquent ainsi de l'arrêter. Dans la démarche en zigzag, elle
est à la fois ce qui l'encadre et ce qui la relance, ce qui en dessine la
trame et ce qui en maintient l'écart constitutif. Entre le silence de la pure
épreuve des phénomènes, sans désir de clarification, et le projet de
construire la phénoménologie comme une science où les autres
viendraient se fonder, l'espace phénoménologique contemporain pourrait
586 Jean-Marc Ghitti

être dans la définition bien ajustée d'une méthode d'explicitation des


phénomènes. Démarche en zigzag et architectonique sont deux principes
méthodologiques complémentaires qui s'appellent l'un l'autre. Ils
montrent que ce que Richir reprend dans le projet phénoménologique hus-
serlien, c'est avant tout un certain sens de la méthode. Toutefois, ni ces
deux principes, ni ce sens ne peuvent se comprendre sans le fait métho-
logique premier qu'est Vépoché hyperbolique.

L'«ÉPOCHÉ» HYPERBOLIQUE

Le dessein des Méditations phénoménologiques n'est pas de pure


fidélité: il est de refonte. La refonte de la phénoménologie de Husserl
n'est pas incompatible, comme nous le verrons, avec une certaine reprise
de celle-ci. Elle se caractérise par le terrain qu'elle élit et le chemin qui
l'y mène. Ce terrain est le langage comme lieu majeur du symbolique.
Ce chemin est celui d'une méthode qui permet de parler, chez Richir,
alors même que le cartésianisme de Husserl, lié au cogito et à la
conscience subjective, s'y trouve récusé, d'un cartésianisme
méthodologique, qu'il appelle lui-même «hyper-cartésianisme». Celui-ci ancre la
démarche en zig-zag et l' architectonique dans Yépoché hyperbolique.
Richir veut mettre l'accent, à l'instar de Fink, sur ce qu'il y a de
plus radical dans le projet phénoménologique de Husserl, à savoir la
réduction, grâce à Yépoché, de l'ontique au transcendantal. Si les
Méditations cartésiennes soulignent déjà cette radicalité, le radicalisme
phénoménologique de Richir la surpasse par Yépoché hyperbolique sur
laquelle il repose. Quel est le sens de cette hyperbolicité? Le débat
phénoménologique aura souligné les tensions qui existent, dans le doute
cartésien, entre les trois épithètes qui le caractérisent. Husserl se réfère à ce
doute en tant qu'il est la méthode qui donne accès au cogito. Transformé
en époché phénoménologique, le doute perd son caractère hyperbolique
et provisoire. Husserl assigne explicitement au doute certaines limites4
destinées à en faire l'instrument d'une science (c'est-à-dire une
méthode), et non pas un ferment de scepticisme. Il ne s'agit nullement
de limiter Yépoché dans son extension mais plutôt dans sa portée: il ne
faut pas la pousser jusqu'au point où la croyance au monde s'inverserait
en non-croyance et le jugement en jugement contraire. La mise entre

4 Ideen II, §32.


Les «Méditations phénoménologiques» de M. Richir 587

parenthèses n'est pas le passage d'une thèse à l'antithèse. Le suspens est


une volonté négative (une abstention ou une inhibition) où c'est la
volonté elle-même qui se trouve suspendue. Or, ce n'est pas le sens, en
tout cas le sens complet, de la révocation cartésienne. Révoquer en doute
est l'acte extrêmement résolu d'une volonté qui peut tenir pour faux, à
sa guise, tout ce qui n'est pas certain. Loin de se trouver suspendue ou
engourdie, la volonté qui doute, chez Descartes, éprouve toute l'étendue
de son pouvoir en passant d'une thèse à l'inverse sans qu'aucune raison
ne l'oblige à se fixer à l'une ou à l'autre. Là est la révocation, lorsque
poser, c'est seulement supposer. Et, dans la première des Méditations
métaphysiques, la supposition éclate à propos du malin génie, c'est-à-
dire que c'est bien elle qui porte le doute jusqu'à son excès
hyperbolique. L'époché hyperbolique est donc celle qui outrepasse la
modération du simple suspens, celle qui libère la retenue phénoménologique par
une époché redoublée (au carré en quelque sorte) qui suspend le suspens
pour l'ouvrir à la révocation en doute. Il n'est donc pas étonnant que,
dans son projet de libérer Y époché et de la laisser jouer sans mesure,
Richir retrouve chez Descartes le «comme si» de la feinte qui est
l'indice de l'hyperbolicité. C'est ainsi que, dès ses Recherches
phénoménologiques, il accentue le caractère proprement fictif de la réduction: alors
même qu'elle est une expérience authentique de la conscience, elle ne
livre qu'un réel simulé. Mais, réintroduisant dans Y époché
l'hyperbolicité du doute cartésien, il en rejette, comme Husserl, le caractère
provisoire. Si bien que Y époché hyperbolique installe la recherche
phénoménologique dans un champ transcendantal qui ne peut plus être le lieu
d'une investigation scientifique, telle que la concevait Husserl, sans être
pour autant une étape préparatoire, comme chez Descartes. Le
méthodique, ici, détruit le scientifique. La méthode est celle du non-savoir
phénoménologique: «la vacillation de Y époché phénoménologique
hyperbolique est en effet celle d'un ipse humain concret qui accepte de
ne plus rien savoir, qui reconnaît que, eu égard à l'abîme
phénoménologique, le savoir est nul» (p. 322). Uépoché hyperbolique, méthode
d'une nescience, est-elle encore une méthode, et en quel sens?
L'hyperbolique n'efface-t-il pas aussi le méthodique lorsqu'il cesse de
se lier au provisoire?
C'est sur ce point que la démarche de Richir pose le plus de
problèmes. On admettra volontiers que la phénoménologie ne soit pas une
connaissance, et encore moins une science, dans le sens théorique du
terme. Mais le champ d'expérience qu'elle ouvre doit-il être ce champ
588 Jean-Marc Ghitti

transcendantal si différent du monde tel qu'il se montre à nous? Le


champ transcendantal résulte de l'expérience reflexive par laquelle la
connaissance se retourne sur elle-même. Plus que d'une ouverture aux
phénomènes, il est constitué à partir d'une expérience de soi, même si
l'on pose l'asubjectivité de ce «soi» de la connaissance. Le champ
d'expérience ne peut être confondu avec cette fiction phénoménologique qui
se désigne comme telle. La manière dont Vépochè hyperbolique creuse
un abîme entre l'empirique et le transcendantal conduit à se demander si
la phénoménologie de Marc Richir s'est bien affranchie du prestige de la
démarche cognitive et des pièges de la démarche reflexive. Bien qu'elle
ne se présente pas comme une connaissance, elle garde l'idée que ce
qu'il faut viser, sous les phénomènes, c'est le champ transcendantal de
la phénoménalisation. Bien qu'elle se veuille asubjective, comme nous
le verrons, son transcendantalisme l'oblige à s'enfermer dans un «soi»
indéterminé car l'acte réflexif est en lui-même constitutif du soi. Malgré
les corrections apportées, elle n'affranchit nullement la phénoménologie
du cadre kantien où Husserl l'a enfermée. Son transcendantalisme la
prive d'un véritable sens de l'expérience.
Mais ce n'est pas la seule réserve que peut inspirer la démarche
hyperbolique: loin de rompre avec le sens de la méthode, elle le porte au
paroxysme et, si l'on veut, 1 'hyperbolise. Nous aurions besoin d'une
méthode non seulement pour accéder à la vérité mais aussi pour accéder
au jeu des phénomènes. Le phénomène n'est plus alors ce qui tout
simplement se présente, mais ce qui résulte d'un acte de la volonté, celui de
faire «comme si». Ce volontarisme phénoménologique s'inscrit dans la
métaphysique moderne de la volonté. Il se donne, à l'égard de ce qui se
présente, le pouvoir exorbitant de le ramener au phénomène, rien qu'au
phénomène. Cette réduction de l'événement au transcendantal éclaire un
nihilisme phénoménologique déjà présent chez Husserl mais qu'accuse
et révèle encore plus Vépochè hyperbolique. C'est le nihilisme même de
la métaphysique moderne qui fait reposer la connaissance sur une
révocation initiale. Plus subtil que le nihilisme qui renvoie au transcendant, il
y a un nihilisme méthodologique qui se cache dans le recours au
transcendantal. L'idée de radicalisme n'est d'ailleurs nullement neutre: elle
n'intervient en phénoménologie que pour inscrire celle-ci dans le
mouvement moderne d'une reprise du monde à partir d'un rien où on l'a
préalablement reconduit. Cette réitération de Vépochè traduit une ivresse
de la volonté qui ouvre l'infini d'un champ transcendantal dans
l'expérience du manifeste.
Les «Méditations phénoménologiques» de M. Richir 589

On voit donc que Yépochè ne donne aucune neutralité à la


phénoménologie, elle ne l'affranchit pas de thèses philosophiques préalables.
En effet, une phénoménologie qui met l'accent sur Yépochè repose sur
une anthropologie qui lie l'être de l'homme au néant et lui donne un
étonnant pouvoir de négation. Patocka, par exemple, fait reposer la
démarche phénoménologique sur la négativité propre à l'être humain: il
se réfère en cela, non sans raison, à l'ontologie du Dasein telle qu'elle se
dégage d'une elucidation de l'angoisse. Mais on peut bien, tout à
l'inverse, plutôt que d'accentuer la transcendance de l'être-là, faire reposer
la phénoménologie sur une anthropologie de l'immanence, comme le
fait par exemple Merleau-Ponty. Uépochè perd alors ce caractère quasi
dramatique qu'on lui donne quelquefois. A l'évidence, la
phénoménologie de Yépochè hyperbolique est beaucoup plus ancrée dans la
philosophie moderne que celle, par exemple, de Merleau-Ponty5.
En tout cas, l'ivresse suspensive qui vise à «radicaliser la réduction
phénoménologique de Husserl»6 conduit à redoubler de vigilance à
l'égard de tous les concepts préalables pouvant venir habiter
subrepticement les analyses phénoménologiques, ne serait-ce qu'en trouvant abri
dans l'usage le plus commun des langues. Husserl a sans doute sous-
estimé cette difficulté7. Uépoché hyperbolique ne veut recevoir aucun
concept comme s'il préexistait à la pensée, par une sorte d'antériorité
ininterrogée. Ce qui est reproché à la phénoménologie logico-eidétique
de Husserl, c'est d'accueillir des concepts dont l'évidence n'est pas
contestée et dont la construction n'est pas prise en compte. Une sorte de
positivité logique prédétermine la reconstitution du sens et le risque d'un
«platonisme phénoménologique» n'est jamais suffisamment déjoué.
Cependant, Richir sort toujours de Husserl par Husserl lui-même. En
l'occurrence, à la phénoménologie logico-eidétique, il oppose un certain
style de recherches dans la description husserlienne des apparitions
intuitives par succession indéfinie de profils dans une sorte de téléologie
qui n'accède jamais à un concept définitif. Dans l'intentionnalité, la
chose visée demeure fuyante, elle ne se donne jamais exactement en tant
que telle. En termes kantiens, la démarche phénoménologique est
analogue au jugement réfléchissant. Elle est la recherche indéfinie d'un

5 Dominique Janicaud, à l'inverse, dans sa phénoménologie minimaliste (Cf


Chronos, Grasset, 1997 et La phénoménologie éclatée, Editions de l'Eclat, 1998) s'inscrit
davantage dans la lignée de Merleau-Ponty.
6 Phénomènes, temps et êtres, Grenoble, Millon, 1987, p. 18.
7 Ideen I, §66.
590 Jean-Marc Ghitti

concept fuyant. C'est pourquoi elle ouvre sur un «sublime


phénoménologique», c'est-à-dire sur l'impossibilité de ramener le phénomène à des
concepts fixes.
Le plus important, cependant, est que Vépoché hyperbolique ne
suspend pas seulement, dans la sublimité du champ transcendantal, la
possibilité de ranger les phénomènes dans des essences identifiées par
des concepts: elle suspend le sens même en tant que visée constitutive
des étants. La réduction qui va au bout d'elle-même détourne totalement
la phénoménologie de l'analyse des intentionnalités avec quoi on la
confond souvent. Pour Husserl, il n'y a évidemment pas d'opposition
possible, la réduction étant faite pour découvrir la structure de l'inten-
tionnalité. Les Ideen I affirment même sans ambages, au §146: «le titre
du problème qui embrasse toute la phénoménologie est l'intentionna-
lité». Mais pour Yépoché radicale, le problème n'est pas de savoir ce qui
est visé, ni selon quelle intention spécifique: le monde noématique est
lui-même mis entre parenthèses et, dans la structure de l'intentionnalité,
ce qui retient l'attention n'est pas le sens posé mais le dynamisme pur à
l'œuvre dans toute position. Une telle phénoménologie ne cherche donc
pas à décrire le sens mais à le surprendre en train de poindre. Or ce qui
point s'évanouit immédiatement sous un sens qui s'impose, qui
s'institue. En tant qu'intentionnalité instituée, le sens cesse d'être l'objet de la
phénoménologie radicale et tombe sous le coup d'une époché réitérée.
Au lieu de s'arrêter à la structure des vécus, à la corrélation qui ajointe
la pensée à ce qu'elle pense, la phénoménologie radicale fait porter
Yépoché sur les termes de la corrélation et dissout ainsi la structure au
profit d'une dynamique sans repos qui n'en finit pas de chercher ce
qu'elle ne peut trouver, si ce n'est par éclipses. Les pôles de la
corrélation intentionnelle sont certes maintenus, mais comme toujours
imminents, jamais là positivement, sauf en illusions. Les essences et les
concepts ne cessent pas d'être des objets de la phénoménologie, mais ils
ne sont jamais abstraits du mouvement qui les dégage, jamais posés eux-
mêmes comme objets d'une visée: sans fin en voie de constitution, ils
s'esquissent et s'esquivent, miroitent et flottent, s'éclipsent les uns les
autres, pôles intermittents d'une eidétique transcendantale des procès.
\J époché hyperbolique ne cesse ainsi de reprendre la structure de
l'intentionnalité dans le clignotement du phénomène.
Ce clignotement est l'alternance foncièrement instable d'un
mouvement qui rapporte le phénomène à une conscience noétique impossible
qui en serait le centre et d'un mouvement qui rend le phénomène à une
Les «Méditations phénoménologiques» de M. Richir 591

dispersion qui en est l'impossible objectivité. Il est un battement


incessant à deux temps: l'un où ce qui se produit tend à se rassembler à
l'intérieur et dans l'unité d'une conscience, l'autre où chaque élément
s'isole, extérieur aux autres, jusqu'à l'émiettement de la pure diversité.
Le phénomène est à la fois et contradictoirement enroulement de soi,
mouvement régressif de retour et de conversion, et éclatement, élan
ouvert d'une procession. Dans le clignotement, les deux processus qui se
croisent se font mutuellement échec, empêchent l'autre, comme par un
jeu pendulaire, d'aller au bout de lui-même, de s'achever ou tout
simplement de se maintenir: à cette croisée, que Richir appelle «la
distorsion originaire du phénomène», chaque procès transcendantal de
constitution éclipse l'autre à son tour et le rend intermittent. Le champ
transcendantal est brisé par des courants constitutifs divergents, à
rebours l'un de l'autre, qui l'empêchent d'aboutir, le maintenant dans
une perpétuelle relance des processus qui n'est rien d'autre que
l'inépuisable phénoménalité. Résolument cinétique, la notion de clignotement
interdit donc qu'on puisse parler de structure du phénomène, comme le
fait la phénoménologie de l'intentionnalité. L'hyperbolicité ouvre sur
une instabilité transcendantale indépassable qui est de l'ordre d'un
«chaos» phénoménologique où le schématisme de la phénoménalisation
joue son jeu. Le champ phénoménal est «une ipséité indéfiniment en
voie de constitution, sans origine et sans fin assignables, clignotant entre
l'union (le rassemblement, la fixation, l'enroulement) et la dispersion (la
dissémination, l'excentration, la mobilité, le déroulement)»8. Malgré
l'abîme qui sépare la positivité naïve des sciences physiques de la
démarche fondée sur la réduction, on serait tenté de dire, sous forme
imagée, qu'il s'agit là d'une «phénoménologie quantique» qui dissout le
phénomène en une sorte de tremblement, de vibration ou d'onde à
double sens (tour à tour centrifuge et centripète). Richir se propose de
reprendre la mathématique universelle de Descartes pour en faire une
«mathesis de l'instabilité universelle» (p. 7). Penser le clignotement
exige qu'une analyse des rythmes vienne se substituer à la description
des essences. La rythmique phénoménologique s'élabore dans le
domaine même où Husserl avait découvert la structure intentionnelle du
phénomène, à savoir dans la philosophie des mathématiques. Compter
met à jour, dans la quantité, le rythme transcendantal qui commande
toute phénoménalisation. Le nombre est à la fois pure relation et totalité

8 Phénomènes, temps et êtres, p. 27.


592 Jean-Marc Ghitti

refermée sur soi, alternance de ces deux dynamiques, scheme transcen-


dantal où s'exhibe le rythme de toute phénoménalité.
Mais, si on peut retrouver le clignotement originaire à l'œuvre au
cœur des mathématiques et donc des sciences instituées, on doit pouvoir
aussi le surprendre dans les autres savoirs, notamment ceux qui se sont
construits dans la philosophie. Husserl insistait sur le fait que la
réduction ne nous ôte rien ni du monde, ni des savoirs: elle leur fait subir la
«conversion phénoménologique» qui les éclaire à partir de leur
constitution transcendantale. L'époché n'est pas hyperbolique en ce qu'elle
tournerait davantage le dos à la vie concrète et à la culture instituée. Elle
libère la mise entre parenthèses de tout domaine réservé, mais pour elle
encore «la tâche de l'anthropologie phénoménologique est de rendre
compte de l'ordre, ou plutôt des ordres qui se constituent dans le
chaos»9. Or, l'affaire est particulièrement délicate lorsqu'il s'agit de
mettre à jour, dans le phénomène lui-même, l'origine des philosophies
qui non seulement ne relèvent pas de la phénoménologie mais qui,
même, lui font obstacle. Il faut comprendre que le phénomène produit
non seulement la pensée qui le révèle, mais aussi, et surtout, celles qui le
dissimulent. L'époché hyperbolique révèle l'illusion constitutive du
phénomène. La pensée cherche le phénomène tour à tour dans la simple
apparence (le monde sensible de Platon) et dans un sujet pur qui le
constituerait a priori (la conscience transcendantale de Kant et encore de
Husserl). Mais le phénomène ne coïncide avec aucun de ces deux pôles:
il est le passage de l'absence de l'un à l'absence de l'autre. Si on élucide
l'apparence, elle se révèle être une illusion où tous les empirismes qui
lui donnent réalité s'abusent. Inversement, il existe une illusion
transcendantale qui fait croire que la vérité du phénomène est à chercher dans
la pensée, loin de la positivité des apparences. En thématisant cette
illusion, le radicalisme phénoménologique nous éloigne de la
phénoménologie husserlienne selon laquelle la conscience est le «résidu
phénoménologique» qui ne saurait lui-même tomber sous le coup de la
réduction10. Uépoché hyperbolique outrepasse cette limite. La
phénoménologie radicalement transcendantale dénoncerait-elle, en fin de compte,
le champ transcendantal comme une pure illusion?
D'abord, à l'instar de l'illusion transcendantale chez Kant, il s'agit
là d'une illusion qu'il n'est pas question de dissiper puisqu'elle est

9 Ibid, p. 161.
10 Ideen I, §33 et 57.
Les «Méditations phénoménologiques» de M. Richir 593

constitutive du phénomène: elle fait partie intégrante du phénomène lui-


même. En effet, celui-ci joue dans le mouvement propre à toute pensée
de se retrojeter en deçà de ce qu'elle pense pour s'en faire la condition
et le fond. La phénoménologie husserlienne déploie ce mouvement
d'une manière sans précédent mais ne le pense pas comme illusion. La
Krisis (§26) ne définit pas le transcendantal autrement que par ce
mouvement et elle en fait le motif qui sous-tend la philosophie depuis
Descartes. En régime d'époché hyperbolique, puisque se trouve mise
entre parenthèses la conscience transcendantale elle-même, ce
mouvement éclate comme illusion: jamais la phénoménalité ne peut se laisser
rassembler dans la structure d'une conscience, si originaire soit-elle.
Mais, par un même geste, ce mouvement de rétrojection commandé par
une illusion est inscrit dans le phénomène lui-même: il participe à son
clignotement et constitue ce que Richir appelle le «cercle de la fondation
transcendantale». Ainsi ce dernier est-il retrouvé, actif au cœur de la
philosophie moderne, et capable de rendre raison des errances du sub-
jectivisme. Celui-ci ne serait pas, comme chez Heidegger, une
compréhension moderne de l'être, mais le libre jeu du phénomène en tant qu'il
nous abuse. C'est dire, du même coup, que ce qu'il y a d'illusoire dans
l'illusion transcendantale est la coïncidence qu'elle établit entre le
transcendantal et un sujet en qui il résiderait. L'illusion serait la même dans
le cas d'une transcendantalité objective. La phénoménologie
radicalement transcendantale ne dissout donc pas le transcendantal: elle le
dissout, certes, en tant que pôle du phénomène, mais c'est pour mieux le
faire exister comme champ dynamique, comme pulsation
transcendantale.
Encore qu'il ne faille pas exagérer, lorsqu'on pense d'après Vépo-
ché hyperbolique, la différence entre l'illusion et la vérité. En régime
d'époché simplement méthodique, chez Husserl, la différence entre le
faux et le vrai, entre le réel et l'irréel doit être retrouvée et refondée,
comme le montre la troisième des Méditations cartésiennes. Mais l'hy-
perbolicité conduit à mettre hors circuit la distinction entre l'illusoire et
le véritable et à rendre ainsi au phénomène les simulacres qui s'y
dessinent. D'ailleurs, Yépoché hyperbolique commence par la simulation et
elle n'en sort pas: le phénomène fait semblant qu'il y a quelque chose ou
quelqu'un. La philosophie n'existe que de s'être laissée abuser par la
simulation du phénomène. Elle s'est trouvée ainsi conduite, par une
fidélité paradoxale au phénomène, à révéler en creux les illusions qui le
constituent. Ce qui n'est visible, il est vrai, que si on la lit à partir d'une
594 Jean-Marc Ghitti

hyperbolique mise entre parenthèses de tout sujet et de tout objet. Cette


mise entre parenthèses aboutit à une sorte de «nietzschéisme
phénoménologique» où s'efface l'écart entre le vrai et le faux, le réel et l'irréel:
«si, dans cette époché, plus rien ne distingue, a priori, le penser de
l'illusion de penser, c'est que, corrélativement, plus rien ne distingue,
pareillement a priori, le phénomène de l'illusion du phénomène et le
phénomène de la pensée du phénomène» (p. 81). Il en résulte une
vacance de la pensée, semblable à la folie, devant le chaos immaîtrisable
des phénomènes ou, comme dit Richir, «le pur délire chaotique des
apparences où la pensée sommeille»11. Il y a forcément dans toute
hyperbolicité, dès qu'on s'y installe, des germes irrationnels qui
confrontent la pensée à l'excès qui l'emporte et la fait sombrer. Mais
cette expérience d'une pensée qui se fait défaut par intermittence permet
seule d'accéder au clignotement du phénomène.

En effet, la phénoménalité de la pensée est la perte répétée et


l'éternel retour de l'ipséité pensante. Le cogito de Descartes, le Dasein de
Heidegger et même le moi pensant de Husserl reçoivent une positivité
ontologique, en tant que substance, étant ou conscience. L! 'époché
hyperbolique, par la mise entre parenthèses de cette positivité, en prive
l'ipséité pensante et creuse en elle une vacuité ou, comme dit Richir,
«un défaut transcendantal». Non pas qu'on puisse dire, une fois pour
toutes: personne ne pense. Mais ce qui pense vacille entre être
quelqu'un et être anonyme, et ce quelqu'un ne tient jamais à la pensée: il
s'en absente sans cesse. Les absences du penseur à sa pensée, sa
vigilance intermittente sont un caractère déterminant de la pensée car, par
elles, les phénomènes sont discontinûment abandonnés à eux-mêmes, au
jeu de la pure diversité. L'abandon de ce qui se produit à l'extérieur et
sa reprise par le penseur dans l'unité d'un moi sont deux mouvements
qui s'éclipsent mutuellement dans le clignotement du phénomène. La
construction du penseur dans son identité est l'œuvre de l'institution
symbolique: elle n'existe pas encore dans la phénoménalité libre. Dans
le sublime phénoménologique, il n'existe pas plus d'identité personnelle
que de concepts.
C'est pourquoi le «subjectivisme» transcendantal husserlien ne doit
pas retenir la phénoménologie. Il n'est d'ailleurs pas moins présent dans
une philosophie du Dasein ou de la vie comme intériorité (Michel

11 Recherches phénoménologiques, I, Ousia, 1981, p. 275.


Les «Méditations phénoménologiques» de M. Richir 595

Henry), et il conduit pareillement aux apories du solipsisme. L'anonymat


originaire de la chair, dans Le visible et l'invisible, et la phénoménologie
asubjective de Patocka orientent Richir vers la conception d'une
communication préalable à la constitution des diverses ipséités. C'est ce qu'il
exprime dans la notion de transpassibilité explicitement reprise à
Maldiney. Celui-ci la dégage, dans Penser V homme et la folie, au cours
d'une analyse, plus historique que phénoménologique, de l'opposition
aristotélicienne entre le faire (poiein) et le subir (paskhein). Le nous
pathetikos n'est pas pure passivité: au contact de la forme impassible, il
se dispose à la recevoir, il en est passible. La transpassibilité indique donc
l'aptitude à se laisser pénétrer, à se tenir ouvert avant même l'événement
de la rencontre. Patocka repère chez Aristote, tout à fait indépendamment
de Maldiney, le fait que l'âme «doit être apte à recevoir en soi d'autres
formes»12, mais il montre combien cela se tourne chez le Stagirite en
une théorie des degrés de la connaissance. Richir, au contraire, se fonde
sur la dimension pathique de l'âme pour décrire ce que Merleau-Ponty et
Patocka appellent le champ phénoménologique. Pour l'un comme pour
l'autre, cette expression vise l'être-au-monde entendu sur le modèle de
l'ouverture originaire qu'indique l'analyse du Dasein. Non sans
correction à l'égard de Heidegger, il est vrai, puisque ce libre champ, préalable
à toute constitution des choses et du moi, ne se donne que si, à l'inverse
de la phénoménologie de l'intentionnalité qu'on trouve chez Husserl, on
rend l'existence à un corps qui, dit Patocka, «réside dans sa situation et
dans l'action qu'il exerce»13. Dans ce jeu serré de convergences et de
divergences, Richir reprend la transpassibilité pour décrire le champ
phénoménologique sans rapporter exclusivement celui-ci ni à l'ouverture
originaire du Dasein, ni au corps vivant (Leib). Aussi conçoit-il d'une
manière originale la phénoménologie asubjective et l'anonymat
originaire. Il voit dans le champ phénoménologique, conçu comme champ
transcendantal, une action à distance des corps et des ipséités qui fonde
une communauté originaire, bien avant toute individuation. C'est ce qui
peut s'établir, non pas tant contre Husserl, mais à partir de lui, à qui est
reconnu «un sens phénoménologique très aigu (...) pour l'anonymat
fondamental des phénomènes» (p. 32). Le corps vivant qui se retourne
en ego le fait à partir d'une chair qui lui préexiste, une chair opérante
toujours en jeu dans l'intersubjectivité.

1213 Ibid,
Qu'est-ce
p. 211.
que la phénoménologie? , Grenoble, Millon, 1988, p. 222.
596 Jean-Marc Ghitti

Mais ce champ de transpassibilité, pour être surpris dans son


dynamisme, doit être éclairé par le schématisme qui lui est propre. Ce
schématisme est la mise en œuvre inconsciente de synthèses passives. Pour
Husserl, les synthèses passives constituent ce que la conscience trouve
en train de s'opérer en elle, à revers de son activité. Elles se génèrent
donc en dehors de Vego. Richir relève trois degrés dans ces synthèses
passives qui constituent ce qu'il appelle «l'inconscient
phénoménologique». Le premier est assez proche de l'inconscient lacanien: il est le
jeu des purs signifiants qui s'associent diversement entre eux au gré de
l'intrigue symbolique instituant le sujet. Le second est l'arrangement des
bribes phénoménologiques qui paraissent comme «concrétudes»
phénoménologiques. Le troisième degré relève de la transpassibilité des sché-
matismes de phénoménalisation et des phénomènes comme rien que
phénomènes. Ainsi, par exemple, autrui comme phénomène n'est pas à
retrouver à partir de Vego, ce qui est pratiquemnt impossible: il est déjà
à l'œuvre, avant moi, dans une sorte de complicité davantage
pré-subjective qu'intersubjective. Le champ phénoménal est celui d'une inchoa-
tivité à l'écart de toute individuation, d'une transitivité à distance de
phénomène à phénomène. C'est dans le sens d'une telle transgression
mutuelle que Richir interprète l'être sauvage dont parle Merleau-Ponty.
Pour accéder au schématisme inconscient du champ transcendantal asub-
jectif, il faut que Vépoché hyperbolique ait mis entre parenthèses toute
individuation positive, toute égoïté. Par elle, le sujet s'éclipse donc
doublement: d'une part elle ramène toute subjectivité à l'anonymat d'une
transpassabilité sans fin, d'autre part elle révèle comme illusion la
continuité du penseur, elle en exhibe les intermittences, le clignotement. La
transpassibilité est ce qui est méthodiquement réveillé par le
clignotement phénoménologique. Richir ne distingue donc pas le problème d'
autrui (qu'il traite de manière très originaire) de celui de l'articulation de la
pensée au phénomène. Ni dans sa relation aux autres, ni dans sa relation
à sa propre pensée, le penseur n'est un sujet pensant de lui-même, avant
de devenir l'effet de l'institution symbolique.

Du côté de l'objet, de la nature, Vépoché hyperbolique met hors-


circuit toute possibilité d'ontologie. Celle-ci donne, à l'un des pôles du
phénomène, une positivité incompatible avec sa mise entre parenthèses.
Une frontière nette est donc tracée entre le champ transcendantal et
l'être: dans le phénomène, rien n'est, rien que le phénomène lui-même.
Ce «rien que le phénomène», qui sert un peu de mot d'ordre au radica-
Les «Méditations phénoménologiques» de M. Richir 597

lisme phénoménologique (à l'instar du retour à la chose même, chez


Husserl), est évidemment un réductionnisme (inverse à celui du
positivisme à propos duquel on emploie en général ce terme) où ce qui se
trouve réduit à rien, ce sont précisément les étants. Mais, si l'ontologie
traditionnelle, qui fait de l'être un étant, tombe bien sous le coup de
Yépoché hyperbolique, il n'en va peut-être pas de même pour
l'ontologie fondamentale de Heidegger ou pour l'ontologie de la chair de
Merleau-Ponty. En effet, ces deux tentatives n'ont-elles pas essayé
d'ôter à l'être toute positivité? A propos de Merleau-Ponty, Richir
n'affronte pas le problème dans la mesure où il passe sous silence
l'entreprise explicitement ontologique contenue dans Le visible et l'invisible
(qui pour lui est davantage une métaphysique qu'une phénoménologie),
donnant de la chair une interprétation strictement transcendantale: il y
voit un «organe de phénoménalisation», c'est-à-dire un scheme trans-
cendantal qui fait clignoter le phénomène, une «matrice polymorphe de
phénomènes»14. Quant à Heidegger, son entente de l'être serait
l'abandon du champ transcendantal au profit de l'institution symbolique, c'est-
à-dire un retour à l'ordre du discours, de ce qui est toujours déjà institué.
Il est vrai que la manière qu'a eu Heidegger d'abord de donner une
certaine positivité au Dasein, ensuite de vouloir prendre l'être dans un mot,
YEreignis, qui en soit en quelque sorte la formule, va dans le sens de
cette critique. Mais le problème est-il pour autant réglé?
La démarche de Richir, toutefois, n'est pas polémique, mais
profondément comprehensive. Elle doit donc expliquer, d'un point de vue
transcendantal, ce qui rend l'ontologie possible, et même ce qui la rend
nécessaire. La tâche de la «proto-ontologie» est précisément de décrire
comment, à partir de la distorsion originaire du phénomène habitée par
l'illusion de l'étant et de l'être, l'ontologie en vient à se construire dans
l'oubli du caractère illusoire de cette illusion. L'ontologie institue
symboliquement les simulacres du phénomène en réalités qui le
précéderaient. Du point de vue ontologique, tout phénomène est phénomène de
quelque chose, d'un étant plus originaire. La proto-ontologie doit
montrer que le phénomène est phénomène de «rien» et que le «quelque
chose» résulte d'une illusion constitutive du phénomène. Elle doit donc
rendre l'ontologie au champ transcendantal qui s'y efface et qui
contribue à sa genèse. Sous la vue ouverte par la proto-ontologie, l'ontologie
elle-même peut devenir, à son insu, la révélation de la simulation intrin-

14 Phénomènes, temps et êtres, p. 93.


598 Jean-Marc Ghitti

sèque au clignotement phénoménologique. Au prix de la correction


transcendantale apportée par la proto-ontologie, l'ontologie exhibe
l'opération du clignotement phénoménologique sous l'institution
symbolique de la tradition philosophique.

La refonte de la phénoménologie: le langage

La pratique de Yépoché hyperbolique trouve sa pleine justification


lorsque l'enquête phénoménologique se transporte sur le terrain du
langage. Les lectures husserliennes de Richir restent commandées par une
longue méditation des Recherches logiques. C'est assez curieux, au
premier abord, car la phénoménologie eidétique du premier Husserl n'est
pas celle qui a le plus retenu ses continuateurs. Richir est loin de suivre
Husserl dans sa démarche eidétique, mais c'est pourtant d'elle qu'est
issue la refonte de la phénoménologie en phénoménologie du langage
proposée par les Méditations phénoménologiques. En effet, le problème
qui demeure commun entre les deux, c'est celui de la relation entre les
phénomènes et le symbolique. Husserl, comme on l'a souvent dit, n'a
pas donné à ce dernier, du moins dans ses œuvres logiques, la position
centrale qu'il devrait avoir dans une phénoménologie. Son repli sur le
logique provient d'ailleurs du fait qu'il n'a pas su penser le langage
comme champ phénoménologique et qu'il n'en retient, par conséquent,
que le moment où les signes de la langue s'effacent dans des concepts
constitués. La conception de la langue qui se trouve ainsi présupposée
est celle d'un dispositif de signes en coïncidence parfaite, identitaire,
avec des eidè extra-linguistigues. Bien qu'elle résulte d'une illusion
constitutive du phénomène linguistique, une telle conception recouvre
totalement ce phénomène. Elle est toujours déjà installée dans le
symbolique institué.
Le projet de Richir est de «réveiller le mouvement symbolique se
faisant» (p. 19). Le langage de la logique est celui qui pousse le plus
loin la recherche de l'univocité, il parachève l'institution de la
philosophie comme institution de la rationalité. La phénoménologie, à l'inverse,
doit penser le mouvement qui y mène. Elle vise à retrouver, sous les
langues, le langage, qui est le procès du sens se faisant, et à le décrire
sous tous les genres qu'il peut prendre dans la culture (et pas seulement
sous sa forme logique). Elle ouvre ainsi sur une sorte «d'anthropologie
phénoménologique» capable de mettre à jour, sous les différentes insti-
Les «Méditations phénoménologiques» de M. Richir 599

tutions symboliques, le clignotement phénoménologique qui les laisse et


les reprend, les trompe aux simulacres de l'illusion transcendantale. La
refonte de la phénoménologie dans le langage signifie donc sa
réorientation vers une philosophie du symbolique et de la culture en général
laissée principalement aux sciences humaines. Celles-ci s'étant construites
sur une méthode structurale, développée en structuralisme, Richir ne
cesse d'opposer, à une compréhension du transcendantal comme
structure, sa conception dynamique, plus précisément pulsative, du même
champ. La phénoménologie du langage peut donc également se lire
comme la refonte d'un transcendantalisme structural en un transcendan-
talisme de l'instabilité ouvert par Yépoché hyperbolique, où le champ
n'est plus pensé comme un espace d'ordre définissant le cadre des
relations possibles mais comme un mouvement indéfini de transition, un
tremblement entre deux pôles absents.
Pour mener à bien ce projet de refonte, Richir s'appuie une fois de
plus sur Husserl. Voilà qui peut étonner puisqu'il a été reconnu combien
la phénoménologie logico-eidétique reste fermée à une genèse des eidè
orientée sur le langage instituant. Pourtant, il ne faut pas confondre la
refonte de Richir avec une lecture célèbre de la première des Recherches
logiques: celle de Derrida dans La voix et le phénomène. Richir ne
souhaite revenir ni à la métaphysique de la présence, ni à la transparence
des signes, mais il ne pense pas davantage que les critiques de Derrida
contre Husserl épuisent ce que celui-ci peut nous dire, y compris sur la
question du langage, et encore moins qu'elles rendent la
phénoménologie caduque. La grammatologie, au contraire, est une sorte de
structuralisme qui renvoie au transcendantalisme propre à la métaphysique
moderne. Husserl peut conduire mieux que quiconque à une
phénoménologie du langage car, chez lui, «le sens aigu du symbolique (...)
signifie l'inaccomplissement de principe de l'institution symbolique» (p. 16).
Et il faut reconnaître qu'on ne peut pas confondre la phénoménologie
logico-eidétique avec la formalisation de la logique qui lui est
contemporaine. Husserl ne part pas des catégories constituées de la langue mais,
en montrant le travail par lequel l'imagination procède aux variations, il
considère l'idéalité se faisant et nous met donc sur la voie de la genèse
du logique, qui est bien l'un des domaines du symbolique. Il est vrai,
cependant, que, dans la genèse des catégories, il donne une sorte
d'évidence suspecte à la langue. Or si, de cette évidence, «Husserl n'a jamais
pu faire l'économie, c'est sans doute que, devant les profusions in-finies
du champ phénoménologique, il n'avait pas d'autres moyens de s'y
600 Jean-Marc Ghitti

retrouver et de s'y orienter — avec, il est vrai, l'illusion coextensive de


parvenir un jour à assurer la phénoménologie comme science» (p. 337).
La refonte consiste donc à pratiquer sur la langue et ses concepts le
même travail que Husserl a pratiqué sur les essences, à savoir leur
précipitation dans un champ phénoménal qui les excède et duquel elles ne
sont que l'instable et inadéquat aboutissement. C'est pourquoi cette
refonte de Husserl ne peut se faire qu'à partir de Husserl lui-même. Elle
est une refonte du logos de la logique, dont Husserl a su faire la
phénoménologie, dans celui du langage en général, dont il n'a pas su faire la
phénoménologie. Elle est donc une généralisation du sens
phénoménologique, sa mise en œuvre sans frein, sa radicalisation.
Libérer le langage de la langue commence par comprendre que le
sens meurt lorsqu'il est réduit à de la signification. La signification est la
manière logiciste de se méprendre sur le sens. Elle est dans la
correspondance univoque (dont la plurisémie n'est qu'une extension) entre les
signes et ce qu'ils désignent, ou, sous sa forme linguistique, entre le
signifiant et le signifié. Elle provient d'une adhésion du sens à lui-
même, à l'abri de tout déplacement, de tout mouvement, elle provient
donc d'un refermement sur soi, sur une ipséité figée. Or, il ne peut en
être ainsi que sous le prestige ininterrogé d'une illusion transcendantale
constitutive du langage: celle de la préexistence de concepts tout faits, à
l'un des pôles de la parole, et sous lesquels celle-ci viendrait téléologi-
quement se ranger, s'arrêter. L'idée est le prolongement ontologique de
cette illusion. C'est abusée par celle-ci que la philosophie, bien avant le
logicisme qui n'en est qu'une suite, a fixé sa langue, sous la primauté de
la logique, et lui a donné valeur ontologique, se rendant ainsi
prisonnière, en tant que pensée, de sa propre institution symbolique. Mais c'est
là un processus qui traduit une profonde cécité à l'égard du langage en
tant que phénomène, une profonde infidélité au dynamisme où se fait
effectivement le sens. La phénoménologie du langage se propose donc
de retrouver le sens vivant, agissant, en train de se faire sous la rigidité
des langues instituées par le lexique et la grammaire, sous la
signification arrêtée des discours tout faits, sous toute forme de culture s'impo-
sant comme dispositif à transmettre. C'est aussi comme cela qu'elle
invite, débouchant sur une sorte d'herméneutique, à lire Husserl.
Ce réveil du sens n'est possible que par Yépoché hyperbolique qui,
seule, peut mettre hors-circuit tout dispositif symbolique institué. Du
moins, cela est-il vrai en ce qui concerne la philosophie et tout ce qui en
dérive: sciences (y compris la linguistique), théories de toutes sortes etc.
Les «Méditations phénoménologiques» de M. Richir 601

Car certaines paroles se caractérisent par le souci qu'elles gardent de ce


qui excède les formules qu'elles posent. C'est le cas principalement de
la poésie qui, dit Richir, «ne fait jamais que se réfléchir elle-même en
faisant du sens ou en se faisant comme sens» (p. 304). Uépoché n'est
alors plus nécessaire ou, d'une certaine manière, elle est déjà incluse
dans le sens qu'on peut avoir du poétique en poésie. Sans ce sens du
poétique, la poésie n'est que poèmes, que formes historiquement
instituées, que littérature: elle n'est plus la mise en œuvre du phénomène
poétique. Richir va même jusqu'à reprendre, chez Garelli, la notion
é'époché poétique. Mais elle est évidemment plus limitée en son champ
et, si l'on se place sur le terrain philosophique, seule la mise en œuvre
de la méthode phénoménologique hyperbolisée peut rendre le sens du
sens se faisant, la prescience du langage en mouvement sous les langues
et les discours. Ce qui se traduit immédiatement par un suspens de la
primauté logique comme forme «parfaite» du langage, par quoi la
phénoménologie se distingue infailliblement des autres formes de la
philosophie. La logique n'est que l'un des pôles d'une phénoménalité
linguistique bien plus vaste et dans le champ de laquelle elle doit être
replacée comme mouvement institué. D'ailleurs, aux yeux de la
phénoménologie refondue, le symbolique n'est pas un objet parmi d'autres de
Vépoché: «Yépoché phénoménologique hyperbolique n'est rien d'autre,
concrètement, que la mise en suspens de la langue» (p. 333). Ce qui, en
effet, en tous domaines, nous éloigne du clignotement des phénomènes,
c'est le fixisme des systèmes symboliques où le sens ne tremble plus.
C'est pourquoi la phénoménologie du langage s'impose, dès que la
démarche est radicale, comme la matrice de toute phénoménologie, le
lieu de sa refonte.
Dès qu'on ne le pense plus comme un système refermé sur lui-
même, sans dehors, le langage est indissociable de la référence. On sait
combien la linguistique a tenté d'éliminer cette notion, faute de pouvoir
la penser, et combien le logicisme d'un Russel, dans sa réflexion sur les
noms propres, en a fait le point-limite de tout énoncé. Richir, en
distinguant les auto-références des discours à eux-mêmes des
hétéro-références, admet évidemment qu'il appartient au phénomène du langage,
comme du reste à tout phénomène, de se retourner sur soi, de se faire par
rapport à lui-même. Mais ce n'est là que l'un des dynamismes qui
constituent ce phénomène. L'hétéro-référence ouvre les langues au
monde et elle est le vrai sens de ce qu'habituellement on appelle
référence. Pas question, toutefois, de revenir à la conception traditionnelle
602 Jean-Marc Ghitti

de la référence qui la rabat sur la signification, comme si à tout signe


devaient correspondre, d'une manière univoque, des concepts ou des
choses déjà là. La référence, qui désigne l'ouverture irréductible du
verbal au non verbal, doit être pensée d'une façon bien plus complexe. Elle
instaure un chiasme entre des chaînes verbales et des chaînes de monde,
toutes deux instables. L'ajointement, toujours cherché entre les deux, est
toujours fuyant et l'adéquation impossible. D'autant plus qu'un hiatus
«temporel» vient écarter les deux chaînes puisque les phénomènes de
monde sont non seulement liés aux phénomènes de langage, mais ils leur
sont aussi antérieurs. Ils sont visés comme la source inaccessible de
notre parole car «quelque chose nous échappe de son origine, qui doit
puiser, nous l'avons vu, dans les phénomènes-de-monde hors langage»
(p. 231). Ceux-ci, pensés sous l'impulsion de ce que Merleau-Ponty
appelle les essences sauvages ou le monde muet, ont leur propre cours:
se faisant mutuellement écho par transpassibilité, ils constituent des
«phases de monde» dont rien de distinct, de nommable, ne se détache.
Ils échappent, du reste, à la conscience intentionnelle, relevant des
synthèses passives de troisième et de deuxième degrés. Ils ne peuvent
évidemment être saisis dans aucun dispositif symbolique. Mais ils n'en sont
pas moins le pôle de clignotement où miroitent, fugitives, l'origine du
langage et, à chaque instant, sa doublure silencieuse. Les questions qui
portent sur cette origine et sur cette doublure, même si ce n'est
évidemment pas pour recevoir une réponse, doivent être posées afin de sauver
le phénomène du langage, de creuser l'écart entre la parole vivante et les
discours institués. Lorsqu'elles cessent de l'être, le champ du langage se
referme sur la structure de la langue, comme le montrent les théories
structuralistes du symbolique. D'ailleurs, à travers ces questions, c'est la
référence elle-même qui apparaît comme n'étant rien d'autre qu'une
question. «Référence changeante et 'dynamique'» (p. 127), jointure
transitoire et inadéquate, tremblante entre le pôle d'un monde originaire
et muet et celui d'une langue toute de significations, la référence renvoie
surtout au problème qu'elle ne doit pas cesser de poser, car «ce que les
noms désignent ne sont pas des êtres ou de l'être, mais des problèmes»
(p. 318).
Du reste, le sens ne vient pas seulement se poser sur des
phénomènes: il est lui-même phénomène et, en tant que tel, il est aussi instable
que le monde muet. La problématicité de la référence est autant liée à
l'instabilité du sens qu'à celle des phénomènes non verbaux. Surpris
dans son inchoativité, le sens semble autant insaisissable que son origine
Les «Méditations phénoménologiques» de M. Richir 603

ou sa «matière». D'abord parce qu'il est une pluralité de sens qui se font
écho, un empiétement complexe et inextricable dans lequel différences
et divergences s'atténuent ou se renforcent dans les échos de la trans-
passabilité. Cette interpénétration initiale des sens rend possible la
compréhension. On ne s'interroge pas assez, en effet, sur ce qui permet le
passage d'une langue à l'autre dans la traduction, ou d'un registre de
langue à l'autre dans la communication entre idiomes spécialisés d'une
même langue, ou encore d'une pensée à une autre dans le dialogue et
l'interprétation: c'est qu'avant de se distinguer, les langues, les manières
de parler et les façons de penser relèvent d'un même champ de langage
qui les traverse et qu'elles portent la trace d'une même expérience
première. Cela constitue le «sens commun phénoménologique» qui permet
l'inter-compréhension, le sol pré-symbolique à partir duquel l'échange
symbolique s'effectue. Une sorte de confusion originaire, et qui perdure
au revers de nos discours les mieux élaborés, pour contribuer
paradoxalement à la communication. Mais c'est aussi par son evanescence que
tremble le sens dans son amorce. Le sens inchoatif est du sens en
puissance, et même de la puissance plus que du sens, une puissance qui, en
grande partie, ne deviendra jamais du sens. Parler, en effet, c'est écarter
à chaque moment des pistes qu'on ne peut pas suivre, c'est laisser
poindre et disparaître des amorces de sens qu'on n'a pas pu prendre en
charge. Dans chaque phrase, une multitude de sens frémit, tremble dans
l'attente puis implose à l'arrière de la parole qui suit son cours.
L'évanescence des sens et leur transpassibilité dans une plurisémie
première leur donnent une fragilité qu'atteste l'expérience de la parole:
toujours elle semble sur le point de dire le sens qu'elle cherche et toujours
elle le perd. Si bien qu'en elle, comme dit Richir, «le sens lui-même
(...) n'y a pas d'autre sens que la joie, le ravissement, il est vrai infinis,
de sa découverte, mais aussi que le dépit, et l'angoisse, tout aussi infinis,
de sa perte» (p. 255).
Entre l'inconsistance du monde muet et l'inconsistance de sa
formulation, la référence ne disparaît pourtant pas totalement du jeu
phénoménologique du langage. Elle en règle le rythme constitutif puisque «ce
sont ces amorces qui clignotent, comme en passant, dans le rythme du
sens se faisant, et qui, de leur clignotement, confèrent au phénomène de
langage la phénoménalité, non pas simplement du phénomène de
langage comme tel — par le clignotement du sens se faisant et qui risque
toujours de se perdre, — mais aussi du phénomène de langage comme
phénomène de monde, charriant en lui, par ce clignotement, ces amorces
604 Jean-Marc Ghitti

de sens multiples, comme concrétudes phénoménologiques de monde»


(p. 124). Comprenons par là que c'est parce que le monde muet et la
parole appartiennent au même champ phénoménologique qu'ils peuvent
battre au même rythme, coïncider dans la même pulsation phénoménali-
sante. La référence, qui ne peut être trouvée dans la mise bord à bord des
mots et des choses, reçoit son vrai sens phénoménologique dans la
pulsation qu'est le langage, telle que Yépoché hyperbolique du symbolique
la révèle. Ce sens n'est autre alors que la conjonction rythmique du
monde se faisant dans la parole et de la parole se faisant dans le monde.
Ce qui ne peut ouvrir que sur une conception musicale de la vérité. «Le
paradoxe vivant de la musique», en effet, selon Richir, «vient de ce que,
dans ses phases, elle se constitue quasi-immédiatement comme
phénomène de langage, dans un engendrement du sens ou des sens en tout cas
beaucoup plus proche de leur origine phénoménologique que dans les
phases de langage qui passent à travers 'l'expression' linguistique»
(p. 299). La phénoménologie radicale, en tant qu'elle est une dynamique
transcendantale, débouche ainsi sur une phénoménologie musicale où ce
n'est qu'à décrire des rythmes qu'on se tient effectivement en deçà des
institutions symboliques. La refonte de la phénoménologie dans le
langage, qu'elle se fasse dans la mythologie, dans la poésie ou plus
fondamentalement dans la musique, se révèle être une rythmique universelle.
L'époché hyperbolique suspend tout à la musique des phénomènes.

La Champeyroune Jean-Marc Ghitti.


F-43260 Saint-Hostien

Résumé. — Les Méditations phénoménologiques de Marc Richir se


présentent comme la refonte de la phénoménologie husserlienne en une
phénoménologie du symbolique compris comme l'inadéquation indépassable d'un sens
se faisant et d'une phénoménalité définitivement instable. Pour élucider celle-ci
en deçà de toute institution, il convient de reprendre le problème de la méthode
en phénoménologie: elle doit reposer sur une enquête en zigzag et sur une archi-
tectonique. Mais elle doit reposer surtout sur une nouvelle pratique de Yépochè,
Yépochè hyperbolique, à partir de quoi le dynamisme du phénomène est libéré,
comme champ transcendantal, de ses deux pôles, objectif et subjectif, chacun
porteur d'illusions à démasquer.

Abstract. — Marc Richir' s Méditations phénoménologiques present


themselves as a remoulding of Husserl 's phenomenology into a phenomenology
of the symbolic understood as the unsurpassable non-equation of a sense
making itself and of a definitively unstable phenomenality. In order to elucidate the
Les «Méditations phénoménologiques» de M. Richir 605

latter before any institution, it is appropriate to take up the problem of method


in phenomenology: it must rest on a zig-zag inquiry and on an architectonic.
But it must above all rest on a new practice of the epoche, the hyperbolic
epoche, from which the dynamism of the phenomenon is set free, as a trascen-
dental field, from its two poles, objective and subjective, each bearers of
illusions needing to be unmasked. (Transi, by J. Dudley).

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