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Ghitti Jean-Marc. Les «Méditations phénoménologiques» de Marc Richir. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième
série, tome 97, n°3-4, 1999. pp. 581-605;
http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1999_num_97_3_7167
Abstract
Marc Richir' s Méditations phénoménologiques present themselves as a remoulding of Husserl 's
phenomenology into a phenomenology of the symbolic understood as the unsurpassable non-equation
of a sense making itself and of a definitively unstable phenomenality. In order to elucidate the latter
before any institution, it is appropriate to take up the problem of method in phenomenology: it must rest
on a zig-zag inquiry and on an architectonic. But it must above all rest on a new practice of the epoche,
the hyperbolic epoche, from which the dynamism of the phenomenon is set free, as a trascen- dental
field, from its two poles, objective and subjective, each bearers of illusions needing to be unmasked.
(Transl. by J. Dudley).
Les «Méditations phénoménologiques»
de Marc Richir
Le sens de la méthode
cette exigence que Richir a recours, selon une démarche (chez lui
récurrente) qui le pousse à éclairer Husserl par Kant, à la notion d'architecto-
nique. On se souvient que Kant précise le sens de l'architectonique dans
la Méthodologie transe endantale. Elle est l'art d'organiser la
philosophie en un système qui ne soit ni une présentation techniquement
commode des connaissances acquises, ni un ordonnancement de celles-ci
selon les règles de la logique formelle comme le fait la métaphysique en
«ontologisant» ces règles pour justifier le système. Le système architec-
tonique offre à la libre recherche de la pensée vivante le cadre de son
développement en se gardant bien de se prononcer sur ce qui est
(l'architectonique ne se transforme jamais en ontologie). Il circonscrit,
conformément au projet critique, le champ de la philosophie possible. Il
réordonne en fonction d'un principe ce qui a été découvert au gré des
circonstances empiriques et offre le paradoxe d'une pensée qui cherche
ce qu'elle a déjà trouvé, ou plutôt qui cherche dans ce qu'elle a déjà
trouvé le scheme qui l'organise en champ de recherches possibles. Dans
Ideen I, la phénoménologie transcendantale de Husserl se présente
principalement, selon le modèle de l'architectonique kantienne, comme une
méthodologie cherchant à circonscrire un champ de recherches
possibles. Sans penser, bien sûr, que l'architectonique soit le déploiement
d'une raison universelle, qu'elle s'enracine dans la légalité immuable de
la subjectivité, Richir reprend l'exigence méthodologique que Kant
exprime par ce mot. Elle est un degré extrêmement modeste de la scien-
tificité phénoménologique, permettant seulement de s'orienter dans
l'infini de la démarche en zigzag: «s'il y a donc une phénoménologie
comme science», affirme Richir, en contraste avec l'ambition première
de Husserl, «c'est en tant qu'elle s'organise systématiquement dans son
champ de problèmes et questions» (p. 378).
L'architectonique permet de s'y retrouver dans le champ de la
recherche infinie en phénoménologie mais, dans le même temps, elle
sauve ce champ de toutes les confusions entre l'instituant et l'institué
qui le refermeraient. Elle garantit contre les dérives ontologiques qui
confèrent un être positif et stable à ce qui n'est qu'un moment de la
recherche et risquent ainsi de l'arrêter. Dans la démarche en zigzag, elle
est à la fois ce qui l'encadre et ce qui la relance, ce qui en dessine la
trame et ce qui en maintient l'écart constitutif. Entre le silence de la pure
épreuve des phénomènes, sans désir de clarification, et le projet de
construire la phénoménologie comme une science où les autres
viendraient se fonder, l'espace phénoménologique contemporain pourrait
586 Jean-Marc Ghitti
L'«ÉPOCHÉ» HYPERBOLIQUE
9 Ibid, p. 161.
10 Ideen I, §33 et 57.
Les «Méditations phénoménologiques» de M. Richir 593
1213 Ibid,
Qu'est-ce
p. 211.
que la phénoménologie? , Grenoble, Millon, 1988, p. 222.
596 Jean-Marc Ghitti
ou sa «matière». D'abord parce qu'il est une pluralité de sens qui se font
écho, un empiétement complexe et inextricable dans lequel différences
et divergences s'atténuent ou se renforcent dans les échos de la trans-
passabilité. Cette interpénétration initiale des sens rend possible la
compréhension. On ne s'interroge pas assez, en effet, sur ce qui permet le
passage d'une langue à l'autre dans la traduction, ou d'un registre de
langue à l'autre dans la communication entre idiomes spécialisés d'une
même langue, ou encore d'une pensée à une autre dans le dialogue et
l'interprétation: c'est qu'avant de se distinguer, les langues, les manières
de parler et les façons de penser relèvent d'un même champ de langage
qui les traverse et qu'elles portent la trace d'une même expérience
première. Cela constitue le «sens commun phénoménologique» qui permet
l'inter-compréhension, le sol pré-symbolique à partir duquel l'échange
symbolique s'effectue. Une sorte de confusion originaire, et qui perdure
au revers de nos discours les mieux élaborés, pour contribuer
paradoxalement à la communication. Mais c'est aussi par son evanescence que
tremble le sens dans son amorce. Le sens inchoatif est du sens en
puissance, et même de la puissance plus que du sens, une puissance qui, en
grande partie, ne deviendra jamais du sens. Parler, en effet, c'est écarter
à chaque moment des pistes qu'on ne peut pas suivre, c'est laisser
poindre et disparaître des amorces de sens qu'on n'a pas pu prendre en
charge. Dans chaque phrase, une multitude de sens frémit, tremble dans
l'attente puis implose à l'arrière de la parole qui suit son cours.
L'évanescence des sens et leur transpassibilité dans une plurisémie
première leur donnent une fragilité qu'atteste l'expérience de la parole:
toujours elle semble sur le point de dire le sens qu'elle cherche et toujours
elle le perd. Si bien qu'en elle, comme dit Richir, «le sens lui-même
(...) n'y a pas d'autre sens que la joie, le ravissement, il est vrai infinis,
de sa découverte, mais aussi que le dépit, et l'angoisse, tout aussi infinis,
de sa perte» (p. 255).
Entre l'inconsistance du monde muet et l'inconsistance de sa
formulation, la référence ne disparaît pourtant pas totalement du jeu
phénoménologique du langage. Elle en règle le rythme constitutif puisque «ce
sont ces amorces qui clignotent, comme en passant, dans le rythme du
sens se faisant, et qui, de leur clignotement, confèrent au phénomène de
langage la phénoménalité, non pas simplement du phénomène de
langage comme tel — par le clignotement du sens se faisant et qui risque
toujours de se perdre, — mais aussi du phénomène de langage comme
phénomène de monde, charriant en lui, par ce clignotement, ces amorces
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