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Aziz CHAHIR

QUI GOUVERNE LE MAROC ?


Etude sociologique du leadership politique

Preface de Mohamed TOZY

L’Harmattan
À ma chère femme Asmaa et mon fils Safouane
© L’Harmattan, 2015
5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris

http://www.harmattan.fr
diffusion.harmattan@wanadoo.fr
harmattan1@wanadoo.fr

EAN Epub : 978-2-336-73677-8


SOMMAIRE

Couverture
4e de couverture
Titre
Dédicace
Copyright
SOMMAIRE
REMERCIEMENTS
Citation
PREFACE
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 – QU’EST-CE QUE LE LEADERSHIP POLITIQUE ?
I. REPÈRES HISTORIQUES
II. LA NATURE DU PROBLÈME
1. Questions fondamentales
III. TRAME CONCEPTUELLE
IV. TYPES DE LEADERSHIP
V. L’ENQUÊTE
VI. OBJETS DE L’ÉTUDE
CHAPITRE 2 – PROFILS SOCIOLOGIQUES, CULTURELS ET
POLITIQUES DES ÉLUS LOCAUX
I. CARACTÉRISTIQUES PERSONNELLES : ORIGINE,
GENRE, ÂGE ET NIVEAU D’INSTRUCTION
1. Origine et appartenance sociales
2. Genre : Masculinité/féminité
3. Age et catégories d’âge
4. Niveau d’instruction : formation et diplôme
II. CARACTÉRISTIQUES SOCIOLOGIQUES : MOBILITÉ,
STATUT PROFESSIONNEL, DISPONIBILITÉ ET REVENUS
1. Mobilité sociale et intergénérationnelle
2. Statuts socioprofessionnels
3. Disponibilité et « profession politique »
4. Revenus et argent
III. CARACTÉRISTIQUES CULTURELLES : NIVEAU «
INTELLECTUEL » ET STATUT MATRIMONIAL
1. Niveau « intellectuel » : maîtrise des langues
2. Statut matrimonial et « lien social »
IV. PROFILS POLITIQUES : ACTIVISME, LÉGITIMITÉ ET
POPULARITÉ
1. Affiliation partisane et parcours politique
2. Appartenance syndicale
3. PAdhésion associative
4. Légitimité et popularité
a) Mandats électifs et filière locale
b) Ancrage local et popularité
CHAPITRE 3 – Environnement du leadership local
I. SYSTÈME POLITIQUE LOCAL : UN PROCESSUS DE
DÉMOCRATISATION « CONTRÔLÉ »
1. Gouvernement local : une réforme par le haut (top - down)
2. Contraintes institutionnelles
II. PARTIS POLITIQUES ET REPRÉSENTATIVITÉ LOCALE
1. Représentativité partisane
2. Logiques de coalition : majorité, opposition et SAP
III. BUREAUCRATIE ET FONCTIONNAIRES
IV. LEADERSHIP “LOCAL” ET LEADERSHIP “NATIONAL”
V. NOTABLES, ENTREPRENEURS ÉCONOMIQUES,
SYNDICATS ET SOCIÉTÉ CIVILE
1. Réseaux d’économie locale
2. Syndicats et action locale
3. Associations locales et ONG
VI. MOYENS D’INFORMATION ET COMMUNICATION
POLITIQUE
CHAPITRE 4 – STRUCTURES, FONCTIONS ET RÔLES DE
LEADERSHIP
I. EXPÉRIENCE POLITIQUE, AUTORITÉ ET HEADERSHIP’
II. INSTITUTIONNALISATION DU LEADERSHIP LOCAL :
LE CAS DU CONSEIL DE LA VILLE DE CASABLANCA
III. FONCTIONS, RÔLES ET RESSOURCES
INSTITUTIONNELLES
1. Rôles formels de ‘Headership’
2. Positions et ressources institutionnelles de leadership
IV. MODALITÉS D’ACCÈS AUX RÔLES DE LEADERSHIP
CHAPITRE 5 – STRATÉGIES, BUTS ET COMPORTEMENTS DE
LEADERSHIP
I. STRATÉGIES DE LEADERSHIP : PRIORITÉS ET AGENDA
LOCAL
II. BUTS ET TÂCHES DE LEADERSHIP
III. LEADERSHIP FONCTIONNEL : LE CAS DU PRÉSIDENT
DU CONSEIL DE LA VILLE
1. Communauté et leadership « entrepreneurial »
2. Marketing politique et relations publiques
3. Cohésion politique et rôle des fonctionnaires
IV. COMPORTEMENTS DE LEADERSHIP
1. Action locale et communauté
2. Mobilisation collective et influence
a) Débats et communication
b) Action collective locale
3. Engagement et prise d’initiatives
CHAPITRE 6 – FOLLOWERSHIP, INFLUENCES ET PROCESSUS
DÉCISIONNEL
I. CHOIX POLITIQUES ET LÉGITIMATION
1. La loi de « la majorité »
2. Alliances et influences
3. Leadership « collectif » : la place de l’individu
4. Persuasion et quête de leadership
5. Confiance et relations interpersonnelles
6. Solidarité et communauté
7. Compétences, valeurs morales et éthique « utilitariste »
8. Compétition et adversité
II. LEADERSHIP ET PROCESSUS DÉCISIONNEL LOCAL :
ÉTUDES DE CAS
1. Élection du président du conseil de la ville de Casablanca
: « un jeu à plusieurs acteurs »
a) Tractations postélectorales
b) Origines
c) Idéologies et conflits d’intérêts
d) « Islamistes »
e) « Outsiders »
f) Soubresauts politiques
g) Dénouements
h) Protestations
2. Transport urbain : espace public et espace privé
a) Initiation
b) Élaboration
c) Le vote
d) Dénouement
e) Conflits
f) Tensions
3. Festival de Casablanca : « sacré et profane »
a) Origines
b) Protestations
c) Le vote
d) Dénouements
e) Des « managers » aux commandes
f) Compétition idéologique
III. FOLLOWERS ET FOLLOWERSHIP
1. Besoins et motifs des followers
2. Stratégies et modalités de followership : les « sous-leaders
»
3. Crises de followership
a) Difficultés de persuasion et vulnérabilité des leaders
b) Structures et contextes de followership
CHAPITRE 7 – CONFLITS, COHÉSION ET LEADERSHIP
I. DISCOURS ET COMPÉTITION POLITIQUES
II. SITUATIONS DE CONFLITS
III. COHÉSION ET LEADERSHIP
IV. JEUX ET ENJEUX POLITIQUES : MAJORITÉ VERSUS
OPPOSITION
V. LEADERSHIP POLITIQUE LOCAL : UN PROCESSUS
CONFLICTUEL
1. Médiation et évitement
2. Élus et fonctionnaires : compétition et coopération
CHAPITRE 8 – RESSOURCES ET MODES D’INFLUENCE
I. RESSOURCES DE LEADERSHIP ET INFLUENCE «
POTENTIELLE »
2. Revenus : Argent et fortune
3. Légalité, popularité et contrôle des emplois et des postes
électifs
4. Contrôle des sources d’information
5. Réseaux de relations
6. Disponibilité et « emploi du temps »
II. RÉPARTITION DES RESSOURCES ET MODES
D’INFLUENCE « RÉELLE »
III. VARIATIONS DE L’USAGE DES RESSOURCES DE
LEADERSHIP DANS LA VILLE DE CASABLANCA
CHAPITRE 9 – TYPES DE LEADERSHIP ET STYLES
D’INFLUENCE
I. LEADERSHIP POLITIQUE LOCAL : ESQUISSE D’UNE
TYPOLOGIE
1. Typologie webernienne : tradition, charisme et raison
2. Leadership « démocratique »
3. Leaderships « totalitaire » et « autoritaire »
4. Leaderships « transactionnel » et « transformationnel »
5. Leadership « entrepreunariel »
6. Leadership « informel »
CHAPITRE 10 – CULTURES, IDÉOLOGIES ET LEADERSHIP
I. REPRÉSENTATIONS POLITIQUES ET LEADERSHIP «
CULTUREL »
II. IDÉOLOGIES ET INFLUENCE
1. Croyances religieuses et culture politique locale
2. Langue « commune » et styles de leadership
a) Culture populaire et autochtonie
b) Marocanité, nation et patriotisme
c) « Identité islamiste » et modernité
4. Vers un leadership politico-religieux ?
5. Monarchie et « leadership islamiste »
CHAPITRE 11 – LEADERSHIP POLITIQUE AU MAROC :
CONCLUSIONS, UNE EXPLICATION ET ESQUISSE
D’INTERPRÉTATION
I. CONCLUSIONS PRINCIPALES
1. Technocratisation des notabilités locales et
renouvellement relatif des élites politiques traditionnelles
2. Persistance de la « structure du pouvoir » et démission des
acteurs politiques au sein du gouvernement local
3. Prééminence des positions d’autorité et émergence d’un
leadership « institutionnel » local
4. Effacement des stratégies de leadership et absence d’un «
agenda local »
5. Décrépitude de l’action locale et désengagement des élus
à défendre les intérêts de la collectivité
6. Centralisation bureaucratique de la prise de décisions et
crise de followership
7. Polarisation des conflits et manque de cohésion du
gouvernement local
8. Centralité des ressources personnelles d’influence et
variations dans l’origine, la forme et les cheminements des
ressources de leadership
9. Prééminence du leadership « charismatique » et
personnalisation de l’influence
II. LEADERSHIP POLITIQUE LOCAL : UNE EXPLICATION
1. Modélisation de l’influence et généralisation
2. Esquisse de l’interprétation du leadership politique au
Maroc : une personnification de l’influence
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXES
Annexe 1
Annexe 2
Annexe 3
Annexe 4
Annexe 5
Annexe 6
Annexe 7
Annexe 8
Annexe 9
Annexe 10
Annexe 11
Annexe 12
Annexe 13
LE MAROC AUX ÉDITIONS L’HARMATTAN
Adresse
REMERCIEMENTS

Ce livre est une version remaniée d’une thèse de doctorat en sciences


politiques soutenue à l’Université Hassan II de Casablanca en 2010. Je
remercie l’ensemble des personnes qui ont collaboré de près ou de loin à
mes travaux de recherche. En premier lieu, je suis reconnaissant au
Professeur Mohamed Tozy, mon directeur de recherche, pour son soutien
considérable durant tout mon cursus universitaire, ainsi que pour l’intérêt
et l’attention qu’il a manifestés pour que ce travail fasse l’objet d’une
publication. Je remercie aussi le Professeur Hassan Rachik pour ses
conseils précieux et son soutien durant mes études et mes recherches.
J’adresse, ensuite, mes remerciements les plus sincères à tous mes
professeurs sans exception. Je tiens ici à remercier Mohamed Cherkaoui,
Mohamed Mouaqit, Abderrahman Lakhsassi, Abderrahman Benyahiya,
Mustapha Aboumalek et Taoufiq Rahmouni. Je remercie également les
Professeurs Aziz Iraki et El-Houari Setta pour leurs remarques pertinentes
sur la recherche. Je tiens aussi à remercier vivement la Fondation
Allemande Kornard Adenauer qui a aimablement pris en charge la
publication de ce travail. Ma reconnaissance va particulièrement au
Professeur Saïd Chikhaoui pour son soutien amical et sa disponibilité. Je
remercie également mes proches qu’ils soient parents, fraternels ou
amicaux et tout particulièrement mon ami le docteur Hicham Benjamaâ et
le Professeur et ami Mostapha Kharoufi pour leurs remarques et
suggestions. Enfin, mes remerciements vont à l’ensemble des conseillers de
la ville de Casablanca qui ont bien voulu répondre aimablement à mes
questions de recherche.
« Il y a une voie sûre d’obtenir l’empire, il faut obtenir le peuple [...]. Il y
a une voie sûre d’obtenir le peuple, il faut obtenir son cœur et son affection.
Il y a une voie sûre d’obtenir le cœur du peuple, c’est de lui donner ce qu’il
désire, de lui fournir ce dont il a besoin et de ne pas lui imposer ce qu’il
déteste. »
Meng-Tseu (Mencius),
Livre II, 1, 9 ; Pauthier, p. 336.
PREFACE

Pr. Mohamed TOZY


Directeur du Centre Marocain des Sciences Sociales

Le texte que nous livre Aziz Chahir est une thèse soutenue à la Faculté
des sciences juridiques économiques et sociales de Casablanca. Aziz est
l’un des premiers jeunes chercheurs du Centre Marocain des Sciences
Sociales (CM2S) à avoir soutenu en 2010 son travail de recherche dans le
cadre de l’axe de recherche « gouvernance locale »1.

Son travail fait partie d’un vaste programme porté par le CM2S. Il
s’inscrit dans le prolongement d’une approche de « sociologie historique »
qui consisterait à réfléchir sur la manière dont la société construit son
univers politique et pense son rapport au pouvoir. De ce point de vue,
l’analyse des itinéraires des acteurs politiques, leur capacité à représenter
les autres hommes, les conditions d’acquisition de cette capacité à la fois
compétence et reconnaissance par le groupe de celle-ci comme légitime est
très importante. Elle permet de rendre compte de la capacité du système à
perdurer et à gérer de façon efficiente les changements morphologiques.
Les référents islamique et tribal constituent certainement un point d’ancrage
essentiel, mais ils sont incapables à eux seuls d’épuiser toutes les facettes
d’une culture politique ouverte à une dynamique d’actualisation, voire de
modernisation réappropriée. C’est pourquoi une analyse en terme de
leadership n’est pas une simple reproduction des approches par les élites, ni
une simple sociologie des « za’amats » comme c’est la tradition dans les
études sur le Monde arabe.

Sans refuser catégoriquement l’importance de la culture dans la définition


du lien politique et sans rejeter une analyse qui prenne en charge
l’importance du lexique et des répertoires d’action, il est question dans ce
travail de raisonner en terme de « trajectoire historique de développement
de la gouvernabilité » au sens où la construit Michel Foucault2.

Le lexique politique représente une dimension importante de la culture


politique. Il induit un comportement politique qui sert de support au réglage
des contenus empiriques des relations de pouvoir et qui est à même de nous
renseigner sur la nature des enjeux politiques. Ce lexique est immergé dans
une rhétorique où se télescopent plusieurs registres. Cela se traduit par un
déphasage constant entre le signifiant et le signifié, entre l’impression de
réalité et la réalité. Les mécanismes de domination sont articulés à ce jeu de
nomination qui introduit des équivalences entre une réalité archaïque et son
expression institutionnelle moderne (Makhzen/Monarchie constitutionnelle,
sujet/citoyen...). L’analyse de ce lexique qui construit les règles réelles du
jeu politique suppose l’adoption d’une approche de « sémiologie » du
pouvoir. Car, la production du sens est un enjeu important dans un champ
où l’emprise territoriale du politique continue à être secondaire par rapport
à l’emprise symbolique.

Mais cette quête du mot et par delà l’énonciation de la représentation ne


se fait pas au détriment d’une stratégie d’objectivation des situations de
pouvoir qui permet de débusquer le « bigman » dans les plis du burnous du
« zaïm » et l’entrepreneur politique sous le tarbouche du chef tribal.

Approchée de cette façon, la scène métropolitaine qu’est Casablanca et


qui a constitué l’essentiel du terrain de Aziz nous livre des situations
contrastées. On reviendra certainement sur ce travail dans les prochaines
années parce que même si Aziz ne l’évoque pas de façon claire, sa thèse
renouvelle l’approche par les élites en mobilisant implicitement le concept
de « configuration » qu’on a nous-mêmes emprunté aux travaux de N.
Elias3 en lui donnant un sens particulier. La lecture du travail de Aziz à
travers le prisme de la configuration historique permet d’identifier des
structures d’opportunité dans un jeu d’acteurs gouvernés par un système de
règles et un type de ressources qui réfèrent à des modalités de mobilisation
et des compétences particulières. Il permet aussi un usage plus subtil du
concept de ressources que le leader mobilise pour mettre en œuvre
l’influence en fonction des évolutions et des changements intervenus dans
la configuration. C’est dans ce cadre analytique que le leadership est
approché comme « un processus réciproque de mobilisation, par des
personnes avec certains motifs et buts, des ressources économiques,
politiques et symboliques, dans un contexte de compétition et de conflit, en
vue de réaliser des objectifs indépendants ou tenus mutuellement par les
leaders et les partisans » (McGregor Burns, 1978 : 18).

La configuration complexe, ou ce qu’on appelle dans les théories de


l’action collective la structure d’opportunité, renvoie au système de
relations existantes dans un contexte particulier donné. En plus des qualités
propres des leaders potentiels : standing social, engagement, ambition,
diplôme, généalogie, charisme, il faut tenir compte de l’espace d’émergence
du leadership qui est un combiné complexe de variables quantitatives et
qualitatives : il faut ainsi tenir compte du type de ressources rares à
mobiliser, du niveau d’institutionnalisation, du système, du type de
coalition possible, de la mobilité dans l’espace et de la disponibilité de la
ressource temps (Dahl, 1971 : 330).
Dans un travail précédant4, les variables qui structurent l’espace de
compétition entre leaders potentiels sont nombreuses. Nous nous sommes
contentés d’en mentionner deux qui nous semblent les plus importantes : en
premier lieu, le contexte naturel caractérisé par la rareté et la prédominance
de l’aléa dans la gestion du risque dû à la dégradation des ressources et
l’avancée de la désertification, l’aléa devenant déterminant dans l’exercice
des activités agricoles et d’élevage ; et en second lieu, les comportements
de l’État à travers ses politiques publiques nationales et régionales.

Aziz mobilise d’autres indicateurs pour donner du sens à la matrice des


significations qui permet de mesurer le poids des variables liées à la
production du leadership. Il a beaucoup insisté et à juste titre sur la
politique de décentralisation5 et l’introduction des processus électoraux
comme mécanisme de qualification des élites.

Au plan local, on peut aussi ajouter le caractère performatif du discours


sur la gouvernance locale construite autour de l’initiative du développement
humain qui a contribué à créer de nouveaux rapports et fait appel à une
nouvelle conception du leadership (Tozy, 2008). C’est dans ce cadre que les
associations, et les ONG en général, (thèse de Yasmine Berriane, Science
po Paris 20116) se sont imposées ces dernières années comme des acteurs à
part entière du développement et une séquence importante dans le processus
de productions des leaders sur la scène casablancaise (cas de Brija à sidi
Moumen).

Ce travail prometteur est un jalon important dans ce vaste projet qu’est la


constitution d’une approche qui conjugue empirie sérieuse et construction
théorique solide pour aborder une réalité marocaine que sa singularité ne
met pas en dehors d’une intelligibilité par les sciences sociales.

1 Élections au Maroc : entre parti et notables, Publication du Centre Marocain des Sciences
Sociales, Annajah Al Jadida, 2010.
2 Iraki Al Maoula Aziz, Les notables du makhzen au défi de la gouvernance, (préface de M. Tozy),
l’Harmattan, 2005
3 Comme le note Tabboni, il s’agit de la plus originale et la plus importante des notions introduites
par Elias. Une configuration est un modèle d’interdépendance qui lie un phénomène social à celui qui
s’y oppose directement. Il ne s’agit pas de catégories descriptives, mais de types idéaux construits par
l’analyste. Par exemple, l’anomie doit être comprise par référence à la conformité aux normes
comme les « outsiders » doivent l’être par rapport aux established et les courtisans par rapport aux
nobles chevaliers. Plus concrètement, comprendre les comportements anomiques suppose que l’on
puisse définir en quoi consiste la conformité aux normes ; de la même manière, la connaissance des
« outsiders » exige que l’on connaisse l’image que les established ont d’eux-mêmes. L’autocontrôle
auquel se soumettent les courtisans ne peut être compris que si l’on connaît le type d’autocontrôle
auquel se soumettaient les nobles guerriers. Une configuration est donc un champ de tensions défini
par une opposition qui n’est jamais complète entre deux pôles opposés, mais à l’intérieur duquel tout
est fait de mélanges variables. Elias invite à s’éloigner des antinomies classiques dont les termes
s’excluent et à comprendre les modes de combinaison de phénomènes opposés (Tabboni, 2000).
4 Leaders et leadership. Configurations complexes, ressources politiques et influence potentielle, des
leaders dans le cas de l’Oriental marocain, in Mohamed Mahdi et all, : "Développement rural,
environnement et enjeux territoriaux. Regards croisés Oriental marocain et Sud-est tunisien », Eddif,
2011
5 L’une des nouvelles données de la vie politique locale est le renversement de l’équilibre
rural/urbain sur lequel se construisait toute l’architecture électorale des quarante dernières années. Si
l’on y ajoute les effets, même atténués, d’une mondialisation qui accélère les recompositions
territoriales et favorise apparemment un changement de signification du local qui se trouve
désenclavé et projeté de façon brutale dans une relation directe avec le monde, on peut s’attendre à
l’émergence de nouvelles catégories d’acteurs sociaux et politiques qui vont se positionner par
rapport à ces transformations pour les activer, les maîtriser ou les freiner. La connaissance de ces
acteurs et de leur stratégie est essentielle pour mieux réfléchir aux questions de gouvernance, telle est
la problématique globale dans laquelle s’inscrit cette analyse... Les premières consultations
électorales ont eu lieu le 29 mai 1960. À cette époque le Maroc amorçait à peine sa révolution
clisthènienne passant d’une gestion des personnes à une gestion du territoire. Le pays fut divisé en
800 communes qui venaient remplacer un peu plus de 700 tribus. H. Zemmouri, alors chargé du
découpage au sein du ministère avait un mandat précis « il fallait casser l’ordre tribal pour poser les
bases d’une nouvelle administration, les élections impliquent la destruction de l’ordre ancien pour
lui substituer un système basé sur l’encadrement par les partis » écrira plus tard Rémy Leveau qui
faisait partie des collaborateurs proches (Leveau, 1976 : 29 sq.). Ce temps paraît lointain, ce qui est
en partie vrai, même si la génération qui a vécu ces événements est encore en partie aux commandes.
Il ne faut pas en effet, sous-estimer les mutations profondes que connaît l’élite marocaine, le plus
déterminant étant tout simplement démographique. Quand Hassan II disait dans un discours au
Parlement dans les années quatre-vingt-dix : « Excusez-moi de ne pas vous connaître un par un », il
exprimait une angoisse due à une prise de conscience de ce phénomène inédit. Il n’est plus possible
de réunir l’élite dans un espace unique. En 1960, ils étaient 47 000 candidats se battant pour 10 200
sièges, pour une population de 11 626 000 d’habitants et 4 172 000 électeurs. En 1997, ils sont plus
de 102 179 candidats luttant pour 24 353 sièges, pour 28 millions d’habitants et 12 790 631 électeurs
(Tozy, 2001).
6 Yasmine Berriane, La féminisation des associations locales au Maroc : vers une reconfiguration
des rapports de pouvoir ?, Sciences po Paris, 2011
INTRODUCTION

Q
ui gouverne le Maroc ? Voilà une question vaste et épineuse qui se
pose toujours avec acuité dès que l’on évoque le système politique
caractérisé, historiquement, par une prééminence de la monarchie.
S’agit-il d’un système démocratique fondé sur le pluralisme qui
s’inscrit aux antipodes d’un mode de gouvernement makhzanien ancré dans
l’histoire du royaume chérifien ? Dans cette optique, serions-nous ainsi en
train de vivre une ère de développement politique qui pourrait favoriser la
construction d’un « pacte social » démocratique entre gouvernants et
gouvernés ? Dans le cas contraire, serions-nous encore empêtrés dans les
méandres d’un système de gouvernement patrimonialiste et centralisé
caractérisé par la persistance de réseaux notabiliaires, clientélistes et
népotiques relevant d’une culture de sujétion7 ?

Alors que le discours officiel met en relief l’engagement du royaume


dans un processus irréversible de « transition démocratique », les acteurs
politiques, eux, toutes tendances confondues, tentent de participer à
l’exercice du pouvoir, chacun à sa manière et en fonction de son agenda et
ses ressources, dans l’espoir d’accaparer des rôles de leadership souvent
« négociés » dans la confidentialité8.

Dans des contextes de crises et de conflits, l’étude du leadership politique


revêt, nous semble-t-il, une importance capitale dans la mesure où elle
permet d’apporter un éclairage nouveau sur des problématiques de fond qui
traversent l’ensemble du système politique marocain. Parmi celles-ci, on
peut évoquer, notamment, les difficultés de démocratisation, les modalités
de distribution de l’autorité et de la prise de décisions, les limites de la
modernisation des institutions et de la culture politiques, les implications
des compétitions idéologiques et religieuses, le relâchement du « lien
social » entre gouvernants et gouvernés, le déclin de la participation
politique, la montée des mouvements sociaux de contestation et de
protestation, la recrudescence des radicalismes et des extrémismes, les
dynamiques de renouvellement des élites et des leaders, les transformations
des systèmes des normes et des valeurs, ainsi que les modes et les
perspectives du changement.

Pour aller plus loin, l’on peut ainsi s’interroger sur l’identité politique de
ceux et celles qui nous gouvernent, c’est-à-dire les détenteurs du pouvoir
décisionnel au Maroc et dans les grandes villes tout particulièrement. On
peut en effet se demander qui sont ces individus qui dirigent la chose
publique, prétendent représenter la collectivité, agissent sur ses choix
politiques et décident de ses affaires quotidiennes au nom de « l’intérêt
général » de la cité ? Saurait-on identifier nos Hommes politiques afin de
mieux comprendre, notamment, leurs carrières politiques, leurs modes de
recrutement, leurs ressources, leurs comportements, leurs stratégies
d’action, leurs réseaux d’influence, leurs cultures politiques et leurs
idéologies ? Concrètement, serions-nous en face de chefs politiques dont le
pouvoir découle d’une autorité formelle, d’un statut notabiliaire ou bien
d’un système patrimonialiste ? Vu sous un autre angle, pourrait-on affirmer
que l’on dispose effectivement de « leaders politiques » qui bénéficient
d’une légitimité démocratique « légalo-rationnelle » émanant d’un
consentement volontaire des électeurs de la colléctivité ou de partisans ? À
l’heure des « printemps arabes », caractérisés notamment par « un
réformisme étatique », l’on peut bien se demander d’ailleurs si le système
politique marocain est gouverné par un leadership de type « démocratique »
ou bien dirigé par un leadership de type « autoritaire » ?

Pour essayer de répondre à ces questions, et à bien d’autres, nous nous


sommes inspirés d’une conception processuelle et dynamique du leadership.
Celui-ci est considéré ainsi par McGregor Burns comme « un processus
réciproque de mobilisation, par des personnes avec certains motifs et buts,
des ressources économiques, politiques et autres, dans un contexte de
compétition et de conflit, en vue de réaliser des buts indépendants ou tenus
mutuellement par les leaders et les partisans. » (Burns, 1978 :18). La
littérature politique fonde donc le leadership sur l’obtention de l’adhésion
volontaire de partisans dans le cadre d’une approche « interactionniste »
mettant en relation le leader, les followers et l’environnement de leadership.
Cette étude s’insère dans l’ensemble de ces travaux en explorant le
problème de l’influence politique sous deux angles différents. Le premier
objectif est de déterminer les facteurs décisifs de l’influence exercée par des
meneurs sur les choix et les priorités des followers. Le deuxième objectif
est d’identifier les leaders potentiels qui influent sur le processus
décisionnel local au sein de la collectivité.

L’étude montre à ce propos que la ville de Casablanca ne dispose pas de


leaders politiques à même de conduire un processus de démocratisation
locale. Ce constat s’explique notamment par la persistance des notabilités
traditionnelles, désengagement des partis politiques, des syndicats et de la
société civile, hégémonie de la bureaucratie locale et centralisation de la
prise de décisions, effacement des stratégies de followership et de
communication politique, et absence d’agenda ou de programme politique,
décrépitude de l’action locale, polarisation des conflits et manque de
cohésion du gouvernement local, et prééminence d’un style de leadership
« charismatique ».

Cette conclusion est nuancée toutefois par certaines tentatives de


leadership qui surgissent, sporadiquement et parfois souterrainement, à
travers les comportements de certains chefs politiques visant à influencer le
processus de prise de décisions au sein du conseil élu de la métropole. Cette
influence s’explique principalement par la centralité des ressources
personnelles, institutionnelles et contextuelles d’un leadership fonctionnel,
lesquelles sont marquées par des variations dans l’origine, la forme, les
cheminements et la répartition. À ce niveau, l’étude conclut à l’importance
de quatre ressources stratégiques d’influence, à savoir : le statut social, la
fortune, le savoir-faire organisationnel et les réseaux de relations. Ces
ressources sont parfois mobilisées pour influer sur le processus décisionnel
local caractérisé, notamment, par la persistance de « solidarités
notabiliaires », une démobilisation des populations et un manque de
participation politique, et l’interventionnisme des fonctionnaires dans les
décisions des conseils élus.
Dans un contexte polyarchique, l’étude atteste par ailleurs de l’émergence
d’un « leadership islamiste local » en construction soutenu par des
« entrepreneurs politiques » et « contrôlé » de prés par la monarchie. Ainsi,
certains conseillers islamistes légalistes du parti Justice et Développement
(PJD) parviennent à exercer des rôles de leadership à travers l’élaboration et
la diffusion d’un discours identitaire. C’est le cas notamment lorsqu’ils se
sont opposés à l’organisation du festival de Casablanca, en 2004, arguant
que « la programmation artistique occidentale du festival tend à propager
une culture musicale urbaine déliquescente qui s’avère antinomique avec
les valeurs traditionnelles de la société marocaine ». La construction d’un
« leadership islamiste » se caractérise surtout par une rationalisation
discursive de l’action s’opérant à travers une modernisation du « référent
idéologique » qui privilégie l’usage du « droit positif » (lois et conventions)
par rapport au « droit islamique » (la chariâ ou le fiqh).

Le leadership politique local est analysé ici à l’aide d’un modèle


théorique qui met en évidence deux conclusions principales : la première
renvoie à une « personnalisation » de l’influence qui s’explique par une
théorie webérienne de l’autorité mettant en relief les qualités
exceptionnelles et providentielles d’un « grand homme ». La deuxième est
inhérente à l’émergence d’un leadership « culturel » qui s’explique par une
« rationalisation axiologique » inspirée de la théorie cognitive
boudonnienne de l’idéologie

7 Almond et Verba analysent la culture politique en fonction de trois types de culture : une culture
paroissiale où les rôles sont non spécialisés, une culture de sujétion faisant appel un système
différencié, mais où le citoyen est réduit à l’état passif de sujet, et une culture de participation au
processus de prise de décision collective. Voir G. Almond et S. Verba, The Civic Culture. Political
attitudes in Five Countries, Princeton, Princeton University Press, 1963.
8 L’expérience dite d’« alternance démocratique » est une parfaite illustration des modes de
négociation entre le pouvoir central et ses opposants. Enclenchée officiellement en 1997, cette
expérience émane d’un « consensus de compromis » entre l’ex-premier secrétaire de l’USFP,
Abderrahman El Youssoufi, et le roi Hassan II. Ce faisant, la monarchie a permis à l’ex-opposition
(koutla démocratique) de participer à la direction des affaires en s’assurant, entre autres, le « bon
déroulement » de la succession du trône alaouite. A la même époque, le palais est parvenu à
convaincre Dr Abdelkrim Khatib (MPPC) d’intégrer les “islamistes” du PJD dans le jeu politique
institutionnel pour la première fois de l’histoire du pays. En 2001, la monarchie s’est mise d’accord
avec Mohamed Chafiq et des responsables associatifs amazighes pour créer l’IRCAM. Aziz Chahir,
leadership politique amazigh in Hassan Rachik eds. Usages de l’Identité amazighe au Maroc,
Casablanca 2006, p 225.
CHAPITRE 1
QU’EST-CE QUE LE LEADERSHIP POLITIQUE ?

L’Histoire nous apprend que l’action de diriger est au fondement de


toutes les sociétés humaines. Les héros mythologiques sont ancrés dans
l’inconscient collectif. Ulysse s’empare de Troie par la ruse, Hercule
accomplit douze travaux délicats et dangereux, Achille reste invulnérable,
ou presque. L’évolution du leadership a été observée ainsi au sein de
communautés traditionnelles qui privilégient souvent les dimensions
sociales des leaders. Dans les sociétés païennes, à titre d’exemple, le
chaman, considéré comme un trait d’union entre les « hommes » et les
« dieux », occupait une position privilégiée qui transcendait l’ensemble de
la communauté. En Afrique, à juste titre, le chaman exerçait des pouvoirs
incommensurables sur le groupe ou la tribu de par sa fonction de prévenir
tout déséquilibre et de répondre à toute infortune : l’expliquer, l’éviter, ou la
soulager (M. Perrin, 1995 : 5). Parmi ces personnes mythiques ou réelles,
certaines remplissaient aussi des fonctions sociales et politiques, dont
notamment celles de guérisseur, arbitre, chef de guerre ou chef politique.

Les œuvres d’historiens, tels que Ibn Khaldoun, nous apprennent par
ailleurs que les dirigeants, au sens politique du terme, sont des figures
« exceptionnelles », qui étaient essentiellement incarnées par des rois, des
Khalifes, des gouverneurs, des Beys, etc. Leur fonction principale était de
diriger leurs peuples, gérer les affaires de la communauté et superviser les
relations internes et externes de la cité9. Dans les aires culturelles arabo-
musulmanes, l’utilisation de la notion de « leader »10, même par des
spécialistes, se confondait généralement avec d’autres notions comme celles
de « marabout » ou « saint » ou bien « chef », dont les significations
peuvent désigner la chefferie, l’autorité, le commandement11 ou bien même
za’ama. Celle-ci, par exemple, renvoie justement à la notion floue de zaïm
considéré dans l’« imaginaire collectif » comme une figure de proue qui
avait marqué, d’une certaine manière, l’histoire politique du panarabisme et
du nationalisme arabe. Le terme zaïm pourrait être associé ici, toute
proportion gardée, à la notion du « chef charismatique » définie par Max
Weber comme une personne « exceptionnelle » dans son fameux « type-
idéal » de l’autorité.

Au Maroc, les chefs des partis « nationalistes » étaient souvent désignés


par le superlatif de zaïm à cause notamment de leur « notoriété » comme
meneurs de groupes de résistants face aux forces coloniales. C’est ainsi que
l’on a commencé à parler de « zaâmates » ou « qiyadates » associées
souvent à la figure emblématique du « grand homme » issu du
« Mouvement national ». Chez John Waterbury, par exemple, la notion de
zaïm renvoie au « grand leader » ou bien au « leader national ». Elle recèle
ainsi une connotation idéologique puisqu’elle semble liée à la fonction
d’« arbitrage » (Attahkim) qui avait renforcé le pouvoir des « élites
nationalistes » : « Le roi a rejeté le rôle de leader national et s’est refusé
d’exploiter l’immense potentiel démagogique qu’il contient. Le rôle le plus
familier que le roi a adopté était celui d’arbitre, une option plus appropriée
à la société marocaine. Pour exercer ce rôle, il a été obligé de consacrer
ses énergies et sa pensée à la manipulation des élites. » (Waterbury, 1970 :
155).

I. REPÈRES HISTORIQUES
Outre le caractère polysémique de la notion de « leader », la question du
leadership au Maroc demeure, curieusement d’ailleurs, une zone d’ombre
presque entièrement inexplorée par les sciences sociales. Les chercheurs qui
se sont intéressés à la vie politique au Maroc n’abordent pas directement le
problème du leadership et préfèrent limiter leur champ d’investigation à des
recherches sur le « pouvoir » et l’« autorité » ou bien à des études souvent
descriptives sur les « élites ». Ainsi, le terme « leader » a été souvent utilisé
au même titre que d’autres notions, complètement différentes, telles que
seigneur, chef de guerre, zaïm, commandeur, cheikh, dirigeant, Amghar, etc.
Par exemple, un historien aussi rigoureux que Abdellah Laroui n’a pas jugé
important de préciser ce qu’il entend par le mot « leader » lorsqu’il tente
d’appréhender la genèse du « Mouvement national » à travers notamment
des hommes et des figures de proue de la Résistance. Pour preuve, l’auteur
n’hésite pas à remplacer, indifféremment d’ailleurs, le terme « leader » par
celui de « chef » dans certains passages de son étude sur les origines
sociales et culturelles du nationalisme marocain (Laroui, (1971) 2001 : 11
& 166). D’un point de vue analytique, comme le fait rappeler justement
McGregor Burns, les deux termes ne sont pas synonymes : alors que le chef
(Head) est dépendant des pouvoirs émanant d’une position formelle
(dissuasion), le leader, lui, ne peut compter que sur l’adhésion volontaire
des partisans (persuasion) (Burns, 1978 : 18-19).

Le problème de leadership au Maroc n’a pas suscité donc un intérêt


particulier de la part des chercheurs dont les travaux sur le pouvoir se sont
focalisés principalement sur l’étude des élites tribales, ethniques ou
religieuses. La question du leadership politique n’a jamais fait l’objet d’une
analyse méthodique et rigoureuse aussi bien sur le plan national que local.
Les recherches réalisées par les anthropologues et les historiens anglais et
américains n’évoquent pas explicitement le fonctionnement du processus de
leadership. Mais elles démontrent qu’au cours de la période précoloniale,
par exemple, les chefs des tribus berbères étaient électifs, et partant,
jouissaient d’une légitimité « légalo-rationnelle » de la part des membres de
la communauté (Gellner, 1970 : 703-704 ; Ahmad & Hart, 1984 : 2 ;
Waterbury, 1970 : 62). Ainsi, chaque année, le nouveau clan de tribu posait
sa candidature et tous les autres clans prenaient part aux élections. Le destin
du chef dépendait en effet du vote des clans adverses. En outre, comme
chez beaucoup de peuples montagnards, Amghar était toujours le porte-
parole de la volonté du conseil représentatif de la tribu (Jama’a). La qualité
la plus importante d‘Amghar expérimenté était surtout son habileté à servir
d’intermédiaire. Et c’est justement à ce titre qu’il était souvent sollicité pour
accomplir des missions pacificatrices entre des tribus en guerre. Cela
empêchait, au moins en théorie, l’apparition d’un système12 de
gouvernement tyrannique incarné par le pouvoir absolu d’un seul homme.

En milieu urbain, la ville ou la médina était dirigée, à l’époque


précoloniale, par un gouverneur, un ‘amil ou un pacha nommés tous les
deux par le monarque par dahir. Le makhzen13 va ensuite renforcer
l’autorité du chef de tribu qui sera nommé par le sultan comme caïd. Celui-
ci n’était pas choisi ou élu par l’assemblée locale à partir d’une base
communautaire. il devient par ailleurs un « intermédiaire » censé apaiser les
tensions qui pouvaient surgir entre les tribus, d’une part, et celles-ci et le
pouvoir central, d’autre part14.
Entre 1897 et 1916, les caïds gagnaient une certaine autonomie15
puisqu’ils deviennent de grands « seigneurs » en charge d’assurer le
commandement de leurs zones montagnardes. Face à la montée en
puissance du pouvoir des caïds, l’administration coloniale était donc
obligée d’assurer son emprise sur l’ensemble de la communauté. À cette
fin, les représentants du protectorat français se sont employés ainsi à attiser
les conflits entre les zaouïas et les tribus protestataires, notamment, pour
asseoir la suprématie du protectorat. De fait, l’autorité des chefs des tribus
(Amghars) s’est trouvée considérablement fragilisée à en juger notamment
par l’effacement du rôle décisionnel de la Jama’a réduite à un simple
organe exécutif soumis à l’autorité coloniale.

Plus tard, l’administration coloniale va décider de reléguer le « système


caïdal » au profit de la région coloniale. Ainsi, dans les villes, les pachas
nommés vont avoir la possibilité de « décréter et exercer des fonctions
similaires à celles du maire en France » sous le contrôle du protectorat. En
revanche, dans les zones rurales, les caïds16 avaient commencé à perdre de
leur influence politique et militaire. Quant aux tribus, elles n’avaient plus le
droit de gérer librement leurs affaires locales. Alors que le chef de la région,
nommé par un arrêté, sera promu à un statut supérieur au détriment des
membres de la Jamaâ dont la représentation sera limitée à un simple rôle de
consultation17.

Après l’indépendance, la monarchie est rentrée en conflit avec les partis


« historiques » issus du « Mouvement national ». Les désaccords entre le
parti de l’Istiqlal et le roi, par exemple, concernaient essentiellement le
partage du pouvoir et les choix politiques du jeune État-nation. Et pour
endiguer les ambitions des « nationalistes »18, le monarque « absolu » a
choisi d’abord de coopter des affidés du makhzen afin d’accaparer un
pouvoir décisionnel renforcé par la mise sur pied d’une armée royale issue
de l’armée de libération nationale. Ensuite, il a décidé de rallier des
notabilités locales afin de consolider son autorité hégémonique, notamment
dans les zones de dissidence (siba) et les centres urbains19. Parallèlement, le
palais a mis sur pied une administration bureaucratique qui lui permettait,
entre autres, de procéder à la sélection et au recrutement des élites locales
pour renforcer la présence du makhzen dans les communes urbaines
notamment. À ce propos, Waterbury écrit ceci : « Les partenaires du
souverain ont changé. Au début du siècle, c’étaient les tribus ou leurs chefs
qui avaient su les dominer. À présent, les tribus ont beaucoup perdu de leur
influence et leur importance : il s’agit plutôt des groupements urbains et,
encore mieux, de l’élite dirigeante qu’elle soit urbaine ou rurale, civile ou
militaire, encore que les notables ruraux conservent de l’influence. »
(Waterbury, 1970 : 230).

Grâce à son appareil sécuritaire et son système politico-administratif, le


ministère de l’intérieur assurait ainsi au roi les pleins pouvoirs sur les élites
politiques menées à l’époque par une forte opposition incarnée par les partis
« gauchistes ». Cette opposition avait reproché surtout au monarque une
concentration des pouvoirs. Et pour faire entendre sa voix, elle n’a pas
hésité parfois à mobiliser « la rue » pour manifester son mécontentement
comme en témoignent, par exemple, les mouvements de protestation de
1965 à Casablanca. Malgré cela, le pouvoir central est parvenu à se
maintenir en place parvenant même à museler les partis « historiques »,
dont les dirigeants aspiraient exercer le pouvoir dans le cadre d’un système
politique démocratique. Le domaine de l’action locale s’est vu ainsi
considérablement réduit au profit de l’élite-makhzen forte notamment de
ses affidés au sein des partis et parmi les agents de l’autorité. Ces derniers
se trouvaient d’ailleurs souvent derrière le « trucage » des élections appuyés
par des sécuritaires dont la mission se résumait à maintenir l’ordre public
par le recours parfois à la répression des mouvements de protestation et/ou
de contestation.

Mais durant les années soisante-dix, l’État traversait une crise politique
(deux coups d’État) qui l’obligeait à se déployer pour préserver son autorité
et maintenir intacte la suprématie du « Commandeur des croyants ». À cette
fin, les autorités ont procédé, entre autres, à une réglementation de la sphère
politique locale20 en introduisant la « commune » comme structure
représentative « choisie » par les membres de la communauté. Ce faisant, le
pouvoir central se voulait le garant d’une « démocratie locale »21 fondée sur
le principe du suffrage universel direct. Cependant, en réalité,
l’administration n’hésitait pas à manipuler les élections et la monarchie
continuait à exercer le rôle d’acteur central dans le système politique. Le
souverain tranchait ainsi toujours dans les grandes décisions stratégiques
dont notamment celles qui relèvent des pouvoirs du gouvernement local.

Vers la fin des années soixante-dix, les chefs des partis issus du
« Mouvement national » se sont trouvés donc dominés par la monarchie
soutenue par des notabilités locales influentes22. Proches de
l’administration et du milieu d’affaires, les « notables » sont parvenus ainsi
à s’imposer sur le champ politique local à commencer par les conseils élus
des villes. De leur côté, et malgré leur ancrage local et leur popularité, les
élus des partis de l’USFP et de l’Istiqlal, en particulier, avaient du mal à
affirmer leur leadership politique.

Pendant les années quatre-vingt, des notabilités locales, cooptées dans


leur majorité par l’élite-makhzen, avaient joué un rôle central dans la
régulation de la vie politique locale. Les notables se définissaient ainsi
comme les « représentants » de la communauté bien qu’ils soient dépourvus
d’une légitimité démocratique. À l’époque, on assistait à l’émergence de
« Big man »23 marocain qui disposait de certaines richesses et du soutien
inconditionnel du ministère de l’Intérieur. Aussi, l’absence de leaders à
même d’amorcer un processus de démocratisation avait-elle contribué à
l’émergence d’un système politique local caractérisé par des pratiques
autoritaires (fraudes électorales, corruption, clientélisme, népotisme, etc.).
Le rôle des élus locaux s’est vu ainsi réduit à une représentativité de jure
laissant parfois le champ libre à des officiels ou à de hauts dignitaires de
l’État, ou bien à leurs fidèles, pour décider des affaires de la collectivité.

Durant les années quatre-vingt-dix, la chose locale était dirigée par des
« entrepreneurs politiques » proches de la bureaucratie. L’accès aux conseils
communaux était devenu ainsi le moyen par lequel des politiciens
pourraient accéder à des postes de responsabilité et surtout à la richesse. Cet
état de fait n’a pas changé avec l’arrivée des partis « nationalistes » (l’ex-
opposition) au gouvernement en 1998. Pour preuve, des partis comme
l’USFP et l’Istiqlal ne sont pas parvenus à se défaire d’une « culture
notabiliaire » qu’ils ont fini parfois même par adopter pour mobiliser des
partisans lors des campagnes électorales tout particulièrement.
Après le décès du roi Hassan II, le nouveau monarque, en quête de
légitimité, allait faire du pouvoir local l’une de ses priorités majeures. Après
le limogeage de l’ex-ministre de l’Intérieur, Driss Basri, le roi décide alors
de jouer la carte de la « moralisation » de la vie publique en déclarant la
guerre aux « élus corrompus » et leurs réseaux notabiliaires. À l’époque,
plusieurs scandales politico-financiers avaient éclaté au grand jour mettant
en cause le style de gouvernement de nombreux élus locaux et officiels. En
témoigne ainsi la destitution de plusieurs présidents de conseils communaux
impliqués dans des affaires de corruption et dilapidation de deniers publics.
Pour exemple, on peut évoquer l’affaire « Slimani-Affoura »24 écroués tous
les deux par la Justice pour malversations et détournement de fonds publics
lorsqu’ils étaient en charge des affaires locales dans la ville Casablanca25.
La corruption et l’achat des votes, le manque de transparence et de
« comptabilité » (accountability), et les fraudes électorales demeurent ainsi
les principaux obstacles pour conduire une réforme démocratique du
gouvernement local. Vu sous cet angle, on suppose que la démocratie locale
reste encore un objectif difficile à atteindre surtout en l’absence de leaders
déterminés à rompre avec une « culture de l’autoritarisme » qui semble
caractériser le système politique marocain.

II. LA NATURE DU PROBLÈME


Après l’avènement du nouveau règne en 1999, le problème du leadership
politique s’est posé avec acuité. L’intérêt d’une étude qui traite de cette
question est double. D’une part, elle permettra de mieux comprendre le
phénomène de leadership à partir de l’analyse du processus décisionnel
local dans la ville de Casablanca. Et d’autre part, la recherche contribuera à
délimiter et à étendre la connaissance sur le sujet. L’étude permettra ainsi
d’intégrer et évaluer la connaissance existante et les théories élaborées sur
le leadership dans le champ des sciences sociales et politiques. À ce titre,
Jean McGregor Burns souligne l’importance que revêt l’étude du leadership
en appelant les chercheurs à accorder davantage d’intérêt aux leaders
politiques : « Les politologues doivent mettre l’accent sur les institutions
politiques et sociales qui contribuent à faire émerger des leaders politiques,
les changements générés par leur expérience ainsi que l’éventuel impact du
leadership sur la politique et sur l’histoire. » (Burns 1978 : 27).
L’importance de l’étude du leadership réside surtout dans le fait qu’il
contribue à mesurer le degré de démocratisation du système politique. En
principe, on suppose que les élus qui ne parviennent pas à influer sur le
cours des décisions ne bénéficient pas du soutien volontaire de followers.
De fait, ils auront du mal à les convaincre d’adhérer à leur choix,
notamment lors du vote des propositions par le conseil élu de la ville. Et par
conséquent, ces élus ne disposeront pas d’une légitimité qui pourrait
favoriser l’exercice d’un quelconque leadership. Dans ce cas de figure, on
serait donc tenté de relever l’absence de leaders politiques, et partant, de
conclure qu’on est en présence de chefs politiques dont le pouvoir émane,
exclusivement, d’une autorité formelle ou hiérarchique.

En d’autres termes, on aurait à faire à de simples détenteurs de pouvoir


dont les intérêts, les discours et les actions ne sont pas démocratiquement
légitimes, car non soutenus volontairement par des followers. Dans ce cas
de figure, il serait difficile d’attester du fonctionnement d’un processus de
démocratisation locale. Celui-ci semble inhérent à l’action de leaders
légitimes à même de représenter et mobiliser des partisans dans le but de
défendre et satisfaire leurs intérêts et ceux de la collectivité. En outre, ces
meneurs pourraient amorcer à terme des changements susceptibles de
contribuer à une modernisation de la culture politique prédominante au sein
du système26.

1. Questions fondamentales
A la lumière de ce qui précède, l’on peut donc s’interroger sur le fait de
savoir si l’on dispose ou non d’un leadership en mesure d’initier un
processus de démocratisation du système politique local ? S’il existe bien
des leaders à même de mobiliser le soutien nécessaire pour mener à terme
des réformes au sein du gouvernement local ? Si l’on est face à un système
politique de type « totalitaire » où un chef détient les pleins pouvoirs et
exerce le plus grand impact sur la prise de décisions ? (Tucker 1965 : 566).
Sinon, on peut se demander si on aurait à faire à un système « pluraliste »
où les leaders tentent et parviennent à obtenir l’adhésion volontaire à leurs
actions dans le but de satisfaire leurs intérêts et ceux de leur groupe de
partisans au sein de la collectivité (Kellermann 1984 : 78).
Cette recherche tente ainsi d’amorcer le débat sur le phénomène du
leadership politique au Maroc. La problématique centrale de la recherche
émane de la question de savoir dans quelle mesure le leadership est-il ou
non fonction de l’interaction des leaders et des followers dans un
environnement politique donné ? Plus concrètement, notre questionnement
porte principalement sur l’identification des facteurs qui déterminent
l’influence exercée par des élus locaux sur les choix des partisans lors de la
prise de décisions ? Partant de cette idée, on s’est posé d’autres questions
qui pourraient tout aussi bien aider à mieux appréhender l’étude du
leadership politique local, à savoir :
- Certaines communautés ou collectivités ne disposent-elles pas de
leaders dont le rôle principal est d’orienter les décisions en vue de
satisfaire les intérêts de la cité ?
- Les politiques ne parviennent-ils pas à amorcer un processus du
leadership local susceptible de favoriser une véritable transition
démocratique ?
- Les politiques n’arrivent-ils pas à s’imposer en tant que leaders
légitimes à même de représenter et défendre les intérêts de la
collectivité ? Seraient-ils motivés principalement par la quête du
pouvoir local afin de satisfaire des intérêts personnels ou bien ceux de
certaines élites économiques ou politiques ?
- Dans quelle mesure peut-on évoquer une hégémonie de l’administration
locale et, plus particulièrement, un interventionnisme des
fonctionnaires qui empêcheraient l’émergence d’un leadership local ?
- Le processus décisionnel local est-il dominé par des « chefs politiques »
et des bureaucrates qui relèguent au second plan les élus locaux et
tentent d’évacuer les discours idéologiques et partisans ?
- Le système politique local est-il marqué par une certaine
personnalisation de l’influence émanant de la prééminence d’une
« culture de l’autoritarisme » incarnée par le pouvoir personnel d’un
seul homme ?
- Les conseillers de la ville parviennent-ils à construire et à diffuser une
« identité politique locale » susceptible de favoriser l’émergence d’un
leadership « culturel » inhérent au système des valeurs d’une
communauté ?
Pour essayer de répondre à ces questions, on est parti de l’idée de Luis
Edinger selon laquelle : « Le leadership dépend de la capacité d’une
personne d’influer sur les comportements des partisans de manière à les
orienter vers une direction particulière ou partagée avec le groupe (Edinger
1967 : 6). Gardner adhère entièrement à cette conception du leadership qui
insiste sur la persuasion : « Le Leadership est un processus de persuasion
ou un exemple par lesquels un individu (ou une équipe de leadership)
influence le groupe pour qu’il suive certains objectifs défendus par le
leader ou bien partagés par ce dernier et ses followers. » (Gardner 1990 :
1). Cette idée est partagée aussi par Dahl qui considère le leadership :
« Comme étant l’exercice par le leader d’une influence directe sur les
décisions prises par son organisation, notamment les changements à
apporter à ses structures, ses activités, ses objectifs majeurs, etc. » (Dahl
1971 : 106).

Le leadership peut être considéré donc comme une construction


« cognitive » émanant de la personnalité et des connaissances du leader
ainsi que de la culture politique prédominante au sein d’une organisation ou
d’un groupe. Vu sous cet angle, le leadership pourrait mettre ainsi en
évidence un schème27 composé d’explications (causes et moyens) et de
conséquences (effets ou fins) qui guident le leader dans l’interprétation des
événements, des discours et des actions afin qu’il puisse orienter les choix
des followers de manière à pouvoir atteindre ses buts et satisfaire les
attentes et les besoins du groupe.

III. TRAME CONCEPTUELLE


Durant le 20e siècle, l’étude du leadership politique a été marquée par
l’analyse des caractéristiques personnelles des individus. Mais à partir des
années 1950, les recherches sur le leadership se sont focalisées sur
l’examen des situations et l’influence des leaders dans différents contextes
politiques, comme le fait remarquer à juste titre Lewis Edinger : « Les
politologues américains, en particulier dans les deux dernières décennies,
ont préféré étudier le leadership politique au pluriel. Depuis l’examen
habile de Seligman des ‘études de la collectivité’, en 1950, un grand
nombre de travaux sur les élites politiques, les décideurs et les personnes
influentes est apparu, en particulier dans le domaine du gouvernement
local américain. Certaines de ces études ont mis l’accent sur
l’identification des élites et l’analyse de la position ou la réputation des
leaders, leur milieu social, leur composition et les modèles de leur
recrutement. D’autres recherches se sont centrées sur l’étude de la prise de
décisions et l’émergence du leadership, au lieu de chercher d’où viennent
les leaders. D’autres études ont privilégié les aspects interpersonnels du
leadership politique comme les relations leader-leader et leader-followers,
ainsi que le leadership dans les groupes et les organisations plus ou moins
structurées. » (Edinger 1964 : 427).

L’étude du leadership est certes un champ relativement nouveau dans les


sciences politiques. N’empêche que tous les politologues s’accordent sur
son importance scientifique. C’est d’ailleurs l’avis de l’un des plus
éminents politologues contemporains, Robert Dahl, qui écrit avec
Neubauer : « Il se peut qu’aucune question ne soit plus centrale pour le
débat politique que celle du leadership politique. Ainsi, s’il existe une
‘réalité irréductible’ des politiques, c’est que dans chaque société politique
quelques-uns seront les dirigeants et d’autres seront les dirigés. » (Dahl &
Neubauer 1968 : 251).

Toutefois, les spécialistes sont très divisés au sujet de la démarche


appropriée pour étudier le leadership politique. Une conception considère
l’histoire comme étant faite par le leadership d’un « grand homme ». Cette
position suppose que les individus sont nés égaux, mais que quelques-uns
sont dotés de « qualités uniques » qui les rendent ainsi supérieures aux
autres. C’est le cas notamment de Churchill considéré par certains
historiens comme un « homme exceptionnel » qui aurait empêché les nazis
de conquérir l’Angleterre. Un autre camp défend l’idée selon laquelle les
leaders émergent en fonction des tâches à exécuter, des situations et des
circonstances. Ainsi, même le « grand homme » est imprégné de son
environnement dans la mesure où il ne fait que profiter d’évènements et
d’avènements objectifs et du travail réalisé par d’autres individus à
commencer par ses prédécesseurs. Récemment, ces deux camps se sont
rencontrés dans le cadre d’une alliance difficile : les théories
« situationnistes-personnelles ». Les partisans de cette approche arguent que
le leadership ne peut-être expliqué que par la conjonction de trois éléments :
la nature du leader, du groupe et de l’évènement surtout le problème ou la
tâche prioritaire qu’il faudra accomplir (Kellermann, 1984 : 72).
Dans notre recherche, nous nous sommes inspirés de plusieurs approches
afin d’enrichir le champ d’investigation de manière à pouvoir tester le plus
grand nombre possible d’hypothèses. Ces propositions découlent ainsi de la
trame conceptuelle conçue pour cette recherche afin d’analyser en détail le
processus du leadership.

Par ailleurs, il faudra bien distinguer le concept de « leadership » d’autres


notions qui portent parfois à confusion telles que l’autorité, le statut, le
pouvoir, les élites et le management. Gardner distingue, d’abord, le
leadership du « statut ». L’auteur estime ainsi que même dans les
organismes gouvernementaux la personne d’un rang supérieur peut
simplement être un bureaucrate. Gardner fait, ensuite, la distinction entre le
leadership et l’« autorité officielle » dont le rôle est de légitimer simplement
le pouvoir. Selon Gardner, des « leaders » pourraient ainsi faire croire à
leurs opposants qu’ils sont en mesure d’obtenir le soutien de followers,
alors qu’en fait ils ne disposent que d’un pouvoir institutionnel issu de leur
statut ou leur autorité formelle. Parfois, il se peut même que leur pouvoir
soit issu de leur richesse, leur capacité d’infliger des punitions, du contrôle
des règles de l’organisation ou bien de l’accès aux médias.

Gardner insiste aussi sur la différence entre « élite » et « leadership ». Il


affirme ainsi que le terme « élite » n’est pas approprié pour désigner les
leaders. D’après lui, ces derniers sont des personnes qui appartiennent
toutes à des élites. En revanche, les membres de ces élites ne peuvent pas
être considérés tous comme des leaders parce qu’ils sont toujours tentés
d’utiliser leurs statuts pour enfreindre les « normes démocratiques »28. Dans
notre étude, on traite surtout de la question du leadership et non celle des
élites locales. Il s’agit là de deux champs d’études spécifiques -
quoiqu’interdépendants - comme le démontre justement Harold Lasswell :
« La notion d’élite est utilisée dans la science politique pour designer la
formation sociale dont les leaders sont recrutés. Dans les systèmes non-
démocratiques, l’élite est limitée puisqu’elle est souvent composée de
quelques familles propriétaires de terres, de grands commerçants, des
banquiers, des responsables de partis, des membres du gouvernement ou
des officiers de l’armée. Dans les systèmes démocratiques, le gouvernement
n’est pas dirigé par une élite restreinte, mais plutôt par quelques leaders
qui représentent tous les citoyens. » (Lasswell, 1948 : 108-110).

Enfin, Gardner fait le distinguo entre « leadership » et « management ».


Alors que le manager est étroitement lié à l’organisation, ses structures, ses
règlements, etc., le leader, lui, peut n’appartenir à aucune institution. Et
lorsqu’il arrive que ce dernier adhère à une organisation, il pourra
certainement s’engager à la changer selon sa vision et le contexte au sein
duquel il est appelé à agir (Gardner, 1990 : 4).

IV. TYPES DE LEADERSHIP


Dans cette recherche, on a adopté la conception processuelle de Lewis
Edinger concernant le leadership politique : « Celui-ci se distingue des
autres formes de leadership par le fait qu’il renvoie au processus par lequel
les gouvernements essayent d’exercer un contrôle sur des décisions
publiques. Les leaders détiennent ainsi leur autorité légale du poste qu’ils
occupent au sein des institutions politiques. Ils ont pratiquement la
possibilité de choisir entre des objectifs alternatifs et un ensemble varié
d’actions politiques. Ici, le terme ‘politique’ établit précisément le contexte
organisationnel général du leadership et renvoie, explicitement ou
implicitement, à l’État et aux processus politiques institutionnels. »
(Edinger 1975 : 257).

Outre cette conception institutionnelle, on s’est inspiré de l’approche


interactionniste de Kellermann lorsqu’elle traite de la question du
leadership politique. Selon l’auteur, l’adjectif « politique » ne doit pas se
limiter aux affaires publiques et institutionnelles. L’exercice de l’influence
renvoie aussi à un leadership partisan (ou idéologique) et un engagement
personnel des leaders visant à changer les objectifs du groupe, ses activités,
ses structures, etc.

Ces deux conceptions complémentaires du leadership mettent ainsi


l’accent sur l’analyse des stratégies des individus en compétition pour
influencer la prise de décisions qui relèvent de l’« intérêt général ». Une
compétition où chacun tente d’imposer des orientations particulières
inhérentes à ce que le groupe devrait faire, la façon dont cela devrait être
fait, par qui et pour quelles raisons (Kellermann 1984 : 72-73).

L’étude prendra aussi en compte l’aspect informel du leadership, c’est-à-


dire une certaine influence non institutionnelle exercée au quotidien par
certaines personnes en vue d’influer sur le cours des décisions. Il se peut en
effet que des individus qui ne détiennent pas des postes formels de
responsabilité arrivent à orienter les choix des élus de manière à pouvoir
exercer un certain leadership politique (Tucker, 1982 : 77).

V. L’ENQUÊTE
Pour répondre aux questions de la recherche, on s’est fixé comme
objectif empirique principal de tester un ensemble d’hypothèses afin de
vérifier la véracité de certaines propositions théoriques sur le leadership. Ce
travail a été mené dans le cadre d’une approche analytique qui a été
appliquée à la partie empirique : décrire d’abord la réalité à partir des
résultats de l’enquête, expliquer et interpréter par la suite et établir des liens
de causalité, suivant un schéma hypothétique qu’on a l’ambition de traduire
en « modèle explicatif » à la fin de la recherche (chapitre 11). Et c’est
justement dans cette optique que nous avons élaboré un « protocole de
recherche » qui permet de mieux appréhender l’analyse de l’influence
politique exercée par des élus locaux sur le processus décisionnel à travers
quatre niveaux de leadership, à savoir :
- Individuel : analyser des profils sociologiques, culturels et politiques
des conseillers de la ville ;
- Structurel : restituer le contexte, historique, politique, social,
économique et culturel du leadership local ;
- Politique : étudier les comportements et les attitudes de leadership,
notamment lors de la prise de décisions ;
- Symbolique : dégager les différents styles culturels de leadership et
analyser les idéologies rivales qui marquent le discours des leaders qui
tentent de revendiquer une identité locale « exclusive ».

Sur un plan empirique, plusieurs techniques de recherche ont été utilisées


pour analyser le phénomène de leadership. La collecte des données s’est
faite à partir de l’utilisation de méthodes quantitative et qualitative. Dans un
premier temps, on a effectué une recherche documentaire (ouvrages,
documents, rapports statistiques sur la ville, résultats des élections, etc.)
afin de disposer de matériaux historiques sur la vie politique dans la ville de
Casablanca. Ensuite, on a procédé à une collecte de données sur les
évènements-clés qui avaient marqué la sphère politique locale, dont
notamment l’éclatement de scandales politico-financiers (l’affaire Slimani-
Affoura), le limogeage de l’ex-ministre de l’Intérieur, Driss Basri (1999),
l’adoption d’une nouvelle Charte communale - qui introduit le principe de
l’unité de la ville notamment - et d’un nouveau code électoral (2002),
l’approbation d’une nouvelle loi sur les partis politiques (2004), les attentats
du 16 mai 2003 et l’organisation des premières élections sous le nouveau
règne, le 12 septembre 2003.

Dans un deuxième temps, on a effectué une étude exploratoire afin de


disposer de données de cadrage sur l’objet d’étude : structures du conseil,
modes de fonctionnement, acteurs, enjeux politiques, décisions prises,
conflits, idéologies rivales, etc. On a tenté aussi d’analyser les modalités
d’organisation du conseil de la ville, notamment la tenue des assemblées, la
nomination du bureau, le vote des décisions, la répartition des tâches entre
les commissions, etc. On a consulté également les archives de la commune
urbaine de Casablanca et avons mené, simultanément, une série d’entretiens
informels avec des personnes supposées être bien informées sur la vie
politique locale.

Dans un troisième temps, on a réalisé une préenquête sur le terrain pour


collecter des informations sur le fonctionnement du conseil élu de la ville.
Ainsi, on a effectué une analyse de contenu des décisions majeures prises
par le conseil depuis sa constitution en septembre 2003. En outre, on a
procédé à l’analyse d’un échantillon des comptes rendus et des procès-
verbaux (PV) des réunions tenues par le conseil de la ville (assemblées
générales, réunions des commissions...). Ce travail permettrait ainsi
d’identifier des leaders politiques, c’est-à-dire des conseillers qui seraient
parvenus, grâce au soutien volontaire dont ils pourraient disposer, à faire
passer leurs initiatives ou à bloquer celles de leurs adversaires, comme le
fait souligner à juste titre Luis Edinger : « L’analyse empirique du
leadership procédera ainsi à partir du niveau individuel de l’analyse en
considérant la signification causale des efforts (aboutis et manqués) des
individus pour exercer du leadership. » (Edinger 1990 : 510-12).

Dans un quatrième temps, on a mené une étude de cas au sein du conseil


de la ville de Casablanca pour décrire le processus du leadership local. Dans
ce cadre, on a effectué ainsi une série d’entretiens approfondis (semi-
directif) avec une trentaine de conseillers qui ont pris part aux processus
décisionnels. On a tenu à ce que les élus locaux choisis soient des plus
représentatifs de la composition sociologique et politique du conseil en
termes d’âge, d’origine et position sociales, d’appartenance partisane, de
trajectoire politique, etc. C’est ainsi qu’on a pu disposer de données
qualitatives nécessaires pour élaborer notre protocole d’interview (annexe
13).

Et dans un dernier temps, on a effectué une enquête empirique pour


dégager les facteurs influents sur le processus de leadership. À ce propos,
on a utilisé la technique de l’interview par questionnaire pour obtenir des
informations quantitatives. Le questionnaire a été élaboré sur la base des
données collectées lors de notre pré-enquête et administré,
individuellement, aux 131 membres du conseil de la ville29. Le
questionnaire est divisé en plusieurs thèmes représentant chacun une
dimension descriptive et explicative du leadership. Ces thèmes de recherche
sont les suivants : caractéristiques personnelles des leaders, positions, rôles
et comportement, ressources et contraintes institutionnelles, relations
leader-followers, influence politique, tâches et buts des leaders, prise de
décisions, types de leadership, conflits, culture, idéologie et changement
politiques.

VI. OBJETS DE L’ÉTUDE


Notre recherche s’articule autour de deux objets d’étude spécifiques
relatifs à l’analyse du leadership politique local. D’une part, on a essayé de
déterminer les facteurs décisifs de l’influence exercée par des leaders sur les
choix des followers et les priorités du gouvernement local. D’autre part, on
a tenté d’identifier les meneurs à partir de l’analyse du processus
décisionnel dans la ville de Casablanca30. À cette fin, on a accordé un
intérêt particulier aux individus, c’est-à-dire aux leaders politiques.
Concrètement, on est partis de l’idée selon laquelle l’exercice du leadership
politique local dépend de l’engagement de certains individus à orienter le
cours des décisions, comme le fait rappeler, à juste titre, Robert Dahl dans
sa définition des leaders : « Dans toute association d’individus, une
proportion relativement faible d’entre eux exerce une influence directe
relativement que le reste sur tous les choix importants qui concernent
l’existence de cette association, tels que par exemple sa survie ou la part
qu’elle doit recevoir des ressources de la communauté comme l’argent, le
pouvoir, l’estime ou bien le mode de répartition de ces ressources au sein de
l’association ou bien encore les changements à apporter à ses structures,
ses activités, ses objectifs majeurs, etc. ces individus sont par définition les
leaders. » (Dahl, 1971 : 107).

Par ailleurs, il faudra bien préciser que notre objet d’étude est défini d’un
triple point de vue :
- Chronologique : l’étude a pour objectif d’analyser le leadership local à
la lumière d’une nouvelle configuration politique marquée, notamment,
par le décès du roi Hassan II, l’organisation des premières échéances
électorales sous le nouveau règne, la participation d’un parti islamiste
légaliste31 aux affaires publiques dans plusieurs villes et l’engagement
du nouveau roi à réguler la vie politique locale surtout après les
attentats du 16 mai 2003 à Casablanca. La recherche a porté par ailleurs
sur un seul mandat local (2003-2009). Quant à l’enquête, elle a duré un
peu plus de trois ans (entre 2003 - 2006). Pour rappel, elle a démarré
quatre mois avant la constitution du conseil de la ville de Casablanca, le
23 septembre 2003.

- Géographique : l’étude a traité du phénomène du leadership au sein de


la ville de Casablanca. Selon la nouvelle Charte communale (2002), ce
conseil a remplacé l’ex-commune urbaine de Casablanca (CUC). Il est
considéré, désormais, comme étant l’institution politique locale centrale
où sont prises les décisions majeures de la ville après que les
communes (27) se soient transformées en arrondissements (16)
dépourvus de l’autonomie morale et financière.
- Population : l’enquête a porté sur les 131 élus locaux du conseil de la
ville de Casablanca. Cette population a constitué notre unité d’analyse
de base. En plus des entretiens menés auprès des conseillers de la ville,
on a consulté d’autres acteurs susceptibles de peser sur les décisions
locales tels que des responsables de partis, d’anciens politiques, des
notables locaux, des dirigeants associatifs et syndicaux, et des
fonctionnaires.

L’objectif principal de cette recherche est de savoir s’il existe un


leadership politique au Maroc et, dans l’affirmatif, s’il s’agit, par exemple,
d’un leadership de type « autoritaire » ou bien de type « démocratique ».
Plus concrètement, on va chercher à savoir si parmi les représentants du
gouvernement local, on pourrait identifier des leaders à même d’opérer un
changement dans la culture politique prédominante. Des meneurs légitimes
qui croient au « credo démocratique » fondé principalement sur le respect
du pluralisme, de la règle du droit, des institutions et de l’intérêt général de
la collectivité. Il s’agira, plus précisément, de repérer les leaders qui
influent sur les décisions prises par le conseil de la ville de Casablanca.
L’absence de meneurs pourrait attester ainsi d’une fragilité de la démocratie
locale, voire de l’incapacité du système politique à favoriser l’émergence de
leaders « rationnels-légaux » qui jouissent de l’adhésion volontaire de
followers au sein de la cité.

Cette étude s’assigne par ailleurs d’autres objectifs, non moins


importants, à savoir :

- Reconstituer les profils sociologiques des élus locaux à partir de


l’examen de leurs caractéristiques personnelles (sexe, âge, origine
sociale et niveau d’instruction) socioprofessionnelles (profession,
niveau de revenu, prestige social et disponibilité), politiques (affiliation
partisane, appartenance syndicale, adhésion associative, trajectoire
politique et popularité) et culturelles (maîtrise des langues et lien
social) (Chapitre 2) ;

- Mettre en évidence l’apport de l’environnement de leadership à partir de


l’analyse du contexte politique qui pèse sur les élus locaux susceptibles
d’exercer de l’influence au sein du gouvernement local (Chapitre 3) ;

- Analyser les positions d’autorité et les rôles formels de ‘Headership’ à


partir de l’examen des contraintes institutionnelles et structurelles qui
découlent de l’organisation et la répartition du pouvoir local (Chapitre
4) ;

- Dégager les stratégies et les buts de leadership à partir d’un examen de


l’agenda local et des objectifs politiques inhérents à un leadership
fonctionnel qui se manifeste lorsque des conseillers de la ville essayent
de faire parvenir leurs revendications ou bien celles de leurs partisans
(coalition, parti, électeurs...). Il s’agira également d’analyser les
comportements de leadership, c’est-à-dire la portée des actions des élus
qui tentent de persuader des followers d’adhérer à leurs choix afin de
satisfaire des intérêts communs (besoins et attentes) (Chapitre 5) ;

- Étudier le processus de followership, c’est-à-dire les efforts déployés


par des leaders pour obtenir le consentement volontaire de partisans
« loyaux » afin de pouvoir influer sur les processus décisionnels qui
impliquent les acteurs locaux dans la ville (élus, partis, fonctionnaires,
notables, syndicats, etc.) (Chapitre 6) ;

- Analyser les conflits qui pourraient surgir au sein du gouvernement


local : entre conseillers, d’une part, et entre ces derniers et les
fonctionnaires, d’autre part. Parallèlement, analyser les efforts des
leaders visant à maintenir une cohésion politique et organisationnelle
du conseil élu de la ville (Chapitre 7) ;

- Identifier et mesurer les ressources de leadership (profession, standing


social, fortune, disponibilité, réseaux de relations, contrôle des emplois
et des sources de l’information, etc.). Aussi, déterminer l’origine,
l’intensité, la forme, les cheminements et les variations des ressources
mobilisées par les leaders en vue d’orienter les choix des élus et les
décisions de la collectivité (Chapitre 8) ;
- Déterminer les représentations et les perceptions politiques des meneurs
et identifier leurs différents styles d’influence à partir de la construction
d’une typologie de leadership (charismatique, traditionnel, légalo-
rationnel, démocratique, totalitaire, autoritaire, transactionnel,
transformationnel, entrepreunariel et informel) (Chapitre 9) ;

- Analyser les processus de construction d’un leadership idéologique (ou


cognitif) en mesurant les changements opérés par les leaders sur la
culture politique locale grâce à l’élaboration et à la diffusion de
discours identitaires (linguistique, culturel, religieux, etc.) (Chapitre
10).

Ces objectifs feront l’objet d’une analyse détaillée tout au long de cette
étude. Chaque objectif représente par ailleurs un paramètre de base pour
appréhender notre problématique de recherche relative à l’étude du
leadership politique local. Ces dimensions se déclinent en plusieurs
questions formulées, à leur tour, sous forme d’hypothèses de travail. Ces
propositions constituent en fait la trame de fond conceptuelle d’un modèle
axiomatique qui tente de rendre compte de la complexité de l’influence
politique exercée dans la ville de Casablanca (Chapitre 11).

Plus concrètement, on propose de décliner notre étude en dix chapitres32


qui traitent des différentes dimensions du phénomène du leadership local, à
savoir : profils sociologiques, politiques et culturels des conseillers de la
ville ; environnement du leadership ; structures, fonctions et rôles ;
stratégies, buts et comportements ; followership et processus décisionnel ;
conflits et cohésion ; ressources ; types de leadership et styles personnels
d’influence ; cultures et idéologies, comme le démontre d’ailleurs, à titre
illustratif, la figure 1 :

Figure 1 : Dimensions du processus du leadership politique local


9 Abderrahmane Ibn Khaldûn, Prolégoménes au Discours sur l’histoire universelle, tr. Fr. Beirut,
Presses de l’imprimerie Catholique (1377).
10 Dans cette étude, nous utilisons parfois le terme français « meneur » à la place du mot « leader ».
Ce terme vient de l’anglais « to lead » (conduire, diriger). Les équivalences en français sont
nombreuses : guide, dirigeant, patron, maître, responsable, commandant, caïd, supérieur, chef, chef
de bande, notable, meneur, pilote, berger, auxquels on peut rajouter les termes gourou (celui qui sait
tout), cicérone (guide autorisé qui explique aux touristes les curiosités d’une ville ou d’un musée) et
même amphitryon (hôte qui offre à dîner). Leadership, avec son suffixe -ship, indique l’état ou la
condition de leader.
11 Le « commandement » revêt une connotation péjorative qui renvoie souvent à un lexique
militaire. Mais cela n’empêche pas certains auteurs de traduire leadership par commandement. Les
puristes français préfèrent traduire leadership par « direction » même s’ils demeurent minoritaires
face à une majorité qui préfère garder le terme original en anglais.
12 Parsons définit un “systéme” comme un concept “that refers both to a complex of
interdependencies between parts, components, and processes that involve discernible regularities of
relationship and to a similar type of interdependency between such a complex and its surrounding
environment” (p.177). Talcott Parsons, “Social Systems”. In : Talcott Parsons : Social Systems and
the Evolution of Action Theory. New York : London : Free Press (pp. 177-203).
13 Le terme « makhzen » signifie la maison royale et, jusqu’au Protectorat, l’appareil d’État.
Actuellement, il renvoie à un « mode de gouvernement des hommes », mais également à « une
manière d’être et de faire, qui habite les mots, épice les plats, qui fixe la forme et le contenu de la
relation entre gouvernant et gouvernés ». Mohamed Tozy, « Les enjeux de pouvoir dans les “champs
politiques désamorcés” » in M. Camau (dir.), Changements politiques au Maghreb, Éditions du
CNRS, 1991.
- Pour aller plus loin, Tozy fait la distinction entre “Makhzen” et “Dar-al-Makhzen. - A ce propos, il
écrit ceci : « ... Dar-al-Makzen (...) ramène à l’espace physique de pouvoir. Le sultan, qui y occupe le
centre, désigne les cercles de proximité et définit la hiérarchie des courtisans. Il est de ce fait,
l’unique pour voyeur du système en symboles d’autorité et le principal artisan de la culture
politique ». M. Tozy, Monarchie et Islam politique au Maroc, les éditions actuelles presses de
Sciences Po. Paris, 2008, p. 42
14 « Il n’y a pas de statut du caïdalisme, ni de réglementation, ni de législation, etc. Le protocole
makhzenien considère les caïds comme des « serviteurs très agrées de sa majesté » et qui, par
conséquent, lui sont parfaitement soumis ». Paul Pascon, Le Haouz de Marrakech, Tanger, Éditions
Marocaines Internationales. Pascon, 1983, p.368.
15 Robert Montagne, Les Berbères et le Makhzen dans le sud du Maroc : essai sur la transformation
politique des Berbères sédentaires (Groupe Chleuh), Paris, Félix Alcan, 1930, p. 348
16 À l’exception du caïd El Glaoui dans la région de Marrakech
17 Sauf pour les tribus des montagnes du Moyen et du Haut Atlas qui avaient gardé leurs conseils
pour pratiquer surtout une justice civile coutumière conformément au dahir du 11 septembre 1914
18 Ernest Gellner utilise le « nationalisme » dans un sens « instrumentaliste » qui fait l’impasse sur
sa dimension idéologique. Il le considère comme un ensemble de stratégies mises en œuvres par des
entrepreneurs politiques qui désirent définir un groupe parce qu’ils pourront ensuite le mobiliser dans
leur quête du pouvoir. Gellner met ainsi l’accent sur la rivalité opposant les élites issues des
différents groupes ethniques dont l’accès aux ressources économiques est fortement inégal « Le
nationalisme est essentiellement un principe politique, qui affirme que l’unité politique et l’unité
nationale doivent être congruentes. » Ernest Gellner, Nations et nationalisme, Paris, Bibliothèque
historique Payot, 1999, p. 11. Le nationalisme est considéré aussi comme une stratégie symbolique
pour reprendre ici l’expression de l’anthropologue Clifford Geertz. Pour lui, le nationaliste, par
exemple, « ne produit des arguments en faveur de la tradition que lorsque la validité de celle-ci est
mise en question. Cette opération, dans la mesure où elle atteint son but, ne ramène pas au
traditionalisme naïf, mais conduit à une retraditionnalisation idéologique ». Clifford Geertz, The
Interpretation of Culture, New York, Basic Books, 1973, p.219.
19 Rémy Levau, Le fellah marocain, défenseur du trône, Fondation Nationale des Sciences
Politiques, 1976.
20 Il s’agissait surtout des Chartes communales de 1959 et de 1976, des découpages communaux de
1960 et 1992, de la régionalisation économique de 1971 et de la régionalisation de 1997 instaurant la
région comme collectivité locale. Sans compter l’instauration de la tutelle et du contrôle de la sphère
politique locale par la division « sécuritaire » du pays en provinces, cercles et caïdats.
21 On estime que la « démocratie locale » revêt une importance indéniable dans le processus de
construction d’un État de droit porté par des leaders légitimes soutenus volontairement par des
partisans. C’est d’ailleurs l’avis exprimé, d’une certaine manière, par un historien qui a toujours
privilégié le « national » pour appréhender la complexité de la société marocaine : « s’il existe bien
un espoir de voir aboutir une rénovation juste, il dépend aujourd’hui de plusieurs facteurs à
commencer par l’adoption d’une démocratie locale qui paraît être un choix incontournable en vue
d’éviter la fracture et l’anarchie. On n’a qu’à jeter un coup d’œil sur ce qui se passe autour de nous
pour se rendre compte du fait que plus on tarde à appliquer ce principe et plus grand sera le danger
de la désagrégation. » Au Maroc, le pouvoir local est par ailleurs l’un des piliers de la monarchie,
considérée par la Constitution comme le garant des libertés collectives. Celles-ci s’inscrivent dans le
cadre d’un « pacte politique » fondé sur l’allégeance manifestée par les groupes et les individus à la
personne du roi. Vu sous cet angle, le pouvoir local est délégué par le monarque aux représentants
des populations conformément à une « Charte communale ». Mais cela ne devrait pas empêcher pour
autant les élus locaux de s’acquitter de leur rôle de représentants de la collectivité à même de prendre
en charge la direction des affaires politiques « indépendamment » du pouvoir central ou de tutelle.
Cette vision ne semble pas être partagée par certains auteurs comme Abdellah Laroui qui affirme
ainsi que « c’est une fiction d’imaginer que l’on peut construire un État national démocratique à
partir du modèle de la démocratie locale » (p.126). En outre, l’auteur estime nécessaire que l’État-
nation continue d’intervenir dans la prise de décisions locales à travers notamment un certain
contrôle exercé par le centre « n’est-ce pas plus efficace de charger les personnes concernées de
gérer leurs propres affaires, ceux qui en subissent effectivement les préjudices ou bien qui s’en
servent pour se justifier ? Et même dans ce cas de figure, le recours à l’arbitrage demeure
nécessaire, in fine, après que les instances intermédiaires échouent dans leurs actions. Le premier de
ces instances est le parlement local (al-barlaman al-mahali), pilier de la construction démocratique
dans le cadre d’une Constitution locale propre. Sa mission est de statuer dans les problèmes en
suspens à commencer par le problème du dialecte et de l’appartenance, puis les questions de
l’éducation, de l’administration, de la sécurité et de l’équipement, etc. Ce faisant, toutes les entraves
de la démocratie (...) seront nécessairement endiguées, et partant, ces problèmes deviennent,
théoriquement, solubles. Et si jamais un handicap survient, pour une raison ou une autre, matérielle
ou éthique, le centre ne sera pas tenu pour responsable » (p.130). Abdellah Laroui, Min Diwan
Assiyassa, (en arabe) Centre culturel arabe, 2009, (pp.126-130).
22 Le travail de Rémy Levau ne traite en aucun moment du problème de leadership. L’objectif de
l’auteur a été d’analyser le processus de reconstitution de la structure du pourvoir local. L’ouvrage est
entièrement consacré à l’étude des élites locales. Levau montre en effet comment le roi du Maroc,
juste après l’indépendance, a commencé à placer les notables locaux à côté d’une bureaucratie
moderne sous la direction d’officiels issus d’une classe moyenne. Levau ne donne pas une définition
précise des notables locaux et se contente d’étudier leur fonction dans le système politique. Rémy
Levau, Le Fellah marocain, défenseur du trône, Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1976.
À cet égard, Dahl fait la distinction entre deux groupes de notables aux États-Unis : les notables
sociaux et les notables de l’économie. Les premiers puisent leur légitimité de l’appartenance à des
familles de vieille ascendance. C’est le cas notamment de certains élus qui ont embrassé des carrières
libérales (barreau, administrateurs de société, propriétaires fonciers, directeurs de banques...). Quant
aux notables de l’économie, ils sont considérés comme des nouveaux venus, des nouveaux riches qui
sont bien introduits dans le milieu d’affaires. Robert Dahl, Qui gouverne, Librairie Armand Colin,
Paris, 1971, (pp.77-78). L’étude des profils des élus locaux, dans le chapitre premier, permettra de
distinguer les types de notabilités qui tentent d’exercer des rôles de leadership. Cela pourrait
renseigner ainsi sur les ressources (richesse, profession, origine géographique…) dont disposent les
conseillers de la ville qui aspirent influencer le cours des décisions locales
23 Nous empruntons ici cette notion qui renvoie à la théorie du « bigmanisme » élaborée à partir
d’études d’hommes politiques dans les communautés africaines. Il s’agit de sociétés à bigman où les
valeurs d’ordre économique et financier semblent dans une large mesure prendre le pas sur les
valeurs ancestrales. (Voir notamment à ce propos : Jean-François Médard, « Le “Big man en
Afrique” : analyse du politicien entrepreneur », Année sociologique, n° 42, 1992, numéro spécial sur
la sociologie du développement).
24 Le premier, Abdelmoughit Slimani, ex-président de l’ex-CUC et directeur d’une société privée, et
le second, Abdelaziz Affoura, gouverneur de la préfecture Aïn Sebaâ Hay Mohammadi.
25 En 2008, la Cour des comptes épingle des partis politiques en publiant un rapport qui dénonce,
entre autres, une mauvaise direction des affaires locales. Un élu PJD président du conseil de la ville
de Meknès a été démis de ses fonctions par les autorités après avoir été accusé de corruption par le
ministère de l’Intérieur.
26 Dans ses analyses de la démocratie, Robert Dahl soutient qu’une compétence civique et une
culture politique « favorable to democratic ideas and practices » sont nécessaires pour qu’un pays
développe son système institutionnel démocratique. Ses arguments sont identiques de G. A Almond
et S. Verba, réitérant l’idée que la naissance et la viabilité des institutions démocratiques
fonctionnelles dépendent de l’existence d’une culture politique adéquate. Voir Robert Dahl,
Democracy and Its Crisis, New Haven, Yale University, 1989, p. 264.
27 On entend ici par « schème » la structure d’ensemble d’un processus.
28 ”In any society - no matter how democratic, no matter how equalitarian - there are elites in the
sociologist’s sense : intellectual, athletic, artistic, political, and so on. The marks of an open society
are that elite status is generally earned, and that those who have earned it do don’t use their status to
violate democratic norms. In our society, leaders are among the many ‘performance elites’” John W.
Gardner, On leadership, New York, Free Press, 1990, (pp. 2-3).
29 Malgré le caractère anonyme du questionnaire, la plupart des élus se sont montrés plus ou moins
« méfiants » envers certaines questions, notamment celles concernant des informations d’ordre
personnel. Sur les 131 conseillers, seulement 50 ont accepté, ouvertement, de nous recevoir pour
répondre favorablement aux questions et discuter, par là même, de l’objet de la recherche. Vingt-huit
conseillers ont accepté de répondre au questionnaire, sous couvert d’anonymat, et ce, malgré le
caractère confidentiel de notre enquête. Par ailleurs, vingt-trois conseillers ont préféré répondre au
questionnaire, sans notre présence, justifiant ce choix, entre autres, par le nombre élevé des
questions. Parmi l’ensemble des conseillers de la ville, vingt ont refusé catégoriquement de répondre
au questionnaire prétextant qu’ils sont très occupés ou bien qu’ils ne sont pas, tout simplement,
intéressés. Dix membres sont injoignables et dix autres ont accepté de nous recevoir avant de se
rétracter pour des raisons que l’on ignore toujours. Trois membres ont rejeté notre demande
d’interview sans la moindre justification. Enfin, deux conseillers de l’opposition, appartenant à des
partis de sensibilité « de gauche », ont accepté de nous recevoir pour nous faire part de leur
opposition catégorique au principe même de l’enquête et du questionnaire.
Pour l’anecdote, on a jugé intéressant de s’arrêter sur un cas « inédit » qui a marqué notre enquête sur
le terrain : un conseiller, avocat de profession, exerçant dans le barreau de Casablanca, et membre du
bureau politique d’un parti historiquement « de gauche », s’est permis, à notre présence dans son
bureau, de critiquer ouvertement la recherche scientifique au Maroc allant même jusqu’à qualifier les
universitaires, qui utilisent l’enquête par questionnaire, d’« agents double qui travaillent pour les
services d’organismes de renseignements dont l’objectif principal est de discréditer les partis
politiques et renforcer le pouvoir en place (...) ».
Dans le même ordre d’idées, on tient à rappeler que le nombre de refus exprimés par les conseillers
de la ville a atteint 30 refus. Il faudra noter, à ce propos, qu’à notre grande surprise ce sont les élus
des partis de l’opposition au sein du conseil de la ville, l’USFP et l’Istiqlal notamment, qui ont
décliné le plus nos demandes d’interview. En revanche, plusieurs conseillers, appartenant à des partis
dits « administratifs », en particulier le MP et l’UC, n’ont pas hésité à répondre favorablement à nos
demandes d’entretien. Quant aux conseillers PJD, ils se sont montrés particulièrement enthousiastes
pour répondre à nos questions. Les élus islamistes légalistes avaient fait preuve d’une ouverture
d’esprit qui a fait défaut à de nombreux politiques, en particulier ceux qui se définissent comme des
« démocrates ».
30 À ce propos, Bryce James écrit ceci : "In all assemblies and groups and organized bodies of men,
from a nation down to a committee of a club, direction and decisions rest in the hands of a small
percentage, less and less in proportion to the larger size of the body, till in a great population it
becomes an infinitesimally small proportion of the Whole number. This is and always has been true of
all forms of government, though in different degrees" James Bryce, Viscount. Modern Democracies,
Vols 2. New York : MacMillan, 1921, II, (chap. 58).
31 Le terme « islamiste » est utilisé dans ce travail à titre indicatif pour distinguer les élus qui
prônent un discours religieux dans leur action politique au même titre que les « gauchistes » qui
défendent une pensée progressiste ou socialiste, par exemple. On ne va pas s’arrêter ici sur les
définitions polysémiques de l’« islamisme politique » qui pèchent souvent par des positionnements
d’ordre idéologique repris, à tort et à travers, par des universitaires ou académiciens. Par islamistes
légalistes, on entend ici ces individus qui participent légalement au jeu politique institutionnel motivé
rationnellement en valeur (le respect de l’engagement pris). Weber évoque ce qu’il définit comme
« l’association à base de convictions, motivée de façon rationnelle en valeur, telle que la secte
rationnelle » (Weber, 1978 : 79). Il s’agit là en l’occurrence des membres du PJD crée en 1996 d’une
fusion entre le MPDC et le Mouvement pour la réforme et le renouveau. Le PJD se définit comme un
parti politique « marocain » qui reconnaît la prééminence de la « monarchie constitutionnelle »
incarnée par le « commandeur des croyants ». Mais cela ne l’empêche pas pour autant de prôner une
idéologie politique qui découle d’un système de valeurs traditionnelles (religion, éthique…).
32 À la fin de notre étude, on a prévu un onzième chapitre qui sera consacré aux principales
conclusions de la recherche qui débouchent sur la présentation d’une esquisse d’explication du
leadership politique au Maroc à travers notamment une modélisation de l’influence.
CHAPITRE 2
PROFILS SOCIOLOGIQUES, CULTURELS ET
POLITIQUES DES ÉLUS LOCAUX

L’étude des profils des hommes politiques pourrait renseigner sur les
leaders potentiels susceptibles d’obtenir l’adhésion volontaire de partisans
pour orienter la prise de décisions. À cette fin, on a tenté de procéder par
décomposition du profil de chaque élu local33 en un certain nombre de
caractéristiques personnelles, sociologiques, culturelles et politiques. Dans
ce chapitre, on a essayé ainsi d’établir les profils des 131 conseillers de la
ville de Casablanca dans la mesure où cela nous permettra, d’une part,
d’expliciter d’éventuelles similarités ou différences entre les
comportements des candidats au leadership. Et d’autre part, on sera en
mesure de dégager les traits distinctifs personnels, sociaux et culturels qui
animent les conseillers, ainsi que leurs parcours politiques. Les critères qui
permettent d’établir les profils des élus locaux sont d’ailleurs très
nombreux. Dans cette étude, on a retenu les variables suivantes : sexe, âge,
origine sociale, parcours scolaire et niveau d’instruction, niveau
d’instruction du père, expérience professionnelle, niveau de revenu,
disponibilité, langues maîtrisées par l’élu local, situation matrimoniale,
trajectoire politique, légitimité et popularité34. La figure 2 tente d’illustrer la
composition des profils tels qu’ils seront traités tout au long de ce chapitre.
Pour commencer, on propose d’appréhender les caractéristiques
personnelles des conseillers de la ville de Casablanca.

Figure 2 : Profils politiques et socioculturels des élus locaux


I. CARACTÉRISTIQUES PERSONNELLES : ORIGINE, GENRE,
ÂGE ET NIVEAU D’INSTRUCTION
La personnalité n’a pas un rôle très important dans l’exercice du
leadership. Greenstein estime ainsi que l’impact des traits personnels des
leaders est déterminé par leur position au sein de l’environnement de
leadership (Greenstein, 1969 : 42-45). Toutefois, l’auteur sembleconvaincu
que les caractéristiques personnelles peuvent favoriser l’exercice du
leadership. À la question de savoir « si le leader fait l’histoire ou bien c’est
le moment historique qui fait le leader ? », la réponse de Gardner est
composite, car il considère que les forces historiques créent les
circonstances dans lesquelles les leaders émergent, mais que les
caractéristiques personnelles d’un leader ont, à leur tour, un impact
indéniable sur l’histoire (Gardner, 1990 : 5-6).

Certains auteurs accordent toutefois un intérêt particulier aux qualités


personnelles au détriment des facteurs contextuels. C’est le cas notamment
de Jean Blondel qui appelle à mesurer la portée de l’influence des
caractéristiques personnelles des leaders au lieu de se focaliser sur les
conditions structurelles des postes hiérarchiques ou sur les arrangements
institutionnels35. D’autres théoriciens encore, à l’instar de Gardner, mettent
plutôt l’accent sur les données d’ordre sociologique de l’individu dans la
mesure où elles pourraient renseigner sur sa situation sociale, sa culture, son
éducation, ainsi que sur les valeurs qui régissent ses attitudes par rapport à
d’autres acteurs. Il s’agit plus précisément de certains comportements qui
renvoient à deux éléments constitutifs du leadership : un élément affectif et
l’autre comportemental. Le premier élément renvoie à la manière dont
quelqu’un agit ou se comporte lorsqu’il entreprend une action, alors que le
deuxième élément se rapporte à la manière dont les gens se comportent ou
agissent en fonction de la manière dont ils pensent les choses (Gardner,
1990 : 173-174). Aussi, tout individu demeure-t-il exposé à plusieurs
sources d’influence qui varient en fonction de ses différents groupes
d’appartenance et de référence : nation, famille, aire culturelle, classe d’âge,
genre...36 (Prime, 2001 : 54). À cet égard, il n’est nul besoin de rappeler que
l’origine de la personne, son appartenance sociale, son sexe, son âge, ainsi
que son parcours scolaire et son niveau d’instruction, par exemple, jouent
un rôle primordial dans le « modelage » de son profil dans la mesure où ils
contribuent à former les premières lignes de sa personnalité et ses
caractéristiques de comportement.

1. Origine et appartenance sociales


L’origine de l’élu renvoie aussi bien à sa provenance sociale (ou
régionale) qu’à son appartenance à un groupe social relatif à
l’environnement dans lequel il a été socialisé. Ainsi, l’origine de l’élu
permet de révéler beaucoup sur son profil, notamment à travers l’éducation
qu’elle lui a été transmise par sa famille. Celle-ci représente indéniablement
le cadre social « originel » dans lequel sont véhiculées une langue et des
valeurs, notamment celles relatives au travail, à l’autorité, au pouvoir, etc.
Cela serait de nature à dévoiler des représentations implicites de l’homme
politique, ainsi que certains côtés de sa personnalité qui le conduiraient à se
comporter différemment dans des contextes particuliers.

Dans ses analyses du système politique marocain, Rémy Levau a déjà


relevé, en 1962, l’importance des « intermédiaires locaux » originaires du
monde rural en tant que « relais » entre le pouvoir central et les populations
dans le milieu urbain. Selon l’auteur, ces « médiateurs » symbolisaient,
d’une certaine manière, la continuité dans le temps des élites locales
traditionnelles (Levau, 1976 : 132). Cependant, force est de constater
qu’après huit scrutins électoraux cette situation n’est plus la même à en
juger notamment par un certain retrait des notabilités « traditionnelles ».
Dans la ville de Casablanca, par exemple, il s’avère ainsi que la
représentativité des élus d’« origine rurale » a relativement diminué. La
preuve en est que la répartition des conseillers, selon leur origine
géographique, atteste incontestablement d’une sous-représentativité de ceux
qui appartiennent et/ou résident dans des zones rurales, comme le démontre,
à titre illustratif, le graphique 1 ci-dessous

Graphique 1 : Répartition des élus selon leur origine géographique

D’après les résultats de l’enquête, on constate ainsi que 68,8% des


conseillers appartiennent à des villes du littoral. Plus précisément, on relève
que 61,1% des élus sont originaires de Casablanca et 15,4% sont natifs et
résidants dans des centres urbains tels que Rabat, Salé, Marrakech et
Tanger. On peut donc affirmer que les « élites traditionnelles » d’origine
rurale semblent marquer un certain recul sur le plan de la représentation
locale. Il apparaît en effet que les « élites rurales », dont parlait Levau dans
son ouvrage intitulé « Le fellah marocain : défenseur du trône », ne sont
plus aussi bien enracinées dans les grandes villes comme elles l’étaient, par
exemple, dans les années 1960 - 1970, par exemple. Mais cela ne signifie
pas pour autant que les « élites rurales » avaient cessé de jouer un rôle
influent dans la vie politique locale. Rien ne prouve d’ailleurs que ces élites
aient renoncé à leur fonction de « médiateurs locaux » dans le milieu urbain
notamment.

Au sein du conseil de la ville, par exemple, il s’avère en effet que les élus
« natifs » de Casablanca y sont les plus représentés. L’appartenance à une
territorialité, géographique ou culturelle, représente par ailleurs un trait
distinctif de la culture politique locale. La perception d’un territoire ou le
rapport au terroir font l’objet de toute une série de constructions. Marcel
Roncayolo est revenu dans ses travaux sur cet aspect de la confection du
territoire : « La cohésion [de la territorialité] réside dans [...] la diffusion
d’images mentales, de récits, de représentations plus ou moins abstraites,
dessins ou cartes, de représentations symboliques. »37. La territorialité est
liée ici à la construction d’une identité. Ainsi, plusieurs conseillers sont
« stigmatisés »38 par leurs pairs sur la base de leur appartenance
« effective » ou non à une territorialité urbaine représentée par la ville de
Casablanca. C’est là même l’un des critères de différenciation, par exemple,
des élus « casablancais » des « non casablancais »39. D’un point de vue
culturel, les élus « originaires » de « Dar el-Baida » disposeraient ainsi
d’une légitimité symbolique émanant d’un héritage historique
« intergénérationnel ». Ce faisant, ces conseillers « privilégiés » se
présentent comme étant les candidats les mieux placés pour prendre la
direction politique des affaires de « Leur » ville.

Aussi, l’origine ou le positionnement des élus au regard de leur lieu de


naissance devient-il un moyen de stratification sociale. Dans le conseil de la
ville de Casablanca, à titre d’exemple, on tend à attribuer à certains élus un
statut valorisé d’« autochtones » (ils étaient là avant) par opposition à un
statut dévalorisé d’« étrangers » non assimilés (ils sont nouveaux). En
témoignent ainsi les propos d’un élu « originaire » de Casablanca qui
n’hésite pas à revendiquer un statut « privilégié » dont devraient bénéficier
les élus « casablancais » (ou bidawas), comme il préfère personnellement
les nommer :

« Je ne comprends pas comment peut-on accepter que la ville de


Casablanca, avec son histoire et sa culture, soit gouvernée par un étranger
‘barrani’ [il entend ici le président du conseil de la ville, Mohamed Sajid,
d’origine amazighe]. La ville doit être gérée par “Ould Leblad”, c’est-à-
dire un homme qui a vécu toute sa vie à Casablanca, partage la mémoire
collective de ‘Dar el-Baida’ et connaît la richesse du patrimoine que nous
ont légués nos grands-parents qui se sont sacrifiés pour chasser les
occupants français (...). ».

Pour s’approprier un leadership local, les élus issus du milieu rural


pourraient ainsi mobiliser une « ethnicité localisée » afin de revendiquer
une altérité susceptible de les distinguer d’autres groupes qui se définissent,
par exemple, comme étant « autochtones »40. Il est donc probable que des
solidarités de type « communautaire » traversent les comportements
politiques des élus locaux qui tentent d’accaparer des positions d’autorité
dans la sphère politique de la ville. En d’autres termes, il n’est pas exclu
que certains élus essayent de mobiliser une filiation ethnique ou tribale, une
ascendance familiale, un lien de parenté ou de consanguinité, ou bien un
registre linguistique commun pour former des alliances ou bien influencer
la prise de décisions au sein du gouvernement local. Même si, comme le
démontre Mohamed Tozy, l’appartenance tribale semble s’éclipser au profit
de l’appartenance à la commune : « La tribu est caractérisée par une
identité qui en fait a changé de contenu parce que, en dehors du spectacle
politique qui se donne comme un spectacle politique tribalisé, tout se
mesure à l’aune de la commune, laquelle suppose un nouveau type de
solidarité non communautaire, une nouvelle solidarité organique (...). »
(Tozy, 1995)41. Une idée qui renvoie justement à la conception webérienne
de « la commune » associée à un groupement politique inhérent aux villes
modernes : « (...) Des groupements politiques qui, après abolition complète
ou limitation considérable du pouvoir seigneurial, se constitueront
politiquement en communes “libres” - libres non dans le sens d’une
libération de toute domination par la violence, mais dans celui de l’absence
d’un pouvoir seigneurial légitimé par la tradition, le plus souvent consacré
par la religion et considéré comme unique source de toute autorité. Ces
communes ont en historiquement, elles aussi, leur berceau en Occident
seulement, sous la forme primitive de la ville constituée en groupement
politique, telle qu’on la vit apparaître pour la première fois dans l’aire de
la civilisation méditerranéenne (...). » (1963 [1919] : 92).

Cela étant posé, on est en droit de s’interroger malgré tout sur l’existence
ou non d’une solidarité « communautaire » qui pourrait se manifester à
travers des revendications identitaires particulières portées par certains élus
visant à exercer des rôles du leadership local. À cet égard, il nous a semblé
intéressant de mettre l’accent sur des traits culturels distinctifs à même de
marquer l’attachement ou non d’un ensemble de conseillers à une « identité
ethnique » ou, plus précisément, à ce que Weber appelle l’« honneur
ethnique »42 qui relève d’une appartenance spirituelle, abstraite, un
sentiment de communauté. Selon Weber, le lien entre communauté politique
et conscience ethnique est exemplifié par le fait que la communauté
politique attire souvent « le symbolisme de la communauté de sang » et
suscite un sentiment de communauté ethnique (Gemeinsamkeitsgefühl). Sur
cette base subjective se produit facilement une activité politique
communautaire de « ceux qui se sentent subjectivement “frères” ou
compatriotes » (Weber, 1971 : 138).

Pour mettre la lumière ici sur la relation entre ethnicité et leadership, on


pourrait mesurer la fréquence du « parler tamazight » chez les élus, par
exemple, afin de déterminer l’existence ou non d’un « sentiment
d’appartenance » à une culture amazighe chez des « groupements
communautaires ». L’enquête révèle à cet égard que seule une minorité de
conseillers de la ville de Casablanca déclare qu’elle est « amazighophone »
(22,9%), contre 77,1% des élus qui se définissent comme étant « non
amazighophones » ne parlant pas le tamazight, comme le démontre
d’ailleurs, à titre illustratif, le tableau 1 ci-dessous.

Tableau 1 : « Parlez-vous le tamazight ? »

Parmi les membres du conseil de la ville, près d’une trentaine n’hésite


pas ainsi à afficher son « origine amazighe ». Celle-ci pourrait être
interprétée comme étant un trait culturel distinctif d’une appartenance
subjective à un « groupe ethnique localisé »43. Selon Weber, le fait d’avoir
en commun une langue ou une religion est un facteur important dans la
construction d’un sentiment d’appartenance ethnique. Mais Weber souligne
que ces similitudes ne sont perceptibles que dans la confrontation à
l’altérité, donc lors de relations interethniques : « C’est seulement avec
l’apparition d’oppositions conscientes à des tiers que se produit chez ceux
qui parlent une langue commune une situation analogue, un sentiment de
communauté. » (Weber, 1971 : 81).
Les conseillers d’origine amazighe sont certes arithmétiquement
minoritaires, mais cela ne les empêche pas pour autant de tenter de
manifester une certaine filiation ethnique ou tribale. Toutefois, rien ne
permet de considérer le fait de parler le tamazight, par exemple, comme
étant une ressource politique tant qu’il n’a pas été utilisé par des élus en vue
de se différencier, culturellement, de leurs adversaires dans la quête du
leadership44. Encore faut-il que cet effort soit conduit par des hommes et
des femmes à même de mobiliser des partisans pour influencer la prise de
décisions.

2. Genre : Masculinité/féminité
Le dilemme masculinité-féminité est omniprésent dans la question du
leadership. Le genre biologique de l’individu intervient souvent dans la
détermination de son poste, sa position hiérarchique, ses relations sociales,
etc.45 Cette préférence s’explique en grande partie par le fait que depuis
toujours, la priorité hiérarchique du masculin sur le féminin a été clairement
désignée. Pratiquement toutes les religions et tous les peuples fondent des
rapports d’autorité entre les deux sexes (Ansart, 1977 : 25). Selon Howes et
Stevenson, la discrimination dont fait l’objet les femmes émane
principalement d’un substrat culturel qui se manifeste dans les pratiques
sociales des différentes communautés46.

Au Maroc, l’enquête confirme un décalage entre les responsabilités


croissantes qu’occupent les femmes dans la vie économique et
professionnelle et le rôle mineur qu’elles jouent dans la vie politique. En
témoigne ainsi une sous-représentativité des femmes dans les sphères de
responsabilité surtout dans les instances politiques locales. D’après les
statistiques officielles de 2003, les femmes ne représentent que 0,55% (soit
167 élues) de l’ensemble des élus locaux (92 000 élus). En outre, seulement
quatre femmes élues ont pu accéder à la présidence de communes. Au
niveau du conseil de la ville de Casablanca, par exemple, la sous-
représentativité de la femme est flagrante puisque celle-ci ne représente que
3,1%, de l’ensemble des élus locaux, soit quatre conseillères, contre 127
conseillers, comme le démontre d’ailleurs, à titre illustratif, le tableau 2 ci-
dessous.
Tableau 2 : Sexe des conseillers de la ville

Les aptitudes et les capacités des femmes sont perçues ainsi


différemment, et partant, leurs responsabilités sont réparties inégalement. Si
le modèle masculin s’avère d’une grande disponibilité pour leur carrière, les
femmes, elles, ont toujours à concilier entre mobilisation professionnelle et
mobilisation domestique, et leur disponibilité pour une responsabilité telle
que celle d’élue locale ne saurait être totale. Elles sont donc, en général,
exclues de tels postes, à l’instar de leur exclusion des postes décisionnels
dans les instances locales. La femme élue est souvent reléguée au second
plan et subit de fait une discrimination de la part du monde politique
dominé par une culture foncièrement « patriarcale ». Voilà ce qui en est de
la représentativité de la femme au sein du gouvernement local. Qu’en est-il
maintenant de l’apport de l’âge et plus précisément de la séniorité des élus
locaux dans l’exercice du leadership ?

3. Age et catégories d’âge


L’âge (ou la séniorité) de l’élu serait non seulement révélateur de son
potentiel, mais également de sa manière de voir les choses, de son style de
direction, de sa perception du leadership, etc. En effet, un jeune élu pourrait
se montrer plus souple quant à l’innovation, aux nouvelles pratiques et
outils de gestion, qu’un « ancien » élu plus âgé, par exemple. Ce dernier
serait en revanche plus attaché aux méthodes « traditionnelles » et devrait
donc être formé continuellement à manipuler tout ce qui est nouveau en
matière de direction et à s’y habituer. Cependant, certains politologues ne
semblent pas accorder à l’âge une importance particulière dans l’exercice
du leadership, comme le fait remarquer à juste titre Robert Michels :
« L’âge des chefs est sans aucune importance : les anciens Grecs disaient
que les cheveux blancs sont la première couronne qui doit ceindre le front
des chefs. Mais nous vivons dans une époque où la science mette à la
disposition et à la portée de tous tant de moyens d’instruction, que le plus
jeune peut devenir, en peu de temps, un puits de science. Aussi, la vieillesse
a-t-elle perdu, de nos jours, beaucoup de sa valeur et de son respect. »
(Michels, 1971 : 71).

Toutefois, cette idée ne semble pas s’appliquer à toutes les communautés,


comme le fait rappeler le politologue français, Rémy Levau, qui a beaucoup
travaillé sur le Maroc : « Dans la société islamique, l’âge est une source de
prestige social certain. Dans la vie publique, l’âge n’est pas une condition
suffisante pour exercer l’autorité politique, il est une condition nécessaire.
Un des grands reproches formulés par les ruraux à l’égard des premiers
administratifs locaux marocains, mis en place par l’Istiqlal après
l’indépendance, portait justement sur leur jeunesse : “ce sont des enfants”,
disaient-ils. » (Levau, 1976 : 107).

Sur un plan réglementaire, le législateur semble prendre en considération


le facteur « âge » (ou la séniorité) pour marquer l’« effet génération » entre
les différentes catégories d’âge du personnel politique. Ainsi, dans l’article
6 de la nouvelle Charte communale, il est stipulé que « c’est le conseiller
présent le plus âgé qui préside la session consacrée à la désignation du
bureau et du président du conseil communal. Le conseiller présent le plus
jeune est chargé, lui, de rédiger le procès-verbal de la session ». Le facteur
âge revêt ainsi une importance particulière reconnue, expressément, dans
les dispositions légales qui régissent les institutions politiques locales.

Au niveau du conseil de la ville de Casablanca, l’enquête révèle par


ailleurs que la moyenne d’âge des conseillers est d’environ 56 ans puisque
l’élu vétéran du conseil est âgé de 78 ans, alors que le benjamin n’a que 35
ans. Il apparaît ainsi que les élus sont recrutés, principalement, parmi des
hommes d’âge “mûr”. Cependant, la moyenne d’âge ne donne qu’une idée
partielle sur la représentativité des conseillers. Pour affiner l’analyse, il
fallait dégager les catégories d’âge des conseillers de la ville. L’objectif
étant de mettre en relief l’importance du facteur « génération » ou la
marque laissée au cours de l’histoire sur un ensemble d’individus nés au
même moment, dans le même espace géographique et/ou social (Dupoirier
et Parodi, 1997 : 151). L’enquête révèle à cet égard que 38,2% des
conseillers appartiennent à la catégorie d’âge entre 45 et 54 ans et 24,4% à
celle de moins de 44 ans. Ce qui atteste apparemment d’un certain
rajeunissement du « personnel politique local », et ce, malgré la présence
des élus de plus de 55 ans qui représentent 35,9% de l’ensemble des
conseillers, comme le démontre d’ailleurs, à titre illustratif, le tableau 3 ci-
dessous.

Tableau 3 : Catégories d’âge des conseillers de la ville

À ce niveau d’analyse, on peut constater qu’une « nouvelle » génération


d’élus, plus ou moins jeunes, tente de s’imposer sur la scène politique
locale. Ainsi, comme le démontre le graphique 2 ci-dessous, cette catégorie
d’élus, qui ont moins de 55 ans, n’a pas vécu la période du protectorat.
Preuve en est que 59,6% des conseillers sont nés après l’indépendance. Et
même s’ils ont pu accéder aux affaires, au début des années quatre-vingt-
dix, ils n’ont pas su s’imposer à cause notamment de l’hégémonie d’un
« personnel politique » plus âgée qui a dominé la représentation communale
depuis les années soixante.

Les élections communales de 2003 semblent avoir permis ainsi à de


jeunes politiques d’accéder pour la première fois à la fonction
représentative locale. L’enquête révèle à cet égard que 25,2% des
conseillers (soit 33 élus) n’ont jamais exercé un mandat électif avant qu’ils
accèdent au conseil de la ville de Casablanca. L’argument selon lequel les
jeunes sont suspectés d’être « incompétents » et manquent d’expérience ne
résiste plus à la volonté d’une génération de jeunes élus d’investir la scène
publique pour participer à la direction des affaires locales. Le
rajeunissement du « personnel politique » concerne aussi les députés dont
une grande partie est composée de quadragénaires qui occupent des postes
de responsabilité au sein du gouvernement (ministères, secrétaires d’État...).
Ce constat rend compte de l’importance de l’âge dans le recrutement des
élus locaux. Qu’en est-il maintenant de l’apport de l’éducation dans la
carrière politique des candidats au leadership ?

Graphique 2 : Catégories d’âge par rapport à la date de naissance des


élus

4. Niveau d’instruction : formation et diplôme


Le niveau d’instruction pourrait renseigner sur les diplômes et les
niveaux de connaissances des élus, ainsi que sur leurs tendances en matière
de direction. Pour exemple, on constate que l’importance accordée au
diplôme varie considérablement selon les domaines d’activité et les pays.
En France, par exemple, le diplôme obtenu est éternellement pris en
considération. On accorde ainsi une valeur considérable à l’influence qu’ont
le niveau d’instruction, le cursus suivi et le prestige de l’établissement
fréquenté sur le profil du dirigeant et son parcours professionnel47 (V. de
Saint Giniez & A. Bernard, 1998 : 97).

L’éducation est considérée donc comme un facteur clé pour valoriser le


statut de l’élu local. Pourtant, la Charte communale n’interdit pas aux
candidats analphabètes d’être éligibles. Ainsi, il n’existe aucune disposition
juridique qui impose aux candidats à la fonction représentative de savoir
lire et écrire. Ce qui explique, d’une certaine manière, l’analphabétisme qui
frappe une bonne partie des élus locaux, notamment dans le milieu rural.
D’après des chiffres officiels, le taux des élus analphabètes représentés au
sein des conseils communaux serait d’environ 20% de l’ensemble du corps
électoral local48. En milieu urbain, on imagine que le taux d’analphabétisme
des élus soit largement inférieur. Dans le conseil de la ville de Casablanca,
par exemple, l’enquête révèle que la majorité des conseillers (65,5%)
dispose d’un niveau d’instruction supérieur, alors que 24,4% d’entre eux
ont un niveau d’instruction secondaire et seulement 9,9% déclarent avoir un
niveau d’instruction primaire, comme le démontre d’ailleurs, à titre
illustratif, le tableau 4 ci-dessous.

Tableau 4 : Niveau d’instruction des conseillers de la ville

L’enquête révèle ensuite que la majorité écrasante des élus (93,9%) ont
fait leurs études primaires dans l’école publique, alors que seulement 6,1%
déclarent avoir fréquenté des écoles privées, comme le démontre, à titre
illustratif, le tableau 5 ci-dessous. Parmi les élus interviewés, deux
seulement affirment avoir fréquenté, par exemple, les écoles de “la mission
française”. Le fait que la majorité des élus soit formée dans l’école publique
signifie que le prestige et la formation dispensée par l’institution scolaire ne
constituent pas un facteur déterminant pour accéder à la représentation
communale. Néanmoins, une fois au conseil, les élus seraient
vraisemblablement appelés à mettre en valeur leurs connaissances afin
d’accéder à des postes de responsabilité ou bien pour défendre leurs
propositions. Ainsi, un conseiller bien instruit et bilingue aura certainement
plus de chance de s’informer sur les affaires du gouvernement local de
manière à pouvoir mieux communiquer avec les élus et les fonctionnaires
afin de défendre ses idées, en particulier lors de la prise de décisions.
Tableau 5 : Type d’école fréquentée par les élus durant leurs études
primaires

L’enquête révèle enfin qu’une grande partie des élus détient un diplôme
d’études supérieures. En effet, près de la moitié des conseillers (42%)
déclare avoir des diplômes universitaires, notamment dans le domaine des
études juridiques et économiques. On compte ainsi quatre élus locaux
professeurs universitaires, dont une femme professeur de médecine. Par
ailleurs, on constate que 23% des conseillers affirment avoir obtenu des
diplômes supérieurs dans des instituts privés, notamment dans les domaines
du management et de gestion des entreprises. Le diplôme constitue donc
une source de valorisation du « statut social » des hommes politiques. Pour
les élus locaux, un niveau d’instruction supérieur pourrait s’avérer capital
pour gagner la confiance des conseillers, notamment lors de négociations
pour la prise de décisions. Un élu « diplômé » serait ainsi mieux disposé à
appréhender la complexité de la direction de la chose locale. il serait en
effet mieux armé, par exemple, pour comprendre et interpréter les choix des
décideurs et les actions des fonctionnaires notamment. En outre, le diplôme
pourrait favoriser l’accès de l’élu à une profession qui lui permet aussi
d’accéder à des sources de revenus et d’acquérir éventuellement un certain
‘standing social’.

II. CARACTÉRISTIQUES SOCIOLOGIQUES : MOBILITÉ,


STATUT PROFESSIONNEL, DISPONIBILITÉ ET REVENUS
Les caractéristiques d’ordre professionnel pourraient renseigner sur la
mobilité sociale de l’élu local, son degré de préparation à la responsabilité
et surtout sa capacité à jouer des rôles de leadership. Ainsi, le savoir-faire
organisationnel d’un élu est généralement acquis et consolidé par son
expérience professionnelle dans le domaine du travail (Bauer et Cohen,
1981 : 218-219). Il serait donc utile de restituer la trajectoire
professionnelle de l’élu, car il serait révélateur notamment de ses habitudes
en matière de décisions et de méthodes de travail, ainsi que de sa
conception de la responsabilité et ses représentations des rôles du
leadership, etc. Le parcours professionnel pourrait aussi renseigner sur la
disponibilité des élus, leurs revenus et leur statut social.

1. Mobilité sociale et intergénérationnelle


La mobilité sociale des élus locaux se manifeste d’abord par leur niveau
d’instruction et leur statut socioprofessionnel comparés à ceux de leurs
pères. À cet égard, l’enquête révèle que les conseillers de la ville sont
parvenus à rompre avec une tradition marquée par la prééminence d’un
« personnel politique local » peu instruit, voire même illettré. À cet égard,
on constate que 38,2% des élus déclarent que leurs pères ne disposent que
d’un niveau d’instruction primaire, alors que seulement 4,6% affirment que
leurs pères bénéficient d’un niveau d’instruction supérieur, comme le
démontre d’ailleurs, à titre illustratif, le tableau 6 ci-dessous.

Tableau 6 : Niveau d’instruction du père du conseiller de la ville

Par ailleurs, la profession des élus renseigne sur leur mobilité sociale (ou
intergénérationnelle). Celle-ci relie la position sociale occupée par un
individu, à un âge où elle est stabilisée, et son origine sociale, c’est-à-dire
les occupations de ses parents49. La mobilité permet ainsi de se prononcer
sur l’inégalité des chances sociales. Dans le cas du conseil de la ville,
l’enquête révèle que les conseillers sont parvenus à réaliser des
mouvements ascendants, comme le démontre, à juste titre, la table de
mobilité (voir tableau 7 ci-dessous) où sont croisées origines sociales « en
lignes » et positions sociales « en colonnes ».

Tableau 7 : Tableau croisé Origines père * positions élu

D’après le tableau 7 ci-dessus, si on regarde la destinée, on peut dire que


le recrutement des cadres est ouvert à toutes les origines sociales des élus
exceptés aux cadres. Ainsi, 16,8% des élus fils de commerçants et patrons
et 10,7% des élus fils d’ouvriers et employés deviennent cadres. Cela est dû
largement au fait qu’il y a plus de positions de cadres offertes à cette
génération (33,6%) qu’il n’y avait de places de cadres à la génération des
pères (1.5%). En témoigne ainsi la proportion des cadres qui a plus que
quadruplé. D’un autre côté, il apparaît que les élus dont les pères sont
commerçants et patrons deviennent, eux aussi, commerçants et patrons
(10,7%). Cela est dû principalement au fait qu’il y a une « tradition
familiale » qui exige que le fils prenne en charge les affaires du père. La
proportion des élus devenus commerçants (32,8%) dont les pères sont
commerçants (37,4%) n’a pas beaucoup changé. Les mouvements des élus
devenus cadres et dont les pères sont employés et ouvriers attestent ainsi
d’une mobilité ascendante parmi le « personnel politique local ». Pour
preuve, la majorité des conseillers de la ville (33,6%) sont devenus cadres
supérieurs ou exercent des professions libérales même s’ils n’ont pas la
même « généalogie » de référence. En d’autres termes, la mobilité sociale
favorise considérablement l’accès à des statuts professionnels « valorisés »
susceptibles d’être mobilisés par les élus pour pouvoir exercer de
l’influence.

2. Statuts socioprofessionnels
L’enquête nous informe que les élus locaux sont parvenus en quelque
sorte à gravir l’échelle sociale. Ainsi, on relève que 33,6% des conseillers
sont des cadres supérieurs ou bien exercent des professions libérales. Par
ailleurs, on constate que les conseillers grands commerçants et chefs
d’entreprises (32,8%) sont également bien représentés au sein du conseil
local. La majorité des élus jouit donc d’un statut socioprofessionnel plutôt
« libéral » dans la mesure où ils exercent des professions valorisantes
(avocat, professeurs...) ou bien appartiennent aux cercles notabiliaires et au
milieu d’affaires (entrepreneurs, directeurs de société...).

Par contre, les autres catégories socioprofessionnelles ne sont pas bien


représentées au sein du conseil de la ville. Ainsi, les fonctionnaires et les
agents administratifs ne représentent que 19,1% des élus, les employés
9,2%, les retraités 3,1%, les artisans 1,5% et les agriculteurs seulement
0,8% de l’ensemble des conseillers, comme le démontre, à titre illustratif, le
tableau 8 ci-dessous. Ces catégories d’individus sont recrutées parmi des
groupes sociaux qui exercent des professions socialement « dépréciées ».
La dévalorisation des professions à statut social relativement « bas »
explique en partie cette sous-représentation au sein du conseil de la ville des
ouvriers et des employés, par exemple, et ce, malgré leur poids dans la
population (Putnam, 1976 : 22).
Tableau 8 : Catégories socioprofessionnelles des élus

La profession d’un leader peut être considérée ainsi comme une ressource
très utile pour accéder à des positions d’autorité ou bien pour exercer de
l’influence au sein d’une organisation. Dans le conseil de la ville de
Casablanca, par exemple, il s’avère qu’une grande partie des interviewés est
convaincue que l’exercice de professions « libérales » incite les élus locaux
à s’adonner pleinement à des activités politiques. Ces professions leur
permettent en effet d’acquérir certaines compétences non négligeables en
matière de direction et disposer aussi de certaines sources de revenus. Pour
exemple, la profession d’entrepreneur ou celle d’avocat offre ainsi à
certains élus des ressources nécessaires (contacts, savoir-faire...) pour
mener à bien leur entreprise politique. En plus de leur richesse, les hommes
d’affaires et les directeurs de société, par exemple, semblent bénéficier d’un
statut privilégié au sein du conseil de la ville. Pour preuve, ils sont souvent
sollicités pour donner leur avis sur une décision majeure ou bien organiser
une action ou encore obtenir des informations stratégiques auprès
d’officiels ou de politiques. À cet égard, on pourrait se demander si c’est
vraiment un hasard que trois entrepreneurs, Sajid (UC), Benkirane et
Hasban (MP), accèdent à la présidence de trois instances décisionnelles
locales, respectivement le conseil de la ville, le conseil de la région et le
conseil de la préfecture. Il est vrai que l’alliance stratégique entre les partis
de la majorité a beaucoup joué dans le choix de ces trois présidents. Mais il
est indéniable que c’est surtout grâce à leur ‘standing social’ que ces trois
hommes d’affaires ont été choisis pour diriger les affaires de la ville. L’une
des ressources dont pourraient bénéficier les élus qui exercent des
professions « libérales » renvoie par ailleurs à la « disponibilité ».

3. Disponibilité et « profession politique »


La profession libérale permet aux hommes politiques de jouir d’une
certaine disponibilité. La valeur temps serait donc d’une grande importance
pour exercer un certain leadership.50 Sans doute, une des ressources utiles
d’un aspirant-leader est sa disponibilité exprimée en termes d’heures de
travail (Dahl, 1971 : 330). L’enquête révèle à cet égard que la majorité des
élus locaux exerce des professions « libérales » qui leur permettent, en
principe, de disposer d’une grande « disponibilité ». Pour preuve, plus de la
moitié des conseillers de la ville (58,8%) exerce des occupations à caractère
« indépendant », 32,1% d’entre eux travaillent à « temps plein » et 5,3%
sont employés à « temps partiel », comme le démontre d’ailleurs, à titre
illustratif, le tableau 9 ci-dessous.

Les élus qui embrassent une carrière libérale seraient donc mieux
disposés à programmer leur vie suivant leur « agenda politique ». Pour
Weber, les avocats, par exemple, sont plus disponibles que d’autres groupes
professionnels. Leur disponibilité leur permet, à juste titre, de disposer du
temps nécessaire pour mener à terme des activités politiques (Weber, 1946 :
96). On pourrait ainsi parler d’une tendance vers une « professionnalisation
du politique » (politik als Beruf) qui se manifeste de plus en plus au sein du
gouvernement local surtout dans les grandes villes. Cela pourrait d’ailleurs
contribuer à réhabiliter le politique face à l’hégémonie du technocratique
dans le domaine de la direction de la chose locale.

Tableau 9 : Nature de l’occupation des conseillers de la ville


Dans un autre registre, il apparaît que le statut socioprofessionnel
renseigne sur les types de notabilités présentes sur la sphère politique
locale. Selon Max Weber, le notable est « un amateur économiquement
indépendant, disponible et dont la légitimité repose sur l’héritage familial
ou la fortune »51. Entre les notables sociaux et les notables économiques,
tels qu’ils sont définis par Robert Dahl dans son étude sur le leadership dans
la ville de New Haven aux États-Unis, il existe apparemment une légère
discordance : les premiers appartiennent à des groupes sociaux très anciens,
alors que les seconds sont des hommes nouveaux qui sont devenus riches et
influents (Dahl, 1971 : 77-78). Dans cette étude, un examen des résultats de
l’enquête atteste ainsi de la prééminence des notables de l’économie
(hommes d’affaires, entrepreneurs. ) par rapport aux notables sociaux issus
de familles de vieille ascendance. Il est vrai que la majorité des conseillers
de la ville exerce des professions « libérales », mais cela ne permet pas pour
autant de conclure qu’ils appartiennent au groupe des notables sociaux
(avocats, administrateurs de société, propriétaires fonciers...). Et pour cause,
les notables économiques ne sont pas issus de groupements sociaux bien
enracinés au sein de la communauté. Le « prestige social » dont bénéficient
ces notables n’émane pas, par exemple, d’une histoire familiale ou d’une
réputation « patrimoniale ». Par ailleurs, il faudra noter que la richesse ne
permet pas, à elle seule, d’accéder à un rang social « élevé » qui offre
prestige et réputation. Et pourtant, il est indéniable que la fortune favorise
l’accès à des rôles de leadership. Ainsi, les revenus dont disposent certains
conseillers pourraient bien les aider à influencer la prise de décisions au
sein du gouvernement local.

4. Revenus et argent
La compétence et la disponibilité seront d’autant plus efficaces si les
leaders potentiels parviennent à disposer de certains revenus52. À cet égard,
la profession peut être considérée comme synonyme de revenu. Pour les
leaders, l’argent, le crédit et la fortune sont des moyens nécessaires pour
mener à bien les activités du groupe (Dahl, 1971 : 265). D’après l’enquête,
la majorité des conseillers de la ville semble ainsi bénéficier d’une situation
financière plutôt « confortable » puisque le revenu annuel estimatif de 48%
d’entre eux dépasse les 200.000 DH. En d’autres termes, plus de la moitié
des élus bénéficie d’un revenu annuel au-dessus d’une moyenne qui
pourrait se situer entre 80 000 et 100 000 DH53. En revanche, seulement
3,8% des conseillers déclarent avoir un revenu annuel au-dessous de 50 000
DH. Par ailleurs, 13,7% des interviewés peuvent être considérés comme des
politiciens « aisés » puisqu’ils déclarent avoir un revenu annuel qui dépasse
les 600.000 DH. Parmi ces deniers figurent surtout des hommes d’affaires
et des entrepreneurs. C’est le cas notamment du président du conseil de la
ville, un riche industriel qui préside l’association « Izdihar » regroupant les
industriels de la région de Casablanca. En 2007, il décide de se lancer dans
la promotion immobilière en créant la société « Mazagan promotion
SARL ».

Les revenus seraient donc un moyen pour exercer de l’influence. L’argent


pourrait ainsi aider les élus locaux à financer leur campagne politique,
surtout en période électorale, mais aussi lorsqu’il s’agit d’accorder des
« faveurs » à des partisans pour faire approuver certaines propositions.
L’enquête révèle ainsi que la richesse d’un candidat influe indéniablement
sur sa carrière politique. En effet, il est extrêmement difficile pour un
candidat de s’imposer sur la scène publique sans qu’il dispose d’un
« capital argent » pour financer sa campagne. Cela semble d’ailleurs tout à
fait légitime à condition que le candidat respecte les règlements en vigueur.
Or, il est rare que les candidats locaux ne fassent pas usage de l’argent pour
l’achat des votes durant les campagnes électorales. La majorité des
interviewés témoigne d’ailleurs de la propagation de la corruption qui
demeure, d’après eux, une pratique récurrente pour pouvoir gagner les
élections ou bien accéder à des postes de responsabilité au sein de la ville.
Certains vont même jusqu’à accuser les autorités d’avoir favorisé des
pratiques népotiques et/ou clientélistes qui auraient permis à certains élus
proches de milieux officiels ou de cercles notabiliaires influents d’utiliser
de l’argent « sale ou illégal » pour financer leur campagne dans le but de
remporter le scrutin électoral.

Par ailleurs, les revenus sont inhérents à un certain ‘standing social’ qui
se manifeste aussi à travers le type d’habitation des élus locaux. À cet
égard, l’enquête révèle que la majorité des conseillers (38,9%) réside dans
des villas, 18,3% d’entre eux sont installés dans des appartements
« moyen » standing, alors que seulement 8,4% habitent dans des maisons
« traditionnelles » ou de type économique. L’habitat de « luxe » est souvent
considéré comme un « signe ostentatoire » de richesse. Cependant, pour un
homme politique, il est souvent déconseillé d’afficher publiquement sa
richesse devant les populations locales dont la plupart sont issus de couches
sociales défavorisées. Il existe même des sociétés où les conceptions du
pouvoir valorisent le « profil bas » pour leurs dirigeants : « Dans les
sociétés taoïstes, les références communes veulent que le sage se fasse plus
petit que les autres hommes pour ne pas les offenser. » (Burns, 1978 : 424).
Pour gagner la confiance des électeurs, les candidats aux communales
notamment avaient donc tout intérêt à se mettre au prise avec la population
en vue de disposer d’un ancrage local dans les quartiers populaires où la
clientèle électorale est plus importante. À cette fin, certains conseillers
parmi les notabilités notamment tentent ainsi de dissimuler leur richesse en
adoptant un « un profil bas » qui cadre avec le niveau et le style de vie des
populations de la ville.
En plus de l’argent, un candidat aux élections devrait acquérir un certain
« prestige social ». Un ancien conseiller semble convaincu que le lieu de
résidence est un facteur influent sur l’image de marque du candidat auprès
de l’électorat. À ce propos, il déclare ceci :

« Lorsqu’on veut décrocher un siège aux élections communales, il est


indispensable de gagner le soutien spontané du peuple. A ma connaissance,
le tiers des conseillers de la ville n’habitent pas les quartiers où ils se sont
présentés. Les candidats les plus friqués quittent souvent leurs villas pour
s’installer dans une maison située dans un quartier surpeuplé de la ville
afin de faire le plein des voix le jour du scrutin. Pis encore, certains
conseillers décident de se présenter dans les quartiers où ils sont nés, alors
que d’autres n’hésitent pas à acheter des maisons dans des quartiers
populaires au vu et au su des autorités. Et c’est souvent là où le candidat
installe son quartier général pour mener sa campagne.”

Maintenant que l’on a essayé de déterminer les caractéristiques


sociologiques (mobilité, disponibilité et revenus) dont disposent les
conseillers de la ville de Casablanca, on pourrait bien s’interroger sur leurs
caractéristiques socioculturelles qui renvoient ici à deux traits distinctifs : le
« niveau intellectuel » et le statut matrimonial.

III. CARACTÉRISTIQUES CULTURELLES : NIVEAU


« INTELLECTUEL » ET STATUT MATRIMONIAL
Les occupations de l’élu en dehors du travail, les différentes activités
qu’il pratique en son temps libre, ainsi que ses loisirs, son statut
matrimonial, traduirait ses préférences, ses passions, ses talents, etc. Les
lieux et les gens qu’il côtoie (clubs, organisations de bénévolat...)
permettraient également de connaître ses centres d’intérêt, ses
préoccupations, ses fréquentations, etc. Les langues maîtrisées sont
susceptibles de refléter aussi le « niveau intellectuel » de l’élu. Ces
caractéristiques pourraient ainsi renseigner sur son degré d’ouverture à la
société et aux autres, son acceptation de l’innovation et de nouvelles idées
et pratiques sociales, etc. Les caractéristiques culturelles des élus pourraient
révéler enfin les normes et les valeurs qui président les représentations et
les convictions idéologiques du conseiller.

1. Niveau « intellectuel » : maîtrise des langues


L’enquête nous informe que la majorité des élus dispose d’un « bon »
niveau intellectuel. Ainsi, 61,1% des conseillers semblent maîtriser l’arabe
et le français et 9,2% d’entre eux se déclarent anglophones ou bien
hispanophones, par exemple. La pratique des langues pourrait attester ainsi
d’une ouverture d’esprit sur les cultures occidentales, notamment
francophones. Pourtant, la maîtrise d’une langue étrangère tout
particulièrement ne constitue pas un outil indispensable susceptible de
favoriser le dialogue entre les acteurs de la vie politique locale. D’ailleurs,
force est de constater que 29,8% des conseillers sont arabophones et se
disent « fiers de l’être », comme le démontre, à titre illustratif, le tableau 10
ci-dessous. De fait, la langue arabe semble s’imposer comme étant le
principal vecteur de communication entre les élus locaux. Pour preuve, il
n’est pas surprenant de constater que les débats au sein du conseil de la ville
se déroulent en arabe classique et parfois même en « darija ». La langue
arabe domine aussi la communication entre les élus et les fonctionnaires.
Pour rappel, les documents officiels du conseil de la ville (convocations,
procès-verbaux et comptes rendus) sont élaborés et reproduits
exclusivement en arabe par le secrétaire général de la commune.

Tableau 10 : Langues maîtrisées par les conseillers de la ville

Quant à l’usage de la langue française, il semble limité à une minorité de


conseillers qui évite soigneusement d’intervenir en français lors des
sessions publiques du conseil. Par contre, ces élus locaux n’hésitent pas à
utiliser le français, par exemple, pour intervenir lors de conférences de
presse ou de réunions tenues en dehors du conseil. L’antipathie des élus
« arabophones » envers le « parler français » se manifeste surtout lorsque le
président du conseil ou bien un conseiller intervient publiquement en
français. Ce fut le cas notamment, en 2006, lors d’une réunion où le conseil
de la ville était représenté par la majorité pour débattre de « l’avenir de la
métropole dans le troisième millénaire ». Les conseillers « arabophones »
présents lors de cette réunion avaient quitté la salle en signe de protestation
contre l’intervention en français du président du conseil. Ce dernier a été
accusé notamment d’avoir manqué de respect à la langue officielle du pays,
à savoir l’arabe.

Ces mêmes conseillers n’ont pas hésité par ailleurs à fustiger le bureau du
conseil de la ville l’accusant ainsi d’avoir évité de traduire, du français à
l’arabe, les conventions et les accords conclus par le conseil avec des
partenaires externes (société privée, organisme public...). D’après certains
conseillers PJD, l’objectif « non déclaré » derrière cette manœuvre serait
d’empêcher les conseillers de comprendre aisément les objectifs « réels »
formulés en français dans les conventions signées par le bureau du conseil.
En outre, le fait que des conseillers de la ville soient polyglottes est parfois
perçu comme un handicap qui empêcherait une communication « fluide et
constructive » au sein du gouvernement local. Certains conseillers vont plus
loin en affirmant ainsi que l’usage des langues étrangères risque de nuire à
la crédibilité des élus, comme le fait remarquer, à juste titre, ce conseiller de
la majorité :

« Ce n’est pas en parlant des langues étrangères qu’on devient un bon


élu. Le fait que le président soit anglophone ne signifie rien pour moi. Notre
langue mère est l’arabe. En la dévalorisant, on ne fait que discréditer les
élus aux yeux des citoyens. »

L’attachement de certains conseillers à la langue arabe renvoie parfois à


des revendications identitaires « molles ». C’est le cas notamment des élus
PJD qui tentent de marquer une certaine « spécificité culturelle » grâce à la
valorisation d’un registre linguistique « arabophone ». Lors d’une
conférence internationale, tenue en 2007, dans le cadre des « Jeudis de la
gouvernance », un jeune leader « islamiste », vice-président du conseil de la
ville, avait pris la parole en arabe malgré le fait qu’il soit bilingue de par sa
formation francisante d’ingénieur. L’usage de la langue arabe se veut ainsi
un trait distinctif ou bien un signe de différenciation souvent mobilisés, en
l’occurence, par des hommes politiques « conservateurs » ou bien
« islamistes » pour accéder à des rôles de leadership. Outre la langue,
l’institution matrimoniale pourrait constituer un élément constitutif de la
cellule familiale qui tend en principe à renforcer le « lien social ».

2. Statut matrimonial et « lien social »


L’enquête démontre que la majorité des élus entretient un « lien social »54
particulier avec l’institution familiale. Ainsi, la totalité des conseillers de la
ville est mariée et semble accorder une place privilégiée au modèle
« traditionnel » de la vie conjugale. En outre, 66,4% d’entre eux déclarent
qu’ils rendent visitent chaque semaine ou presque à leurs parents ou à
d’autres membres de leur famille, contre seulement 10,7% qui affirment
n’avoir aucun contact de ce genre.
Une solidarité d’un type « communautaire » semble ainsi caractériser les
rapports entre les élus et leurs familles. La croyance à un « idéal familial »
semble marquer les représentations sociales du « personnel politique
local ». La valorisation du « lien social » se manifeste d’ailleurs aussi bien
dans le discours des conseillers que dans leurs comportements. Pour preuve,
une grande partie des élus locaux n’hésite pas à souligner la centralité de la
cellule familiale dans leur vie personnelle. La famille, les parents et les
enfants occupent en effet une place privilégiée chez les élus locaux. À
l’instar de plusieurs interviewés, le président du conseil de la ville, par
exemple, préfère ainsi annuler tous ses rendez-vous de travail pour
consacrer le dimanche à sa famille. Pour les élues, la place de la famille est
encore plus importante. En témoigne ainsi le comportement de certaines
conseillères dont notamment cette élue PJD qui quitte souvent les réunions
du conseil pour aller chercher ses enfants à l’école afin de partager avec sa
petite famille le repas du déjeuner notamment.
Dans un autre registre, l’enquête démontre que la majorité des élus
locaux sont très peu actifs durant leur temps libre. Les conseillers de la ville
semblent consacrer ainsi beaucoup de temps à leurs activités
extraprofessionnelles. Pour preuve, on relève que 56,5% des interviewés
affirment n’entretenir aucun contact avec les élus en dehors des réunions du
conseil et 35,1% déclarent n’avoir jamais eu de rencontres avec des
politiciens ou des responsables partisans. Le même constat se vérifie
concernant les loisirs des élus locaux. Ainsi, seulement 17,6% d’entre eux
affirment avoir participé à des activités dans un club ou une association
(sportive ou artistique), par exemple, contre 58,8% qui déclarent n’avoir
jamais pratiqué d’activités de ce genre durant leur temps libre.

En somme, il apparaît clair que les caractéristiques sociologiques et


culturelles revêtent une importance particulière dans la restitution des
profils des élus locaux. Cependant, elles demeurent toutefois insignifiantes
si elles ne sont pas combinées à des caractéristiques politiques. Et pour
cause, pour exercer de l’influence sur la prise de décisions, les conseillers
doivent faire preuve d’activisme et disposer d’un ancrage local au sein de
leurs localités. L’analyse des profils politiques semble ainsi décisive pour
avancer l’idée de l’émergence ou non d’éventuels rôles ou comportements
de leadership.
IV. PROFILS POLITIQUES : ACTIVISME, LÉGITIMITÉ ET
POPULARITÉ
La carrière politique des élus locaux permet d’identifier les leaders
susceptibles d’influer sur les décisions du gouvernement local. Pour Elgie,
les élus qui disposent d’une expérience politique seraient plus avantagés
pour exercer un leadership (partisan, parlementaire, gouvernemental. ). Le
soutien partisan permet ainsi au leader de renforcer sa position au sein du
conseil local. Ce faisant, il lui serait plus facile de faire passer les choix de
son parti de manière à prendre, éventuellement, l’ascendant sur ses
adversaires. En outre, le leader local pourrait bénéficier des ressources de
son parti (Elgie, 1995 : 19-20). D’où justement l’engagement des hommes
politiques à investir le champ partisan pour gagner en influence au sein du
gouvernement local. C’est pourquoi il serait utile de compléter les profils
sociologiques et culturels des conseillers de la ville par un examen de leurs
profils politiques. Ceux-ci peuvent être appréhendés à partir des points
suivants : affiliation partisane, adhésion syndicale, activité associative et
popularité.

1. Affiliation partisane et parcours politique


La position du leader local au sein de son parti est un trait distinctif de sa
carrière politique. Si un élu local exerce des responsabilités au sein de son
parti, il aura de fortes chances d’exercer un leadership local. Les membres
du gouvernement et les parlementaires peuvent ainsi le consulter et suivre
éventuellement sa direction. Pour influencer la prise de décisions, un
conseiller de la ville devrait donc avoir une affiliation partisane et occuper
un poste de responsabilité au sein de son parti. La trajectoire politique de
l’élu local pourrait être ainsi fonction de plusieurs variables, à savoir son
adhésion ou non à un parti, le type de parti auquel il appartient (ou
appartenait), la date de sa première adhésion, son ancienneté au sein d’un
parti politique, son loyalisme partisan et son statut au sein de son parti
durant le mandat local (2003-2009).

L’enquête démontre d’abord que la majorité écrasante des conseillers


(95,4%) sont affiliés à un parti avant qu’ils accèdent au conseil de la ville
de Casablanca. Par ailleurs, seulement 4,6% d’entre eux se considèrent
comme étant sans appartenance partisane (SAP)55. Il s’agit là en
l’occurrence d’une dizaine de conseillers dont plusieurs sont représentés
d’ailleurs dans les instances dirigeantes du conseil. Parmi eux figurent,
notamment, le rapporteur général du budget, les présidents des
arrondissements Roches Noires et Sidi Moumen, et le président de la
commission « animation sociale ». D’une certaine manière, cela prouve que
l’appartenance partisane n’est pas toujours une condition qui détermine
l’accès à des positions d’autorité au sein des institutions politiques locales.

Par ailleurs, l’adhésion partisane qu’on a relevée ici ne traduit guère une
« loyauté idéologique »56 qui fait défaut non seulement aux élus locaux,
mais aussi à la majorité des hommes politiques. Cela pourrait s’expliquer
par deux raisons principales : la première relève d’un effritement des
idéologies partisanes. Dans l’absence d’une bipolarité « gauche/droite »57
de la sphère partisane, par exemple, les élus semblent ainsi avoir du mal à
s’identifier à des idéologies particulières (socialisme, libéralisme...). La
classification générique des partis en termes de tendances (‘koutla’,
centre...) ne saurait rendre compte de la configuration d’une carte partisane
fragmentée (une trentaine de partis lors du scrutin local de 2003). À cela, il
faudra ajouter les alliances hétéroclites entre les partis qui contribuent à
jeter davantage de confusion sur le système politique. Pour preuve, après les
élections communales de 2003, certains partis « de gauche », par exemple,
n’ont pas hésité à rallier les positions de partis considérés comme
« administratifs » pour accéder à des positions d’autorité au sein du
gouvernement local58. D’où justement un certain déclin de la crédibilité des
partis issus du « Mouvement national », à l’instar de l’Istiqlal et l’USFP, qui
peinent à asseoir leur pouvoir au sein des conseils municipaux des grandes
villes notamment. Les dysfonctionnements de l’institution partisane
s’aggravent par ailleurs à cause de la propagation du clientélisme et du
népotisme au sein de la classe politique, comme le fait remarquer à juste
titre Rémy Levau : « L’intervention des partis politiques ne se manifeste
guère dans le fonctionnement local des conseils communaux. Les élus, et
surtout les présidents, constituent une clientèle politique de choix, sollicitée
aussi bien par les partis que par les représentants de l’administration. »
(Levau, 1976 : 56).

La deuxième raison qui pourrait expliquer le déclin de la représentativité


partisane relève des choix individuels des hommes politiques qui préfèrent
souvent défendre des intérêts particuliers, voire personnels. Pour preuve, les
conseillers de la ville de Casablanca qui ont quitté leur parti, après le scrutin
local de 2003, représentent 9,2% soit 12 conseillers sur les 131 qui
composent le conseil. En outre, les conseillers qui n’ont pas changé de
partis ne croient pas tellement aux idéologies politiques telles qu’elles sont
diffusées par des dirigeants partisans souvent en mal de légitimité.
L’affiliation partisane au sein du gouvernement local se réduit ainsi à un
« étiquetage » qui donne souvent accès à une fonction représentative (élu
local, président du conseil...). En outre, les intérêts personnels des élus
locaux finissent souvent par l’emporter sur les choix idéologiques dans les
rares cas où ils sont défendus par les partis (Levau, 1976 : 201).

L’essoufflement du rôle des partis se traduit aussi par le phénomène du


« nomadisme politique » des élus locaux, dont plusieurs décident de quitter
leur parti pour rejoindre souvent des partis de la majorité qui dirigent les
affaires locales. Ce comportement pourrait être ainsi qualifié
d’« opportuniste » puisqu’elle ne vise qu’à satisfaire des intérêts personnels
(postes de responsabilité, emplois, avantages...). Dans le conseil de la ville
de Casablanca, par exemple, le « nomadisme » de certains conseillers
atteste effectivement de l’effacement des lignes de démarcation
idéologique. C’est le cas notamment de ce vice-président qui a quitté le
Mouvement social démocrate (MSD), un parti créé par un ex-commissaire
de police, pour rejoindre le parti socialiste unifié (PSU) qui se présente
comme un courant de « la gauche radicale ». C’est le cas aussi de ce
conseiller UC qui n’a pas hésité à se représenter aux élections du conseil de
la région, en 2003, sous les couleurs du parti socialiste démocratique (PSD).
Lors des élections du conseil préfectoral, son nom figurait, curieusement,
sur la liste du (PSU). Enfin, on peut citer le cas « inédit » du président de
l’arrondissement d’El Fida qui s’est présenté sous l’étiquette (SAP) lors du
scrutin local de 2003. Lors des dernières élections partielles pour le
renouvellement du tiers de la Chambre des Conseillers, tenues en 2007,
l’homme s’est porté candidat sous les couleurs de l’Istiqlal. Actuellement,
ce conseiller « nomade » semble défendre la majorité du conseil de la ville
menée par Sajid (UC). En même temps, il n’hésite pas à se déclarer membre
de l’Istiqlal, parti de l’opposition, qui a refusé d’ailleurs de le réintégrer
l’accusant d’avoir lâché le parti istiqlalien lors des législatives de 2007.
Pour illustrer l’effritement de la « loyauté partisane » parmi une grande
partie du personnel politique local, on peut évoquer, à juste titre, les propos
du président du conseil de la ville de Casablanca. Lors de la session d’avril
2004, le président n’a pas hésité à fustiger les partis en essayant ainsi de
« désidéologiser » l’action locale :

« Malgré la multitude des appartenances politiques, pour moi il n’existe


qu’un parti politique, celui de Casablanca. C’est un parti qui regroupe les
intérêts de la ville dans sa globalité. »

À en croire le président du conseil, l’affiliation partisane et les


convictions idéologiques ne représentent pas des facteurs décisifs dans le
parcours politique d’un élu local. En d’autres termes, le chef du
gouvernement local semble considérer, à tort d’ailleurs, le pluralisme
partisan comme un handicap susceptible d’entraver la direction politique de
la ville. Et pourtant, il est indéniable que les partis revêtent une importance
capitale dans les processus de démocratisation des systèmes politiques. Le
rôle de l’institution partisane prend toute son ampleur surtout lorsqu’il
s’agit d’encadreridéologiquement des hommes politiques afin qu’ils
puissent militer en attendant d’accéder un jour à des fonctions électives. À
cet égard, il faudra noter que c’est bien l’expérience des conseillers, et plus
précisément leur ancienneté au sein d’un parti, qui favorise l’accès à la
fonction représentative d’élu local. Pour mesurer l’expérience politique des
conseillers, on a essayé de déterminer l’âge de leur première adhésion à un
parti. À ce propos, l’enquête démontre que la majorité des conseillers de la
ville de Casablanca déclare avoir rejoint relativement jeunes des partis
politiques. Ainsi, on constate que 70,6% d’entre eux disent avoir adhéré à
un parti entre l’âge de 18 à 35 ans, comme le démontre d’ailleurs, à titre
illustratif, le graphique 3 ci-dessous.

Graphique 3 : L’âge de la première adhésion de l’élu à un parti


Outre l’ancienneté, l’expérience d’un élu local est déterminée par son
statut au sein de son parti. L’enquête révèle à ce propos que 63,4% des
conseillers de la ville sont des dirigeants au sein de leurs partis, 31,3% des
adhérents et seulement 2,3% des militants, comme le démontre, à titre
illustratif, le graphique 4 ci-dessous. Le statut hiérarchique « privilégié » au
sein d’un parti est révélateur ainsi de la carrière politique des élus qui
aspirent exercer de l’influence sur les décisions prises au sein du
gouvernement local. Encore faut-il que ces derniers s’engagent à mobiliser
le soutien nécessaire pour légitimer démocratiquement leurs actions.

Graphique 4 : Statut de l’élu au sein du parti politique


En somme, on peut donc supposer que le fait d’occuper des positions
d’autorité au sein des partis politiques pourrait favoriser l’exercice de
l’influence. Un élu qui assume des responsabilités au sein de son parti
(secrétaire régional, membre du conseil national…) aurait ainsi plus de
chance d’obtenir le soutien nécessaire pour exercer des rôles de leadership
au sein du conseil de la ville. Ce faisant, ce conseiller pourrait influencer la
prise de décisions en favorisant, éventuellement, l’action de son parti visant
à orienter les choix du gouvernement local. L’enquête révèle à ce propos
que la majorité des conseillers qui ont obtenu des postes de responsabilité
au sein du conseil de la ville disposent en effet à leur actif d’une expérience
dans le domaine de l’action locale.

Bref, malgré un effacement des idéologies au sein de la sphère politique


locale, il est indéniable que les partis représentent un cadre incontournable
d’action et aussi de réflexion susceptible de favoriser l’émergence d’un
leadership local. Et pourtant, les élus locaux se détachent de plus en plus de
leurs partis à en juger notamment par le fait qu’ils ne tentent pas souvent de
les mobiliser afin de mieux cerner la complexité de la chose locale. À cet
égard, il serait intéressant de savoir si ce retrait des élus locaux caractérise
aussi leurs actions syndicale et associative telles qu’elles sont appréhendées
sur l’espace public dans la ville.
2. Appartenance syndicale
L’action syndicale pourrait favoriser l’émergence de leaders locaux.
L’appartenance syndicale de l’élu informe ainsi sur son militantisme dans le
monde du travail. Cette appartenance est fonction de son adhésion syndicale
ou non et de la nature du syndicat auquel il appartient (ou appartenait). Au
niveau du conseil de la ville de Casablanca, par exemple, l’enquête atteste
incontestablement d’un manque d’ancrage syndical des conseillers qui se
traduit notamment par un faible taux de syndicalisation. Pour preuve, la
majorité écrasante des élus (75,6%) ne sont pas membres de syndicats ou
d’organisations professionnelles, comme le démontre, à titreillustratif, le
graphique 5 ci-dessous. Les interviewés syndiqués (24,4%) seraient, en
principe, mieux disposés à mobiliser des acteurs syndicaux pour défendre
les demandes des salariés au sein de la capitale économique.

L’enquête révèle par ailleurs que les conseillers syndiqués appartiennent


principalement aux centrales syndicales les plus « anciennes », mais aussi
les plus représentatives au sein de la ville de Casablanca. Parmi ces
syndicats, on peut citer notamment l’Union générale des travailleurs du
Maroc (UGTM), le Syndicat national pour l’enseignement supérieur (SNE-
Sup), la Confédération démocratique du travail (CDT) et l’Union nationale
du travail du Maroc (UNTM). En outre, on relève qu’une partie des
conseillers sont représentés au sein d’autres organisations professionnelles à
l’instar de la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM) et
la Chambre de commerce, d’industrie et de services de Casablanca.

Graphique 5 : Adhésion syndicale des élus locaux


3. PAdhésion associative
L’adhésion associative favoriserait l’action locale et plus particulièrement
le militantisme des élus locaux qui aspirent exercer un leadership.
L’activisme d’un élu serait ainsi fonction de son adhésion ou non à une
association, du type d’association à laquelle il appartient (ou appartenait),
ainsi que de sa disposition, par exemple, à prendre l’initiative de créer une
association ou du moins participer à sa création. Au niveau du conseil de la
ville, l’enquête nous apprend à cet égard que la plupart des conseillers
manquent vraisemblablement d’un ancrage associatif dans leurs localités
électorales. Pour preuve, on constate que 60% des élus déclarent
n’appartenir à aucune association, contre seulement 39,2% qui disent être
membres d’associations établies dans le milieu urbain, comme le démontre
d’ailleurs, à titre illustratif, le graphique 6 ci-dessous.

Graphique 6 : Appartenance associative des élus locaux


Parmi les associations citées par certains interviewés figurent au premier
plan des associations locales de développement présentes dans des zones de
groupements d’habitats marginalisés. La majorité de ces associations
s’active dans le domaine social (handicapés, alphabétisation, lutte contre la
précarité...) en faveur des populations défavorisées. Les associations
sportives et artistiques ne sont pas absentes à en juger notamment par le rôle
du sport et de la musique, par exemple, dans la mobilisation des couches
sociales populaires. De là, on pourrait bien imaginer tout l’intérêt accordé
par certains élus locaux à l’action associative en vue d’approcher les jeunes,
en particulier, espérant ainsi gagner le soutien des électeurs le jour du
scrutin. Pour preuve, l’engagement de certains conseillers de la ville à
relancer les activités des associations auxquelles ils appartenaient ou bien à
prendre l’initiative d’en créer d’autres en vue d’entretenir un contact de
« proximité » avec les habitants de la ville. A cet égard, l’enquête nous
apprend que 31,1% des élus déclarent avoir déjà créé une association avant
qu’ils accèdent au conseil, contre seulement 7% parmi eux qui affirment en
avoir créé deux ou plusieurs durant leur carrière politique.

On comprend dès lors tout l’intérêt manifesté par certains conseillers en


vue de renforcer leur présence dans l’espace associatif de manière à pouvoir
mener à terme leurs entreprises politiques. Et ce n’est d’ailleurs pas un
hasard si parmi les propositions faites par les conseillers de la ville figurent
tout particulièrement des demandes de subventions au profit de certaines
associations locales ou de quartiers. En outre, on ne manquera pas de
relever le nombre élevé d’associations créées juste après la constitution du
conseil de la ville en 2003. Pour preuve, il apparaît que 23,8% des
conseillers déclarent avoir effectivement créé une association durant leur
mandat local. Et d’après les déclarations de certains interviewés, les
services de la commune auraient recensé ainsi près d’une trentaine
d’associations créées par des élus locaux, entre 2003 et 2007. C’est le cas
notamment de certains membres du bureau du conseil et quelques
présidents d’arrondissements qui avaient profité de leurs positions de
responsabilité pour monter des associations dans la ville. Ces derniers sont
parvenus par ailleurs à bénéficier d’importantes subventions au détriment
d’autres associations locales très présentes sur le terrain depuis déjà des
décennies. En outre, certains conseillers auraient même participé à la
création d’associations « fictives » pour bénéficier de l’aide financière qui
s’est élevée, dans son ensemble, à quelque 12 millions de DH durant le
mandat du conseil (2003-2009). Ce faisant, les conseillers qui avaient créé
des associations pour satisfaire uniquement des intérêts particuliers ou
personnels ne pouvaient en aucun cas espérer asseoir un leadership
politique. Et pour cause, ils se trouvent ainsi dépités de toute légitimité
auprès des populations et de leurs partisans au sein du gouvernement local.

4. Légitimité et popularité
Max Weber fut l’un des premiers sociologues à avoir accordé un intérêt
particulier à la question centrale de la légitimité, c’est-à-dire « l’état de ce
qui est justifié d’exister » et qui est admis comme tel. Et aussi tout ce qui
sert à justifier l’exercice du pouvoir au sein de la collectivité (Weber, 1971 :
33). Pour appréhender la « légitimité » des conseillers, on a essayé ainsi
d’examiner leur parcours communal au sein du gouvernement de la ville de
Casablanca à partir d’une double hypothèse : d’une part, on suppose que les
mandats exercés par l’élu local pourraient renseigner sur son expérience
communale à partir notamment de sa fonction représentative. Celle-ci
dépend ainsi de l’« ancienneté » de l’élu en tant que représentant
communal, régional ou national, du nombre et des types de mandats électifs
exercés dans le passé, et du degré du soutien dont il jouit auprès de son
électorat. Et d’autre part, on suppose que l’exercice de fonctions officielles
informe aussi sur l’expérience de l’élu en tant que responsable politique.
Cette responsabilité dépend surtout du nombre et des types de fonctions
officielles exercées par l’élu durant sa carrière politique. La question de la
légitimité pourrait être appréhendée ici à partir de deux axes principaux :
l’ancrage local et la « popularité ».

a) Mandats électifs et filière locale


Les mandats électifs exercés par l’élu renseignent sur son expérience en
tant que représentant de la communauté. C’est pourquoi on a essayé de
restituer la trajectoire politique des conseillers de la ville de Casablanca. En
comparant ses antécédents institutionnels et ses itinéraires, chaque élu local,
par exemple, a été affilié à un groupe « spécifique ». Plus précisément, on a
utilisé des catégories pour classer les élus locaux en fonction de leur
carrière politique (Lane, 1995). Et d’après l’enquête, il apparaît que 84%
des conseillers sont uniquement des élus locaux, 12% sont des députés et
seulement 5% appartiennent à des élites gouvernementales, comme le
démontre, à titre illustratif, le graphique 7 ci-dessous. Le conseil de la ville
de Casablanca compte ainsi 12 parlementaires dont la moitié a pu accéder à
la députation à l’issu du scrutin législatif de 2007. Les six conseillers-
députés restants ont été reconduits dans leurs fonctions de parlementaires.
Parmi ces derniers figurent deux ministres membres du parti de l’Istiqlal.
Le conseil compte aussi un ex-ministre membre du bureau politique du PPS
et l’un des instigateurs, en 1998, du fameux « Plan pour l’intégration de la
femme dans le développement ». Le conseil comprend également des
acteurs associatifs et syndicaux à l’instar du président de l’association
« Chouâla », inféodée à l’USFP, et le patron de l’UGMT59, la centrale
syndicale du parti de l’Istiqlal.

Graphique 7 : Postes de responsabilité occupés par les conseillers de la


ville
Par ailleurs, une analyse comparée des trajectoires politiques des
conseillers de la ville montre que la majorité d’entre eux occupait la
fonction locale lors du déroulement du scrutin communal de 2003. Il existe
apparemment une filière locale* par laquelle est passé la majorité des
« nouveaux » élus qui représente 47,3% des conseillers (soit 62 individus),
contre 52,7% des conseillers (soit 69 individus) qui n’ont jamais exercé de
mandat local, comme le démontre d’ailleurs, à titre illustratif, le graphique
8 ci-dessous.

Graphique 8 : Ancienneté des élus en tant que mandataires


On peut donc affirmer qu’à l’issu du dernier scrutin local de 2003, les
réélections étaient la règle dans la mesure où le fait de détenir un mandat
constitue une ressource élective quasiment insurmontable. À elle seule,
cette donnée montre que les possibilités de renouvellement du « personnel
politique local » sont relativement limitées. En outre, la filière locale se
trouve d’ailleurs renforcée par une expérience gouvernementale. Dans le
cas du conseil de la ville de Casablanca, on peut constater en effet une
certaine interdépendance entre un leadership « local » et un leadership
« national ». L’accès de certains conseillers à des institutions politiques,
telles que le Parlement ou le gouvernement, pourrait ainsi renforcer leurs
chances d’influencer la prise de décisions locales. En effet, un leader local
peut conforter sa carrière politique en accédant, par exemple, à des
fonctions parlementaires ou gouvernementales. Un leader d’un conseil
communal qui devient député serait ainsi à même de bénéficier
d’importants réseaux d’influence pour faire parvenir ses revendications.

Ceci se révèle d’autant plus vrai lorsqu’on apprend que la majorité des
conseillers entretient une perception « dévalorisée » de la fonction
représentative locale par rapport à celle de député. Et ce n’est certainement
pas un hasard si les partis tentent de coopter les élus qui disposent d’un
ancrage local pour qu’ils se portent candidats aux législatives. D’après
l’enquête, on apprend ainsi que près de la moitié des conseillers de la ville
de Casablanca se sont portés candidats aux échéances électorales de 2007.
Parmi ces derniers plus d’une dizaine sont parvenus à décrocher leur siège
au Parlement. Le conseil de la ville est considéré ainsi comme un facteur
d’ascension politique qui permet à l’élu local d’être mieux disposé à briguer
un mandat national. C’est en tout cas l’avis de la majorité des conseillers à
l’instar de ce membre de l’opposition qui n’hésite pas à afficher
ouvertement ses « véritables » ambitions électoralistes. À ce propos, il
déclare ceci :

« Mon objectif en tant que conseiller est, avant tout, de préparer ma


campagne électorale de 2007. Le statut d’élu local n’a aucune valeur à mes
yeux. Les conseillers qui vous diront le contraire sont des hypocrites. Tout
le monde ici [le conseil de la ville] rêve d’accéder au Parlement. N’en
parlons pas des anciens députés, comme le président, qui ne semblent pas
prêts à lâcher l’hémicycle malgré leurs discours édulcorant sur
l’incompatibilité des fonctions (...). »

Cette idée se vérifie justement dans le cas du président du conseil de la


ville de Casablanca qui s’est présenté aux législatives de 2007, alors qu’il
n’a de cesse de dénoncer, publiquement, les inconvénients qui découlent du
cumul des mandats électifs. Actuellement député et membre de la
Commission des affaires étrangères au Parlement, l’actuel président du
conseil de la ville semble cependant parfaitement conscient de l’importance
que revêt l’ancrage local dans la carrière de tout homme politique. Son
choix de se présenter, pour la éniéme fois, dans son lieu d’origine à
Taroudant n’est guère fortuit à en juger notamment par la « popularité »
dont il jouit auprès de ses partisans d’« origine soussie ». Le fait qu’il ne
soit pas présenté à Casablanca n’enlève rien à l’importance de la filiale
locale. Il fallait tout simplement que l’homme maximise ses chances pour
pouvoir préserver son siège au Parlement de manière à ce qu’il soit mieux
disposé à défendre son poste de président au sein du gouvernement local.

b) Ancrage local et popularité


L’expérience politique de l’élu se traduit par son ancrage local et sa
popularité60 au sein de la communauté. L’apport des électeurs revêt ainsi
une importance capitale puisqu’il contribue à renforcer la légitimité des
élus. L’expérience, dit Max Weber, montre qu’aucune domination ne se
contente de bon gré de sa pérennité sur des motifs ou strictement matériels,
ou strictement affectueux, ou strictement rationnels en valeur. Au contraire,
toutes les dominations cherchent à éveiller et à entretenir la croyance en
leur légitimité (Weber, 1971 : 220). Celle-ci renvoie ici au processus de
légitimation du pouvoir sur une base « légalo-rationnelle ». Selon Weber, la
forme de légitimité actuellement la plus courante consiste dans la croyance
en la légalité, c’est-à-dire la soumission à des statuts formellement corrects
et établis selon la procédure d’usage (Weber, 1971 : 73). Il s’agit là, en
l’occurrence, des efforts fournis par chaque élu visant à convaincre les
électeurs de voter en sa faveur le jour du scrutin ou bien le soutenir durant
sa campagne électorale.

La légitimité des conseillers peut être mesurée, par exemple, à partir du


taux de participation aux élections. D’après Dahl, le leadership politique est
tributaire de l’influence indirecte qu’exerce l’électorat sur les élus locaux
via le droit de vote. Les leaders des conseils locaux doivent satisfaire les
besoins de leurs électeurs espérant que ces derniers voteront en leur faveur.
Les leaders politiques puisent ainsi leur légitimité dans le soutien de
l’électorat, sans lequel leur leadership sera voué à l’échec (Dahl, 1971 :
113). D’après les statistiques officielles, le taux officiel de participation au
scrutin local de 2003 a été très moyen puisqu’il n’a pas dépassé les 45%.
Dans la ville de Casablanca, l’enquête révèle que les conseillers ne
disposent pas du même degré de soutien auprès des populations à en juger
notamment par le nombre de voix obtenues, lequel diffère d’ailleurs selon
les élus et les partis. Les voix décrochées par chaque candidat témoignent
ainsi du degré de « popularité » dont ce dernier disposerait au sein de sa
circonscription électorale. En se basant sur des chiffres officiels, on peut
estimer la moyenne des voix obtenues par les conseillers de la ville à
environ 4500 voix. Le plus « haut » score atteint les 8000 voix, alors que le
plus « faible » score ne dépasse pas 1000 voix.

Pour juger de la pertinence du « vote » comme indicateur de la


« popularité », on a procédé à une comparaison générique de deux
formations politiques, à savoir l’USFP et le PJD. À cet égard, l’enquête
démontre que la majorité des conseillers islamistes ont obtenu un résultat
qui se situe au-dessus de la moyenne des voix calculée au niveau du
conseil, contrairement aux conseillers « socialistes » dont la plupart ont
réalisé un score au-dessous de la « moyenne ». En outre, des conseillers
USFP, dont notamment des parlementaires, avaient réalisé des scores très
faibles qui ne dépassent pas parfois la barre de 1000 voix dans leurs
circonscriptions électorales. C’est le cas notamment de l’ex-ministre
« socialiste », Khalid Alioua, qui a été devancé de loin par la liste PJD
menée par Mustapha el-Haya. Le candidat « islamiste » s’est imposé dans la
circonscription d’Anfa en réalisant un score dépassant les 8000 voix. Avec
un mode de scrutin de liste à la proportionnelle, une tête de liste
« populaire » pourrait engranger beaucoup de voix et permettre ainsi à son
(ou ses) colistier (s) de décrocher un siège d’élu local. Cela s’est manifesté
tout particulièrement dans le cas du PJD dont certains candidats avaient
dominé leurs adversaires dans plusieurs circonscriptions électorales.

A nos yeux, l’ancrage des islamistes légalistes dans la ville est dû


essentiellement à la présence de « leaders locaux » très proches des
populations et toujours à l’écoute de leurs préoccupations. Une proximité
« familière » s’avère être une ressource incontournable de légitimation qui
permet justement aux leaders de gagner la confiance des électeurs afin de
pouvoir exercer de l’influence sur les décisions locales61. Un conseiller
USFP reconnaît amèrement l’ancrage des « islamistes » dans la ville de
Casablanca. À ce propos, il déclare ceci :

« Quoique l’on dise, les islamistes sont parvenus à s’implanter dans les
villes et en particulier dans les quartiers défavorisés. Ils ont pris la place
qu’occupaient jadis les élus gauchistes. Les conseillers PJD qui sont
représentés au sein du conseil de la ville ne sont que la partie émergente de
l’iceberg. Les politiciens qui connaissent très bien la ville vous diront que
ce sont bel et bien les membres de l’association Al Adl Wal Ihssan qui
contrôlent l’espace social à travers notamment leur action de proximité au
profit des populations démunies (aides alimentaires, dons et prêts ‘halal’
sans intérêt au profit de jeunes diplômés chômeurs, soutien aux personnes
âgées et handicapées, achat de moutons a l’occasion de la fête d’al-Aïd el-
Kebir au profit de familles défavorisées, encadrement des jeunes dans les
‘Maisons des jeunes’ ‘Dour Achabab’, etc.). Dans la ville de Casablanca,
les élus PJD emboitent le pas aux disciples de cheikh Yacine dont la
popularité dépasse de loin celle des politiciens et des responsables les plus
chevronnés qui nous gouvernent (...). »

Au terme d’un examen approfondi des caractéristiques personnelles,


sociologiques, culturelles et politiques des conseillers de la ville de
Casablanca, on est parvenu à dresser les profils des leaders potentiels à
même d’influer sur la prise de décisions au sein du gouvernement local.
Dans le même sens, on peut désormais énoncer quelques conclusions qui
découlent de cette analyse, à savoir :

- Régression de la représentativité des élus d’« origine rurale » dans la


sphère politique locale par rapport aux conseillers issus du milieu
urbain ;

- Sous représentativité de la femme au sein du gouvernement local. Ainsi,


on compte seulement quatre femmes représentées au sein du conseil de
la ville, dont deux qui détiennent des postes de responsabilité ;

- Rajeunissement notable du « personnel politique local » et


renouvellement relatif du corps des élus locaux (33 conseillers de la
ville n’ont jamais exercé un mandat électif) ;

- Évolution du niveau d’instruction des élus locaux (prés de la moitié des


conseillers de la ville ont suivi des études supérieures) ;

- Mobilité sociale ascendante du corps des élus locaux dont le tiers exerce
des professions « libérales » qui offrent souvent aux candidats au
leadership revenus et « prestige social » ;

- Valorisation de l’institution familiale « traditionnelle » inhérente surtout


aux liens sociaux qui sont tissés entre les élus locaux et leurs familles,
proches et parents ;
- Effacement du rôle des partis au niveau local et manque d’identification
aux idéologies politiques malgré le taux élevé d’affiliation partisane des
élus locaux ;

- Manque d’ancrage syndical des conseillers dont seulement le tiers


adhère à des syndicats et entreprend des actions collectives de
protestation ou de contestation (grève, sit-in...) ;

- Déclin du militantisme associatif des élus locaux (plus de la moitié des


conseillers de la ville n’exercent aucune activité associative) ;

- Prééminence de l’« expérience politique » des élus locaux qui aspirent


accéder à des positions de leadership (la plupart des conseillers qui
occupent des postes de responsabilité au sein du conseil de la ville
disposent déjà de mandats électifs) ;

- Enracinement des élus locaux du PJD dans le milieu urbain et


« popularité » de certains leaders islamistes légalistes qui participent à
la direction politique de la ville de Casablanca.

L’analyse des caractéristiques personnelles, sociologiques, culturelles et


politiques des élus nous permettra par ailleurs d’analyser l’impact qu’aurait
le profil de l’élu local sur certains aspects du leadership. Dans les chapitres
qui suivent, on essayera patiemment de mettre en évidence les liens de
causalité qui pourraient exister entre des variables explicatives et des
dimensions principales du leadership local, à savoir : environnement et
contexte, positions, rôles et comportements, buts et objectifs de leadership,
exercice de l’influence, prise de décisions et followership, informations et
communication, ressources, résolution des conflits, styles de leadership,
cultures, idéologies et changements.

Maintenant que l’on a dressé les profils politiques et socioculturels des


conseillers de la ville, on essayera dans le chapitre 2 qui suit de cerner
l’« environnement de leadership » au sein duquel des élus locaux tenteraient
d’exercer de l’influence malgré la persistance de contraintes
institutionnelles, structurelles, contextuelles et politiques.
33 Selon l’usage français et pour ne pas alourdir le texte, on applique le masculin générique à propos
des élus ou des conseillers. Que les élues ou les conseillères, minoritaires dans le conseil de la ville,
nous en excusent.
34 Parmi les critères qui influent sur les profils sociopolitiques des élus, on doit souligner
l’importance des représentations sociales et culturelles (loisirs, occupations, convictions…). Celles-ci
feront l’objet d’une étude à part dans le chapitre 11 consacré aux rapports entre leadership, cultures et
identités. Dans notre investigation, on s’est focalisé sur les représentations politiques des élus
concernant les thèmes suivants : partis, femme, religion, amazighité, langues et autorité.
35 Blondel écrit à ce propos « first it must be established that leaders do make a difference which is
fraught with considerable difficulties ; second, one must attempt to see to what extent that
‘difference’ is due to the personal characteristics of leaders rather than to the structural conditions
of the offices they hold or the institutional arrangements within which they operate. Only where
personal characteristics have been found to be a significant factor in themselves in accounting for at
least part of the variation is it permissible to move to the next plane and ask, if personal qualities are
important, what, in turn, accounts for the existence of a given set of personal qualities in a particular
leader ». Jean Blondel, Political Leadership, Bristol : Sage, 1987, p.123.
36 Nathalie Prime, Cultures et mondialisation : l’unité dans la diversité, Coll. « L’Expansion
Management Review », septembre 2001, p. 54.
37 Marcel Roncayolo, « Territoires », Territoires, 1983, n°1, p 8.
38 Goffman considère que « la notion de stigmate implique moins l’existence d’un ensemble
d’individus séparables en deux colonnes, les stigmatisés et les normaux, que l’action d’un processus
social omniprésent qui amène chacun à tenir les deux rôles, au moins sous certains rapports et dans
certaines phases de la vie. Le normal et le stigmatisé ne sont pas des personnes, mais des points de
vue. Ces points de vue sont socialement produits lors des contacts mixtes, en vertu des normes
insatisfaites qui influent sur la rencontre. Certes, un individu peut se voir typé par des attributs
permanents. Il est alors contraint de jouer le rôle du stigmatisé dans la plupart des situations
sociales ». Erving Goffman, Stigmates - Les usages sociaux des handicaps, les Éditions de Minuit,
1975, (pp160 -161).
39 Certains conseillers de la ville tentent de se différencier, culturellement, de leurs alliés ou
adversaires selon qu’ils sont casablancais ou non casablancais. Parmi les termes utilisés, on trouve,
par exemple, celui de « Bidaoui » ou « Ouled Lebled ». Ces appellations servent apparemment à
marquer une certaine « différenciation culturelle » des conseillers les « uns » des « autres » en
fonction, par exemple, de leurs appartenances ou origine sociale.
40 L’« autochtonie » renvoie ici à une instrumentalisation « utilitariste » par les acteurs avant qu’elle
soit considérée comme une revendication culturelle, visant à marquer une identité « objective », liée
à une origine sociale ou une appartenance ethnique ou tribale. Cette conception est développée par
Warnier en termes de ressources « La quête de l’autochtonie, comme celle de la modernité, ne vise
pas le retour au village, à la terre ou à un style de vie “traditionnel”. Elle vise l’accès aux ressources
globalisées pour autant que celles-ci soient canalisées par des droits fondés sur une appartenance
locale. Elle ne vise pas le dedans, mais le dehors. Elle vise à déterminer qui est qualifié pour avoir
accès à ces ressources, et sur quelles bases » Jean-Pierre Warnier, « Corps, Technologie du pouvoir
et appropriation de la modernité au Cameroun », dossier « Politiques du corps », in Politique
Africaine, N° 107, octobre 2007, Karthala Éditions (pp.23-42), p. 34
41 Cette idée sera développée en détail dans le chapitre 7 consacré à l’analyse de la prise de décision
et la mobilisation des followers pour l’accès au leadership.
42 Weber appelle « honneur ethnique » ce que nous appellerions aujourd’hui ethnocentrisme, et en
décrit l’origine comme « la conviction [... ] de l’excellence de ses propres coutumes et de l’infériorité
des coutumes étrangères » (p.133). En fait, pour Weber, ce principe hiérarchique doit être rapporté à
une échelle de valeurs qui est inhérente à tout processus de différenciation. Cet élément axiologique
qu’est l’honneur permet d’établir des analogies entre les différents modes de catégorisation sociale.
Ainsi, l’idée de « peuple élu [...] est simplement, transférée sur le plan horizontal, le pendant des
différenciations “sociales” » (p. 134). L’honneur ethnique est, par conséquent, “analogue aux
concepts d’honneur du “rang social” » (p.133). Max Weber, Économie et société, traduit de
l’allemand par Julien Freund et al., Tome I, Paris, Plon, 1971, (pp.133-134).
43 Selon Max Weber, les « groupes ethniques » sont définis comme étant des « groupes humains qui
nourrissent une croyance subjective à une communauté d’origine fondée sur des similitudes de
l’habitus extérieur ou des mœurs, ou des deux, ou sur des souvenirs de la colonisation ou de la
migration » Max Weber, Économie et société, op. cit., p. 130.
44 Cette question sera traitée en détail dans le chapitre 7 consacré à l’analyse du processus
décisionnel et des stratégies de « followership » élaborées par certains acteurs locaux pour l’élection
du président du conseil de la ville de Casablanca.
45 Ludwing souligne le besoin vital qui traverse tous les êtres humains de voir un mâle dominant
diriger leur vie commune et leurs relations « In essentially all of their major relationships with others
- their relationship with their family, their relationship with society, and their relationship with god -
most humans have been socially, psycholigically, and biologically programmed with the need for a
single dominant male figure to govern their communal lives. And this programming corresponds
closely to how almost all anthropoid primate societies are run ». Arnold. M. Ludwing, King of the
Mountain : The Nature of Political leadership, KY : University Press of Kentucky, 2002, p.9.
46 La domination des femmes par les hommes serait un « idéal culturel » qui marque la plupart des
sociétés « There is a cultural ideal in most societies that men are the warriors. This ideal persists
despite the fact that women in many nations have participated in military operations and even in
warfare as combatants ». Ruth Howes & Michael. R. Stevenson, Women and the Use of Military
Force, Lynne Rienner Publishers, Inc. 1993, p.81
47 Véronique de Saint Giniez & Alain Bernard, les jugements d’attribution du potentiel : une
approche constructiviste ; dans Bournois Frank, Préparer les dirigeants de demain, Editions
d’Organisation, Paris, 1998, p.97
48 Rapport général sur les élections communales de 2003, Direction générale des collectivités
locales (DGCL), ministère de l’intérieur, Rabat, 2004, document inédit (en arabe)
49 Sorokin se demande si l’économie et l’État peuvent réduire les différences d’accès à des positions
sociales. il définit son objet par une métaphore spatiale due aux deux types de mobilité : la mobilité
verticale (d’une strate sociale à une autre) et la mobilité horizontale (déplacement d’individu (s)
d’une strate sociale donnée vers une autre équivalente. Pitirim Sorokin, Social Mobility, New York,
Harper, 1927. Mais il existe d’autres types de mobilités : la mobilité intergénérationnelle
(changement qui fait apparaître la comparaison des professions entre une personne et son père). il
existe également un type descendant et ascendant. Dans les enquêtes de l’INSEE (France), on parle
aussi de « mobilité sociale »
50 « Le temps est considéré comme le bien le plus précieux qu’il convient, avant tout, de réserver à
l’action. Le leader qui réussit est un leader à plein temps ». Elisabeth Barnes, Les relations humaines
à l’hôpital, (Trad. fr.), Toumouse, Privat, 1986, (pp. 24-25).
51 Max Weber, Économie et société, op. cit., pp.298-299.
52 À propos de l’aspect économique de la profession d’homme politique, Weber écrit ceci : « Notre
distinction a donc pour base un aspect extrêmement important de la condition de l’homme politique,
à savoir l’aspect économique. Nous dirons donc que celui qui voit dans la politique une source
permanente de revenus “vit de la politique” et que, dans le cas contraire, il vit “pour” elle. Sous le
régime fondé sur la propriété privée il est nécessaire que soient réunies certaines conditions,
triviales si vous voulez, afin qu’un homme puisse vivre “pour” la politique en ce sens. L’homme
politique doit, dans des conditions normales, être économiquement indépendant des revenus que
l’activité politique pourrait lui procurer. Cela veut dire qu’il est indispensable de posséder une
fortune personnelle on d’occuper une situation sociale privée susceptible d’assurer des revenus
suffisants. (...) dans la vie économique de tous les jours, la fortune personnelle procure seule
l’indépendance économique. L’homme politique doit en outre être “économiquement disponible »
[abkömmlich], ce qui veut dire que l’acquisition de revenus ne l’oblige pas à consacrer constamment
et personnellement, en tout on partie, toute sa puissance de travail et de pensée à sa subsistance. »
Max Weber, (1919), le savant et le politique, op. cit., pp.92-93.
53 Pour calculer le niveau de revenu des élus locaux, on s’est basé principalement sur le travail du
HCP selon lequel le revenu moyen par ménage est de 5 300 DH par mois, alors que le revenu médian
est de 3 500 DH seulement. Haut commissariat au plan (HCP) : Enquêtes sur le niveau de vie des
ménages et les revenus des ménages et les sources de ces revenus, 2007.
54 Chez Durkheim, la division du travail social joue un rôle primordial, car elle assure la cohésion
sociale, c’est-à-dire le lien social : ce qui fait « tenir » les individus ensemble et les rend plus
solidaires les uns des autres « la division du travail ne peut donc se produire qu’au sein d’une société
préexistante. [...] Ce qui rapproche les hommes, ce sont des causes mécaniques et des forces
impulsives comme l’affinité du sang, l’attachement à un même sol, le culte des ancêtres, la
communauté des habitudes, etc. [...] La vie collective n’est pas née de la vie individuelle, mais c’est,
au contraire, la seconde qui est née de la première. » Émile Durkheim (1893), De la division du
travail social, PUF, coll. « Quadrige », 1994, pp. 260-264. Pour Robert Nisbet, il faut aller plus loin :
au cœur de DTS, on bascule d’une vision évolutionniste de la société à une vision fondée sur le
caractère premier du lien social. Robert A. Nisbet, La tradition sociologique, PUF, Paris, 1984, p.
113. La vision de Durkheim est celle d’une substitution de la solidarité organique à la solidarité
mécanique alors que des analyses les plus récentes du lien social insistent sur la nécessité pour
l’individu d’être à la fois intégré dans la « grande société » (lien sociétaire) et dans une « petite
société » (lien communautaire). Robert Castel parle d’un processus de désaffiliation sociale pour
caractériser la trajectoire des exclus, cette désaffiliation peut se repérer sur deux axes (et non un
seul) : « un axe d’intégration - non-intégration par le travail », « un axe d’insertion - non-insertion
dans une sociabilité sociofamiliale » Robert Castel, « De l’indigence à l’exclusion, la désaffiliation »,
dans Donzelot, Face à l’exclusion, 1991, Seuil, coll. « Esprit », (pp.137-168). L’opposition grande
société/petite société est proposée par Tocqueville. « L’individualisme est un sentiment réfléchi et
paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer avec sa
famille et ses amis ; de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il
abandonne volontiers la grande société à elle-même » Alexis De Tocqueville, De la démocratie en
Amérique II, édition Bouquins, Paris, p. 496.
55 Il s’agit de candidats sans étiquette politique particulière vraisemblablement parce que déçus par
le jeu politique ou de candidats appartenant à des formations non reconnues, en dehors du jeu
politique officiel ou institutionnel.
56 Selon Hirshman, la loyauté à une organisation peut empêcher des individus de la quitter. Non à
cause d’un attachement idéologique à ses principes et ses idéaux, mais pour la simple raison qu’elle
représente une structure de légitimation de leur pouvoir. Dans cette étude, on peut dire que les partis
permettent aux élus locaux de bénéficier d’un cadre institutionnel souvent dénué de toute
identification politique réelle. Ainsi, les conseillers de la ville qui ne se reconnaissent pas tellement
dans les partis ne font que les contester sans qu’ils daignent les quitter. La protestation permet
d’augmenter leurs bénéfices en termes de crédibilité aux yeux des électeurs. C’est pourquoi ils n’ont
pas intérêt à se montrer « déloyaux » envers leurs chefs politiques. « Le coût élevé de se montrer
déloyale réduit les bénéfices qu’on peut tirer lorsqu’on fait défection » Albert O. Hirschman, Exit,
Voice and Loyalty, Cambridge Harvard, University Press, 1970, p.136.
57 « Les dimensions gauche /droite sont un principe fondamental d’organisation de l’espace
politique et de structuration des orientations et des comportements politiques. Ainsi, il peut-être
considéré comme l’indicateur le plus fréquemment utilisé dans les enquêtes d’opinion » Dupoirier
Elisabeth et Jean Parodi Luc, (dir.), Les indicateurs sociopolitiques, ed. L’Harmattan, Paris, 1997,
p.223.
58 On retrouve ici un cas typique des situations d’alliances circonstanciées qui n’évacuent pas
cependant les logiques plus profondes de concurrence. Robert Axelrod, Donnant, Donnant : une
théorie du comportement coopératif, Paris, Éd. Odile Jacob, 1992, (pp. 16-18).
59 Il s’agit de Abderezzak Afilal député istiqlalien et ex-président de la commune d’Aïn Sebaâ, sous
l’ancien règne. En 2006, il a été expulsé de l’UGTM qu’il a d’ailleurs dominé durant quarante ans.
Accusé par ses détracteurs de détournements de fonds, l’homme a des problèmes avec la Justice.
* De nouvelles formes de leadership local, fortement territorialisées, ont été déjà observées au
Maroc. « (...) Jeune entrepreneur, président d’une association, ancien taleb leader d’un groupe de
pression représentant un quartier en dehors de toute forme d’organisation, enseignant, ancien joueur
de l’équipe de football locale, sont autant de profits qui représentent une nouvelle forme d’expression
des populations des quartiers périphériques des villes moyennes. Leur articulation à l’élite
traditionnelle et/ou leur cooptation par le pouvoir est toujours possible, mais ils représentent une
nouvelle donnée sur le marché politique local » Aziz El Maoula Iraki, Des notables du Makhzen a
l’épreuve de la « gouvernance », l’Harmattan, Paris, 2002, p. 407.
60 « Popularité » renvoie ici au sens d’une affectivité manifestée envers une personne à cause de ses
qualités personnelles (charisme, rhétorique...).
61 La popularité des leaders « islamistes » s’explique en grande partie par leur engagement à
entretenir un « lien social » qui se manifeste notamment à travers un contact permanent avec les
populations de la ville. À ce propos, Eugen Weber écrit ceci : « le problème n’était pas le contenu de
la propagande, mais son intensité et sa continuité. Le premier homme était une présence permanente,
quelqu’un qui pouvait vous parler et à qui l’on pouvait parler, le second n’apparaissait que
sporadiquement. La présence créait des liens de réciprocité ; les rencontres sociales renforçaient ses
liens ; les petites attentions et les rapports intéressés flattaient le sentiment de ceux qui, par leurs
coutumes, leurs manières, leur habilement, leur éducation et parfois même leur langage formaient
une classe à part (...). Ces classes désiraient ardemment être reconnues par celles qui leur étaient
supérieures, et elles savaient gré à ceux qui leur offraient cette reconnaissance (...). Pour l’instant,
ceux qui arrivaient à combiner les vertus traditionnelles de générosité avec un certain genre de
munificence publique teintée d’une nouvelle « familiarité » plaisaient à la foule (…). Le langage
politique des villes ne pouvait susciter une réaction positive que s’il était interprété et traduit en
termes plus familiers » Eugen Weber, La fin des terroirs, Éditions Fayard, 1983, première édition en
anglais 1976, (pp.386-387).
CHAPITRE 3
Environnement du leadership local

Les théoriciens du leadership s’accordent tous sur l’importance de


l’environnement politique. Ainsi, Gardner est persuadé que pour mieux
comprendre le rôle des leaders, il est indispensable de prendre en
considération la complexité de l’environnement dans lequel ils agissent et
interagissent. Le leadership s’opère en effet dans différents contextes qui
déterminent les rôles des meneurs et la façon dont ils sont censés se
comporter (Gardner, 1990 : 5-6). Elgie soutient la même idée en affirmant
que les leaders peuvent changer le cours de l’histoire et laisser leur marque
sur les institutions politiques, mais seulement dans la mesure où le contexte
le permet (Elgie, 1995 : 5-8). Dans le même ordre d’idées, Edinger estime
que l’étude du leadership doit impérativement rendre compte de
l’environnement politique : « (...) des variations dans l’exercice du
leadership sont associées a des facteurs contextuels tels que les conditions
socio-économiques internes, les structures organisationnelles et
institutionnelles et les modèles culturels. Le contexte renvoie également aux
circonstances environnantes nationales ou internationales et aux situations
politiques : crises, scandales financiers, échéances électorales, etc.). »
(Edinger, 1975 : 512). Dans le même sens, Leach avance l’idée selon
laquelle le leadership local est affecté par l’environnement au sein duquel
les élus tentent d’orienter le cours des décisions. L’interaction des leaders
avec le contexte est fonction ainsi de plusieurs facteurs déterminants.
L’exercice de l’influence dépend, par exemple, des institutions locales, des
besoins politiques de la communauté et de la participation de l’électorat. Le
leadership est également influencé par les relations qu’entretiennent les élus
locaux avec les partis, les groupements d’intérêt, les fonctionnaires, les
réseaux de l’économie locale et les médias de masse (Leach, 2000 : 23-24).

Partant de ces idées, on propose d’étudier l’environnement du leadership


local à partir de l’analyse de plusieurs de ses dimensions, à savoir le
contexte politique, les partis et la représentativité locale, la bureaucratie, le
gouvernement et les parlementaires, les notabilités économiques, les
syndicats et la société civile, l’information et les médias de masse, comme
le démontre, à titre illustratif, la figure 3 ci-dessous.

Figure 3 : Environnement du leadership politique local

I. SYSTÈME POLITIQUE LOCAL : UN PROCESSUS DE


DÉMOCRATISATION « CONTRÔLÉ »
Le cadre institutionnel est un élément contextuel qui relie les structures et
les processus de leadership au sein d’une collectivité. C’est ainsi que la
nouvelle Charte communale détermine les fonctions des élus, ainsi que les
règles et les procédures de prise de décisions au sein du gouvernement
local. En principe, le conseil communal doit approuver les choix des élus
locaux à condition qu’ils soient en adéquation avec l’« intérêt général » de
la communauté. Mais le pouvoir des représentants de la collectivité se
trouve inéluctablement influencé par d’autres acteurs locaux, notamment les
autorités publiques, les entrepreneurs économiques, les associations et les
ONG (Leach, 2000 : 20). Par ailleurs, l’exercice de l’influence semble
inhérent aux ressources et contraintes institutionnelles du contexte. La
structure institutionnelle comprend ainsi les ressources dont disposent le
conseil élu, la durée du mandat, la popularité, l’autorité constitutionnelle,
les structures des partis, le choix du personnel communal, la mise en œuvre
des politiques publiques, la maîtrise du jeu politique et institutionnel
communautaire, et le respect des fondamentaux politiques tels que
l’exercice et l’expression symbolique du pouvoir communal (Alistair,
1997 : 460).
Pour mieux appréhender l’environnement politique et institutionnel qui
détermine l’action locale, on est parti de l’idée de Robert Elgie selon
laquelle l’influence potentielle des élus est déterminée par un contexte
particulier au sein duquel ces derniers tentent d’agir pour orienter le cours
des décisions. Ce contexte serait marqué par les dispositions du système, à
savoir les contraintes et les supports institutionnels, les modes d’accès aux
institutions et la distribution des pouvoirs juridiques et procéduraux au
niveau du gouvernement local. Ce contexte serait également caractérisé par
les rapports qu’entretiennent les élus avec les fonctionnaires. Le maintien
de ce contact passe notamment par la tenue fréquente de réunions, l’accès à
l’information et aux documents officiels de la commune, ainsi que par
l’échange d’informations et de services avec le personnel communal (Elgie,
1995 : 13-16).

Le système politique local peut être traité à partir de deux points


essentiels : la réforme du gouvernement local et les contraintes
institutionnelles qui en découlent.

1. Gouvernement local : une réforme par le haut (top - down)


Pour comprendre l’évolution du système politique local marocain et les
rivalités récentes pour l’accès au leadership, il faudra remonter à l’année
1998 lorsque le gouvernement de l’ex-premier ministre « socialiste »,
Abderrahmane El Youssoufi, a organisé à Casablanca le VIIe colloque
national des collectivités locales. Les recommandations de ce colloque
portaient principalement sur le renforcement du pouvoir local, un
allégement de la tutelle du ministère de l’Intérieur et une responsabilisation
des élus locaux. À l’époque, la volonté des partis de l’ex-opposition
d’opérer une « transition démocratique » allait de concert avec l’« ouverture
contrôlée » du système politique qui s’est traduite notamment par la mise
sur pied d’un gouvernement d’« alternance consensuelle ».

Après son accession au trône en 1999, le nouveau monarque s’est inspiré


de ces recommandations pour investir davantage la sphère politique locale.
Le 13 octobre 2000, il a tenu ainsi un discours devant le Parlement appelant
le gouvernement à procéder à une réforme structurelle favorisant « une
gestion démocratique des collectivités locales ». Le roi s’est dit aussi
engagé à organiser un scrutin communal transparent dans les dates prévues
sans aucun aménagement du calendrier électoral. Parmi les actions
entreprises par les autorités dans ce sens, on peut citer tout particulièrement
l’élaboration par le ministère de l’intérieur en 2002 d’une nouvelle Charte
communale62.

Voté par la majorité gouvernementale, menée par les partis de la koutla,


ce texte législatif avait marqué un tournant dans la vie politique locale. En
adoptant le principe de « l’unité de la ville », l’État voulait renforcer sa
présence au sein du gouvernement local. La ville est devenue ainsi un enjeu
majeur pour les autorités centrales qui craignaient justement que la montée
de la précarité, le chômage et l’insécurité urbaine, notamment, fragilise
davantage le « lien social » entre gouvernants et gouvernés. Dans un
contexte politiquement perturbé, le pouvoir central était par ailleurs soumis
à une rude épreuve : l’organisation des premières élections sous le nouveau
règne.

Le scrutin communal du 12 septembre 2003 a été caractérisé par une


compétition ardue entre les partis politiques qui tentaient de s’imposer au
sein du gouvernement local et dans les villes tout particulièrement. Dans la
capitale économique, par exemple, les partis se sont livré en effet une
véritable bataille électorale marquée par une « neutralité passive » de
l’administration territoriale. Le scrutin communal avait permis à l’époque
au PJD de participer au gouvernement de la ville de Casablanca grâce
notamment à une alliance avec des partis « notabiliaires » tels que le MP, le
MNP et l’UC. Les partis de l’opposition, menés par l’USFP et l’Istiqlal,
avaient manqué l’occasion d’accéder à un leadership local face à la
persistance des notabilités « traditionnelles » conjuguée à la montée en
puissance d’un islamisme « légaliste ».

Dans un contexte en pleine mutation, des élus locaux essayent de se


déployer sur la scène politique dans le but d’orienter les décisions prises par
les conseils communaux sous le contrôle rigoureux des autorités centrales.
Ce contrôle se traduit notamment par des contraintes institutionnelles
émanant d’une volonté de l’État de réguler l’action locale, en particulier
dans les villes du royaume.
2. Contraintes institutionnelles
Les élus locaux sont soumis aux dispositions institutionnelles présentées
dans la Charte communale de 2002. Ce texte a été marqué par l’introduction
de certaines modifications qui revêtent un caractère politico-administratif.
Deux exemples : l’adoption du principe de la « réunification » de la ville et
la suppression de la possibilité de désinvestiture du président du conseil élu.
L’objectif à terme du législateur est de parvenir à une stabilisation du
gouvernement local. Concrètement, les élus locaux se sont trouvés exposés
à de nombreuses contraintes institutionnelles parmi lesquelles on peut
évoquer quatre, à savoir l’adoption d’un nouveau mode de scrutin, le
maintien de la tutelle sur les conseils communaux, l’affaiblissement des
pouvoirs des arrondissements63 (ex-communes) et la mise en œuvre d’un
nouveau découpage électoral.

La première contrainte concerne l’adoption d’un nouveau mode de


scrutin. Depuis l’indépendance, faut-il le rappeler, le Maroc a tenu neuf
consultations locales à des périodes irrégulières (1960, 1963, 1969, 1976,
1983, 1992, 1997, 2003 et 2009). Le type de scrutin utilisé lors des
consultations était « uninominal majoritaire à un tour ». Cette technique n’a
pas avantagé les partis politiques puisqu’il a favorisé le maintien des élites
locales « traditionnelles »64. Conscient des dysfonctionnements du mode de
scrutin majoritaire, le législateur l’abandonne, avant les élections
législatives de 2002, au profit de la représentation proportionnelle au plus
fort reste65.

Les textes de loi rendent ainsi parcellaire la représentativité au sein des


institutions politiques locales à l’instar du conseil de la ville66. Lors des
élections communales du 12 septembre 2003, le type de scrutin
proportionnel avait induit en effet une fragmentation de la carte partisane. Il
a permis par ailleurs au candidat tête de liste de remporter plus facilement le
siège à pourvoir au détriment des colistiers. En outre, les élus qui obtenaient
le plus de voix dans leurs circonscriptions électorales étaient représentés
automatiquement au sein du conseil de leur ville67. Cela réduisait
considérablement les chances des autres candidats sur les listes électorales
de pouvoir participer à la direction des affaires locales. De fait, la
compétition idéologique entre les partis était reléguée au second plan par
rapport à une « personnalisation » de l’influence qui favorisait surtout des
« notabilités économiques » et des hommes politiques « expérimentés ».

La deuxième contrainte qui pèse sur les élus locaux est le pouvoir de
tutelle sur les conseils élus. D’après la nouvelle Charte communale, le
président du conseil communal est considéré ainsi comme l’autorité
exécutive de la commune68. Pourtant, l’omniprésence de l’administration
est telle qu’elle réduit considérablement la marge de manœuvre des élus
locaux. Et pour cause, les pouvoirs de tutelle concernent en fait tous les
volets relatifs au contrôle du processus décisionnel local69. Au niveau du
conseil de la ville, par exemple, le wali70 intervient en effet dans l’action
locale, notamment par le biais du personnel communal dont la mission
devrait se limiter à l’exécution des décisions. En outre, le chef de
l’administration locale et les fonctionnaires ne se contentent pas de
contrôler l’action politique des conseillers. Ils se permettent aussi de faire
des propositions au bureau du conseil grâce notamment à une maîtrise
technico-administrative des dossiers de la ville.

La troisième contrainte qui pèse sur l’action de l’élu local est la


relégation des arrondissements au second plan au profit des conseils des
villes. Ainsi, le législateur semble avoir pris le soin de délimiter une
territorialité « centralisée » qui vise à régenter l’action des élus locaux. Pour
preuve, la nouvelle Charte communale établit la suppression des
communautés urbaines et le remplacement des communes par des
arrondissements dépourvus désormais de la personnalité juridique même
s’ils jouissent d’une autonomie administrative et financière71. D’ailleurs, un
décret datant du 25 mars 2003 a même fixé le nombre des arrondissements,
leurs limites géographiques, leur dénomination ainsi que le nombre des
conseillers communaux et d’arrondissements à y élire, comme le démontre,
à titre illustratif, le tableau 11 ci-dessous.

Tableau 11 : Configuration institutionnelle du gouvernement local de la


ville de Casablanca
La quatrième contrainte institutionnelle qui entrave l’émergence d’un
leadership local concerne les modalités du découpage électoral adoptées
avant le scrutin communal du 12 septembre 2003. Le ministère de
l’intérieur a apporté ainsi plusieurs modifications au découpage électoral
pour le rendre compatible avec les nouvelles dispositions légales relatives
aux élections communales72. Mais cette opération a été jugée « arbitraire »
par nombre de conseillers dont certains accusaient justement les autorités de
vouloir remodeler la carte électorale en fonction de considérations d’ordre
politique et sécuritaire. Pour exemple, une bonne partie des conseillers
semble convaincue que le découpage électoral tend à réduire la
représentativité de certaines circonscriptions, en termes de sièges, au profit
d’autres localités contrôlées par certains candidats « influents » qui seraient
proches de l’administration. En outre, plusieurs interviewés accusent le
ministère de l’intérieur d’avoir exercé une pression considérable sur
certains partis pour empêcher certains candidats de se présenter aux
élections ou bien pour limiter le taux de couverture des circonscriptions.
C’est le cas notamment du parti islamiste PJD dont les dirigeants auraient
décidé de couvrir seulement 57% de l’ensemble des circonscriptions
électorales73. Les autorités redoutaient vraisemblablement un « succès »
électoral éventuel des « islamistes » dans le scrutin communal. Après les
attentats du 16 mai 2003, faut-il le rappeler, le PJD avait fait l’objet de
lourdes pressions de la part des politiques à commencer par des partis « de
gauche » qui avaient même appelé les autorités à l’interdire. Il aurait fallu
l’intervention du roi pour ménager les islamistes légalistes du PJD accusés
par certains d’être impliqués dans les attentats, et ce, malgré le fait que les
dirigeants du parti les aient vivement et publiquement dénoncés.

Pour mieux cerner les dimensions d’un tel contexte, on a tenté de


l’appréhender ainsi à partir de l’analyse du rôle des partis. À cette fin, on
s’est inspiré de l’idée de Leach selon laquelle les leaders sont censés
mobiliser des réseaux externes pour gagner en crédibilité auprès de leurs
partisans. Le rôle des relations externes varie par ailleurs selon l’ordre de
priorités établi par ces derniers sur leur agenda politique. En outre, il existe
différents types de réseaux qui peuvent profiter aux leaders du conseil local,
notamment les partis, l’administration publique, les groupes d’intérêt, les
associations locales, les ONG et les médias (Leach, 2000 : 102). La
mobilisation par les élus d’acteurs externes pourrait donc favoriser leurs
actions qui visent à influencer les choix du gouvernement local. Aussi, les
élus seraient-ils souvent amenés, lors de la prise de décisions notamment, à
négocier des arrangements avec des politiciens issus de leur parti, des
dirigeants associatifs et syndicaux, des notables ou des entrepreneurs
économiques ou encore des personnalités politiques influentes. À notre
sens, ces acteurs externes pourraient bien essayer de faire passer (ou
bloquer) des propositions négociées avec les élus qui sont, eux, les
représentants du gouvernement local.

II. PARTIS POLITIQUES ET REPRÉSENTATIVITÉ LOCALE


D’après Leach, le parti politique occupe une place centrale dans les
réseaux d’influence. Les relations du conseil élu avec le parti représentent
ainsi un intérêt particulier pour le futur leader. Si ce dernier perd la
confiance de son parti local, il se trouve directement dans une situation
vulnérable (Leach, 2000 : 64-65). Le rôle des leaders ne se limite pas
seulement à préserver la cohésion de leur groupe partisan (ou leur coalition
politique) représenté au sein du conseil élu. Leur rôle consiste aussi à
maintenir des relations de coopération avec les représentants des partis au
niveau local (Leach, 2000 : 62-63).
Pour renforcer leur leadership au niveau national, les partis politiques, de
leur côté, aspirent influencer la prise de décisions locales. À cette fin, ils
essayent d’orienter les ambitions et les comportements de leurs élus locaux
pour les inciter à voter en faveur de certaines propositions (Elgie, 1995 : 19-
20). Ce faisant, les partis pourraient ainsi mobiliser le soutien nécessaire en
vue d’influer sur les choix de la collectivité. Afin d’exercer un leadership
local, ils devraient forcément s’assurer une représentativité au sein des
conseils élus et surtout garantir une présence notoire dans leurs organes
dirigeants.

1. Représentativité partisane
Le degré de représentativité d’un parti au sein d’un conseil élu pourrait
influer sur l’exercice du leadership local. Dans les conseils communaux au
Maroc, les partis sont représentés par des élus (mountakhabines) ou
conseillers (moustacharines). Le scrutin local du 12 septembre 2003 a été
marqué par la participation de 25 partis sur un total de 27 toutes tendances
confondues. Dans le conseil de la ville de Casablanca, par exemple, 23
partis y sont représentés et trois n’y ont obtenu aucun siège74, comme le
démontre, à titre illustratif, le tableau 12 ci-dessous. Les résultats du scrutin
avaient abouti à une atomisation du paysage politique local à en juger par
l’éclatement des voix entre les partis avec un léger avantage aux partis de la
koutla : l’Istiqlal en tête avec 19 sièges suivi de l’USFP avec 17 sièges. De
son côté, le PJD est parvenu à réalisé un bon score en décrochant la 3éme
place avec 16 sièges, alors qu’il n’a couvert que 18% des circonscriptions
électorales de la ville de Casablanca. Les conseillers« islamistes » disposent
en effet d’un ancrage local non négligeable dans le milieu urbain. En
témoigne ainsi le nombre élevé de voix qu’ils ont obtenues dans des
quartiers populaires comme Sidi Bernoussi, El Fida-Drissiya-Bouchentouf,
Sidi Othmane, Sebata et Moulay Rachid.

Tableau 12 : Représentativité des partis politiques au sein du conseil de


la ville de Casablanca
Cela étant dit, la représentativité des partis au sein du conseil de la ville
ne pourrait pas leur garantir l’exercice de l’influence. Encore faut-il qu’ils
puissent accéder à des positions d’autorité susceptibles de les aider à influer
sur la prise de décisions. Selon Elgie, la représentativité des partis au sein
des instances dirigeantes du conseil élu peut bien favoriser l’accès à des
rôles du leadership local (Elgie, 1995 : 19-20). C’estpourquoi dès l’annonce
des résultats du scrutin communal du 12 septembre 2003, les élus se sont
lancés dans une course effrénée pour accéder à des positions d’autorité au
sein du gouvernement local. Parmi ces postes de responsabilité, on peut
citer notamment la présidence du conseil de la ville (10 membres), la
présidence (15 présidents) et la vice-présidence des commissions (15 vice-
présidents), ainsi que la présidence des conseils régional et préfectoral et
leurs bureaux, et la présidence des 16 arrondissements (Mouqata ‘ates).
Au niveau du conseil de la ville de Casablanca, et après de longues
tractations, le parti de l’Istiqlal n’est pas parvenu à décrocher la présidence
suite à la défaite de son candidat, Karim Ghallab, au premier tour, devant
Mohamed Sajid (UC). Malgré cela, l’Istiqlal est représenté par quatre
présidents d’arrondissements dans les localités de Sebata, Hay Hassani,
Anfa et Maârif. Contraint de se ranger dans le camp de l’opposition,
l’USFP ne préside aucun arrondissement, ni même une commission au sein
du conseil de la ville.

À l’opposé, les partis de la majorité sont parvenus à former une alliance


qui leur a permis d’accéder à la direction politique de la ville. C’est le cas
notamment de l’UC qui a décroché la présidence du conseil communal et le
MP qui a remporté la présidence du conseil préfectoral de la ville de
Casablanca. C’est le cas aussi du PJD qui a assuré sa présence dans les
bureaux des conseils élus (communal, régional et préfectoral) de la
métropole. En outre, les conseillers islamistes légalistes sont représentés au
sein de tous les organes du conseil de la ville. Ainsi, ils occupent les postes
de 2ème vice-président et secrétaire du conseil, et sont représentés au sein de
trois commissions. Il s’agit plus précisément de la commission ressources
financières, la commission information et communication, et la commission
affaires juridiques et patrimoine, laquelle est présidée par une femme. Par
ailleurs, deux conseillers PJD occupent la vice-présidence de deux
commissions, à savoir la commission travaux publics et équipement, et la
commission animation culturelle. Enfin, un conseiller PJD est même
parvenu à décrocher la présidence de l’arrondissement de Sidi Bernoussi.
L’accès à ces positions d’autorité au sein du gouvernement local dépend
principalement des arrangements inhérents aux jeux de coalitions entre les
partis de la majorité qui dirigent les affaires de la ville.

2. Logiques de coalition : majorité, opposition et SAP


La configuration partisane du conseil élu pourrait renforcer (ou diminuer)
les chances des hommes politiques d’exercer des rôles de leadership. Pour
influer sur le processus décisionnel, les leaders qui appartiennent au camp
de la majorité seraient en principe mieux placés que ceux formant
l’opposition. La matrice majorité/opposition constitue d’ailleurs un principe
démocratique de base qui traverse toutes les organisations politiques. Le
conseil de la ville de Casablanca ne déroge pas à la règle vu qu’il est
constitué, à tout le moins, de deux pôles hétéroclites et idéologiquement
opposés : d’un côté, une majorité issue d’une coalition formée autour de
« notables » et de conseillers « islamistes » (UC-PJD-MP) et, de l’autre, une
opposition menée par les partis de la koutla (Istiqlal-USFP-PPS).

D’après l’enquête, plus de la moitié des conseillers (55%) déclarent


appartenir ainsi à la majorité, 36% à l’opposition et seulement 7,6% se
considèrent sans appartenance partisane (SAP),75 comme le démontre, à
titre illustratif, le graphique 9 ci-dessous. D’un point de vue quantitatif, la
majorité du conseil de la ville est constituée de 72 conseillers contre 48
composant l’opposition et 11 quidéclarent n’appartenir à aucune formation
politique. Pourtant, ces chiffres ne cadrent pas parfaitement avec la
configuration partisane qui s’est exprimée pour élire le président du conseil
de la ville de Casablanca. Selon le procès-verbal de la première réunion,
tenue en novembre 2003, le nombre de conseillers qui ont voté en faveur de
Mohamed Sajid UC est de 86 contre 45 en faveur de son adversaire
istiqlalien, Karim Ghallab. Ce constat atteste vraisemblablement du
caractère pour le moins générique de la dichotomie (majorité-opposition)
que l’on pourrait constater au sein des conseils élus du gouvernement local.
Il n’est donc pas surprenant de relever un effacement des convictions
idéologiques des élus locaux à en juger notamment par la montée du
« nomadisme » politique.

Graphique 9 : Coalitions politiques des élus au sein du conseil de la


ville
Par ailleurs, force est de constater que le comportement des conseillers
(SAP) rendait opaque la configuration politique du conseil. Une bonne
partie parmi ces derniers a été cooptée par la majorité qui dirige les affaires
de la ville de Casablanca. Cependant, on ne peut pas affirmer que les
conseillers (SAP) auraient joué un rôle déterminant dans l’élection du
président du conseil. Mais cela n’a pas empêché pour autant ce dernier de
tenter de les mobiliser pour renforcer son autorité et gagner en popularité.
Pour preuve, deux ans après la constitution du conseil, le président (UC) est
parvenu à convaincre trois élus (SAP) de rejoindre les rangs de la majorité.
Ces derniers sont même parvenus à décrocher des postes de responsabilité
au sein du conseil. Le rôle des conseillers (SAP) revêt une importance non
négligeable surtout lors des campagnes électorales. Ainsi, lors du scrutin
législatif de 27 septembre 2007, les partis politiques ont livré bataille pour
coopter les conseillers « non encartés ». C’est le cas notamment du
président de l’arrondissement de Sidi Moumen (SAP) qui a été approché
par plusieurs partis avant qu’il décide de rejoindre le RNI pour se porter
candidat et remporter un siège de député. Lors des communales de juin
2009, cet ancien fonctionnaire de l’administration locale n’a pas résisté à la
tentation de rejoindre le parti authenticité et modernité (PAM), un nouveau
parti créé, en 2008, par un ancien ministère délégué à l’Intérieur.
D’un point de vue qualitatif, la majorité au sein du conseil de la ville
manque d’homogénéité à en juger notamment par les coalitions hétéroclites
entre les partis, comme le démontre, à titre illustratif, le tableau 13 ci-
dessous. Le manque de cohésion de la majorité se manifeste surtout à
travers l’absence de clivages idéologiques qui rendent difficile l’émergence
d’un « projet politique » propre au gouvernement de la ville. Ainsi, la
majorité du conseil est constituée de partis qui ne défendent pas les mêmes
valeurs et ne semblent pas partager les mêmes idées et convictions
politiques. De fait, les coalitions sont à la fois hétérogènes et disparates
comme en témoigne, par exemple, l’alliance établie entre l’UC (libéral), le
PJD (conservateur) et le MP (notabiliaire).

Tableau 13 : Les partis politiques représentés au sein du conseil de la


ville de Casablanca
L’émergence d’un leadership « représentatif » qui revendique des
alliances dépourvues de référents idéologiques est susceptible ainsi de
réduire considérablement l’influence des partis sur les décisions du
gouvernement local. L’hétérogénéité des coalitions rendrait en effet difficile
l’exercice de l’influence. Ce constat se trouve d’ailleurs corroboré par des
alliances, souvent circonstanciées et opportunistes, formées entre des chefs
de la majorité et des conseillers affiliés à de « petits » partis fraîchement
créés et qui ne disposent d’aucun ancrage local à l’instar du PRV, du PED,
du PFC et du PRD. Les conseillers qui adhérent à ses partis manquent
considérablement de légitimité et agissent souvent à titre personnel vu
qu’ils ne s’identifient pas à des courants idéologiques particuliers
(socialiste, conservateur, nationaliste...).

De fait, le président ne peut pas toujours compter sur le soutien de ses


partisans (SAP) qui sont souvent motivés par des intérêts personnels. En
outre, il ne parvient pas à contrôler sa coalition et semble avoir du mal à
préserver intacte la « confiance » de ses followers surtout parmi ceux qui
occupent des positions stratégiques au sein du conseil (Alistair, 1997 : 462-
463). C’est le cas notamment de certains membres du bureau du conseil qui
n’hésitent pas à critiquer les décisions du président lui reprochant ainsi un
manque de concertation avec les membres de la majorité. De plus, certains
parmi ses proches collaborateurs contestent souvent son autorité allant
parfois même jusqu’à voter contre les propositions du bureau. Ce qui rend
ainsi difficiles les efforts du président du conseil visant à obtenir le soutien
nécessaire pour mener à terme ses initiatives et parfois celles des autorités.

Il résulte donc de ce qui précède que les partis politiques représentés au


sein du conseil de la ville de Casablanca ont du mal à mobiliser des
« leaders » à même d’influer sur la prise de décisions locales. Le seul
moment où certains partis sont parvenus à faire entendre leur voix était sans
conteste lors des tractations pour l’élection du président du conseil de la
ville. À ce niveau, les chefs de certains partis, tels que l’UC, le PJD et le
MP, avaient joué un rôle décisif dans le choix de l’actuel président UC, et
ce, malgré la résistance affichée notamment par ses adversaires au sein de
l’USFP et l’Istiqlal.
Cela étant posé, il faudra reconnaître que la configuration partisane de la
majorité et son manque de cohésion rendent laborieuses les tentatives des
partis d’asseoir un leadership au sein du gouvernement local. À ce titre,
l’enquête révèle que les partis politiques ne sollicitent pas souvent leurs élus
locaux pour présenter des propositions au conseil. Malgré le fait que 95,4%
des interviewés déclarent entretenir un contact permanent avec leurs partis,
seulement 7,8% d’entre eux affirment avoir été sollicités par un responsable
de leur parti pour faire des propositions au conseil, comme le démontre
d’ailleurs, à titre illustratif, le graphique 10 ci-dessous.

Graphique 10 : « Un politicien vous a contacté pour que vous


présentiez sa proposition au conseil ? »

Parmi les propositions présentées par des partis à certains de leurs


conseillers de la ville, entre 2003 et 2007, on peut enciter, à titre d’exemple,
quatre concernant des affaires sociales (aides alimentaires aux familles
démunies, construction d’un dispensaire et d’un centre de formation
professionnelle...), trois visant la mise en place d’infrastructures dans des
quartiers défavorisés (route, bibliothèque, salle de sport...) et deux relatives
à la gestion de l’eau et l’électricité par la Lydec (révision des tarifs et
indemnisation des populations touchées par des inondations). Mais ces
propositions n’atteignent pas toujours le bureau du conseil et ne sont pas
systématiquement prises en considération par les responsables de la
commune. Sinon, elles ne suscitent pas assez l’intérêt du président et
finissent souvent dans les tiroirs des fonctionnaires communaux.

Partant de ce constat, il n’est pas exagéré d’affirmer que les partis


manquent d’engagement politique puisqu’ils ne semblent guère disposés à
s’investir davantage en vue de peser sur les décisions locales. En outre, les
partis ne sollicitent leurs élus locaux qu’occasionnellement et en particulier
à l’approche des échéances électorales. Par ailleurs, le manque de
communication entre les partis et le conseil ne favorise pas tellement
l’émergence de « leaders locaux » parmi les conseillers de la ville. Le
désengagement des partis à diriger les villes contribue ainsi à ternir l’image
de l’élu local. Livré à lui-même, sa situation devient encore plus vulnérable
avec l’intervention de l’administration dans les affaires politiques locales.

III. BUREAUCRATIE ET FONCTIONNAIRES


Selon McGregor Burns, la bureaucratie se préoccupe uniquement des
relations transactionnelles internes entre les managers et les employés. Elle
tente ainsi de répondre à leurs besoins mutuels, leurs aspirations et leurs
valeurs sans se préoccuper des relations externes qui doivent privilégier la
satisfaction des besoins des populations. Malgré cela, Burns est convaincu
que les leaders doivent prendre en considération la présence des
bureaucrates au sein de leur collectivité76. Ces derniers pourraient bien
faciliter les tâches des représentants de la communauté. Mais ils sont tout
aussi capables de bloquer les initiatives des leaders visant l’intérêt général
des citoyens (Burns, 1978 : 302). Selon Leach, la communication joue à ce
stade un rôle majeur dans la mesure où le dialogue entre un conseiller élu et
un agent de l’autorité peut faciliter l’action des deux parties. Cela passe
principalement par la mise en place de certains mécanismes susceptibles de
favoriser la circulation des informations (formelles et informelles) entre les
politiques et les fonctionnaires (Leach, 2000 : 69).
Partant de cette idée, on suppose que l’entretien d’un contact permanent
avec les fonctionnaires faciliterait l’action des élus locaux. Mais il est
probable aussi que l’intervention des fonctionnaires dans les affaires des
conseils élus empêche l’émergence d’un leadership qui tend à satisfaire les
intérêts de la collectivité. En d’autres termes, il est probable que l’influence
d’un leader puisse diminuer lorsqu’un fonctionnaire parvient à faire des
propositions susceptibles d’être soutenues par le bureau du conseil.

Pour vérifier ces propositions, on propose d’appréhender le rôle de la


bureaucratie locale par rapport au leadership à partir d’un double point de
vue : institutionnel et politique. D’un point de vue institutionnel, la Charte
communale reconnaît au président les « pleins pouvoirs » à la tête de la
commune. Mais, d’un autre côté, elle maintient intacte la tutelle de
l’administration locale sur l’action des conseils communaux. Au sein du
gouvernement local, le pouvoir des élus se trouve ainsi circonscrit par la
présence des fonctionnaires et à leur tête le wali. De fait, le président et son
bureau sont contraints de composer avec le personnel communal s’ils ne
veulent pas que leurs propositions soient bloquées par la bureaucratie
locale. D’un point de vue politique, force est de constater que les
bureaucrates n’hésitent pas à s’immiscer dans les affaires locales en
intervenant notamment sur le cours du processus décisionnel. Aussi, les
conseillers se trouvent-ils souvent contraints de négocier avec le personnel
communal afin d’éviter des entraves administratives (lourdeur des
procédures, formalités...). Les élus qui aspirent exercer des rôles de
leadership doivent donc essayer de gagner la confiance des bureaucrates. À
cette fin, ils doivent, par exemple, entretenir des contacts avec les
responsables administratifs, tenir régulièrement des réunions avec les
fonctionnaires et échanger continuellement des informations et des services
avec le personnel communal.

Pour tester cette hypothèse, on a demandé aux conseillers de la ville


d’évaluer la qualité de leurs rapports avec les fonctionnaires de la
commune. À cet égard, l’enquête démontre que 46,1% des interviewés
affirment avoir de « très bonnes » relations avec le personnel communal,
contre seulement 2,3% qui déclarent avoir de « mauvais » rapports avec les
fonctionnaires, comme le démontre d’ailleurs, à titre illustratif, le graphique
11 ci-dessous.
Graphique 11 : Rapports des élus locaux avec les fonctionnaires

Le contact des élus avec les fonctionnaires se manifeste surtout à travers


le dialogue et la concertation. À cet égard, l’enquête révèle que 64,1% des
conseillers, qui affirment entretenir de « bonnes » relations avec le
personnel communal, disent avoir déjà participé à des réunions avec des
représentants de l’administration locale (wali, gouverneur...), contre 35,9%
qui déclarent le contraire. Ces réunions sont souvent organisées entre des
fonctionnaires et des conseillers de la majorité, notamment parmi les
membres du bureau du conseil. Ainsi, 44% des interviewés affirment avoir
participé quelques fois à des séances de travail avec le personnel
communal. Bien plus, 75% parmi ces derniers reconnaissent avoir déjà
échangé des informations et des services avec des fonctionnaires
communaux,77 contre seulement 20% qui affirment le contraire. À titre
d’exemple, 83,3% des interviewés déclarent avoir bénéficié de conseils
(administratifs ou juridiques) de la part de fonctionnaires. Bien plus, 70,2%
des conseillers affirment qu’ils reçoivent souvent à temps les procès-
verbaux et les convocations du conseil. Enfin, seulement 16,7% d’entre eux
déclarent avoir profité de leurs « bons » rapports avec les fonctionnaires
pour bénéficier de certains avantages matériels tels que le transport du
personnel communal ou bien de « bons de carburants » pour un usage privé.

Les rapports entre les conseillers de la ville et les fonctionnaires


pourraient s’expliquer principalement par des facteurs d’ordre sociologique
et politique. Ainsi, comme le démontre le tableau croisé 1 - relatif à la
« nature des relations entre les élus locaux et les fonctionnaires » (annexe
1) -, il apparaît que l’âge (ou la séniorité) ne constitue pas un facteur décisif
dans la détermination des rapports entre élus et fonctionnaires. Quelles que
soient leurs catégories d’âge, les conseillers semblent ainsi partagés sur la
nature de leurs relations avec le personnel communal. À l’opposé de l’âge,
il semble que l’éducation favorise la communication entre les hommes
politiques et les fonctionnaires. Pour exemple, les conseillers qui ont un
niveau d’instruction supérieur (67,2%) et qui maîtrisent des langues
étrangères (63,9%) communiquent plus aisément avec les fonctionnaires.

Pour la catégorie socioprofessionnelle, il apparaît que l’exercice d’une


profession socialement « valorisée » permet à son détenteur de mieux
appréhender et gérer ses relations avec l’administration. Pour preuve, il
semble que les élus cadres ou bien qui exercent des professions libérales
(44,3%) entretiennent de « très bons » rapports avec le personnel
communal. Par ailleurs, il est intéressant de relever une certaine animosité
qui marque les rapports entre les fonctionnaires. Pour exemple, les
conseillers qui sont fonctionnaires ou agents administratifs (66,7%)
entretiennent de « mauvais » rapports avec le personnel administratif de la
commune. On est donc loin de l’idée selon laquelle il existerait une
« solidarité professionnelle » entre des personnes exerçant la même activité.

Dans un autre registre, il apparaît que la carrière politique favorise un


meilleur contact entre les élus et l’administration locale. Ainsi, les
conseillers affiliés à un parti (93,4%) entretiennent de « très bons » rapports
avec les fonctionnaires communaux, surtout lorsque les élus occupent des
postes de direction au sein de leurs partis (63,3%). Dans le même sens, il
semble que les conseillers qui disposent d’une certaine expérience politique
parviennent en effet à nouer un contact permanent avec les fonctionnaires.
Pour exemple, les conseillers qui avaient déjà exercé des mandats électifs
(60,7%) disent entretenir de « bons » rapports avec le personnel communal.
Ceci s’avère d’autant plus vrai lorsque les élus appartiennent à la majorité
qui gère les affaires au sein du conseil (63,6%).

Enfin, le fait d’occuper des postes de responsabilité au sein des


institutions locales ne favorise pas toujours la communication entre les
hommes politiques et les bureaucrates. Pour exemple, les conseillers
entretiennent de « très bons » rapports avec les fonctionnaires (68,9%)
même s’ils n’occupent pas des positions hiérarchiques au sein du conseil de
la ville. En d’autres termes, l’autorité formelle (prérogatives, sanctions...)
qui découle d’une position hiérarchique occupée par un élu ne lui permet
pas d’obtenir, systématiquement, le soutien des fonctionnaires de manière à
ce qu’il puisse bénéficier, par exemple, de leur savoir-faire ou bien accéder
à des informations administratives « confidentielles ».

Cela étant posé, il semble que les fonctionnaires reprochent aux élus
locaux une certaine dévalorisation du rôle de l’autorité administrative qui se
traduit souvent par un déficit de dialogue entre les deux parties. C’est le cas
notamment du secrétaire général du conseil qui regrette le fait qu’une bonne
partie des conseillers ne prenne pas en considération le rôle de la
bureaucratie, et ce, malgré les efforts des fonctionnaires pour assister les
politiques en leur fournissant, par exemple, des informations, des conseils,
des contacts, etc. En effet, la majorité des conseillers n’hésite pas à dénigrer
le rôle de la bureaucratie locale dans la gestion des affaires de la Commune.
À cet égard, l’enquête révèle que 90,5% des conseillers n’ont jamais justifié
leur absence lors des séances publiques auprès du personnel communal. Un
comportement déprécié par les fonctionnaires qui reprochent aux
conseillers un manque de rigueur politique et une indifférence envers les
procédures administratives. Le secrétaire général de la commune regrette
ainsi l’absence de dialogue entre politiques et fonctionnaires. À cet égard, il
déclare ceci :

« Je n’arrive pas à comprendre pourquoi certains conseillers tentent


systématiquement de discréditer l’autorité administrative alors qu’ils n’ont
jamais mis les pieds au conseil. Personnellement, je me déploie à fond pour
informer les conseillers de la tenue des assemblées plénières.
Malheureusement, la plupart des élus ne daignent même pas contacter nos
services administratifs pour nous informer de leur absence aux réunions. »

L’entretien de la communication avec les fonctionnaires pourrait certes


faciliter l’action des élus, mais il pourrait aussi inciter l’administration à
intervenir davantage dans les affaires locales. Tocqueville fut l’un des
premiers à appeler à l’autonomie des communes en dénonçant notamment
la centralisation de la décision locale dans les mains des grands corps de
l’État en France : « (...) c’est à mes yeux une maxime insolente que de dire
que l’État est le tuteur des gouvernés, qu’il a le droit de forcer les
particuliers à bien faire leurs affaires. Cette maxime qui était déjà
incompatible avec la monarchie constitutionnelle l’est à bien plus forte
raison avec la République. Car on ne peut faire un gouvernement libre avec
un peuple de valets. » (Tocqueville, 1849-1850 : C.918).

Il faut reconnaître que l’interventionnisme de l’État dans les affaires


politiques a toujours suscité des débats au sein des démocraties. Au Maroc,
la question se pose encore avec acuité. Avant le scrutin électoral de
septembre 2003, faut-il le rappeler, le ministère de l’intérieur est intervenu
pour interdire à certains candidats de participer au scrutin communal. À ce
propos, les walis et les gouverneurs avaient reçu une liste sur laquelle
figuraient les noms notamment de quelque 200 candidats « inéligibles »
soupçonnés de corruption, de trafic de drogue et de contrebande. Une telle
décision, pour qu’elle soit justifiée, faut-il le souligner, devrait faire l’objet
d’une concertation délibérée sous le contrôle d’un pouvoir judiciaire
indépendant. Ce qui n’a pas été le cas.

Une autorité administrative aussi hégémonique réduisait ainsi


considérablement les chances de voir émerger un leadership politique local.
À tout moment, des fonctionnaires s’arrogent le droit d’intervenir pour
orienter les choix du conseil de la ville, en particulier lors de l’élaboration
de l’ordre du jour. C’est le cas notamment du chef de l’autorité locale (le
wali) qui intervient régulièrement pour déterminer l’« agenda » du
gouvernement local. Dans les textes de loi, faut-il bien le rappeler, tous les
conseillers ont le droit de faire des propositions au bureau du conseil. Celui-
ci est chargé justement d’élaborer l’ordre du jour, puis le soumettre à
l’autorité locale pour obtenir son aval78. Mais dans la pratique, c’est
souvent le chef de l’administration locale qui fixe l’ordre des priorités et les
champs d’intervention du conseil. Concrètement, le wali, ou son
représentant, tente d’orienter les choix du conseil de la ville en présentant
des propositions au bureau. De plus, les propositions de l’administration
locale sont souvent jugées prioritaires au détriment de celles du président et
des membres de la majorité. Outre cela, elles sont souvent intégrées, en
premier, dans le « projet » de l’ordre du jour parfois même avant les
initiatives du président du conseil. Ce dernier se trouve par ailleurs souvent
acculé à cautionner les propositions des autorités même s’il veille à
respecter la procédure formelle en soumettant l’ordre du jour aux
commissions spécialisées. Celles-ci sont chargées de l’étudier et le renvoyer
ensuite au bureau qui s’occupe de l’arrêter et le renvoyer, à son tour, aux
autorités de tutelle pour qu’il soit définitivement validé.

L’enquête confirme d’ailleurs ce constat dans la mesure où il s’est avéré


que les fonctionnaires émettent souvent leurs avis sur des questions
prioritaires qui doivent figurer ou non dans l’ordre du jour. Pour éviter
d’attirer l’attention, ces derniers préfèrent ne pas intervenir directement
auprès des élus pour faire des propositions au conseil. Pour preuve, la
majorité des conseillers (95,4%) affirme n’avoir jamais été contactés
directement par un fonctionnaire pour qu’ils fassent des propositions au
conseil, comme le démontre, à titre illustratif, le graphique 12 ci-dessous.
Afin d’éviter un contact direct avec les politiques, les fonctionnaires
préfèrent passer par le wali pour lui soumettre les points à débattre dans
l’assemblée plénière. En tant que chef de l’administration locale, ce dernier
dispose d’ailleurs de son propre « agenda » qu’il tente ardemment de mettre
en exécution. À cette fin, il essaie de mobiliser le soutien de la bureaucratie
en faisant appel, notamment, au savoir-faire d’un important corps de
fonctionnaires rompus à la gestion administrative des affaires locales. Ces
derniers, selon Max Weber, connaissentles dossiers dans la durée et
disposent d’un savoir spécialisé surtout par rapport aux politiciens « non
professionnels » qui sont élus, eux, juste le temps d’un mandat79.

Graphique 12 : « Avez-vous déjà présenté une proposition initiée par


un fonctionnaire ? »
Le chef de l’administration locale demeure ainsi maître du jeu puisqu’il
dispose par ailleurs du droit de tutelle qu’elle exerce avant, durant et après
la tenue des réunions du conseil de la ville. Une analyse comparative des
ordres du jour (provisoires et définitifs), qui circulaient, avant la tenue des
assemblées, entre les instances dirigeantes du conseil et l’administration
locale, corrobore l’idée del’immixtion des fonctionnaires dans les affaires
politiques locales*. Pour exemple, prés des deux tiers des points qui figurent
dans les ordres du jour élaborés par le conseil, depuis sa constitution en
2003 jusqu’à 2007, émanent du personnel communal. En outre,
l’intervention des fonctionnaires couvre presque tous les domaines
d’activités économique, sociale et même culturelle du gouvernement local.
Un grand nombre de ces propositions concernent, par exemple, la mise sur
pied et l’entretien d’infrastructures (routes, dispensaire, centre de
formation...) et la réalisation de projets socioculturels et sportifs (parc,
bibliothèque, salle de sports, etc.). Le tiers qui reste des propositions émane
principalement des initiatives du président et certains membres du bureau
du conseil.
Quant aux propositions des présidents des arrondissements, elles ne sont
pas toujours prises en considération par le bureau même si la loi leur
confère un statut « prioritaire ». Pour preuve, le cas, par exemple, de ce
président d’arrondissement et membre de l’opposition qui a vu ses
propositions bloquées, à plusieurs fois d’ailleurs, à cause d’un conflit
personnel qui l’opposait à un vice-président du conseil. Pour sortir de
l’impasse, il avait décidé alors de solliciter l’aide des bureaucrates pour
faire approuver ses idées. Et c’est justement grâce à la médiation d’un haut
fonctionnaire communal auprès du président que la situation a été
débloquée. Certaines propositions présentées par ce président
d’arrondissement ont été par ailleurs approuvées par le conseil. Outre cela,
la majorité des conseillers ne s’est même pas rendu compte de
l’intervention « souterraine » des fonctionnaires « reconvertis », le cas
échéant, en politiciens à même de s’interposer pour neutraliser les tensions
et mettre sur pied des compromis.

L’administration locale intervient aussi pour soutenir parfois les


propositions du bureau du conseil. L’enquête révèle ainsi que certains
fonctionnaires ont tenté quelques fois de mobiliser les conseillers afin qu’ils
soutiennent l’ordre du jour arrêté par le wali et le président du conseil. En
effet, avant la tenue des assemblées plénières, des fonctionnaires de la
wilaya n’hésitent pas parfois à multiplier les contacts afin de convaincre des
conseillers récalcitrants d’appuyer les propositions du bureau. C’est le cas
notamment du secrétaire général de la commune qui use souvent de sa
proximité avec certains conseillers pour apaiser les tensions et rassembler le
maximum de votes en faveur des initiatives présentées par le bureau du
conseil sous l’égide du chef de l’administration locale.

Le personnel communal se trouve de fait mobilisé pour s’acquitter de


rôles qui incombent, en principe, aux élus locaux. En effet, les
fonctionnaires sont souvent impliqués dans le jeu politique même s’ils ne
cessent de déclarer qu’ils sont des agents administratifs chargés uniquement
de l’exécution des décisions prises par le gouvernement local. Ainsi, la
présence des bureaucrates atteste vraisemblablement d’un déclin du rôle des
élus locaux, lesquels sont censés conduire les processus décisionnels. Le
fait qu’une partie des conseillers ne récusent pas l’intervention des
fonctionnaires dans le domaine de l’action locale pourrait à terme fragiliser
les chances des élus d’accéder à des rôles de leadership. Ces derniers
risquent en effet de perdre en « légitimité » surtout lorsque l’intervention
des fonctionnaires est cautionnée par les membres du bureau et le président
en particulier. Dans ce cas de figure, la position du chef de la majorité
devient assez vulnérable et son autorité tend à s’effriter par rapport à
l’hégémonie de l’administration locale.

Face à cette menace, le président et ses proches collaborateurs tentent


malgré tout d’imposer leur pouvoir aux fonctionnaires. À cette fin, le chef
de la majorité n’hésite pas à user de ses prérogatives pour renforcer son
leadership « institutionnel ». Le président convoque ainsi les chefs de
service, leur confie des tâches et les sanctionne parfois lorsqu’ils
n’appliquent pas les directives du bureau du conseil. Le président dispose
en effet d’une autorité indéniable sur les fonctionnaires comme en
témoignent, à juste titre, les propos du secrétaire général de la Commune :

« Les fonctionnaires redoutent les pouvoirs du président et son équipe,


car ce dernier intervient pour les sanctionner même s’ils occupent des
postes de responsabilité. Je me rappelle, par exemple, de la réaction
virulente du président qui avait critiqué la gestion financière du conseil par
le chef de la direction du budget de la commune. Le président l’avait
expulsé répondant par là même à la volonté de l’un de ses plus proches
vice-présidents qui s’est vu attribué, juste après cet decision, les pleins
pouvoirs en matière de budget du conseil ».

À cela, il faudra ajouter une certaine valorisation du statut de l’élu qui


représente la collectivité par rapport à celui du fonctionnaire soumis, lui, à
l’autorité administrative hiérarchique. Dans les représentations sociales
d’une grande partie des conseillers, le fonctionnaire est réduit ainsi au rang
d’un simple exécutant des décisions émanant de la volonté des politiques.
Pour exemple, il arrive souvent que nombre de conseillers refusent de
justifier leur absence aux réunions du conseil, et ce, malgré le fait qu’ils
aient reçu dans les temps les convocations que leur envoie le secrétaire de la
commune. En outre, les conseillers n’hésitent pas parfois à intervenir
devant le conseil pour critiquer le travail des fonctionnaires en les accusant
même quelques fois d’entraver l’action locale. C’est le cas notamment du
chef de service des affaires culturelles qui s’est fait rappeler une fois à
l’ordre par des conseillers de la majorité. Le président de la commission des
affaires culturelles avait reproché notamment à ce fonctionnaire un
monopole des informations, un déficit de communication avec les élus et
une certaine rigidité dans la mise en œuvre des décisions du bureau.

L’exercice du leadership ne dépend pas étroitement de la nature des


rapports entre politiques et fonctionnaires. Le leadership des conseillers de
la ville serait inhérent aussi à l’influence (réelle et potentielle) exercée par
des parlementaires et/ou des membres du gouvernement sur le processus
décisionnel local.

IV. LEADERSHIP “LOCAL” ET LEADERSHIP “NATIONAL”


Selon Elgie, l’interdépendance entre leadership local et leadership
gouvernemental peut être considérée comme un processus d’influence
réciproque entre plusieurs acteurs en jeu. Ainsi, l’influence des élus peut
être déterminée par leurs rapports avec les membres du gouvernement
central. Cela peut se traduire notamment par l’intervention de
parlementaires, de membres du gouvernement ou bien des autorités dans les
choix et les orientations du conseil élu. Les tribunaux peuvent aussi
influencer le leadership local en contrôlant, par exemple, la légalité des
décisions prises par les conseils communaux (Elgie, 1995 : 17-18).

Pour appréhender l’interaction des leaders locaux avec l’environnement


du leadership, Leach propose de focaliser sur les périodes où les décisions
locales interfèrent avec les actions des partis, des parlementaires et des
membres du gouvernement. Selon lui, l’interdépendance entre le « local » et
le « national » se manifeste surtout à travers la relation entre les activités
locales du groupe partisan, dont fait partie le leader du conseil local, et les
chances du succès électoral du parti dans les élections législatives.
L’objectif étant ainsi de savoir si le leader du conseil local est en mesure de
soutenir la compagne électorale de son parti ou encore d’accéder au
Parlement grâce au soutien de ses réseaux politiques locaux (Leach, 2000 :
99-100). Partant de ces idées, on essayera d’analyser, dans la section qui
suit, la relation problématique, voire conflictuelle, entre le « leadership
local » et le leadership « national » ou « gouvernemental ».
1. « Leaders locaux » et « leaders nationaux »

L’ancrage des élus locaux au sein du monde politique peut se mesurer à


partir du degré de solidité de leurs réseaux d’influence. À cet égard,
l’enquête démontre que la majorité des conseillers de la ville (95,4%)
déclare entretenir un contact permanent avec des politiciens
(parlementaires, membres du gouvernement, officiels...). Cependant, une
infime minorité des interviewés (4,6%) affirme avoir déjà participé avec un
homme politique externe au conseil à l’élaboration d’une proposition ou
d’une initiative relatives aux affaires locales. Alors que 7,8% seulement des
conseillers déclarent avoir déjà présenté au conseil de la ville des
propositions politiques du genre, comme le démontre d’ailleurs, à titre
illustratif, le graphique 13 ci-dessous.

Graphique 13 : « Avez-vous déjà présenté des propositions émanant


d’un politicien ? »

L’enquête révèle par ailleurs que ces propositions émanent


principalement de parlementaires dont certains sont représentés au sein du
conseil de la ville. Ces demandes politiques ne traduisent guère des
orientations idéologiques, mais se limitent souvent à des actions
sporadiques de certains conseillers de la majorité visant à marquer tout au
mieux une présence symbolique au sein du gouvernement local. D’ailleurs,
le peu de propositions communes, faites par des conseillers et certains
parlementaires, n’a pas abouti à des décisions concrètes de la part du
conseil. À ce stade, le contrôle exercé par le bureau permettait au président
notamment de filtrer les différents types de propositions (instigateurs, relais,
finalités...). Ce faisant, les conseillers de la majorité avaient la possibilité de
contrôler en amont l’action locale des chefs de l’opposition parvenant ainsi
à renforcer l’autorité du président et son bureau.

Par ailleurs, il apparaît que les conseillers qui parviennent à mobiliser des
hommes politiques en dehors du conseil sont minoritaires. C’est le cas
notamment du président du conseil de la ville qui arrive à utiliser ses
réseaux de relations pour appuyer certaines propositions émanant du bureau
ou bien des autorités. Ce fut le cas en 2005, par exemple, lorsque le
président s’est mis d’accord avec le ministre istiqlalien du Transport et de
l’Équipement pour la signature d’une convention avec le conseil de la ville,
d’une valeur de 232.332 DH, destinée à la réalisation de voies et ponts à
Casablanca. Grâce à sa proximité avec des cercles gouvernementaux, le
président, qui est aussi parlementaire, est parvenu ainsi à approcher et
surtout à convaincre un conseiller de l’opposition qui n’était autre que son
adversaire pour la présidence du conseil de la ville de Casablanca. Aussi, le
clivage idéologique au niveau local s’avère-t-il dépourvu de « sens » à en
juger ainsi par l’accord conclu entre un président de l’UC (majorité) et un
ministre de l’Istiqlal (opposition).

On peut donc conclure que les élus locaux qui ne parviennent pas à
accéder au Parlement (ou au gouvernement) auraient certainement peu de
chances de pouvoir mobiliser des cercles politiques influents en dehors du
conseil de la ville pour faire parvenir leurs demandes ou propositions. Mais
cela ne devrait pas pour autant nous faire oublier la fragilité des liens qui
existent, par exemple, entre députés, ministres et officiels, d’un côté, et les
élus locaux qui aspirent exercer des rôles de leadership, de l’autre. En outre,
force est de constater que les rapports entre le « local » et le « national »
sont plutôt ambivalents comme le laissent entendre ainsi plusieurs
conseillers de la ville. De plus, l’interaction entre le leadership « local » et
le leadership « national » engendre parfois même des tensions entre des
conseillers locaux et des responsables gouvernementaux. Pour preuve, cette
déclaration du président du conseil de la ville qui avait accusé,
indirectement, le gouvernement d’avoir perturbé le cours de l’action locale
dans la ville de Casablanca. Lors de la session ordinaire du conseil, tenue le
26 mai 2004, le président avait reproché ainsi aux ministres des Finances et
de l’Intérieur un certain manque de coopération avec le gouvernement local.
À cet égard, il déclare ceci :

« Je comprends parfaitement le mécontentement des conseillers à cause


du retard enregistré dans la réalisation de notre programme. Mais je tiens
ici à dire que les ministères de l’intérieur et des Finances dressent
apparemment des obstacles devant les travaux et les projets de la ville de
Casablanca. Les allocations financières tardent à venir et cela n’a jamais
été l’avis du bureau du conseil. »

Maintenant que l’on a mis en relief l’ambivalence des rapports entre


leadership « local » et leadership « national », on pourrait s’interroger sur
l’influence exercée sur le processus décisionnel par des acteurs locaux qui
appartiennent, par exemple, aux cercles notabiliaires ou bien aux milieux
syndical, associatif et médiatique.

V. NOTABLES, ENTREPRENEURS ÉCONOMIQUES, SYNDICATS


ET SOCIÉTÉ CIVILE
Selon Burns, les groupes d’intérêt peuvent être considérés comme des
ensembles d’individus qui partagent des besoins communs et répondent
positivement aux leaders qui peuvent satisfaire ces besoins. Dans une
collectivité locale, par exemple, il serait intéressant d’analyser les attentes
de la communauté d’un point de vue « transactionnel ». L’objectif étant
d’identifier les leaders des groupes d’intérêt, c’est-à-dire ces personnes en
mesure de défendre des revendications et des demandes émanant d’autres
groupes et d’autres leaders, et qui peuvent aussi aider les followers à
convertir leurs attentes et leurs besoins en demandes susceptibles d’être
satisfaites (Burns, 1978 : 303-306).
Il s’agit là d’un des aspects importants du leadership, à savoir la
réalisation des buts et des objectifs défendus par le groupe et son leader.
Selon Elgie, ce dernier doit orienter les choix de ses partisans, ou bien son
groupe d’intérêt, surtout lorsqu’il est amené à participer au processus
décisionnel. De même qu’un homme d’affaires très influent pourrait
favoriser les activités d’un secteur économique particulier si jamais il
parvient à peser sur les choix des élus locaux. Par ailleurs, il se trouve
parfois que les leaders des groupes d’intérêt sont aussi des représentants
élus au sein des institutions locales. Dans ce cas de figure, les leaders sont
obligés de prendre en considération les demandes de certains groupes
d’intérêt. Parfois, ceux-ci pourraient influer sur les décisions des élus
locaux de l’extérieur des institutions politiques. Dans ce cas, les élus
doivent négocier des alliances, souvent informelles, avec leurs adversaires
en vue de renforcer leur position de pouvoir (Elgie, 1995 : 22).

Partant de cette idée, on peut supposer que les candidats au leadership


local doivent prendre en considération l’influence exercée par plusieurs
groupes d’intérêt à l’instar des notables et des entrepreneurs économiques,
des dirigeants syndicaux, des responsables associatifs ou bien des
professionnels de la presse. De là, le leader qui aspire obtenir la confiance
de followers se doit de composer avec un contexte de compétition
caractérisé par l’interférence de plusieurs intérêts qui rentrent en jeu allant
parfois même jusqu’à engendrer des conflits entre des acteurs locaux.

1. Réseaux d’économie locale


Selon Leach, dans les villes où le taux de chômage est plus ou moins
élevé les activités économiques figurent à la tête des priorités du leader
local. Ce dernier se trouve ainsi souvent contraint de mobiliser des sources
externes de financement pour mener à terme ses actions (Leach, 2000 :
205). Pourtant, les réseaux d’économie locale ne permettent pas toujours de
satisfaire les intérêts de la communauté. Souvent, les élus locaux se
contentent de puiser dans les fonds de la collectivité pour financer certains
projets ou bien entreprendre des actions visant des intérêts particuliers. En
outre, les élus ne font appel aux acteurs économiques locaux que lorsqu’ils
envisagent de monter de grands projets qui nécessitent des investissements
conséquents. La réalisation de tels projets permet ainsi aux leaders de
capitaliser le soutien des électeurs. Le leadership local sera d’autant plus
conforté si le leader parvient à médiatiser ses actions politiques (Leach,
2000 : 105-106).

Dans la ville de Casablanca, par exemple, l’enquête démontre d’abord


que la plupart des actions entreprises par le gouvernement local sont
financées par les deniers publics. Les réseaux d’économie locale (sociétés
privées, investisseurs, banques...) ne sont pas souvent mobilisés par les élus
locaux pour contribuer au financement des projets approuvés par le conseil
de la ville. Il est vrai que la présidence et les autorités sont parvenues à
mettre sur pied nombre de partenariats avec le secteur privé pour contribuer
au financement de certains projets au sein de la métropole. Mais c’est
surtout grâce au budget annuel de la commune urbaine de Casablanca,
estimé à quelque 1199 millions de DH, que le conseil de la ville finance les
initiatives du gouvernement local.

Malgré cela, le président du conseil de la ville essaye de mobiliser des


acteurs économiques pour renforcer son pouvoir local. Depuis les années
quatre-vingt, l’homme n’a de cesse d’ailleurs d’étendre son réseau de
relations dans le milieu entrepreunariel grâce notamment à son activisme au
sein de la chambre du commerce, de l’industrie et des services de
Casablanca. Son expérience de parlementaire avait également renforcé son
ancrage économique parmi les notabilités de la ville où il est parvenu ainsi à
préserver son poste de président de l’association « Izdihar » qui regroupe
les entrepreneurs de la zone industrielle de Sidi Bernoussi. Le président a
profité aussi de sa proximité avec certains politiciens de premier plan, à
l’instar de Driss Jettou, expremier ministre (2002-2007) et ancien
gestionnaire des affaires de la famille royale. Ce dernier l’aurait introduit
dans des cercles économiques et financiers influents au sein de la
métropole. Grâce à ses réseaux d’influence, le président du conseil est
parvenu ainsi à convaincre des acteurs économiques de participer au
financement de certains projets de la ville. Pour exemple, la création, en
octobre 2006, d’une société d’économie mixte « Casadev » dont l’objectif
est de répondre aux besoins des populations en matière d’infrastructures. De
leur côté, les entrepreneurs pourraient espérer, en contrepartie, profiter de la
proximité avec des acteurs du gouvernement local pour défendre des
intérêts économiques particuliers. C’est ainsi qu’ils tentent d’approcher le
président ou ses proches collaborateurs pour avoir, par exemple, des
marchés publics ou bien profiter de certaines concessions ou encore accéder
à des informations économiques stratégiques, voire confidentielles.

La présence du président du conseil de la ville dans le milieu d’affaires


semble avoir contribué par ailleurs à consolider son autorité auprès de ses
partisans, notamment au sein du bureau. En témoigne ainsi le fait que
certains de ses vice-présidents l’aient sollicité, à plusieurs reprises
d’ailleurs, pour bénéficier, par exemple, de certains avantages, avoir des
contacts ou des informations ou bien saisir des opportunités
d’investissement ou de placements de capitaux. En contrepartie, le président
avait bénéficié de leur soutien en vue de convaincre les membres de la
majorité d’adhérer à ses choix et ses orientations dans le but d’influer sur
les décisions du gouvernement local.

Et pourtant, les initiatives présentées conjointement par le président et les


notables économiques ne sont pas souvent soutenues par les conseillers de
la ville. En témoigne ainsi la montée des contestations de la part des élus
locaux contre l’autorisation accordée, en 2006, à une société privée
espagnole spécialisée dans le stationnement automobile. Cette décision a
été mal reçue par les populations qui accusaient justement les conseillers
d’avoir failli à leur mission de protéger l’« intérêt général » de la
collectivité. Ils avaient dénoncé ainsi le fait qu’un opérateur privé enfreint
la loi au grand jour en mettant en pratique la pose d’un sabot d’Envers pour
immobiliser les véhicules. Certains conseillers avaient mis en avant un
argument « légalo-rationnel » selon lequel une telle décision revient, de
jure, à la police administrative et non à un opérateur privé.

Malgré ce constat, on peut affirmer néanmoins que les élus qui


appartiennent aux cercles notabiliaires semblent les mieux placés pour
mobiliser des acteurs économiques de la ville pour faire parvenir certaines
propositions. C’est le casnotamment du président du conseil communal,
mais aussi des présidents des conseils préfectoral et régional de Casablanca.
En revanche, l’enquête démontre que la majorité des conseillers de la ville
ne parvient pas à mobiliser des réseaux d’économie locale pour exercer des
rôles de leadership. Ainsi, 97,7% des interviewés n’ont jamais défendu des
propositions émanant d’entrepreneurs économiques au sein de la métropole,
comme le démontre, à titre illustratif, le graphique14 ci-dessous. Et ce,
malgré le fait que 59,5% des conseillers déclarent entretenir des contacts
avec des hommes d’affaires influents au sein de la capitale économique.
Enfin, seulement une minorité des interviewés (2,3%) déclare avoir déjà
présenté au conseil de la ville des initiatives faites par des acteurs
économiques.

Graphique 14 : « Avez-vous déjà présenté des propositions initiées par


des entrepreneurs économiques ? »

Selon les interviews réalisées avec les conseillers, il apparaît aussi que la
majorité des propositions, faites conjointement par des élus et des
entrepreneurs économiques, concerne principalement le domaine de
l’aménagement urbain et les travaux publics (autorisation de construction,
de réaménagement ou d’exploitation de l’espace public...). C’est d’ailleurs
là l’une des préoccupations principales des acteurs économiques (banques,
entreprises, industriels...) qui tentent d’étendre leur champ d’influence au
sein de la métropole en défendant leurs propres intérêts commerciaux et
financiers. Cela explique aussi en partie les efforts déployés en vain par
certains hommes d’affaires pour entrer en contact avec des politiques afin
de les convaincre de soutenir leurs demandes auprès des conseils élus du
gouvernement local. Toutefois, et à quelques exceptions prés, cela ne
semble pas être le cas des milieux de la finance80 à en juger notamment par
le comportement des directeurs de banque, du crédit et autres services de
placements qui ne sont pas tellement impliqués dans le financement des
projets entrepris par la ville.

On peut donc conclure que les réseaux d’économie locale ne sont pas
assez sollicités par les conseillers de la ville. Ainsi, les notables sociaux ne
sont pas mis à contribution dans la réalisation de projets de développement
de la métropole. Leur rôle se limite principalement au financement de leurs
propres campagnes électorales ou bien celles de leurs candidats favoris. Par
ailleurs, les élus locaux qui appartiennent aux milieux d’affaires n’arrivent
pas apparemment à utiliser leurs réseaux d’influence (banques,
entreprises...) pour contribuer, par exemple, au financement de projets
sociaux ou culturels susceptibles d’améliorer les conditions de vie des
populations. Pour ce qui concerne les entrepreneurs économiques, ils ne
sont sollicités en effet que lorsque les autorités locales décident, par
exemple, de déléguer au secteur privé la gestion de services publics
(transport, propreté...) ou bien lorsque l’État décide de financer des projets
dont il n’a pas les moyens nécessaires (Casadev...). Face à un effacement du
rôle des notables et des entrepreneurs économiques au sein du
gouvernement local, on est en droit de s’interroger sur l’influence que
pourraient exercer des dirigeants syndicaux sur l’action locale des élus dans
la capitale économique où souvent les intérêts des salariés s’opposent à
ceux des entreprises.

2. Syndicats et action locale


Les élus locaux qui bénéficient du soutien des syndicats pourraient bien
influer sur le processus décisionnel local. Ainsi, l’action syndicale qui vise
à défendre les droits des salariés pourrait être mise à contribution par les
conseillers de la ville qui aspirent exercer une influence sur les choix de la
collectivité. Pour cela, ces derniers doivent entretenir un contact permanent
avec les dirigeants syndicaux locaux. Une telle stratégie de coopération est
susceptible de favoriser l’émergence d’un leadership local. Celui-ci pourrait
prendre la forme d’un syndicalisme « communautaire »81 qui tend à faire
parvenir les revendications des salariés parmi les populations de la capitale
économique. Il s’agirait là d’un syndicalisme qui vise principalement à
étendre la base des membres des syndicats et à construire une solidarité par
delà les communautés et les différents groupes et organisations politiques.
Dans cette perspective, les conseillers de la ville pourraient forger des
alliances avec des dirigeants syndicaux locaux tout en impliquant des
individus non syndiqués dans des actions collectives de protestation ou de
contestation. L’élu local disposerait ainsi d’une opportunité pour construire
un leadership local sur une base communautaire (syndicale, associative...).
Il pourrait tenter, par exemple, de rassembler des partisans en dehors du
conseil en vue de légitimer son action espérant influencer le processus
décisionnel local.

Dans la ville de Casablanca, l’enquête révèle à cet égard que la majorité


des conseillers (73,3%) affirme entretenir un contact permanent avec des
responsables syndicaux locaux. Et pourtant, les élus locaux ne parviennent
pas souvent à les mobiliser pour pouvoir influer sur les choix du
gouvernement local. Ainsi, seulement 2,4% des interviewés déclarent avoir
déjà présenté au conseil des propositions émanant de responsables
syndicaux, comme le démontre d’ailleurs, à titre illustratif, le graphique 15
ci-dessous.

Graphique 15 : Avez-vous déjà présenté au conseil des propositions


initiées par des syndicalistes ?
Une analyse comparative des propositions faites par ces chefs syndicaux
démontre ainsi que celles-ci concernent principalement les demandes de
certaines catégories socioprofessionnelles défavorisées (employés de l'ex-
RATC, personnel de l'abattoir, employés de la Lydec…). Ces revendications
sont en grande partie des conséquences directes de l'expérience de la
gestion de la chose locale par le secteur privé. Après que le conseil de la
ville de Casablanca a opté, en 2004, pour la formule de la gestion déléguée
de la RATC, les grèves se sont en effet multipliées contre une «injustice
sociale» qui avait frappé notamment les familles du personnel parti ou mis à
la retraite. Cette situation avait attisé le débat au sein du gouvernement local
et avait même incité des conseillers à se mobiliser en vue de dénoncer la
détérioration de la situation sociale des employés d’une entreprise publique
passée dans le giron du privé. Mais ces efforts n’ont pas abouti à des
solutions concrètes aux conflits d’intérêts qui continuaient d’opposer
l’opérateur privé au conseil de la ville et aux autorités de tutelle. Ces
dernières se sont engagées en vain à prendre en charge le « dossier social »
des employés de l’ex-RATC.
Il apparaît donc que le soutien des dirigeants syndicaux ne permet pas
aux élus locaux d’acquérir ou du moins de conserver des rôles de
leadership. En d’autres termes, le fait de défendre les droits de salariés dans
la ville, par exemple, ne favorise pas souvent les tentatives des conseillers
qui aspirent influer sur le processus décisionnel local. En outre, il est rare
que des conseillers de la ville s’engagent ardemment pour rallier la position
des dirigeants syndicaux qui tentent de faire parvenir les revendications de
certaines catégories socioprofessionnelles marginalisées. Dit autrement, on
peut affirmer que les élus locaux ne parviennent pas à mobiliser des
militants syndicaux pour défendre les intérêts économiques de la
collectivité. En témoigne ainsi l’essoufflement de l’action collective
entreprise par certains conseillers pour soutenir les familles des retraités de
l’ex-RATC, dont les revendications n’ont pas été encore satisfaites. Face à
l’effacement de l’action syndicale dans la sphère politique locale, on
pourrait s’interroger par ailleurs sur l’influence des associations de la
société civile sur les choix et les décisions prises par le gouvernement local.

3. Associations locales et ONG


Les élus locaux ont plus ou moins tendance à défendre un modèle de
« démocratie participative ». Ils tentent ainsi de soutenir un leadership local
fondé sur une solidarité de type « communautaire ». À cette fin, Leach
estime que les élus locaux doivent entretenir un contact régulier avec les
habitants. Certains préfèrent, par exemple, renforcer leur légitimité en
tissant des liens étroits avec des associations locales. D’autres privilégient
plutôt un modèle de démocratie « représentative » qui n’accorde pas un
intérêt particulier au contact direct avec les populations (Leach, 2000 : 106).

Partant de cette idée, on suppose que l’ancrage associatif des élus


pourrait être considéré comme un atout susceptible de renforcer leur image
de représentants de la communauté. Les conseillers de la ville qui
parviennent à mobiliser des acteurs associatifs (locaux ou internationaux)
auraient ainsi plus de chances de satisfaire les besoins et les attentes des
populations. Ce faisant, ils sauraient gagner en crédibilité auprès de leurs
partisans. Et de fait, ils pourraient obtenir leur confiance pour gagner les
élections espérant ainsi accéder à des rôles de leadership en vue d’orienter
le processus décisionnel local.
À cet égard, l’enquête démontre que la majorité écrasante des conseillers
(94,7%) affirme entretenir un contact permanent avec des dirigeants
associatifs dans la ville de Casablanca. Et pourtant, la plupart d’entre eux
n’arrivent pas à mobiliser un soutien associatif pour exercer un leadership
local. Pour preuve, seulement une minorité des conseillers (6,2%) déclare
avoir déjà présenté des propositions au conseil de la ville pour défendre les
intérêts d’associations locales présentes dans la métropole, comme le
démontre d’ailleurs, à titre illustratif, le graphique 16 ci-dessous.

Graphique 16 : « Avez-vous déjà présenté des propositions initiées par


des militants associatifs ? »

Les conseillers de la ville qui déclarent avoir déjà fait des propositions
« communes » avec des acteurs associatifs semblent donc avoir du mal à
orienter les choix du gouvernement local. Malgré ces difficultés, certains
élus n’hésitent pas, par exemple, à adhérer (ou bien créer) à une association
locale (ou de quartier) afin d’entretenir un contact de proximité avec les
populations. Atteint cet objectif, ces conseillers se présentent au conseil
comme étant les « porte-voix » de leurs électeurs pour demander des
subventions qui devraient, en principe, être consacrées à la réalisation de
projets de développement à même de satisfaire les attentes et les besoins
des populations.
Ce qu’on a avancé ici à propos des associations locales s’applique tout
aussi bien aux ONG internationales considérées par Leach comme un
support pour l’actiondes leaders locaux : « Il arrive souvent que des
organisations internationales influent sur le cours des décisions relatives à
quelques projets de développement (économique, social et culturel) des
collectivités locales. Dans la plupart des cas, les leaders politiques, même
institutionnels, se trouvent obligés de composer avec ces organisations au
risque de se voir privés de sources de financement de certains de leurs
projets. » (Leach, 2000 : 106).

Dans le cas du conseil de la ville, l’enquête révèle cependant que la


majorité écrasante des élus ne parvient pas à mobiliser des membres d’ONG
internationales pour mener à terme des entreprises politiques. Ainsi, 97,7%
des conseillers affirment n’avoir jamais présenté au conseil de la ville des
propositions visant à faire parvenir des demandes formulées par des
responsables d’ONG internationales, comme le démontre, à titre illustratif,
le graphique 17 ci-dessous. Et ce, malgré le fait que plus de la moitié des
conseillers (51,1%) déclare entretenir des relations « amicales » avec des
acteurs associatifs étrangers.

Les élus qui sont parvenus à présenter au conseil des propositions faites
par des ONG ne représentent qu’une infime minorité (2,3%) qui ne parvient
pas à orienter les choix des conseillers. Et pourtant, le contact permanent
avec des personnalités étrangères permet de renforcer la « réputation » d’un
leader. Il atteste indéniablement de sa mobilité, son esprit de
communication et surtout son aptitude à étendre son champ d’influence. De
fait, les conseillers pourraient toujours soutenir ce leader dans ses choix
dans l’espoir de profiter de ses réseaux de relations à l’étranger notamment
pour participer, par exemple, à un séminaire ou une conférence ou bien
bénéficier d’une formation ou d’un stage. Dans ce sens, il apparaît que
lesélus qui appartiennent aux milieux d’affaires semblent être les mieux
placés pour tisser des liens avec des organismes internationaux. C’est le cas
notamment des présidents des conseils régional et préfectoral, mais surtout
du président du conseil de la ville qui se présente comme l’interlocuteur
« privilégié » de la ville avec les personnalités publiques et associatives
étrangères (ONG, politiques...). En témoignent ainsi certains partenariats et
accords de coopération ou de jumelage signés entre le conseil de la ville de
Casablanca et nombre d’organismes étrangers (mairie, associations,
instituts...). Ces actions associatives se limitent toutefois aux efforts
individuels de certains conseillers qui occupent des positions d’autorité ou
de pouvoir et qui appartiennent surtout à des réseaux de relations établis à
l’étranger.

Graphique 17 : « Avez-vous déjà présenté des propositions initiées par


des responsables d’ONG ? »

Le fait qu’une grande partie des conseillers de la ville ne parvient pas à


mobiliser des dirigeants d’associations ou d’ONG internationales pourrait
s’expliquer par deux raisons principales : d’une part, la prééminence du
modèle de « démocratie représentative » qui réduit l’élu à sa fonction
élective et le prive de fait d’un soutien « populaire » nécessaire pour
légitimer ses actions82. Et d’autre part, une dévalorisation de l’action
associative considérée par une bonne partie des élus locaux comme étant un
moyen d’« enrichissement illégal » utilisé par certaines politiques pour
satisfaire, avant tout, des intérêts personnels. L’absence d’une « culture de
participation »83 chez bon nombre de conseillers de la ville rend ainsi
difficile l’émergence d’un leadership local qui pourrait mobiliser des
acteurs associatifs pour faire parvenir les demandes et les besoins des
populations. En somme, on peut conclure que les conseillers ne parviennent
pas souvent à solliciter l’apport de réseaux associatifs pour mener à terme
leurs actions. Par ailleurs, l’on pourrait se demander si les élus locaux sont
en mesure de combler ce déficit par une communication dynamique et une
utilisation habile des moyens d’information dans le but d’influencer les
choix et les décisions du gouvernement local.

VI. MOYENS D’INFORMATION ET COMMUNICATION


POLITIQUE
La diffusion du leadership, c’est-à-dire l’exercice intentionnel de
l’influence, est un processus complexe qui suppose une maîtrise de la
communication et une utilisation réfléchie de la presse et des médias. Selon
Leach, le champ politique local souffre de plus en plus de l’absence de
supports médiatiques (T.V et radios) à même d’offrir au leader local une
possibilité de communiquer avec les électeurs. En outre, ce dernier se
trouve souvent devancé dans sa démarche par un leader national
(parlementaire ou ministre). Malgré ces difficultés, le leader local pourrait
imposer son autorité et gagner en influence au sein du conseil élu. D’après
Leach, l’attitude d’un leader vis-à-vis des médias dépend essentiellement de
sa capacité d’adapter ses compétences et ses préférences aux circonstances
politiques du gouvernement local. Elle dépend aussi de son intérêt pour les
médias : s’il partage ou délègue des activités médiatiques à d’autres. In fine,
les moyens d’information (presse écrite, T.V...) permettent aux leaders de
véhiculer leur discours, espérant ainsi soigner leur image auprès de
l’électorat.

Les relations des leaders avec les médias de masse dépendent donc des
types de comportement adoptés par les leaders dans différentes situations :
les leaders qui s’exposent aux médias et qui se considèrent comme étant les
« porte-parole » (spokespersons) de leur communauté. Et ceux qui ne s’y
exposent pas et préfèrent charger leurs partisans de s’acquitter de cette
mission. Enfin, les leaders qui ne parviennent pas à bénéficier des supports
médiatiques à cause notamment de certaines contraintes de la part des
autorités. Selon Leach, dans les arrondissements, les provinces et les
communes rurales, par exemple, les fonctionnaires peuvent encore se
permettre de jouer un rôle dominant dans leurs relations avec les médias. Il
s’agit là d’un contrôle politique qui existe plus ou moins dans la plupart des
autorités locales. Dans le milieu urbain, en revanche, il apparaît que le
fonctionnaire s’éclipse devant le leader médiatisé, surtout lorsque ce dernier
incarne l’image d’une personnalité publique (public face) à même de
défendre les intérêts de la collectivité (Leach, 2000 : 95-96).

Pour cerner la place de la presse et des médias de masse dans


l’environnement du leadership local, on suppose que l’influence d’un leader
est fonction de son habilité à investir le monde de la presse en vue de
diffuser son discours de manière à gagner en popularité auprès de ses
électeurs. Le déploiement des conseillers de la ville dans la sphère de
l’information, visant à défendre des idées et faire parvenir des choix
particuliers, pourrait se manifester ainsi par la création de journaux,
l’utilisation de supports médiatiques, l’intérêt porté à l’actualité, l’entretien
de contact avec des journalistes, la multiplication des interviews, des
publications et des points de presse, la participation à des débats télévisés et
la diffusion de communiqués de presse.

Dans la ville de Casablanca, l’enquête nous apprend d’abord que la


majorité des conseillers (95,4%) accorde un intérêt particulier à l’actualité
politique qu’ils déclarent d’ailleurs suivre presque quotidiennement.
Toutefois, les interviewés semblent plutôt partagés sur le moyen
d’information privilégié pour suivre l’information. Ainsi, 48,9% des élus
locaux préfèrent la télévision et la radio, 43,5% les journaux et seulement
7,6% Internet, comme le démontre d’ailleurs, à titre illustratif, le graphique
18 ci-dessous.

Graphique 18 : Le moyen d’information préféré des conseillers de la


ville ?
L’intérêt porté par les conseillers de la ville à l’actualité ne se limite pas à
suivre les informations et le cours des événements qui marquent la vie
politique locale à titre particulier. D’après les résultats de l’enquête, 46,2%
des élus déclarent entretenir un contact permanent avec des professionnels
de la presse, dont notamment des directeurs de publications et des
journalistes. Cependant, ce contact ne se traduit pas souvent par une
communication active et aidante des hommes politiques avec l’opinion
publique et en particulier les électeurs. Ainsi, la majorité des conseillers de
la ville (72,4%) déclare n’avoir jamais donné d’interviews à la presse
depuis qu’ils exercent leur fonction élective locale, comme le démontre
d’ailleurs, à titre illustratif, le graphique 19 ci-dessous.

Graphique 19 : « Accordez-vous des interviews à la presse écrite ? »


En ce qui concerne la récurrence des interviews, l’enquête révèle à ce
propos qu’elles ne sont accordées qu’à titre occasionnel par certains
conseillers plutôt médiatisés (président, vice-présidents ou chefs de
l’opposition...). Pour preuve, seulement 2,9% des conseillers de la ville
disent avoir accordé plus de 10 interviews de presse (écrite et audiovisuelle)
depuis le début de leur mandat électif. Le caractère irrégulier des interviews
témoigne par ailleurs du peu d’intérêt accordé par les professionnels de la
presse et des médias au gouvernement local. Ainsi, il apparaît que les
journalistes ne s’intéressent pas tellement aux affaires de la ville à en juger
notamment par le caractère sporadique des interviews réalisées avec des
élus locaux ou encore le faible taux de couverture de l’actualité locale qui
demeure souvent événementielle et à caractère officiel (tenue des sessions,
échéances électorales, visites royales ou de délégations étrangères...).

En effet, une analyse minutieuse du contenu de la presse écrite relative à


l’actualité de la vie politique dans la ville de Casablanca, durant le mandat
local (2003-2009), atteste du caractère informatif de la couverture
consacrée aux activités du gouvernement local. En outre, force est de
constater que les déclarations de presse et les interviews accordées par les
conseillers versent principalement dans la polémique et la surenchère
politique souvent autour de questions débattues lors des sessions publiques
du conseil. Pour ce qui concerne la presse audiovisuelle, il est clair que le
peu de supports médiatiques existants n’offre pas beaucoup de possibilités
aux élus locaux qui aspirent s’exprimer sur des sujets d’actualité ou bien
qui tentent de défendre des idées ou des orientations particulières. En
témoigne ainsi le peu d’interviews données par les conseillers de la ville à
des radios ou à des télévisions nationales depuis qu’ils exercent leur
mandat. Pour preuve, 82% des élus locaux déclarent n’avoir jamais eu
l’occasion d’intervenir à la télévision, alors que seulement 4,2% d’entre eux
affirment être intervenus plus de trois fois dans des émissions de débat ou
lors de journaux télévisés.

Il faut reconnaître aussi que l’absence d’une presse locale (écrite et


audiovisuelle) ne favorise pas tellement l’émergence de « leaders locaux » à
même d’investir la sphère publique pour animer un débat susceptible
d’appréhender les problématiques de la ville. Par ailleurs, la majorité des
conseillers (92,4%) affirme n’avoir jamais pris l’initiative de créer un
journal ou bien participer à la mise sur pied d’une radio ou d’une télévision
locale. La plupart d’entre eux expliquent le manque d’engagement des
hommes politiques à diffuser les informations au sein du gouvernement
local par deux raisons principales : la première renvoie aux risques
inhérents à l’investissement dans le domaine de la presse et des médias en
particulier. Et la seconde est relative à une certaine réticence de l’État à
laisser le champ libre aux hommes politiques pour qu’ils puissent
s’exprimer démocratiquement sur la scène médiatique.

De là, on peut affirmer que la majorité des conseillers de la ville


n’investit pas assez la sphère médiatique pour pouvoir véhiculer leur
discours politique. Face à cette situation, certains conseillers tentent ainsi de
mobiliser leurs contacts personnels dans le monde de la presse et des
médias notamment pour défendre leurs revendications. C’est le cas
notamment de ce conseiller USFP, directeur d’une grande école privée à
Casablanca, qui multiplie les interventions à la télévision et les interviews
de presse depuis le début de son mandat. Ce conseiller de l’opposition use
en effet de son influence auprès de certaines tribunes de presse pour signer
même des articles dans le but de mener campagne contre ses adversaires.
Par ailleurs, certains conseillers de la ville préfèrent solliciter l’appui de la
presse partisane pour défendre leurs choix et leurs intérêts politiques. Alors
que d’autres bénéficient des supports médiatiques officiels (journaux,
télévision) pour véhiculer un discours qui rallie souvent l’idéologie de
l’État ou bien la politique gouvernementale. Dans un autre registre, rares
sont les conseillers qui tentent d’accaparer des rôles d’un leadership
« intellectuel ». Ainsi, seulement (11,5%) des interviewés tentent d’utiliser
leurs connaissances et savoirs pour comprendre le contexte ou bien
encourager la créativité et l’innovation de manière à pouvoir toucher
l’opinion publique, par exemple, dans le but de la sensibiliser, identifier ses
besoins et ses attentes, et orienter ses choix au sein de la collectivité.

D’un autre côté, l’enquête révèle que la majorité des conseillers de la


ville considère que la presse et les médias ne jouent pas un rôle primordial
dans l’élargissement des espaces des libertés et le renforcement des
« contre-pouvoirs », comme c’est le cas dans les systèmes démocratiques.
En effet, la plupart des interviewés continuent d’entretenir une conception
« essentialiste » du rôle des moyens d’information. Ainsi, 74,6% des
conseillers estiment que la fonction de la presse et des médias est
essentiellement d’informer les citoyens sur l’actualité, alors que 23,1% des
élus sont convaincus que ces moyens devraient assurer à tous les citoyens
une présence active et libre sur la scène publique. Par ailleurs, il apparaît
que seulement 1,5% des interviewés nourrissent une conception
« utilitariste » de la presse et des médias. Et pour cause, ces derniers les
considèrent ainsi comme des outils dans les mains des politiciens pouvant
les aider à défendre leurs intérêts et à réagir aux attaques de leurs
adversaires. Enfin, seulement 0,8% des conseillers considèrent la presse et
les médias comme des moyens efficaces pour préparer une campagne
politique ou électorale, comme le démontre d’ailleurs, à titre illustratif, le
graphique 20 ci-dessous.

Graphique 20 i « Quel est le rôle des médias P »


Dans le même ordre d’idées, l’enquête démontre qu’une grande partie des
conseillers de la ville ne semble pas en mesure d’adopter un style de
communication dynamique et attractif susceptible de mobiliser des
followers. Ainsi, comme le démontre, à titre illustratif, le graphique 21 ci-
dessous, la majorité des interviewés (93,8%) déclare n’avoir jamais pris
l’initiative de tenir un point de presse, durant leur mandat électoral, pour
informer l’opinion publique sur les affaires de la collectivité. La décision
d’organiser des conférences de presse revient souvent au président
duconseil ou parfois au wali lorsque les autorités veulent communiquer sur
une affaire qui concerne les populations de la ville. Durant les moments de
crise ou de conflit, il apparaît que le président du conseil tout
particulièrement évite soigneusement d’intervenir directement dans les
médias et préfère déléguer ce pouvoir à l’un de ses « fidèles » parmi les
membres du bureau. Ce fut le cas notamment, en 2004, lorsque des conflits
avaient éclaté entre les conseillers à cause de l’organisation de la première
édition du festival de Casablanca. Ce fut le cas aussi, en 2006, lorsque des
populations marginalisées ont commencé à protester devant le siège de la
wilaya pour dénoncer le manque d’insuline antidiabète dans les services
communaux de la santé publique de la ville.
Graphique 21 : « Avez-vous déjà tenu des conférences de presse ? »

Toujours sur le plan de la communication, il semble que les conseillers


n’utilisent pas souvent les communiqués de presse pour informer l’opinion
publique, par exemple, de leurs choix et leurs positions politiques au sein
du gouvernement local. Ainsi, seulement 24,4% des interviewés affirment
avoir déjà préparé un communiqué de presse pour faire le point sur une
question controversée ou bien sur un sujet de polémique. Entre 2003 et
2007, on a pu inventorier près d’une vingtaine de communiqués, dont les
deux tiers auraient été signés par les conseillers de l’opposition. Ces
derniers dénonçaient surtout le style de direction politique de la ville de
Casablanca. Parmi ces communiqués, on peut lire ainsi des titres comme :
« la mauvaise gestion du conseil par le président », « l’illégalité des
sessions du conseil », « la corruption et l’achat des votes de la majorité par
le président. » Des conseillers de la majorité avaient, eux aussi, publié des
communiqués pour clarifier la position du bureau sur certaines questions
politiques tels que le festival de Casablanca, les droits sociaux des
employés de l’ex-RATC ou bien la révision des contrats de la gestion
déléguée des services publics de la ville.

D’une certaine manière, les communiqués contribuent à maintenir une


cohésion « symbolique » des coalitions politiques (opposition et majorité)
même s’ils ne sont pas souvent utilisés par les conseillers. Ainsi, la plupart
des communiqués étaient signés soit au nom de la koutla, soit au nom du
PJD et étaient distribués principalement aux journalistes et aux personnes
présentes dans la salle où se tenaient les réunions du conseil. Parmi les
membres de la majorité, le PJD s’est fait remarquer par la publication de
plusieurs communiqués, dont l’un critiquant, sur un ton virulent,
l’organisation du festival de Casablanca en 2004. Dans ce communiqué on
peut, par exemple, lire ceci :

« Les conseillers du PJD s’expriment contre l’organisation d’un festival


étranger aux traditions des marocains, qui coûte cher à la ville et qui
n’apporte aucune contribution artistique noble à en juger par la qualité des
participants... ».

À la lecture de ce communiqué, on est en droit de se demander si de tels


propos n’étaient pas en contradiction avec le positionnement du PJD au sein
de la majorité qui dirige les affaires de la ville. Mais, à y réfléchir de près, il
semblerait qu’en agissant ainsi, les conseillers « islamistes » voulaient
gagner la confiance des populations locales en réitérant l’engagement
annoncé par les chefs du parti dans la voie d’une « moralisation » de la vie
publique.

En somme, on peut affirmer que la plupart des conseillers de la ville ne se


déploient pas activement au sein du gouvernement local en vue de faire de
la communication politique un moyen susceptible de rassembler des
partisans autour d’un discours « fédérateur » visant à faire parvenir les
intérêts de la collectivité. Car sans l’adhésion volontaire des électeurs, les
conseillers ne pourraient jamais accéder à des rôles du leadership local.

En conclusion de ce chapitre, on peut désormais affirmer que le


gouvernement local est caractérisé par la persistance de contraintes
institutionnelles et politiques liées à l’environnement du leadership. En
témoigne ainsi une centralisation de la direction politique, établie dans la
nouvelle Charte communale, qui se traduit, notamment, par le pouvoir de
tutelle exercé par les fonctionnaires sur les élus locaux. Dans un contexte
perturbé, la sphère politique locale semble ainsi marquée par un
essoufflement des partis qui ne parviennent pas à orienter, du moins
idéologiquement, les choix des conseils élus encore soumis à l’hégémonie
de la bureaucratie locale. Par ailleurs, on ne peut que relever les difficultés
des élus locaux à mobiliser le soutien de réseaux politiques influents
(parlementaires, gouvernement, officiels...) en vue d’influer sur la prise de
décisions dans la ville.

D’un autre côté, il semble que les élus locaux ne parviennent pas à
solliciter des acteurs de l’économie locale pour appuyer les initiatives et les
projets de la ville. De même qu’ils n’arrivent pas tellement à coordonner
leurs actions avec des acteurs syndicaux pour défendre les intérêts des
salariés dans la capitale économique. En outre, les élus manquent
considérablement d’ancrage local au sein de la communauté et ne
parviennent pas à amorcer une dynamique associative susceptible de
favoriser un contact permanent des politiques avec les populations. Enfin,
on ne manquera pas de relever un effacement de la communication
politique des élus locaux dans la mesure où ils n’utilisent pas tellement les
moyens modernes d’information pour défendre leurs idées de manière à
pouvoir toucher l’opinion publique.

Maintenant que l’on a analysé l’environnement du leadership, on est en


droit de s’interroger sur un autre aspect inhérent à l’exercice de l’influence,
à savoir le pouvoir institutionnel émanant des structures et des fonctions
formelles d’autorité. Dans le chapitre 3 qui suit, on tentera ainsi d’étudier
les rôles d’influence en focalisant sur l’examen des rapports qui pourraient
exister entre ‘Headership’ et leadership dans la ville de Casablanca.

62 Il s’agit de la loi 78-00 portant la Charte communale promulguée par le dahir du 3 octobre 2002,
ainsi que la loi 9-97 formant code électoral, complété par la loi 64-02 promulguée par le dahir du 24
mars 2003.
63 Le terme « arrondissement », qui s’est substitué à celui de »commune » (jama’a), émane d’un
lexique « makhzenien », car il reprend la même appellation qui désigne la « mouqata’a ». Celle-ci
désigne une entité administrative, inspirée du système « caïdal », et dont le rôle est d’assurer un
maillage administratif et sécuritaire des préfectures et des provinces du royaume.
64 R. Ojeda Garcia : Les élites locales face à la décentralisation. In Anciennes et nouvelles élites du
Maghreb. A. Sraïeb et A. Massoudi. Aix-en Provenance. Institut de Recherches et d’Études sur le
monde arabe et musulman, INAS/CERES/EDISUD, 2003, (pp.167-183), p.168.
65 La représentation proportionnelle vise à répartir les sièges à pourvoir au prorata des résultats
obtenus par les différentes listes en compétition. Les sièges sont répartis jusqu’à ce qu’ils soient
totalement attribués. Voir : la loi n° 9-97 formant Code électoral (article 66)
66 Dans l’article 199 du code électoral de 2003, le nombre des membres des conseils des communes
urbaines, dont le nombre d’habitants est égal ou supérieur à 2. 000. 001, est de 131 membres.
67 Les membres des conseils des communes dont le nombre d’habitants est supérieur à 25 000 et les
conseils d’arrondissement sont élus au scrutin de liste à la représentation proportionnelle à un tour
suivant la règle du plus fort reste sans panachage ni vote référentiel (Code électoral de 2003, article
200). Les sièges réservés au conseil des communes urbaines précitées sont répartis entre les
arrondissements les composant en tenant compte du nombre de la population légale de chaque
arrondissement.
68 « Le président préside le conseil communal, représente officiellement la commune dans tous les
actes de la vie civile, administrative ou judiciaire, dirige l’administration communale et veille sur les
intérêts de la commune (...) (Article 45 de la Charte communale 2002). « Le président du conseil
communal dirige les services communaux. Il est le chef hiérarchique du personnel communal. II
nomme à tous les emplois communaux et gère le personnel permanent, temporaire et occasionnel (...)
(article 54 de la Charte communale 2002)
69 La nouvelle Charte communale précise explicitement le rôle de la tutelle à laquelle est réservé le
titre VI comportant 2 chapitres (1 et 2) formés de 10 articles. « Les pouvoirs de tutelle conférés à
l’autorité administrative ont pour but de veiller à garantir la protection de l’intérêt général »
70 Au Maroc, depuis la réforme de la régionalisation de 1997, le wali est un préfet de région, préfet
d’une des seize régions du pays.
71 Charte communale octobre 2002, (article 85)
72 En l’occurrence, la loi 78-00 portant Charte communale modifiée par la loi 01-03 et la loi 9-97
formant code électoral, modifiée par la loi 64-02 en 2003
73 Dans l’ensemble, le PJD n’a présenté que 4.268 candidats soit 3,48% de l’ensemble. Dans les
circonscriptions régies par le scrutin uninominal, il n’a parrainé que 6% des candidats. Dans les
autres circonscriptions, régies par le scrutin de liste (villes de moins de 500.000 habitants), les élus
PJD étaient présents à hauteur de 74% des candidatures. Malgré cette »réserve », le parti »islamiste »
a réalisé un bon score (16 sièges) dans la ville de Casablanca. Mieux, il s’est classé même en tête
dans quatre arrondissements de la métropole économique, à savoir : Sidi Belyout, Hay Mohammadi,
Hay Hassani et Sidi Bernoussi, dont le président du conseil est un élu PJD.
74 Deux partis n’ont pas participé aux élections communales du 12 septembre 2003 : le Parti de
l’Action (PA) et le Parti Marocain libéral (PML).
75 Ce pourcentage qui regroupe une douzaine de conseillers corrobore, à juste titre, le résultat
susmentionné représentant le nombre des conseillers de la ville qui se déclarent sans appartenance
partisane (SAP).
76 Selon Weber, la bureaucratie assure la prééminence de la règle sur le bon vouloir de l’individu,
elle est dans l’absolu la forme d’organisation la plus juste et la plus efficace. Weber (Max), Économie
et société, 2 tomes, traduit de l’allemand par Julien Freund et al., Paris, Plon, 1971 (1922). Les
sociologues américains, à l’instar de Merton (1940), mettent davantage l’accent sur les irrationalités,
les limites et les dysfonctionnements de la bureaucratie. Robert Merton, « Bureaucratie structure and
personality » Social Forces (1940) 18 : 560568. Dans notre étude, il ne s’agit pas de chercher à
mesurer l’efficacité du système bureaucratique local et encore moins à dégager ses
dysfonctionnements. On adopte ici la conception « transactionnelle » de McGregor Burns (1978) à
propos de la bureaucratie locale qui met en relation des technocrates nommés (fonctionnaires
communaux) à des hommes politiques élus (conseillers de la ville). Les deux parties doivent
coopérer, chacune à sa manière, pour satisfaire les attentes et les besoins de la collectivité. Notre
objectif s’inscrit dans la tradition de Weber qui s’intéresse aux façons dont les hommes s’y prennent
en divers lieux et temps pour gouverner, en d’autres termes, pour imposer une autorité et faire en
sorte que la légitimité de celle-ci soit reconnue, c’est-à-dire tout simplement pour exercer un
leadership.
77 « Le dialogue entre un conseiller élu et un agent de l’autorité comprend ainsi plusieurs
mécanismes servant à transmettre des informations et des “instructions“ (formelles et informelles)
de la part des politiques vers les fonctionnaires » Steve Leach & David Wilson, Local political
leadership, The Policy Press, University of Bristol, U.K, 2000, p.69.
78 Règlement intérieur du conseil de la ville de Casablanca (approuvé le 3 octobre 2003), (article
22)
79 Max Weber (1919), le savant et le politique, Paris, Union générale des éditions, 1963.
* Au-delà du Moyen Âge, selon Max Weber, les villes finissent par perdre leur liberté face au
pouvoir central. Weber met en avant une différenciation du rôle de l’État qui se place au dessus des
individus, au-delà d’un État qui ne peut admettre une appropriation privée des attributs de la
puissance publique. L’État apparaît avec une organisation. Max Weber, La ville, ed. Aubier
Montaigne, Paris, 1982 - Ed. Française.
80 La Caisse de gestion et du dépôt (CDG) semble faire exception puisqu’elle est actionnaire dans la
société « Casadev ». Sa présence peut être interprétée par l’engagement du bras financier de l’État, et
du groupe ONA en particulier, à participer activement à la gestion des affaires locales.
81 D’après Jean-Pierre Deslauriers et Renaud Paquet, « le syndicalisme tel qu’il est pratiqué
actuellement est incompatible avec le mouvement communautaire, mais on peut l’adapter ». Jean-
Pierre Deslauriers et Renaud Paquet, « Travailler dans le communautaire », Presses de l’Université
du Québec, 2003, p. 85
82 Lors d’une conférence sur « la gouvernance et la démocratie locale », organisée en 2007 par le
conseil de la ville, en partenariat avec l’USAID, un conseiller « islamiste », vice-président du conseil,
s’est exprimé publiquement en faveur d’une « démocratie représentative » qui privilégie l’aspect
« institutionnel » de la fonction élective. Un avis que ne partagent pas nombre d’élus locaux du PJD
qui se reconnaissent plutôt dans un modèle de « démocratie participative » en arguant ainsi que « la
politique de proximité semble constituer l’un des piliers de l’action politique du parti et l’un des
traits spécifiques de sa stratégie ». La déclaration du conseiller « islamiste », citée plus haut, émane
d’un discours idéologique « rationaliste » visant à contrer les détracteurs du PJD qui n’hésitent pas à
le qualifier de parti « populiste ». La tentative du conseiller « islamiste » avait pour ambition de jeter
les bases d’un modèle de comportement « pragmatique » qui s’inscrit aux antipodes de la stratégie
politique du PJD. Celle-ci se traduit apparemment par l’engagement des élus « islamistes » à
déployer activement leur présence auprès des populations, surtout dans les localités marginalisées où
le volume de la masse considérable est plutôt considérable.
83 On reprend ici une catégorie de la « culture politique » telle qu’elle a été développée par Almond
et Verba. Voir à ce propos : G. Almond et S. Verba, The Civic Culture. Political attitudes in Five
Countries, Princeton, Princeton University Press, 1963.
CHAPITRE 4
STRUCTURES, FONCTIONS ET RÔLES DE LEADERSHIP

Le leadership renvoie souvent à l’autorité liée à une certaine position au


sein d’une structure, indépendamment de son détenteur. Selon Edinger, les
élus locaux qui détiennent une autorité formelle légale pourraient occuper
des positions stratégiques leur permettant d’influer sur le cours des
décisions. Aussi, l’exercice du leadership est-il une question
d’institutionnalisation d’une autorité exécutive au sein des États et des
organismes politiques (Edinger, 1975 : 513). Cependant, cette conception
« positionnelle » pèche par son caractère statique qui rend difficile
l’explication des changements d’influence ou d’autorité liés à une position
formelle donnée. D’après Bacharach et Baratz, la position ne permet pas de
mettre en relief l’autorité fondée sur le consentement volontaire des
followers (Bacharach et Baratz, 1963). En outre, durant les périodes
d’instabilité et de transformations politiques rapides, l’étude des positions
peut s’avérer difficile vu notamment l’opacité des processus décisionnels et
l’enchevêtrement des institutions et des événements. Au Maroc, par
exemple, l’avènement du nouveau règne en 1999, la mise en œuvre d’une
nouvelle Charte communale en 2002 et la montée en puissance des
islamistes légalistes, notamment, rendaient ainsi difficile la définition du
phénomène du leadership. Le pouvoir local ne se présente pas comme une
configuration uniforme et homogène. De fait, les personnes occupant des
positions définies par la loi peuvent manquer considérablement d’autorité.

Malgré les limites de l’approche « positionnelle », elle permet néanmoins


de traiter le « rôle » en tant que facteur explicatif indépendant. Ainsi, il
serait plus facile d’identifier des « leaders » grâce à une analyse des
processus politiques qui renvoient à des institutions formelles. Glenn Paige
traite ainsi le « rôle formel » comme variable indépendante qui permet de
faire avancer l’analyse empirique du leadership : « Ces études incluent la
description et la catégorisation des rôles politiques formels de leadership,
ainsi que l’ensemble des relations de rôle dans le contexte institutionnel
concret ou dans n’importe quel modèle abstrait. » (Paige, 1977 : 165). En
outre, lorsque les rôles de leadership sont traités en tant que variable
indépendante, les intentions analytiques permettent de mieux évaluer
l’importance d’une position particulière ou bien les résultats d’une décision
ou d’une politique élaborée.

Partant de ces idées, on consacrera ce chapitre à l’analyse de la relation


entre structure, fonctions et rôles de leadership. Tout d’abord, on examinera
l’expérience politique des élus qui aspirent accéder à des positions
d’autorité. À cette fin, on tentera de mettre en exergue les tentatives des
chefs politiques qui visent à institutionnaliser un certain leadership. Ensuite,
on procédera à l’analyse des logiques structurantes de la répartition des
postes de responsabilité et des ressources institutionnelles d’influence.
Enfin, on essayera d’identifier les formes de compétition entre les
conseillers qui tentent d’exercer des rôles de leadership politique local,
comme le démontre d’ailleurs, à titre illustratif, la figure 4 ci-dessous.

Figure 4 : Positions de leadership politique local

I. EXPÉRIENCE POLITIQUE, AUTORITÉ ET HEADERSHIP’


Le rôle de leadership est souvent associé à ce que Edinger appelle
Headership, c’est-à-dire les droits et les obligations inhérents à un poste ou
à un statut dans une structure hiérarchique aussi bien d’une organisation
formelle qu’informelle. En prenant en considération la distinction entre
chefs (Heads) et leaders, ces derniers peuvent être identifiés de deux
manières : soit ils occupent des postes formels, soit ils sont membres de
groupes dirigés officiellement ou appartenant à des corps décisionnels. Cet
aspect institutionnel du leadership émane d’un statut hiérarchique qui
détermine les postes de responsabilité au sein du conseil élu (Edinger 1975 :
255-259).

Le leadership dépendrait donc du contrôle formel exercé par certains


individus sur les institutions politiques. L’intérêt devrait se porter ici sur les
élus locaux qui y occupent des positions d’autorité. À cet égard, le capital
« expérience » revêt une importance particulière dans la mesure où il
pourrait renseigner sur les leaders « institutionnels » potentiels. Le
background d’un candidatau leadership peut être lié ainsi aux postes
officiels qu’il a occupés durant sa carrière politique. Ce faisant, les élus qui
disposent d’une expérience communale seraient plus avantagés à accaparer
des positions d’autorité. L’expérience communale d’un conseiller de la ville
pourrait se mesurer à partir de deux variables principales, à savoir : d’une
part, son appartenance ou non à l’ex-Communauté urbaine de Casablanca et
les fonctions occupées en son sein. Et d’autre part, la représentation des
conseillers ou non dans les instances dirigeantes du conseil de la ville et les
postes de responsabilité qu’ils sont parvenus à décrocher au sein de ces
instances.

Pour tester la plausibilité de nos propositions, on a commencé par


comparer les « antécédents institutionnels » des élus locaux, en particulier
les postes de responsabilité qu’ils ont occupés durant leur parcours
politique. À cet égard, il apparaît que les élus qui ont pu accéder aux
instances dirigeantes du conseil, à savoir la vice-présidence, le bureau et les
commissions, n’ont pas à leur actif une longue expérience dans la direction
des affaires locales. D’après l’enquête, seulement 15,5% des conseillers
affirment avoir déjà occupé des postes de direction (vice-président de
commune, président de commission...) au sein de l’ex-CUC. En outre, la
majorité des conseillers (73%) représentée au sein des organes décisionnels
du conseil de la ville déclare n’avoir jamais occupé des postes de
responsabilité au sein du gouvernement local, comme le démontre
d’ailleurs, à titre illustratif, le graphique 22 ci-dessous.
Graphique 22 : «Occupez-vous des postes de responsabilité au sein du
conseil de la ville ?»
On serait donc tenté de conclure à un renouvellement relatif du personnel
politique local à en juger notamment par les profils des conseillers qui
détiennent des postes de responsabilité. Ainsi, faut-il le rappeler, la majorité
écrasante des membres du bureau ont une moyenne d’âge qui ne dépasse
pas 45 ans, sont originaires du milieu urbain, disposent d’un niveau
d’instruction supérieur et exercent des professions « libérales ». Sur un plan
politique, il faudra souligner cette re-configuration de la structure
hiérarchique du leadership local marquée par des coalitions entre les
conseillers « islamistes » du PJD et des notabilités influentes représentées
surtout par le MP et l’UC.

Le caractère institutionnel du leadership local s’explique, selon Leach,


par deux raisons principales : la première est structurelle dans la mesure où
la position du leader « institutionnel » lui procure un ensemble d’avantages
et de prérogatives, notamment l’accès exclusif à l’information grâce au chef
de l’administration locale. La deuxième raison est culturelle en ce sens que
tous les groupes politiques acceptent de conférer une position formelle de
leadership à quelqu’un qui lui donne ainsi le droit de prendre des initiatives,
fixer des objectifs et entreprendre des actions. De fait, l’exercice du
leadership grâce à la position hiérarchique est dans une grande partie
culturellement défini. Selon Leach, il s’agit là d’une question de
négociation et renégociation entre le leader « institutionnel » et les
formations partisanes, d’une part, et entre les politiques et les
fonctionnaires, d’autre part (Leach, 2000 : 9-13).

Au-delà de ces explications d’ordre général, l’enquête révèle que l’accès


à des positions formelles d’autorité pourrait s’expliquer principalement par
des facteurs d’ordre sociologique et politique. Le tableau croisé 2 - relatif
aux « Postes de responsabilité occupés par les élus locaux au sein du
conseil de la ville » (annexe 2) - montre ainsi que les jeunes conseillers âgés
entre 35 et 44 ans (42,1%) accèdent à des postes de responsabilité plus que
les élus qui dépassent l’âge de 55 ans (21,1%). Ce constat atteste d’un
certain rajeunissement du personnel politique que l’on a d’ailleurs déjà
constaté, faut-il le rappeler, à travers l’analyse des profils des élus locaux
dans le deuxième chapitre.

Pour le niveau d’instruction, il apparaît normal que les élus qui disposent
d’un niveau d’instruction supérieur (73,7%) soient favorisés pour accéder à
des postes de responsabilité de manière à pouvoir conduire les affaires de la
ville. D’ailleurs, les responsables qui accèdent à des positions de direction
semblent maîtriser des langues étrangères (68,4%) qui les aident justement
à mieux communiquer avec le monde externe (chefs d’entreprises, hauts
fonctionnaires, responsables d’ONG...)

En ce qui concerne la catégorie socioprofessionnelle, il semble que le


standing social et la richesse dont jouissent les conseillers hommes
d’affaires ou patrons (34,2%) leur permettent d’accaparer des fonctions de
direction au sein du conseil de la ville. À l’opposé, les conseillers qui sont
employés ou ouvriers, par exemple, ne représentent que 3% des élus locaux
qui ont pu accéder à des postes de responsabilité au sein du conseil. D’où
l’idée plus ou moins constante de la persistance des notabilités sociales et
économiques dans la sphère politique locale.

Dans un autre registre, il apparaît que la carrière ou l’expérience politique


ne joue pas un rôle déterminant dans la course pour le leadership au sein du
gouvernement local. Pour preuve, on constate que 71,1% des conseillers qui
occupent des postes de responsabilité au sein du conseil de la ville sont de
« nouveaux » élus. Alors que seulement 45,9% des interviewés sont de
simples adhérents au sein de leurs partis. Dans le même ordre d’idées, il
semble que l’adhésion partisane favorise l’exercice de l’influence dans la
mesure où la majorité des conseillers affiliés à des partis (92%) ont pu
accéder à des postes de responsabilité au sein du conseil de la ville. L’action
du leader local qui occupe une position formelle pourrait renforcer ainsi son
autorité, en espérant à terme pouvoir institutionnaliser son leadership.

II. INSTITUTIONNALISATION DU LEADERSHIP LOCAL : LE


CAS DU CONSEIL DE LA VILLE DE CASABLANCA
Le leadership « institutionnel » est associé à l’exécution de fonctions
particulières (coordination fonctionnelle ou symbolique) au sein d’une
organisation. La structure ou l’autorité formelle pourrait, de manière
significative, affecter la légitimité du leadership. Ainsi, la manière dont un
maire est élu (suffrage universel ou par collège électoral) peut influer sur la
validité de sa position et ses actions au sein de la collectivité. L’aspect
institutionnel du leadership se manifeste en effet par des rôles formels
exercés par des leaders « institutionnels ». Dans les collectivités locales, par
exemple, le leadership est fonction plus ou moins des positions
hiérarchiques des élus locaux, notamment le président et ses adjoints. En
principe, il s’agit là de rôles définis par un cadre organisationnel régi par la
loi. Selon Selznick’s, le leader d’une organisation (administration, conseil
élu...) est avant tout un « agent d’institutionnalisation ». Sa tâche prioritaire
consiste à promouvoir et à préserver des normes organisationnelles. Son
souci majeur est « de pouvoir choisir les valeurs clés pour le groupe et de
créer une structure sociale qui pourrait les consolider » (Selznick’s, 1957 :
58-60). Lorsque les valeurs sont fragiles ou incertaines, la fonction du
leader est de défendre une « intégrité institutionnelle »84.

Dans le même sens, Gardner estime que pour exercer un leadership, les
leaders doivent l’institutionnaliser même s’ils sont doués pour résoudre les
problèmes au sein de leur organisation. Un système institutionnel, à l’instar
d’un organisme gouvernemental ou une entreprise, est souvent conçu pour
endiguer les problèmes techniques et s’adapter aux changements. Le rôle du
leader « institutionnel » consiste ainsi à gérer le système soutenu dans son
entreprise par une équipe d’administrateurs. Il faut savoir d’ailleurs
qu’aucun individu n’a toutes les qualifications - et certainement pas le
temps - pour effectuer toutes les tâches complexes de leadership. Et c’est là
qu’intervient le rôle d’une équipe de partisans compétents et fidèles. La
loyauté et l’entente entre les membres de l’équipe et le leader sont en effet
des conditions nécessaires même si elles ne sont pas suffisantes pour
maintenir la relation de leadership (Gardner, 1990 : 10).

Partant de ces idées, on a tenté de restituer les processus


d’institutionnalisation85 du leadership initié par les conseillers qui occupent
des postes de responsabilité établis par la loi. À cette fin, on a tenté
d’analyser les comportements du président du conseil et des membres du
bureau pour comprendre les modalités du fonctionnement du leadership
« institutionnel ». Et d’après l’enquête, il s’est avéré que le président avait
essayé, dès son investiture, de marquer de son empreinte la fonction de chef
du gouvernement local. D’abord, il a tenté de démontrer sa capacité à gérer
les affaires locales en essayant, d’une part, de déterminer les ressources
institutionnelles dont pourraient disposer ses partisans (prérogatives,
pouvoirs légaux, budgets...). Et d’autre part, il a mis sur pied un cadre
organisationnel susceptible de contrôler les initiatives des conseillers et
« rationaliser » l’action locale (structures, domaines d’action, corps
décisionnels...) (Gardner, 1990 : 10).

Le leadership « institutionnel » du président s’est manifesté à travers


plusieurs actions dont notamment l’élaboration d’un règlement intérieur et
la mise sur pied d’un organigramme du conseil de la ville de Casablanca.

1. « Règlement intérieur » du conseil de la ville

La première tentative du président pour affirmer un leadership


« institutionnel » était sans aucun doute l’élaboration d’un règlement
intérieur du conseil visant une hiérarchisation rationnelle des pouvoirs
légaux. Sur un plan réglementaire, il faudra rappeler que le président est le
responsable de la direction des affaires de la Commune. Selon l’article 57
de la nouvelle Charte communale : « C’est lui qui, en accord avec les
membres du bureau, élabore le règlement intérieur du conseil, qu’il soumet
à l’examen et au vote du conseil, a la première session qui a suit l’élection
ou le renouvellement général du conseil. »

L’enquête révèle en effet que l’adoption d’un règlement intérieur était


une occasion pour que le président et son équipe puissent asseoir une
autorité ou une domination « légalo-rationnelle ». Au départ, il a confié la
mission de l’élaboration de ce règlement au secrétaire général de la
commune. Ce dernier a pris le soin de le rédiger avant de le soumettre au
bureau pour le valider, puis au conseil pour l’approuver, le 7 novembre
2003. Le document en question a été adopté par une majorité relative des
conseillers. À cet égard, certains élus locaux avaient reproché justement au
bureau du conseil d’avoir élaboré un règlement intérieur « non
conventionnel » sans aucune concertation avec les partis de l’opposition.
D’autres conseillers avaient reproché au président le fait qu’il ait confié
l’élaboration et la rédaction de ce règlement à des fonctionnaires et non à
des politiques parmi les conseillers de la ville.

Résultat, le règlement intérieur n’a pas été tellement respecté par les
conseillers y compris parmi ceux de la majorité. Cela avait d’ailleurs
contribué à fragiliser la légitimité « légalo-rationnelle » de la présidence qui
se présentait comme le « garant » du respect des lois et des règlements en
vigueur. De plus, certains conseillers avaient ouvertement qualifié la
majorité de coalition « non démocratique » dépourvue de la légalité pour
pouvoir assurer une direction responsable des affaires locales.
Concrètement, une partie des conseillers avait décidé de boycotter les
travaux du conseil de la ville de Casablanca. Ce fut le cas notamment de
certains conseillers de l’opposition (près d’une trentaine) qui n’ont jamais
assisté aux sessions du conseil sachant que le règlement intérieur prévoit,
expressément, des sanctions contre les absentéistes (suspension après trois
absences non justifiées). Après l’adoption du « règlement intérieur » du
conseil de la ville, le président avait tenté de marquer son leadership
institutionnel par la mise sur pied s’un « nouvel organigramme » de la
Commune de Casablanca.

2. « Nouvel organigramme » de la Commune


Pour marquer son autorité, le président a décidé d’adopter un nouvel
organigramme de la Commune urbaine de Casablanca. Un cabinet de
conseil privé était ainsi chargé de mettre sur pied une structure hiérarchique
« moderne » à l’image de celle adoptée par les entreprises. Le cabinet en
charge de cette mission a organisé des séances d’évaluation des cadres et
élaboré une liste des nouveaux postes créés au sein de la commune urbaine.
Mai 2003, le conseil de la ville a procédé à la nomination d’un « staff
administratif » dont la responsabilité a été confiée à un bureaucrate rodé à la
gestion des ressources humaines. Un vice-président n’hésite pas à saluer
cette action en déclarant ceci :

« Cette initiative est un signe fort de modernisation de la gestion locale


de la ville de Casablanca. L’objectif du nouvel organigramme est de rompre
justement avec la rigidité des structures administratives et d’offrir à
l’équipe du président un contexte managérial approprié ».

Mais le nouvel organigramme n’a pas fait l’unanimité parmi les


conseillers de la ville. Ainsi, il était difficile de concevoir un nouveau
dispositif au sein d’une administration locale marquée par la complexité des
circuits bureaucratiques. En témoignent, par exemple, les demandes
d’autorisation des populations qui prennent des jours avant qu’elles soient
validées par les arrondissements (ex-communes) et le conseil de la ville. Ou
bien encore la lourdeur des procédures et des formalités qui retarde souvent
le courrier (requêtes, propositions...) adressé par les élus des conseils
d’arrondissements, notamment au secrétariat du conseil de la ville. En
outre, les efforts de l’exécutif local de mettre en place un nouveau cadre
organisationnel n’ont pas tellement été appréciés par les autorités de tutelle.
Pour preuve, l’initiative d’adopter un nouvel organigramme n’a pas été
approuvée par le ministère de l’Intérieur. La direction générale des
collectivités locales (DGCL) l’avait d’ailleurs jugé « illégal » sous prétexte
qu’il a été conçu en dehors des bureaux de l’administration territoriale. De
plus, le nouvel organigramme a été contesté par l’opposition. Un conseiller
USFP avait accusé ainsi le président de vouloir satisfaire ses partisans en
créant 15 commissions permanentes alors que cinq étaient, selon lui,
largement suffisantes. Un conseiller PPS va dans le même sens en faisant
remarquer, lors d’une session publique, que plusieurs commissions ne se
réunissent pas régulièrement et que certaines, comme celle des relations
extérieures, du partenariat et de la coopération, ou encore celle de l’hygiène
et la protection de l’environnement, n’ont jamais tenu de réunions depuis
leur constitution.

Outre l’élaboration d’un nouvel organigramme, le président du conseil a


tenté de forger une « identité visuelle » pour la métropole. Le lundi 28 juin
2004, il a présenté à la presse un « nouveau logo » de la ville de
Casablanca, réalisé par une agence privée de communication. Mais la
campagne de communication qui a suivi n’a pas eu un effet particulier sur
les populations et les élites locales de la ville. Une grande partie des
conseillers interviewés continuait ainsi d’associer la commune urbaine de
Casablanca à la wilaya et plus particulièrement à la personne du wali qui
symbolise, selon eux, l’omniprésence du makhzen au sein du gouvernement
local.

Malgré ces difficultés, il faudra reconnaître que les tentatives du


président d’ériger un leadership « institutionnel » dénotent indéniablement
de certaines transformations dans la culture politique locale. Le président
avait essayé ainsi de réinventer le rôle de « l’élu local » en voulant
l’associer à la figure du manager à même d’intervenir plus aisément dans la
gestion technique des affaires. En adoptant un « modèle managérial », le
chef de la majorité avait tenté en effet d’évacuer les idéologies espérant
neutraliser l’action politique de ses adversaires. Face à l’influence des
bureaucrates, le président avait aussi pour objectif « non déclaré » de
transformer la ville en entreprise dépourvue de toute « identité politique ».
Concrètement, la dévalorisation des référents idéologiques contribuaient à
réduire le rôle de l’élu local à une simple fonction représentative formelle.
D’autant plus que les conseillers avaient malencontreusement basculé dans
la direction administrative, alors que c’est une tâche qui incombe aux
fonctionnaires de la commune. Ce faisant, les bureaucrates croyaient être
sérieusement menacés de perdre de leur autorité face à un président
« technocrate » qui tentait inlassablement d’asseoir un leadership
« manageriel ».

III. FONCTIONS, RÔLES ET RESSOURCES


INSTITUTIONNELLES
Selon Edinger, le leadership à caractère « instrumental » s’établit souvent
par le chef de l’organisation et contribue à renforcer son autorité. Les rôles
et les statuts de leadership fonctionnel sont multiples et changent d’ailleurs
d’une collectivité à l’autre et d’une situation à l’autre en fonction des lois et
des règlements en vigueur (Edinger, 1975 : 255). L’émergence d’un
leadership de type fonctionnel au sein du conseil de la ville pourrait se
manifester ainsi à travers l’articulation entre les rôles formels d’autorité et
les ressources institutionnelles de l’organisation. Pour tester cette
hypothèse, on commencera par déterminer la répartition des rôles formels
définis dans l’organigramme du conseil de la ville. Ensuite, on cherchera à
identifier les ressources institutionnelles susceptibles d’être mobilisées par
les conseillers de la majorité en particulier pour pouvoir exercer de
l’autorité.

1. Rôles formels de ‘Headership’


La réforme de la sphère politique locale semble avoir favorisé
l’émergence d’un leadership de type fonctionnel. Avec la réintroduction du
principe de l’« unité de la ville », le législateur visait ainsi à renforcer
l’autorité des présidents des conseils des villes. De fait, ces derniers ont vu
leurs prérogatives élargies au détriment des présidents des arrondissements
(ex-communes). Mais la fonction du président du conseil de la ville
demeure toutefois loin de celle de « maire », dont la légitimité émane d’un
suffrage universel et non du choix d’un corps électoral limité (131 grands
électeurs). Malgré cet handicap, le président du conseil de la ville est
considéré comme le chef du gouvernement local, comme le démontre
d’ailleurs, à titre illustratif, la figure 5 ci-dessous.

Figure 5 : Rôles formels de ‘Headership’ au sein du conseil de la ville


D’un point de vue « légalo-rationnel », il revient au président et à son
bureau de décider des grands choix politiques, économiques et culturels de
la ville. Ce dernier exerce aussi une influence non négligeable sur le volume
des budgets consacrés aux arrondissements. Sa fonction lui permet ainsi
d’orienter le vote du conseil. C’est pourquoi il est souvent sollicité par les
conseillers qui tentent d’accaparer des prérogatives afin d’influer sur le
cours des décisions locales. Le fait d’occuper des postes de responsabilité
au sein des instances formelles du conseil de la ville pourrait favoriser ainsi
l’accès à des positions de leadership. Pour exemple, un conseiller qui
dispose de certaines attributions (pouvoirs de nommer, approuver des
dépenses. ) pourrait bien devenir leader « institutionnel ». En outre, il est
même probable qu’il puisse devenir leader politique à même d’obtenir
l’adhésion volontaire de partisans pour faire parvenir ses choix.

On comprend donc tout l’enjeu qui caractérise l’attribution des fonctions


d’autorité aux membres du bureau du conseil de la ville. La répartition des
postes de responsabilité permet précisément au président de contrôler
l’accès des conseillers de la majorité à un leadership « institutionnel ». Cet
exercice est soumis par ailleurs à une logique de coalitions entre partis et
conseillers. Ainsi, il est normal de constater que les détenteurs des postes de
responsabilité soient aussi les membres de la majorité qui dirige les affaires
locales (notamment l’UC, le MP et le PJD). Cette majorité représente une
alliance émanant d’un accord stratégique préalable qui avait abouti
justement au choix de l’actuel président du conseil de la ville.

De fait, ce dernier était contraint de négocier avec ses alliés afin de


satisfaire ses partisans qui cherchaient à accaparer des fonctions d’autorité
en vue d’exercer de l’influence sur le processus de prise de décisions. Pour
rappel, les tractations pour la répartition des postes de responsabilité ont
duré presque une semaine durant laquelle le président a pu constitué son
équipe composée de 10 vice-présidents, un secrétaire du conseil et son
adjoint, un rapporteur du budget et son adjoint, et 15 présidents de
commissions et leurs adjoints, comme le démontre d’ailleurs, à titre
illustratif, le tableau 14 ci-dessous.

Tableau 14 : Répartition des postes de responsabilité entre les membres


de la majorité

Par ailleurs, la composition du bureau du conseil atteste indéniablement


des enjeux politiques relatifs à la répartition des postes de responsabilité
entre les partis politiques. Le président était ainsi acculé à trouver un
consensus entre les partis qui forment la coalition tout en privilégiant les
notabilités locales auxquelles il appartient. À cette fin, il a confié aux
conseillers UC et MP qui composent le bureau des secteurs stratégiques du
gouvernement local tels que l’urbanisme et l’habitat, les finances et le
budget, les ressources humaines, et les affaires culturelles et sociales. Les
conseillers PJD semblent avoir été contraints de réduire leur représentativité
au sein du bureau du conseil de la ville puisqu’ils se sont contentés de
prendre en charge le domaine de la communication et de l’information.
Néanmoins, leur présence se faisait sentir dans d’autres commissions grâce
notamment à une participation active dans les travaux préparatoires des
sessions du conseil. Les élus islamistes avaient pris aussi les commandes
d’une commission stratégique au sein du conseil, à savoir celle relative à la
gestion des affaires juridiques et du patrimoine.

Dans cette optique, comme le fait remarquer justement David Rosen, les
candidats au leadership doivent intégrer des rôles formels pour influer sur le
cours des décisions. Ainsi, la distribution numérique des fonctions
d’autorité atteste de l’exercice d’un leadership « institutionnel » au sein des
organisations politiques (Rosen 1984 : 41-42). Au niveau du conseil de la
ville de Casablanca, le président semble avoir joué un rôle déterminant dans
la répartition des fonctions au sein des instances dirigeantes. Le règlement
intérieur du conseil lui permet d’ailleurs d’user de « pouvoirs légaux » pour
choisir des partisans disposés à soutenir ses orientations et ses décisions.

Cela étant dit, la distribution des rôles formels devrait répondre à un


engagement des politiques à respecter les institutions et les choix des
électeurs. Dans les organisations démocratiques, la distribution des
fonctions officielles est soumise à la loi de la majorité, laquelle décide du
nombre de rôles officiels et des modalités de leur distribution au sein du
groupe (Rosen 1984 : 41-42). Dans le conseil de la métropole
casablancaise, la distribution est limitée à un nombre restreint de rôles
formels et est concentrée dans les mains de quelques individus. En principe,
le président du conseil est le seul à pouvoir décider de la composition de
son équipe. Il dispose aussi d’autres prérogatives dont notamment le droit
de nommer et de renvoyer le personnel communal, l’élaboration de l’ordre
du jour, le pouvoir de délégation, la mise en place des partenariats et le
choix des procédés d’élaboration et d’exécution des décisions. Néanmoins,
le président n’a pas les mains libres pour gouverner puisque ces actions sont
toujours soumises au contrôle des pouvoirs de tutelle. Pour exemple,
l’élaboration de l’ordre du jour permet certes au chef de la majorité de
décider des priorités du bureau, mais il permet aussi au chef de
l’administration locale, à savoir le wali, d’intervenir pour orienter les choix
que les autorités jugent appropriés pour gérer les affaires de la ville.
Par ailleurs, les variations dans le nombre de rôles formels de leadership
pourraient entraîner le cumul ou le chevauchement des rôles (straddling)
(Rosen 1984 : 41-42). Pour exemple, certains conseillers de la majorité sont
parvenus à obtenir plusieurs postes de responsabilité. Le cumul des rôles
formels leur permet ainsi d’asseoir une autorité fonctionnelle. C’est le cas
notamment de trois présidents d’arrondissements qui occupent aussi les
postes de vice-présidents. D’autres conseillers sont à la fois membres du
bureau et présidents ou vice-présidents de commissions. Cette situation
avait généré d’ailleurs des dysfonctionnements surtout lorsque le leader
« institutionnel » tente de créer de nouvelles fonctions en vue de satisfaire
ses partisans et renforcer sa légitimité. C’est le cas notamment lorsque le
président du conseil a décidé de créer, en 2004, l’association Forum
Casablanca (AFC). Composée de personnalités n’appartenant pas au
conseil, dont notamment le frère du président, cette association n’a pas fait
l’unanimité parmi les conseillers de la ville. Par ailleurs, elle s’est vite
heurtée à la commission de l’animation culturelle du conseil, présidée par
un élu RNI. Ce dernier avait tenté en vain d’orienter les choix artistiques du
festival de Casablanca. Pour imposer son autorité, il avait décidé de porter
l’affaire sur la place publique. À cette fin, il avait fait campagne contre
l’association accusant ainsi ses dirigeants d’avoir ignoré la volonté des élus
en décidant unilatéralement de la liste des artistes participants. En 2006,
l’homme s’est insurgé publiquement contre la tenue de la conférence de
presse de l’association lorsque sa présidente annonçait officiellement
l’organisation du festival dans sa deuxième édition. Le problème résidait
vraisemblablement dans le fait que cette association n’appartient pas à
l’organisation hiérarchique du gouvernement local. Aussi, la dimension
institutionnelle représente-t-elle un facteur déterminant dans la validation
ou non d’une fonction ou d’un rôle formel de leadership.

2. Positions et ressources institutionnelles de leadership


Selon Blondel, le leadership découle en partie d’un poste occupé par le
leader (Blondel, 1987 : 14). Les élus locaux qui bénéficient d’un statut
hiérarchique au sein de leur organisation seraient donc plus ou moins en
mesure d’orienter le cours des décisions. La position d’autorité illustre
parfaitement l’aspect institutionnel du leadership. La fonction formelle des
élus au sein d’une collectivité permet ainsi d’identifier les leaders
« institutionnels » à même de devenir des chefs (Heads). C’est-à-dire, des
hommes politiques en mesure d’utiliser les droits et les obligations émanant
de leurs postes de responsabilité pour imposer leurs décisions (Edinger
1975 : 259).

D’un point de vue institutionnel, les conseillers qui occupent des


positions d’autorité disposeront de pouvoirs légaux susceptibles de
favoriser l’émergence d’un leadership « institutionnel ». Il s’agit là plus
précisément des dispositions juridiques de la nouvelle Charte communale
(2002) qui régit le fonctionnement des collectivités locales. Cette Charte
impose au conseil de la ville de faire voter un règlement spécifique qui
détermine les prérogatives et les attributions des conseillers. Et
conformément à la loi, le conseil a approuvé, le 7 novembre 2003, un
règlement intérieur stipulant, dans l’article 3, que les affaires de la
commune urbaine de Casablanca sont gérées par un conseil élu appelé
« Conseil de la commune urbaine de Casablanca », composé de 131
membres exerçant leurs fonctions durant 6 ans.

Les élus locaux agissent ainsi dans un contexte institutionnel marqué par
une réforme visant une certaine stabilisation du gouvernement local. D’une
part, la durée du mandat présidentiel est considérée comme une ressource
stratégique dans les mains des leaders « institutionnels ». Elle leur offre
ainsi un double avantage : inscrire les initiatives et les choix dans le long
terme et garantir aux équipes de travail une certaine continuité dans la
direction des affaires (Alistair, 1997 : 462). Et d’autre part, la suppression
de la possibilité de désinvestiture du président a permis à ce dernier en
particulier d’asseoir son autorité grâce notamment à des pouvoirs légaux
« élargis ». La présidence jouit ainsi d’importantes prérogatives lui
permettant de se placer à la tête du gouvernement local. D’après le
règlement intérieur du conseil de la ville, celui-ci est représenté par un
président et un bureau composé de 10 vice-présidents qui appartiennent à la
majorité.

Dans la pratique, c’est le président qui veille à l’élaboration de l’ordre du


jour des réunions du bureau. Les vice-présidents, quant à eux, pourront
juste faire des propositions. En outre, c’est le président qui préside les
réunions du bureau et veille à l’application et au respect de l’ordre du jour
établi au début de la réunion. Et en cas d’absence du président, c’est l’un de
ses vice-présidents, en fonction de leur classement au bureau, qui devrait le
remplacer86. Le bureau du conseil contribue aussi à renforcer les pouvoirs
légaux du président. Sa mission principale est d’assister ce dernier pour
décider des orientations politiques du conseil concernant les affaires locales.
Ainsi, le bureau doit indiquer aux commissions permanentes les directives à
suivre pour l’étude des questions et la préparation des affaires à soumettre à
l’examen et au vote de l’assemblée plénière87. Outre ces prérogatives, le
président a tenté d’élargir ses attributions en s’adjugeant, dans l’article 4 du
règlement intérieur, le droit de faire appel à l’aide de personnes externes
(consultants, experts...) qui n’appartiennent pas au conseil pour l’aider à
diriger les affaires du conseil de la ville.

Pour exercer ces fonctions, un leader potentiel doit donc disposer par
ailleurs de certaines ressources institutionnelles. Leach analyse
l’implantation d’un leader « salarial » dans les villes88 et estime que
l’engagement à plein-temps des leaders requiert des indemnités financières
importantes. En Grande-Bretagne, par exemple, les conseillers de la ville de
Leicester ont choisi un corps indépendant de citoyens pour évaluer l’action
du leader et faire des recommandations au conseil de la ville sur deux
choses : d’une part, le niveau des indemnités relatives aux responsabilités
spéciales du leader dans sa position de conseiller de la ville. Et d’autre part,
le mécanisme en mesure de gérer l’augmentation des indemnités relatives
aux missions spécifiques du leader (Leach, 2000 : 133-134).

Au Maroc, la loi prévoit des indemnités allouées aux titulaires de


certaines fonctions communales. Ainsi, la nouvelle Charte communale
prévoit, dans l’article 12, des rémunérations financières pour le président et
les vice-présidents du conseil de la ville. En effet, le décret du 17 janvier
2005 prévoit, dans son article 3, les indemnités susmentionnées et énumère
les bénéficiaires. Ces indemnités sont présentées dans le tableau 15 comme
suit :

Tableau 15 : Indemnités des élus communaux en DH


En principe, les membres du conseil ne sont pas rémunérés et, par
conséquent, sont considérés comme des représentants « bénévoles » de la
collectivité. La Charte communale, dans son article 34, leur permet
seulement de percevoir des indemnités89 de déplacement lorsqu’ils
effectuent des missions pour le compte de la commune. L’indemnisation des
représentants des électeurs pose ainsi la question de la professionnalisation
ou non du « métier » d’élu local. À cet égard, l’enquête révèle que la
majorité desélus du conseil de la ville est favorable à ce que l’élu local
accède à un statut de « salarié » qui lui permet de disposer des moyens
nécessaires pour s’acquitter convenablement de sa fonction représentative.
Ainsi, la majorité des interviewés (86,3%) se déclare ainsi en faveur de la
rémunération de l’élu local, comme le démontre d’ailleurs, à titre illustratif,
le graphique 23 ci-dessous.

Graphique 23 : « Les élus locaux doivent-ils être rémunérés ? »


En outre, certains conseillers appellent explicitement à l’application du
principe de compatibilité (accountability) aux élus locaux devant la loi,
comme le fait souligner à juste titre ce conseiller de l’opposition :

« La professionnalisation du métier d’élu local pourrait certes contribuer


à la moralisation de la vie publique, mais la rémunération, aussi
importante soit-elle, ne saurait endiguer la corruption. La solution, à mon
avis, réside dans le contrôle judiciaire des élus surtout à la fin de leur
mandat. »

Un autre conseiller de l’opposition a évoqué, sans trop de convictions, la


nécessité d’assurer l’application de la loi sur la déclaration de patrimoine au
corps publics votée en 2007. La question de la transparence et la
préservation des deniers publics de la ville de Casablanca en particulier se
pose donc avec acuité. À cet égard, l’enquête démontre que seulement
29,8% des élus bénéficient de certains avantages qui ne sont pas prévus par
la loi, comme le démontre, à titre illustratif, le graphique 24 ci-dessous. En
d’autres termes, près du tiers des élus profitent des ressources internes du
conseil sans qu’ils soient tenus de rendre des comptes. Cette proportion
représente principalement les conseillers de la majorité, notamment ceux
qui occupent des positions d’autorité au sein des instances dirigeantes du
conseil (bureau, commissions...). Pour exemple, ces derniers ont un accès
plus facile aux ressources financières de la commune. C’est pourquoi ils
n’hésitent pas à multiplier les déplacements, souvent sans aucun justificatif,
prétextant qu’ils représentent officiellement le conseil de la ville dans des
manifestations au Maroc ou bien à l’étranger.

Graphique 24 : « Avez-vous bénéficié de certains avantages en tant que


conseiller ? »

D’ailleurs, les résultats de l’enquête révèlent clairement, comme le


démontre le graphique 25 ci-dessous, que le camp du président et ses
partisans profitent des ressources offertes par le conseil de la ville. Parmi
les privilèges les plus évoqués, par ordre de priorité, par la majorité des
interviewés, on peut citer notamment : déplacements et voyages à
l’étranger, moyens de transport et carburant, bureaux de travail, assistance
technique de la part de fonctionnaires, moyens de communication
(téléphone, fax...). La connaissance des ressources offertes par l’institution
pèse sur l’interaction entre les parties en jeu. Selon Lagroye, il s’agit ici
vraisemblablement d’un jeu de rôle qui ne tient pas à l’apprentissage de
savoirs et de savoir-faire, mais relève plutôt pour les individus concernés de
l’adaptation aux attentes héritées et aux attentes des interlocuteurs qui
savent ce que l’institution peut leur apporter (Lagroye, 1997 : 9).

Graphique 25 : « Les conseillers et les bénéfices qu’ils tirent des


ressources du conseil de la ville »

Plus concrètement, il apparaît que le président use d’un système de


récompenses pour s’assurer la loyauté de ses partisans, notamment les
membres du bureau. L’octroi d’avantages matériels s’avère être ainsi un
moyen efficace pour obtenir le soutien nécessaire susceptible d’aider, par
exemple, le président à faire passer des décisions. Une logique de
transactions fondée sur un système de rétributions mutuelles se trouve donc
au centre des négociations des positions de leadership. Pour preuve, le
président a autorisé à ses proches collaborateurs de s’installer dans des
bureaux qui appartenaient à des fonctionnaires. Ce faisant, il avait pour
objectif principal d’investir l’appareil administratif par le biais du
déploiement de conseillers de confiance disposés à recevoir et à traiter les
doléances de la population dans les locaux de la commune. Le personnel
communal a vu dans cette décision un défi de la part du nouveau leadership
« institutionnel ». La cohabitation entre politiques et fonctionnaires
s’annonçait dès lors des plus difficiles au sein du gouvernement local.

Malgré cela, le président semblait toutefois déterminé à s’assurer par tous


les moyens la loyauté de ses partisans. À cette fin, il n’hésitait pas à user de
ses prérogatives pour leur octroyer des avantages matériels. C’est le cas
notamment lorsqu’il a fait approuver par le conseil une convention
autorisant à une société d’automobile de mettre au service des membres du
bureau et des présidents des arrondissements des voitures de services « M.
rouge ». Cette décision est survenue, comme par pur hasard, à quelques
jours de la tenue d’une séance plénière du conseil consacrée au vote du
compte administratif de l’année budgétaire 2005. Une manœuvre à peine
voilée de la part du président pour faire taire les critiques de certains élus de
la majorité qui lui reprochaient publiquement une direction politique
« défaillante » des affaires de la ville.

Ceci étant posé, l’enquête révèle par ailleurs qu’il est difficile de
délimiter l’exercice du leadership « institutionnel » au sein du
gouvernement local. Ainsi, certains partisans proches du président profitent
des pouvoirs légaux dont ils disposent pour exercer une certaine influence
sur les décisions locales. C’est le cas notamment de certains membres de la
majorité qui tentaient d’user de leurs prérogatives pour gagner la sympathie
des populations dans l’espoir qu’ils voteront pour eux le jour du scrutin.
Pour exemple, certains conseillers n’hésitent pas à assister certaines
familles démunies en leur accordant des aides matérielles (denrées
alimentaires...) ou bien en prêtant main-forte aux populations en cas de
décès (prise en charge des funérailles...), etc. Lors d’une visite matinale à la
commune de Casablanca, on a constaté la présence d’une dizaine de
personnes qui attendaient l’arrivée d’un vice-président du conseil pour qu’il
leur délivre personnellement des autorisations administratives. Grâce à sa
proximité avec le président, ce dernier bénéficiait du pouvoir de signature
délégué et se permettait même de se substituer aux fonctionnaires pour
valider des documents administratifs. Son influence grandissante qui
dépassait de loin le cadre de ses attributions lui a valu d’ailleurs des
critiques acerbes de la part de ses adversaires et même de ses alliés au sein
de la majorité.

Face à cette situation, le président a dû intervenir, à plusieurs fois


d’ailleurs, pour rappeler à l’ordre certains de ses proches collaborateurs qui
avaient tenté d’accaparer des rôles de leadership grâce à leurs fonctions
d’autorité. C’est le cas notamment de ce vice-président UC dont les
prérogatives lui ont permis de s’imposer sur la scène politique locale. Au fil
des années, il est devenu l’un des élus locaux les plus influents sur le cours
des décisions prises par la ville de Casablanca. L’homme était ainsi en
mesure de prendre des initiatives parfois même sans l’aval des instances
dirigeantes du conseil. Par exemple, il pouvait autoriser l’exploitation d’un
espace public, accorder une subvention à une association locale, attribuer
des emplois à ses « fidèles » ou bien leur offrir des voyages à l’étranger
pour faire du tourisme ou effectuer le pèlerinage (Hadj). Sa fortune et ses
réseaux notabiliaires et clientélistes lui ont permis par ailleurs de décrocher
un siège au Parlement lors des législatives de 2007.

En somme, on peut donc affirmer que le président et son bureau, ainsi


que les présidents des commissions, disposent d’un certain leadership
« institutionnel » qui découle de leurs positions d’autorité au sein des
instances dirigeantes du conseil de la ville. L’accès à ces positions formelles
de Headership est fonction principalement de jeux de rôles qui dépassent
souvent le statut hiérarchique et le cadre organisationnel qui régissent le
gouvernement local.

IV. MODALITÉS D’ACCÈS AUX RÔLES DE LEADERSHIP


La notion de « rôle » symbolise ici un ensemble de règles de conduite
non prévues par la réforme juridique. Les relations interpersonnelles qui
incluent la promesse et la parole donnée font partie de ces obligations
structurantes. Aussi, le leadership ne s’effectuera-t-il pas par le biais d’un
retranchement derrière la prérogative du droit, l’enjeu étant de consolider
des rapports de confiance entre les interlocuteurs (Sabel, 1993 : 66). À cette
fin, les individus utilisent différents moyens pour accéder à des rôles de
leadership. Dans les collectivités traditionnelles, des critères d’attribution
de ces rôles, tels que le sexe, la religion, et l’ethnie, avaient limité l’accès
des individus à des postes supérieurs. Dans les collectivités modernes, en
revanche, l’accès aux positions de leadership est une affaire de compétence.
Il serait ainsi intéressant de savoir si les rôles des élus locaux au sein de leur
organisation politique sont attribués, selon des critères particuliers, ou bien
acquis en fonction du mérite et de la compétence (Rosen, 1984 : 41-42).

Partant de cette idée, on suppose que l’exercice de fonctions officielles


pourrait renseigner sur les possibilités dont disposent les élus pour accéder à
des rôles du leadership local. La présence d’un élu au sein des organes du
conseil serait ainsi fonction de son habilité à gagner le soutien des
conseillers, des moyens mobilisés pour les convaincre à voter en faveur de
ses propositions et du soutien que cet élu local apporte à l’actuel président.
Les facteurs qui favorisent l’accès d’un conseiller à des rôles de leadership
renvoient par ailleurs à sa compétence, à ses réseaux de connaissances, à
son ancienneté en tant que mandataire, à son statut social, à ses affinités
intellectuelles avec les élus, ainsi qu’à la chance et au concours de
circonstances qui pourraient influer sur la compétition politique entre les
conseillers.

L’enquête révèle à cet égard que la majorité des élus affirme que l’accès à
des postes de responsabilité est fonction de l’habilité du candidat à
mobiliser le soutien des conseillers, sa capacité à les convaincre d’adhérer à
ses idées et son aptitude à monter des coalitions sur la base d’un consensus
de compromis entre les différentes parties en jeu. En outre, la majorité des
interviewés, qui occupent des positions d’autorité au sein du conseil, estime
que c’est grâce à la coalition entre les partis de la majorité, pour soutenir le
président, qu’ils sont parvenus à décrocher des postes de responsabilité.
Seulement une minorité de conseillers semble convaincue que la
compétence et l’expérience professionnelle ont joué un rôle déterminant
lors des négociations des postes à pourvoir. Pour preuve, ils arguent que
c’est bien des hommes d’affaires et des cadres supérieurs qui sont parvenus
à accaparer la plupart des postes de responsabilité à la tête du conseil de la
ville de Casablanca. Ce constat confirme d’ailleurs une orientation
« managériale » ardemment défendue par l’actuel président. En effet, ce
dernier avait mis en avant son expérience dans le milieu d’affaires pour
proposer un modèle de direction de type « entrepreneurial ». L’enquête
démontre à ce propos qu’une grande partie des conseillers, surtout au sein
de la majorité, s’est laissée convaincre par la capacité du président à assurer
une gestion « efficace » du conseil de la ville vu notamment son « succès »
dans le monde de l’entreprise.

Cette valorisation culturelle de l’action technocratique s’est opérée au


détriment de l’action politique locale. Et pour cause, les référents
idéologiques avaient été relégués au second plan avant que certains
conseillers commencent à se rendre compte des limites du modèle
« managérial ». C’est le cas notamment de certains conseillers de la
majorité qui semblent regretter le fait d’avoir favorisé l’élection d’un
homme d’affaires à la tête du gouvernement local. Lors d’une séance
plénière du conseil, en 2004, un conseiller de la majorité avait ainsi
reproché au président sa volonté de gérer la ville comme une entreprise
privée. Un conseiller PJD, membre du bureau, avait regretté, lui aussi, le
fait que son parti ait soutenu l’actuel président. À ce propos, il n’hésite pas
à déclarer ceci :

« C’est grâce au PJD, à nous les militants, que Sajid a pu s’imposer dans
l’arrondissement d’Aïn Chock. Nous avons cru en lui. Nous avons cru qu’il
allait diriger le conseil d’une manière exemplaire mettant au service de la
population son expérience d’homme d’affaires moderne et cultivé. Mais il
n’en est rien de tout cela. Personnellement, je regrette de l’avoir soutenu.
Maintenant, il ne daigne même pas me répondre au téléphone (...). »

En outre, nombre de conseillers contestent ouvertement la direction


politique du président l’accusant parfois même d’avoir été propulsé par les
autorités centrales à la tête du conseil de la ville de Casablanca. C’est
d’ailleurs l’avis d’une grande partie des membres de l’opposition qui rejette
en bloc la « légalité » du processus d’élection de l’actuel président. Après
l’investiture de Sajid à la tête du conseil, le 3 octobre 2003, le candidat
« socialiste » en lice à la présidence, Khalid Alioua, avait même déclaré
dans une conférence de presse, tenue dans la maison de Abderrahmane El
Youssoufi, que la présidence du conseil de la ville a été décidé par l’État :

« L’élection de Sajid est un coup d’État politique, une mascarade qui


dénote de l’interventionnisme de l’État dans les affaires politiques ».

Au cours de la même semaine, Alioua est revenu à la charge en déclarant


dans l’hebdomadaire « Al-Ittihad Al-Oussbou’i », dont il était d’ailleurs le
directeur à l’époque, ceci :

« La désignation de Sajid a été fomentée par les dignitaires de l’État sous


l’égide de Fouad Ali El Himma [ndlr : à l’époque, cet ami du roi était
ministre délégué à l’intérieur] ».
En somme, il faudra reconnaître que l’accès à des rôles du leadership
local est un parcours souvent laborieux. Les résultats de l’enquête
démontrent à cet égard que l’accès à des postes de responsabilité nécessite
la mobilisation de ressources spécifiques. Ainsi, presque la moitié des
interviewés (45%) estiment que le « réseau de relations » est le moyen le
plus efficace pour accéder à des postes d’autorité au sein du conseil. Ils sont
en effet convaincus que c’est grâce à ses réseaux d’influence que l’actuel
président a su s’imposer à la tête du conseil de la ville. Son ancrage dans le
milieu de l’entreprise a vraisemblablement contribué à sa propulsion
fulgurante au-devant de la scène politique locale. Proche des officiels de
l’État et des politiques, dont notamment le premier ministre à l’époque,
Driss Jettou, l’actuel président a bénéficié aussi du soutien du parti
« islamiste » légaliste du PJD et de notabilités locales (MP-UC notamment)
bien ancrées dans la ville de Casablanca.

Il apparaît donc que « la logique relationnelle » joue un rôle déterminant


dans le parcours des conseillers qui tentent d’accéder à des positions de
responsabilité. Le mérite ne représente pas une ressource principale pour
exercer un leadership « institutionnel ». D’après l’enquête, seule une
minorité des conseillers de la ville (22,9%) semble persuadée que la
compétence et le savoir-faire favorisent l’accès à des fonctions d’autorité.
Et seulement 3,1% sont convaincus que c’est grâce aux affinités
idéologiques avec les membres du conseil que les élus parviennent à
accaparer des postes de responsabilité. Le graphique 26 ci-dessous tente à
juste titre d’illustrer les ressources considérées par les élus comme étant
indispensables pour accéder à des positions officielles du leadership local.

Graphique 26 : « La ressource qui favorise le plus l’accès à des postes


de responsabilité »
Ces résultats pourraient s’expliquer principalement par des facteurs
d’ordre sociologique et politique. Le tableau croisé 3 - relatif à « La
ressource qui favorise le plus l’accès des élus à des postes de
responsabilité » (annexe 3) - montre d’abord que l’âge « mûr » permet à des
conseillers (39%) de tisser des liens solides notamment avec des
personnalités politiques et des notabilités locales. En d’autres termes, le fait
que certains élus locaux aient intégré assez jeunes le monde politique leur a
certainement facilité la tâche de constituer des réseaux d’influence au sein
du gouvernement local.

Pour le niveau d’instruction, il semble normal que les conseillers qui


disposent d’un niveau d’instruction supérieur (64,4%) parviennent à
multiplier les contacts grâce à leurs stratégies de communication qui
s’appuient souvent sur une maîtrise des connaissances et des langues
étrangères tout particulièrement (62,7%). En ce qui concerne la catégorie
socioprofessionnelle, il apparaît que l’activité professionnelle permet
d’étendre les réseaux de relations des conseillers, en particulier ceux qui
sont cadres ou exercent des professions libérales (39%). Ces derniers sont
plutôt ouverts sur le monde extérieur, multiplient les contacts avec le milieu
d’affaires et n’hésitent pas à s’investir, personnellement et matériellement,
pour constituer des cercles d’influence. Ce constat s’avère d’autant plus
exact lorsqu’on apprend que les conseillers ouvriers ou employés, par
exemple, ne représentent que 8,5% des élus qui appartiennent à des réseaux
d’influence. Lesquels réseaux favorisent d’ailleurs l’accès à des positions
d’autorité qui renvoient justement à un certain « prestige social » au sein de
la collectivité.

Dans un autre registre, il semble que la carrière politique joue un rôle


décisif dans la constitution des réseaux de relations des élus locaux, dont la
plupart sont affiliés à des partis (96,6%) au sein desquels ils occupent
souvent des postes de responsabilité (63,8%). Ceci semble d’autant plus
vrai lorsqu’on apprend que les réseaux d’influence s’étendent avec
l’expérience politique dont jouissent certains conseillers qui disposent par
ailleurs de plusieurs mandats électifs (66,1%). Dans le même sens, il est
intéressant de constater que les conseillers de l’opposition bénéficient
d’importants réseaux d’influence (55,2%) qu’ils n’arrivent pas cependant à
mobiliser pour défendre leurs choix et faire parvenir leurs propositions.
Lors de l’élection du président du conseil de la ville, par exemple, les partis
« historiques » n’ont pas su mobiliser leurs réseaux de politiciens et
d’intellectuels pour décrocher la présidence qui a été remportée par des
notabilités locales. Le même constat peut être fait à propos de la
compétition entre les élus pour l’accès à des postes de « Headership » au
sein du conseil de la métropole. Pour preuve, 79,7% des conseillers qui
appartiennent à des réseaux de relations ne sont pas parvenus à décrocher
des postes de responsabilité au sein du conseil de la ville.

En conclusion, on peut affirmer que les modalités d’accès aux rôles


formels de « Headership » sont diverses et variées et changent
considérablement en fonction des personnes, des contextes et des situations.
Mais une chose est pour le moins sure : l’autorité et le leadership sont
interdépendants. C’est un avantage pour les personnes occupant des
fonctions de direction, à l’instar du président du conseil de la ville et
certains membres du bureau, d’avoir ainsi la possibilité « légalo-
rationnelle » d’exercer un leadership qui permet d’influencer les choix du
groupe. En plus de l’autorité qu’il détient à son entrée à l’organisation, un
leader peut parvenir, par exemple, à acquérir un leadership fonctionnel pour
introduire des changements et utiliser son autorité afin d’amener la faction
résistante à se soumettre ou bien à rallier son camp. C’est le cas notamment
du président qui a mis sur pied un nouvel organigramme et un nouveau
règlement intérieur du conseil de la ville de Casablanca.

L’autorité est donc nécessaire au fonctionnement des organisations


politiques même s’il s’agit là que d’un mode d’influence limitée, tout
comme d’ailleurs le leadership dans certaines circonstances, en particulier
lors de litiges juridiques. Pour une personne qui aspire exercer un
leadership, le fait de disposer d’une position d’autorité au sein de
l’organisation n’est pas une nécessité, mais c’est souvent utile. Ainsi, pour
exercer de l’influence, les leaders pourraient bien utiliser les ressources
institutionnelles de l’organisation (prérogatives, attributions, budget...).

Maintenant que l’on a analysé l’aspect « institutionnel » du leadership, on


est en droit de s’interroger sur un autre aspect inhérent à l’exercice de
l’influence, à savoir la détermination par le leader des stratégies et objectifs
du groupe (parti ou coalition) par rapport à un « agenda local » ou un
programme politique visant à satisfaire les intérêts de la collectivité. À la
lumière de cette analyse, on pourra appréhender ensuite les différents
comportements de leadership à travers l’action des élus locaux. Ces
questions problématiques feront l’objet d’un examen approfondi dans le
chapitre 4 qui suit consacré à l’analyse des « stratégies, buts et
comportements de leadership ».
84 Selon Selznick "The role of institutional leader should be clearly distinguished from that of the
"interpersonal” leader. The latter’s task is to smooth the path of human interaction, ease
communication, evoke personal devotion, and allay anxiety. His expertness has relatively little to do
with the content ; he is more concerned with persons than with policies. His main contribution is to
the efficiency of the enterprise” Philip Selznick, Leadership in administration : A Sociological
Interpretation, Evanston, IL : Row, Peterson, 1957, (pp.27-28).
85 Le processus d’institutionnalisation renvoie ici au concept d’« institution » tel qu’il a été défini
par Weber : « L’institution peut-être considérée comme un groupement territorial comprenant des
règlements établis rationnellement » Max Weber, Économie et société, op. cit., p.94.
86 Règlement intérieur du conseil de la ville de Casablanca, octobre 2003 (articles 4-7).
87 Règlement intérieur... op.cit, (article 19).
88 En France, « Les fonctions de maire, d’adjoint et de conseiller municipal sont gratuites », mais
donnent lieu au versement d’indemnités de fonction, destinées à compenser les frais que les élus
engagent au service de leurs concitoyens. Le conseil municipal détermine librement le montant des
indemnités allouées au maire, aux adjoints et aux conseillers municipaux, dans la limite des taux
maxima.
89 Selon des taux applicables aux fonctionnaires de la catégorie supérieure.
CHAPITRE 5
STRATÉGIES, BUTS ET COMPORTEMENTS DE
LEADERSHIP

Burns considère que le leadership est un processus complexe inhérent à la


réalisation d’un certain degré et type de changement social qui touche aussi
bien les individus que les institutions et les systèmes de valeurs. À ce
propos, l’auteur écrit ceci : « il s’agit d’un changement réel, une
transformation à un certain degré des attitudes, des normes, des institutions
et des comportements qui structurent notre vie quotidienne. En un mot, le
processus de leadership doit être défini comme celui qui se dégage des
stades de la prise de décision jusqu’à la réalisation de changements
concrets dans la vie des gens (...). Le changement réel signifie une
interaction continue des attitudes, des comportements et des institutions,
dirigée par les altérations dans les hiérarchies individuelles et collectives
des valeurs. » (Burns 1978 : 414).

Il apparaît donc que le leadership est étroitement lié à l’action des


individus qui tentent d’initier des changements à tous les niveaux de leur
communauté. De fait, nous semble-t-il, cette action doit être
impérativement orientée par des stratégies rationnelles bien réfléchies et
soigneusement élaborées par les acteurs. Selon Bourricaud, le leadership est
inhérent ainsi à la détermination d’objectifs concrets susceptibles de générer
des transformations ou bien orienter le cours des événements. À cet égard,
l’auteur écrit ceci : « la première maxime d’un leader politique, c’est de
rendre ses objectifs intelligibles au plus grand nombre. Il faut qu’il fasse
connaître ses objectifs et ses moyens avec assez de clarté pour que le plus
grand nombre puisse suivre le déroulement de l’action. A cet effet, il lui faut
maintenir claire la distinction entre l’accessoire et l’essentiel et entre les
objectifs désirables et les objectifs possibles. Si le chef crée des espérances
chimériques, la situation finira par éclater même aux yeux des partisans. »
(Bourricaud, 1953 : 467).

Le leadership est pour ainsi dire fonction de buts partagés par le leader et
ses partisans90. Burns affirme à cet égard que contrairement à l’exercice
d’un pouvoir ou d’une autorité (naked power wielding), le leadership est
inséparable des buts des individus qui agissent au sein de la collectivité. Ce
sont en effet les leaders qui incitent les followers à agir en vue d’atteindre
certains objectifs représentant les valeurs et les motivations (besoins,
attentes, aspirations et expectations) à la fois des leaders et des partisans
(Burns, 1978 : 19-20). Dans le même sens, Gardner estime que les leaders
doivent toujours prendre en considération les attentes des partisans, en
particulier lorsqu’ils sont amenés à prendre des décisions quotidiennes
(approuver un budget, annoncer une politique, orienter un sympathisant...)
(Gardner 1990 : 29-30). À cette fin, Blondel propose d’adopter le concept
de « buts de leadership » comme un critère de base pour évaluer les actions
des leaders. Il s’agit là d’une démarche qui tente essentiellement de
comprendre les attitudes, les stratégies et les attentes à la fois des leaders et
des followers (Blondel, 1987 : 87-96).

Le processus du leadership renvoie donc à la réalisation des « buts du


groupe » par des individus engagés à différents niveaux des organisations
auxquelles ils appartiennent91. C’est pourquoi d’ailleurs les leaders doivent
accomplir quelques tâches prioritaires telles que la définition de l’ordre du
jour, la médiation pour résoudre des conflits, la mobilisation du soutien des
followers, la coordination du travail de l’organisation, la prise de décision et
l’élaboration de politiques publiques. Ces fonctions de leadership varient
d’ailleurs selon les styles personnels d’influence, les situations, les
contextes et les circonstances environnantes.

Dans le conseil de la ville de Casablanca, par exemple, on estime que


l’identification des objectifs prioritaires d’un élu pourrait renseigner sur la
nature de son « agenda politique » en tant que représentant local. Ces
objectifs pourraient privilégier, par exemple, des questions sociales et
économiques, des problèmes liés à la sécurité urbaine, à la démocratie
participative ou bien à la protection de l’environnement. Le comportement
de leadership suppose par ailleurs l’élaboration de stratégies d’influence
visant à orienter le cours des décisions. À cette fin, un leader potentiel doit
disposer d’un programme d’actions où sont déterminés justement les
objectifs à atteindre durant son mandat, les moyens mobilisables pour les
concrétiser, les difficultés susceptibles d’entraver leur réalisation, ainsi que
la manière dont ces objectifs sont perçus, représentés et partagés par le
leader et ses followers. Les « buts de leadership » renvoient notamment aux
priorités et aux agendas et programmes politiques, à la cohésion politique et
organisationnelle du conseil, aux élections et à l’accès aux positions
d’autorité, à la réputation et à la détermination du leader à défendre les
intérêts de son groupe, à la communication politique, ainsi qu’à
l’engagement du meneur à satisfaire les intérêts de la collectivité, comme le
démontre d’ailleurs, à titre illustratif, la figure 1 ci-dessous.

Figure 6 : Buts de leadership politique local

I. STRATÉGIES DE LEADERSHIP : PRIORITÉS ET AGENDA


LOCAL
Le leader doit disposer d’un « agenda politique » comprenant l’ensemble
de ses priorités, ainsi que celles des followers en fonction des intérêts de la
collectivité. Dans un sens anglo-saxon, l’agenda est un construit, car il y a
bien un travail politique à l’œuvre dans la mise sur agenda (agenda
setting)92. Cet usage du terme conduit à ériger le document agenda de l’élu
local en matériau d’enquête pour réfléchir sur sa capacité à construire un
programme d’actions susceptible de favoriser la prise de décisions. À cet
égard, Gardner insiste sur une fonction principale du leadership : la fixation
des objectifs (goal setting). Gardner affirme ainsi que le leadership local
suppose l’élaboration au préalable d’un programme qui détermine les buts à
réaliser pour répondre aux besoins et aux attentes des populations (Gardner,
1990 : 11 & 22). Pour Leach, le rôle de l’élu local ne doit pas se limiter à
l’élaboration d’un programme d’actions, mais il consiste aussi à définir une
stratégie de leadership qui passe essentiellement par une coopération entre
le leader politique et le chef de l’administration locale, notamment lors de la
prise de décisions (Leach, 2000 : 15).

Partant de ces idées, on a cherché tout d’abord à déterminer les stratégies


de leadership qui visent à orienter les priorités du gouvernement local.
Selon Beach, l’origine des décisions renseigne sur les référents mobilisés
par les élus lorsqu’ils s’engagent à faire des choix politiques ou bien à
proposer des alternatives (Beach, 2000 : 185). D’après l’enquête, il s’est
avéré ainsi que les choix faits par les conseillers de la ville de Casablanca
s’inscrivent dans la continuité des initiatives prises par leurs prédécesseurs.
Bien plus, certaines décisions majeures relatives à la gestion des affaires
quotidiennes de la cité ont été prises avant même la constitution du conseil
de la ville en 2003. C’est le cas notamment de la décision inhérente à la
gestion déléguée du transport public par un opérateur privé.

Ce faisant, les représentants du gouvernement local tendaient ainsi à


s’aligner sur les choix des pouvoirs publics dans la mesure où ils
cautionnaient passivement des décisions prises par l’ex-communauté
urbaine de Casablanca sous l’égide du ministère de l’intérieur. De fait, on
serait bien tenté de conclure que le nouveau leadership « institutionnel » de
la ville ne dispose pas d’une stratégie de direction émanant d’une étude
approfondie des processus décisionnels (genèse, acteurs, portée...). D’après
les déclarations de plusieurs membres de la majorité, le président ne
procède pas à un examen critique des décisions en prenant en compte, par
exemple, les expériences antérieures ou passées (leçons tirées des échecs de
l’ex-CUC) ou bien les expériences personnelles d’autres responsables de la
ville (implication d’élus et officiels influents dans des affaires de
corruption) ou encore les impacts de futurs grands projets à réaliser dans la
métropole (tramway, RER...). En l’absence d’une politique de la ville
impliquant l’ensemble des acteurs locaux, le président et son bureau
essayent plutôt d’adopter une direction technocratique d’inspiration
managerielle des affaires locales. En témoignent ainsi l’implication de
certains réseaux externes d’experts dans l’élaboration du « nouvel »
organigramme du conseil de la ville ou encore la mise sur pied du festival
de Casablanca par une association dirigée principalement par des
personnalités proches d’officiels et non représentées au sein du conseil élu.

Mais l’absence de stratégie de leadership ne signifie pas pour autant que


les conseillers de la ville ne disposent pas de buts à atteindre. D’après
l’enquête, la majorité des interviewés (85%) affirme ainsi avoir des
objectifs politiques qu’elle souhaite réaliser pour répondre aux besoins des
électeurs. Toutefois, ces objectifs ne s’inscrivent pas dans le cadre d’un
projet politique démocratiquement défini en concertation avec les partis
représentés au sein du conseil. Par ailleurs, la majorité des conseillers
(97%) reconnait n’avoir aucun « agenda local » à défendre en tant que
représentants élus de la ville. Quant au président, il ne dispose que d’un
programme d’actions dont les grandes lignes ont été arrêtées par les
autorités locales en 2003. À l’image d’un manager, ce dernier privilégie
plutôt une direction technocratique des dossiers qui tente d’évacuer les
débats idéologiques et la pluralité au sein du gouvernement local, pour
reprendre ici une idée de Gardner (Gardner, 1990 : 22).

La mission du président devient d’autant plus difficile lorsqu’on sait que


les objectifs du leadership sont multiples et doivent être sélectionnés,
hiérarchisés et prioritisés. Selon Burns, ces buts peuvent inclure, par
exemple, une participation active à des missions de travail ou encore la
distribution de postes de responsabilité entre les membres du groupe.
L’enjeu consiste ainsi à réaliser un changement « réel » déterminé
conjointement par les leaders du groupe et les followers (Burns, 1978 :
295). Les leaders doivent aussi juger habilement de la priorité de chaque
tâche de leadership en fonction de leur importance pour le groupe. Selon
Leach, la priorité change ainsi en fonction des circonstances et des
situations politiques, de la disponibilité des leaders et aussi de l’intérêt
accordé par ces derniers à chacune des tâches à accomplir (Leach, 2000 :
16-17).

Les leaders potentiels doivent donc déterminer leurs objectifs selon un


ordre de priorité bien défini (prioritisation). À cet égard, l’enquête révèle
que 74,8% des conseillers de la ville souhaitent dynamiser la croissance
économique de la métropole et 13,7% aspirent à ce que les populations
participent activement à la prise de décisions locales dans le cadre d’une
« démocratie participative ». La question de « la paix sociale » dans la cité
ne figure pas à la tête des préoccupations des élus locaux dans la mesure où
seulement 3,8% d’entre eux se soucient de la sécurité des habitants, en
particulier dans les zones urbaines défavorisées.

Pour remplir des fonctions de leadership, un leader doit aussi transformer


ses ambitions en objectifs. À cette fin, il doit prendre conscience des enjeux
auxquels il serait affronté durant l’exercice de son mandat. À ce niveau,
l’enquête nous a permis d’appréhender les perceptions que font les élus de
l’action locale. Ces derniers semblent conscients des problèmes dont souffre
la ville et que les conseillers doivent essayer de résoudre pour répondre aux
besoins de la collectivité. Ainsi, presque la moitié des conseillers (45%)
déclarent que la ville de Casablanca traverse une crise de démocratie locale
qui se manifeste notamment à travers la propagation de la corruption lors
des campagnes électorales. Par ailleurs, on relève que 22,1% des conseillers
dénoncent le manque d’infrastructures (routes, réseaux d’assainissement,
éclairage...). Alors que seulement 21,4% des interviewés mettent l’accent
sur la détérioration des conditions socioéconomiques (pauvreté, insalubrité,
délinquance...). Parmi les interviewés, une infime minorité (9,9%) impute
ce qu’elle appelle la crise du gouvernement local aux conflits idéologiques
et politiques entre les élus locaux. Alors que seulement 1,6% des conseillers
estiment que c’est l’interventionnisme de l’autorité de tutelle qui empêche
l’émergence d’un leadership dans la ville de Casablanca.

Par ailleurs, on constate que l’ordre de priorités des problèmes soulevés


par les conseillers de la ville n’est pas le même qu’ils avaient défendu
durant leur campagne électorale. Lors du scrutin communal de 2003, une
grande partie des candidats, qui se sont présentés dans la ville de
Casablanca, insistait en premier lieu sur la responsabilité qui incombe aux
élus d’améliorer les conditions de vie des habitants. Dans les tracts
distribués lors de la compagne électorale, par exemple, la majorité des
candidats brandissait en effet des slogans qui mettaient en avant
l’engagement des élus locaux à lutter notamment contre la précarité, le
chômage et l’insalubrité dans les zones déshéritées de la ville. Malgré leur
importance, des questions relatives, par exemple, à la crise de la démocratie
locale et à la gouvernance ne figuraient pas parmi les priorités des candidats
aux élections communales dans la métropole.

À l’instar des partis, il apparaît clair que les conseillers n’arrivent pas à
traduire leurs orientations politiques en buts de leadership qu’ils se doivent
d’atteindre durant l’exercice de leur mandat local. Pour preuve, les élus
locaux ne semblent pas disposés à traiter des questions politiques, telles que
la corruption et le clientélisme, qu’ils disent entraver le fonctionnement du
gouvernement local. Ce faisant, la majorité des conseillers de la ville
contribue indéniablement à « dépolitiser » l’action locale en focalisant sur
des problématiques d’ordres social et économique. Par ailleurs, ces
problèmes sont appréhendés et traités selon une approche « managériale »
qui s’inscrit aux antipodes d’une action politique émanant d’orientations
idéologiques. Cette situation s’explique en partie par l’influence exercée par
les partisans du modèle « technocratique » de gouvernement sur les acteurs
politiques dans différentes sphères décisionnelles.

Avec un peu de recul, force est de constater que lors des campagnes
électorales en 2003, la majorité des élus locaux n’a pas veillé à respecter
des lignes de démarcation idéologique pour marquer un comportement de
leadership. Ainsi, il était difficile de différencier la campagne d’un candidat
PJD de celle d’un candidat USFP, par exemple, tellement le contenu des
slogans utilisés se ressemblait dans le discours politique des antagonistes.
C’est le cas notamment du thème de « justice sociale » véhiculé presque de
la même manière par les candidats « socialistes » et « islamistes ». Durant
la campagne électorale, aucune partie n’a entrepris un travail de fond sur le
lexique utilisé dans la construction des argumentaires discursifs visant à
obtenir le soutien des électeurs. En témoigne ainsi l’effacement de la
singularité idéologique de certaines notions historiques comme celle de
« classe sociale », inhérente au discours des « gauchistes », ou encore la
notion de « al-’Adala » ou « al’adl » (justice) qui renvoie à un discours
islamiste sur la « solidarité sociale » (takafoul ijtima’i) entre musulmans.
De fait, les populations avaient vraisemblablement du mal à se forger une
opinion distincte sur les convictions et les orientations idéologiques des
candidats. On comprend donc pourquoi il était difficile pour les électeurs de
distinguer, par exemple, un programme d’un parti « de gauche » de celui
d’un parti « de droite » ou encore un programme « libéral » d’un
programme « conservateur », etc.

De fait, l’intérêt des électeurs a été porté davantage sur des personnes que
sur des idées et des programmes et encore moins sur des « choix de
société » ou « des choix de vie au quotidien ». L’effacement du rôle des
partis et des idéologies dans la vie politique locale s’est traduit ainsi par une
tendance vers une « personnalisation » des campagnes électorales. Un
ancien élu local istiqlalien, et aussi parlementaire, semble convaincu que le
désengagement des partis à encadrer les hommes politiques ne favorise pas
l’émergence d’un leadership local. A ce propos, il n’hésite pas à déclarer
ceci :

« La démission des partis au niveau local est plus qu’une constatation,


c’est une évidence. Comment peut-on espérer voir des leaders dans
l’absence d’un soutien de la part de l’institution partisane ? En plus, le
scrutin local est souvent considéré par les partis comme un enjeu
secondaire comparé au scrutin législatif. Il n’est donc pas surprenant que
l’anarchie soit le mot d’ordre qui caractérise la vie politique locale. Il est
quasiment impossible de distinguer, par exemple, le programme d’un élu
progressiste de celui d’un élu libéral...De fait, tous les élus sont mis dans la
même ‘gouffa’ (sac). Ce qui contribue d’ailleurs à brouiller les cartes et à
jeter un discrédit sur la vie politique. Donc, on ne doit pas être surpris
devant la propagation de la corruption, le nomadisme et les fraudes
électorales... ».

Partant de ce qui précède, on est en droit de s’interroger sur le rôle des


élus locaux comme étant les représentants de la collectivité. À ce titre, ces
derniers sont appelés à déterminer les besoins et les attentes des
populations, puis à formuler les buts et les tâches prioritaires à réaliser
durant l’exercice de leur mandat en vue de répondre à l’« intérêt général »
de la cité.

II. BUTS ET TÂCHES DE LEADERSHIP


Burns estime qu’un examen de la littérature moderne (Marx et Hegel)
n’appréhende pas le rôle du leadership politique dans le processus du
changement social. Ainsi, le processus d’innovation néglige souvent le
cadre des motivations, des buts et des processus de leadership à travers
lesquels l’innovation prend sa signification et sa direction (Burns 1978 :
415-416). Selon Burns la portée et la qualité du leadership sont en effet
dépendantes du degré de l’accomplissement effectif du changement promis
par les leaders. À cette fin, l’auteur propose d’analyser le leadership à partir
du degré de production des « effets intentionnels » (intended effects) :
« dans la vie politique, les ressources du leadership et les motifs des
politiques et des partis ne sont pris en considération que lorsque les
promesses politiques et les programmes des partis sont réalisés. Deux
variables sont à relever dans cette réflexion : l’intention (une fonction de la
motivation) et la capacité (une fonction de la base du leadership). » (Burns
1978 : 22).

L’auteur tente par ailleurs d’analyser le leadership en essayant d’identifier


les motifs qui incitent les hommes politiques à agir pour atteindre leurs
buts. Ce faisant, il serait possible de déterminer le degré du but escompté et
de comparer les résultats obtenus avec le degré du changement réalisé
(Burns, 1978 : 441-442). Leach va plus loin en considérant la réalisation
des objectifs comme une fonction du leadership surtout dans des pays
anglo-saxons : « en Grande-Bretagne, le leader doit assurer la mise en
œuvre des décisions. Cette tâche est en principe déléguée aux
fonctionnaires censés appliquer les politiques établies par les conseillers
locaux. Pourtant, ces dernières années, les leaders interviennent de plus en
plus dans la mise en œuvre des décisions même s’ils manquent parfois
d’expertise et de savoir-faire nécessaires. » (Leach, 2000 : 16).

Partant de ces idées, on a cherché tout d’abord à identifier « les buts du


leadership » dont disposeraient les conseillers de la ville de Casablanca.
D’après l’enquête, il s’est avéré que ces derniers sont plutôt partagés sur les
objectifs politiques qu’ils ont réalisés durant l’exercice de leur mandat
local. Ainsi, un peu plus de la moitié des interviewés (54,2%) déclare
n’avoir réalisé aucun objectif en tant qu’élus locaux. Alors que 47,7%
d’entre eux affirment le contraire.
Parmi les objectifs atteints par ces derniers figurent, en premier lieu, des
actions sociales dans les domaines de la jeunesse, du sport et du
développement local notamment. Sur un plan culturel, il semble que les
conseillers tentent inlassablement de mobiliser des jeunes au sein
d’associations de quartiers ou bien dans le cadre de « maisons de jeunes ».
Cela explique en grande partie la construction, depuis 2003, d’une vingtaine
d’espaces de jeux et d’animation culturelle et sportive dans les 16
arrondissements de la ville. Sur un plan social, les conseillers essayent
d’approcher les populations en créant, par exemple, des associations locales
à travers lesquelles ils se déploient pour subventionner certains microprojets
par le conseil de la ville notamment. Cependant, malgré ces manœuvres, les
élus locaux semblent avoir du mal à entretenir un contact permanent avec
les électeurs à travers les institutions représentatives (conseils élus,
partis...). Et pour cause, les élus locaux ne pourraient pas toujours compter
sur le soutien des populations en leur rendant des services de proximité
(aide alimentaire, autorisations, funérailles...). Agissant de la sorte, ils ne
font que contribuer à la détérioration de l’image de l’élu local déjà
marginalisé à cause notamment d’une centralisation de la prise de décisions
dans la ville dans les mains des agents de l’autorité.

Les actions des conseillers de la ville restent donc en deçà des espérances
et des besoins des populations. Faute de moyens, et parfois de savoir et de
savoir-faire, les objectifs des conseillers de la ville ne dépassent pas souvent
le stade de « promesses électorales ». En outre, leur manque d’initiatives
encourage souvent les autorités à investir le gouvernement local par le biais
des fonctionnaires. En témoigne ainsi la compétition entre le wali de la
région du grand Casablanca et le président du conseil pour exercer des rôles
d’influence. Pour exemple, on peut évoquer l’action du wali, en 2004,
lorsqu’il a entrepris l’implantation de 10.000 arbres dans la ville pour
gagner en popularité. Cette initiative avait été mal perçue par les conseillers
qui dénonçaient justement une certaine intrusion des fonctionnaires dans
l’action politique. Par ailleurs, force est de constater que les initiatives des
autorités locales se trouvent souvent appuyées par de hauts dignitaires de
l’État ou bien par le pouvoir central. En témoignent ainsi les visites royales
effectuées à la ville de Casablanca afin de renforcer la présence de la
monarchie dans la sphère politique locale à travers notamment la réalisation
de projets de développement financés ou cofinancés par l’INDH.
Malgré ces handicaps, l’enquête atteste d’une évolution relative du
niveau de réalisation des objectifs tracés par le bureau du conseil. Pour
preuve, les initiatives des conseillers de la ville se sont ainsi multipliées
même si une bonne partie d’entre elles n’ont pas abouti à des décisions
adoptées. D’après l’enquête, entre 2003 et 2007, presque la moitié des
conseillers (47,7%) déclare avoir fixé des objectifs qu’ils avaient tenté
d’atteindre pour répondre aux doléances des populations. Alors que
seulement 12% des interviewés disent avoir réalisé effectivement certains
de leurs objectifs durant l’exercice de leur mandat. Dans le même sens, et
d’après les déclarations des interviewés, les buts du leadership déterminés
par la majorité ont augmenté quantitativement de prés de 50% depuis la
constitution du conseil de la ville en 2003. Pourtant, face aux difficultés de
faire passer leurs propositions, les conseillers se sont souvent démobilisés
pour cesser, dés le début de 2006, de défendre vigoureusement leurs
demandes renonçant ainsi à leur rôle d’exercer un certain leadership local,
comme le démontre, à titre illustratif, le graphique 27 ci-dessous. En effet,
on constate que la plupart des conseillers qui ne parviennent pas à imposer
leurs propositions dans l’ordre du jour du conseil finissent souvent par se
décourager, et partant, décident de battre en retraite.

À cela, il faudra ajouter le fait que les élus locaux ne sont pas soutenus
dans leurs entreprises par les partis politiques. Et pour cause, la majorité des
conseillers de la ville semble plutôt détachés de l’institution partisane et ne
s’identifient pas tellement à leurs chefs partisans. L’enquête relève ainsi que
presque la moitié des conseillers (45%) déclare que les objectifs politiques
qu’ils ont atteints ou bien qu’ils souhaitaient réaliser représentent justement
leurs idées personnelles et 35% affirment que les buts déterminés vont de
concert avec une politique nationale ou gouvernementale. Alors que
seulement 20% des interviewés se disent convaincus que les objectifs suivis
émanent de leur parti ou leur coalition politique.

Graphique 27 : Évolution des “buts de leadership” des conseillers de la


ville
Face à une certaine démission des partis, le président et ses collaborateurs
se déploient massivement pour orienter le cours des décisions, dont la
plupart sont initiées par les autorités locales. Outre les stratégies d’alliances
et de coalitions, le président et son bureau usent souvent de leurs pouvoirs
légaux pour faire prévaloir leurs choix au sein du conseil de la vile. À titre
d’exemple, le chef de la majorité n’hésite pas à utiliser ses prérogatives
pour faire passer ses initiatives. L’usage que fait le président de l’ordre du
jour lui sert ainsi d’arme politique pour orienter les décisions du
gouvernement local. Après concertation avec les conseillers de la majorité,
il fait souvent sa programmation en fonction d’un « agenda local » dont les
contours sont définis par les autorités centrales. Par ailleurs, le chef du
gouvernement local veille soigneusement à ce que ses choix ne figurent pas
souvent parmi les premiers points présentés dans l’ordre dujour. Le
président redoute ainsi que ses propositions fassent l’objet de longues
discussions entre les conseillers et qu’elles soient éventuellement rejetées
ou du moins reportées. Sa technique consiste à programmer les points
sensibles à la fin de l’ordre du jour. Durant les séances du conseil de la
ville, qui durent parfois jusqu’à des heures tardives de la nuit, les
conseillers désintéressés ou non engagés n’assistent pas aux débats pendant
que d’autres, lassés ou fatigués, décident de quitter la salle renonçant ainsi à
leur droit de vote qui pourrait justement influencer la prise de décisions.
Mais dans la plupart des cas, le conseil finit par se vider de la moitié de ses
membres juste avant le moment du vote. De fait, le président avait toujours
de fortes chances de faire passer ses décisions même si elles étaient souvent
approuvées par une minorité qui ne représentait pas des orientations
idéologiques ou politiques particulières.

En outre, l’enquête révèle que dans la majorité des cas, les membres du
bureau du conseil décident souvent de l’orientation du vote la veille même
des séances publiques. Il s’est avéré ainsi que le président organise
régulièrement des dîners où il invite, souvent chez lui, ses partisans afin de
rassembler les voix nécessaires pour faire approuver ses propositions. Un
vice-président nous a même confié que la programmation de l’ordre du jour,
les réunions entre élus et fonctionnaires, et les débats entre les conseillers
lors des séances plénières ne sont qu’un cérémonial destiné à légitimer en
vain l’action du gouvernement local. Car, selon lui, les stratégies
décisionnelles sont systématiquement élaborées par la majorité sous l’égide
des autorités de tutelle en dehors des institutions politiques locales
représentatives. En témoigne ainsi le rôle du président comme « corps
intermédiaire » dont l’action se réduit souvent à faire pression sur les
conseillers afin d’approuver les propositions de la majorité, lesquelles sont
souvent dictées par les représentants des autorités locales.

III. LEADERSHIP FONCTIONNEL : LE CAS DU PRÉSIDENT DU


CONSEIL DE LA VILLE
Burns distingue les leaders à partir des fonctions qu’ils accomplissent
pour réaliser les intérêts du groupe. D’abord, le leader met en place une
dynamique de communication et d’échanges avec les followers. il
détermine leurs motifs, anticipe leurs réactions à une initiative et évalue
leurs bases d’influence. Ensuite, le leader entretient la relation avec les
partisans et met en œuvre des objectifs partagés par le groupe. Enfin, et
c’est le plus important, il constitue une force de changement qui parvient à
satisfaire les désirs, les besoins et les motifs des followers (Burns, 1978 :
20). Pour analyser le processus du leadership fonctionnel, on a cherché ainsi
à identifier les leaders à même de jouer des rôles d’influence qui permettent
d’obtenir le soutien de conseillers. Plus précisément, on a tenté de repérer
les élus locaux qui pourraient remplir quatre fonctions clés de leadership, à
savoir le maintien de la cohésion du groupe, l’élaboration d’une stratégie
d’action, la représentation du gouvernement local auprès des acteurs
externes et la mise en œuvre des décisions locales (Leach, 2000 : 14-16).

Face à une démission de la majorité des élus locaux à remplir ces


fonctions de leadership, on a été donc amené à focaliser la recherche sur un
« groupe minoritaire » de conseillers comprenant principalement les
membres actifs du bureau du conseil. Pour aller dans ce sens, on a essayé de
décrire les fonctions remplies par un candidat représentatif du leadership
institutionnel. Notre choix avait porté sur le président du conseil de la ville
considéré comme le chef du gouvernement local. L’étude de cas concernant
les tentatives du chef de la majorité en vue d’exercer un leadership
instrumental est basée sur les analyses d’un ensemble de sources
comprenant documents internes du conseil, interviews et observations,
emplois du temps et éléments biographiques.

L’analyse du leadership fonctionnel pourrait par ailleurs apporter des


éclairages nouveaux sur les challenges et les dilemmes rencontrés par le
président du conseil durant l’exercice de son mandat. Les enjeux du
leadership se manifestent, par exemple, à travers la compétition entre le
président et ses adversaires au sein de l’opposition. Pour défendre ses
partisans et assurer leur loyauté, ce dernier est obligé ainsi d’endiguer les
conflits afin d’éviter le fractionnisme qui pourrait menacer la cohésion de sa
majorité au sein du conseil. À cette fin, il tente de répondre favorablement
aux demandes de ses partisans espérant ainsi soigner son image afin de
gagner la sympathie des électeurs et renforcer son autorité au sein de la cité.

Le leadership fonctionnel du président du conseil de la ville de


Casablanca peut être appréhendé ici à partir d’une « étude de cas »
construite autour de quatre axes principaux, à savoir : leadership
« entrepreunariel » et communauté, marketing politique et relations
publiques, cohésion de l’organisation et « professionnalisation du
politique ».

1. Communauté et leadership « entrepreneurial »


L’étude du comportement du président laisse apparaître une
détermination à défendre un mode de gouvernement local de type
« entrepreneurial ». Pour ce riche homme d’affaires d’origine soussie, la
ville devrait être gérée telle une entreprise loin des colorations politiques et
des conflits idéologiques. C’est d’ailleurs ce qu’il avait déclaré, le 23 mars
2004, lors d’un déjeuner débat à la Chambre de Commerce Américaine au
Maroc (A ).

« La gestion de la ville de Casablanca devrait se rapprocher davantage


de celle d’une entreprise, en intégrant le dynamisme et l’efficacité du
secteur privé ».

Le président du conseil inscrit ainsi son action dans le cadre d’une


approche « managériale » qui relègue au second plan l’action politique et le
pluralisme. Ce faisant, il essaie d’imposer une alternative qui réduit la
fonction d’élu local à la gestion quotidienne des affaires de la ville. La
manœuvre du président d’évacuer le discours politique tend en effet vers la
mise en place d’un leadership local de type « technocratique » afin
d’empêcher l’émergence de leaderships idéologiques (progressiste,
conservateur, libéral...).

Mais ce comportement ne fait pas l’unanimité au sein du conseil y


compris parmi les membres de la majorité. Dans le camp de l’opposition,
les conseillers se déclarent contre la gestion des affaires locales par les
détenteurs du pouvoir économique et financier. C’est le cas notamment des
élus USFP qui reprochaient ainsi au président son goût pour les affaires et
son manque d’attachement à un modèle démocratique de direction du
gouvernement local. Un ancien élu PPS regrette justement le fait que des
notables et des entrepreneurs économiques fassent irruption dans le milieu
politique. À ce propos, il n’hésite pas à déclarer ceci :

« Je ne comprends pas comment des notables tentent de faire l’économie


des débats idéologiques. Personnellement, je n’ai rien contre les
technocrates, mais je n’apprécie guère que de riches hommes d’affaires
mobilisent leurs réseaux et leur fortune pour imposer leur choix aux élus de
la ville. »
Face à ces critiques, le président du conseil continue à défendre une
culture locale de management fondée sur l’expérience personnelle, la
communication publique et la recherche de l’efficacité. En même temps, il
tente désespérément de gagner en crédibilité afin de renforcer son autorité
au sein du gouvernement local. Pour cela, l’homme ne peut s’empêcher de
revendiquer un « ancrage local » pour consolider sa légitimité. Dans ses
déclarations publiques, le président ne manque pas de rappeler son parcours
associatif en milieu rural. Il rappelle ainsi les valeurs de solidarité qui
existeraient entre les communautés rurales contrairement aux habitants de la
ville. À cet égard, il prend toujours le soin d’évoquer son expérience à la
tête d’une association locale dans le sud du Maroc. Il se souvient surtout de
ce jour où il aurait fallu trouver deux millions de dirhams pour construire
une route de montagne. Il aurait dû partir voir les émigrés du village qui
vivaient dans la banlieue sud de Paris afin de collecter les dons nécessaires
pour la construction de la route par une association locale. En outre, le
président n’hésite pas à mettre en valeur ses origines familiales
« traditionnelles » pour gagner le soutien de ses partisans et la sympathie
des membres de la communauté. Député d’Ighrem, une petite ville au sud
de Taroudannt, l’homme est un exemple typique d’émigration réussie par
son père, qui, installé à Settat, au sud de Casablanca, est devenu un
industriel prospère dans le textile. Les fils ont suivi le chemin. Le fait que
Mohamed Sajid soit considéré parmi les plus riches hommes politiques de
la ville ne lui fait pas oublier que son père et sa famille sont issus d’un
milieu « modeste » dans le sud du Maroc.

En somme, l’enquête nous apprend que le président du conseil de la ville


essaie de construire une image d’un leader au « profil bas » proche de la
population et rodé à la gestion quotidienne des affaires. Il tente aussi de
faire preuve d’engagement en se rendant par exemple, de bonne heure à son
bureau à la Commune. Il est aussi le premier à rejoindre la salle de
l’assemblée avant les conseillers et les représentants de l’administration. Il
est vrai qu’il réceptionne les réclamations des populations, mais il ne se
déploie pas tellement pour les traiter convenablement. De même, il
n’accorde pas un intérêt particulier aux requêtes et doléances des élus
locaux. Un conseiller de la majorité dénonce même un dénigrement
manifesté par le président envers certains de ses alliés politiques. À cet
égard, ce conseiller déclare ceci :
« Le président ne daigne pas me répondre lorsque je l’appelle sur son
portable. Avant qu’il accède à la présidence, il m’appelait souvent pour
avoir de mes nouvelles. Malgré cela, je ne suis pas surpris qu’il ne trouve
pas assez de temps pour répondre aux demandes de ses partisans. Les
affaires ne peuvent pas attendre. Nous, si. C’est normal (rires). »

Dans un contexte urbain paupérisé, le président tente ainsi de défendre un


leadership de type « communautaire » en porte-à-faux avec son style de
direction technocratique. Apparemment, il semble convaincu qu’un leader
doit se fondre dans la masse pour être à l’écoute des problèmes et des
attentes de la communauté. Mais dans la pratique, il semble avoir du mal à
rompre avec son image de responsable politique nanti et cultivé. Ce fut le
cas notamment lorsqu’il a reçu une équipe de télévision française qui
préparait un reportage sur la ville de Casablanca. Sur le terrain, le président
avait des difficultés à communiquer avec les populations malgré la présence
des caméras. Costume bien coupé et portable en main, l’homme a préféré
donner congé à son chauffeur pour conduire sa voiture de luxe dans des
zones d’habitation précaire dans la ville. Il faudra dire que malgré son
expérience associative dans le milieu rural, le président ne parvient pas à
créer un lien solide avec les populations locales. Dans une conférence avec
des élus de l’opposition, dans un grand hôtel de Casablanca, fin 2007, le
président n’a pas hésité ainsi « à stigmatiser » le comportement d’un
conseiller de l’opposition l’accusant d’« avoir un comportement populiste
en voulant gérer une grande ville avec des réflexes de quartier ».

De fait, le chef du gouvernement local semble avoir du mal à osciller


entre un discours engagé et un style de direction « technocratique ».
L’enquête révèle à cet égard que le président se trouve souvent submergé
par ses occupations professionnelles et personnelles au détriment de ses
engagements politiques à la tête du conseil de la ville. D’ailleurs, on ne
manquera pas de relever un certain désintérêt du président à l’égard de
l’action locale à en juger notamment par l’ordre des priorités fixé dans son
« agenda personnel » (voir encadré 1). En d’autres termes, on ne peut que
confirmer l’attachement du chef du gouvernement local à un modèle de
leadership « managérial » qui essaye d’évacuer l’action politique au profit
d’activités entrepreneuriales. Cela se manifeste aussi à travers un intérêt
particulier accordé par le président à son image publique et à la
communication (interviews de presse, conférences, voyages à l’étranger...).

Encadré 1 : Agenda « contruit » du président du conseil de la ville de


Casablanca

2. Marketing politique et relations publiques


Les leaders « high profil » doivent assurer des fonctions politiques
particulières. Ils sont amenés à répondre quotidiennement aux médias à la
place du conseil, à présider des meetings, à analyser des problèmes urgents,
à construire un consensus sur une décision, etc. (Leach, 2000 : 137-139).
Les relations publiques revêtent ainsi une importance particulière dans la
carrière politique d’un leader. Dans la ville de Casablanca, par exemple,
l’enquête démontre que le président essaie d’entretenir une image de
marque auprès de l’opinion publique grâce à un travail soutenu de
communication. Conscient de l’importance du rôle des médias de masse, le
président a recruté, en 2004, une journaliste expérimentée pour s’occuper
de la division de l’information du conseil, et ce, malgré l’existence de la
commission de l’information et de la communication, présidée par un
conseiller PJD. En 2006, le président avait même engagé une
professionnelle des relations publiques comme conseillère en
communication. Son rôle consistait principalement à préparer les sorties
médiatiques et les discours officiels du président, et à coordonner l’action
de la présidence avec les acteurs externes. Pour mener sa campagne, ce
dernier multipliait ainsi les déclarations et les interviews de presse. Il
pouvait également compter sur des journalistes de « confiance » pour faire
passer son discours, notamment dans la presse francophone proche du
patronat. Après quatre ans d’exercice, le président tente toujours
d’accaparer la fonction communicationnelle du conseil au détriment de ses
proches collaborateurs parmi les vice-présidents notamment. Du côté de
l’opposition, en revanche, les élus semblent avoir bien du mal à faire
entendre leur voix dans la presse malgré les réactions timides de quelques
conseillers visant à contrer les campagnes médiatiques du président ou ses
partisans.

Dans un autre registre, le président essaye de s’acquitter du rôle


d’« interlocuteur institutionnel » avec les acteurs locaux. Il semble ainsi
convaincu que l’une des fonctions principales d’un leader est justement de
représenter le conseil et la communauté locale à l’extérieur (Leach, 2000 :
134). Par ailleurs, le président se déploie souvent pour jouer les médiateurs
entre le bureau du conseil et l’administration dans le but d’asseoir son
autorité. Mais sur un plan politique, il ne parvient pas à rassembler les élus
locaux autour d’un projet « fédérateur ». Sa force mobilisatrice paraît ainsi
restreinte et ne dépasse pas souvent le cadre de ses proches collaborateurs
au sein de la majorité. Ces derniers prennent souvent le relais pour
rassembler les voix nécessaires en vue d’approuver les propositions faites
par le président ou le chef de l’administration locale. À ce niveau, la
majorité « arithmétique » au sein du conseil continue de jouer un rôle
déterminant dans l’approbation des choix du bureau. D’après l’enquête, il
s’est avéré ainsi que la majorité des conseillers qui vote systématiquement
en faveur des points présentés dans l’ordre du jour ne le fait pas par
conviction ou consentement, mais souvent par « intérêt » ou tout
simplement « par défaut ». Une bonne partie des interviewés affirme
d’ailleurs que le vote des conseillers de la ville n’a jamais été motivé par
l’attachement à des valeurs ou bien à la croyance en des principes éthiques
ou moraux.

Par ailleurs, le président tente inlassablement de jouer le rôle de « relais »


du conseil avec les acteurs locaux (partis, administration, ONG...) même
s’il a souvent du mal à représenter les orientations politiques des membres
la majorité (Leach, 2000 : 15). Pour preuve, il répond souvent présent à des
manifestations locales (conférence, meeting...) et n’hésite pas à intervenir
publiquement pour défendre les projets entrepris par la ville sous son
mandat. Toutefois, il arrive que le président soit concurrencé par le
représentant de l’administration locale (le wali). Ce dernier tente, lui aussi,
de défendre les initiatives des autorités locales et n’hésite pas à investir
l’espace public pour y assurer la présence du pouvoir central et des services
de l’État.

Aussi, le président se trouve-t-il souvent confronté à l’autorité du wali


qui essaye d’accaparer des rôles normalement dévolus aux leaders
politiques éclipssant du coup l’action locale des conseillers de la ville. La
compétition entre le chef du gouvernement local et le représentant de
l’autorité de tutelle semble être ainsi une constante dans la vie politique.
L’enquête fait d’ailleurs état de tensions qui persistent entre le leader
« institutionnel » qui conduit la majorité et le chef de l’administration locale
(le wali). Deux exemples. Dans une interview de presse, après son
investiture à la tête du conseil en 2003, Mohamed Sajid avait présenté un
programme fondé sur quatre objectifs principaux : définition de ses
nouvelles fonctions, détermination des chantiers urgents, consolidation de la
relation entre le conseil de la ville et les arrondissements, et lancement de
projets phares de la métropole : le ramassage des ordures ménagères, le
transport urbain et la pollution dans la ville. Quelques jours après, le wali de
la région du grand Casablanca s’est empressé d’annoncer un « plan
d’action » qui reprenait presque les mêmes objectifs présentés par le
président du conseil. Ce faisant, le chef de l’administration locale redoutait
vraisemblablement que son autorité soit affaiblie par le leadership
« institutionnel » du chef du gouvernement local. Par ailleurs, au cours
d’une conférence de presse, organisée fin 2007, sur « L’avenir de la ville de
Casablanca », le wali n’a pas hésité à exprimer, en présence du président du
conseil, sa détermination à mettre en place « un leadership fort pour donner
une vision au gouvernement local de la ville malgré les résistances qui
pourraient se manifester ». Cette déclaration n’a pas été pour plaire au
président qui se considère comme le « leader légitime » à même d’orienter
le cours des décisions locales indépendamment de l’intervention des
fonctionnaires.

3. Cohésion politique et rôle des fonctionnaires


Gardner affirme que la réalisation des buts du groupe est susceptible
d’assurer sa cohésion : « le sujet le plus vaste dont le leadership n’est qu’un
sous-thème est celui de la réalisation des buts du groupe. Cette tâche
dépend non seulement des dirigeants efficaces, mais aussi des innovateurs,
des entrepreneurs et des intellectuels. Elle est aussi fonction de la
disponibilité des ressources, des questions de morale et de cohésion
sociale ; et bien d’autres choses. » (Gardner, 1990 : xii). Les leaders sont
supposés ainsi répondre aux aspirations des followers non seulement par le
biais de discours raisonnables, mais aussi par des actes symboliques qui
témoignent, par exemple, d’une certaine sympathie ou une confiance
mutuelle. Les leaders doivent donc servir de modèles symbolisant l’unité,
l’identité et les valeurs du groupe (Gardner 1990 : 29-30).

Dans le cas du conseil de la ville, par exemple, l’enquête atteste d’un


manque d’unité au sein du groupe dans la mesure où il apparaît que le
président ne parvient pas à assurer la cohésion politique de l’organisation.
Les voix protestataires qui s’élèvent contre sa direction du conseil
témoignent à juste titre de son incapacité à maintenir un consensus de
compromis entre les conseillers de la majorité. De fait, ces derniers
n’hésitent pas à boycotter les réunions du conseil allant parfois même
jusqu’à voter contre les propositions présentées par le bureau.

Face à cette situation, le président décide souvent de négocier le soutien


des conseillers de la majorité surtout à l’approche des sessions plénières.
Dans la plupart des cas, il n’arrive pas à assurer la discipline de ses
partisans et se contente souvent d’un nombre limité de voix pour faire
passer ses propositions. Mais la légitimité « légalo-rationnelle » ne saurait
se substituer à la légitimité politique qui semble faire défaut à la majorité
conduite par le président. Pour preuve, on constate que les votes n’émanent
pas d’une adhésion volontaire et massive des conseillers aux choix du
bureau. De fait, l’autorité du président se trouve considérablement fragilisée
et son influence réduite rendant ainsi difficile sa tâche d’asseoir un
leadership local.

La mission du président s’avère d’autant plus difficile à en juger par la


structure du conseil qui ne lui permet pas d’entretenir un contact direct avec
ses partisans (plus d’une soixantaine). En outre, le chef du gouvernement
local ne cherche pas tellement à coordonner ses efforts avec les
responsables des partis représentés au conseil de manière à favoriser
l’émergence d’un leadership « démocratique » lors de la prise de décisions
notamment. Selon Leach le maintien de la cohésion suppose non seulement
l’unité du groupe, mais aussi et surtout une négociation régulière (dealing)
avec les districts locaux des partis (Leach, 2000 : 132). Dans le conseil de la
ville, et avant même la tenue des assemblées, il semble que le président
parvient souvent à contacter personnellement ses alliés et tente de les
convaincre d’appuyer ses propositions. Ensuite, il aurait l’habitude de les
inviter dans sa villa luxueuse à Casablanca à des dîners festifs pour
s’assurer de leur soutien le jour du vote. La résidence du président lui sert
ainsi de quartier général pour rassembler ses partisans et négocier avec eux
des compromis concernant des décisions locales de première importance
(vote du compte administratif, délégation d’un service public, construction
ou aménagement d’un terrain...).

Par ailleurs, l’enquête révèle que le président et son bureau manquent de


vision stratégique qui devrait déterminer les intentions de la majorité quant
à ce qu’elle entend accomplir à travers sa direction politique de la ville.
Selon Leach, un leader qui réussit doit aussi travailler avec les autres pour
développer et partager avec eux une vision stratégique du futur non
seulement de son conseil, mais aussi de l’ensemble de la communauté
(Leach, 2000 : 137139). Dans le conseil de la ville, il apparaît que le chef
du gouvernement local peine à maintenir la cohésion du groupe dans la
mesure où ses partisans notamment ne partagent pas un « projet politique »
pour la métropole. De fait, le discours du président sur une « politique de la
ville » s’inscrit dans le cadre d’une stratégie de communication qui se
traduit souvent par des « promesses politiques » annoncées dans des
réunions ou bien à travers des déclarations publiques ou encore des
interviews de presse.

Malgré cet handicap, le président n’hésite pas à solliciter le soutien de


fonctionnaires pour renforcer sa direction politique. Ce dernier fait appel à
juste titre à l’expérience du personnel communal en vue de maintenir la
cohésion organisationnelle du conseil de la ville (Leach, 2000 : 141143). En
témoigne ainsi la participation de fonctionnaires dans l’élaboration d’un
nouvel organigramme de la commune sous l’égide d’un bureau d’études
privé. Le président tente également de gagner l’adhésion du personnel
communal à commencer par le secrétaire du conseil. Ce dernier entretient
d’ailleurs un contact permanent avec les membres du bureau. Il joue aussi
un rôle non négligeable d’« interlocuteur privilégié » entre les
fonctionnaires et les conseillers de la ville. Le secrétaire général du conseil
s’impose surtout grâce à son expérience professionnelle qui lui permet à la
fois d’assurer la gestion bureaucratique de certains dossiers et de veiller à
l’exécution des tâches administratives courantes (rédactions des PV et
comptes rendu, envoi de courriers...).

Le personnel communal contribue ainsi à maintenir une certaine cohésion


organisationnelle du conseil. C’est pourquoi le président veille
personnellement à choisir les staffs administratifs et les bureaucrates
chargés d’exécuter les décisions locales. Par ailleurs, il n’hésite pas à
intervenir pour récompenser les fonctionnaires qui lui sont fidèles et
sanctionner ceux qui contestent son autorité ou ses directives. Enfin, le chef
du gouvernement local mobilise parfois même le personnel communal pour
orienter les choix de certains élus récalcitrants de manière à ce qu’ils votent
en faveur des propositions du bureau. D’ailleurs, tant que les élus locaux ne
sont pas encore devenus des « professionnels de la politique », ils risquent à
tout instant d’être manipulés par les fonctionnaires qui maîtrisent
parfaitement les modes du fonctionnement des institutions politiques
locales.

4. « Métier » d’élu local et « professionnalisation du politique »

Leach estime que le leader doit être disponible et déterminé à faire des
sacrifices pour s’acquitter de ses fonctions et servir par là même les intérêts
de la collectivité. En effet, le travail du leader est considérable et nécessite
beaucoup de temps pour pouvoir gérer au quotidien les affaires locales :
appels téléphoniques, prise de notes, meetings avec des investisseurs et des
lobbyistes... (Leach, 2000 : 135). Dans la ville de Casablanca, les élus
locaux ne semblent pas prêts à renoncer à leurs activités professionnelles
pour s’adonner pleinement aux activités politiques vu que leur fonction
représentative n’est pas rémunérée. Ainsi, du moment où les élus locaux ne
sont pas des politiques à plein temps, ils seraient toujours vulnérables et peu
disposés à s’acquitter convenablement de leur mission de représentants de
la collectivité. Pour Weber, l’élu doit se transformer en « professionnel » de
la politique pour asseoir son pouvoir par rapport au fonctionnaire qui
s’impose parfois grâce à sa connaissance des dossiers dans la durée.

Pour ce qui concerne le président du conseil, par exemple, l’enquête


démontre que ce dernier consacre une partie non négligeable de son temps à
l’action locale. Depuis son élection à la tête du conseil, il essaye en effet de
reléguer ses occupations d’entrepreneur au second plan à tel point qu’il a
commencé à passer beaucoup de temps dans la commune que dans ses
entreprises. Assisté par son frère qui l’aide à gérer ses affaires, le président
semble avoir pris goût à la gestion des affaires de la cité lui qui avait pris
l’habitude d’occuper le poste de député dans la région de Taroudant. Son
ancrage dans cette localité du Sud lui a permis d’ailleurs d’être reconduit
dans sa fonction de parlementaire lors des élections législatives de
septembre 2007.

Le fait d’investir les contrées de l’action locale avait permis ainsi au


président d’étendre ses réseaux de relations de manière à pouvoir gagner en
influence. Au fil des années, il est devenu en effet un interlocuteur de choix
des autorités centrales avec le monde entrepreunariel et associatif
notamment. Son rôle d’intermédiaire institutionnel prend tout son ampleur
surtout lorsque les pouvoirs publics décident de lancer des projets ou des
programmes d’actions dans la capitale économique. On comprend dès lors
pourquoi le chef du gouvernement local répond toujours présent aux
manifestations et événements officiels à l’instar des réceptions organisées
par le palais royal à l’occasion des fêtes nationales ou religieuses.

Mais la proximité du président avec des dignitaires de l’État est souvent


critiquée par ses adversaires. Certains conseillers de l’opposition contestent
ainsi la légitimité de la fonction du président et l’accusent même d’avoir
bénéficié du soutien de son ami, Driss Jettou, l’ex-premier ministre, pour
décrocher la présidence du conseil de la ville de Casablanca. Des
conseillers « de gauche » reprochaient en effet au premier ministre à
l’époque le fait de n’avoir pas appuyé les candidatures à la présidence de
deux élus de la koutla (Alioua et Ghallab) qui faisaient partie de la majorité
gouvernementale. Un conseiller USFP semble, lui, convaincu que c’est
grâce à son amitié avec Jettou que Sajid a été propulsé à la tête du conseil
de la ville. À ce propos, il déclare ceci :

« Jettou est redevable à Sajid de l’avoir soutenu pour décrocher dans le


passé la présidence de la chambre du commerce et de l’industrie de
Casablanca. Sans compter le fait que les deux hommes sont des hommes
d’affaires proches du sérail. Je suis sûr que Jettou l’a recommandé pour le
poste de président. C’est un deal politique entre deux gros bonnets du
monde des affaires[...] »

En somme, on peut donc affirmer que le leadership « institutionnel » à la


tête du gouvernement local ne dispose pas d’une stratégie de direction des
affaires fondée sur une analyse des processus décisionnels. Les décisions
prises par le conseil de la ville de Casablanca s’inscrivent souvent dans la
continuité des initiatives prises par leurs prédécesseurs. Toutefois, la
majorité des conseillers déclare avoir des objectifs politiques qu’ils tentent
en vain d’atteindre pour répondre aux besoins et aux attentes des
populations. Mais ces objectifs ne s’inscrivent pas dans le cadre d’un projet
préalablement défini et ne semblent cadrer avec aucune idéologie partisane
ou « agenda politique » particulier. Quant au président, il semble privilégier
une direction « technocratique » des dossiers en l’absence d’un débat
démocratique engagé qui respecte la pluralité. Face à cette situation, le
président du conseil tente de jouer le rôle d’« interface publique » entre les
acteurs locaux sous l’égide des autorités qui parviennent souvent à imposer
leurs orientations et choix à l’ensemble de la collectivité. Par ailleurs, on
peut affirmer que le chef du gouvernement local peine à assurer la cohésion
politique et organisationnelle du conseil de la ville. En témoignent ainsi les
voix protestataires qui s’élèvent régulièrement contre lui, ainsi que et le
manque de discipline des conseillers de la majorité qui votent parfois contre
les propositions du bureau.

L’analyse des stratégies et des buts du leadership renvoie par ailleurs à


l’exercice (potentiel ou effectif) de l’influence. Partant de cette idée, on
essayera, dans la fin de ce chapitre, d’appréhender ainsi les comportements
de leadership. Ceux-ci pourraient se manifester à travers les initiatives des
conseillers de la ville qui tentent d’orienter les choix des partisans dans le
but d’influer sur les décisions prises par le gouvernement local.

Pour bien situer le problème, nous sommes partis de l’idée selon laquelle
le leadership émerge souvent de l’articulation entre position et
comportement considérés comme deux concepts-clés pour identifier les
leaders politiques. Ainsi, nombre d’auteurs ont tendance à définir le
leadership comme étant la manière dont se comportent les leaders, ceux qui
sont élus ou désignés pour occuper des postes de responsabilité. D’autres
privilégient plutôt le comportement pour appréhender le phénomène du
leadership. Selon Leach, celui-ci ne doit pas être considéré seulement
comme une fonction émanant d’une position ou d’un statut hiérarchique.
Toutefois, l’auteur reconnaît que le comportement de la plupart des leaders
influents au niveau local demeure fortement, voire exclusivement, associé à
leur position institutionnelle. D’où justement l’importance de la position qui
offre des bases solides pour les élus qui tentent d’afficher un comportement
de leadership (Leach, 2000 : 7-8). Vu sous cet angle, on propose d’étudier
les comportements de leadership à travers trois axes principaux, à savoir :
action locale, mobilisation collective et prise d’initiatives.

IV. COMPORTEMENTS DE LEADERSHIP


Le fait d’occuper une position d’autorité n’induit pas toujours une
capacité d’influence. Le comportement du leadership peut se manifester
ainsi par n’importe quelle personne faisant partie d’un groupe. Selon Leach,
l’essence de ce comportement réside dans l’aptitude du leader d’inspirer,
mobiliser et persuader les autres de suivre le cours d’une action épuisant au
passage les réticences initiales (Leach, 2000 : 13). Le Leadership est
fonction donc de l’action du leader. En effet, selon Lasswell, un
comportement de leadership peut se manifester par des actions qui changent
de nature, de forme, d’intensité et d’importance, d’un contexte à un autre, et
qui reflètent la capacité du leader d’agir sur le cours des évènements
(Lasswell, 1930 : 66). Un comportement de leadership pourrait se traduire
notamment par la décision d’un leader de créer une association ou un
journal, organiser un sit-in ou observer une grève, tenir un point de presse
dénonçant l’interdiction d’un meeting ou mettant la lumière sur une
question polémique d’actualité, faire un discours annonçant le boycott des
élections, célébrer un évènement historique particulier, porter des signes
manifestes symbolisant une appartenance politique spécifique ou bien
défendre une culture, une idéologie ou un système de valeurs.

Le comportement du leadership peut être appréhendé ici à partir de


l’analyse de l’activisme des élus locaux, leur capacité de mobilisation
collective et leur engagement à prendre des initiatives afin d’influer sur le
cours des décisions locales, comme le démontre d’ailleurs, à titre illustratif,
la figure 7 ci-dessous.

Figure 7 : Comportements de leadership

1. Action locale et communauté


Le comportement du leadership se manifeste grâce notamment à
l’activisme de certains individus qui tentent d’approcher les électeurs pour
gagner leur soutien. Partant de cette idée, on suppose que le comportement
d’un candidat au leadership est fonction de son aptitude à mobiliser des
partisans, son activisme dans les circonscriptions, sa disposition à rendre
des services aux membres de sa collectivité, son engagement à résoudre
leurs problèmes quotidiens et sa capacité à recruter des supporters et à
s’opposer à ses adversaires.

Ce faisant, un leader potentiel pourrait très bien renforcer sa crédibilité


auprès de ses partisans et ses électeurs. La popularité d’un conseiller serait
ainsi fonction de sa disposition à recevoir et à répondre favorablement aux
différents types de sollicitations et demandes présentées par les membres de
la communauté. À cet égard, l’enquête révèle que la majorité des conseillers
de la ville (70%) estime qu’ils sont politiquement actifs et engagés au sein
de leurs localités depuis le début de leur mandat. Pour preuve, 77,7% des
interviewés affirment avoir déjà analysé les résultats le jour du scrutin,
69,5% reconnaissent avoir déjà rendu de « petits services » à des élus ou à
des électeurs et 60,3% disent avoir déjà recruté des partisans parmi les
membres de leurs circonscriptions électorales pour faire campagne. Dans le
même sens, l’enquête démontre que 84,7% des conseillers affirment n’avoir
jamais essayé de mobiliser des partisans pour soutenir une tête de liste ou
un allié politique, alors que seulement 15,3% déclarent l’avoir déjà fait
durant leur mandat, comme le démontre d’ailleurs, à titre illustratif, le
graphique 28 ci-dessous. Ce comportement atteste vraisemblablement du
peu d’efforts fournis par les conseillers pour gagner l’adhésion volontaire
de followers dans le but de pouvoir influer réellement sur le cours des
décisions du conseil de la ville.

Graphique 28 : « Mobilisez-vous des élus pour soutenir un allié ? »


images51
Ce comportement atteste en effet d’un manque d’engagement des élus à
chercher une légitimation de l’influence qu’ils tentent d’exercer sur les
choix du gouvernement local. Et ce, malgré le fait qu’une bonne partie
d’entre eux affirment qu’ils sont disposés à mobiliser le soutien nécessaire
pour mener à terme leurs actions. Un tel comportement pourrait s’expliquer
par plusieurs facteurs d’ordre sociologique et politique. Comme le
démontre le tableau 4 -relatif à « la Mobilisation des partisans pour
l’obtention du soutien » (annexe 4) -, il apparaît normal que les élus d’âge
« mûr » notamment (38,7%) soient plus préoccupés à chercher un soutien
de proximité auprès de leurs partisans. Grâce à leur expérience politique,
ces conseillers savent combien l’appui des électeurs est important pour
offrir aux élus un ancrage local. Ceci est d’autant plus vrai lorsque ces
conseillers disposent d’un niveau d’instruction supérieur (66,7%) et
exercent des professions « libérales » (36,9%). Ces derniers seraient ainsi
plus disposés à communiquer, à débattre et à se concerter avec les membres
du conseil en vue de les convaincre d’appuyer certaines propositions.
Dans un autre registre, il apparaît que la trajectoire politique renforce les
convictions des élus qui essayent d’exercer de l’influence sur les décisions
locales. Pour preuve, les conseillers qui tentent d’obtenir le soutien
nécessaire pour approuver des propositions par le conseil sont affiliés à des
partis (94%) au sein desquels ils occupent des postes de direction (66,1%).
Ceci s’avère d’autant plus vrai lorsque ces conseillers disposent d’une
expérience politique qui se manifeste notamment par le cumul de mandats
électifs (58,6%).

Enfin, il est normal de constater que ce sont bien les conseillers de la


majorité qui se déploient le plus pour obtenir le soutien des partisans (54%)
vu qu’ils sont en charge de la gestion des affaires de la ville. Pourtant, il
semble que la majorité au sein du conseil peine à exercer des rôles de
leadership. En témoigne ainsi l’action du président et certains membres du
bureau qui se contentent souvent d’user de leurs positions hiérarchiques
pour faire approuver leurs propositions ou bien celles présentées par les
autorités.

Outre l’importance de la légitimation de l’autorité, le leadership local


passe inéluctablement par un certain activisme des conseillers en quête
d’influence. À cet égard, la majorité des interviewés (87,8%) déclare suivre
l’avancement des dossiers de la ville en vue de les étudier et les traiter en
concertation avec les acteurs locaux. Par ailleurs, 63,4% des interviewés
reconnaissent avoir déjà défendu leur parti ou coalition politique lors de
réunions ou débats publics. Bien plus, une grande partie des élus semble
plus ou moins disposée à livrer combat pour contrer ses rivaux. Ainsi,
48,1% des conseillers seraient prêts à s’opposer aux adversaires de leur chef
pour le ménager et affaiblir ses opposants. Plus, 34,4% des interviewés
déclarent avoir déjà eu à affronter leurs adversaires pour défendre leur
camp, alors que seulement 17,6% affirment ne s’être jamais affrontés à
leurs rivaux parmi les conseillers au sein du gouvernement local.

Dans un autre registre, la majorité des élus semble entretenir un contact


permanent avec son électorat en vue de créer un « lien social » entre
gouvernants et gouvernés. Pour preuve, 67,9% des conseillers de la ville
déclarent avoir déjà reçu et répondu favorablement à des demandes que leur
avaient adressées les habitants de leurs circonscriptions, contre seulement
6,9% qui se disent contre cette pratique. D’après les propos des interviewés,
46,6% des requêtes concernent des demandes d’autorisation administrative
(permis de construction, aménagements de locaux, documents
personnels...), 27,5% des réclamations dénoncent la précarité des
infrastructures (éclairage, propreté, routes...) et 25,9% des doléances sont
relatives à des demandes d’emploi ou bien à l’attribution de certains
privilèges (kiosque, licence de travail, permis de taxi...).

Ce constat pourrait s’expliquer principalement par des facteurs d’ordre


sociologique et politique. Comme le démontre le tableau croisé 5 - relatif à
« La disposition des élus locaux à répondre aux doléances des
populations » (annexe 5) -, force est de constater d’abord qu’il n’y a pas de
correspondance entre l’âge, le niveau d’instruction et la catégorie
socioprofessionnelle des conseillers d’une part, et leur manque
d’engagement à recevoir et à satisfaire les demandes présentées par les
électeurs d’autre part. Ainsi, qu’ils soient jeunes ou âgés, universitaires ou
analphabètes, cadres supérieurs ou employés, par exemple, les conseillers
de la ville ne s’acquittent pas convenablement de leur fonction
représentative afin de pouvoir répondre aux besoins et aux attentes des
populations. Bien plus, peu importe si les élus locaux ont, par exemple, des
parcours politiques différents, s’ils sont affiliés (69,6%) ou non à des partis
(83,3%), militants ou dirigeants, anciens ou nouveaux élus, membres de la
majorité (68,1%) ou de l’opposition (72,9%) ou bien s’ils occupent des
postes de responsabilité (60,5%) ou non au sein du conseil de la ville
(74,2%).

La majorité des conseillers de la ville entretient par ailleurs des relations


de « proximité » avec les électeurs dans le but de gagner les élections. Cette
situation s’explique en partie par l’enracinement d’une culture du
« clientélisme » émanant principalement d’une certaine représentation
« utilitariste » de la fonction d’élu local93. En d’autres termes, le rapport
entre élus et électeurs n’est pas basé sur une adhésion volontaire fondée sur
des convictions, mais plutôt sur des « transactions négociées » qui tendent à
satisfaire des intérêts personnels ou particuliers. D’un côté, les électeurs
tentent de profiter de la fonction des conseillers pour leur demander des
services, un avis ou bien solliciter leur aide en cas de problèmes. De leur
côté, nombre de conseillers essayent de gagner par tous les moyens la
confiance des électeurs pour remporter le scrutin. À cette fin, ils tiennent à
se montrer particulièrement disponibles surtout à l’approche des élections.
Certains se déploient ainsi pour rénover les services publics de base dans
leurs quartiers (voirie, éclairage public, propreté...). D’autres préfèrent
gagner le soutien des électeurs en leur accordant des avantages matériels
(argent, aides alimentaires, équipements sportifs ou des billets pour des
matchs de football...). D’autres encore cherchent des moyens « inédits »
pour gagner la sympathie de leur électorat. C’est le cas notamment de ce
jeune élu local qui a monté sa campagne autour de son « four traditionnel »
situé dans un quartier populaire à Casablanca. Au fil des années, ce « four »
est devenu un « bureau électoral » où ce conseiller de la ville reçoit et traite
les affaires de sa circonscription (demandes d’emploi, documents
administratifs personnels, organisation des fêtes et des funérailles...). Lors
de la campagne électorale de 2003, il a tenté par tous les moyens d’obtenir
le soutien des habitants de son quartier en leur offrant ainsi la possibilité de
« cuir gratuitement leur pain » durant les trois jours qui précédaient le jour
du scrutin. En outre, il n’a pas hésité à distribuer du pain et des gâteaux aux
jeunes qui soutenaient sa campagne électorale pour gagner leur appui. Ces
derniers sillonnaient les rues en scandant ardemment le nom de leur
candidat préféré envers lequel ils semblaient manifester un « dévouement
inconditionnel ». Ces jeunes avaient en effet prêté sermon sur le pain qu’ils
allaient voter en faveur du candidat khabbaz (boulanger)94. Parmi Les
slogans prononcés lors de la campagne électorale, on peut citer notamment
celui-ci : « hal khoubz ‘alih ahlafna ou Si Hassan ‘alih sawatna »
(littéralement : nous avons prêté sermon sur le pain et nous nous engageons
à voter pour Hassan).

En somme, force est de constater que les élus locaux ne se déploient pas
tellement pour obtenir la confiance des électeurs. Ainsi, les conseillers
n’essayent pas de mobiliser leurs partis pour résoudre les problèmes dont
souffrent les localités de la ville. Au contraire, ils attendent souvent les
campagnes électorales pour approcher les populations n’hésitant pas à faire
usage de l’« argent » sale pour acheter des voix et à multiplier des
promesses difficiles à tenir dans le seul but de gagner le scrutin. D’où
justement les difficultés que rencontrent les élus locaux pour mobiliser des
followers à même de renforcer la crédibilité de leaders en une d’influer sur
le cours des décisions du gouvernement local.

2. Mobilisation collective et influence


La communication est un élément essentiel qui contribue à renforcer la
relation entre le leader et les followers. Un déficit de dialogue perturbe plus
ou moins la circulation de l’information et l’échange de points de vue
surtout lors de la mise en œuvre des décisions. Selon Burns, une manière
d’étudier le pouvoir et le leadership repose sur une linkage theory (théorie
des liens). Celle-ci exige un planning élaboré d’actes de communication
entre les détenteurs du pouvoir dans les différentes sphères où s’exerce une
compétition pour l’accès à des rôles de leadership. Cependant, selon
l’auteur, le processus de communication ne peut en aucun cas se substituer à
celui du leadership. Le discours du leader, par exemple, est juste un moyen
pour renforcer son image de marque auprès des followers dans le but de les
convaincre, in fine, de le suivre (Burns, 1978 : 22).

La communication est considérée ainsi comme étant un outil susceptible


de favoriser l’action des leaders qui visent à mobiliser des partisans afin de
faire parvenir leurs revendications. L’activité politique d’un leader pourrait
être fonction, par exemple, de sa disposition à organiser des meetings ou
des réunions pour débattre des problèmes de la ville ou bien sa participation
active à des cycles de conférence ou de formation en matière de
gouvernement local. L’action politique du leader pourrait se traduire aussi
par son engagement à entreprendre des actions de protestation ou de
contestation et à interagir avec les propositions des autres conseillers.

a) Débats et communication
Pour asseoir un leadership local, les élus doivent répondre aux attentes
des citoyens. À cette fin, ils doivent débattre des problèmes dont souffrent
les populations afin de pouvoir dégager leurs besoins et tenter de les
satisfaire. À cet égard, l’enquête atteste d’un déficit de dialogue entre les
acteurs de la vie politique locale. Ainsi, seule une minorité des conseillers
(22,1%) affirme avoir déjà organisé des meetings ou des réunions depuis le
début du mandat local, comme le démontre, à titre illustratif, le graphique
29 ci-dessous. Et à en croire les déclarations de ces conseillers, il apparaît
que ce sont surtout les questions sociales (alphabétisation, services
publics...) qui sont les plus traitées lors de ces meetings et réunions dans la
mesure où elles représentent des sujets prioritaires sur l’« agenda » du
gouvernement local.
Graphique 29 : « Avez-vous déjà organisé des meetings politiques
depuis 2003 ?

De fait, l’absence de débat se fait de plus en plus sentir dans la sphère


politique locale. À ce propos, l’enquête démontre que les conseillers de la
ville ne sont pas tellement impliqués dans la direction des affaires locales.
Pour preuve, 89,3% des interviewés déclarent n’avoir jamais représenté le
conseil de la ville lors de réunions politiques, organisées au Maroc ou à
l’étranger, depuis qu’ils exercent leur mandat, contre seulement 10,7% qui
affirment le contraire. D’après les déclarations de ces derniers, la plupart
des réunions auxquelles ils ont participé pour représenter le conseil ont été
organisées par des ONG internationales ou bien en partenariat avec le
ministère de l’intérieur. En plus du déficit de communication, la majorité
des conseillers ne dispose pas d’assez de connaissances et savoir-faire
relatifs à la fonction d’élu local. Ainsi, 95,4% des conseillers déclarent
n’avoir jamaisreçu de formation durant leur mandat, contre seulement 4,6%
d’entre eux qui affirment le contraire, comme le démontre, à titre illustratif,
le graphique 30 ci-dessous.

Graphique 30 : « Avez-vous reçu une formation destinée aux élus


locaux ? »
images53
Malgré leur expérience professionnelle et leur ancienneté, la majorité des
élus ne dispose pas ainsi d’une culture politique susceptible de l’aider à
s’acquitter de sa fonction représentative. Au Maroc, les élus locaux sont
livrés à eux-mêmes et se trouvent souvent obligés de faire leur
apprentissage politique sur le terrain en l’absence d’un encadrement
partisan adéquat. Ainsi, peu de conseillers connaissent au fond les
règlements qui régissent la fonction de l’élu local et les procédures
institutionnelles relatives à l’organisation de l’action communale
(délibérations, votes, quorum...). En outre, l’enquête révèle, par exemple,
qu’une bonne partie des conseillers ne parvient pas à élaborer un plan
d’action ou un projet de travail, n’arrive pas lire convenablement un plan
budgétaire, ne parvient pas à faire une communication ou une déclaration
publique dans les règles de l’art et ne sait même pas comment rédiger des
rapports ou des fiches de travail. De plus, la plupart des élus ne semblent
pas disposés à suivre des formations95 ou bien à assister à des conférences,
comme le fait souligner, ironiquement, ce conseiller de l’opposition :

« Je suis certes pour la formation, mais je ne suis pas prêt à suivre une
formation dispensée par des professeurs ou des experts qui n’ont jamais fait
de politique. A quoi ça sert de passer des journées entières à écouter des
exposés théoriques savants (lafhama)96 sur la démocratie locale si l’on ne
dispose pas d’une expérience de terrain ? »

Face à la réticence des conseillers à suivre des cycles de formation, le


président a pris, par exemple, l’initiative en 2007 d’organiser, en partenariat
avec l’USAID, un premier cycle de conférences sur « la gouvernance
locale ». Ce fut une occasion pour les conseillers de débattre de la
démocratie locale et en particulier de la nouvelle expérience de l’« unité de
la ville ». Mais cette expérience n’a pas fait l’unanimité parmi les
conseillers de la métropole. Une bonne partie d’entre eux avaient dénoncé
surtout le caractère « élitiste » des conférences qui manquaient d’ancrage
local. Ce qui dénote justement de l’effacement du rôle de l’élu local à
pouvoir mobiliser des partisans autour d’un « projet politique » de la ville
inspiré d’un « crédo démocratique ».

b) Action collective locale


Malgré le manque d’expérience et de formation, les conseillers tentent de
manifester un comportement de leadership grâce à un certain activisme
dans leurs circonscriptions électorales. Interrogés sur leur action locale dans
la ville, 74% des interviewés disent avoir déjà signé une pétition depuis le
début de leur mandat, 13% disent qu’ils pourraient le faire et 13% affirment
qu’ils ne le feront jamais. En outre, une bonne partie des élus semble en
faveur d’une participation active à des actions de protestation. Ainsi, 55%
des conseillers déclarent avoir déjà participé à un boycott, 39,7% disent
qu’ils seraient prêts à le faire et seulement 5,3% rejettent en bloc une telle
idée.

Dans le même sens, 55,7% des interviewés affirment avoir déjà participé
à une manifestation ou un rassemblement autorisé, 40,5% sont disposés à y
prendre part, contre seulement 3,8% qui refusent catégoriquement d’y
participer. En d’autres termes, dès qu’il s’agit de prendre part à des actions
plus engagées, les élus locaux semblent plutôt réticents, voire totalement
opposés. Pour preuve, seulement 15,3% des conseillers disent avoir déjà
participé à une grève, 42,7% sont disposés à y prendre part et 42% en sont
carrément défavorables. Dans le même ordre d’idées, 60,3% des
interviewés disent n’avoir jamais participé à un sit-in ou à un
rassemblement non autorisé. Pour exemple, seulement 37,4% des
conseillers se disent disposés à prendre part à un sit-in et 2,3% affirment
l’avoir déjà fait durant l’exercice de leur mandat, comme le démontre, à
titre illustratif, le graphique 31 ci-dessous. En d’autres termes, on aurait du
mal à imaginer des élus locaux engagés à entreprendre des actions radicales
de protestation ou de contestation pouvant aller, par exemple, jusqu’à
occuper un endroit particulier (bureau, Cour de justice...) pour faire
parvenir leurs revendications.

Graphique 31 : « En tant qu’élu local, participez-vous à des sit-in pour


protester ? »
images54
L’enquête révèle par ailleurs que la plupart des conseillers ne disposent
pas des compétences nécessaires pour établir un contact permanent avec les
électeurs. Ainsi, le manque de formation et de disponibilité de la majorité
des conseillers les empêchent apparemment d’amorcer un processus de
communication sur l’espace public. En outre, les résultats de l’enquête
attestent d’un manque d’engagement politique des élus au sein du
gouvernement local. Pour preuve, seule une minorité des conseillers tente
d’exercer un leadership qui prend souvent la forme d’actions « molles » de
protestation. C’est ainsi que la plupart des interviewés privilégient le
recours à la pétition pour manifester leur désaccord ou revendiquer leurs
idées et choix politiques.

Il s’agit là en effet d’un usage fréquent chez bon nombre de conseillers de


la ville qui choisissent de se conformer aux lois et aux règlements en
vigueur afin d’éviter l’affrontement avec les pouvoirs publics. Rares sont
ainsi les élus locaux à même de mener des actions « dures » de protestation
(sit-in, rassemblement...) pour faire parvenir leurs revendications. Pour
preuve, lorsque la société délégataire (Lydec) a décidé d’augmenter les
tarifs d’eau et d’électricité des ménages, la majorité des conseillers s’est
contentée de dénoncer les actes de l’opérateur privé. Seuls quelques
conseillers se sont mobilisés pour protester publiquement en organisant des
sit-in devant le siège de la wilaya de Casablanca et en faisant signer des
pétitions par les populations de la ville (plus de 2000 signatures). Ces
efforts n’ont pas abouti puisque ces conseillers protestataires n’ont pas pu
dissuader les responsables de la Lydec de réviser leur décision d’augmenter
les prix de ses services. Il fallait attendre que le président du conseil de la
ville sollicite, personnellement, le soutien des autorités de tutelle pour
trouver une « solution » à un dossier épineux susceptible de menacer la
« paix sociale » dans la cité. À cet égard, l’intervention du ministre de
l’Intérieur a été décisive dans la mesure où elle avait permis d’apaiser les
tensions entre les protagonistes obligeant ainsi la société française à
annuler, du moins provisoirement, l’augmentation des tarifs de ses
prestations. Cette situation atteste sans aucun doute d’un manque
d’engagement de la part des élus locaux à prendre à bras le corps les
problèmes de la ville dans le but de défendre les intérêts de la collectivité.

3. Engagement et prise d’initiatives


La relation du leader avec les followers se renforce grâce à la maîtrise des
règles de l’organisation. Les leaders doivent ainsi combiner leur savoir-faire
organisationnel avec leurs qualités personnelles (rhétorique, disponibilité,
etc.) en vue de convaincre les foules à les suivre. L’organisation offre en
outre au leader la possibilité de développer un leadership personnel
« innovateur » pour orienter les choix des individus et influer sur le cours
des décisions (Mazlish, 1981 : 282-284). Un comportement de leadership
pourrait se manifester, par exemple, grâce à des initiatives et des
propositions visant à améliorer le fonctionnement de l’organisation, ainsi
qu’à travers l’engagement des leaders potentiels à assister aux réunions des
organes du conseil. Le leadership pourrait aussi se mesurer à partir de la
fréquence des interventions des élus dans les débats pour convaincre les
conseillers d’adhérer volontairement à leurs choix politiques.

Dans le conseil de la ville, l’absence des élus se traduit par un manque


d’initiatives au niveau organisationnel notamment. D’après l’enquête,
81,7% des conseillers déclarent ainsi n’avoir jamais entrepris d’actions pour
améliorer le fonctionnement du conseil, contre seulement 18,3% qui
affirment le contraire. La plupart de ces initiatives sont souvent initiées par
le président ou bien ses proches collaborateurs parmi les vice-présidents.
Les initiatives de ce dernier concernaient précisément l’organisation du
travail des commissions et la circulation de l’information entre le bureau et
les autorités locales. Pour exemple, le président avait créé, en 2006, des
« commissions spéciales » pour débattre avec les opérateurs privés des
modalités de révision des contrats de la gestion déléguée des services
publics de la ville (eau et électricité, transport...). Mais ces commissions ne
sont pas parvenues à réaliser leurs objectifs. C’est le cas notamment de la
commission spéciale présidée par un élu PPS (opposition) et dont la mission
était précisément de négocier la révision de la convention du conseil avec la
Lydec. Après deux ans de sa création, son responsable n’a pas su s’imposer
pour défendre les intérêts des populations face de l’opérateur privé français.

Malgré ces échecs, le président du conseil de la ville semble maintenir


ses efforts pour renforcer son leadership fonctionnel afin de pouvoir influer
sur le cours des décisions locales. Du côté de l’opposition, nombre de
conseillers pensent que la manœuvre du président derrière la création de ces
commissions visait principalement à contenir la protestation qui montait
contre la direction politique des affaires locales. Dans les coulisses de la
ville, certains conseillers vont plus loin en dénonçant la marginalisation des
élus lors de l’élaboration des décisions prises par le gouvernement local.
Pour preuve, bon nombre de conseillers déclarent, par exemple, avoir été
exclus des négociations conduites par les autorités de tutelle avec la Lydec.
À cet égard, force est de constater que le rôle des élus a été réduit à une
portion congrue sous l’emprise des fonctionnaires. Dans ce sens, il faudra
noter que même le président du conseil de la ville n’a pas pesé, d’une
manière significative, sur l’accord conclu, en mars 2008, entre les
représentants de la Lydec et les autorités dans les locaux du ministère de
l’intérieur.

Ce faisant, les élus locaux se sont trouvés relégués au second plan par
rapport aux bureaucrates qui sont parvenus à « désamorcer » la crise due à
la décision de la Lydec d’augmenter les tarifs d’eau et d’électricité.
L’effacement du rôle des conseillers de la ville et leur manque d’initiatives
n’ont pas favorisé l’émergence d’un comportement de leadership. En outre,
plusieurs conseillers expriment un sentiment d’impuissance non justifié
ressenti vis-à-vis des agents administratifs de l’État, malaise assorti du désir
vague d’acquérir formation et qualification. D’où justement une
valorisation du technocratique par rapport au politique, c’est-à-dire un
déplacement de la légitimité démocratique en faveur d’une base de
technicité pour le leadership local, dont l’institution présente alors une sorte
de légitimité « en creux »97.

L’enquête atteste en effet des difficultés des élus locaux à construire un


leadership effectif et responsable. Ainsi, 67,2% des interviewés pensent que
les conseillers ne font pas assez de propositions politiques au conseil de la
ville, contre seulement 32,8% qui affirment le contraire, comme le
démontre, à titre illustratif, le graphique 32 ci-dessous. D’après les
déclarations des interviewés, 73% des propositions faites au conseil de la
ville de Casablanca concernent des sujets à caractère social et économique,
14,6% sont relatives à des questions financières et budgétaires, 6,3%
concernent des affaires culturelles, 3,1% sont inhérentes à des questions
administratives ou organisationnelles et 3% relèvent de questions juridiques
ou réglementaires.

Graphique 32 : « Pensez-vous que les conseillers font assez de


propositions au conseil ? »
images55
Outre le manque d’initiatives, la majorité des élus locaux ne fait pas
preuve d’un engagement déterminé à améliorer la direction politique des
affaires de la ville. Au niveau du bureau, par exemple, l’enquête nous
apprend que 57,3% des conseillers déclarent n’avoir jamais assisté aux
réunions du bureau du conseil, contre 42,7% qui affirment le contraire. Par
ailleurs, il faudra savoir que les réunions du bureau se limitent souvent au
président et à quelques vice-présidents qui lui sont très proches. En outre,
les conseillers et les présidents des commissions en particulier ne sont pas
tenus informés régulièrement des travaux des réunions du bureau (procès
verbaux, élaboration de l’ordre du jour des assemblées...).

Ceci étant posé, nombre d’interviewés reconnaissent cependant que les


conseillers ne prennent pas assez d’initiatives pour faire valoir leur choix.
L’enquête démontre ainsi que 55% des conseillers disent n’avoir jamais fait
de propositions politiques au bureau du conseil, contre 44,3% qui déclarent
le contraire. D’après ces derniers, sur une centaine de propositions faites au
bureau, entre 2003 et 2007, seulement le tiers aurait été retenu pour figurer
dans l’ordre du jour du conseil. Par ailleurs, il s’avère que ces propositions
sont souvent faites par l’entourage du président, à savoir des vice-
présidents, des présidents de commissions ou d’arrondissements. On peut
donc conclure que les propositions des conseillers ne sont pas souvent
prises en considération par la présidence. Pour preuve, 83,2% des
conseillers déclarent que le bureau avait rejeté leurs propositions, contre
seulement 16,8% qui affirment le contraire. De plus, plusieurs conseillers,
dont certains membres de l’opposition, reprochent ainsi au président le fait
de favoriser les requêtes présentées par les membres du bureau. Il est certes
normal que le président soutienne les initiatives de la majorité, mais cela ne
devrait pas pour autant l’empêcher d’appuyer certaines propositions faites
par des conseillers de l’opposition. Et pour cause, un leader politique doit
toujours chercher à entretenir un contact permanent avec ses adversaires
quitte à appuyer même parfois certaines de leurs propositions.

Sur le plan des commissions du conseil, l’enquête nous apprend que


60,3% des conseillers ne répondent pas présents aux réunions des
commissions, contre 39,7% qui déclarent y assister régulièrement. Par
ailleurs, il faudra noter que prés de la moitié des commissions du conseil de
la ville (15 en total) ne se réunissent pas d’une manière régulière et que le
tiers d’entre elles ne se sont d’ailleurs jamais réunies à l’instar de la
commission coopération, partenariat et relations externes, et la commission
animation sportive et divertissement.

En ce qui concerne la prise d’initiatives, l’enquête révèle que 61,8% des


conseillers disent n’avoir jamais fait de propositions aux commissions du
conseil, contre 38,2% qui affirment le contraire. D’après ces derniers, sur
environ 120 propositions faites à la fin des débats, entre 2003 et 2007,
seulement une vingtaine aurait été retenue par les commissions. Dans la
plupart des cas, les propositions faites par les conseillers aux commissions
ne sont pas prises en considération dans la mesure où elles ne figurent pas
dans les procès-verbaux des travaux.

Par ailleurs, les présidents des commissions ne communiquent pas


souvent la date de la tenue des réunions espérant ainsi pouvoir entériner
plus facilement les propositions faites par le président et son bureau. il
faudra aussi reconnaître que l’absence des conseillers aux réunions des
commissions favorise considérablement la tâche du président qui consiste à
faire approuver ses choix. Le désintérêt affiché par certains conseillers de
l’opposition aux travaux des commissions joue donc en faveur des membres
de la majorité. De fait, on peut affirmer que le manque d’initiatives des
conseillers et leur désengagement à faire des propositions aux organes
décisionnels du conseil de la ville de Casablanca ne favorisent pas tellement
l’émergence de leaders locaux.

Au terme de ce chapitre, on peut donc affirmer que les conseillers de la


ville n’affichent pas tellement des comportements de leadership dans la
mesure où ils ne parviennent pas souvent à mobiliser des partisans en vue
de légitimer l’influence qu’ils aspirent exercer sur les décisions du
gouvernement local. D’abord, les conseillers ne s’engagent pas
suffisamment pour défendre les intérêts de la collectivité, et ce, malgré le
fait qu’ils se déclarent disponibles, actifs et proches des populations.
Ensuite, ils ne parviennent pas à bien communiquer dans le but d’amorcer
un dialogue public à même de mettre la lumière sur les problèmes qui
caractérisent le gouvernement local. Et enfin, les conseillers de la ville ne
semblent pas disposés à défendre leurs idées et leurs convictions à en juger
notamment par leur manque d’engagement à mener des actions collectives
de protestation ou de contestation ou bien à prendre des initiatives visant à
améliorer la direction de la chose locale et les conditions de vie des
populations au sein de la cité.

Maintenant que l’on a analysé les comportements de leadership, on est en


droit de s’interroger sur un autre aspect inhérent à l’exercice de l’influence,
à savoir l’engagement des élus locaux à orienter les choix des partisans au
sein du gouvernement local. Dans le chapitre 6 qui suit, on tentera ainsi
d’examiner les rapports entre followership et leadership à partir de
l’examen du processus décisionnel dans la ville de Casablanca.
90 "The larger topic of which leadership is a subtopic is the accomplishment of group purpose,
which is not furthered not only by effective leaders but also by innovators, entrepreneurs and
thinkers, by the availability of resources, by questions of morale and social cohesion ; and by much
else” John W. Gardner, On leadership, Free Press, New York, 1990, p.xii.
91 Dans ce travail, on n’a pas cherché à traiter, par exemple, de l’influence que pourraient exercer
les élus sur les décisions locales dans les conseils des arrondissements (ex-communes). Notre
investigation s’est limitée ainsi à une seule unité d’analyse : les 131 conseillers de la ville de
Casablanca. Il est probable d’ailleurs que le leadership s’exerce à des niveaux subalternes du
gouvernement local, tant sur le plan formel qu’informel, comme le souligne à juste titre, Gardner « in
addition to all people down the line who may properly be called leaders at their level, there are in
any vital organization or society a great many individuals who share leadership tasks unofficially, by
behaving responsibly with respect to the purposes of the group. Such individuals, who have been
virtually ignored in the leadership literature burns are immensely important to the leader and the
group - even the responsible dissenter may be sharing the leadership task” Jhon W. Gardner, On
leadership, op. cit., p. xiii
92 Roger W. Cobb, Charles D. Elder, Participation in American Politics : The Dynamics of Agenda-
Building, Baltimore, The John Hopkins University Press, 1972.
93 Le « clientélisme » est particulièrement lié à la vie politique locale au Maroc, mais aussi dans des
pays démocratiques où les relations clientélistes existent encore entre des politiciens et des
populations locales. C’est le cas notamment dans une ville comme Marseille où le clientélisme
persiste malgré le caractère démocratique du système politique local en France. C’est ce que relève
d’ailleurs une étude de terrain dans laquelle les auteurs tentent, entre autres, de rendre compte du
fonctionnement de réseaux clientélistes influents sur les pratiques socioculturelles lors des élections :
« Les choses se font aujourd’hui moins ouvertement, mais ces pratiques perdurent néanmoins,
comme l’a reconnu en 2001 dans Le Monde le député UMP (ex RPR) Bruno Gilles, maire du 3ème
secteur et bras droit du premier adjoint Renaud Muselier : avouant être chargé « de gérer le quota
d’emplois réservés au RPR », il n’a pas caché le fait de « renvoyer volontiers l’ascenseur à FO. ».
Michel Péraldi, Michel Samson, Gouverner Marseille, Enquête sur les mondes politiques marseillais,
La Découverte, septembre 2005, p.130.
94 Il existe effectivement des candidats qui demandent à leurs électeurs, par exemple, de prêter
serment sur le Coran pour ‘garantir’ qu’ils voteront en leur faveur. Dans l’“imaginaire populaire”, le
pain recèle aussi un caractère “sacré”. Ainsi, il revêt un double sens culturel : l’un matériel, car il
renvoie à l’aspect culinaire qui consacre au pain une place privilégiée dans les pratiques
gastronomiques des Marocains, notamment chez les couches sociales défavorisées. L’autre aspect est
symbolique inhérent à une représentation sociale presque “sacralisée” du pain que nos ancêtres
associent jadis à la terre et à la fertilité. D’ailleurs, ces derniers recommandent vivement de ne pas
jeter le pain considéré comme un « don de Dieu » (ni’ma).
95 En France, par exemple, le législateur a prévu une formation de 6 mois pour les élus afin qu’ils
puissent s’initier aux mécanismes de l’action politique locale.
96 Littéralement, “lafhama” signifie “compréhension”. Mais dans le sens commun, le mot revêt une
connotation péjorative puisqu’il renvoie à une sorte d’« exhibition du savoir » ou un « étalage de la
culture ». Il s’agirait d’un renvoi inconscient à une « culture savante » qui se manifeste par
opposition à une « culture populaire » pour reprendre ici la distinction d’Ernest Gellner.
97 À propos de la conception de légitimité légale de Weber. Max Weber, Le savant et le politique,
op. cit., p. 100.
CHAPITRE 6
FOLLOWERSHIP, INFLUENCES ET PROCESSUS
DÉCISIONNEL

Le leadership émerge du groupe ou du milieu. De fait, selon Rosen,


l’individu le contrôle moins, car il peut être retiré en tout temps par les
membres du groupe98. Il s’agit là donc d’un phénomène attribué plutôt que
confié comme c’est le cas pour l’autorité (Rosen, 1984 : 41). Burns va dans
le même sens en affirmant que le leadership est fonction de l’adhésion
volontaire des followers99 : « Le leadership s’applique seulement quand il
est accepté volontairement par les followers ou quand c’est le reflet d’une
orientation partagée. » (Burns, 1978 : 18-19). En effet, les followers
apportent un soutien effectif aux leaders : ce sont les partisans qui partagent
les appréciations des meneurs, approuvent leurs décisions et apprécient
leurs attitudes. Selon Burns, il est difficile de désigner une personne ayant
plus de leadership qu’une autre puisque cet acte se transmet d’une personne
à l’autre : « dans la plupart des organisations politiques, il serait
impossible de distinguer les rôles d’un leader de celui d’un follower. Dans
toutes les sociétés, il serait difficile d’imaginer des leaders sans partisans et
réciproquement. De plus, leaders et followers échangent des rôles à
différents moments et dans des contextes tout aussi différents. » (Burns,
1978 : 134).

Malgré ces difficultés, on a tenté de pallier la dispersion du leadership en


analysant le processus de followership. Celui-ci est défini par Gardner
comme étant l’ensemble des efforts déployés par des leaders afin de
mobiliser des partisans, les inciter à prendre des initiatives et à participer
volontairement au processus décisionnel (Gardner, 1990 : 26). Dans ce
chapitre, notre objectif principal est de mettre ainsi en relief le rôle des
followers dans la légitimation de l’action des leaders locaux. À cette fin, on
propose d’abord de dégager les priorités et les modes de prise de décisions
au sein du gouvernement local. À cet effet, on procédera à l’analyse de trois
décisions majeures prises par le conseil de la ville de Casablanca entre 2003
et 2007. Ensuite, on essayera d’identifier les stratégies d’influence
élaborées par des leaders pour faire passer leurs propositions et celles de
leurs partisans ou bien pour contrer celles de leurs adversaires. Enfin, on
tentera de déterminer les modalités et les limites de la construction d’un
followership local sous l’effet de contraintes individuelles, structurelles,
culturelles et politiques.

I. CHOIX POLITIQUES ET LÉGITIMATION


Le leadership pourrait se manifester à travers la prise d’initiatives qui
pourraient aboutir, in fine, à des décisions politiques. Interrogés sur les plus
importantes décisions prises par le conseil de la ville de Casablanca, entre
2003 et 2007, la plupart des élus mettent en avant l’implication du secteur
privé dans la gestion des services publics. Ainsi, 60,3% des conseillers
considèrent prioritaire le passage à la gestion déléguée du transport public,
20% la concession de la collecte des déchets ménagers, 13,7%
l’organisation du festival de Casablanca et 2% l’éclairage public. Ces
décisions reflètent par ailleurs les choix de la majorité à la tête du conseil
même si elles sont parfois contestées par l’opposition ou l’opinion publique.
C’est le cas notamment du passage à la gestion déléguée de l’ex-RATC,
opérateur historique du transport public dans la métropole casablancaise.
Cette décision stratégique a été initiée par l’ex-CUC et les autorités locales
qui n’arrivaient plus à gérer un secteur associé souvent à des mouvements
de grève qui avaient marqué l’histoire de la ville. Le bureau du conseil
n’avait donc de choix que d’entériner une décision dont il n’était guère
l’instigateur.

Malgré cette lacune, il serait toujours utile d’identifier les motifs qui
incitent les conseillers de la ville à accorder (ou ne pas accorder) leur
soutien aux initiatives de la majorité. Cela pourrait renseigner ainsi sur les
bases du leadership local. Les raisons qui poussent un élu à soutenir telle ou
telle proposition (ou à s’y opposer) sont par ailleurs diverses et variées. Les
motivations pourraient être d’ordre structurel, psychologique, ethnique,
professionnel et générationnel. Elles peuvent aussi être liées à la
personnalité, aux affinités intellectuelles ou idéologiques ou bien inhérentes
à des valeurs morales ou à des intérêts particuliers.
1. La loi de « la majorité »
Le leadership consiste à mobiliser le soutien nécessaire de followers pour
faire passer des propositions. L’exercice de l’influence serait ainsi
intrinsèquement lié à l’approbation (ou la désapprobation) de décisions
discutées par le conseil de la ville. Le processus de vote contribue donc à
valider lecomportement du leadership « institutionnel ». À cet égard,
l’enquête nous apprend que la plupart des conseillers sont convaincus que
« la loi de la majorité » demeure le facteur déterminant dans la prise de
décisions. Pour preuve, il apparaît que 32% des interviewés estiment que le
vote de la majorité est le moyen le plus efficace pour faire passer une
décision, 29% préfèrent convaincre le président et son bureau, 18,3%
privilégient assurer le montage administratif et technique de la proposition,
18% préfèrent chercher un soutien auprès des conseillers et seulement 3,8%
estiment nécessaire de mener une campagne de sensibilisation auprès de
l’opinion publique, comme le démontre d’ailleurs, à titre illustratif, le
graphique 33 ci-dessous.

Graphique 33 : « Le moyen le plus efficace pour appuyer une décision »


Ces résultats pourraient s’expliquer principalement par des facteurs
d’ordre sociologique et politique. D’après le tableau croisé 6 - relatif au
« Moyen le plus efficace pour faire approuver des décisions » (annexe 6) -,
il apparaît ainsi normal que la majorité des hommes politiques ne rejette pas
la méthode et les principes démocratiques. L’enquête nous apprend par
ailleurs que les conseillers qui croient à la « loi de la majorité » bénéficient
d’un niveau d’instruction supérieur (64,3%) et maîtrisent des langues
étrangères (66,7%). Ces derniers semblent ainsi imprégnés d’une « culture
démocratique » qu’ils auraient acquise durant leur expérience dans le
monde politique.

Pour la catégorie socioprofessionnelle, il semble ainsi normal que les


conseillers qui sont cadres ou exercent des professions libérales (33,3%)
soient plus disposés à adhérer à des valeurs démocratiques (droits des
minorités, transparence du scrutin...). Ceci est d’autant plus vrai lorsqu’on
les compare, par exemple, aux employés et aux ouvriers, dont seule une
infime minorité (9,5%) considère que la « loi de la majorité » est le meilleur
moyen pour faire approuver une décision.
Dans un autre registre, il apparaît que la carrière politique joue un rôle
déterminant dans la cristallisation des valeurs démocratiques. Ainsi, les
conseillers qui croient à la « loi de la majorité » sont affiliés à des partis
(90,5%) au sein desquels ils occupent d’ailleurs des postes de direction
(61%). L’expérience politique se trouve par ailleurs renforcée lorsque les
conseillers disposent de plusieurs mandats électifs (66,7%). Enfin, il est
intéressant de relever que les conseillers demeurent toutefois imprégnés de
la figure « emblématique » du chef. Pour preuve, ces derniers croient en
effet que le fait de s’adresser au président ou à des membres de son bureau
pourrait favoriser l’approbation des décisions. Ces conseillers bénéficient
d’une certaine expérience politique vu qu’ils ont à leur actif plusieurs
mandats d’élu local (61,1%). De là, on serait tenté de conclure que les
conseillers de la ville semblent partagés entre des valeurs démocratiques
auxquelles ils devraient adhérer et la centralité de l’image du « grand
homme » qui pourrait intervenir, d’une manière « providentielle », pour
influer sur le cours des décisions grâce notamment à son prestige social et
sa position d’autorité.

2. Alliances et influences
Pour appuyer sa proposition, un leader aura besoin de solliciter le soutien
de followers. L’enquête révèle à cet égard que les conseillers de la ville
privilégient les alliances en vue d’obtenir l’appui nécessaire pour approuver
leurs décisions. Ainsi, la majorité des interviewés (68,7%) choisit de monter
des alliances pour faire passer leurs propositions, 11,5% d’entre eux
privilégient consulter des experts ou des techniciens, 10,7% préfèrent
recourir à des politiciens non représentés au sein du conseil et seulement
9,2% choisissent de contacter directement le président et son bureau,
comme le démontre d’ailleurs, à titre illustratif, le graphique 34 ci-dessous.

Graphique 34 : « À qui vous vous adressez en premier pour présenter


une proposition politique ? »
images57

3. Leadership « collectif » : la place de l’individu


Le leadership demeure un phénomène de groupe même s’il accorde à
l’individu une position privilégiée. L’influence d’un leader ne peut
s’exercer en effet que lorsqu’elle est relayée par des partisans. Ce constat se
confirme d’ailleurs dans les propos de la majorité des élus locaux (60,4%)
qui disent avoir déjà sollicité le soutien de conseillers pour appuyer des
propositions, contre 39,6% qui affirment le contraire. À cet égard, l’enquête
nous apprend que la majorité des interviewés préfère se concerter avec les
membres de sa coalition avant de prendre des décisions. Pour preuve, un
peu plus de la moitié des conseillers (58,8%) n’adopte que rarement ses
propres idées pour faire des choix politiques, contre seulement 11,5%
d’entre eux qui se fient souvent à leurs opinions personnelles pour décider
de soutenir ou non la proposition d’un leader potentiel, comme le démontre
d’ailleurs, à titre illustratif, le graphique 35 ci-dessous.

Graphique 35 : « Préférez-vous adopter vos choix personnels lors de la


prise de décision ? »
images58

4. Persuasion et quête de leadership


Selon Burns, la persuasion consiste à exercer de l’influence sur certaines
personnes dans certaines circonstances pour les convaincre d’adhérer à un
choix particulier. C’est le cas, par exemple, du candidat aux élections qui se
sert de sa personnalité et en particulier de son « charisme » pour gagner la
sympathie des électeurs. Une transaction où l’électeur reçoit par à juste
titre, une reconnaissance, un sourire, des promesses, etc. En contrepartie, le
candidat obtient un vote de confiance qui lui permet d’accéder à des
fonctions représentatives (Burns 1978 : 449). Afin de mobiliser des
followers, un leader doit donc chercher à convaincre des conseillers de
voter en faveur de ses propositions. Dans le cas du conseil de la ville,
l’enquête révèle que 55,7% des interviewés affirment qu’ils sollicitent
régulièrement des conseillers pour obtenir leur soutien, comme le démontre
d’ailleurs, à titre illustratif, le graphique 36 ci-dessous.

Graphique 36 : « Exposez-vous vos idées aux élus pour les convaincre


de soutenir votre proposition ? »
images59
Cependant, malgré l’esprit de concertation qui règne parmi une bonne
partie des élus, l’enquête nous apprend toutefois que ces derniers ne
s’impliquent pas assez dans le processus décisionnel local (initiation,
discussion, vote...). Pour preuve, 63,5% des conseillers qui cherchent à
obtenir du soutien pour valider leurs propositions se contentent souvent de
s’assurer qu’ils disposent des voix nécessaires lors du vote, 50,5% préfèrent
souvent attendre les séances publiques du conseil pour défendre leurs idées
et 35,1% reconnaissent avoir déjà chargé des fonctionnaires pour faire
parvenir certains de leurs choix politiques. Par ailleurs, 59% disent n’avoir
jamais tenté de sensibiliser l’opinion publique de l’intérêt de leurs
initiatives et 33% affirment n’avoir jamais essayé de contacter des
conseillers de peur de perdre du temps à chercher à les convaincre. Enfin,
seulement 11,5% disent qu’ils présentent toujours leurs propositions à un
bon nombre de conseillers, y compris à leurs adversaires, pour obtenir le
soutien de la majorité.

5. Confiance et relations interpersonnelles


La « confiance » représente la base pour l’acceptation de l’autorité des
leaders. Un subalterne peut ainsi faire confiance au jugement d’un leader,
accueillir favorablement ses initiatives et accepter son autorité même
lorsque ce dernier échoue dans son action. Le leadership politique dépend
en effet de la relation de confiance entre le leader et les followers.
Bourricaud illustre bien cette idée en ces termes : « le leader c’est l’individu
à l’égard duquel j’ai développé un préjugé favorable, dont j’accueille les
initiatives avec confiance et qui, en cas d’échec, dispose auprès de moi
d’un volant de crédit qui lui permet de faire bonne figure même si pour un
temps son compte est à découvert. » Cette insistance sur la confiance
accordée rappelle que dans le cadre d’une relation entre A et B, c’est B qui
accepte en définitive le pouvoir de A, qui en tire sa légitimation
(Bourricaud, 1953 : 456). Selon Bourricaud, la confiance que les partisans
accordent à un leader peut même maintenir la cohésion du groupe. Le chef
politique doit donc inspirer confiance. À cette fin, il doit apparaître à
l’intérieur de son parti comme le conciliateur ou le médiateur qui, en dépit
des fonctions, parvient à maintenir l’unité du groupe. Telle est la raison du
prestige inhérent dans le vocabulaire américain à l’expression de « middle
of the road man » (Bourricaud, 1953 : 464).
Dans le conseil de la ville, l’enquête nous apprend que la confiance et les
relations interpersonnelles constituent des facteurs déterminants du
comportement du leadership. Ainsi, la majorité des conseillers (76,3%)
affirme qu’ils soutiennent souvent un élu qu’ils connaissent et auquel ils
font confiance, contre seulement une infime minorité (14,5%) qui reconnaît
n’avoir jamais fait confiance dans les membres du conseil, comme le
démontre d’ailleurs, à titre illustratif, le graphique 37 ci-dessous.

Graphique 37 : « Préférez-vous rallier une personne de confiance pour


faire passer une proposition ? »
images60
Dans le même ordre d’idées, les élus semblent accorder une importance
particulière au « lien social » dans la vie politique locale. Ainsi, 58,8% des
conseillers disent avoir soutenu quelques fois le choix d’un élu avec lequel
ils partageaient des liens d’amitié, contre seulement 18,3% qui disent
n’avoir jamais rallié la position d’un élu qu’ils connaissent
personnellement. Dans le même sens, la majorité des interviewés semble
être en faveur de la communication et des relations interpersonnelles. Ainsi,
40,5% d’entre eux disent avoir déjà appuyé le choix d’un élu qui a pris le
temps de les contacter pour discuter avec eux de certaines propositions
politiques.

Dans un autre registre, l’enquête n’atteste pas d’une importance


prioritaire des affinités intellectuelles ou idéologiques dans le processus de
followership. Ainsi, seulement 18,3% des conseillers déclarent avoir
souvent soutenu la position d’un élu avec lequel ils partageaient des idées,
des principes ou des valeurs. Aussi minimes soient-elles, des affinités
idéologiques semblent toutefois orienter les comportements de la majorité
des conseillers (61,8%) qui affirme avoir déjà appuyé quelques fois le choix
d’un élu qui appartient à la même famille ou camp politique (gauche,
droite...), comme le démontre d’ailleurs, à titre illustratif, le graphique 38
ci-dessous

Graphique 38 : « Préférez-vous rallier un élu dont les idées vous sont


proches pour soutenir une proposition ? »
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6. Solidarité et communauté
L’enquête révèle l’effacement des facteurs ethniques, professionnels,
générationnels et personnels dans la détermination du comportement du
leadership. Pour preuve, l’appartenance à un « groupe ethnique » ne semble
pas déterminante pour obtenir l’adhésion des followers. Ainsi, 36,6% des
conseillers se disent rarement solidaires avec un élu issu de la même région
ou appartenant au même territoire qu’eux, contre seulement 6,9% qui
déclarent le contraire. De même, la solidarité socioprofessionnelle ne
semble pas jouer un rôle décisif dans la mobilisation des partisans. Ainsi,
48,1% des conseillers affirment qu’ils ne soutiennent que rarementun élu
qui exerce la même profession qu’eux, contre seulement 5,3% qui disent le
contraire.

Par ailleurs, les élus ne semblent pas accorder un intérêt particulier à


l’appartenance à une même génération d’âge. Ainsi, 46,6% des conseillers
déclarent avoir rarement soutenu un élu de la même génération d’âge
qu’eux. À l’instar de « l’effet générationnel », la « personnalité » ne semble
pas jouer un rôle décisif dans le comportement de followership local. Ainsi,
presque la moitié des conseillers (46,4%) disent n’avoir jamais soutenu la
position d’un élu « charmant » à cause notamment de sa rhétorique ou son
« image de marque », comme le démontre d’ailleurs, à titre illustratif, le
graphique 39 ci-dessous.

Graphique 39 : « Préférez-vous appuyer le choix d’un élu « charmant »


pour soutenir une proposition ? »
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7. Compétences, valeurs morales et éthique « utilitariste »


L’enquête démontre que malgré le peu d’intérêt accordé à la
« personnalité », une grande partie des conseillers reconnaît l’importance
des compétences et en particulier l’habileté (skill) à pouvoir manipuler des
partisans pour exercer un leadership. Ainsi, la majorité des interviewés
(79,4%) reconnaît avoir souvent soutenu des élus dont les choix se sont
avérés judicieux et bien réfléchis. Le leadership local semble donc
étroitement lié à la capacité du leader d’utiliser habilement son savoir-faire
de manière à prendre de « bonnes » décisions.
Dans un autre registre, une bonne partie des élus n’hésite pas à manifester
un certain dénigrement des principes moraux surtout lorsqu’ils sont associés
à l’action politique. Il s’agit là vraisemblablement d’une certaine
représentation d’un leadership dissocié de « la morale ». Pour preuve, la
majorité des conseillers (76,6%) déclare n’avoir jamais soutenu un élu à
cause de son « sens éthique », son intégrité morale ou ses principes
normatifs, contre seulement une minorité (23,4%) qui affirme le contraire.
L’évacuation de la morale de l’action locale par la majorité des conseillers
atteste de la prééminence d’un comportement politique de type
« utilitariste ». En d’autres termes, la relation entre leader et followers est
perçue essentiellement comme une interaction « transactionnelle » où
chaque partie tente de satisfaire ses propres intérêts. Pour preuve, la
majorité des conseillers (62,6%) affirme avoir souvent appuyé la position
d’un élu pour les avoir déjà soutenus auparavant. En outre, 32,1% d’entre
eux déclarent avoir souvent rallié la position d’un élu avec qui ils partagent
des intérêts communs, 55% disent agir de la sorte quelques fois et
seulement 8,4% affirment n’avoir jamais appuyé le choix d’un élu sur la
base d’intérêts partagés, comme le démontre d’ailleurs, à titre illustratif, le
graphique 40 ci-dessous.

Graphique 40 : « Préférez-vous rallier un élu avec qui vous partagez


des intérêts pour soutenir une proposition ? »
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8. Compétition et adversité
Le leadership n’est pas seulement inhérent au soutien apporté aux choix
d’un leader potentiel, mais il est aussi lié à l’opposition manifestée à l’égard
de ses initiatives. Pour exercer de l’influence, un conseiller serait ainsi
obligé de s’attaquer aux initiatives de ses adversaires afin de les discréditer
auprès des followers. À cet effet, la capacité debloquer une proposition ou
voter contre une décision pourrait consolider la crédibilité du leader et
propulser une dynamique dans le groupe. Dans le conseil de la ville,
l’enquête révèle toutefois un manque de compétition entre leaders locaux.
Ainsi, la majorité écrasante des conseillers (84%) déclare n’avoir jamais
bloqué de propositions initiées par un de leurs adversaires, contre seulement
16% qui affirment l’avoir déjà fait, comme le démontre d’ailleurs, à titre
illustratif, le graphique 41 ci-dessous.

Graphique 41 : « Avez-vous déjà bloqué une ou plusieurs propositions


présentées par certains élus ? »
images64
Dans le même ordre d’idée, il apparaît que parmi ces conseillers, qui
parviennent à bloquer des initiatives, seule la moitié déclare avoir déjà
empêché des adversaires de faire passer des propositions et seulement le
tiers affirme en avoir contré plusieurs à maintes reprises. Ainsi, comme le
démontre le tableau 16 ci-dessous, sur un total d’unevingtaine de
propositions bloquées (reportées ou désapprouvées) souvent par des
conseillers de l’opposition, entre 2003 et 2007, figurent, par ordre de
priorité, les initiatives suivantes :

Tableau 16 : « Décisions bloquées par les conseillers de l’opposition


entre 2003 et 2007 » 100
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L’exercice de l’influence ne se limite pas donc à l’action de certains élus
qui tentent de faire passer (ou contrer) des propositions afin de défendre
leurs intérêts et ceux de leurs partisans. L’accès à des positions d’influence
est un effort laborieux qui nécessite aussi un engagement soutenu visant à
orienter les choix, les priorités et les décisions du gouvernement local. Pour
mieux appréhender la complexité du leadership, on propose ainsi d’étudier
le processus décisionnel local à partir de l’examen de trois décisions
majeures prises par le conseil de la ville de Casablanca.

II. LEADERSHIP ET PROCESSUS DÉCISIONNEL LOCAL :


ÉTUDES DE CAS
Gardner est convaincu que l’analyse du processus décisionnel ne saurait
rendre compte de la complexité du phénomène du leadership marqué par la
prééminence des facteurs historiques et contextuels101. Dahl ne partage pas
cette idée et propose d’analyser le processus décisionnel en vue d’identifier
l’intervention des leaders et des followers dans plusieurs domaines de prise
de décisions, tels que l’enseignement public, la candidature au poste de
maire, etc. L’auteur procède ainsi à la mesure de l’influence en utilisant la
méthode décisionnelle de la manière suivante : d’abord, il mesure le
leadership dans trois domaines de décisions : un seul domaine, plus d’un
domaine. Ensuite, il mesure le chevauchement des leaders et des sous-
leaders sur les trois domaines : chevauchement maximum possible et
chevauchement réel (Dahl, 1971 : 190).

Cette méthode peut être résumée comme étant le ratio entre la fréquence
avec laquelle un individu initie des actions, dans des situations de groupe, et
la fréquence avec laquelle la personne réagit personnellement aux initiatives
des autres. Le ratio permet ainsi de mesurer quantitativement le phénomène
de leadership.

Inspiré de la méthode décisionnelle adoptée par Robert Dahl dans son


étude du leadership dans la ville de New Haven, on essayera d’analyser un
échantillon de décisions prises par le conseil de la ville de Casablanca, entre
2003 et 2007. À cette fin, on s’est basé sur une dizaine d’entretiens avec des
élus et des fonctionnaires, ainsi que sur une série d’observations grâce à une
présence plus ou moins régulière aux assemblées du conseil de la ville,
tenues entre 2003 et 2007. Et pour juger de la légitimité du processus
décisionnel local, on s’est appuyé sur un examen des procès-verbaux des
réunions pour mesurer le degré d’adhésion des conseillers grâce au
comptage des votes obtenus pour chaque proposition approuvée ou rejetée
par le conseil. Les décisions choisies ici revêtent un caractère stratégique
pour l’avenir de ville dans la mesure où elles influent à la fois sur la
configuration du leadership local et sur le quotidien des populations au sein
de la collectivité. Il s’agit en l’occurrence de trois décisions majeures, à
savoir : l’élection du président du conseil de la ville, la gestion du transport
public par le privé et l’organisation du festival de Casablanca.

1. Élection du président du conseil de la ville de Casablanca : « un


jeu à plusieurs acteurs »
Le conseil communal de la ville de Casablanca est composé de 131
conseillers répartis sur 21 partis en plus des élus sans appartenance
partisane (SAP). Le parti politique qui aspirait décrocher la présidence du
conseil communal était donc obligée de rassembler 66 voix. Mais la tâche
s’est avérée difficile vu que le scrutin local de 2003 n’a pas permis de
dégager une majorité franche : l’Istiqlal 19, l’USFP 17, le PJD 16 et l’UC
11102. De fait, les candidats à la présidence du conseil étaient contraints de
former des coalitions non sans engendrer des conflits idéologiques ou
d’intérêts entre les différentes parties en jeu. Dans ce sens, on propose de
procéder à la restitution du processus d’élection du président du conseil de
la ville afin de pouvoir mettre la lumière sur les divers modes de
fonctionnement du leadership local. L’intérêt sera porté ainsi sur plusieurs
points, à savoir les tractations postélectorales, les jeux d’alliances et
d’influence, les tensions et les conflits, l’élaboration des consensus et la
légitimité du gouvernement local.

a) Tractations postélectorales
Les résultats du scrutin donnaient deux partis, l’Istiqlal et l’USFP,
membres du gouvernement à l’époque, favoris pour remporter le poste de
président du conseil de la ville de Casablanca. Selon une pure logique
arithmétique, ces deux partis étaient en mesure de former une coalition à
même de leur garantir la majorité des voix nécessaires pour se positionner à
la tête du gouvernement local :

(50% + 1 = 68 voix) : l’Istiqlal 19, l’USFP 17, le RNI 10, MP 8, 8 MNP


et le PPS 6 sièges.

Cela permettait aux partis de la koutla de monter des alliances avec des
partis membres du gouvernement pour accéder, plus facilement, à la
présidence du conseil avec deux voix supplémentaires (68 au lieu de 66
voix).

Mais la compétition entre l’Istiqlal et l’USFP a fait que la logique


politique n’a pas été respectée. Le parti de l’Istiqlal a refusé ainsi de céder
face aux « socialistes » arguant que le parti qui a obtenu le plus nombre de
voix est le mieux placé pour accéder à la présidence. Ce qui n’était pas
d’ailleurs pour plaire aux dirigeants de l’USFP, dont l’un des chefs de file,
Khalid Alioua, s’est déclaré, avant l’heure, comme le futur président du
conseil communal de Casablanca103. La déclaration de cet ex-ministre,
proche d’ailleurs de l’ex-premier ministre Abderrahmane El Youssoufi, n’a
pas fait l’unanimité au sein de l’USFP. Du côté de la koutla, des
responsables de l’Istiqlal décident alors de réagir au positionnement de
l’USFP et commencent dès lors à chercher à monter de nouvelles alliances,
notamment avec le parti du Mouvement populaire (MP).

Face à la montée des divergences entre l’USFP et l’Istiqlal, des partis peu
représentatifs se sont empressés de présenter des candidats pour décrocher
la présidence du conseil de la ville. C’est le cas notamment de l’UC qui a
poussé Mohamed Sajid à prendre place dans la course à côté de deux
candidats de la koutla : Abdelkrim Ghallab (Istiqlal) et Khalid Alioua
(USFP). Le candidat (UC) décide alors de s’imposer en s’appuyant sur une
alliance stratégique déjà établie principalement entre notabilités locales et
islamistes légalistes. Le parti de Sajid, qui disposait de 10 voix, s’est allié
ainsi avec le MP 8 voix, le MNP 8 voix, le PJD 16 voix, l’UD 4 voix,
l’ADL 4 voix et 3 voix (SAP) pour prendre part aux élections du conseil
provincial. Ces mêmes partis « unis » au niveau provincial se sont alliés
pour barrer la route aux partis de la koutla d’accéder à la présidence du
conseil de la ville. Les candidats de ces partis sont parvenus ainsi à se faire
représenter au sein du bureau du conseil provincial. En outre, le parti du
Mouvement populaire (MP) a pu décrocher la présidence du conseil
préfectoral de la ville104.

Fort de ses alliances, le parti de l’UC était plus ou moins bien placé pour
concurrencer les partis de la koutla dans l’espoir de décrocher la présidence
du conseil de la ville de Casablanca. À cette fin, il fallait absolument
dépasser les conflits et mettre sur pied un consensus entre différents
courants politiques en compétition (islamistes, notables, libéraux...).

b) Origines
Grâce à un consensus de compromis, des notabilités locales avaient
formé une coalition pour contrer les partis de la koutla. Il s’agit là d’un
accord conclu sous l’égide d’un ancien membre de l’UC, Mohamed
Kemmou, proche d’ailleurs de l’ex-président de l’ex-CUC105 et de l’ex-
ministre de l’intérieur, Driss Basri. Grâce à ses réseaux notabiliaires,
l’homme est parvenu ainsi à rassembler bon nombre de conseillers (MP,
MNP, PJD, UC et ADL) pour soutenir une candidature commune pour la
présidence du conseil de la ville. Dans cet accord tacite, on pouvait lire
notamment ceci :

« (...) L’engagement des partis signataires à respecter cet accord et à


soutenir les organes choisis durant tout le mandat électoral afin de
préserver sa cohésion, sa forcer et son efficacité. »

Durant la course à la présidence du conseil préfectoral, pour rappel,


d’autres partis politiques avaient rompu leur alliance avec les membres de
la koutla. C’est le cas notamment du RNI qui avait présenté une liste
commune avec L’Istiqlal. Malgré cela, un conseiller RNI n’a pas hésité à
rejoindre le bureau du conseil préfectoral. De leur côté, l’USFP, le PPS et le
FFD restent campés sur leurs positions refusant de rallier la liste Istiqlal-
RNI. La coalition formée par des notabilités locales avait pourtant permis
au parti du MP de remporter avec 16 voix la présidence du conseil
préfectoral (Saïd Hasban) et du conseil régional (Chafik Benkirane). Mais
cette alliance n’a pas été appréciée par les dirigeants de l’USFP. Deux
responsables du parti, Abdelwahed Radi et Fathallah Oulaâlou, auraient
même reproché au premier ministre à l’époque, Idriss Jettou, d’ « avoir
manqué à ses engagements en tant que chef de la majorité
gouvernementale »106. En outre, l’USFP et l’Istiqlal avaient décidé de se
repositionner sur la scène politique locale en sollicitant le soutien des
membres du gouvernement. Le dimanche 14 septembre 2003, les partis de
la majorité gouvernementale se sont réunis ainsi pour débattre des résultats
du scrutin communal du 12 septembre 2003, en présence de Driss Jettou.
Ce dernier leur aurait promis de soutenir les candidats de la majorité au
poste du président du conseil communal de la capitale économique.

Mais cela n’a pas empêché pour autant l’éclatement de la majorité


gouvernementale. L’alliance entre l’UC, le « bloc haraki » et le PJD l’avait
privé d’accaparer la présidence du conseil de la ville de Casablanca. Fort du
soutien des notabilités, Kemmou ne cachait pas ainsi ses intentions
politiques. À ce propos, il déclare ceci :

« La carte des alliances au sein du conseil préfectoral nous permet de


connaître la configuration future des alliances au sein du conseil de la ville.
Nous représentons actuellement une majorité arithmétique soutenue par 62
conseillers. Les quatre voix qui nous manquent nous l’aurons grâce à notre
travail de négociation avec les autres parties en jeu ».

Les notabilités locales avaient désormais pris une longueur d’avance sur
leurs adversaires politiques pour décrocher la direction politique de la
métropole.

c) Idéologies et conflits d’intérêts


Les partis de la koutla n’ont pas su dépasser leurs divergences pour
soutenir une candidature commune au poste de président du conseil de la
ville de Casablanca. L’USFP n’a pas pardonné à l’Istiqlal son accord tacite
avec des notabilités locales. Ces tensions avaient engendré l’éclatement des
voix des conseillers de la koutla. Pour preuve, les dirigeants de l’Istiqlal
avaient décidé de rallier l’alliance entre l’UC, le PJD, le « bloc Haraki », le
PND, l’ADL et les (SAP). Par ailleurs, l’Istiqlal avec 19 sièges était divisé
sur le candidat à présenter. Deux Istiqlaliens, Ahmed Kadiri et Abderezzak
Afilal, ont profité de l’indécision de leur parti pour mener à deux des
tractations en douce avec Khalid Alioua. Mais l’Istiqlal avait réagi en
présentant deux candidats ministres au gouvernement à l’époque107. Le
comité exécutif se décide ainsi et opte alors pour la candidature de Yasmina
Baddou108 avant de se rétracter pour soutenir la candidature de Karim
Ghallab.

Pour appuyer la candidature de Ghallab à la présidence du conseil de la


ville, l’Istiqlal était obligé d’obtenir le soutien des conseillers du PJD et de
l’UC. Pou ce faire, les istiqlaliens se sont référés à un accord préalable
conclu entre plusieurs partis politiques109. En principe, la tâche semblait
facile à en juger par la détermination des conseillers islamistes légalistes à
respecter leurs engagements, comme en témoignent d’ailleurs les propos
d’un conseiller PJD i « Nous avons juré de soutenir Sajid quoiqu’il arrive et
peu importe le prix. » De son côté, le PJD n’était vraisemblablement pas
prêt pour entrer en compétition et avait décidé d’adopter un « profil bas »
face à ses adversaires. Les dirigeants de l’Istiqlal se devaient donc de
persuader Sajid de se retirer de la course. Ce dernier respecte l’accord avec
ses alliés et parvient en effet à convaincre le bureau politique de l’UC
d’appuyer la candidature du ministre Ghallab. Ce faisant, l’Istiqlal était
pratiquement en mesure d’obtenir la majorité absolue, au premier tour, au
sein du conseil communal. Il pouvait compter sur le soutien de 46
conseillers (Istiqlal 19, PJD 16 et UC 11). Sans compter le soutien du « bloc
haraki » fort de ses 20 conseillers locaux. Ce qui fait en total 66 voix en
faveur du parti de l’Istiqlal.

Dépités, mais ne s’avouant pas vaincus, les dirigeants de l’USFP avaient


tenté de sauver la face en appelant l’Istiqlal et le PPS à soutenir la koutla.
Alioua s’est dit même prêt à appuyer la candidature de Ghallab pour barrer
la route à Sajid. Entre-temps, l’USFP cherchait à monter des alliances avec
d’autres partis « de gauche », à l’instar du PPS, du FFD et du PSD, tout en
gardant, discrètement, le contact avec l’Istiqlal. L’USFP s’apprêtait ainsi à
un double jeu qui lui permettait de défendre ses propres intérêts tout en
prétendant faire prévaloir une alliance idéologique, comme l’affirmait
notamment cet universitaire et conseiller usfpéiste :

« L’USFP ne parle pas seulement en son nom, mais aussi au nom des
partis démocratiques vainqueurs des élections. Ainsi, en dehors de notre
famille politique de gauche, et à l’exception du PJD qui représente aussi un
courant politique organisé, il n’existe que des opportunistes et aucun
courant d’idées. »

Après l’échec des négociations de l’USFP avec les partis « de gauche »,


Khalid Alioua décide alors d’appuyer la candidature de Ghallab à condition
que l’Istiqlal le soutienne pour décrocher la présidence de la région110 et
porter l’USFP à la présidence de l’arrondissement de Maârif. Parallèlement,
l’USFP menait des négociations avec les « harakis » espérant obtenir
l’adhésion des notables. Mais les pourparlers n’ont pas abouti à cause
notamment de l’intransigeance de Khalid Alioua qui avait déclaré
notamment ceci : « La présidence doit revenir à l’USFP, la vice-présidence
au PPS et au PSD. C’est à prendre ou à laisser. » En outre, ce dernier s’est
montré rigide en refusant en bloc les propositions des conseillers
« harakis » de se partager équitablement les postes de responsabilité. Mais
le discours polarisé du candidat de l’USFP n’a pas été pour plaire aux
notabilités locales qui décident en fin de soutenir Sajid.
À l’instar de l’USFP, l’Istiqlal décide de s’apprêter à un double jeu : une
alliance stratégique avec l’USFP et une coalition tactique avec les notables.
Mais face à l’échec de ses négociations, l’Istiqlal décide de sauver la mise
par le biais de Ghallab qui déclare, à la dernière minute et sans trop de
convictions, son attachement à la majorité gouvernementale. Ce faisant,
l’Istiqlal décide alors de solliciter le soutien de l’USFP et enterre l’accord
conclu avec Sajid et ses partisans. Ces derniers avaient qualifié cette action
de « coup d’État » contre le camp le mieux armé pour décrocher la
présidence du conseil de la ville. En outre, certains conseillers proches des
notabilités se sont même attaqués à Ghallab lui reprochant ainsi « son
manque d’expérience dans la gestion de la chose locale et son
« parachutage » au sein du gouvernement grâce à sa famille et ses lobbies
d’origine fassie ».

Du côté de l’USFP, le parti s’est trouvé considérablement affaibli par les


divergences internes qui ont ponctué l’élaboration des listes électorales.
Ainsi, la candidature de Khalid Alioua a été très contestée par la section
locale du parti à Casablanca. Bien plus, des membres du bureau politique
étaient carrément contre sa candidature. C’est le cas notamment de
Mohamed Karam, député casablancais à Hay Hassani, qui a renoncé à se
présenter aux élections communales accusant même des responsables de
l’USFP d’avoir imposé le nom de Khalid Alioua. Le 2 août 2003, El
Youssoufi s’envolait pour Cannes. Mohamad Karam crie au complot
puisque la réunion organisée par le secrétariat de Casablanca, dont il assure
d’ailleurs la fonction de coordinateur, s’est tenue lorsqu’il était en voyage à
l’étranger. Dès son retour, il écrit une lettre de protestation au bureau
politique rejetant le contenu d’un communiqué111 de l’USFP et se demande
pourquoi son nom a été supprimé de la liste des candidats en lice.

d) « Islamistes »
L’élection du président du conseil de la ville de Casablanca, en 2003, est
due en grande partie à une alliance entre des « néo-notables »,112 des
islamistes légalistes et des partis dits « administratifs »113. Cette coalition
s’est traduite par un rapprochement entre les conseillers de trois parties
majeures : le « bloc haraki », l’UC et le PJD. L’objectif étant de barrer la
route aux partis de la koutla dont les deux candidats-ministres ne
s’apprêtaient pas réellement au jeu des négociations.

Dans un contexte perturbé, Sajid prend l’initiative de réunir ses partisans


afin d’orienter le choix du futur président du conseil de la métropole. Le
jeudi 18 septembre 2003, il tient à sa maison une réunion regroupant des
dirigeants de plusieurs partis politiques dont notamment l’UC, le PJD, le
RNI, l’ADL, le PND et le « bloc haraki ». Les personnes présentes à cette
réunion se sont mises d’accord sur le désistement de Sajid au profit de
Ghallab à condition que le poste de premier vice-président revienne à l’UC
et que le reste des responsabilités soit réparti équitablement entre les autres
partis alliés. L’alliance Ghallab-Sajid avait encore une fois brouillé les
cartes puisque des conseillers appartenant à d’autres partis ou sans
appartenance partisane (SAP) n’ont pas été prévenus de l’accord et ses
termes. Ainsi, le dimanche 21 septembre 2003, la mouvance populaire (MP,
MNP, UD, MSD) avec 26 sièges fait cause commune avec le PJD (16),
l’UC (11) et l’Istiqlal (19) parvenant ainsi à rallier soixante grands
électeurs. Dans la résidence fastueuse de Mohamed Sajid, c’est Mohamed
Kemmou, ancien député UC et ex-vice-président de la commune de Hay
Hassani, qui dirige la manœuvre épaulé par des élus locaux du RNI, dont
notamment un ancien de l’USFP. Un principe est retenu au début de cette
réunion : on doit focaliser les discussions sur la répartition des
responsabilités au sein de l’alliance (membres du bureau du conseil de la
ville, présidences des conseils des arrondissements, élection des instances
préfectorales et régionales...). Mais on n’abordera pas la question du choix
du candidat à la présidence du conseil de la ville de Casablanca. Sajid a
laissé même entendre qu’il était disposé à se retirer au profit de Ghallab. Le
21 septembre à 22 h 30, un communiqué devait être publié. Et c’est Ghallab
qui devait ramener la réponse définitive à ses interlocuteurs.

Outre les notabilités locales, Sajid pouvait compter sur le soutien des
conseillers PJD qui disposent d’un ancrage local dans le milieu urbain et
d’une certaine crédibilité auprès des populations. En effet, les élus PJD sont
réputés pour leur discipline et leur dévouement à leurs chefs. Les directives
du secrétariat général de ce parti étaient claires dès le début : les
négociations pour la conclusion d’accords de coalition ou de soutien d’un
candidat dans les grandes villes sont du ressort de la direction centrale. Une
cellule de coordination avait pour mission de mener les pourparlers avec les
partis politiques tant au niveau central que local. Pour ce qui concerne le
conseil de la ville de Casablanca, le PJD a décidé, au début, de soutenir
l’Istiqlal avant d’opter pour le candidat UC. Malgré ces revirements, les
seize conseillers PJD se sont toujours conformés aux consignes de vote de
la direction centrale. Le camp de Sajid pouvait désormais compter sur un
allié de taille : les islamistes légalistes.

e) « Outsiders »
Réagissant à ces alliances de tous bords, des élus « marginalisés »
décident désespérément de monter une coalition pour briguer la présidence
du conseil de la ville. Dans une manœuvre de dernière chance, le chef du
PSD114 décide d’organiser, le 21 septembre 2003, dans un hôtel de la ville,
une réunion rassemblant des conseillers appartenant à plusieurs partis (PSD,
FC, PND et MDS). Un conseiller PSD, riche notable et ancien président de
commune, avait ainsi tenté de faire campagne autour d’un thème qui se veut
« fédérateur » de la classe politique, à savoir la sécurité de la métropole
visée par la montée du « terrorisme ». L’un des slogans de cette campagne
était la dénonciation des attentats du 16 mai de Casablanca dans le cadre de
l’association « Matkich Bladi »115. À en croire ce conseiller, les
négociations pour la direction politique de la ville seraient dominées par des
élites économiques qui tendent à exclure les élus locaux. À ce propos, il
déclare ceci :

« Les conseillers qui participent à cette rencontre souhaitent être


représentés au sein du bureau qui va diriger la ville et refusent la
marginalisation et l’exclusion. Nous réagissons après avoir entendu parler
d’une réunion, tenue le 20 septembre 2003, à l’issue de laquelle certains
notables ont décidé, unilatéralement, de la composition du bureau du
conseil. Cela nous a incités à nous déployer en force pour contrer ce
courant d’affairistes et d’opportunistes qui tente de marginaliser plusieurs
élus et cadres originaires de la ville de Casablanca (Ouled Lebled)[...] »

f) Soubresauts politiques
À l’issu de ces tractations, les partisans de l’accord qui comprend
notamment l’Istiqlal, l’UC et le MP se sont réunis, le lundi 22 septembre
2003 à 10 h du matin, pour chercher une issue à cette impasse politique.
Mais à la grande surprise, le candidat Ghallab n’a pas répondu présent à
l’appel et n’était pas joignable durant toute la matinée. Des conseillers
appellent au téléphone Mhaned Laenser, chef du MP qui informe l’alliance
que la mouvance ne donne pas de consignes. À 15 h de l’après-midi,
Ghallab avait contacté ses alliés pour leur informer qu’il s’est retiré de la
course à la présidence. Commentant sa décision, il rassemble toutes ses
forces et dit ceci :

« Je ne vais pas rester au sein d’une alliance hétérogène représentant à


la fois le gouvernement et l’opposition. Je vais soutenir l’USFP. Mon parti
a décidé de s’en tenir à une alliance dans le cadre de la majorité
gouvernementale. Il est inconcevable qu’un ministre affronte ses opposants
au Parlement pendant qu’il les soutient au sein d’un conseil communal. »

Les réunions et les contacts se sont multipliés entre les conseillers


proches de Sajid durant deux jours jusqu’à une heure tardive de la soirée.
En fait, Sajid s’est senti trahi par Ghallab et décidé de jouer la carte des
« islamistes » du PJD. Pendant ce temps-là, les conseillers de l’USFP
continuaient à critiquer les élus de l’Istiqlal leur reprochant surtout le fait
d’avoir conclu un accord « secret » avec leurs adversaires au sein de l’UC
et du MP116. En outre, l’USFP n’avait pas apprécié que les istiqlaliens
servent de levier pour propulser des élus d’obédience islamiste au-devant de
la scène politique. De son côté, Ghallab avait joué une fois encore la carte
de la koutla déclarant ainsi son alliance « idéologique » avec l’USFP. Un
conseiller PJD avait critiqué, lui, la prise de position de l’Istiqlal en la
qualifiant de manœuvre politicienne. À cet égard, il déclare ci :

« Ghallab s’est mal comporté. Nous lui avons offert la ville de


Casablanca sur un plateau d’argent. Il était capable d’accéder à la
présidence soutenu dans sa démarche par une grande coalition composée
notamment de l’UC, l’UMP et le RNI. Mais à la dernière minute, il s’est
désisté et aujourd’hui il semble regretter son choix après nous avoir donné
sa parole. »
Une alliance entre l’Istiqlal et le PJD s’est avérée donc hors de portée.
Face à cette impasse, les conseillers de l’Istiqlal décident alors de rallier
l’USFP tout en cherchant à monter en vain une alliance avec le RNI et le
MP. De leur côté, les harakis se sont concertés avec les dirigeants des partis
de la koutla et du RNI qui cherchaient à préserver l’homogénéité de la
coalition gouvernementale. Mais ces contacts se sont avérés infructueux vu
les divergences qui partageaient les membres de l’exécutif, en particulier
sur les postes à pourvoir au sein du conseil de la ville. Un conseiller USFP
déplore ainsi l’hétérogénéité des coalitions qui dénotent vraisemblablement
de l’effacement de référents idéologiques par rapport aux intérêts propres de
chaque parti. A cet égard, il déclare ceci :

« Je ne comprends pas pourquoi on évoque la question de l’hégémonie de


la majorité gouvernementale lors de l’élection du président du conseil de la
ville de Casablanca. Il faudra reconnaître que les élus locaux ne sont pas
imprégnés d’idéologies particulières. Dans plusieurs communes, on est
frappé de constater des coalitions hétérogènes et parfois surréalistes entre
progressistes et islamistes, par exemple. Cela se confirme même au niveau
gouvernemental où les valeurs font souvent place aux intérêts personnels. »

g) Dénouements
Lors des tractations pour le choix du président du conseil de la ville, des
conflits ont surgi entre les partisans de Sajid tout particulièrement. À cause
d’un retard enregistré au niveau des contacts entre les chefs des partis,
certains conseillers, dont notamment ceux du « bloc haraki », avaient
commencé à protester en refusant ainsi de se soumettre aux directives de
leurs dirigeants partisans. L’accord conclu entre les partis notabiliaires et les
islamistes du PJD était sérieusement menacé par des animosités
personnelles entre certains candidats à la présidence et leurs partisans. Mais
ces tensions ont été vite canalisées juste avant la tenue de la session du
mardi 23 septembre 2003 consacrée à l’élection du président du conseil de
la ville de Casablanca.

Du côté de l’opposition, les conseillers de l’Istiqlal se sont tenus à


l’accord premier avec l’USFP selon lequel la primauté du choix du candidat
commun doit revenir au parti le mieux classé, à savoir le PI. Mais cette
position a été rejetée par les conseillers de l’USFP qui avaient décidé de
battre en retraite sans qu’ils abandonnent pour autant le candidat istiqlalien.
Pour sortir de l’impasse, l’Istiqlal avait décidé alors de s’allier au RNI pour
une liste commune conduite par le ministre Ghallab. Ce dernier pouvait
compter sur le soutien du candidat de l’USFP en lice qui ne voulait pas
soutenir des conseillers « harakis » membres de partis proches de
l’administration.

Dans l’autre bout de l’arène politique, l’UC, le PJD et le « bloc haraki »


avaient monté une alliance stratégique pour accaparer le contrôle du conseil
de la ville. Soutenus par les islamistes légalistes, les partis « notabiliaires »
ont donc survécu à la koutla qui prône une « idéologie démocratique ». La
coalition formée autour de Sajid a permis de présenter deux listes favorisant
ainsi ses chances de remporter la présidence du conseil communal de la
capitale économique. Le camp de Sajid avait bénéficié aussi des rivalités
entre l’USFP117 et l’Istiqlal pour prendre les règnes du gouvernement local.
Avec l’absence de Khalid Alioua, resté à l’extérieur de la salle le jour du
scrutin, la concurrence a été limitée entre Sajid et Ghallab. Mais les
conseillers de l’opposition étaient presque convaincus de perdre face à la
coalition des notables et des islamistes. Certains conseillers de l’Istiqlal et
de l’USFP notamment avaient décidé, eux aussi, de quitter la salle avant
même l’annonce officielle des résultats. La séance qui a commencé à 15 h
45 a duré deux heures à l’issue de laquelle Sajid s’est imposé en obtenant
88 voix (65,65% du suffrage) contre 45 voix (34,35% du suffrage) pour son
adversaire Ghallab. Une foule d’élus se lèvent d’un bond de leurs sièges et
entourent le vainqueur118. Mohamed Sajid reste assis à sa place au milieu
d’une salle de plus en plus bruyante. Vers la fin de la séance, les alliances
n’ont pas abouti à choisir les membres du bureau à cause des différends qui
partageaient l’UC et ses partisans. Le problème résidait dans la répartition
des 10 postes de vice-présidents et des 16 présidences des conseils des
arrondissements de la ville.

Pour endiguer les divergences, les partis de la majorité avaient chargé


Sajid de choisir les membres du bureau sur la base d’un consensus de
compromis qui permettait un partage « équitable » des postes de
responsabilité. Mohamed Kemmou tente d’expliquer les enjeux relatifs aux
manœuvres de la coalition menée désormais par des notables locaux. A ce
propos, il déclare ceci :

« La veille de l’élection des vice-présidents, vers minuit, 70 conseillers se


sont mis d’accord, à l’unanimité, pour déléguer au président le pouvoir de
choisir les membres du bureau après avoir consulté leurs formations
politiques. Personnellement, je n’étais qu’un représentant de l’une des 12
formations politiques ayant proposé au président des candidats avec des
informations sur leur parcours politique dont notamment leur CV. Les
contacts du président ont duré très tard dans la nuit. C’est pourquoi il n’est
pas parvenu à présenter la liste des membres du bureau qu’une demi-heure
avant la tenue de la session au siège de la wilaya. »

Dans son premier test à la tête du conseil de la ville, Sajid est parvenu
ainsi à concilier ses partisans grâce à une répartition « négociée » des
fonctions hiérarchiques de responsabilité. Il tente ainsi de prôner un
leadership participatif en ces termes :

« Notre objectif est que toutes les parties représentées au sein du conseil
soient présentes au sein du bureau abstraction faite de leur poids
quantitatif. En outre, nous avons tenu à éviter le cumul des postes de
responsabilité. Ainsi, celui qui veut se présenter candidat à la présidence
des arrondissements ne pourra pas se porter candidat à la vice-présidence
du conseil. ».

Malgré ces déclarations de « bonne foi », des voix continuaient à s’élever


pour protester contre les choix du chef du gouvernement local.

h) Protestations
La session de l’élection du président du conseil s’est achevée, comme à
l’avait souligné précédemment, sans que les partis de la majorité puissent
constituer le bureau. Les jours qui suivent ont été marqués par une série de
négociations afin que l’USFP et l’Istiqlal soient représentés en vain au sein
du bureau du conseil. Un conseiller proche de Sajid évoque, lui, des
discussions entreprises entre des chefs de la majorité et des représentants de
l’opposition en vue de constituer un gouvernement local comprenant tous
les courants politiques. A cet égard, ce conseiller proche du président
déclare ceci :

« En réalité, les contacts se sont multipliés jusqu’à la veille de l’élection


du président et même après le choix de Sajid. Personnellement, je ne
connais pas la partie qui a pris effectivement l’initiative d’amorcer le
dialogue. De notre côté, nous avons décidé de nous ouvrir sur l’opposition
en acceptant de lui concéder deux postes de vice-président afin de renforcer
les compétences qui participeront à la direction du conseil de la ville. »

Le président du conseil de la ville va plus loin lorsqu’il affirme avoir


même donné son accord pour intégrer l’USFP au sein du bureau À cet
égard, il déclare ceci :

« Quelques membres du bureau politique de l’USFP, dont notamment


Mohamed Karam, nous ont contactés pour nous proposer le conseiller
Mohib en tant que représentant de l’USFP au sein du bureau. Nous avons
accepté que ce dernier fasse partie de la nouvelle organisation définitive du
bureau, mais une heure avant la réunion du conseil, les membres de l’USFP
sont revenus sur leur décision choisissant de ne plus participer. »

De leur côté, les conseillers de l’Istiqlal se sont exprimés contre toute


participation aux organes dirigeants du conseil de la ville. Karim Ghallab,
entouré de ses amis, leur confie même ses soupçons concernant des
conseillers de la koutla qui les auraient lâchés au moment du vote. Sur le
parvis de la wilaya, le ministre istiqlalien, désespéré et frustré, se réjouit
d’avoir été battu et s’est dit même heureux de ne pas participer au bureau.

Face à ses déclarations, le camp de la majorité monte au créneau pour


contrer les attaques en règle de l’opposition. Un vice-président proche de
Sajid semble convaincu que les élus de Casablanca ne sauraient adouber des
candidats « parachutés » À ce propos, il déclare ceci :

« C’est scandaleux qu’un candidat impopulaire et non expérimenté qui


débarque de la haute administration puisse prendre la direction du conseil
communal d’une grande ville. Je me rappelle bien le jour où il [ndlr :
Ghallab] a refusé de recevoir les professionnels du transport prétextant
qu’il n’était pas près à négocier avec des analphabètes vêtus de
« djellaba ». Dans un pays démocratique, un tel comportement raciste
devrait être sanctionné (...). »

Réagissant aux déclarations des conseillers de la majorité, les partis de


l’opposition passent à l’attaque et rejettent en bloc l’élection de Sajid
l’accusant même d’avoir bénéficié du soutien des autorités. L’USFP s’est
empressé ainsi de tenir une conférence de presse, le mercredi 24 septembre
2003, à la maison d’Abderrahmane El Youssoufi à Casablanca, pour
contester l’élection du président du conseil de la ville. Lors de ce point de
presse, Alioua avait annoncé la non-participation de l’USFP au bureau du
conseil à cause de ce qu’il a qualifié de « coup d’État contre la
démocratie ». Devant une cinquantaine de journalistes, Alioua avait
exprimé son désarroi et annoncé le désengagement de l’USFP à participer à
la gestion des affaires de la ville. Il a exprimé sa colère en ces termes :

« En l’espace de quelques heures seulement, le candidat de l’UC est


passé de 11 voix à 86. Un miracle que seul le temps expliquera. Nous
l’annonçons officiellement, nous ne sommes plus concernés par les étapes
suivantes du processus électoral local ».

Sur les colonnes du journal al-Ittihad al-Ichtiraki, organe officiel du


parti, deux jours après, Alioua revient à la charge pour crier au complot :

« L’USFP ne fera pas partie du bureau du conseil de la ville, car toute


participation dans cet organe signifie l’approbation du complot qui a
frappé Casablanca et dont les conséquences seront néfastes sur l’avenir
politique de la métropole. »119

Dans cette affaire locale, c’est toute la coalition gouvernementale qui


était soumise à une dure épreuve. Les partis qui forment l’exécutif ne sont
pas parvenus à mettre de côté leurs divergences pour former une alliance au
niveau local. Il n’est pas donc exagéré d’affirmer que la majorité
gouvernementale n’a pas réussi le pari de l’homogénéité. En outre, la crise
du leadership au sein des partis de l’opposition s’est traduite par
l’effacement du rôle des chefs des partis à l’instar de l’USFP. L’échec du
ministre de l’Enseignement supérieur à l’époque, Khalid Alioua, avait
fragilisé ainsi la position de l’ex-premier secrétaire de l’USFP,
Abderrahmane El Youssoufi. Attaqué de toutes parts, ce dernier a évité de
réunir le bureau politique en prenant le chemin de la France. La déroute des
communales de l’USFP renforcera Mohamed El Yazghi et ses alliés dans
leurs critiques. Deux membres du bureau politique, Abdelhadi Khayrat et
Driss Lachguer, lui avaient reproché ainsi d’avoir imposé Khalid Alioua
alors que Mohamed Karam120 avait davantage de chances de remporter la
« mairie » de Casablanca. À quelques jours de la démission d’El Youssoufi,
une réunion « secrète » des proches d’El Yazghi a eu lieu à Rabat.
L’objectif étant d’étudier la possibilité d’évincer Abderrahmane El
Youssoufi de la direction de l’USFP. Le 27 octobre, ce dernier anticipe la
manœuvre de ses « camarades », présente sa démission à Abdelwahed Radi
et quitte la scène politique.

À l’issu de cette analyse du processus décisionnel relatif à l’élection du


président du conseil de la ville de Casablanca (voir figure 8 ci-dessous), on
peut conclure que les partis de la majorité gouvernementale avaient échoué
à exercer un rôle de leadership dans la capitale économique. L’absence de
leaders crédibles et populaires à même de rassembler des partisans autour
d’un agenda politique local bien défini et le manque de coordination entre
les partis dits « historiques » et leurs élus locaux, notamment, avait favorisé
la réémergence d’un leadership « notabiliaire » transactionnel dépourvu de
référents idéologiques. Fragilisés et discrédités auprès de leurs bases et
leurs électeurs, l’USFP et l’Istiqlal tout particulièrement se sont trouvés
ainsi dominés par des « réseaux notabiliaires ». Ces derniers continuent en
effet de conserver leur mainmise sur la vie politique locale à travers le
contrôle du conseil de la ville de Casablanca. Le soutien que leur avaient
porté les islamistes légalistes du PJD, particulièrement présents en milieu
urbain, avait considérablement contribué à préserver le pouvoir des « néo-
notables ». Ainsi, le choix d’un président issu du milieu des entrepreneurs
économiques n’a pas empêché les conseillers PJD de participer au
gouvernement local de la ville. Plus qu’une alliance de « circonstances », la
coalition entre « islamistes » et « notables » atteste vraisemblablement
d’une stratégie de long terme visant à dominer la vie politique locale au
détriment des partis de la koutla notamment121. Qu’en est-il maintenant de
la décision relative à la gestion déléguée du transport urbain par le secteur
privé.

Figure 8 : Processus décisionnel relatif à l’élection du président du


conseil de la ville de Casablanca

2. Transport urbain : espace public et espace privé122


Le transport en commun revêt une importance particulière dans les villes
métropolitaines. Dans la ville de Casablanca, par exemple, le transport
urbain constitue un problème quotidien pour bon nombre d’habitants.
Historiquement, l’État avait toujours considéré le secteur du transport en
commun comme un domaine régalien inhérent à la sécurité urbaine et à la
paix sociale. Durant les années quatre-vingt, par exemple, les mouvements
de grève menés par les centrales syndicales de la RATC avaient paralysé, à
maintes reprises, la circulation et la mobilité dans la ville. Pour endiguer ces
actions de protestation, le pouvoir central avait mobilisé parfois des troupes
de soldats pour remplacer les chauffeurs de bus grévistes. Et pour limiter la
portée des grèves, le roi Hassan II avait même chargé, en 1985, son ministre
de l’Intérieur à l’époque, d’autoriser des sociétés privées à prendre part à la
gestion du transport urbain par bus à Casablanca. Mais ces décisions n’ont
pas contribué à résoudre la crise du secteur des transports publics. Pour
maintenir la RATC sous perfusion, l’ex-Commune urbaine de Casablanca
(CUC) et le ministère de l’Intérieur étaient souvent mis à contribution.
Durant les années quatre-vingt-dix, le gouvernement marocain avait injecté,
à plusieurs reprises d’ailleurs, des fonds pour renflouer la situation
financière de la RATC. De son côté, la CUC contribuait, annuellement, avec
cinq millions de DH au financement de la régie pour payer les salaires du
personnel.

Partant de ce constat, il nous a semblé intéressant de revenir sur la genèse


de la décision de concession du transport public dans la ville de Casablanca.
Cette action marque un changement majeur dans les stratégies de l’État
relatives à la régulation de la vie politique locale. La décision de solliciter le
soutien du secteur privé pour diriger un service public défaillant était une
occasion pour tester la volonté des autorités d’améliorer un système de
gouvernance fondé sur le respect des pratiques démocratiques
(transparence, concertation, accountability...) dans la direction des affaires
sociales et économiques de la cité. L’enquête révèle à cet égard une
tendance vers une marginalisation des représentants de la collectivité dans
l’élaboration et le suivi de l’exécution de la décision de concession des
transports publics. De fait, il était difficile de voir émerger un leadership
local susceptible de conduire un processus décisionnel démocratique qui
offre aux élus de la ville un espace politique pour négocier, défendre et
réaliser les intérêts de la collectivité.

a) Initiation
Malgré les efforts des autorités locales, la RATC était devenue un
véritable gouffre financier et ses véhicules un vrai danger pour la sécurité
des populations. Les élus locaux étaient du coup amenés à réagir afin de
pallier cette situation qui mettait en péril l’« intérêt général » de la
communauté. Mais les autorités centrales avaient agi seules en décidant,
unilatéralement, de concéder le transport public au privé. Les élus locaux
représentés au sein de l’ex-CUC n’avaient d’autre choix que de cautionner
cette décision programmée sous le régime de l’ancienne Charte communale.
La décision de la gestion déléguée du service du transport urbain par bus a
été adoptée par l’ex-CUC, présidée à l’époque par Saâd Abassi123 (RNI).
Ce dernier aurait été contacté par de hauts responsables du ministère de
l’Intérieur qui lui auraient demandé de faire approuver la concession du
transport en commun au secteur privé. Le 27 août 2003, lors d’une session
extraordinaire de l’ex-CUC, la décision a été adoptée dans la précipitation
par une faible majorité en l’absence de la moitié des membres.
Après la constitution du nouveau conseil de la ville en 2003, les autorités
se sont mobilisées pour entériner la décision de la concession du transport
urbain. Le conseil de la métropole a hérité ainsi d’un vieux dossier et s’est
trouvé de fait confronté à son premier défi : favoriser l’émergence d’un
leadership local à même de négocier les modalités de la concession du
transport urbain en respectant les intérêts de la collectivité. Mais le
challenge s’est avéré difficile à réaliser. Malgré l’importance de l’opération
pour l’avenir de la ville, l’enquête atteste cependant d’un manque de
participation des conseillers dans le processus de préparation et
d’élaboration de la convention autorisant la concession du transport public.
De leur côté, les partis politiques n’ont pas su impliquer leurs élus locaux
dans le processus de négociations avec les partenaires privés et les autorités
de tutelle. En outre, la majorité des conseillers de la ville n’a pas pris part
aux réunions de la commission du « suivi des services délégués » qui ont
précédé le vote de l’assemblée plénière. Le président du conseil et ses
proches collaborateurs avaient pris en charge la conduite des pourparlers
avec les concessionnaires sans que les représentants de la collectivité
interviennent pour faire parvenir leurs idées sur le dossier.

b) Élaboration
L’élaboration de la décision de concession du transport en commun a été
effectuée par des fonctionnaires. Nombre d’interviewés reprochaient ainsi
au président l’interventionnisme des bureaucrates qui privilégient une
gestion technique des dossiers. L’absence de leaders à même de mobiliser
les conseillers - dont la plupart étaient en congé d’été - autour de
propositions politiques avait permis à des technocrates d’accaparer le
dossier réduisant les négociations à de simples formalités procédurales.
Loin de toute orientation idéologique, la mission de Sajid s’apparentait à
celle d’un manager qui avait mis à profit son expérience dans le monde de
l’entreprise pour assurer le montage administratif et financier des
propositions faites par les représentants des sociétés privées124. Fin mars
2004, une commission technique avait entamé ainsi l’examen des
différentes offres soumises par les entreprises concurrentes. Mais l’examen
du dossier administratif des candidats, de l’offre technique et de l’offre
financière, qui devait en principe prendre plusieurs mois, avait été achevé
en un temps record au courant de l’été 2004. Le président est parvenu, en
un mois, à mettre en œuvre la procédure de pré-qualification pour la gestion
déléguée de la RATC. Parmi trois candidatures, deux participants menés par
la Régie autonome des transports parisiens (RATP) ont été retenus par la
commission pilotée par le ministère de l’Intérieur125. A la clé un contrat de
gestion déléguée de 15 ans et un une position monopolistique sur 57% du
réseau.

Face à l’effacement du rôle des conseillers, le président décide de signer


la convention avec les concessionnaires, en présence du ministre de
l’intérieur, avant même qu’elle soit discutée par les élus. Lors de la session
du mardi 27 juillet 2004, Sajid avait tenté de valider la décision en appelant
le conseil de la ville de Casablanca à se prononcer en faveur du projet de
concession du transport urbain. Et comme attendu, les conseillers de
l’opposition se sont empressés de l’attaquer l’accusant d’avoir négocié dans
« la confidentialité » un contrat stratégique sans qu’il prenne la peine de se
concerter avec les représentants de la collectivité. Mais le président était
presque convaincu qu’un vote favorable n’était qu’une formalité « légalo-
rationnelle » vu qu’il disposait de la majorité arithmétique nécessaire pour
approuver les propositions du bureau.

c) Le vote
Fort du soutien de sa majorité et de l’appui des autorités, le président n’a
pas hésité à mettre en avant les efforts déployés par son équipe pour doter
les Casablancais d’un transport de qualité. Impatient de voir son initiative
aboutie, il a évité soigneusement d’évoquer l’aspect social du transport en
commun qui va passer au secteur privé. Celui-ci allait hériter en effet d’une
entreprise publique en faillite et d’un problème social pas encore réglé : le
personnel de l’ex-RATC. Mais c’était trop tard. Les autorités et le bureau du
conseil ne pourraient pas faire marche arrière. Et après de longues
tergiversations, le conseil de la ville de Casablanca décide en fin
d’approuver la concession de la RATP au transporteur français avec une
faible majorité : 39 élus pour et 11 contre en présence seulement d’une
cinquantaine d’élus. Le jour du vote, les discussions n’étaient qu’un
exercice de forme visant à donner à l’opinion publique l’impression que les
représentants élus de la collectivité s’acquittaient convenablement de leurs
fonctions électives.
Le conseil de la ville n’avait donc d’autre choix que d’entériner cette
décision pour la mettre ensuite en application. Pourtant, le président du
conseil et son bureau n’avaient pas une grande marge de manœuvre pour
négocier les modalités et les termes de l’accord avec l’opérateur privé. De
leur côté, les partis politiques représentés au sein du conseil continuaient de
rejeter la décision de la gestion déléguée du transport urbain arguant qu’ils
n’ont pas participé à son élaboration. Les partis de la koutla, par exemple,
avaient contesté la légalité d’une proposition votée, d’après eux, « sous la
pression des autorités, dans la précipitation et sans aucune préparation en
amont ».

Malgré ces voix protestataires, le président et ses partisans sont parvenus


à mettre le conseil devant le fait accompli. Après des heures de discussions,
certains conseillers semblaient convaincus des arguments présentés par le
président et ses proches collaborateurs dans leur discours devant le conseil.
Un conseiller UC défendait ainsi ardemment le leadership « institutionnel »
mené par le président et sa majorité en ces termes :

« Sajid a su tenir tête aux hauts fonctionnaires de l’Intérieur pour les


convaincre de doter la ville d’un transport urbain à l’image de celui qui
existe en France. Le président n’avait pas cédé aux pressions des autorités
et des opérateurs privés pour la simple et bonne raison qu’il disposait d’un
pouvoir indéniable : celui de la majorité à la tête du conseil lequel était
capable d’ailleurs de rejeter la proposition de la concession du transport
public. »

Du côté de l’opposition, les conseillers de l’USFP et du PPS notamment


se sont dressés contre la décision de céder le transport urbain au privé. Mais
cela n’a pas empêché pour autant la majorité de faire passer la décision à la
grande satisfaction des autorités locales représentées par le wali de la région
du grand Casablanca. Dépassé par les événements, un conseiller PPS tentait
ainsi en vain de se consoler en arguant que l’opposition n’acceptera aucune
augmentation des tarifs imposée par le privé dans les mois à venir :

« Concernant les modalités de la concession, elles n’ont pas subit de


changement. Ainsi, les tarifs devraient rester les mêmes pendant la
première année. Et ce n’est qu’à la deuxième année que le société
délégatoire pourra revoir à la hausse les prix selon un échelonnement
négocié avec le conseil de la ville. »

Mais c’était sans compter sur la « rationalité » des acteurs économiques


dans la mesure où les populations ont eu droit, dès le 1er octobre 2004, à une
décision prise par l’opérateur privé d’augmenter sensiblement les tickets de
bus. Les chefs de l’opposition avaient contesté cette décision oubliant au
passage qu’elle a été mentionnée, expressément, dans les termes du contrat.
Le désengagement de la majorité des conseillers à étudier en détail l’accord
conclu avec le secteur privé avait réduit le rôle de l’élu local à la simple
fonction de vote.

d) Dénouement
Après l’approbation de la gestion déléguée du transport urbain en 2004,
le président du conseil a tenté de gagner en crédibilité en mettant en avant
son rôle de « médiateur » entre les autorités et les opérateurs privés. Le
président essayait ainsi d’asseoir son autorité grâce notamment au soutien
de ses partisans au sein du conseil de la ville. Ces derniers semblaient
d’ailleurs apprécier le rôle joué par le chef de la majorité en tant
qu’interface avec les acteurs locaux. Certains d’entre eux essayaient en vain
de convaincre l’opinion publique du « succès » du contrat conclu avec le
secteur privé. Le reste des conseillers de la majorité, quant à eux,
cautionnait passivement l’action du président et son bureau. En fait, la
plupart des conseillers de la ville étaient au fond convaincus que c’est
surtout grâce aux autorités que le marché du transport est passé au privé. En
témoignent ainsi les déclarations d’une bonne partie des interviewés qui
attribue aux cadres de l’Intérieur l’aboutissement de la concession du
transport urbain. De leur côté, les conseillers de l’opposition se sont rendu
compte, après coup, qu’ils auraient failli à leur mission en refusant de
prendre une part directe et active au processus décisionnel dés son
enclenchement.

Par ailleurs, il s’est avéré que l’exécution de la concession du transport


urbain avait révélé certaines lacunes dont notamment l’aspect social de
l’accord qui n’a pas été suffisamment clarifié. De fait, le président a été
pointé du doigt par une bonne partie des élus qui lui reprochait notamment
la marginalisation du « dossier social » à commencer par le sort des 2.200
salariés que compte l’ex-RATC. Interrogé sur le sujet, le président se
voulait rassurant dans un effort de sauver la face auprès de ses partisans en
particulier :

« L’aspect social de la convention signée avec l’opérateur privé a été


l’une de nos priorités lors des négociations. Le personnel recevra la
formation nécessaire avant d’être réaffecté selon les besoins et la nouvelle
organisation du service. »

Mais les propos du président ne sont pas partagés par la majorité des
conseillers à commencer même par les membres du bureau. Un vice-
président, proche de Sajid, reconnaît que le sort du personnel de l’ex-RATC
n’a pas été suffisamment examiné par les parties en jeu. Malgré cela, les
partisans du président n’étaient pas prêts à lâcher leur chef. Ils savaient
pertinemment que le « dossier social » pourrait lui coûter son leadership
« institutionnel » déjà fragilisé par l’interventionnisme des fonctionnaires et
des officiels dans le processus décisionnel. En tant que chef de la majorité,
le président n’avait pas droit à l’erreur. Pour se maintenir en tête du
gouvernement local de la ville, il ne fallait surtout pas qu’il échoue dans sa
première épreuve : assumer les conséquences de la concession du transport
urbain au risque de perdre le soutien de ses partisans.

e) Conflits
Malgré les déclarations qui se voulaient rassurantes du président, la
concession du transport urbain a eu des conséquences lourdes sur la
majorité qui gouverne la ville. La question du personnel de l’ex-RATC ne
tardera pas à remonter à la surface. L’opérateur privé avait procédé ainsi à
un redressement de la régie à travers une restructuration budgétaire qui va
se répercuter sur les salariés. Cette mesure était prévisible même si une
bonne partie des conseillers se refusait de la reconnaître arguant qu’elle
n’était pas informée. A ce propos, un vice-président MP, proche de Sajid
déclare ceci :
« Selon les termes de l’accord, il est possible de réorganiser le personnel
suivant les impératifs de la rentabilité et procéder aux restructurations
nécessaires. »

De son côté, le président était bel et bien au courant de la conclusion de


cet accord, mais il n’était pas en mesure de s’opposer, lors des négociations,
à la commission technique qui dépendait principalement du ministère de
tutelle.

Face à cette situation, les conseillers de l’opposition décident de porter


sur la place publique l’affaire des employés de l’ex-RATC et
l’augmentation des tarifs des tickets de bus. Un conseiller USFP monte
ainsi au créneau et décide alors de faire campagne contre le bureau du
conseil pour informer l’opinion publique. Il multiplie les déclarations dans
la presse accusant le président d’« être derrière la crise des familles du
personnel de l’ex-RATC ». Dans une interview de presse, un conseiller PPS
va dans le même sens en accusant certains conseillers de la majorité de
corruption :

« On a entendu de sources fiables que des membres du bureau du conseil


de la ville auraient bénéficié de certains privilèges de la part de la société
délégataire afin d’appuyer l’augmentation des tarifs »126.

Un conseiller Istiqlalien va plus loin en menaçant la majorité de mobiliser


les forces syndicales dans la ville pour protester contre la gestion du
transport urbain par la société française. À ce propos, il déclare ceci :

« On peut très bien envisager la possibilité de mobiliser les syndicats


pour défendre les intérêts des familles du personnel de l’ex-RATP
considérablement affectées par une décision injuste et non démocratique
imposée par les autorités centrales. ».

L’objectif de l’opposition était double : d’une part, renforcer la position


des partis de la koutla au sein du gouvernement grâce à leur activisme sur la
scène politique locale et, d’autre part, amorcer une action collective de
protestation autour d’une « question sociale » qui concerne directement les
populations de la ville. Ce faisant, l’opposition espérait affaiblir le
leadership « institutionnel » du président déjà fragilisé par la signature du
contrat de la gestion déléguée du transport en commun en l’absence des
élus locaux et sous l’égide des autorités de tutelle. La campagne politique
des conseillers de l’opposition, menée par l’USFP et le PPS notamment,
avait quelque peu déstabilisé la majorité conduite par l’UC. Une
compétition pour un leadership local passait ainsi par la défense de
revendications sociales. Le thème de « justice sociale » était érigé de fait en
valeur centrale que les partis « de gauche » en particulier se devaient de
défendre pour affirmer une identité politique socialiste ou progressiste. Sur
le terrain, les conseillers de l’opposition avaient décidé de mobiliser leurs
réseaux syndicaux dans la ville déclarant ainsi la guerre à la majorité. Entre
2004 et 2005, des élus locaux de l’opposition avaient mené plusieurs
actions de protestation sous l’égide de l’UGTM et la FDT notamment.
Parmi ces actions, on peut citer, dans un ordre chronologique, celles initiées
par des conseillers de l’opposition très proches de délégations syndicales
actives dans la ville Casablanca :

- Le 19 mai 2005 : sit-in des veuves des retraités de la RATC privées de


leurs indemnités, dont les allocations de la CNSS ;

- Le 21 juin 2005 : Le syndicat des employés des sociétés de transport


privé (UGMT) envoie une « lettre ouverte » au président du conseil de
la ville de Casablanca pour l’informer de la situation jugée
catastrophique des employés ;

- Le 21 et 22 juin 2005 : près de 80 femmes veuves dont les maris ont


travaillé à la RATC ont organisé un sit-in prés du siège de l’UGMT
pour protester contre leur situation précaire ;

- Le 5 août 2005 : Sajid refuse de recevoir les familles, les veuves et les
retraités lésés du personnel de l’ex-RATC qui se sont rendus à la
wilaya ;

- Le 15 août 2005 : un sit-in du personnel du centre Ben M’ Sick de l’ex-


RATP en signe de solidarité avec les conducteurs « invalides » victimes
d’accidents de la route ;

- Le 3 octobre 2005 : Un sit-in du personnel et des fonctionnaires du


centre Maârif de l’ex-RATP, notamment contre l’horaire administratif
jugé abusif ;

- Le 5 décembre 2005 : grève du personnel de M’dina Bus127 en signe de


solidarité avec un salarié expulsé de la société et dénonciation des
nouvelles conditions de travail.

Face aux attaques en règle de l’opposition, le président avait appelé ses


partisans à faire bloc pour maintenir la cohésion de la majorité. Ces derniers
montent au créneau et décident d’assumer pleinement les conséquences de
la concession du transport public. C’est le cas notamment du président de la
commission des « agences de la gestion déléguée » qui n’hésite pas à
exprimer, dans une déclaration de presse, ceci :

« J’appelle tous les conseillers de la majorité et les membres du bureau


en particulier à faire preuve d’une solidarité indéfectible en adhérant corps
et âme aux choix de notre président ».

Malgré ces déclarations de solidarité avec le président, des voix


dissonantes se sont élevées au sein même de la majorité pour attaquer le
bureau du conseil. Le groupe « islamiste » du PJD ouvre les hostilités en
accusant l’opérateur privé du transport d’avoir failli à ses engagements à
régler les affaires du personnel de l’entreprise. Bien plus, les conseillers
PJD passent à l’action et décident de prendre part à des sit-in organisés par
les familles du personnel de l’ex-RATC. Pour asseoir son leadership au sein
du bureau, un leader du groupe PJD, Mustapha el-Haya, va jusqu’à menacer
le président de porter l’affaire sur l’espace public :

« On pourrait envisager de descendre nos troupes dans la rue si le


groupe M’dina Bus ne régularisent pas la situation des salariés de l’ex-
RATC. »
La presse s’est fait l’écho de ces tensions qui traversaient la majorité en
évoquant notamment la dissolution de la coalition à la tête du conseil de la
ville. Ce faisant, les conseillers islamistes légalistes contestaient l’autorité
du président et affichaient de fait un comportement similaire à celui des
partis de l’opposition même s’ils appartenaient, faut-il le rappeler à la
majorité.

De leur côté, les conseillers de l’opposition avaient tenté de profiter de la


situation en décidant d’intensifier les critiques contre la majorité. C’est le
cas notamment de ce chef de l’opposition qui dénonce le manque
d’engagement du bureau à résoudre les problèmes de la collectivité. À cet
égard, il déclare ceci :

« Nous allons multiplier les actions de protestation si jamais le bureau du


conseil n’intervient pas pour forcer l’opérateur privé à revenir sur ses
décisions antisociales contre des familles démunies. »

Le 26 décembre 2005, des conseillers USFP vont aller jusqu’à demander


la tenue d’une session extraordinaire pour résoudre un conflit qui touche les
intérêts vitaux d’une population défavorisée.

Face à ces pressions, le président cède aux demandes de l’opposition et


décide de tenir, le 27 décembre 2005, une session extraordinaire pour
discuter de la « situation sociale » du personnel de l’ex-RATC et du mode
de gestion du transport public par le privé. Le jour même, il mobilise ses
partisans parmi les membres de la commission du « suivi des services
délégués » pour rendre visite aux responsables de la société « M’dina Bus »
afin de s’enquérir de l’état d’avancement de l’exécution du contrat,
notamment la mise en circulation de nouveaux bus. Lors de sa visite, il
aurait convaincu les opérateurs privés de négocier un compromis avec les
protestataires. Au terme d’une séance agitée du conseil de la ville, le
président se rend compte de la gravité du « dossier social » et accepte la
proposition de l’opposition de constituer un « comité de suivi » afin
d’examiner en détail les problèmes de ce secteur. Le chef de la majorité
était d’ailleurs contraint de trouver un consensus susceptible de satisfaire
les revendications des protagonistes. La manœuvre de l’opposition, qui a
été suivie par une partie de la majorité, avait rendu vulnérable le leadership
« institutionnel » du président. Dans la presse, un chef de l’opposition se
félicitait le lendemain de ce qu’il avait qualifié de victoire de l’opposition :

« C’est un succès réalisé par l’opposition face la majorité soutenue par


les autorités et les hommes d’affaires. Désormais, le dossier social des
familles des ex-salariés de la RATC sera médiatisé de manière à ce que les
décideurs puissent juger de la légalité des revendications portées par des
familles démunies. ».

Face à la vulnérabilité du bureau du conseil, les conseillers sont revenus à


la charge en reprochant ainsi à l’État son manque d’engagement à défendre
le secteur du transport public dans la ville de Casablanca. C’est le cas
notamment de certains conseillers « de gauche » qui se sont montrés, durant
les années qui suivent, particulièrement critiques à l’égard de ce qu’ils
avaient qualifié d’ « action unilatérale conduite par les autorités avec la
compromission du président du conseil ». C’est le cas justement de ces
deux chefs de l’opposition qui sont parvenus à mobiliser des responsables
syndicaux (CDT, UGTM...) pour défendre les droits des familles des
anciens employés de la RATC, notamment le versement de pensions à
quelque 400 personnes, dont 240 veuves. Le président du conseil avait
également fait l’objet de critiques de la part de ses alliés à la majorité à
commencer par les conseillers PJD qui se sont déployés, eux aussi, pour
critiquer la gestion du secteur du transport par les opérateurs privés. Un
leader « islamiste » avait reproché ainsi au bureau du conseil son manque
d’engagement à servir l’« intérêt général » de la collectivité. À cet égard, il
déclare ceci :

« Nous sommes capables de mobiliser la rue afin de protester contre la


cupidité des sociétés délégataires qui ne pensent qu’à faire des profits sans
se soucier des problèmes sociaux des employés. »

De fait, la majorité au sein du conseil était appelée à réviser les clauses


du contrat de la gestion déléguée des transports en commun après cinq ans
de sa rentrée en vigueur. Mais, il n’en était rien, et ce, malgré l’intervention
du président pour maintenir le dialogue qui n’a débouché sur aucun résultat
à en juger notamment par le sit-in organisé, le 28 mai 2008, par l’UMT pour
revendiquer les droits sociaux des familles des retraités de l’ex-RATC.

f) Tensions
Sur un continuum politique à deux extrémités, « socialistes » et
« islamistes » se sont rejoints, pour une fois, sur un sujet à « caractère
social » qui cache des ambitions d’ordre politique. L’ultime objectif de ces
deux parties était, sans aucun doute, de s’approprier un rôle de leadership
grâce à la mobilisation des partisans autour des revendications des familles
du personnel de l’ex-RATC et l’augmentation des tarifs des tickets de bus.
Il s’agit là d’un leadership construit sur la base d’un référent idéologique
qui fait appel à la thématique récurrente de « justice » dans ces deux
acceptions : islamiste (Attakafoul Al-Ijtima’i) et gauchiste (justice sociale).
Ce faisant, chaque acteur en jeu voulait mobiliser les élus pour les
convaincre de rallier la position des protestataires. C’était là une occasion
pour des conseillers de la ville de gagner en crédibilité auprès de l’opinion
publique particulièrement sensible aux problèmes sociaux.

Face à cette situation, le président n’avait d’autre choix que de trouver un


compromis avec toutes les composantes du conseil de la ville. Il était acculé
d’abord à négocier une trêve avec ses partisans dans la majorité en
rappelant ainsi à l’ordre les conseillers « islamistes », dont la popularité ne
cesse de croître dans la ville de Casablanca. Le président était ensuite obligé
de trouver un compromis avec l’opposition. Il fallait agir (ou en donner
l’impression) afin de rassurer les conseillers de la koutla soutenus par la
majorité gouvernementale au Parlement. La décision du président de
constituer une « commission mixte » était prévisible. Afin de débloquer la
situation, son initiative allait permettre aux protagonistes de négocier une
solution au conflit qui les opposait dans l’affaire du personnel de l’ex-
RATC.

En mettant sur pied des consensus avec ses adversaires, le président


voulait renforcer son autorité et redorer son image auprès de ses partisans.
Mais l’exercice s’est avéré laborieux vu qu’il n’a pas su impliquer les
conseillers dans le processus décisionnel de concession du transport urbain.
Le manque d’adhésion volontaire des élus locaux au choix initié par les
autorités centrales avait considérablement réduit les chances de voir
émerger un leadership politique. La décision de déléguer la gestion du
transport en commun au privé a été prise, faut-il le rappeler, sous les
auspices du ministère de l’Intérieur sans la participation effective des élus
locaux, comme le démontre d’ailleurs, à titre illustratif, la figure 9 ci-
dessous. Ces derniers sont les représentants élus de la collectivité, et
partant, les mieux placés pour déterminer les besoins et les attentes des
populations. Le fait que les conseillers de la ville ne soient pas directement
et activement impliqués dans la prise de décisions avait jeté ainsi un
discrédit sur le processus de démocratisation de la sphère politique locale.
Qu’en est-il maintenant de la décision relative à l’organisation du festival
de Casablanca.

Figure 9 : Processus décisionnel relatif à la délégation du transport


public au secteur privé

3. Festival de Casablanca : « sacré et profane »


Un festival peut être considéré comme un événement à caractère culturel
organisé à époque fixe (annuellement le plus souvent) autour d’une activité
liée au spectacle, aux arts, aux loisirs, etc., et susceptible de durer plusieurs
jours. Le festival recèle une charge symbolique indéniable qui renvoie aux
pratiques culturelles dans la cité. Les goûts artistiques pourraient ainsi
illustrer les croyances collectives d’une communauté, les styles de vie des
individus, leur manière d’imaginer et de se représenter le monde dans le
cadre d’une identité et un mode d’adhésion à la collectivité. Vu sous cet
angle, un festival peut être considéré comme un « fait culturel » émanant
souvent d’un acteur politique qui tend à agir sur les goûts, les
représentations, les préférences, les sentiments moraux, les modes de vie
d’une communauté, etc. Un événement culturel pourrait renseigner ainsi sur
l’usage de l’art dans une histoire culturelle du politique. L’organisation d’un
festival pourrait contribuer, par exemple, à décrypter les motivations de
ceux qui intègrent l’instrumentalisation de l’art dans une stratégie politique
visant à exercer des rôles de « leadership culturel ».

Dans la ville de Casablanca, le festival avait représenté un espace de


compétition entre des idéologies rivales portées par des acteurs collectifs
(partis, État, ... ) et individuels (élus locaux, personnalités publiques...).
Pour exercer de l’influence, ces acteurs avaient tenté de mobiliser le soutien
nécessaire pour faire prévaloir leurs choix artistiques du festival dans une
ville où « la culture » n’est pas considérée à sa juste valeur. Un festival était
donc une manière de réconcilier les habitants de la ville avec une certaine
culture urbaine « étouffée » dans les méandres de l’espace métropolitain.
Des expressions culturelles underground128 permettaient ainsi à des
individus (ou groupes) d’utiliser l’art et la musique notamment pour
valoriser une « identité locale » propre à la ville de Casablanca.

Après les attentats du 16 mai 2003, les politiques avaient commencé en


effet à accorder un intérêt particulier aux biens et pratiques culturels
(musique, théâtre, vidéo, cinéma...). Par le biais du festival, les autorités
voulaient ainsi réguler l’espace culturel « institutionnel » afin de rassembler
les habitants autour d’une identité culturelle « nationale ». Du côté des élus
locaux, l’organisation d’un festival est susceptible de favoriser l’émergence
d’identités « particulières » donnant la parole à des artistes au sein de la
communauté. Les conseillers de la ville avaient ainsi la possibilité de mettre
en valeur des pratiques culturelles de masses (musique, spectacles...)
susceptibles de réunir les individus autour d’un certain « imaginaire
populaire » de la ville de Casablanca. À cette fin, les autorités locales et le
bureau du conseil avaient tenté d’utiliser le festival afin de valoriser une
« culture urbaine » portée par de jeunes artistes avides de s’exprimer sur
leur quotidien. Des leaders locaux avaient là une opportunité pour porter la
voix de la communauté et orienter ses choix culturels. Mais l’exercice s’est
avéré laborieux en raison notamment des divergences qui partageaient les
conseillers de la ville et leurs partis en particulier sur les orientations
artistiques du festival. D’un côté, on peut distinguer des « modernistes » qui
prônaient une ouverture sur toutes les expressions culturelles et artistiques.
Et de l’autre, des « conservateurs » qui tenaient à ce que l’art et la culture
soient encadrés par des principes moraux, éthiques ou religieux.

L’analyse du processus décisionnel qui a abouti à l’organisation du


festival, dans sa première édition en 2004, pourrait renseigner à juste titre
sur des dynamiques de leadership amorcées par des conseillers qui tentent
d’influer sur les décisions relatives à la vie socioculturelle au sein de la
collectivité. Dans un espace urbain en pleine mutation, des acteurs
politiques venus de tous bords (modernistes, conservateurs, islamistes...) se
disputaient ainsi des rôles de leadership. Un leadership qui se veut le porte-
étendard d’une identité culturelle « négociée » souvent entre politiques et
fonctionnaires.

a) Origines
D’après l’enquête, il s’est avéré que l’idée de l’organisation d’un festival
à Casablanca a été annoncée juste après la constitution du conseil de la ville
en septembre 2003. Lors d’une conférence de presse très médiatisée, tenue
au siège de la wilaya en 2004129, c’est le wali en personne qui a annoncé
officiellement l’organisation de l’événement. Le président du conseil
n’avait d’autre choix que de cautionner la décision du chef de
l’administration locale. De leur côté, les élus locaux déclarent ne pas avoir
été informés d’une telle initiative reprochant surtout au président un
interventionnisme des autorités locales. Ils estimaient ainsi que c’est aux
représentants de la collectivité que revient le droit d’initier des actions
culturelles de grande envergure. Le fait que c’est le wali qui annonce
l’organisation du festival avait considérablement discrédité les élus relégués
au second plan au profit des fonctionnaires.

Pourtant, malgré les critiques des conseillers, le président avait décidé de


faire cause commune avec le chef de l’autorité locale afin de faire
approuver l’idée du festival par le conseil de la ville. En même temps, il
avait décidé de faire campagne pour obtenir le soutien nécessaire auprès de
l’opinion publique. Dans un geste de solidarité, les membres du bureau
avaient rallié la position du chef de la majorité, confronté une fois encore à
une nouvelle épreuve politique face aux autorités. Pour se démarquer de
l’emprise des fonctionnaires, le président avait tenté ainsi de faire de la
« diversité culturelle » un thème fédérateur en vue de mobiliser des
partisans et asseoir son autorité au sein du gouvernement local. À ce
propos, le président tente de vanter les mérites de son action en ces termes :

« Le projet du festival s’est tissé autour du mot solidarité. Le thème


retenu est un symbole à insuffler dans un projet que l’on doit mener au
quotidien dans la ville de Casablanca. Cette immense mosaïque humaine où
se côtoient des populations d’origines et de convictions diverses, qui ont su,
historiquement, échanger leurs cultures et inventer de nouveaux modes de
vie. »

De son côté, le chef de l’administration locale semble privilégier une


fonction « utilitariste » du festival émanant des préoccupations des autorités
à réguler la vie politique. Le wali de la région du grand Casablanca
considère ainsi le festival comme un moyen d’« intégration » des jeunes, en
particulier, dans un espace urbain disloqué. À cet égard, le chef de
l’administration locale déclare ceci :

« Ce festival s’est fait la promesse d’être celui de tous les jeunes


Casablancais en proposant un programme large et varié qui, par le biais de
spectacles, d’ateliers et de débats, se fait l’écho de multiples formes
d’expression artistique et culturelle, mais aussi des actions et des initiatives
prises dans les champs économique et social. »

Un membre du cabinet du wali va plus loin en mettant l’accent sur des


préoccupations d’ordre sécuritaire qui seraient derrière l’organisation d’un
festival dans une ville marquée, selon lui, par la montée des radicalismes et
la propagation de la violence et l’insécurité urbaine. À ce propos, il nous
confie ceci :
« Les officiels et les autorités locales sont déterminées à doter la capitale
économique d’un festival artistique à même de rompre avec la morosité qui
caractérise la ville. Le festival sera une protection contre l’excès, les
extrémismes de tous poils, les faux programmes sociaux, les leurres
idéologiques des islamistes qui tentent de récupérer la détresse des jeunes
pour déstabiliser la paix sociale dans la cité. »

À travers ces déclarations, élus et fonctionnaires se livraient ainsi une


guerre de leadership à peine voilée. Le débat houleux qui avait marqué la
session ordinaire d’avril 2004 en est une parfaite illustration. Du côté des
politiques, le président tentait en vain de s’approprier l’idée du festival pour
renforcer son autorité au sein du conseil. Mais sa manœuvre n’a pas été
appréciée par les conseillers, y compris parmi ceux de la majorité. Un élu
UC, ancien parlementaire et conseiller municipal au sein de l’ex-CUC,
rappelle, lui, que l’idée du festival n’est pas nouvelle, et partant, ne peut
être attribuée ni au président du conseil, ni au wali. L’air déterminé, à la
limite de l’arrogance, l’homme tient à rappeler quelques faits en ces
termes :

« Dans un passé récent, à l’époque de l’ex-CUC, une commission a été


créée, sous les auspices de certains politiciens, pour organiser un festival
pour la ville. Elle a été composée de personnalités influentes qui sont
parvenues à collecter 1,2 million de DH. Mais ces dernières n’ont pas su
mettre sur pied le projet. Les autorités ne semblaient guère intéressées par
l’organisation de manifestations culturelles ou artistiques. Ce n’est
qu’après les attentats du 16 mai que les pouvoirs publics ont commencé à
prendre conscience de l’importance de la culture pour endiguer le
radicalisme parmi les jeunes tout particulièrement (rires ironiques) ».

Malgré ces critiques, le président est parvenu à approuver le transfert des


crédits nécessaires pour l’organisation du festival. Le conseil a voté ainsi en
faveur de cette proposition avec 45 voix pour et 18 contre. Profitant de ce
vote positif, le président a décidé de créer, en décembre 2004, l’association
Forum Casablanca (AFC) comprenant essentiellement des personnalités
publiques, dont notamment des hommes d’affaires, des acteurs associatifs et
des professionnels de la communication130. L’AFC avait pour mission
d’organiser le festival de Casablanca durant deux années renouvelables.
Une décision que les conseillers de la ville avaient du mal à cautionner
malgré les efforts du président et des autorités pour les persuader du
« professionnalisme de l’association et sa neutralité concernant les
orientations artistiques du festival ».

b) Protestations
L’idée de l’organisation du festival de Casablanca continuait d’attiser les
tensions entre les conseillers de la majorité et ceux de l’opposition. Lors de
la session de juillet 2005, un point de discorde dans l’ordre du jour
partageait les deux camps : l’examen et l’approbation d’une convention
entre le conseil de la ville et l’AFC. Le président avait tenté en vain
d’anticiper les attaques de ses adversaires pour sauver la face. Mais il s’est
avéré difficile de maintenir la discipline des membres de la majorité, dont
certains avaient déjà commencé à critiquer le bureau du conseil. Le fait de
rallier la position des autorités locales rendait ainsi difficile toute tentative
de construire un leadership local. Le choix du président de faire appel aux
bureaucrates pour élaborer le projet du festival avait réduit
considérablement son influence et ternit son image de chef du
gouvernement local. En clair, la majorité des conseillers n’avait pas
apprécié la décision du président de charger un fonctionnaire de la division
des affaires culturelles de la Commune de représenter le conseil de la ville
au sein de l’AFC. Outre cela, ils avaient mal perçu le fait que ce même
fonctionnaire prenne la parole pour présenter aux élus les grandes lignes du
programme du festival. Profitant de l’absence des conseillers au sein de
l’association, ce bureaucrate n’a pas hésité à discréditer les élus locaux en
attribuant l’initiation et la supervision du festival aux autorités en ces
termes :

« Je vous annonce que le festival de Casablanca sera organisé sous le


haut patronage de Sa Majesté le roi Mohamed VI avec le soutien du wali de
la région du grand Casablanca et des conseils élus de la ville [...]. Le
festival sera piloté par des professionnels bénévoles disposant d’une longue
expérience dans l’organisation des activités culturelles. »
Le secrétaire général de la commune urbaine de Casablanca va dans le
même sens en mettant l’accent sur le rôle central joué par les fonctionnaires
dans l’élaboration du projet du festival. À cet égard, il déclare ceci :

« C’est le chef de service des affaires culturelles, en collaboration avec la


division du budget et l’association chargée de l’organisation du festival, qui
a élaboré le projet dans son intégralité. Le bureau du conseil n’a eu qu’à
entreprendre quelques modifications entreprises par le président de la
commission des « affaires culturelles ». A l’époque de l’ex-communauté
urbaine, pour rappel, un conseiller municipal avait déjà proposé
d’organiser un festival pour la ville de Casablanca, mais sa proposition n’a
pas été retenue par les autorités locales ».

Redoutant la réaction des conseillers de la ville, le président s’est


empressé de les rassurer que le conseil de la ville n’a pas encore signé la
convention avec l’AFC. Pourtant, la plupart des conseillers étaient
convaincus du contraire dans la mesure où nombre d’élus locaux,
représentés aussi au sein du conseil régional, avaient effectivement voté
pour débloquer 4.500.000 DH au profit de l’AFC.

Malgré les arguments présentés par le président, les conseillers de la ville


continuaient de l’accuser frontalement de les avoir marginalisés lors de
l’élaboration du projet du festival confié à une association où les élus ne
sont pas représentés. Un leader de l’opposition, sous les couleurs de
l’USFP, avait accusé le président d’avoir trahi la « volonté générale » du
conseil. À cet égard, in n’a pas hésité à déclarer ceci :

« D’abord, je me demande pourquoi un fonctionnaire se permet de


représenter les élus et s’acquitter du travail des commissions. Plus grave
encore, à ma connaissance, la convention avec l’AFC a été signée sans
l’accord du conseil. Je ne vois donc pas l’intérêt de la soumettre au vote du
conseil. En outre, vous n’avez pas le droit de charger une association
montée de toutes pièces de gérer les deniers publics131 pour organiser le
festival sans le moindre contrôle de la part des élus et des autorités. »
L’attaque en règle menée par les conseillers de l’opposition rendait ainsi
vulnérable la position du président, surtout lorsque des conseillers de la
majorité avaient commencé, eux aussi, à critiquer le bureau du conseil.
C’est le cas notamment des conseillers islamistes légalistes qui se sont
attaqués, par exemple, aux « modalités institutionnelles » adoptées par la
majorité pour l’organisation du festival. Un conseiller PJD, avocat de
profession, exprime son opposition à la création d’une association, remet en
question sa légalité et critique la procédure adoptée pour présenter la
proposition au conseil. À cet égard, ce conseiller PJD déclare ceci :

« C’est dommage que le conseil soit marginalisé par le bureau lors de la


prise de décision relative à l’attribution de l’organisation du festival à une
association. Celle-ci doit être soumise au contrôle des instances électives
de la ville. Monsieur le président, si vous avez signé cette convention, vous
n’avez donc pas le droit de la discuter en fonction de l’article 36 de la
Charte communale. L’autorité présente ici n’assume pas sa responsabilité
de contrôler la nullité de ce genre de conventions et des délibérations issues
des réunions du conseil. »

Intrigué par la défection de certains conseillers de la majorité, le


président tentait en vain de mobiliser ses partisans, au sein du bureau
notamment, pour défendre ses choix politiques. Mais les critiques se
faisaient de plus en plus sentir au sein des instances dirigeantes du conseil
de la ville, en particulier de la part de certains proches collaborateurs du
président. C’est le cas notamment du président de la commission des
« affaires culturelles » (RNI) qui avait rejeté la convention entre l’AFC et le
conseil de la ville dénonçant par là même la non-représentativité des élus au
sein de cette association. Le chef du groupe islamiste du PJD avait rallié
cette position regrettant surtout le fait que la commission des « affaires
culturelles » n’ait pas étudié la convention conclue avec l’AFC. À cette fin,
il avait demandé au président de reporter ce point de l’ordre du jour afin de
pouvoir soumettre la convention à la commission spécialisée, et ce,
conformément à l’article 14 de la Charte communale. En somme, il est clair
que les conseillers, y compris ceux de la majorité, étaient particulièrement
critiques à l’égard de la convention entre l’AFC et le conseil de la ville de
Casablanca.
Profitant de ces ferments de division au sein de la majorité, les conseillers
de l’opposition avaient décidé alors de réagir pour contrer la proposition du
bureau du conseil soutenue par les autorités locales. Un chef de
l’opposition, sous les couleurs du PPS, avait dénonce ainsi un certain
interventionnisme de l’administration et une marginalisation du conseil de
la ville dans l’élaboration du projet du festival. L’air contrarié, ce conseiller
laisse sortir sa colère en ces termes :

« Il est inconcevable de créer une association composée de


fonctionnaires, notamment, alors que nous sommes capables de superviser
l’organisation d’un festival dans la ville de Casablanca. En outre, l’AFC va
disposer d’un budget conséquent (environ 2 milliards de centimes) sans
aucun contrôle en cas de défaillance. Il est inacceptable que le festival
émane d’une volonté royale ou politique qui ne respecte pas la volonté du
conseil et des Casablancais. J’appelle les conseillers à éviter de se cacher
derrière l’institution monarchique, que nous respectons, pour faire taire les
voix dissonantes, car cela risque de compliquer les discussions. »

Réagissant aux critiques des conseillers de la ville, la présidente de


l’association du festival avait rejeté en bloc les réserves émises contre la
constitution de l’AFC et son rôle dans l’organisation du festival. Elle s’est
même attaquée aux conseillers en ces termes :

« Les conseillers n’étaient pas capables de mener à terme un tel projet


qui nécessite le savoir-faire de professionnels ».

Le président va dans le même sens en évoquant la nécessité de charger


une association professionnelle d’organiser le festival :

« Les conseillers ne sont pas en mesure de mener à bien un tel


événement. D’autant plus qu’il s’agit là d’une association à but non lucratif
et dont les membres sont des bénévoles à même de mobiliser des sources de
financement dans le secteur privé. »
Mais cela n’a pas empêché pour autant les conseillers d’afficher leur
opposition au festival. Et pour cause, les choix artistiques de l’AFC n’ont
pas fait l’unanimité au sein du conseil de la ville et même parmi les
professionnels. En témoignent ainsi les protestations du syndicat des artistes
comédiens qui avait dénoncé, notamment, une certaine marginalisation du
théâtre dans le programme du festival. En mai 2004, ces derniers avaient
reproché ainsi aux organisateurs la création, dans des conditions suspectes,
d’une association qui a pris en charge l’organisation du festival sans les
avoir consultés. Ils avaient également dénoncé la non-implication d’artistes
casablancais de renom dans la direction artistique. L’Union des syndicats
artistiques avait même organisé des sit-in après que le président ait refusé
leur projet de « programme du festival ». L’entrée des syndicalistes sur la
ligne avait contribué à médiatiser l’événement rendant ainsi vulnérable la
position des partisans du président qui étaient favorables à l’organisation du
festival de Casablanca.

c) Le vote
Face aux réserves exprimées par une bonne partie des conseillers envers
la direction de la majorité, le président et ses partisans se sont trouvés en
position délicate à la veille du vote de la décision du festival. Le jour de la
séance, les débats autour de ce point ont duré plus de quatre heures avant
que le président parvienne à approuver la signature de la convention entre le
conseil de la ville et l’AFC avec 30 voix pour et 20 contre. Le camp du
président avait essayé d’user ses adversaires en faisant durer le débat
jusqu’à des heures tardives de la soirée. Fatigués, voire même frustrés, près
d’une cinquantaine de conseillers avaient quitté la salle qui comptait au
début des travaux de la session quelque 101 élus. Les conseillers PJD
n’avaient pas voté en faveur du projet de l’accord entre le conseil de la ville
et l’AFC. En choisissant de s’abstenir, les islamistes légalistes avaient fait
preuve de « pragmatisme » en évitant ainsi de s’opposer à la proposition du
bureau et des autorités de peur de rompre leur « pacte » avec le président.
Toutefois, faut-il bien le reconnaître, leur abstention avait considérablement
discréditée le camp de la majorité dirigée par Mohamed Sajid. Pour justifier
ce choix, un conseiller PJD évoque, lui, des raisons d’ordre moral et éthique
qui seraient derrière l’abstention des conseillers islamistes au moment du
vote :
« Les choix artistiques faits par l’AFC ne respectent pas les valeurs et la
tradition des Marocains. Personnellement, je ne pourrai pas accompagner
ma famille pour regarder des spectacles qui incitent à la mixité et à la
débauche. Sans compter la marginalisation de la culture et l’art islamiques
qui constituent le socle de l’identité culturelle authentique du peuple
marocain. »

Le camp du président a été secoué après le retrait132 des conseillers PJD


qui se sont trouvés, d’une certaine manière, dans le camp de l’opposition.
Celle-ci avait motivé son vote contre la convention avec l’AFC par des
raisons de toute autre nature. Un conseiller USFP justifie ainsi le vote
contre l’organisation du festival par des raisons d’ordre organisationnel. À
cet égard, il déclare ceci :

« Nous ne sommes pas contre l’art, dans ses différentes expressions, mais
nous avons voté contre ce festival parce que l’organisation a été attribuée à
une ONG sans le moindre respect des règles et procédures en vigueur :
appel d’offres, cahier de charges, contrôle financier... ».

Cela étant dit, le vote des conseillers de l’opposition pourrait bien


s’expliquer par des raisons politiques qui visent surtout à contrer les
manœuvres du président à la tête de la majorité. À l’exception de l’Istiqlal,
souvent étiqueté, à tort d’ailleurs ou à raison, de parti « conservateur », les
conseillers de la koutla n’ont pas tellement critiqué le contenu
« idéologique » des orientations du festival. Un conseiller USFP n’hésite
pas à saluer la valorisation de la musique urbaine (la nouvelle scène)
comme étant une expression moderne d’une contre-culture urbaine portée
par une jeunesse marocaine en détresse. Malgré cette prise de position, il
faudra reconnaitre que les conseillers de l’opposition ne se sont pas
vraiment investis pour orienter ou tout au moins consolider les choix
culturels du festival. Des doutes planaient en effet sur la volonté effective
des chefs de l’opposition de soutenir le programme du festival en faisant
prévaloir leurs préférences artistiques « modernistes ». Sinon, comment
peut-on expliquer l’absence des conseillers de la koutla, par exemple, lors
des réunions de la commission des « affaires culturelles » du conseil de la
ville ou encore le retrait d’une dizaine de conseillers de l’USFP et l’Istiqlal.
Curieusement, ces derniers avaient décidé de quitter salle une heure et
demie avant le vote.

d) Dénouements
Après plusieurs tergiversations, le premier festival de Casablanca a eu
lieu du 16 au 23 juillet 2005 en pleine saison estivale. C’est d’ailleurs ce qui
a été annoncé lors de la conférence de presse au siège de la wilaya du Grand
Casablanca. La cérémonie de l’annonce de cette manifestation a été
marquée par deux choses : d’une part, l’absence d’artistes casablancais de
renom et, d’autre part, la présence de nombreux officiels à l’instar d’un
conseiller du roi. La majorité des conseillers de la ville n’a pas pris part à
cette conférence. Certains d’entre eux avaient continué ainsi à critiquer
publiquement ce qu’ils avaient qualifié de mauvaise direction du festival.
Dépité par la démobilisation de la majorité, le président s’est trouvé affaibli
par les déclarations de presse de conseillers islamistes qui ne se
reconnaissaient pas dans l’« identité » du festival. Un conseiller PJD se
présentait ainsi à l’opinion publique comme membre d’« un parti qui
défend un modèle culturel authentique qui se veut le garant de la tradition
et des valeurs islamiques du peuple marocain ».

Après trois mois du déroulement du festival, le président du conseil de la


ville continuait à faire l’objet de critiques acerbes de la part de l’opposition.
Un conseiller PPS l’accuse ainsi d’avoir dilapidé les deniers publics de la
ville en déclarant ceci :

« Je regrette les décisions irréfléchies du président. Ce dernier continue


de gaspiller de l’argent, dont notamment une somme de 400 millions de
centimes133 consacrée à l’organisation du festival (frais de déplacement,
carburant, missions...). Je rappelle que le bureau du conseil avait créé une
association « Forum de Casablanca » pour justifier les dépenses des
deniers publics sans aucun contrôle de la part des élus locaux. En plus, il
faut savoir que l’association est constituée d’un frère du président du
conseil, de certains élus et d’autres personnes qui lui sont proches. »

Malgré cette prise de position, le comportement des conseillers de


l’opposition demeurait pour le moins ambigu et s’apprêtait parfois même à
une logique de « double standard ». Ainsi, le discours des membres de la
koutla qui s’opposait au festival ne semblait pas si convaincant à en juger
par le comportement de certains conseillers de l’opposition. C’est le cas
notamment de certains élus « de gauche » qui avaient sollicité les membres
du bureau du conseil pour bénéficier de certains privilèges (invitations VIP
à des soirées, nuitées gratuites dans de grands hôtels...). Pour l’anecdote,
lors du festival, on a même pu apercevoir des conseillers de l’opposition en
compagnie de certains membres du bureau qui assistaient ensemble à des
soirées artistiques. C’est le cas tout particulièrement de ces deux conseillers
« de gauche » qui prenaient part, dans la joie et la bonne humeur, à une
soirée animée par une star de la chanson orientale, dans un hôtel prestigieux
de la métropole. L’un de ces conseillers, faut-il le rappeler, n’avait de cesse
d’ailleurs de critiquer publiquement la participation d’artistes « étrangers »
à un festival censé bénéficier, selon ses dires, aux artistes marocains. Le fait
de l’entendre fredonner des aires de chansons libanaises ne traduisait guère
son opposition manifestée envers des artistes orientaux qu’il avait déjà
qualifiés lors d’une discussion privée avec des élus de la ville
d’« entrepreneurs sans scrupules ».

e) Des « managers » aux commandes


Lors de la deuxième édition du festival en juin 2006, le président avait
pris l’initiative de tenir, au siège de la wilaya, un point de presse pour
annoncer l’organisation du festival en présence du wali et de l’AFC. La
conférence a été marquée par l’absence d’une grande partie des conseillers
qui n’a pas été officiellement invitée par les organisateurs. Certains
conseillers de la majorité n’avaient pas apprécié la marginalisation des élus
et avaient décidé de quitter la réunion, et ce, malgré l’intervention du wali
pour apaiser les tensions en essayant de calmer les esprits. Des conseillers
avaient rejoint les contestataires et avaient décidé, eux aussi, de quitter la
salle devant la stupéfaction du comité d’organisation du festival. Le
président de la commission des « affaires culturelles », lui, un conseiller de
la majorité (RNI), avait même critiqué, publiquement, les organisateurs et
en particulier le président du conseil. Il a laissé exploser sa colère en ces
termes :

« C’est scandaleux ce style de direction du président qui bafoue la


volonté générale du conseil de la ville. C’est une insulte à tous les élus de
Casablanca et à la démocratie qu’on prétend sans cesse pratiquer au sein
de nos institutions politiques. Maintenant, ce sont les conseillers du roi et
les hommes d’affaires qui gèrent les affaires politiques et décident à la
place des représentants de la communauté de ce qu’ils doivent écouter et ne
pas écouter, regarder et ne pas regarder [...]. Je me demande vraiment à
quoi sert le conseil de la ville ? »

On assistait là à un scénario identique à celui de la première édition du


festival en août 2005. Malgré le retrait de l’administration locale, le
président n’a pas jugé utile d’impliquer toutes les composantes politiques
du conseil dans l’organisation du festival. En outre, il avait tenté de se
défaire du poids des fonctionnaires et avait sollicité le soutien de
personnalités officielles, dont notamment un conseiller du roi qui lui aurait
proposé justement de nommer une amie à lui comme directrice déléguée du
Festival de Casablanca134. La décision du président de privilégier l’AFC au
détriment des élus avait marqué son échec à construire un « leadership
démocratique » porté sur des choix culturels inhérents à une « identité
locale » propre à la ville. Le fait que le bureau du conseil ait choisi de faire
cavalier seul l’avait privé ainsi d’une légitimité politique à même de
renforcer l’autorité du président comme étant le chef du gouvernement
local.

En s’associant à de hauts dignitaires de l’État et à des professionnels de la


communication pour l’organisation du festival, le président tentait ainsi de
« dépolitiser » l’action locale des élus déjà discrédités auprès de l’opinion
publique. Ce faisant, le rôle des conseillers s’est trouvé réduit à la fonction
de vote. Un simple exercice de formalité qui permet au président de valider
ses choix de manière à pouvoir disposer d’une légitimité « légalo-
rationnelle » au sein du conseil. Le président manifestait, une fois encore, sa
préférence pour un style de direction de type « managérial » émanant des
règles formelles de l’organisation. Une culture « entrepreunarielle » semble
avoir été privilégiée par le président dans la gestion du festival de
Casablanca. Deux mots d’ordre caractérisaient la direction des affaires par
le chef du gouvernement local : hiérarchie et efficacité. Mais le fait de
vouloir gérer la ville telle une entreprise ne pourrait favoriser en aucune
manière l’émergence d’un leadership local. L’hégémonie des technocrates
ne faisait qu’étouffer les ambitions des élus qui tentaient en vain d’exercer
une influence réelle sur la prise de décisions.

f) Compétition idéologique
Les discussions pour l’organisation de la deuxième édition du festival de
Casablanca ont été marquées par des tensions entre des conseillers de la
ville et des organisateurs. Un jour avant la tenue de la séance du vote, un
vice-président (UC) a pris l’initiative d’organiser une réunion avec l’AFC
pour mettre au point une stratégie d’action de la majorité. Mais lors de cette
réunion, des conseillers, menés par le président (RNI) de la commission des
« affaires culturelles », avaient commencé à protester et se sont faits
expulsés du coup par les organisateurs. Ces derniers leur reprochaient
notamment le fait qu’ils aient critiqué la direction du festival incarnée par le
président et sa majorité. Dépité, mais ne s’avouant pas vaincu, le conseiller
RNI décide alors de lancer une compagne virulente contre le bureau du
conseil de la ville. Pour commencer, il avait choisi de rallier les conseillers
PJD en déclarant par là même la guerre à un vice-président (UC) qui avait
accusé les conseillers PJD d’« opportunistes dépourvus de loyauté envers
leur président ».

Ce faisant, la majorité était une fois encore menacée par des tensions
internes à la veille du vote de la décision relative à l’organisation du festival
de la métropole. Face à ses menaces, le président décide alors de réagir pour
faire taire les voix dissonantes au sein de la majorité. À cette fin, il organise
une réunion du bureau, le 7 juin 2006, et charge un de ses vice-présidents de
s’attaquer aux conseillers PJD. Une manière pour lui de rappeler les
islamistes légalistes à l’ordre afin d’éviter une éventuelle défection à même
de fragiliser son autorité au sein du conseil de la ville. Lors de la réunion du
bureau, des conseillers islamistes se sont insurgés contre les propos du vice-
président. Ce dernier leur avait reproché notamment un certain manque de
discipline au sein de la majorité. Mais ces propos avaient été démentis par
les partisans de Sajid. Un conseiller PJD n’avait pas apprécié ce
comportement et avait demandé à un proche collaborateur du président, qui
a assisté à la réunion, de prêter sermon sur le Coran pour témoigner des
propos tenus qualifiés d’injurieux à l’égard des conseillers PJD. Ces
derniers haussent le ton et menacent de porter l’affaire devant la justice si
jamais les membres du bureau ne leur présentent pas des excuses. Pour
apaiser les tensions, un vieux conseiller Istiqlalien intervient entre les
protagonistes et parvient, raisonnablement, à réconcilier les conseillers PJD
avec le président.

Malgré ces divergences au sein de la majorité, les conseillers PJD


avaient, une fois encore, fait preuve de « pragmatisme » le jour du vote. En
effet, lors de la session du 8 juin 2006, les islamistes légalistes se sont
montrés moins critiques à l’égard du festival dans sa deuxième édition. La
pression exercée par le vice-président (PJD) sur le président (UC) avait
abouti à ce que le bureau cède à quelques demandes formulées par les
opposants. En témoigne, par exemple, la prise en compte de quelques
propositions faites par les conseillers islamistes dont notamment la
programmation de « l’art et la culture islamique » dans le festival de
Casablanca. Cela s’est traduit ainsi par la participation d’une star
internationale de la « chanson islamique moderne ».

Cependant, malgré le consensus établi entre le président et les conseillers


PJD, ces derniers ont décidé de s’abstenir au moment du vote. Le vote
défavorable des conseillers islamistes du PJD émanait d’une double
stratégie qui visait à accaparer des rôles de leadership : d’une part, tenter de
préserver l’image de marque du parti « islamiste » (défenseur des mœurs et
de la religion) et, d’autre part, renforcer le positionnement du PJD au sein
du conseil de la ville (composante principale de la majorité qui gouverne la
ville). Ce faisant, les conseillers islamistes légalistes tentaient de construire
un « leadership culturel » émanant d’une idéologie politique qui se veut le
porte-étendard d’une « éthique religieuse ». Ainsi, malgré le fait que les
conseillers locaux PJD appartiennent à la majorité, cela ne les a pas
empêchés pour autant de tenter de marquer une « spécificité culturelle »
dans leur action locale.

Ils sont parvenus ainsi à influer sur les choix artistiques du festival
arguant que l’« art islamique » est l’une des composantes principales de la
« culture marocaine ». Aussi minime soit-elle, la participation symbolique
d’artistes d’obédience islamique atteste indéniablement de la capacité des
« leaders locaux » PJD d’investir le champ politique et d’influer sur la prise
de décisions au sein de la ville. Les différents cheminements du processus
décisionnel relatif au festival de Casablanca (voir figure 10 ci-dessous)
avaient abouti ainsi à mettre en relief quelques tentatives de leadership
entreprises sporadiquement et parfois souterrainement par les acteurs
locaux dans la ville (président du conseil, wali, conseillers, personnalités
publiques...). Ces tentatives dénotent vraisemblablement d’une compétition
politique de fond qui tend à agir sur la formation d’une « identité culturelle
locale » à partir de l’orientation des choix et des goûts artistiques inhérents
à l’ensemble de la collectivité.

Figure 10 : Processus décisionnel relatif à l’organisation du festival de


Casablanca

Au terme de cet examen des trois décisions majeures prises par le conseil
de la ville de Casablanca, on peut affirmer que les conseillers n’exercent
pas une influence décisive sur le processus décisionnel local conduit
souvent par les autorités de tutelle. Toutefois, on peut relever des
comportements de leadership qui se manifestent, d’abord, à travers les
tentatives de certains conseillers visant à orienter l’élection du président
grâce à une alliance entre notabilités locales et islamistes légalistes. On
constate, ensuite, un déploiement actif des conseillers de l’opposition qui
sont parvenus à mener des actions collectives de protestation pour dénoncer
la situation sociale dégradée des familles des retraités de l’ex-RATC. Enfin,
on relève une influence exercée par les conseillers PJD qui avaient
revendiqué la programmation de l’« art et la culture islamiques » dans le
festival de Casablanca. Ces tentatives de leadership renvoient implicitement
à un effort fourni par certains conseillers qui essayent d’obtenir l’adhésion
de partisans pour faire parvenir leurs revendications. Il s’agit là d’un
exercice de légitimation lié intrinsèquement à la construction d’un
followership nécessaire à l’émergence du leadership.

III. FOLLOWERS ET FOLLOWERSHIP


La conception traditionnelle considère la coercition comme la base
principale du leadership. Pour Machiavel, par exemple, les followers
obéissent soit de peur d’être punis, soit pour être récompensés (Machiavel,
[1515], 2000). Le leadership est considéré ainsi comme un processus
unilatéral qui implique une relation de domination du leader sur les
followers. À cet égard, Georg Simmel défend la supériorité du leader dont
le rôle primordial est de gérer les efforts des followers pour maintenir
l’unité du groupe : « Chaque considération sociologique démontre
immédiatement l’avantage incommensurable qu’exerce la règle d’un seul
homme sur les forces d’un groupe, notamment pour la fusion et la gestion
rationnelle des efforts. » (Simmel, [1917] 1950 : 190-194).

Les analyses contemporaines considèrent cependant le leadership comme


un phénomène conféré par des followers. Max Weber affirme ainsi que la
stabilité du système social dépend de l’acceptation par des followers du
droit des leaders d’exercer de l’influence. Ces derniers peuvent exercer de
l’influence en s’appuyant sur trois bases de légitimation : charismatique,
traditionnelle et légalo-rationnelle (Weber, [1922], 1971 : 36-37).

Des analyses récentes ont relevé de nouvelles bases de leadership. Hebert


Simon, par exemple, souligne l’importance du consentement dans la
relation entre le leader et les partisans. L’approbation et la désapprobation
représentent ainsi des formes de récompenses et de punitions attribuées
aussi bien par les chefs que par le personnel (Simon, 1957 : 105-106).
French et Raven insistent, quant à eux, sur le rôle de la personne qui subit le
pouvoir et l’influence. Ils identifient à cet égard cinq bases d’influence dont
peut disposer le leader : compensatoire, coercitive, légitime, référentielle et
experte (French et Raven, 1959 : 150-67).
Des analyses encore plus récentes mettent l’accent sur l’adhésion
volontaire des followers aux choix du leader (Burns, 1978 : 24). Les
followers suivent ainsi les leaders non pas parce qu’ils sont obligés de le
faire, mais plutôt parce qu’ils veulent adhérer à leurs actions (Kellerman
1984 : 71). Pour Rosen, le leader doit éviter en effet de recourir aux
sanctions formelles (ou ne pas menacer de le faire) et, par conséquent, le
leadership devient un phénomène attribué plutôt que confié comme c’est le
cas pour l’autorité (Rosen 1984 : 41).

En un mot, on peut affirmer que la notion de « followership » qualifie la


disposition d’un groupe à suivre efficacement ceux qui sont reconnus
comme leaders dès lors qu’ils parviennent à indiquent une voie collective.
Le followership qui apparaît ainsi comme l’indispensable complément du
leadership peut être appréhendé à partir de trois axes principaux : motifs et
besoins des followers, stratégies de légitimation et limites de la construction
du followership.

1. Besoins et motifs des followers


Selon Burns, le comportement du leadership consiste à agir en fonction
de certaines valeurs et certains objectifs par rapport à une structure de
besoins, de désirs, d’attentes et de demandes d’une communauté. Les
leaders sont ainsi amenés à prendre collectivement des décisions qui
prennent en considération les différents intérêts des membres du groupe
(Burns, 1978 : 408-409). De fait, Burns estime que les leaders doivent
dégager et satisfaire les motivations collectives et les hiérarchies des motifs
des followers afin d’obtenir leur soutien. Ces derniers constituent ainsi une
composante principale du leadership « transactionnel », car ils influencent
les leaders au sommet des organisations démocratiques, notamment lors des
processus électoraux et représentatifs (Burns, 1978 : 458-459).

Cependant, malgré l’importance du rôle des partisans, les résultats de


l’enquête révèlent qu’au niveau du gouvernement local de la ville de
Casablanca l’influence politique est exercée d’une manière plutôt
unilatérale. Ainsi, les élus de la majorité et les vice-présidents, notamment,
semblent avoir du mal à affirmer leur autorité vu qu’ils n’ont pas souvent
l’occasion de faire des propositions au bureau (ou bien à s’opposer à celles
de leurs adversaires). Pour preuve, l’ordre du jour est déterminé, dans la
plupart des cas, par le président en concertation avec des fonctionnaires
proches du wali. En outre, les followers n’agissent pas dans un contexte de
compétition où l’information est accessible et le temps suffisant pour mener
à terme leurs actions. La majorité des élus préfère attendre ainsi le jour de
l’assemblée générale pour discuter des points présentés par le président du
conseil. De plus, nombre de conseillers sont souvent surpris de voir leurs
demandes rejetées ou reportées par le bureau. Outre cela, certains élus
avaient manifesté, à plusieurs reprises d’ailleurs, leur mécontentement à
cause d’un manque d’information sur les activités du conseil. Il s’est avéré
même que des membres du bureau n’ont pas été informés, par exemple, de
la tenue de réunions de négociations entre le conseil de la ville et des
opérateurs privés concernant la gestion déléguée de certains services
publics.

Enfin, les followers n’arrivent pas à identifier les besoins et les valeurs
prioritaires pour la direction politique de la cité. Ainsi, les membres du
bureau ne sollicitent pas souvent le soutien de conseillers de la ville ou
d’acteurs locaux externes. En outre, les partisans de la majorité ne
procèdent pas à l’évaluation de l’action de leur chef (vice-président,
président de commissions...). L’enquête révèle, par exemple, qu’aucun
membre du bureau n’a jamais pris l’initiative d’exercer un contrôle (ou un
suivi) des propositions faites par le président. Ce dernier tente de conduire
le processus décisionnel local en l’absence d’une concertation approfondie
avec ses proches collaborateurs. Ces derniers se contentent souvent de
suivre leur chef sans qu’ils remettent en question sa direction politique. Les
rares fois où certains membres du bureau avaient critiqué certaines
décisions du président, ils n’ont pas su proposer une alternative en
parvenant, par exemple, à dégager les besoins et les motifs des followers et
ceux de la collectivité. De là, on est on droit de s’interroger sur la capacité
de ces partisans à élaborer des stratégies de légitimation visant la
construction d’un followership.

2. Stratégies et modalités de followership : les « sous-leaders »


Les leaders sont ces personnes ou groupes capables de mobiliser des
ressources humaines, matérielles et symboliques à des fins spécifiques.
Burns est convaincu que le problème qui se pose donc est celui des moyens
utilisés par les meneurs dans le processus de mobilisation des partisans. Les
objectifs et les stratégies des leaders requièrent d’ordinaire les services
d’autres personnes. Afin de s’acquitter de ces tâches avec plus ou moins de
régularité, de sécurité, d’efficacité, on a besoin d’auxiliaires ou « sous-
leaders ». Par ailleurs, ces tâches de followership sont multiples : elles
consistent, par exemple, à aider à l’élaboration d’un plan stratégique et
d’une action politique, à accomplir ces gestes monotones de tous les jours, à
distribuer les emplois prisés au sein de l’organisation, à recruter et à
mobiliser des partisans afin que les leaders puissent prêter à leur action une
légitimité démocratique. Pour s’assurer les services de sous-leaders, les
leaders doivent d’une façon ou d’une autre leur accorder des faveurs.
Argent et aussi avantages substantiels bénéfiques à leur standing social et à
leur prestige. La survie d’une organisation entre leaders et sous-leaders
dépend ainsi de la fréquence des transactions entre les deux groupes, les
premiers s’acquittant envers les secondes des services rendus. Selon Burns,
les leaders ne peuvent pas donc oblitérer les motifs des followers et doivent
s’engager à les mobiliser afin de gagner leur soutien : « Les leaders peuvent
s’engager dans la persuasion, offrir des récompenses, s’aligner sur un
discours affectif et même recourir à la coercition comme à d’autres moyens
d’incitation, mais ils ne doivent jamais perdre de vue le fait que leurs
followers soient des personnes qui ont besoin d’être motivées. » (Burns,
1978 : 107).

L’analyse du comportement des membres du bureau du conseil de la ville


révèle cependant l’effacement de stratégies de followership. Les candidats
au leadership privilégient souvent l’usage du pouvoir basé sur la
récompense et la correction au détriment de la persuasion et l’influence
visant l’obtention de l’adhésion volontaire de followers. Des membres du
bureau du conseil tentent ainsi d’entretenir une certaine discipline parmi
leurs partisans. Pour cela, ils n’hésitent pas à user de leurs prérogatives pour
sanctionner ou récompenser leurs proches collaborateurs. À titre d’exemple,
le président est dû intervenir à maintes reprises pour retirer à certains de ses
hommes de confiance des pouvoirs délégués (signature, prérogatives...).
Agacés par le comportement de certains vice-présidents influents au sein du
conseil, des élus de l’opposition notamment n’ont de cesse d’ailleurs de
protester contre ce que certains d’entre eux appellent « un
interventionnisme démesuré des notables et une gestion totalitaire des
affaires de la commune de Casablanca ». Pour remédier à cette situation, le
président avait procédé à une nouvelle répartition des pouvoirs légaux entre
ses partisans qui occupaient des fonctions de responsabilité. En 2006, par
exemple, il avait décidé de retirer la présidence de la commission de
« l’urbanisme » à l’un de ses vice-présidents pour lui confier la commission
de « l’animation et du sport ». Malgré cela, les détracteurs du président
continuaient à lui reprocher notamment une gestion clientéliste des
autorisations de construction et de réaménagement des espaces immobiliers
et commerciaux dans la ville.

Pour s’assurer le soutien des partisans, le président n’hésite pas en effet à


jouer de sa fonction de chef de l’exécutif local pour récompenser ses alliés
et ses proches en leur attribuant des prébendes (postes, autorisations...). En
2004, par exemple, il aurait même chargé son frère, qui n’est pas représenté
au sein du conseil, de veiller sur le fonctionnement de l’AFC chargée de
l’organisation du festival de la métropole. En effet, le président intervient
souvent pour accorder des privilèges à ses partisans au sein de la majorité.
C’est le cas notamment de ce conseiller UC qui a bénéficié d’un agrément
pour gérer un centre « privé » d’encaissement des factures d’eau et
d’électricité au profit de la Lydec. Désintéressé par sa fonction
représentative d’élu local, ce conseiller ne se rend au conseil que pour voter
en faveur des propositions du bureau. Analphabète et l’air insouciant, cet
élu d’origine soussie n’hésite pas à dénigrer l’action locale en qualifiant les
conseillers de la ville de « simples opportunistes qui ne cherchent qu’à
satisfaire leurs intérêts personnels ». Dans son commerce d’épicier, situé
dans un quartier populaire de la ville, notre surprise était grande lorsqu’on a
constaté que les comptes rendus des sessions qu’il recevait du conseil de la
ville lui servaient de brouillon pour faire sa « comptabilité » et parfois
même pour emballer des produits alimentaires vendus en détail à ses
clients.

Outre les récompenses, le soutien d’un leader aux followers peut prendre
d’autres formes. Ainsi, le président du conseil de la ville est intervenu, à
plusieurs reprises d’ailleurs, pour appuyer les initiatives de ses vice-
présidents notamment. C’est le cas, par exemple, de ce conseiller PJD
devenu au fil des années l’un des plus proches collaborateurs du président.
Ingénieur de profession, ce conseiller quadragénaire est parvenu ainsi à
tisser des liens solides avec les membres du gouvernement local. En 2006,
le président du conseil l’aurait même encouragé à quitter son travail à la
CNSS pour monter sa propre affaire. L’activisme de ce conseiller islamiste
et son enthousiasme lui ont valu d’ailleurs un certain respect parmi ses
collègues surtout après que le président lui a confié la mission de
représenter le conseil à l’extérieur (séminaires, voyages à l’étranger...).

Afin de garantir la loyauté de ses partisans, des leaders « institutionnels »


tentent aussi d’appuyer l’action associative de certains « relais locaux » qui
soutiennent la majorité. C’est le cas notamment de ce membre de la
commission des « affaires sociales » qui s’est vu accorder une subvention
pour son association récemment créée au quartier Hay Mohammadi.
Réagissant à cette situation, un conseiller de l’opposition s’est insurgé ainsi
contre ce qu’il appelle « la culture du népotisme au sein du bureau du
conseil ». Dans son entretien, il dénonce justement l’octroi de subventions à
certaines associations proches des partis de la majorité :

« On voit mal comment un membre d’une commission chargée d’étudier


les demandes de subventions des associations pourrait être objectif et
neutre dans son jugement lorsqu’il va avoir à discuter du dossier du
financement de sa propre association. »

Dans le même sens, un autre conseiller de l’opposition n’a pas hésité, lui,
à accuser directement le président du conseil de la ville d’avoir soutenu une
association dont il est le président :

« Le président accorde un soutien inconditionnel à son association


« Izdihar » qui regroupe des industriels de la ville. En 2006, il a été
reconduit à son poste de président après avoir fait bénéficier son
association d’une aide financière conséquente dans le cadre d’un compte
spécial programmé dans le budget du conseil de la ville. Pour camoufler
son action, il a dû charger un de ses vice-présidents de signer une
convention entre le conseil et l’association en question... On comprend
alors très bien la manœuvre du président qui veut à tout prix renforcer sa
place dans le monde des affaires en accordant des privilèges à ses amis
industriels dont il fait d’ailleurs parti. »

Par ailleurs, il apparaît que la médiatisation permet à des élus locaux


d’exercer des rôles de leadership. Le président du conseil tente ainsi de
gagner l’adhésion des partisans en permettant à ses proches collaborateurs
de défendre publiquement l’action de la majorité. C’est le cas notamment
de deux conseillers, les deux médecins et membres de l’UC, dont la mission
est d’assurer le rôle de « relais médiatiques » à même de défendre les choix
du bureau du conseil de la ville. L’un est francisant et intervient souvent
dans la presse sur des questions polémiques, alors que l’autre arabophone
assure la médiation avec des journalistes et des professionnels des médias.
Son activisme lui a permis d’ailleurs de se rapprocher du président qui l’a
chargé d’ailleurs de gérer le dossier épineux de la gestion des abattoirs de
Casablanca.

Ceci étant posé, l’enquête révèle toutefois un manque d’engagement du


président à propulser des sous-leaders sur la scène publique. Un conseiller
PJD lui reproche ainsi un déficit de communication non seulement avec
l’opinion publique, mais aussi avec ses partisans au sein de la majorité. À
ce propos, il déclare ceci :

« Je me retrouve exclu de la gestion du conseil. Personnellement, je me


rends régulièrement au bureau du président dans le but de l’informer des
problèmes de la population, mais il n’est pas disponible (déplacements,
réunions...). C’est grave, les conseillers ne trouvent aucun interlocuteur
pour lui soumettre les requêtes des citoyens. »

En plus des relais médiatiques, le président bénéficie du soutien de


certains partisans qui disposent d’une expérience non négligeable au sein de
l’administration locale. C’est le cas notamment de ce vice-président qui
compte à son actif une dizaine d’années comme secrétaire général d’une
commune à Casablanca. Cadre de l’ENA et vice-président de l’Association
nationale des collectivités locales du Maroc (ANCLM), ce conseiller a été
propulsé au-devant de la scène par le président pour représenter le conseil
dans les cercles officiels et auprès des ONG notamment. Son expérience
comme président de l’arrondissement de Sidi Moumen lui a permis par
ailleurs de côtoyer des politiciens, des officiels de l’État et de hauts
fonctionnaires. En 2007, il est même parvenu à décrocher un siège au
Parlement. La représentation au sein des conseils élus de la ville permet
ainsi aux conseillers de s’assurer un certain ancrage local à même de leur
offrir un fond électoral indéniable susceptible de favoriser l’exercice d’un
leadership législatif ou gouvernemental. Le président du conseil peut
compter aussi sur le savoir-faire de certains hauts fonctionnaires et
directeurs d’organismes publics. C’est le cas notamment de cet ingénieur
électricien qui a été nommé, en 2006, secrétaire général de la commune
urbaine de Casablanca. En octobre 1998, il a été chargé par le ministère de
l’intérieur d’assurer le suivi de tous les contrats concernant la gestion
déléguée en matière des réseaux d’assainissement urbain à Casablanca et à
Rabat.

Par ailleurs, le président bénéficie des services de conseillers locaux qui


exercent des fonctions électives de premier plan. il bénéficie ainsi du
soutien du président du conseil préfectoral qui appartient au MP, un parti de
la majorité. il compte aussi sur l’appui du président de la région du grand
Casablanca élu pour un deuxième mandat, le 4 novembre 2003, sous les
couleurs du RNI135. Ces deux conseillers appartiennent à des familles de
notables et disposent par ailleurs d’une expérience dans la gestion
communale. La formation moderne (management, commerce…) dans des
écoles à l’étranger leur a permis ainsi de s’imposer en tant que « sous-
leaders » à même d’appuyer les actions du président du conseil de la ville.
Ces conseillers sont d’ailleurs tous des hommes d’affaires qui profitent
souvent de leur richesse pour accaparer des postes de responsabilité au sein
de leur parti. Ce redéploiement stratégique atteste surtout de la capacité de
notabilités traditionnelles de se réinventer un rôle de leadership
« institutionnel » pour assurer une présence sur la scène politique locale.

Le président a pris aussi le soin de s’entourer de conseillers avec lesquels


il partage des affinités socio-ethniques136. En témoigne ainsi sa proximité
avec des conseillers d’« origine amazighe » à l’instar du rapporteur du
budget, un jeune cadre administratif dont le père est un ancien
parlementaire. Le président peut compter aussi sur le soutien
« inconditionnel » d’une dizaine de conseillers amazighophones au sein de
la majorité, dont des hommes d’affaires, d’anciens parlementaires et de
hauts fonctionnaires. Mais aussi des conseillers disposant d’un statut social
« inférieur » comme cet élu PJD sexagénaire, cordonnier de profession.
Cependant, malgré les efforts des leaders « institutionnels » pour mobiliser
des partisans, la construction du leadership pèche par un manque
d’implication active de sous-leaders dans la formation d’un followership
local.

3. Crises de followership
L’étude de la prise de décisions atteste d’un dysfonctionnement du
processus du leadership local qui se manifeste surtout à travers une crise de
confiance entre leaders potentiels et followers. Ainsi, les conseillers de la
ville qui tentent d’exercer de l’influence semblent avoir du mal à
convaincre des partisans d’adhérer volontairement à leurs choix. Ces
derniers se trouvent, de leur côté, acculés à rallier la position de leur chef
qui dispose souvent d’une majorité « arithmétique » au sein du conseil. Le
déficit de confiance rend donc difficile l’émergence d’un leadership attribué
délibérément par des followers. Selon Gardner, le facteur qui mine la
confiance des partisans dans leurs leaders semble être une certaine
« ingénierie de consentement ». C’est-à-dire l’ensemble de pratiques des
leaders visant à obtenir, coûte que coûte, l’adhésion de partisans même si
ces derniers ne sont pas convaincus. À cette fin, les leaders n’hésitent pas,
par exemple, à manipuler les médias en donnant l’impression que leur
discours correspond parfaitement aux buts des followers (Gardner, 1990 :
33-34).

D’après l’enquête, il s’est avéré que les leaders potentiels semblent peu
persuasifs et se trouvent souvent dépourvus d’une légitimité
« démocratique » à même de leur assurer le soutien de leurs followers
(Burns, 1978 : 409). En outre, une grande partie des conseillers n’arrive pas
à s’approprier des positions du leadership sous l’effet de contraintes
structurelles, contextuelles, culturelles et politiques.

a) Difficultés de persuasion et vulnérabilité des leaders


Les leaders ont souvent des difficultés à persuader des followers
d’adhérer à leurs décisions. Dans le cas du conseil de la ville, l’enquête
démontre que la majorité menée par le bureau semble avoir du mal à
rassembler assez de partisans autour d’un projet politique « commun ».
Pour preuve, les décisions majeures prises par le conseil de la ville de
Casablanca ne font pas l’unanimité même parmi les élus de la majorité. De
leur côté, les membres de l’opposition arguent que ces décisions ont été
élaborées, en dehors du conseil, par de hauts fonctionnaires ou bien des
directeurs d’entreprises. Par ailleurs, les conseillers de l’opposition ne
cessent d’accuser les membres de la majorité d’avoir reproduit certaines
pratiques tant décriées par le passé (opacité des marchés publics,
négociations confidentielles des conventions, achat de votes...). Quatre ans
après la mise en œuvre de la gestion déléguée de services publics de la ville,
par exemple, la plupart des élus qualifient d’échecs les initiatives du bureau
du conseil. En témoignent ainsi les mouvements de grève qui marquent le
secteur du transport public géré par le privé. À cet égard, un conseiller de
l’opposition, membre du PPS, critique vigoureusement les actions de la
majorité en ces termes :

« L’échec de la majorité est à l’image de l’échec cuisant de la gestion


déléguée des services publics. Les Casablancais prennent des bus crasseux
et hors service. Sans compter les ordures qui entachent des endroits
historiques dans la ville comme le quartier Maârif. Dans un pays
démocratique, le président devra démissionner. C’est la moindre des
choses. »

Face à cette situation, le président tente malgré tout de préserver la


loyauté de ses partisans pour appuyer ses choix de manière à pouvoir
préserver son autorité à la tête du conseil de la ville. À cette fin, il essaye de
parvenir à des consensus avec ses alliés afin d’éviter leur défection lors du
moment du vote notamment. À la veille de chaque assemblée du conseil, le
président mobilise ainsi les membres de son bureau et essaye de rallier le
maximum de partisans à ses propositions. Et pour renforcer ses alliances, il
n’hésite pas à recourir à des réseaux de soutien de l’extérieur du conseil
(experts, officiels, fonctionnaires...). Malgré ces efforts, il apparaît que le
président peine à maintenir une certaine cohésion du conseil de la ville. En
témoignent ainsi les tensions et parfois même les conflits qui traversent la
majorité, en particulier avant le vote de l’ordre du jour. Le manque
d’adhésion se traduit aussi par la défection de certains followers qui
contribuent à entraver les tentatives de construction d’un leadership local.

b) Structures et contextes de followership


Gardner considère que la relation entre le leader et les followers est
déterminée par l’organisation politique du conseil élu. Tout dépend de
savoir si l’organisation ou le groupe se trouve dans un moment de quiétude
ou de crise, dans la prospérité ou la récession, sur une courbe de croissance
ou de stagnation, etc. (Gardner, 1990 : 23). La structure du leadership
oriente ainsi le comportement des leaders dont l’influence change à des
degrés différents en fonction des situations et des personnes. Dans le conseil
de la ville, par exemple, l’enquête atteste d’un degré élevé de structuration
du rapport entre le président et les membres du bureau. C’est-à-dire une
différentiation marquée des rôles et une hiérarchie d’autorité qui pèche
cependant par le manque de précision dans la détermination des détails et
des caractéristiques des tâches à accomplir. Une atmosphère de discipline,
de contraintes et de direction semble marquer par ailleurs le contexte du
leadership local.

La relation de leadership semble ainsi plus structurée et assez


cérémoniale, notamment entre le président du conseil et les membres du
bureau. La structure du leadership local se caractérise ainsi par un manque
d’autonomie, de responsabilité individuelle et de liberté. Par exemple, il
faudra rappeler que c’est le président qui fixe les buts et détermine la
manière la plus appropriée pour les atteindre. C’est aussi lui qui représente
souvent le conseil à l’extérieur surtout auprès des autorités locales. Dans cet
environnement institutionnel, les fonctionnaires réduisent considérablement
la marge de manœuvre des conseillers et des followers en particulier. Ces
derniers sont souvent soumis à la pression de l’organisation hiérarchique
établie au sein du gouvernement local. Même les pouvoirs du président, par
exemple, sont limités par de multiples contraintes institutionnelles imposées
par le dispositif organisationnel ou bien par les autorités de tutelle. Souvent,
des représentants de l’administration locale se permettent ainsi d’intervenir
pour alourdir les procédures et les formalités inhérentes à la direction des
affaires de la collectivité.
Par ailleurs, les leaders potentiels ne disposent pas d’un modèle de prise
de décisions. Au Maroc, la « tradition politique » veut que l’administration
centrale, représentée par le wali, intervienne pour déterminer l’« agenda »
du gouvernement local. Le rôle des conseillers se trouve ainsi réduit à une
fonction formelle de représentativité. Dans un tel contexte, les candidats au
leadership ne disposent pas des ressources nécessaires pour mettre sur pied
des stratégies d’influence afin de pouvoir agir sur le processus décisionnel.
Dans le conseil de la ville, l’enquête révèle ainsi que la majorité écrasante
des conseillers n’entreprend pas d’actions « rationnelles » qui répondent à
des stratégies bien définies (objectifs, fins et moyens) visant à exercer des
rôles de leadership. Les leaders potentiels adoptent souvent un mode
« transactionnel » lors de la prise de décisions. Ils vont ainsi réagir aux
situations et aux pressions immédiates, marchander avec leurs alliés et
adversaires, suivre des buts limités à court terme tout en cherchant à
maintenir un certain équilibre afin d’éviter un changement fondamental.
L’enquête démontre toutefois que le président tente parfois d’adopter un
comportement de type « incrémentaliste » pour faire passer des propositions
par essais répétés et erreurs corrigées. Il adopte souvent cette stratégie
lorsque son leadership « institutionnel » est menacé et sa majorité parfois
fragilisée. C’est le cas notamment lorsqu’il ne parvient pas à faire
l’unanimité au sein du conseil pour faire approuver certaines décisions, à
l’instar du vote du compte administratif.

En somme, on relève un effacement du followership dans la ville de


Casablanca face à l’hégémonie de solidarités traditionnelles (makhzen,
communautés, notables...). Il apparaît ainsi que le leadership et l’utilisation
du pouvoir sont souvent interchangeables et que les leaders semblent
apprécier le droit d’user de la coercition pour atteindre leurs objectifs et
satisfaire des intérêts particuliers ou personnels. En outre, les leaders
« institutionnels » n’hésitent pas à mobiliser les ressources de l’appareil
politico-administratif (fonctionnaires, lois et règlements, règles de
l’organisation...) pour renforcer leur autorité formelle de manière à pouvoir
exercer de l’influence sur les choix des élus locaux. Le leadership local se
trouve ainsi affaibli à cause notamment d’un déficit d’autorité que Max
Weber appelle : « légitimation sociale », c’est-à-dire l’adhésion volontaire
des followers à soutenir les initiatives et les choix de leurs leaders.
L’importance de la persuasion qui manque au niveau de la direction
politique de la ville de Casablanca rend ainsi difficile l’émergence d’un
leadership réel et légitime fondé sur le consentement des followers : « Dans
les sociétés démocratiques, l’utilisation du pouvoir est circonscrite de façon
à ce que l’utilisation d’un pouvoir illégitime puisse aussi délégitimer le
leader. En revanche, dans les sociétés primitives, les systèmes d’utilisation
légitime du pouvoir sont inconnus. L’influence et l’utilisation de la
persuasion ne sont pas considérées comme le seul et unique moyen par
lequel les leaders prévalent. Dans ce cas, les leaders dirigent dans l’espoir
que les followers les suivent. En réalité, il s’agit là de sociétés où il y a
plusieurs leaders, mais aucun follower. » (Rosen 1984 : 42-43).

Au terme de ce chapitre, on peut affirmer donc que les conseillers ne


s’impliquent pas assez dans le processus décisionnel local (initiation,
discussion, vote...) puisque la majorité d’entre eux attendent souvent les
séances publiques pour défendre leurs idées en espérant faire parvenir leurs
revendications. Ensuite, on relève que les conseillers qui essayent d’exercer
de l’influence estiment que la confiance et les relations interpersonnelles
constituent les facteurs déterminants d’un comportement de leadership. En
revanche, ils n’accordent pas une importance particulière aux affinités
idéologiques, ethniques, professionnelles, générationnelles, éthiques et
morales pour appuyer les propositions présentées au conseil de la ville. Par
ailleurs, la plupart des conseillers ne sont pas parvenus à orienter des
décisions stratégiques lesquelles sont initiées par les autorités de tutelle, à
l’instar de l’organisation du festival de Casablanca et la gestion du transport
public par le privé. Quant à la décision relative à l’élection du président du
conseil, elle semble avoir été le fruit d’une alliance stratégique formée
autour de notabilités et des islamistes légalistes sous le contrôle des
autorités centrales. L’analyse des comportements des membres du bureau
du conseil révèle par ailleurs l’effacement de stratégies de followership. Les
candidats au leadership privilégient souvent l’usage du pouvoir basé sur la
récompense et la coercition au détriment de la persuasion et l’influence
pour obtenir l’adhésion volontaire des followers. En outre, il apparaît que
les conseillers n’arrivent pas à identifier les besoins, les attentes et les
valeurs prioritaires qui doivent figurer sur l’« agenda » du gouvernement
local. De fait, les leaders potentiels semblent peu persuasifs, se trouvent
souvent dépourvus d’une légitimité « démocratique » et n’arrivent pas à
s’approprier des positions de pouvoir face notamment à la persistance de
solidarités « notabiliaires » et l’interventionnisme des bureaucrates dans les
affaires politiques de la cité.

Maintenant que l’on a analysé le processus décisionnel local et les


stratégies de followership, on peut s’interroger sur l’importance d’un autre
aspect relatif à l’exercice de l’influence, à savoir l’engagement des hommes
politiques à neutraliser les tensions qui pourraient surgir au sein du
gouvernement local. Dans le chapitre 7 qui suit, on tentera ainsi d’examiner
les rapports entre conflits, cohésion et leadership dans la ville de
Casablanca.
98 Pour un inventaire exhaustif des définitions du leadership, voir : Hemphill & Bass Bernard,
Stogdill’s handbook of leadership, N.Y : free press, 1969, (pp. 7-15).
99 Dans cette étude, on utilise parfois « partisans » pour désigner les « followers ». On a évité
d’utiliser la traduction de « followers » par le mot « suiveurs » qui paraît loin du sens anglais du
terme
100 En 2005, les conseillers du PJD se sont abstenus de voter en faveur de l’organisation de la
première édition du festival de Casablanca. L’abstention peut être considérée comme une forme de
contestation contre le leadership « institutionnel » du président du conseil de la ville.
101 « En attribuant des résultats à un leader identifiable, nous estimons, à tort ou à raison,
contrôler la situation. Il y a au moins une chance pour qu’on accuse le leader et le discréditer, alors
qu’on ne peut pas s’attaquer aux forces historiques. Les leaders agissent dans le jet de l’histoire.
Alors qu’ils tentent d’obtenir un résultat, des forces multiples indépendantes de leur volonté, voire de
leur connaissance, se déploient pour accélérer ou gêner les résultats. Donc, il y a rarement un lien
causal démontrable entre des décisions spécifiques de leaders et des événements conséquents. Les
conséquences ne sont pas une mesure fiable du leadership. À la différence du médecin ou de
l’architecte, les leaders souffrent des erreurs des prédécesseurs et laissent certains de leurs propres
jugements infondés comme des bombes à retardement pour leurs successeurs » John W. Gardner,
“On leadership”, op. cit., pp.7-8.
102 Malgré l’émiettement du champ partisan marocain, on peut distinguer schématiquement trois
blocs « historiques », à savoir : Koutla, Wifaq et Centre : 1. le Bloc koutla est formé par l’Union
socialiste des forces populaires (USFP), l’Istiqlal, le Parti du progrès et du socialisme (PPS) et
l’Organisation de l’action démocratique et populaire (OADP) (dissout). 2. le Bloc « Wifaq » est
formé par l’Union constitutionnelle (UC), le Mouvement populaire (MP) et Parti national démocrate
(PND). 3. le Bloc « Centriste » est formé par le Rassemblement national des indépendants (RNI), le
Mouvement démocratique et social (MDS) et le Mouvement national populaire (MNP). Ces trois
entités politiques ont été formées la veille des élections locales de 1997. Depuis lors, elles ont perdu
en cohésion et en crédibilité. La koutla a été marquée ainsi par le départ de l’OADP alors que les
blocs du Wifaq et du Centre ont été disloqués donnant lieu à des alliances de « circonstances » à
l’occasion des échéances électorales. En 1998, le PJD, un parti qui revendique un référent islamique,
a fait son entrée en jeu marquant un tournant historique dans la scène politique marocaine. À la veille
des élections législatives de 2002, trois partis ont tenté de constituer un « bloc haraki » qui comprend
le MP, le MNP, l’UD et le MSD. À l’issu du scrutin local de 2003, d’autres partis tels que l’UC, le
PJD et le RNI, décident de rallier les « harakis » pour remporter la présidence dans certaines villes
ou du moins participer à la direction de certains conseils communaux. Mais leurs coalitions
demeurent « circonstancielles » fondées essentiellement sur des intérêts personnels. Pour preuve, il
apparaît que le bloc de la koutla n’a pas su résister aux calculs électoralistes et aux intérêts politiciens
qui avaient conduit, par exemple, des partis « de gauche » à rallier des partis « conservateurs » ou
bien des partis dits « administratifs » pour participer au gouvernement des affaires locales. Quant au
parti du PJD, il n’hésite pas à faire de l’alliance avec les « notables » une stratégie de base pour
s’implanter au niveau local. Les élections locales de juin 2009 ont été marquées par l’entrée en jeu du
PAM (Parti de l’authenticité et la modernité), dirigé par un ami du roi et un ex-ministre délégué de
l’Intérieur. Dans ces premières déclarations, il s’est dit déterminé à réformer « par le haut » (top-
down) le champ partisan grâce à la constitution de pôles politiques.
103 Le bureau politique de l’USFP a tenu une réunion à Rabat le 25 septembre 2003. Avec un ordre
du jour axé sur « les élections de la mairie de Casablanca ». Le BP reproche à Khalid Alioua et
Abderrahmane Al Youssoufi d’avoir fait cavalier seul dans le choix des candidats. On a reproché
aussi à Khalid Alioua d’avoir organisé une conférence de presse sans en avoir référé au BP et d’avoir
refusé de siéger au sein du Conseil de la ville aux côtés de Mohamed Sajid, le nouveau « maire » de
Casablanca.
104 Les conseils préfectoraux et provinciaux ont été élus le 24 septembre. La campagne électorale
locale a duré 47 jours (du 17 au 23 septembre 2003)
105 Mohamed Kemmou est proche de Abdelmoughit Slimani, exprésident du CUC et de la
commune de Hay Hassani. Ce dernier se trouvait derrière un grand scandale « politico-financier » qui
avait secoué le royaume. L’enquête de la BNPJ (Brigade nationale de la police judiciaire) sur la mal-
gestion économique de Casablanca, à travers la commune des Roches-Noires, a été marquée par la
convocation de Kemmou et débouchée sur l’inculpation de Slimani, jugé coupable pour
détournement de deniers publics. Grâce à sa proximité de l’ex-ministre de l’Intérieur, Driss Basri,
Slimani est parvenu à constituer un grand réseau d’influence qui contrôlait la métropole à travers ses
édiles locaux et des notables. Ses connivences avec de hauts commis de l’État, à l’instar du
gouverneur de la préfecture Aïn Sebaâ, Laâfoura, arrêté et libéré tout récemment, lui ont permis
d’échapper au contrôle des autorités et d’amasser une fortune jugée suspecte.
106 « Al-Ittihad Al-Ichtiraki », quotidien arabophone de l’USFP, 16 septembre 2003
107 Dans cette course se sont lancés plusieurs politiques dont notamment un dirigeant syndicaliste à
l’époque, Abderezzak Afilal (Istiqlal) et deux notables casablancais : Saâd Abassi (RNI), président
sortant de l’ex-CUC et un industriel, Mohamed Sajid (UC). On comptait aussi des « outsiders »
comme Mohamed Chafik Benkirane (MP), homme d’affaires et vice-président de la région du Grand
Casablanca, et Nasreddine Doublali (PSD), un riche homme d’affaires proche du milieu sportif
casablancais.
108 Son père est Abderrahmane Baddou, l’ex-ambassadeur et ancien secrétaire d’État aux Affaires
étrangères
109 Document « inédit » qui atteste d’un accord (Gentlemen agreement) entre plusieurs partis
politiques dont notamment le MP, l’UC, le PJD, l’ADL, le PND, le RNI et l’Istiqlal.
110 Le bureau de la région est issu d’une coalition qui a favorisé l’élection du président du conseil
de la ville, Mohamed Sajid. Le résultat confirme la force des partis dits de « droite » à Casablanca et
la faiblesse de l’USFP notamment. Chafik Benkirane (MP) a été élu président de la région de
Casablanca avec 46 voix contre 44 voix à Jbyel de l’UC et 10 voix seulement pour Afilal de
l’Istiqlal. Ce dernier a été accusé en 2006 de mauvaise gestion financière de l’UGTM, syndicat
inféodé au parti de l’Istiqlal. Il n’a pas été acquitté par la justice.
111 Dans un communiqué du journal « Al-Ittihad al-Ichtiraki », du 4 août 2003, l’USFP a annoncé
en substance que « le secrétariat de l’USFP de la ville de Casablanca, à l’issue d’une réunion
présidée le 1er août dans la capitale économique par le premier secrétaire du parti, a décidé de
choisir Khalid Alioua, membre du bureau politique et député de la circonscription Casa-Anfa, pour
diriger le groupe des candidats Ittihadis pour le conseil de la ville ». Le communiqué souligne que
« le 1er Secrétaire du parti a remis les clés de son domicile casablancais au Secrétariat de la ville
pour l’utiliser comme siège lors de la campagne électorale ».
112 Les notables issus de la « retraditionnalisation » de l’action locale sont d’un type nouveau ; ce
sont des néo-notables, un corps constitué de ce que l’on nomme « élites extérieures », c’est-à-dire des
personnes dont l’ascension sociale dans le milieu d’origine est due à leur positionnement au sein de
l’appareil politico-administratif et économique. La « néo-notabilité » est devenue une valeur
culturelle qui mobilise et attire aussi bien petits et grands commerçants, petits et grands commis de
l’État que des intellectuels de tout acabit. Avec le phénomène de la « néo-notabilité », le leadership
local prend forme nouvelle : elle doit compter plus sur des gens de l’extérieur que sur les élus locaux
pour se maintenir.
113 Ce qualificatif est utilisé ici à titre indicatif et ne reflète point l’enracinement d’une « idéologie
libérale », et ce, malgré le fait que certains partis, à l’instar de l’UC et du RNI, se présentent comme
les partisans d’un libéralisme politique. Cependant, le fait qu’ils soient créés par l’administration leur
ôte cette crédibilité dont ils en ont besoin pour se démarquer idéologiquement des autres partis. Leur
orientation « libérale » ne se traduit guère par des programmes bien définis, mais se trouve souvent
limiter à une ouverture sur toutes les composantes politiques dont notamment des notables locaux et
les islamistes légalistes.
114 En 2006, le PSD a procédé à une fusion au sein de l’USFP.
115 Littéralement « Ne touchez pas à mon pays ».
116 À Rabat, ce jour même, le lundi 22 septembre 2003, l’Istiqlal s’est vu, en effet, accusé par
l’USFP de « trahison ».
117 En effet, selon un responsable de l’USFP à Casablanca, Mohamed Sajid, l’actuel président du
conseil de la ville avait proposé à l’USFP une alliance qui permettait au parti d’obtenir la première
vice-présidence de la « mairie » et la présidence du conseil préfectoral de Casablanca. Cette
proposition a été rejetée en bloc par Khalid Alioua et Abderrahmane Youssoufi. À cause de cette
fierté démesurée, l’USFP a été lâchée par ses alliés notamment les istiqlaliens.
118 Pour la première fois, Mohamed Sajid a battu campagne à Casablanca. D’un naturel bonhomme
et discret, Sajid s’est imposé dans son fief d’Ighrem à Taroudant dont il est député depuis 1993. Il est
parvenu ainsi à mettre en place et à animer un réseau associatif qui a permis notamment d’équiper la
région d’infrastructures.
119 « Al-Ittihad Al-Ichtiraki », du 26 septembre 2003, N° 71, p.4
120 L’homme est proche de Mohamed El Yazghi et actionnaire dans le quotidien « al-Ahdat al-
Maghribia », financé par le même El Yazghi.
121 Lors d’une réunion préparatoire du bureau politique du PJD, tenue à la veille des élections
communales de juin 2009, il a été décidé que « le parti devrait consolider sa stratégie d’alliances
avec les notabilités afin de garantir son ancrage local, en particulier dans le milieu urbain ».
122 Les catégories de public et de privé semblent en effet s’inscrire avant tout dans une tradition
libérale, dont l’apparition historique au sein de la bourgeoisie urbaine des grandes villes européennes
des XVIe et XVIIe siècles a été décrite par Habermas au moyen de l’idéal type de la « sphère publique
bourgeoise ». Jürgen Habermas, L’espace public, Paris, Payot, 1992 (1re édition, 1962), notamment le
chapitre I, « Définition propédeutique d’un modèle de la sphère publique bourgeoise », (pp. 13-37).
Les régimes libéraux se sont fondés sur la limitation des pouvoirs de l’État et sur la protection de la
sphère privée dans toutes ses dimensions, politiques, économiques et intimes. Les notions d’espace
public et espace privé permettent de comprendre les logiques sous-jacentes qui influent sur les
comportements des acteurs politiques amenés parfois à prendre des décisions publiques impliquant
des acteurs de la sphère privée.
123 En 2009, ce politicien proche des autorités et d’officiels a tenté en vain de revenir sur la scène
politique en rejoignant le PAM dans le but de briguer la présidence du conseil de la ville de
Casablanca.
124 À notre avis, la logique d’attente de la majorité des élus émane vraisemblablement de leur
identification à l’image du politicien « entrepreneur » qui, au risque d’évacuer le politique, doit faire
montre de pragmatisme rationnel et d’efficacité. Pour manifester de telles qualités, le président du
conseil de la ville (comme les autres élus susceptibles de tirer profit de cette action) est en attente
d’une aide à la formalisation de leur projet de concession du transport urbain (répondant le plus
souvent à un modèle générique avec des attributs en termes de procédures et modalités) pour lequel
les membres de la technocratie locale sont sollicités. Ces derniers entrainent les élus dans une logique
que ces derniers ne maîtrisent point. Du coup, les technocrates parviennent à les contrôler en leur
traçant un cadre d’action qui détermine leurs stratégies et leurs marges de manœuvre. Un leader
politique est celui à même de résister à cette logique en proposant aux techniciens plusieurs
alternatives et une perspective différente d’action.
125 Le groupement est constitué de la (RATP), F.C. Com. (groupe Othman Benjelloun) et les
transporteurs marocains « Bahja-Bus » et « Haddou-Bus », d’une part, et la société « Conex », filiale
du groupe « Vivendi », d’autre part.
126 Al-Bayane, du 15 août 2005.
127 Certains conseillers de la ville de Casablanca l’avaient qualifié d’action d’envergure baptisée
« Intifadate Ramdan » (la révolte du mois de Ramadan)
128 On entend ici principalement l’« underground » artistique en général (musiques de protestations,
art et musique de la rue...) émanant d’une culture urbaine ou d’une « contre-culture » qui renvoie à
un ensemble de valeurs culturelles formant un ensemble structuré, mais pas nécessairement
institutionnel, qui s’inscrit aux antipodes de la « culture officielle » prônée par un système politique
idéologiquement dominant.
129 Pour des raisons d’ordre organisationnel, notamment, le festival de Casablanca n’a pas été tenu
en 2004 comme l’avait annoncé le wali, mais en 2005.
130 La présidence de l’association est revenue à Meriem Benssaleh Chakroun membre de la CGEM
et de plusieurs associations. Le politologue Mohamed Tozy était pressenti pour ce poste. Son emploi
de temps très chargé l’aurait empêché de s’acquitter de sa mission de diriger le festival. Mais cela ne
l’a pas empêché de concevoir, en 2007, un « cycle de conférences » sur la gouvernance, organisé par
le conseil de la ville en partenariat avec l’USAID.
131 Les trois conseils élus de la ville de Casablanca avaient débloqué 1,2 milliard de centimes pour
l’organisation du festival. Le conseil de la ville et la région du grand Casablanca (4.500.000 DH
chacun) le conseil préfectoral (4 millions de DH).
132 La « loyauté » à une organisation peut empêcher des individus de la quitter. Elle leur permet
ainsi de prendre plus la parole pour exprimer leur mécontentement. À notre avis, les leaders
islamistes légalistes qui avaient protesté le faisaient ainsi pour augmenter leurs bénéfices et non pas
pour appeler à une défection. À cette fin, ils n’avaient pas intérêt à se montrer « infidèles » envers
leurs leaders même s’ils pouvaient contester leurs choix, notamment lors du moment du vote
(abstention et non-vote défavorable). « Le coût élevé de se montrer déloyale réduit les bénéfices
qu’on peut tirer lorsqu’on fait défection ». Albert O. Hirschman, Exit, Voice and Loyalty, Cambridge
Harvard, University Press. 1970, p. 136
133 Cette somme d’argent, évoquée par ce conseiller de l’opposition, correspond à la contribution
financière accordée par un opérateur téléphonique historique marocain au conseil de la ville de
Casablanca pour l’organisation du festival. Cette contribution ne figure sur aucun document officiel
du conseil, et partant, ne peut faire l’objet d’aucun contrôle financier.
134 Il s’agit de la directrice générale d’une société de communication spécialisée dans l’organisation
des événements culturels tels que le festival de « Gnawa » de Marrakech et de la musique spirituelle
de Fès.
135 Un haut fonctionnaire au sein du ministère de l’intérieur nous a confié que le prix du vote d’un
conseiller de la région aurait atteint 200.000 DH. L’achat de votes lors de cette élection a été invoqué
aussi par le quotidien arabophone « al-Ahdat al-Maghribiya » du 16 novembre 2006.
136 Selon Gardner, « la confiance suppose trois préalables sans lesquels la relation de leadership ne
peut se mettre en place : d’abord, la régularité du leader, c’est-à-dire le besoin de fiabilité qui plus
qu’une considération subjective est une nécessité pratique. Ensuite, l’intégrité des leaders,
notamment, ceux qui cherchent à gagner la confiance des partisans surtout lors de la prise de
décision. Et enfin, la confiance des followers dans le leader est aussi une question d’affinités comme
l’appartenance ethnique et religieuse ou le standing social ». John W. Gardner, “On leadership”, op.
cit., pp. 33-34.
CHAPITRE 7
CONFLITS, COHÉSION ET LEADERSHIP

Selon Burns, le leadership est exercé dans des conditions de compétition


et parfois même de conflit. Les leaders s’affrontent ainsi pour s’imposer
surtout lorsqu’ils tentent de mobiliser le soutien de followers ou bien opérer
un changement dans les besoins du groupe : « Le processus central du
leadership met en jeu les conflits et les choix politiques que les leaders sont
supposés faire pour atteindre les objectifs du groupe. Les antagonismes sont
ainsi inhérents à l’exercice du leadership dans la mesure où les leaders sont
quotidiennement obligés de faire des choix concrets qui font souvent l’objet
de rapports de forces conflictuels. » (Burns, 1978 : 428). Pour pallier les
conflits, les leaders doivent privilégier ainsi la constitution et le
fonctionnement d’un groupe de « fidèles » au travers de la notion de
« capacité collective » reprise par Erhard Friedberg. Ce qui est en jeu relève
moins de l’appartenance formelle et explicite à un collectif organisé et
visible qu’à une faculté du même groupe à domestiquer les conflits, les
marchandages et les rapports de pouvoir et de concurrence inhérents à son
existence même et à exercer une capacité de régulation spécifique
(Friedberg, 1993 : 291-292). Car, lorsque des conflits « rigides » surgissent,
c’est toute l’unité du groupe qui se trouve ainsi menacée137. Selon Leach, le
rôle du leader consiste à cet égard à maintenir une cohésion susceptible de
résoudre, éviter ou prévenir les conflits de leadership, notamment entre
partis et leaders des conseils élus : « Le leader doit maintenir la cohésion de
son groupe partisan (ou sa coalition politique). Il doit assurer que les
choses fonctionnent au sein du groupe, rétablir la discipline parmi les
membres qui n’acceptent pas les décisions et les encourager à exprimer
leurs différents points de vue et à reconnaître que le conflit peut être aussi
constructif. » (Leach, 2000 : 51-52).

Pour analyser la relation entre conflit et leadership, on a mis l’accent sur


les efforts visant à neutraliser les tensions qui peuvent surgir entre les
conseillers et entre ces derniers et les fonctionnaires, en particulier durant
les réunions du conseil. L’influence réelle d’un élu est fonction ainsi de son
habileté à entretenir un dialogue permanent avec les intervenants au sein du
gouvernement local afin d’endiguer les conflits. La résolution des
désaccords dépend aussi de la disposition des conseillers à mobiliser
certains moyens de médiation. Celle-ci passe notamment par la capacité du
leader potentiel à entretenir un débat constructif avec les élus locaux, à
maintenir une cohésion du groupe, à rapprocher les avis divergents, à
favoriser la mise en place de compromis, à informer l’opinion publique des
points de discorde au sein du conseil, et à solliciter l’arbitrage d’acteurs
externes pour tenter de résoudre les conflits, comme le démontre d’ailleurs,
à titre illustratif, la figure 11 ci-dessous.

Figure 11 : Conflits de leadership politique local


images69

I. DISCOURS ET COMPÉTITION POLITIQUES


Les leaders opèrent souvent dans un contexte de conflits où s’entremêlent
différents besoins et désirs manifestés souvent à la fois par les leaders et les
followers : « Les désaccords surgissent lorsque des individus tentent
d’accéder à des positions de leadership et aussi quand ces derniers tentent
de définir les buts de leadership et les ressources à mobiliser pour les
atteindre. » (Burns, 1978 : 304-305). Pour comprendre les rapports entre
conflit et leadership, il importe ainsi d’étudier les relations interpersonnelles
qui existent entre les leaders potentiels et leurs rivaux. À cette fin, il faudra
commencer par déterminer la nature des relations qui existent au sein d’un
groupe politique dont les membres se disputent des rôles de leadership. Vus
sous cet angle, les leaders seraient acculés à communiquer entre eux afin de
défendre leurs idées et faire parvenir leurs choix.

Au niveau du conseil de la ville de Casablanca, l’enquête nous apprend


que les élus sont partagés sur l’existence réelle d’un dialogue entre les
membres du conseil. Ainsi, un peu plus de la moitié des conseillers (51,9%)
déclarent qu’il n’existe aucun débat constructif entre les élus de la majorité
et ceux de l’opposition, contre 48,1% qui affirment le contraire. Par ailleurs,
la plupart des conseillers semblent majoritairement d’accord pour souligner
les rapportsconflictuels entre les élus. Ainsi, 61,8% des interviewés disent
que les altercations et les disputes sont la forme la plus dominante dans les
débats entre les membres du conseil, alors que seulement 10,7% disent que
les débats entre les élus tournent autour d’orientations intellectuelles ou
idéologiques, comme le démontre d’ailleurs, à titre illustratif, le graphique
42 ci-dessous.

Graphique 42 : « La forme de dialogue la plus dominante dans le


conseil de la ville ? »
images70
Pour aller plus loin, on a essayé d’analyser le contenu et l’occurrence des
débats engagés entre les conseillers de la ville. Notre objectif est double :
dégager les idées directrices qui orientent les préoccupations politiques des
élus locaux et mesurer la fréquence des conflits qui éclatent de temps à
autre. L’enquête démontre à cet égard que les débats au seindu conseil
tournent principalement autour de sujets d’ordre « social ». Ainsi, la
majorité des interviewés (75,6%) déclare que les thèmes qui reviennent le
plus souvent dans les discussions entre les conseillers concernent des
problèmes sociaux et économiques dont souffre la ville (insalubrité,
chômage, précarité...).

La majorité écrasante des conseillers semble ainsi convaincue qu’elle est


investie d’une double mission : représenter les électeurs et défendre les
intérêts des populations locales. Pour cela, les conseillers tentent de faire
parvenir leurs idées chacun en fonction de ses convictions politiques, sa
position au sein du conseil et surtout sa disposition à communiquer ses
choix personnels à l’ensemble du groupe. Il est donc tout à fait normal que
les conseillers rentrent en compétition pour tenter d’influer sur le cours des
décisions. De fait, des désaccords pourraient bien engendrer des rivalités
susceptibles de générer des dysfonctionnements du gouvernement local. À
ce propos, les réponses des interviewés sont riches d’enseignements. Ainsi,
les conseillers de la ville semblent unanimes sur le fait que l’action
politique est entravée par la multiplicité des antagonismes qui divisent les
élus locaux en quête de leadership. La plupart des interviewés pointent ainsi
du doigt des leaders « radicaux » qui refusent toute forme de compromis et
persistent à défendre des points de vue extrêmes. En comptant sur la
réaction émotionnelle du public, ces derniers tentent de rallier des partisans
en essayant de gagner leur confiance (Lasswell, 1930 : 78). Il s’agit là
vraisemblablement d’une minorité d’individus qui tente, par le jeu de
l’agitation, d’accéder à des positions de leadership en vue de contrer les
décisions qu’elle juge inopportunes (Burns, 1978 : 453-454).

Dans le conseil de la ville, les désaccords politiques entre les leaders


potentiels surgissent d’une manière récurrente surtout lors de la prise de
décisions. Ainsi, on relève que 84,7% des conseillers affirment que les
désaccords entre les élus sont plus fréquents lors des sessions plénières du
conseil, contre seulement 15,3% qui disent que c’est lors des réunions des
élus avec les fonctionnaires que les divergences éclatent le plus souvent.
Les querelles qui caractérisent les débats pourraient constituer les germes
de conflits sous-jacents. Ceux-ci sont perçus par les conseillers comme une
entorse à la paix sociale et à la stabilité du gouvernement local.

II. SITUATIONS DE CONFLITS


Les rivalités pourraient renforcer la cohésion et favoriser les consensus.
Max Weber considère ainsi la rivalité pour diverses sortes de biens comme
un fonctionnement normal. Le conflit, qui pourrait apparaître comme une
situation pathologique, par excellence, doit être compris, selon Simmel,
comme une forme d’interaction. Simmel considère que le conflit est non
seulement inévitable, mais aussi nécessaire pour la cohésion des sociétés.
De son côté, Coser inverse l’analyse de Durkheim et montre que le conflit
peut justement contribuer de manière constructive à une régulation
d’ensemble. Selon Coser, le conflit n’est pas toujours perçu comme une
entorse à la paix sociale et, par suite, comme négatif dans ses
manifestations ou même comme symptomatique d’une mauvaise
régulation138.

Partant de cette idée, on a fait l’hypothèse selon laquelle les conflits


pourraient favoriser l’émergence d’un comportement de leadership local.
En d’autres termes, on suppose que c’est dans des moments de crise que des
leaders pourraient justement se manifester pour défendre leurs intérêts et
ceux de leur groupe. En exprimant leurs désaccords, des individus
pourraient ainsi tenter de contrer leurs adversaires et faire valoir leurs choix
dans le but d’exercer une influence sur le cours des décisions. Les conflits
semblent en effet liés au processus décisionnel surtout lorsque des
conseillers manifestent leurs désaccords (réserve ou opposition) à l’égard de
certaines initiatives du bureau. En témoigne ainsi l’occurrence des
antagonismes qui surgissent lors des sessions publiques consacrées à la
discussion de l’ordre du jour du conseil de la ville. En effet, les tensions
montent souvent d’un cran lorsque les élus sont invités à se prononcer sur
les propositions présentées par le bureau du conseil : « Le caractère
conflictuel des décisions est inhérent plus à des facteurs individuels, tels
que la participation et l’influence des membres du groupe, qu’à des
variables contextuelles (confiance, satisfaction par les résultats). Toutefois,
aucune de ces explications hypothétiques n’a été cependant empiriquement
observée durant le conflit. » (Drenth & Koopman, in Heller, 2000 : 68-69).

L’enquête révèle à ce propos que c’est dans des situations de conflits que
certains conseillers se démarquent du reste du groupe pour se positionner
comme des meneurs potentiels à même de faire face à leurs adversaires.
Lors de plusieurs sessions plénières, des conseillers, aussi bien de la
majorité que de l’opposition, prennent souvent la parole pour faire valoir
leurs propositions et contrer celles de leurs opposants. Ces porte-voix sont
choisis par leur groupe pour défendre leur camp souvent sans aucune
concertation avec les partis politiques. Dans le camp de la majorité, le
président du conseil tente ainsi systématiquement d’assurer la discipline de
ses partisans tout en essayant d’anticiper les attaques de l’opposition. Au
début de la session plénière, c’est souvent lui ou l’un de ses vice-présidents
les plus proches qui assurent la présentation des propositions du bureau
devant le conseil. Ensuite, les points arrêtés dans l’ordre du jour sont
discutés par les conseillers avant le moment du vote. Lors des débats, les
conseillers de l’opposition finissent souvent par rentrer en conflit avec les
membres de la majorité. Et dans la plupart des cas, les discussions se
transforment à des affrontements entre élus et parfois même entre
conseillers et fonctionnaires.

Dans un tel contexte, force est de constater que le président évite souvent
les conflits avec ses adversaires dans la mesure où il préfère charger ses
partisans de contrer les assauts de ses détracteurs. À cet effet, la stratégie du
président consiste à utiliser les conseillers islamistes légalistes du PJD pour
endiguer les attaques en règle de l’opposition menée surtout par des
conseillers « de gauche ». Et ce n’est que lorsque la situation commence à
dégénérer que le président décide d’intervenir discrètement pour défendre
ses choix et ceux de ses partisans ou alliés politiques. Ce faisant, le
président du conseil préfère ainsi se cantonner dans un rôle d’« arbitre »
loin des conflits qui traversent le camp de la majorité. Mais cette prise de
position n’est pas pour plaire aux followers qui affichent un besoin vital de
voir leur meneur prendre part aux combats qu’ils mènent contre leurs
adversaires. Et pour cause, le soutien du président pourrait ainsi les rassurer
et les mettre en confiance. Le refus du combat ou son évitement pourrait
s’avérer fatal pour un candidat au leadership. Ainsi, le fait que le président
évite de réagir aux attaques de ses détracteurs pourrait attester d’un manque
d’engagement du chef du gouvernement local à s’apprêter au jeu politique.
Et c’est justement ce que lui reprochent d’ailleurs certains conseillers de
l’opposition. Ces derniers l’accusent ainsi d’adopter un mode de direction
« apolitique » qui semble évacuer la pluralité démocratique fondée, entre
autres, sur le débat et les échanges d’idées. Un conseiller USFP n’a pas
manqué à juste titre de critiquer une certaine dépolitisation du discours du
président. Pour preuve, il n’hésite pas à citer, par exemple, une déclaration
de Mohamed Sajid lors de son premier discours adressé au conseil de la
ville après sa constitution en octobre 2003. Le président avait déclaré
clairement ceci :

« J’ai été élu président du conseil de la ville de Casablanca et c’est pour


l’intérêt de cette métropole que je compte m’engager loin des conflits
idéologiques, car je suis contre les colorations politiques ».

En clair, le président prônait un modèle technocratique proche de celui du


« City manager » qui s’inscrit aux antipodes des orientations idéologiques
des différents protagonistes (socialistes, islamistes...). Après cette allocution
du président, un élu de l’opposition avait déclaré sur un ton ironique ceci :

« Applaudissez le nouveau patron de la ville, il semble allergique à la


politique, le pauvre... (rires). »
Cela étant posé, il faut noter que les situations de conflits sont
intéressantes à analyser dans la mesure où elles permettent de comprendre
les stratégies de leadership. On peut ainsi observer certains conseillers de la
ville qui tentent d’accaparer des positions de direction grâce notamment à
leur habileté à communiquer publiquement leurs idées et choix politiques.
Selon Leach, une des ressources du leader d’un conseil élu pour maintenir
ou renforcer la cohésion du groupe partisan (ou la coalition) est sa capacité
d’exceller dans les débats publics (debating). Un discours vif, modéré et
crédible aurait ainsi de fortes chances de renforcer tout particulièrement le
rôle des leaders de l’opposition au sein du conseil (Leach, 2000 : 58). Dans
la ville de Casablanca, force est de constater que les conseillers ne se
déploient pas tellement pour animer le débat au sein du gouvernement local.
Depuis la constitution du conseil en 2003, les élus locaux interviennent
ainsi régulièrement au début des travaux de chaque assemblée plénière pour
faire valoir leurs propositions. Mais le problème c’est que leurs
interventions ne parviennent pas souvent à orienter la prise de décisions ou
bien à influencer les choix du bureau ou des autorités. Pour obtenir le
soutien volontaire des partisans, un leader ne peut pas se contenter
d’exprimer publiquement son désaccord à l’égard de certaines propositions.
Mais encore faut-il que son opposition soit « constructive » et qu’elle ne
verse pas dans la polémique ou la surenchère.

Pour vérifier cette proposition, on a cherché à identifier la nature des


désaccords qui divisent les élus locaux. S’agit-il d’une opposition
« fondée » ou bien juste les manifestations d’interactions destructrices ?
L’enquête révèle à ce propos que les tensions qui caractérisent les
discussions entre les conseillers de la ville ne traduisent pas souvent un
débat « constructif » qui tourne autour d’idées ou de choix de société. Bien
au contraire, les échanges sont souvent agités et visent avant tout à attiser
des rivalités personnelles. À quelques exceptions prés, les désaccords
exprimés par certains élus ne sont pas intellectuellement fondés et
manquent considérablement d’argumentations logiques ou rationnelles. Les
discordes entre conseillers, aussi bien de la majorité que de l’opposition,
s’expriment souvent par des « agitateurs » qui tentent de susciter l’émotion
afin d’obtenir l’adhésion affective des membres du conseil.
Bref, le débat d’idées ne suscite pas un intérêt particulier parmi les élus
locaux. Pour preuve, ces derniers ne débattent pas régulièrement des
problèmes de la ville (circulation urbaine, pollution, espaces culturels,
jeunesse...). Ainsi, une grande partie des conseillers n’entretient pas un
contact permanent entre eux en dehors du conseil, implique rarement les
membres de leur parti dans les affaires locales, ne répond pas souvent
présents aux réunions des commissions pour défendre leurs idées et
n’accorde pas un intérêt particulier aux réunions organisées entre le bureau
du conseil et les fonctionnaires. Pour qu’un élu puisse exercer des rôles de
leadership, il ne suffit pas qu’il excelle dans la rhétorique pour contrer
systématiquement ses adversaires. Afin d’exercer de l’influence, un leader
doit veiller également à assurer une certaine cohésion du groupe. À cette
fin, les candidats au leadership doivent tenter de s’imposer de manière à
garantir une certaine unité du conseil élu au sein du gouvernement local.

III. COHÉSION ET LEADERSHIP


Leach affirme que, de toutes les manières, les leaders finissent souvent
par coopérer sous la pression du chef de l’administration locale. L’objectif
du leader est double : aboutir à des accords sur la prise de décisions et
approuver des procédures explicites pour mettre en œuvre des programmes
politiques. La tâche de leadership consiste ainsi à parvenir à des
arrangements qui maintiennent un certain équilibre entre la cohésion du
conseil élu (le politique) et la cohésion organisationnelle (le technocratique)
(Leach, 2000 : 71-72).

Cependant, d’après l’enquête, il apparaît que les élus locaux ne


parviennent pas à osciller entre l’homogénéité de la tâche à exécuter et les
arrangements à entretenir entre les membres du conseil. En d’autres termes,
on ne peut que constater une absence de leaders à même de rendre
compatible l’exercice de fonctions organisationnelles avec un certain
consensus entre les élus locaux. Au lieu de déterminer les rôles et
coordonner les actions, par exemple, la majorité des conseillers passe une
bonne partie de son temps à se disputer des positions d’autorité au sein du
gouvernement local. Souvent, les rivalités personnelles attisent les tensions
entre élus adverses allant parfois même jusqu’à mettre en péril des alliances
politiques. Lors de la désignation des membres du bureau du conseil, par
exemple, les conseillers de la majorité se sont livré une bataille sans merci
pour accaparer des postes de responsabilité dans les instances dirigeantes du
conseil de la ville.

Aussi, cette course vers les positions hiérarchiques avait-elle fragilisé


l’homogénéité de la coalition qui gère les affaires de la ville. D’après
l’enquête, la majorité des élus atteste ainsi d’un « désordre structurel » qui
marque l’action locale et contribue à engendrer des conflits au sein du
conseil. Sur un plan institutionnel, 76,3% des conseillersdénoncent un
certain « flou organisationnel » qui caractérise les ordres hiérarchiques et
les rôles formels d’autorité. Pour exemple, 72,5% pensent que les consignes
au sein du conseil sont mal interprétées et 63,4% considèrent que
l’intervention de l’administration locale dans le conseil est la source
principale des tensions politiques, comme le démontre d’ailleurs, à titre
illustratif, le graphique 43 ci-dessous.

Graphique 43 : « Y a-t-il trop d’interventionnisme de la part de


l’Administration dans les affaires locales ? »
images71
Sur un plan organisationnel, 74,8% des conseillers relèvent l’absence
d’un modèle de prise de décisions au sein du conseil et 75,6% reprochent
aux conseillers l’hétérogénéité de leurs objectifs politiques. Enfin, sur un
plan politique, 80,2% des élus regrettent l’absence d’unestratégie d’action
bien définie du bureau, 89,3% estiment qu’il y a bien un manque de
coordination entre les élus et les fonctionnaires et 89,3% pensent que le peu
de communication entre les conseillers contribue à engendrer des conflits.
À cet égard, il apparaît que la relation plutôt conflictuelle entre le chef de
l’administration locale et le président du conseil élu entrave la cohésion
organisationnelle qui se traduit par trois difficultés principales : la première
concerne une différence dans l’orientation entre le chef de l’administration
locale et le « leader » de la majorité du conseil. Ainsi, l’intervention du wali
dans les affaires du conseil élu rend difficile l’exécution des tâches de
leadership (coordination, médiation...). Les élus aperçoivent en effet
l’immixtion du personnel communal dans l’action politique comme étant un
handicap qu’ils ont apparemment du mal à surmonter.
La deuxième problématique renvoie à ce besoin vital à avoir des règles
claires et consistantes qui régissent les responsabilités respectives des
membres du conseil élu et des fonctionnaires. Les prérogatives dont
bénéficient les agents de l’autorité leur permettent ainsi d’entreprendre des
actions politiques parfois très médiatisées (distribution d’aides aux plus
démunis, inauguration de projets sociaux et culturels...). Ce qui explique en
grande partie la réaction négative des conseillers de la ville, dont la majorité
regrette l’omniprésence des fonctionnaires sur la scène publique au
détriment des élus. La dernière problématique est relative aux pressions
particulières exercées par le chef de l’administration locale sur le conseil
élu, notamment durant les situations de crise ou d’instabilité (Leach, 2000 :
68-69). L’hégémonie du wali dans la vie politique locale pèse ainsi lourd
sur les élus locaux. Depuis la constitution du conseil de la ville, le président
n’a d’ailleurs de cesse de contrer les ambitions du wali qui se présente, lui,
comme étant le « vrai » chef du gouvernement local.

Vu ces handicapes, les élus locaux semblent avoir du mal à articuler


l’organisation du conseil avec leurs préoccupations politiques de manière à
pouvoir favoriser l’émergence d’un leadership politique. Le conseil de la
ville peut être considéré ainsi comme une collectivité locale « fragmentée »
où la cohésion du groupe est plus ou moins maintenue au détriment de la
cohésion organisationnelle. En outre, les tâches de leadership sont soit
exécutées par des administrateurs ou des fonctionnaires, soit complètement
négligées. Il serait donc difficile d’attester de l’existence de la fonction de
« leader » à en juger notamment par certains dysfonctionnements de la
structure du leadership local dans la ville de Casablanca, à savoir :

- Absence de meetings réguliers de leadership. Les désaccords entre


conseillers sur les problématiques de procédures reflètent un
désagrément idéologique ;

- Ordres hiérarchiques peu clairs et consignes mal interprétées ;

- Réunions des instances du conseil interrompues ou extrêmement


longues ou les deux à la fois (surtout lors du vote du compte
administratif ou du budget) ;
- Domaines de discussion informelle absents ou pas assez développés ;

- Peu de modèles de prise de décisions et souvent aucun planning à


moyen et long termes ;

- Haut degré de conflits interpartisans et divergences sur les procédures et


les modalités politiques internes (attributions, prérogatives...).

Un leadership local aurait ainsi peu de chances de voir le jour dans une
collectivité peu « intégrée » où les fonctions de leadership ne sont pas bien
déterminées et la cohésion du groupe partisan (ou la coalition) du leader
n’est pas suffisamment renforcée. Le conseil de la ville de Casablanca
traduit parfaitement cet état de fait dans la mesure où les conseillers versent
souvent dans des situations de conflits manifestant ainsi un manque
d’engagement à adopter un modèle de leadership « consensuel ». En effet,
ce type de leadership n’est pas légion dans le conseil élu de la métropole. À
cet égard, l’enquête révèle trois dysfonctionnements principaux : d’abord, le
conseil de la ville manque d’un système de communication où chaque parti
dispose d’un porte-parole qui a droit notamment à des réunions (briefings)
avec les leaders du conseil élu et le chef de l’autorité de tutelle. Ensuite, le
conseil est marqué par un déficit de dialogue entre élus locaux et
fonctionnaires. En témoigne ainsi le peu de meetings organisés par les
conseillers de la ville pour élaborer des plans d’action ou discuter d’un
budget, etc. Et enfin, le conseil de la ville pèche par une absence de
conventions précisant les attributions déléguées aux instances dirigeantes,
les affaires urgentes, l’accès aux agendas, les modalités d’arbitrage et de
médiation, etc. À cet égard, il semble que les conseillers ne prennent pas
souvent des initiatives pour amorcer des discussions susceptibles
d’endiguer les conflits en dehors des commissions et des réunions
officielles (Leach, 2000 : 6061). Ces dysfonctionnements contribuent à
attiser les tensions entre les conseillers de la ville. Lesquelles tensions qui
se traduisent souvent par des affrontements entre les chefs de la majorité et
ceux de l’opposition.
IV. JEUX ET ENJEUX POLITIQUES : MAJORITÉ VERSUS
OPPOSITION
Selon Leach, la fonction du maintien de la cohésion politique pourrait
changer selon les circonstances. Ainsi, dans les conseils ruraux, par
exemple, l’existence d’un arrangement entre le leader de l’opposition et
celui de la majorité émane souvent d’un consensus interpartisan basé sur le
principe d’« intérêt général » de la communauté (what is best for the
authority). En revanche, dans les conseils urbains, contrôlés par un parti
majoritaire (ou une coalition), la cohésion interpartisane ne revêt pas une
importance particulièrement déterminante pour les leaders de la majorité et
de l’opposition (Leach, 2000 : 58). Le leadership serait donc
intrinsèquement lié à des situations de conflits qui pourraient surgir au sein
du gouvernement local. Ce dernier cas de figure pourrait bien s’appliquer
au conseil de la ville de Casablanca dans la mesure où il est marqué par une
centralisation de la prise de décisions dans les mains d’un nombre réduit
d’élus peu dépendants de leur parti politique. C’est le cas notamment du
président du conseil et certains de ses proches collaborateurs qui
s’affrontent avec les membres de l’opposition et tentent ardemment de
neutraliser les tensions afin d’obtenir le soutien nécessaire pour faire passer
les propositions du bureau.

Mais cet exercice s’avère laborieux surtout face à une opposition


« expérimentée » et dans un contexte politique contraignant caractérisé par
une nouvelle configuration institutionnelle du gouvernement local (unité de
la ville, nouveau découpage électoral…). La structure de l’organisation rend
ainsi difficile la tâche du leader de s’assurer la loyauté de ses partisans.
Pour exemple, si la taille du groupe politique dépassait 40 membres, il est
difficile pour un leader d’entretenir une relation directe (face to face) avec
les conseillers pour espérer gagner leur soutien, en particulier lors du vote
des décisions (Leach, 2000 : 53-54). En effet, avec une majorité volatile et
peu compacte (plus de 66 conseillers), il était donc difficile pour le
président du conseil de la ville de coordonner ses actions et communiquer
avec ses partisans afin d’éviter d’éventuelles rébellions ou défections.

Malgré ces difficultés, l’enquête démontre que le chef de la majorité avait


tenté toutefois d’entretenir un certain contact avec les meneurs de
l’opposition au sein du conseil. L’engagement du président à maintenir la
cohésion de sa majorité s’est accompagné par ailleurs d’un effort de
communication, en particulier avec les chefs des partis de l’USFP et du
PPS. D’ailleurs, nombre d’interviewés avaient fait état d’une coopération
« tacite » entre le président et certains de ses adversaires politiques. À la fin
des sessions, par exemple, ce dernier n’hésite pas parfois à s’entretenir en
privé avec certains dirigeants de l’opposition pour tenter de répondre à leurs
demandes (autorisations, services...). Selon Leach, l’importance du
leadership du conseil élu réside dans la capacité des leaders à communiquer
régulièrement avec les membres de l’opposition : « pour un leader du
conseil, l’idéal serait de parvenir à instaurer un climat de confrontation,
notamment lors des débats du conseil, tout en gardant un lien personnel
informel avec le premier leader de l’opposition, surtout durant les moments
de crise. » (Leach, 2000 : 59).

Pour éviter des situations de conflits, ce ne sont pas seulement les leaders
de la majorité qui doivent entretenir une certaine unité au sein de leur
groupe. Les leaders de l’opposition doivent, eux aussi, agir de la même
manière tout en restant disposés à répondre, à tout moment, aux attaques de
leurs adversaires. D’ailleurs, une des tâches du leader de l’opposition est
d’être justement en mesure de perturber l’action du parti (ou la coalition)
qui représente la majorité au sein du conseil élu. La capacité du leader de
l’opposition à créer la division lui permet par ailleurs de s’imposer sur la
scène publique contribuant par là même à renforcer la crédibilité de
l’opposition (Leach, 2000 : 57). Au niveau du conseil de la ville, il semble
ainsi que les conseillers de l’opposition et de la majorité tentent d’accaparer
des rôles de leadership dans des situations de conflits. L’enquête nous
apprend à cet égard que les désaccords entre majorité et opposition seraient
la cause principale des tensions qui dominent les rapports entre certains
conseillers appartenant à différentes familles politiques. Par ailleurs, il
apparaît que ce sont les élus de l’opposition qui seraient souvent derrière
l’émergence de conflits. Ainsi, 43,2% des interviewés affirment que l’USFP
est le parti qui manifeste le plus de désaccords lors des réunions du conseil
et 19,1% désignent les autres partis de l’opposition (Istiqlal, PPS).

Ce constat atteste certes d’un certain dynamisme des conseillers de


l’opposition. Mais, il révèle aussi l’importance de la koutla en tant que
« référent idéologique » auquel les élus pourraient s’identifier pour orienter
les choix du conseil. À cette fin, les conseillers de la ville n’hésitent pas à
mettre en valeur leur adhésion à une coalition (identité de référence) par
rapport à leur affiliation partisane (identité d’appartenance)139. Pour
exemple, lors de leurs interventions au sein du conseil, certains élus locaux
tentent de marquer un certain « particularisme » qui se manifeste souvent
dans leur discours devant les conseillers. Alors que certains, par exemple,
valorisent une argumentation discursive « conservatrice » parfois à base
religieuse (versets coraniques, hadiths...), d’autres préfèrent s’appuyer sur
un argumentaire « moderniste » que l’on pourrait qualifier de « rationnel-
légal » (statistiques, études, lois…). On comprend dès lors pourquoi de
temps à autre des conflits surgissent ici et là entre des conseillers qui
appartiennent à des sensibilités politiques différentes. Par exemple, lors
d’une session publique, un conseiller de l’opposition, sous les couleurs du
PPS, a décidé de quitter la salle en signe de protestation contre
l’intervention d’un conseiller de la majorité (un prédicateur). Ce dernier
s’est beaucoup attardé, lors de son allocution, sur le passé glorieux des
musulmans allant jusqu’à réciter des poèmes et des proverbes très anciens
émanant du « Turath ». Le conseiller « progressiste » n’a pas tellement
apprécié que la religion soit instrumentalisée à des fins politiques.

Dans le même registre, il faudra rappeler que les partis politiques qui
forment la koutla participent aussi au gouvernement (2003-2007).
L’identification des conseillers de l’opposition à cette « entité idéologique »
leur permet ainsi de se différencier de leurs adversaires dans la sphère
politique locale. Ce faisant, les chefs de l’opposition auraient la possibilité
de mobiliser un leadership gouvernemental pour asseoir un leadership local.
Les réponses des interviewés sont d’ailleurs riches d’enseignements
puisqu’une grande partie des élus associe, au moins dans leurs déclarations,
les partis de l’opposition à la « koutla démocratique ».

Mais le plus surprenant dans les déclarations des conseillers est le fait
qu’un parti central de la majorité, à l’instar du PJD, avec 14 conseillers, soit
perçu parfois comme un parti d’opposition. D’après l’enquête, 37,7% des
conseillers pensent ainsi que c’est le PJD qui génère le plus de conflits entre
les élus locaux, d’une part, et entre les partis représentés au sein du conseil,
d’autre part. En principe, le PJD devrait éviter les antagonismes afin de
maintenir une stabilité de la coalition qui gère les affaires locales de la ville.
Cependant, force est de constater que les conseillers islamistes légalistes
sont loin de manifester un soutien indéfectible à la majorité du conseil. Pour
preuve, ils ne votent pas systématiquement en faveur des propositions du
président et son bureau. Entre 2003 et 2007, par exemple, ils avaient
contesté près d’une vingtaine de propositions sur un total d’une centaine de
décisions votées par la majorité. En outre, les conseillers PJD préfèrent
parfois se démarquer des positionnements de la majorité. C’est le cas
notamment lorsqu’ils se sont abstenus de voter en faveur de l’organisation
du festival de Casablanca dans sa première édition. Ils avaient justifié leur
comportement par le fait que certaines initiatives du bureau du conseil ne
cadrent pas toujours avec les orientations et les principes éthiques défendus
par le parti d’obédience islamiste. Les élus locaux PJD avaient critiqué à
titre d’exemple la programmation d’artistes « underground » dans le festival
de Casablanca. Un leader « islamiste » s’est attaqué directement à la
musique urbaine en ces termes :

« Ces soi-disant artistes représentent une culture urbaine décadente qui


tend à propager une musique déliquescente qui ne respecte pas les mœurs et
la tradition de la société marocaine ».

Ce faisant, la majorité se trouve donc affaiblie et son leadership


« institutionnel » considérablement discrédité. Le fait que le chef de la
majorité à la tête du conseil de la ville ne parvienne pas à garantir une
certaine cohésion de son groupe renforce ainsi les rangs de l’opposition et
rend ses meneurs plus menaçants. En effet, le groupe de la majorité (UC-
MP-PJD) s’est trouvé plus ou moins fragilisé à cause des attaques en règle
menées par le camp de l’opposition (USFP-Istiqlal-PPS). Pour anticiper
d’éventuels conflits, le leader de la majorité serait obligé ainsi d’adopter
deux solutions : coopération ou évitement.

V. LEADERSHIP POLITIQUE LOCAL : UN PROCESSUS


CONFLICTUEL
Le leadership est fonction de la capacité des élus à endiguer les
antagonismes. Les leaders potentiels devraient ainsi tenter de neutraliser les
tensions afin de parvenir à des compromis entre les élus, d’une part, et ces
derniers et les fonctionnaires d’autre part. Le leadership politique local
requiert donc une coopération entre les bureaucrates et les « professionnels
de la politique ». Ainsi, la cohésion du conseil élu est fonction des relations
qu’entretiennent les leaders avec les fonctionnaires. L’influence réciproque
exercée par ces deux acteurs sur le cours des décisions locales oriente
certainement le comportement du leadership entravé souvent par des
procédés bureaucratiques (Leach, 2000 : 67-68).

1. Médiation et évitement
Dans la ville de Casablanca, les élus locaux ne parviennent pas à jouer un
rôle influent dans la médiation en périodes de crise. L’enquête démontre à
cet égard l’effacement du rôle des conseillers dans la résolution des conflits
qui surgissent de temps à autre entre les membres du conseil. Ainsi, 87%
des interviewés disent n’être jamais intervenus pour apaiser les frictions
entre des élus ou des partis politiques, contre seulement 13% qui affirment
le contraire. Parmi les interviewés, seulement 18,8% déclarent avoir réussi à
résoudre plus de deux conflits au cours del’exercice de leur mandat et 6,3%
disent en avoir résolu plus de cinq, par exemple. L’évitement semble
caractériser ainsi le comportement de la majorité des conseillers de la ville.
Ces derniers tentent en effet d’éviter les rivalités qui pourraient déboucher
sur des affrontements. Ainsi, 89,2% des interviewés disent n’avoir jamais
eu de désaccord avec un élu ou une formation politique, contre seulement
10,8% qui affirment le contraire. Parmi les élus locaux qui interviennent
pour jouer les médiateurs, 81,3% déclarent avoir échoué à résoudre des
désaccords survenus entre des élus ou des formations politiques, contre
seulement 18,8% qui disent le contraire, comme le démontre d’ailleurs, à
titre illustratif, le graphique 44 ci-dessous.

Graphique 44 : « Êtes-vous parvenu à résoudre vos désaccords


politiques avec les conseillers ? »
images72
Ce constat s’explique principalement par des facteurs d’ordre
sociologique et politique. Comme le démontre le tableau croisé 7 - relatif à
la « Capacité des élus locaux à résoudre des conflits » (annexe 7) - il n’y a
pas de correspondance entre l’âge, le niveau d’instruction et la catégorie
socioprofessionnelle, d’une part, et le manque d’implication des conseillers
à neutraliser les tensions qui traversent parfois le conseil de la ville, d’autre
part. Ainsi, qu’ils soient jeunes ou âgés, universitaires ou non, cadres
supérieurs ou employés, les conseillers ne s’engagent pas à jouer les
médiateurs pour endiguer les conflits qui surgissent entre des élus. Peu
importe s’ils ont, par exemple, un parcours politique différent, s’ils sont
affiliés (88%) ou non à des partis (66,7%), s’ils y sont militants ou
dirigeants, s’ils sont d’anciens (94,2%) ou nouveaux élus (79%) ou bien
s’ils appartiennent à la majorité (81,9%) ou à l’opposition (95,8%) au sein
du conseil de la ville. La majorité des conseillers ne s’investit pas assez
pour apaiser les tensions et les frictions qui surgissent souvent lors des
débats pour le vote de certaines décisions par le gouvernement local.

Les leaders à même de résoudre les conflits qui éclatent entre les élus
locaux se font ainsi de plus en plus rares tant dans les rangs de la majorité
que l’opposition. L’enquête révèle à cet égard que parmi les 18,8% des
conseillers qui sont déjà parvenus, au moins une fois, à résoudre un conflit
entre des élus locaux appartiennent au groupe de la majorité. Il s’agit plus
précisément du président et certains de ses proches collaborateurs parmi les
vice-présidents notamment. Malgré cela, force est de constater que le camp
de la majorité manque considérablement de « médiateurs » à même
d’intervenir en périodes de crise pour contrer les attaques de l’opposition
qui vise à bloquer les propositions du bureau. Dans toutes les collectivités,
ce rôle incombe souvent au chef de la majorité ou bien à l’un de ses
partisans les plus « fidèles ». Mais cette tâche peut s’avérer difficile surtout
dans les situations où le groupe partisan (ou la coalition) ne dispose que
d’une majorité relative au sein du conseil. En témoignent ainsi les
difficultés des membres du bureau du conseil à maintenir le loyalisme de
leurs partisans à cause notamment de l’hétérogénéité politique de la
majorité. Celle-ci, faut-il le rappeler, est constituée principalement de partis
« administratifs » (UC), de partis « notabiliaires » (MP et MNP) et un parti
islamiste légaliste (PJD).

Malgré cet handicap, le président du conseil tente de fédérer sa majorité


malgré les résistances qui se manifestent souvent par les conseillers PJD.
L’enquête démontre à cet égard que le chef de la majorité du conseil essaye
souvent d’arriver à une réconciliation avec des partisans réfractaires en leur
attribuant, par exemple, des postes de responsabilité ou certains privilèges
(délégation de signature, missions à l’étranger...). Souvent, le président
préfère ignorer les problèmes qui surgissent du moment où sa coalition
continue de jouir d’une majorité arithmétique nécessaire pour faire
approuver les propositions du bureau. Ainsi, il évite soigneusement de
rentrer en conflit avec les contestataires redoutant ainsi de fragiliser son
leadership « institutionnel ». Il est d’ailleurs très rare qu’il menace des
« dissidents » de la majorité de recourir à des sanctions de peur qu’il perde
ses alliés et se trouve avec une minorité au sein du conseil. Le
comportement méfiant du président du conseil de la ville atteste
indéniablement de son manque d’expérience politique. Selon Leach, la
stratégie de l’affrontement est la plus risquée et aussi la moins utilisée
surtout si le leader n’a pas encore fait une grande carrière politique (Leach,
2000 : 55-56).

Dans un autre registre, l’enquête révèle que le chef de la majorité ne s’est


pas contenté d’établir le contact avec l’opposition, il s’est même déployé
pour coopter certains de ses meneurs. En 2006, le président est parvenu
ainsi à convaincre un chef de l’opposition, sous les couleurs du PPS, un
universitaire et ex-ministre, de diriger une « commission spéciale » afin de
négocier avec la Lydec la révision du contrat de gestion déléguée de l’eau et
l’électricité dans la ville de Casablanca. Cette stratégie visait
principalement à canaliser les critiques dont faisait objet le bureau à la tête
de la majorité. La décision du président de rallier des conseillers de
l’opposition avait ainsi pour objectif principal d’assurer une certaine
« unité » du conseil élu face à la montée des protestations contre la décision
de la Lydec d’augmenter les factures d’eau et d’électricité. La manœuvre du
président est survenue après que nombre de ses partisans se sont mobilisés
pour dénoncer ce qu’ils avaient qualifié d’immobilisme des élus devant
l’opérateur privé français.

Il faut aussi reconnaître que la majorité à la tête du gouvernement local


était sérieusement secouée après qu’un conseiller RNI, en l’occurrence le
président de la commission des affaires culturelles, a décidé de faire
campagne contre les responsables de la Lydec. Pour l’anecdote, ce
conseiller est parvenu, à l’aide de militants associatifs et élus locaux, à faire
signer des pétitions par quelque 2000 personnes en signe de solidarité avec
l’ensemble de la collectivité contre l’augmentation des factures d’eau et
d’électricité. Ce meneur de la majorité s’est présenté ainsi comme le porte-
voix de couches sociales défavorisées touchées par la décision de la Lydec.
Devant la neutralité passive des autorités, des contestataires parmi les
conseillers de la ville avaient mené une campagne médiatique contre les
gestionnaires des services délégués dans la ville. Ainsi, ils n’ont de cesse de
critiquer dans les colonnes de la presse, notamment, ce qu’ils avaient
qualifié de « compromission des élites locales et de l’administration avec la
société délégataire française contre la population casablancaise ».

Dans un contexte de conflit politique, le président tentait en vain de jouer


les médiateurs en vue d’établir un dialogue permanent avec les élus
protestataires. Ainsi, il n’a pas hésité à contacter certains conseillers
« dissidents » et leur aurait même offert certains privilèges pour qu’ils
cessent de perturber les négociations menées par les autorités avec la Lydec.
À en croire un membre de l’opposition, le président du conseil aurait invité
ce conseiller qui contestait la gestion des services publics de la ville à une
réception officielle organisée dans le palais royal en 2007. Une manière de
calmer les ardeurs de certains membres de la majorité qui menaçaient le
président de quitter le bureau. Le président semblait ainsi avoir du mal à
neutraliser les tensions qui traversaient la majorité à la tête du conseil de la
ville. Cette mission devient d’autant plus difficile lorsque le chef du
gouvernement local est appelé à gérer parfois des rapports conflictuels entre
certains conseillers et des fonctionnaires.

2. Élus et fonctionnaires : compétition et coopération


Les situations de conflits entre élus locaux et fonctionnaires fragilisent
les coalitions et les arrangements conclus entre la majorité et l’opposition.
Les partis politiques représentés au sein du conseil élu doivent ainsi être
conscients de la nécessité de parvenir à une certaine coopération avec les
bureaucrates. À cette fin, les leaders doivent chercher à mettre en place un
ensemble de procédures opérationnelles qui établissent une division du
travail entre les élus et les fonctionnaires. La réalisation de cet objectif varie
considérablement dans le temps en fonction des situations et des qualités
personnelles des individus (Leach, 2000 : 68-70).
D’après l’enquête, il semble que les élus locaux évitent autant que faire
se peut d’entrer en conflit avec les représentants de l’administration locale.
Ainsi, la majorité des conseillers (93,1%) affirme n’avoir jamais eu un
désaccord avec un fonctionnaire communal, contre une infime minorité
(6,9%) qui déclare le contraire. Par ailleurs, on relève que 80% des
interviewés affirment avoir réussi à résoudre un conflit avec un
fonctionnaire, contre seulement 20% qui disent en avoir échoué. Il apparaît
donc que la majorité des conseillers est disposée à négocier des compromis
avec les fonctionnaires pour mettre fin aux désaccords qui surgissent au
sein du gouvernement local. Pour l’anecdote, on a été témoin d’une scène
inédite mettant aux prises un haut fonctionnaire de la commune et un
conseiller de l’opposition. Ce dernier n’a pas accepté que son nom soit rayé
de la liste des candidats sélectionnés pour effectuer le pèlerinage (Hadj).
Après des altercations avec des fonctionnaires de la commune, le conseiller
perd son sang froid et décide de s’en prendre à un fonctionnaire. Il
commence par l’insulter avant de lui asséner plusieurs coups devant le
regard stupéfié du personnel communal et de certains usagers. Il aura fallu
l’intervention de deux fonctionnaires pour mettre fin à cet affrontement
pour le moins spectaculaire. Une semaine après, les deux hommes se sont
réconciliés après qu’un vice-président est intervenu pour convaincre les
fonctionnaires d’ajouter le nom de ce conseiller « protestataire » à la liste
des bénéficiaires du pèlerinage.

L’enquête révèle par ailleurs que les fonctionnaires n’hésitent pas à


intervenir lorsque des conflits éclatent entre les élus locaux. Ce fut le cas
notamment lorsque des élus locaux ont organisé un sit-in pour critiquer la
gestion des affaires locales par le conseil communal de l’arrondissement
d’Aïn Sebaâ. Les élus avaient même déposé plainte pour destituer le
président et auditer la commune. Redoutant d’éventuels dérapages, les
autorités de tutelle avaient dépêché sur place une équipe d’inspection du
conseil régional des comptes (CRC) pour tirer la situation au clair. Devant
le siège de l’arrondissement, on pouvait ainsi observer des fonctionnaires de
la commune qui s’interposaient entre des élus locaux pour calmer les esprits
dans une tentative désespérée de mettre un terme à des désaccords entre les
antagonistes. Cette situation engendre inéluctablement un manque de
confiance dans les chefs politiques qui dirigent les conseils communaux et
renforcent considérablement l’autorité des fonctionnaires.
Malgré cela, l’évitement de l’affrontement et des heurts semble être le
mot d’ordre qui régit le comportement de la majorité écrasante des
conseillers de la ville. Ces derniers évitent ainsi les conflits et semblent être
convaincus que les antagonismes ne contribuent pas à faire émerger un
leadership local qui vise l’« intérêt général » de la collectivité. Interrogés
sur la meilleure manière pour résoudre les désaccords entre les élus, la
majorité des conseillers affirme opter pour le dialogue et la persuasion.

L’enquête démontre ainsi que 47,3% des interviewés préfèrent résoudre


leurs conflits à l’amiable dans un esprit de concertation et 22,1% optent
pour l’arbitrage d’acteurs externes tels que le président ou des politiciens
expérimentés. Dans le même registre, on constate que 14,5% des conseillers
préfèrent tout simplement éviter l’adversaire en cas de conflit, 13,7% se
disent prêts à informer l’opinion publique et la presse en particulier de leurs
désaccords politiques, alors que seulement 2,3% déclarent être en mesure
de porter leurs différends devant les tribunaux, comme le démontre
d’ailleurs, à titre illustratif, le graphique 45 ci-dessous.

Graphique 45 : « Le moyen que vous adoptez le plus pour résoudre vos


désaccords politiques ? »
images73
A notre sens, les élus qui tentent d’endiguer les antagonismes seraient
avantagés à jouer des rôles de leadership. À cette fin, ils doivent faire
preuve de beaucoup d’habileté et de dextérité pour s’interposer en cas de
conflits ou lorsque des crises éclatent au sein du gouvernement local.
Toujours d’après l’enquête, un élu de l’opposition semble ainsi convaincu
que le dialogue « amical » basé sur le respect mutuel demeure de loin le
« meilleur » remède contre les antagonismes. À cet égard, il déclare ceci :

« Durant toute ma carrière politique, en tant qu’élu local, j’ai appris que
les chefs politiques dignes de ce nom se doivent de maîtriser les techniques
de communication afin d’intervenir à tout moment pour négocier des
compromis entre les différents antagonistes. Certains politiciens croient que
l’affrontement et la polarisation des conflits leur permettraient d’asseoir
leur autorité. Mais c’est faux. L’agitation et la surenchère politiques
finissent par discréditer les hommes politiques auprès de leurs partisans.
Seul un dialogue construit visant le consensus est susceptible de favoriser
l’émergence de vrais chefs (zoua’maâ). »

Cependant, malgré la volonté manifeste des conseillers à négocier des


compromis pour neutraliser les tensions, seule une minorité d’entre eux
interviennent réellement en cas de désaccords et rares sont ceux qui
parviennent effectivement à résoudre des conflits. Pourtant, une chose est
pour le moins sûre : les conseillers qui interviennent le plus en cas de
désaccords semblent convaincus que la résolution des conflits dépend du
capital confiance dont dispose l’élu auprès des partisans et des électeurs.
Dans le même sens, les conseillers ne manquent pas de préciser que cette
confiance fait souvent défaut aux chefs politiques qui tentent en vain
d’orienter les choix et les décisions de la ville. Le leadership local semble
ainsi fonction du soutien dont devraient bénéficier les leaders auprès des
followers. En cas de conflits, ces derniers seraient en effet disposés à
appuyer le choix de leur leader à condition que ce dernier intervienne en cas
de désaccords pour apaiser les tensions. Ce faisant, la légitimité d’un leader
se trouve de fait consolidée, sa crédibilité renforcée et son domaine
d’intervention et d’action considérablement élargie.

En conclusion de ce chapitre, on peut affirmer que le leadership n’est pas


intrinsèquement lié à la résolution de conflits qui surgissent au sein du
gouvernement local. Le conseil de la ville de Casablanca pèche ainsi par
l’absence d’un débat « constructif » susceptible de canaliser les tensions qui
marquent parfois les rapports entre les conseillers, notamment lors de la
prise de décisions. Cela se traduit souvent par des discordes engendrées,
dans la plupart des cas, par des « agitateurs » qui tentent de susciter
l’émotion afin d’obtenir l’adhésion affective des partisans. Par ailleurs, on
peut aussi conclure que la majorité des conseillers ne parvient pas à osciller
entre l’homogénéité de la tâche à exécuter au sein de l’organisation et la
dynamique des arrangements à entretenir dans le cadre des coalitions
politiques. En outre, on ne manquera pas de relever que cette situation
s’aggrave considérablement à cause notamment de l’absence d’un modèle
de prise de décisions, un effacement des stratégies d’action de la part de la
majorité, une hétérogénéité des « agendas politiques », un déficit de
coordination et de communication entre les élus, ainsi qu’une compétition
ardue entre le président du conseil de la ville et le chef de l’administration
locale. Cette situation devient intenable en l’absence de leaders
« médiateurs » à même d’élaborer des consensus susceptibles de résoudre
les conflits qui éclatent au sein du gouvernement local.

Maintenant que l’on a mis la lumière sur les rapports entre conflit,
cohésion et leadership, on peut s’interroger sur les ressources mobilisées
par les élus locaux en vue de neutraliser les tenions, mais aussi pour tenter
d’orienter la prise de décisions de manière à pouvoir influencer les choix du
gouvernement local. Dans le chapitre 8 qui suit, on tentera ainsi d’examiner
en détail les rapports entre ressources, modes d’influence et leadership
politique dans la ville de Casablanca.
137 Le leadership est considéré ici par rapport à la conception du conflit telle qu’elle a été élaborée
par Coser : « les dissensions ne prouvent pas la désintégration sociale : la société américaine n’est-
elle pas relativement très stable, mais très conflictuelle ? Ce n’est pas le conflit en tant que tel qui
menace la structure, mais la rigidité qui permet aux hostilités de se concentrer sur une même ligne de
clivage quand le conflit éclate ». Lewis A. Coser, Les fonctions du conflit social, PUF, 1982, (pp. 55
& 88).
138 On adopte ici la conception de Coser (1982) qui ne considère pas le conflit comme une menace
pour la cohésion sociale, mais plutôt comme une manifestation objective de l’activité humaine.
139 On emprunte les notions « appartenance et référence » à Merton qui les utilise, notamment, pour
définir le « groupe social ». Robert King Merton, Éléments de théorie et de méthode sociologique,
Librairie Plon, Paris 1965, p.240.
CHAPITRE 8
RESSOURCES ET MODES D’INFLUENCE

McGregor Burns considère que le leadership est fonction de la


mobilisation de certaines ressources : « Le leadership est un processus
réciproque de mobilisation, par des personnes avec certains motifs et buts,
des ressources économiques, politiques et autres, dans un contexte de
compétition et de conflit, en vue de réaliser des buts indépendants ou tenus
mutuellement par les leaders et les partisans » (Burns, 1978 : 18). La
notion de « ressource » renvoie ici à la définition de Robert Dahl, à savoir :
« Tout ce qui peut servir à peser sur les choix spécifiques ou les stratégies
d’un autre individu. En d’autres termes, une ressource est tout ce qui peut
constituer une incitation à agir. » (Dahl, 1971 : 244). Les ressources dont
dispose un leader représentent donc, d’une certaine manière, son patrimoine
politique. Pour préserver sa crédibilité, un leader doit satisfaire ainsi les
besoins des membres du groupe sinon son capital risque de perdre de sa
valeur sur le marché politique. Pour exemple, un conseiller n’hésiterait pas
à trouver un emploi pour un sympathisant afin de gagner l’estime de ses
électeurs qui pourraient voter en sa faveur le jour du scrutin (Burns, 1978 :
294).

Notre objectif ici n’est pas de procéder à l’inventaire de ces ressources,


d’ailleurs impossible et inutile à la fois, il s’agira plutôt d’examiner
quelques-unes qui peuvent s’avérer opportunes pour l’exercice du
leadership. Cela nous permettra ainsi de tester certains choix d’explications
touchant à la distribution, aux modes et aux variations de l’influence.
D’autant plus que les ressources d’influence sont réparties de manière
inégalitaire entre les leaders. Que personne n’est entièrement dépourvu de
quelque sorte d’influence. Qu’il n’existe pas une ressource d’influence qui
domine toutes les autres dans toutes les décisions (Dahl, 1971 : 246). Et
qu’en outre, les ressources dont dispose l’homme politique pour influencer
les autres sont limitées bien que sujettes à de possibles variations. Ainsi, le
politicien ne peut mettre en œuvre que des stratégies limitées qui
commandent la façon dont il usera de ses ressources.

Malgré cela, certaines ressources s’avèrent indispensables pour accéder à


des positions de leadership. Selon Dahl, les ressources politiques valorisées
dont pourraient bénéficier les individus pour influer sur les décisions sont
multiples : le prestige social, l’accès à l’argent, au crédit et à la richesse,
l’accès à certaines ressources dont jouissent les leaders élus, tels que les
pouvoirs légaux attachés à une fonction officielle, la popularité, la
possibilité de distribuer des emplois et le contrôle de l’information (Dahl,
1971 : 247).

Partant de cette proposition, on essayera d’abord d’évaluer l’importance


accordée par les conseillers à chacune de ces ressources140. Ensuite, on
examinera le cumul ainsi que l’utilisation des ressources par les leaders
dans le but d’augmenter leur chance d’influencer les choix des partisans.
Car le fait de disposer de certaines ressources personnelles ne fait pas d’une
personne un leader politique. Certes, il sera plus avantagé que d’autres dans
la course vers le leadership, mais tant qu’il n’a pas fait l’allocation optimale
de ses ressources141 il n’aura qu’une influence potentielle. Pour pouvoir
enfin attester d’une influence réelle, les leaders doivent valoriser leurs
ressources afin de peser sur les orientations des conseillers. L’exercice d’un
leadership « réel » est donc tributaire de l’usage que fait un leader de ses
ressources pour mener à terme ses actions.

I. RESSOURCES DE LEADERSHIP ET INFLUENCE


« POTENTIELLE »
Pour répondre à la question de savoir qui gouverne la ville de
Casablanca, il faudra décrire comment les ressources de leadership sont
utilisées par les élus locaux. Selon Dahl, il existe de grandes inégalités dans
les moyens qu’ont les leaders pour influer sur les décisions du
gouvernement local. De fait, les ressources politiques ne sont pas
distribuées équitablement entre les meneurs lorsque ces derniers tentent
d’exercer, ou exercent réellement, de l’influence sur le processus
décisionnel au sein de leur organisation. En d’autres termes, ces ressources
ne sont pas concentrées dans les mains de partis politiques rivaux avec le
consentement des électeurs, de groupes d’intérêts, d’une élite socio-
économique, des masses ou de leaders (Dahl, 1971 : 11-12).

Pour ce qui concerne cette étude, l’enquête démontre un certain cumul de


ressources susceptibles de favoriser l’accès à des rôles de leadership. Ainsi,
plus un leader cumule des fonctions de responsabilité et plus il a de chances
pour orienter les choix du conseil de la ville. C’est le cas notamment du
président du conseil et certains membres du bureau qui parviennent grâce
au cumul de certaines ressources à asseoir leur autorité pour tenter d’influer
sur le cours des décisions locales. Le chevauchement des rôles (straddling),
que l’on observe lorsqu’un même individu occupe plusieurs positions de
responsabilité, émane ainsi d’une stratégie adoptée souvent par les leaders
pour consolider leurs ressources et même en acquérir de nouvelles (Médard,
1992 : 167). Ce constat se vérifie à travers la cumulation des professions
officielles avec des postes d’autorité qui permettent d’acquérir de nouvelles
ressources politiques (expertise, accès à l’information, maîtrise des règles
de l’organisation, etc.).

Les conseillers de la ville disposent en effet de plusieurs ressources


stratégiques susceptibles de favoriser l’accès à des positions de leadership
et aider parfois même à les renforcer. Les ressources valorisées utilisées
régulièrement par les conseillers pour exercer de l’influence sont d’ailleurs
diverses et variées. Parmi celles-ci, on peut citer notamment le standing
social, les revenus, la légalité, la popularité, le contrôle des emplois et de
l’information, ainsi que la centralité dans des réseaux d’influence, la
disponibilité et le savoir-faire des meneurs, comme le démontre d’ailleurs, à
titre illustratif, la figure 12 ci-dessous.

Figure 12 : Ressources de leadership politique local


Le « statut social » renvoie à un ensemble d’individus qui partagent des
privilèges de rapports sociaux (dîner en groupe, réceptions privées,
appartenance aux mêmes clubs privés, etc.). Selon Dahl, le statut social peut
être apprécié d’après un indice pondéré des professions, des niveaux
d’instruction et des quartiers d’habitation des élus locaux (Dahl, 1971 :
248252). Le standing social d’un leader est fonction ainsi de l’acquisition
d’un savoir acquis durant le cursus d’études. L’accès au savoir prépare en
effet l’individu à exercer un métier susceptible de lui procurer à la fois
revenu et prestige qui représentent, l’un comme l’autre, des ressources dont
la possession est importante à de multiples fins.

Partant de cette proposition, on a tenté de déterminer le statut social142


des conseillers. Et d’après l’enquête, il s’estavéré que la majorité des
interviewés dispose d’un statut social « moyen » (58,5%), comme le
démontre, à titre illustratif, le graphique 46 ci-dessous. Par ailleurs, seule
une minorité bénéficie d’un « haut » standing social (30,5%). C’est le cas
notamment des présidents des conseils de la ville, de la région et de la
préfecture, ainsi que certains membres du bureau qui bénéficient d’un bon
niveau d’instruction, exercent des professions valorisées et résident dans
des quartiers « chics » de la métropole dans des résidences de luxes ou dans
des villas.

Graphique 46 : « Standing social » des conseillers de la ville de


Casablanca
Tout d’abord, il semble qu’un « bon » niveau d’instruction permet au
président et ses proches collaborateurs, par exemple, de se tenir mieux
informés des activités du conseil de la ville. Pour preuve, ces derniers
accèdent plus facilement aux archives, consultent les procès verbaux et les
comptes rendus des réunions, analysent le contenu des conventions et des
accords conclus par le conseil et se tiennent régulièrement informés de
l’actualité grâce à la consultation de la presse écrite notamment. En outre, il
apparaît que ces conseillers disposent d’un « bon » statut socioprofessionnel
puisqu’ils exercent des professions valorisées (directeur de société,
avocat...). Le statut professionnel est susceptible ainsi de renforcer le
leadership de deux manières : premièrement, la profession permet au leader
d’acquérir une certaine compétence qu’il pourrait mettre au service de ses
partisans en vue de gagner leur soutien. C’est le cas notamment des
présidents des conseils régional et préfectoral, deux hommes d’affaires
proches des officiels et du monde de l’entreprise. Grâce à un savoir-faire
professionnel et une centralité dans des réseaux « notabiliaires », ils
parviennent, par exemple, à mettre sur pied des accords de partenariats avec
des acteurs institutionnels, économiques et associatifs présents dans la ville.
Leur culture « managériale » leur permet ainsi de maîtriser la technicité et
la complexité des dossiers, assurer une programmation des actions et
garantir une répartition des tâches. C’est ainsi que ces managers sont
parvenus à gagner un certain respect de la part de leurs partisans qui
n’hésitent pas à les soutenir pour approuver leurs choix au sein du
gouvernement local.
Par ailleurs, la culture « administrative » dont disposent, par exemple,
certains membres du bureau du conseil semble avoir favorisé leur accès à
des postes de responsabilité. À cet égard, il serait utile de rappeler que la
majorité des vice-présidents et des présidents des commissions sont des
cadres supérieurs ou des managers imprégnés d’une certaine culture
« organisationnelle » (rédaction de rapports, élaboration de projets de
budget ou de contrats...). De même, le fait de disposer d’une culture
juridique permet à certains conseillers de la majorité, notamment, de mieux
défendre leurs idées et celles de leurs followers. Lors des débats publics, à
titre d’exemple, il s’est avéré que les conseillers qui exercent la profession
d’avocat jouissent d’une grande estime parmi leurs partisans. La
connaissance des lois et des règlements en vigueur permet ainsi à certains
élus locaux d’influer sur le cours des décisions obligeant parfois le
président à revoir les propositions du bureau (conventions, autorisations...)
ou bien à se conformer aux procédures légales (formalités du vote, quorum
des sessions...). Le statut social renvoi également aux revenus et à la fortune
qui pourraient favoriser l’accès de l’homme politique à des positions
d’autorité à même de faciliter l’exercice d’un leadership.

2. Revenus : Argent et fortune


À l’instar du standing social, l’argent, le crédit et la fortune sont répartis
de façon inégale entre les conseillers. Les hommes politiques doivent ainsi
mobiliser les revenus nécessaires pour faire parvenir leurs revendications de
manière à pouvoir accéder à des rôles de leadership. Selon Robert Dahl, il y
a trois façons principales d’utiliser directement l’argent pour obtenir de
l’influence politique : la pression financière, la corruption et la contribution
à une action politique. Un examen des relations réciproques de l’argent et
de l’influence révèle que l’arrière-plan économique des élus locaux s’avère
être une source d’influence (Dahl, 1971 : 261).

D’après l’enquête, une bonne partie des conseillers parvient à mobiliser


des ressources financières non moins importantes de l’extérieur pour mener
à terme leurs actions. C’est le cas notamment du président et certains
membres du bureau qui utilisent leur fortune pour financer leur campagne
politique. Ainsi, la richesse familiale a considérablement favorisé les
initiatives entreprises par le président du conseil de la métropole. Les
moyens financiers dont il dispose, grâce notamment à ses projets
industriels, lui ont permis de rassembler autour de lui nombre considérable
de partisans, notamment lors des négociations pour le choix d’un président
pour le conseil communal. Dans sa villa luxueuse à Casablanca, Mohamed
Sajid (UC) avait invité des conseillers UC, MP et PJD, notamment, pour les
convaincre de soutenir sa candidature. Durant les quelques jours qui ont
précédé le vote, Sajid avait accueilli ainsi chez lui plus d’une trentaine de
conseillers de la ville. Une véritable fête a été organisée pour l’occasion en
présence de personnalités publiques et de politiques tous déterminés à
soutenir la candidature du riche homme d’affaires soussi. Les moyens
logistiques mobilisés et les avantages substantiels accordés par ce dernier à
certains conseillers auraient contribué à obtenir leur soutien le jour de
l’élection du président. Les conseillers qui avaient répondu présents à
l’appel du milliardaire s’accordaient d’ailleurs tous à dire que l’ambiance
bon enfant qui régnait dans la maison du hôte mettait les invités à l’aise en
leur faisant oublier l’air de la compétition politique. Ainsi, le fait de
partager un repas collectif dans une ambiance conviviale avait permis
d’initier une ritualisation d’une pratique communautaire qui renvoie au
partage tribal d’un festin ou ce que l’on appelle communément la zarda143.
Cette patrimonialisation de l’action politique avait favorisé à juste titre
l’émergence de liens interpersonnels solides de type communautaire entre
des notabilités locales, des islamistes légalistes et des hommes de pouvoir
tous voués à la cause de la majorité qui allait prendre en charge la direction
politique de la ville.

L’argent dépensé par Mohamed Sajid, soutenu par des notabilités de la


ville, atteste sans doute de l’importance de la fortune durant les périodes de
compétition politique. Plusieurs interviewés nous ont d’ailleurs confié que
la majorité qui avait soutenue la candidature de Sajid l’aurait fait à cause de
la richesse et le statut « privilégié » de l’homme dans le milieu d’affaires.
D’après un conseiller MP, par exemple, les personnes qui ont appuyé la
position de Sajid espéraient, en contrepartie, bénéficier de son soutien
financier ou du moins de son réseau de relations pour réaliser des projets
personnels tels que la création d’une entreprise ou d’une association. Vu
sous cet angle, les candidats au leadership qui ne pouvaient pas allouer
d’importantes sommes d’argent à leurs initiatives auraient moins de chances
de peser sur les choix et les orientations du gouvernement local. On
comprend dés lors pourquoi les notables locaux s’empressent, lors des
campagnes électorales notamment, à accorder des faveurs et des privilèges
à leurs partisans144. Ils espèrent ainsi obtenir leur reconnaissance, retenir
leur intérêt et gagner leur soutien pour faire approuver (ou bloquer) des
décisions stratégiques (élection des présidents des conseils...) prises au nom
de l’« intérêt général » de collectivité.

Par ailleurs, l’usage de l’argent145 continuait de susciter le débat entre les


conseillers même après l’élection du président du conseil de la ville. C’est
le cas notamment, lors d’une séance du conseil en 2005, lorsqu’un chef de
l’opposition avait accusé le président d’avoir accordé des faveurs (voitures
de services, bons de carburant, voyages à l’étranger...) aux membres de la
majorité pour approuver des décisions difficiles à faire passer telles que le
vote du compte administratif du conseil et la révision de contrats de gestion
déléguée de services publics. Un autre conseiller de l’opposition avait
accusé, lui, des élus de la majorité d’avoir touché parfois de l’argent pour
voter en faveur de certaines propositions initiées par le président ou les
autorités locales. Lors d’une session du conseil en 2006, un conseiller de la
majorité avait dénoncé ainsi des réunions « confidentielles » que le
président aurait tenues avec certains membres de son bureau pour orienter
« officieusement » le vote au sein du conseil.

Dans le même ordre d’idées, l’enquête nous apprend que la richesse


familiale peut être reconvertie facilement à une source de pouvoir. L’argent
peut ainsi servir à financer la compagne d’un leader qui tente de se faire
élire (ou réélire) dans sa circonscription ou sa commune. C’est le cas
notamment des présidents des conseils régional et préfectoral qui ont pris en
charge, personnellement, le financement de leur campagne électorale lors
des communales de 2003. Grâce à leur fortune, certains notables proches du
président et de l’administration locale ont pu mobiliser des partisans pour
remporter les élections dans leurs circonscriptions respectives. À cette fin,
ils se sont appuyés sur des « relais locaux » recrutés surtout parmi les
jeunes dans des quartiers défavorisés de la ville. Ces derniers avaient pour
mission principale de mobiliser les électeurs dans le but de renforcer la
popularité des candidats. Ces « intermédiaires locaux » sont souvent
rémunérés en fonction du degré de leur engagement personnel et des
missions accomplies lors de la campagne électorale (collecte
d’informations, déplacements, tractage...)146.
Ce faisant, les notables locaux sont arrivés à remporter les élections dans
plusieurs communes de la ville. Ensuite, ils sont parvenus à convaincre une
bonne partie des élus des conseils d’arrondissements de les soutenir pour
accaparer des postes de pouvoir au sein du gouvernement local (présidents
du conseil d’arrondissement, des commissions…). Une grande partie des
interviewés souligne à cet égard le rôle central de l’argent qui aurait servi à
certains conseillers de la ville pour mobiliser des partisans dans le but de
gagner en popularité. Un président d’un conseil d’arrondissement nous a
confié à juste titre que l’usage récurent de l’argent aurait servi, tout
particulièrement les intérêts personnels de certains politiciens nantis pour
qu’ils puissent accéder à des postes de responsabilité très convoités à
l’instar de celui de vice-président du conseil de la ville. La notoriété des
notabilités locales se fait d’ailleurs sentir au sein de l’ensemble de la
collectivité. Et pour cause, ces derniers semblent en effet bien implantés
dans les quartiers de la ville grâce notamment à leurs réseaux d’influence
(associations, administration, entreprises...). Ainsi, ils sont parvenus à créer
un lien de proximité avec les électeurs. Et pour entretenir leur statut
d’autorité, les notables veillent à traiter les doléances des populations et
n’hésitent pas, par exemple, à intervenir auprès des autorités pour rendre
des services ou accorder des faveurs à leurs partisans (permis d’habiter,
autorisations administratives...).

Par ailleurs, il apparaît que bon nombre d’interviewés sont persuadés que
la richesse a favorisé une hégémonie des notabilités locales grâce
auxquelles Sajid a pu décrocher le poste de président du conseil de la ville
de Casablanca. Dans le même sens, certains élus locaux avaient accusé ce
dernier d’avoir accordé des avantages substantiels (argent, voyages à
l’étranger…) à ses partisans pour les convaincre de voter en faveur des
comptes administratifs ou de certaines décisions stratégiques difficiles à
faire approuver. À cet égard, un conseiller de l’opposition n’hésite pas à
critiquer l’hégémonie des notables dans la vie politique locale en ces
termes :

« Vous savez, les élus riches (mallin chkara) n’hésitent pas à verser de
l’argent à certains conseillers pour faire passer certaines décisions. On ne
compte plus les prébendes et les récompenses (permis de petits taxis,
autorisations de construction, d’exploitation de kiosques, etc.) attribuées
par certains membres du bureau à leurs partisans afin qu’ils votent
systématiquement en faveur des propositions faites par le président ou le
wali ».

Toutefois, certains conseillers n’hésitent pas à dénoncer l’usage de


l’argent pour l’achat des votes et prétendent ne l’avoir jamais utilisé pour
parvenir à des fins électorales. Pourtant, malgré ces déclarations de « bonne
foi », il est indéniable que la richesse contribue à augmenter l’influence des
élus locaux. C’est le cas notamment de ce vice-président UC, chargé des
finances et du budget au sein du conseil, accusé par une grande partie des
conseillers d’avoir utilisé l’argent public pour financer sa campagne et
gagner en popularité dans la circonscription défavorisée de Sidi Othmane.
L’achat de votes lui aurait même permis de remporter un siège au Parlement
lors des élections législatives du 7 septembre 2007. Certains conseillers
estiment ainsi à quelque 8 millions de DH le budget mobilisé par ce
candidat de la majorité pour gagner le soutien de la population locale. Pour
parvenir à ses fins, il aurait usé de tous les moyens pour obtenir les voix des
électeurs. En témoignent notamment les fêtes, les opérations de circoncision
collective, les excursions et les réceptions privées qu’il a organisées durant
toute la campagne pour rassembler les électeurs, surtout parmi les jeunes et
les femmes issus de milieux défavorisés. Sans parler des sommes d’argent
qu’il avait versées à certains élus locaux pour récupérer le soutien de leur
électorat et parvenir ainsi à faire le plein des voix le jour du scrutin.

Face à cette situation, Karim Ghallab, président de l’arrondissement de


Sebata et ministre de l’Equipement et du Transport, s’est plaint, la veille du
scrutin, auprès des autorités accusant ainsi ce conseiller UC, proche de
Sajid et des notables, d’avoir usé de l’« argent sale » pour financer sa
campagne. Mais ce dernier ne s’est guère soucié de ces déclarations allant
même jusqu’à accuser l’Istiqlal d’avoir bénéficié du soutien de
l’administration locale pour faire gagner le ministre « fassi » proche de
l’entourage royal. En outre, il avait reproché à Ghallab une certaine
impopularité et un manque d’engagement politique à en juger notamment
par son absence lors des réunions du conseil de la ville et du conseil de
l’arrondissement de Sebata. Pour l’anecdote, lors des élections communales
du 12 juin 2009, le ministre istiqlalien n’a pas pu préserver son poste de
président de cet arrondissement malgré un soutien manifeste des autorités
locales. N’acceptant pas sa défaite le jour du scrutin, il a quitté la salle en
pleurs devant le regard ébahi de ses partisans apparemment déçus de la
fragilité émotionnelle de leur « chef »147.

On serait donc tenté de conclure que l’usage de l’argent est en train de


devenir la règle pour mener campagne dans des circonscriptions électorales
vastes et surtout défavorisées. Pour accéder à des fonctions électives, les
candidats à la représentation locale se trouvent pour ainsi dire acculés à
mobiliser des fonds importants pour faire campagne (tracts, locaux,
voitures, fêtes et réceptions, sécurité privée, déplacements...). Ce constat se
vérifie d’ailleurs dans les propos de la majorité des conseillers de la ville
qui reconnaît, explicitement d’ailleurs, l’importance de l’argent pour obtenir
le vote des populations en période électorale148.

Toutefois, l’usage de l’argent ne devrait pas toujours être associé à la


corruption si l’on croit les déclarations de certains conseillers qui
prétendent avoir mené des campagnes « transparentes ». C’est le cas
notamment des membres du PJD qui affirment avoir réduit l’usage de
l’argent au strict minimum refusant ainsi catégoriquement de cautionner
l’achat des votes dans les élections. Mais cela ne semble pas être le cas
d’une bonne partie des conseillers qui profitent de leur richesse pour obtenir
le soutien des électeurs et des conseillers lorsqu’il s’agit, par exemple,
d’approuver certaines décisions majeures comme celles relatives à
l’élection des présidents des conseils élus. C’est ce qui ressort d’ailleurs des
déclarations d’un bon nombre d’interviewés qui n’hésitent pas à évoquer
des pratiques clientélistes ou népotiques en périodes électorales. Celles-ci
se caractérisent par l’usage massif de l’argent pour l’accès à des postes de
responsabilité au sein du gouvernement local. Pour preuve, durant les
élections communales du 12 juin 2009, l’achat des votes a été « banalisé »
par les partis politiques et leurs candidats à telle enseigne que la corruption
est devenue un « rite de passage » pour accéder aux fonctions électives au
sein du gouvernement local. Cette tendance avait déjà été confirmée durant
les législatives de 2007 dans la mesure où l’achat des votes a été devenu
une « pratique courante » chez la majorité des élus locaux candidats à la
députation.
Ceci étant posé, l’argent et la fortune ne suffisent pas pour décrocher des
postes d’autorité ou de responsabilité. D’autres ressources non moins
importantes pourraient être mobilisées pour exercer de l’influence sur le
processus de prise de décisions. Il s’agit plus précisément de la légalité, la
popularité et le contrôle des emplois à pourvoir.

3. Légalité, popularité et contrôle des emplois et des postes électifs


Robert Dahl considère que dans les systèmes démocratiques pluralistes,
la gamme de stratégies acceptables est réduite par la culture politique, c’est-
à-dire les croyances, les habitudes et les traditions de légalité, de
constitutionnalité et de légitimité. Et plus l’homme politique s’écarte de ces
stratégies acceptées plus il court vers la défaite (Dahl, 1971 : 244). La
légalité est perçue ainsi comme une ressource d’une grande importance.
L’accès à la légalité est d’être élu à une fonction officielle (Dahl, 1971 :
266-269). Une fois élus, certains conseillers, par exemple, pourraient
accéder à des positions formelles au sein du conseil de la ville. Leurs
fonctions officielles leur confèrent ainsi droits et prérogatives qu’ils
utilisent pour renforcer leur autorité et mobiliser davantage de partisans
dans l’espoir d’exercer des rôles de leadership. C’est le cas notamment du
président et de certains vice-présidents qui essayent systématiquement
d’orienter les choix des conseillers lors de la prise de décisions.

En outre, la position officielle de certains « sous-leaders » leur permet de


disposer de certains pouvoirs au sein du gouvernement local. Ils peuvent
ainsi accéder à l’information, orienter l’exécution des décisions, sanctionner
ou récompenser des fonctionnaires, procéder à l’évaluation d’un projet
social ou de développement, intervenir sur certains dossiers délicats,
ordonner des enquêtes ou des expertises, etc. Ce faisant, les membres du
bureau tentent en effet d’exercer une influence sur le choix du conseil de la
ville. Pour exemple, ils parviennent parfois à convaincre les conseillers de
reporter une séance ou la suspendre ou bien ils entrent en contact avec les
conseillers de la majorité pour s’assurer de leur loyalisme envers le
président. Les membres du bureau peuvent aussi affaiblir leurs adversaires
en contrôlant l’information qui circule entre les fonctionnaires et les
membres du conseil. Ils sont également à même d’entretenir un contact
permanent avec les électeurs en répondant, par exemple, favorablement aux
demandes et aux aspirations des populations. Le fait que les membres du
bureau bénéficient de pouvoirs délégués de la part du président leur permet
aussi de prendre des décisions au quotidien (organisation de réunions,
attribution d’autorisations, de bons de carburant...). Ce faisant, ils essayent
souvent de satisfaire les attentes et les besoins de leurs partisans au sein des
arrondissements de la ville afin de gagner en popularité au sein de leurs
circonscriptions. De fait, les conseillers qui disposent de positions formelles
parviennent à acquérir de l’expérience, à faire leur apprentissage en matière
de gestion locale et à consolider des réseaux d’influence susceptibles de les
aider à asseoir un leadership « institutionnel » au sein du gouvernement
local.

À l’instar de la légalité, qui renvoie aux rôles formels d’autorité, la


« popularité » est considérée aussi comme une ressource politique
susceptible de favoriser l’exercice de l’influence. À ce titre, il serait utile de
distinguer le leadership d’une personne de sa popularité. Le premier a trait à
la valeur de ses ressources et le second à l’affection témoignée par les gens
de son entourage (Collerette, 1991 : 181-182). Un moyen pour gagner les
élections est d’être ainsi connu et « aimé » du plus grand nombre de
citoyens, c’est-à-dire être tout simplement « populaire ». Selon Dahl, les
rapports entre popularité et légalité sont complexes. Un conseiller
commence par convertir quelques faveurs qu’il accorde en popularité, la
popularité en suffrage, les suffrages en poste officiel, le poste officiel en
légalité, la légalité en un choix plus nombreux et plus important de faveurs
à disperser - et le tout ensemble en plus grande popularité (Dahl, 1971 :
269). C’est le cas notamment du président du conseil de la ville qui n’hésite
pas à accorder avantages et prérogatives à ses proches collaborateurs pour
s’assurer de leur loyauté. Ce faisant, il parvient souvent à mobiliser des
followers qui défendent ses positions et ses choix politiques ainsi que ceux
des autorités locales. De cette manière, le président a su mettre sur pied un
leadership « institutionnel » qui lui a facilité l’approbation de plusieurs
initiatives. Et malgré le fait que la majorité soit hétérogène, et parfois même
affaiblie et déstabilisée, le président n’a de cesse de revendiquer la
« légalité » des décisions votées par le conseil de la ville. Dans la plupart
des cas, il fait appel à certains vice-présidents et même à des fonctionnaires
« fidèles » pour qu’ils mobilisent la majorité « arithmétique » nécessaire
pour faire passer ses propositions. Mais cela ne signifie pas pour autant
qu’il exerce un leadership politique « réel » même s’il se défend de se
conformer à une « méthode démocratique » basée sur la loi de la majorité et
la transparence des votes. Et pour cause, la plupart des décisions validées
par le conseil sont dépourvues d’une légitimité politique émanait de
l’adhésion volontaire de followers. En outre, la grande partie de ces
décisions ne fait pas souvent l’unanimité, y compris parmi les conseillers de
la majorité qui dirige les affaires de la ville.

Outre la légalité et la popularité, les leaders potentiels doivent avoir la


main sur les postes à pourvoir. À cet égard, Dahl estime que des familles
politiques tentent de contrôler des emplois pour avoir le revenu et le statut
social. Le contrôle de leur distribution s’avère donc être une ressource
politique d’une grande importance potentielle. La question ici est de savoir
qui a la haute main sur le marché du travail (entreprises, usines, sociétés,
etc.). Rien n’a plus contribué à augmenter les ressources des politiciens que
leur « contrôle des emplois municipaux ». L’utilisation la plus importante
du contrôle de l’emploi, en dehors du maintien d’un noyau d’électeurs
loyaux et de militants du parti, est de créer un conseil des « Aldermen ». Les
membres de ce conseil peuvent ainsi contracter des obligations en échange
d’emplois municipaux, de contrats et de nominations (Dahl, 1971 : 270-
273).

Au sein du conseil de la ville de Casablanca, l’enquête démontre


cependant que le contrôle des emplois à pourvoir ne constitue pas une
ressource principale pour mobiliser les partisans. Il est vrai que le président
du conseil peut décider, par exemple, des emplois municipaux à distribuer.
Mais cette pratique s’est avérée moins utilisée par le chef du gouvernement
local. Seule une minorité des conseillers semble convaincue que le
président est intervenu pour octroyer à ses partisans des emplois dans la
fonction publique locale et dans le secteur privé. Alors que la grande partie
des interviewés estime que la majorité qui dirige les affaires de la ville
semble engagée à rompre avec l’octroi d’emplois ou de postes de travail. À
cet égard, l’enquête révèle que le président ne contrôle pas directement les
emplois municipaux, lesquels sont soumis à l’autorité du wali. Quant aux
membres du bureau du conseil, ils ne décident pas seuls des postes à
octroyer à leurs partisans, mais ils se contentent souvent d’intervenir auprès
des fonctionnaires pour recommander un sympathisant ou un proche afin
qu’il soit embauché ou bien qu’il passe un stage dans les services de la
commune, par exemple. Les membres du bureau interviennent surtout pour
répartir les postes et les rôles formels d’autorité au sein du conseil afin
d’offrir à la majorité un cadre organisationnel susceptible d’aider les
conseillers à s’acquitter de leur mission. Par ailleurs, il arrive que le
président décide parfois de récompenser ses partisans (majorité) ou coopter
ses adversaires (opposition) en leur octroyant des postes « informels » au
sein du conseil de la ville. Ce fut le cas notamment lorsqu’il a décidé de
créer des instances consultatives, des commissions ou des comités pour
remplir des tâches particulières ou traiter des dossiers délicats (révision
convention avec la Lydec, affichage publicitaire...).

Mais l’intervention des membres du bureau et du président en particulier


ne fait pas toujours l’unanimité au sein du conseil. Certains conseillers
reprochaient à ce dernier, notamment, sa volonté de gérer les affaires
locales par des outils de management du secteur privé. Ils refusaient ainsi
que la ville soit considérée comme une entreprise dirigée par un technocrate
qui évacue les enjeux politiques et idéologiques. Ils estimaient en revanche
que le conseil de la ville devrait être géré en tant qu’institution politique
gouvernée par des élus imprégnés d’une culture et de valeurs
démocratiques. Toutefois, le président, issu du monde de l’entreprise, était
bien déterminé à adopter un modèle managérial pour gérer les affaires
politiques de la ville. À cette fin, il n’hésitait pas à mobiliser l’expertise et
le savoir-faire du secteur privé qui privilégie l’efficience et la conformité
aux règles et aux procédures de l’organisation. En 2004, le président a
décidé ainsi de créer une association pour organiser le festival de
Casablanca (AFC) sans que les conseillers y soient représentés. Ce faisant,
le chef du gouvernement local avait fait l’objet de critiques acerbes de la
part des conseillers qui n’avaient pas apprécié que des personnes externes
au conseil accaparent des postes de responsabilité au sein de l’AFC et
gèrent un budget public octroyé par le conseil.

Partant de ce constat, on pourrait donc conclure qu’il n’existe pas un


groupe unifié d’individus qui exercent un contrôle direct sur les emplois
municipaux et les postes à pourvoir dans la mesure où ceux-ci demeurent,
in fine, soumis aux directives des autorités locales. Les conseillers de la
ville qui aspirent exercer un leadership local pourraient mobiliser par
ailleurs d’autres moyens d’influence à l’instar du contrôle des sources
d’information.

4. Contrôle des sources d’information


Les moyens d’information permettent aux élus de se tenir informés sur
l’actualité de la vie politique locale. Face au déficit de communication entre
le bureau du conseil, les fonctionnaires et les élus, le recours à la presse
devient ainsi un passage presque obligé pour se tenir au courant des
activités du gouvernement local (Dahl, 1971 : 277). L’enquête révèle
toutefois le contraire puisque la majorité des conseillers n’utilise pas
régulièrement les sources d’information disponibles pour cerner les enjeux
inhérents aux décisions prises par le conseil de la ville. Une grande partie
des interviewés affirme ainsi que les articles des journaux et les
informations télévisées ne leur permettent pas de se forger une opinion
personnelle sur les choix qu’ils devront faire pour tenter d’influer sur le
processus décisionnel local. Pour preuve, seule une minorité des conseillers
affirme qu’elle consulte systématiquement la presse et qu’elle entretient
même un contact permanent avec des journalistes pour s’informer sur la vie
politique dans la métropole. Certains interviewés reconnaissent par ailleurs
l’importance de la presse écrite pour se tenir au courant des activités
entreprises par le conseil de la ville (signature de conventions, organisation
d’événements, négociations avec des acteurs locaux...). Quant aux médias
de masse, leur influence semble limitée dans la mesure où la majorité des
conseillers ne contrôle pas le contenu des informations dominées par la
propagande officielle en l’absence de chaînes de télévision locales. De là,
on peut affirmer que les sources d’informations ne constituent pas une
ressource politique considérable ou d’une importance potentielle pour
l’exercice de l’influence sur le cours des décisions.

L’enquête révèle ensuite que la majorité des conseillers privilégie les


relations interpersonnelles pour s’informer et échanger des informations. À
cet égard, le « bouche à oreille » est considéré ainsi comme une source
d’information de très haute importance qui, pour une grande part, échappe à
l’emprise du bureau du conseil de la ville et du chef de l’autorité locale.
Cette importance est due au fait que les gens politiquement actifs comptent
surtout sur leur expérience personnelle qui leur permet d’accéder à des
informations pour ensuite les échanger en privé avec d’autres personnes
influentes (politiques, officiels, notables, journalistes, etc.).

Pour Dahl, le pouvoir n’émane pas seulement de la connaissance, mais


aussi et surtout de l’expérience professionnelle des politiciens. Le fait que
des élus occupent des postes de responsabilité leur confère ainsi un savoir-
faire « organisationnel » qui vient s’ajouter à leur intérêt particulier pour les
affaires publiques et leur goût pour l’action politique (Dahl, 1971 : 186-
187). La compétence technique ou l’expertise facilite en effet l’exercice de
l’influence pour pouvoir orienter les choix des individus au sein des
organisations politiques149. Les leaders en sont d’ailleurs parfaitement
conscients et n’hésitent pas à recourir aux services d’experts150 et de
consultants pour comprendre la réalité qui les entoure. Une très importante
source d’information qui échappe au contrôle de la presse est sans doute
l’opinion et le savoir des experts. Et même s’ils ne sont pas toujours
accessibles, les points de vue de ces derniers ont un contenu de légitimé et
de persuasion considérable dans bien des domaines où des choix sont à
faire. Ce fut le cas notamment lorsque le président du conseil a signé une
convention avec l’USAID pour que l’ONG américaine se charge de
l’organisation en 2007 d’un cycle de conférences sur « la gouvernance dans
la ville de Casablanca ». C’était là une occasion pour tenter d’amorcer un
débat public entre politiques, acteurs associatifs, décideurs et universitaires
notamment. L’objectif ambitieux derrière cette initiative était de parvenir à
esquisser une « vision » de la métropole susceptible de déboucher sur un
projet ou une politique de la ville (City policy).

Ce fut le cas aussi lorsque le conseil de la ville a fait appel, en 2004, à des
experts, associés à des fonctionnaires de la commune, pour qu’ils
supervisent l’élaboration du projet de gestion déléguée du transport urbain
dans la capitale économique. Pour contrôler l’information sur le dossier, le
président a créé alors une « commission spéciale » pour étudier les appels
d’offres sous le contrôle du personnel du ministère de l’Intérieur. Mais cette
action n’a pas fait l’unanimité au sein du conseil. En témoignent ainsi les
critiques adressées au président par certains conseillers qui affirment
n’avoir pas été mis au courant de cette initiative. Même des membres de la
majorité n’ont pas été informés des procédures et de l’échéancier du projet
conduit par les pouvoirs publics. Redoutant la montée en puissance de
l’opposition, le président a décidé de défendre vigoureusement ses idées en
vue de préserver son autorité. Pour cette fin, il a emprunté ainsi une voie
bureaucratique en faisant appel à des experts administratifs chargés du
montage technico-financier et juridique du dossier du transport public. Et
c’est justement grâce à ces derniers que le président et le ministre de
l’Intérieur ont pu fonder leur décision d’attribuer le marché de gestion
déléguée du transport en commun dans la ville de Casablanca à un
opérateur français. En outre, la signature de l’accord avait précédé le débat
au sein du conseil de la ville. Le vote de la décision de concéder le transport
urbain au secteur privé n’était donc qu’un exercice de forme destiné à doter
l’initiative d’une légitimité « légalo-rationnelle ».

Dans un autre registre, et contrairement au savoir-faire des experts, la


majorité des conseillers de la ville n’accorde pas un intérêt particulier à
l’opinion publique lorsqu’ils tentent d’exercer des rôles de leadership. En
fait, les électeurs ne sont sollicités qu’occasionnellement, en particulier en
période électorale. C’est d’ailleurs pour cette raison que ces derniers ne se
soucient pas tellement du jeu politique à en juger notamment par le
désintérêt des populations envers les partis et le faible taux de participation
aux élections communales. Dahl explique cette situation par le manque
d’engagement du citoyen dans des activités politiques qui lui semble moins
rentables que d’autres comme travailler, souscrire une police d’assurance...
(Dahl, 1971 : 243). Le citoyen a des occasions pour acquérir de l’influence
à condition qu’il exploite ses ressources et ses potentialités quitte à devenir
un jour un homme politique. À cette fin, il pourrait mobiliser aussi certains
réseaux d’influence susceptibles de l’aider à exercer un leadership.

5. Réseaux de relations
Les réseaux de relations pourraient favoriser l’accès à des rôles de
leadership151. Un leader qui entretient de bonnes relations avec ses partisans
pourrait compter sur leur soutien pour faire passer des propositions ou
contrer celles de ses adversaires. Cela explique pourquoi certains
conseillers de la ville passent la plus grande partie de leur temps à établir un
contact permanent avec des sympathisants pour obtenir leur adhésion. Il
s’agit là d’un travail quotidien qui consiste à renforcer les liens avec des
conseillers en vue de gagner des followers et former de nouvelles alliances.
Pour un leader, l’entretien des relations interpersonnelles avec des militants
du parti, des électeurs ou des élus de la même circonscription, par exemple,
est un moyen efficace pour gagner en popularité. Cette activité prend toute
son ampleur durant les périodes électorales ou bien lors de la prise de
décisions par le conseil de la ville (élection d’un responsable hiérarchique,
vote du compte administratif...).

Afin d’exercer de l’influence, les leaders sont également acculés à


entretenir des contacts avec des notabilités locales, des politiques et des
officiels. Ainsi, les relations « amicales » de Mohamed Sajid avec de hauts
dignitaires de l’État lui ont permis de bénéficier d’un soutien non
négligeable à l’instar de l’appui que lui aurait accordé Driss Jettou, homme
d’affaires connu et premier ministre à l’époque (2002-2007). Ce dernier
aurait même recommandé Sajid à plusieurs dirigeants de partis, tels que le
RNI et le MP, pour qu’ils rallient la candidature du conseiller UC à la
présidence du conseil de la ville de Casablanca. Face à cette situation, les
conseillers de l’opposition se sont dressés contre l’intervention de Jettou lui
reprochant ainsi son manque d’engagement à soutenir les candidats de deux
partis, l’USFP et l’Istiqlal, qui appartiennent à la majorité gouvernementale.
La centralité des deux hommes (Jettou et Sajid) dans le milieu d’affaires et
leur présence active dans la Chambre du commerce, de l’industrie et des
services de Casablanca, notamment, pourrait expliquer en partie le soutien
« tacite » accordé indirectement par la primature à la candidature du
conseiller UC.

Pendant ce temps-là, le candidat istiqlalien, Karim Ghallab, essayait en


vain de s’accrocher à la majorité gouvernementale152. Le ministre misait en
effet sur le soutien que pourraient lui accorder les partis de la koutla (USFP-
Istiqlal-PPS). Mais le leadership « gouvernemental » n’a pas résisté à la
défection de l’USFP après que son candidat, Khalid Alioua, ait décidé de
faire cavalier seul. Universitaire et membre du bureau politique de l’USFP,
l’homme avait tenté de supplanter ses adversaires en usant du soutien que
lui accordait ouvertement l’ex-premier ministre « socialiste »
Abderrahmane El Youssoufi. Lâché par le bureau politique de son parti,
Alioua n’est pas parvenu à s’imposer devant ses deux adversaires directs :
Ghallab porté par un leadership « gouvernemental » et Sajid représentant un
leadership « entrepreunariel ». L’apport des notabilités locales avait permis
au futur président UC de mobiliser davantage de partisans parmi les
conseillers de la ville. De plus, la proximité des notables (MP et UC) avec
des conseillers islamistes légalistes (PJD) s’est vite transformée en alliance
« stratégique » contre les candidats de la koutla.

Outre le soutien des politiques, Sajid est parvenu en effet à mobiliser des
réseaux d’économie locale composés principalement d’hommes d’affaires
et d’industriels. Grâce à une certaine centralité dans les cercles
d’affaires,153 le candidat UC s’est présenté ainsi comme le porte-voix des
entrepreneurs de la métropole. L’homme dispose aussi de la confiance de
politiques et de certains cercles du pouvoir. Mais c’est surtout grâce au
soutien des conseillers PJD que le candidat a su s’imposer à la tête du
gouvernement local. D’après l’enquête, une grande partie des conseillers
sont persuadés ainsi que c’est grâce au soutien des islamistes du PJD que
Sajid est parvenu à décrocher la présidence du conseil de la ville, alors qu’il
était considéré comme un outsider154 au début de la compétition. Seule une
minorité parmi les interviewés semble convaincue que des affinités d’ordre
culturel - l’origine amazighe en l’occurrence - entre certains élus MP et le
président UC avaient contribué au succès du candidat soussi. Ils estiment
ainsi que le président a su jouer de son appartenance ethnique (ou tribale)
pour renforcer sa coalition et imposer son autorité155 au sein d’une
« clique » d’élus d’origine amazighe. Ces derniers auraient exprimé un
sentiment « refoulé » d’appartenance à un « groupe ethnique »
berbérophone déterminé à défendre une identité politique amazighe au sein
de la ville de Casablanca.

Une des plus importantes sources potentielles de popularité est donc la


possibilité pour un leader de manifester une certaine « solidarité » avec ses
partisans. Selon Dahl, il était évident que la popularité au sein d’un groupe
ethnique et un sentiment diffus d’animosité et d’envie à l’égard des
membres d’un autre, devait fournir une base solide de départ à plus d’un
aspirant politicien désireux de gravir les échelons qui mènent aux fonctions
officielles. Alors, il pourrait utiliser les pouvoirs que confèrent ces fonctions
ainsi que sa popularité non seulement pour accroître les revenus personnels
et renforcer son standing social, mais aussi pour se prêter au jeu de
« marchandage » avec des notables en matière d’action politique. En sorte
que la distribution des ressources politiques rendait la mise en œuvre d’un
système pluraliste de marchandages quasi inévitable (Dahl, 1971 : 270).
Pour renforcer son autorité, un leader doit disposer ainsi de solidarités
« primordiales » et appartenir à des réseaux d’influence au sein de la
collectivité. À cet égard, l’enquête démontre que seule une minorité de
conseillers qui s’investit dans l’action locale parvient à mobiliser, par
exemple, des réseaux associatifs pour faire passer des propositions dans
l’espoir d’améliorer les conditions de vie des populations locales. Pour
preuve, certains conseillers n’hésitent pas à mettre en avant un certain
militantisme associatif qui se traduit parfois par la création d’associations
locales dans le but d’entretenir un lien de proximité avec les électeurs. Les
créneaux associatifs leur procurent ainsi une certaine mobilité et de
nouvelles compétences (contacts avec des ONG, formations et stages,
gestion de projets...). Durant le mandat du conseil de la ville, par exemple,
certains élus locaux ont pu convaincre les conseillers de voter en faveur de
certains projets associatifs de développement (alphabétisation, microcrédits,
salles de sport...). Ils sont même parvenus à obtenir des subventions au
profit de leurs associations afin de mener à terme leurs entreprises. Mais ces
efforts demeurent insuffisants surtout lorsqu’on apprend que la majorité des
associations créées par des conseillers de la ville, entre 2003 et 2007, visait
principalement la satisfaction des intérêts particuliers de ses initiateurs ou
bien leurs partisans.

Les réseaux de relations ne suffisent pas, à eux seuls, à garantir l’exercice


de rôles de leadership local. Les conseillers qui aspirent influer sur le cours
des décisions doivent être tout le temps mobilisés et disponibles s’ils
veulent répondre aux demandes de leurs partisans et celles de leurs
électeurs.

6. Disponibilité et « emploi du temps »


Sans doute la ressource la plus importante du politique professionnel est
sa disponibilité exprimée en heures de travail (Dahl, 1971 : 330-331). La
valeur temps est ainsi d’une grande importance pour exercer le
leadership.156 Le professionnel prend en effet la politique pour centre de ses
activités et organise sa vie autour, car il a d’habitude un métier qui lui laisse
plus de liberté. Dans le cas contraire, il y a de grandes chances qu’il
changera de profession jusqu’à ce qu’il en trouve une qui cadre facilement
avec ses travaux politiques de routine. Le politicien qui réussit est souvent
un politicien à plein temps.

L’examen des entretiens révèle pourtant que peu de conseillers de la ville


programment leur vie suivant un agenda politique local bien précis. Ainsi,
même si leurs activités professionnelles coïncident avec leur action
politique rares sont ceux qui finissent par abandonner leurs activités
principales à l’instar de ce vice-président PJD qui a abandonné le poste
d’ingénieur à la CNSS pour monter son projet d’entreprise. Ou encore ce
président de commission UC qui a choisi de geler ses activités au sein de
l’administration publique pour se consacrer complètement aux affaires.

Et ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le président et ses proches


collaborateurs, parmi les vice-présidents et les présidents des commissions
notamment, exercent des professions à caractère libéral qui leur permettent
ainsi de disposer du temps nécessaire pour mener des activités politiques ou
associatives (manifestations socioculturelles, meetings, voyages...). La
profession libérale offre ainsi au leader une grande disponibilité dans la
mesure où il n’est pas tenu par des horaires administratifs contraignants
susceptibles de l’empêcher de se consacrer pleinement aux activités
politiques.

Pourtant, l’enquête atteste d’un manque de disponibilité de la majorité


des conseillers qui ne consacrent pas une grande part de leur temps à
l’action politique même s’ils exercent des professions libérales. Preuve en
est que le tiers des interviewés ne répondent pas régulièrement présents aux
sessions plénières du conseil de la ville. Ceci est surtout valable pour les
conseillers de l’opposition dont plus d’une vingtaine n’ont jamais assisté
aux réunions du conseil. C’est le cas notamment de Khalid Alioua, ex-
ministre USFP, qui n’a jamais pris part aux travaux du conseil depuis le jour
de sa défaite en 2003 face à l’actuel président UC. Le candidat « socialiste »
n’est pas d’ailleurs le seul à avoir abandonné sa fonction élective locale.
Plusieurs conseillers avaient décidé de boycotter le conseil de la ville de
Casablanca rendant ainsi vulnérable la position de leur groupe (ou
coalition) surtout lors du vote des décisions.
Ainsi, le manque d’engagement de certains chefs de l’opposition semble
avoir empêché l’émergence d’un leadership à même de contrebalancer le
pouvoir de la majorité menée par des entrepreneurs politiques. C’est là
vraisemblablement l’une des raisons principales qui a favorisé l’hégémonie
du bureau du conseil et des fonctionnaires dans les affaires locales. Le vide
laissé par des membres influents de l’opposition (USFP-Istiqlal-PPS) a été
rempli par leurs adversaires directs au sein de la majorité (UC-UMP-PJD)
qui formait une coalition bâtie autour des notables et des islamistes
légalistes. Cela réduisait considérablement les chances de l’opposition
d’influer sur le cours des décisions prises par le gouvernement local au sein
de la capitale économique.

Au terme de cette analyse, l’enquête laisse apparaître une différence à


géométrie variable dans l’abondance, le contrôle et l’utilisation des
ressources mobilisées par les conseillers qui tentent d’orienter les décisions
prises par le conseil de la ville de Casablanca. Ces derniers disposent
effectivement de certaines ressources stratégiques qui leur permettent
d’accéder à des rôles d’autorité ou bien d’exercer de l’influence pour
orienter les choix des conseillers. Parmi les ressources qui revêtent une
importance capitale pour l’exercice du leadership, on peut citer trois : le
standing social, la fortune et les réseaux de relations.

Les ressources de leadership sont certes réparties d’une manière


inégalitaire, mais elles pourraient bien être concentrées dans les mains
d’une minorité ou d’un groupe qui pourrait les utiliser pour gagner en
influence. Cela renvoie inéluctablement à la question relative à la nature
démocratique ou non du processus du leadership local et, plus précisément,
à la problématique de la répartition des ressources et leur utilisation par les
élus en vue d’orienter les choix des partisans et les décisions du
gouvernement local.

II. RÉPARTITION DES RESSOURCES ET MODES D’INFLUENCE


« RÉELLE »
Selon Dahl, l’un des principes élémentaires de la vie politique est qu’une
ressource ne représente qu’une source potentielle d’influence. Pour une
somme de ressources données, différents individus exerceront différents
degrés d’influence selon l’emploi qu’ils en feront (Dahl, 1971 : 243-244).
Les candidats au leadership doivent ainsi disposer de ressources politiques
pour espérer gagner le soutien des partisans dans le but d’influer sur le
cours des décisions. En pratique, les leaders doivent mobiliser certaines
ressources pour tenter de contrôler les initiatives du gouvernement local et
particulièrement celles des élus. Sachant que les ressources dont dispose
l’homme politique pour influencer les autres sont limitées bien que sujettes
à de possibles variations. Car le politicien ne peut mettre en œuvre que des
stratégies restreintes qui commandent la façon dont il usera de ses
ressources (Dahl 1971 : 244).

En outre, les ressources manquent généralement d’intensité dans la


mesure où les jeux de la politique ne constituent pour les citoyens qu’une
attraction secondaire. Ces derniers ne cherchent pas à influencer les
politiques et les officiels et ne s’intéressent que rarement aux affaires
publiques. Le manque de participation aux élections prouve plus ou moins
leur désaffection politique (Dahl 1971 : 329). Par ailleurs, les ressources de
leadership sont souvent réparties de manière inégalitaire entre les leaders.
De fait, personne n’est entièrement dépourvue de quelque sorte d’influence.
De plus, il n’existe pas une ressource d’influence qui domine toutes les
autres dans toutes les décisions (Dahl 1971 : 246).

Dans le cas du conseil de la ville de Casablanca, les résultats de l’enquête


attestent d’une certaine hétérogénéité des ressources accumulées par les
conseillers. Des comportements de leadership se manifestent en effet grâce
à des modes d’influence qui varient en fonction des situations et des
ressources accessibles. Celles-ci sont, à leur tour, tributaires des différentes
stratégies d’influence dans la mesure où certains leaders sont capables de
mobiliser, et surtout de combiner, plusieurs ressources à la fois pour
parvenir à leurs fins.

Le leadership s’apparente vraisemblablement à un processus politique


« multiforme » qui emprunte autant à la « raison » de l’intellectuel et
l’« agitation » du radical qu’à l’« action » de l’« organisateur » et la
« médiation » du consensuel. Le tableau 17 ci-dessous illustre ainsi les
divers cheminements de ce processus d’influence. Celui-ci se caractérise
surtout par l’interaction entre l’origine, la forme et l’usage des ressources
mobilisées, avec tout ce que cela implique en termes d’impact sur les
différentes modalités et types de leadership.

Après examen des données présentées dans le tableau 17, il ressort en


effet l’idée d’une compétition entre des élus locaux visant à s’adjuger des
positions de leadership. Les conseillers qui aspirent exercer de l’influence
tentent ainsi de tirer le maximum d’avantages de leurs ressources
stratégiques et complémentaires. Alors que les idéologues choisissent de
faire valoir leurs savoirs et leurs connaissances, et tentent de défendre des
principes, des normes et des valeurs, les activistes comptent plutôt sur leur
expérience politique et le contrôle qu’ils exercent sur les positions de
Headership au sein de leurs organisations politiques (conseils élus, partis,
etc.). Les consensuels, quant à eux, s’appuient sur leur richesse, leurs
réseaux de relations et leur habileté de médiation pour essayer de concilier
des parties adverses. Quant aux radicaux, leur influence émane
principalement de leur esprit de rébellion et leurs efforts de communication
qui se manifestent notamment dans l’espace public (meetings, réunions,
interviews de presse...). En résumé, on peut affirmer que des
comportements du leadership local se manifestent à travers quatre modes
d’influence : idéologique, radical, activiste et consensuel.

1. Leadership « idéologique » : ce comportement renvoie à l’engagement


de certains conseillers à défendre un système de valeurs et de croyances par
le biais d’un discours de « raison ». Grâce à un jeu de rhétorique, ces
derniers se présentent ainsi comme les défenseurs d’une éthique de l’action
politique. Les conseillers « idéologues » tentent, par exemple, de défendre
l’idée d’une « identité locale » singulière de la ville qui renvoie notamment
à son histoire, à ses pratiques culturelles, à ses symboles, aux modes et aux
styles de vie de ses habitants, etc.

Les « idéologues » essayent ainsi de transmettre leurs idées à des


partisans en vue de les convaincre du « bien-fondé » de leur action. Usant
de leurs connaissances et leur savoir-faire, ils cherchent, par exemple, à
prouver que le gouvernement local doit respecter des lignes de démarcation
idéologique bien distinctes (progressiste, islamiste...). Dans le camp de la
majorité, le comportement du leadership « idéologique » renvoie surtout à
l’influence exercée par des conseillers PJD sur les choix du conseil de la
ville. Cette influence se traduit par un discours « moralisateur » qui tente
souvent de mettre en valeur une « éthique religieuse » fondée
principalement sur l’intégrité des conseillers PJD et leur ferme engagement
à défendre l’« intérêt général » de la communauté.

Le comportement du leadership idéologique se profile aussi dans le camp


des conseillers de l’opposition, en particulier de l’USFP et du PPS. Leur
influence se traduit notamment par la diffusion d’un discours de tradition
« démocratique » qui insiste, par exemple, sur l’importance des valeurs de
progrès et de modernité dans la direction des affaires locales. Lors de la
discussion du projet du festival de Casablanca, à juste titre, deux types de
discours avaient émergé pour marquer une différenciation idéologique entre
« gauchistes », d’un côté, et islamistes légalistes, de l’autre. Alors que les
premiers représentaient une tendance « moderniste » du gouvernement
local, les seconds incarnaient un attachement à une « tradition » fondée sur
la valorisation du passé et des valeurs « conservatrices »157.

2. Leadership « radical » : ce comportement tend vers la voie de la


polarisation des conflits de la part des radicaux. Ces derniers, contrairement
aux idéologues, ne nourrissent pas un intérêt particulier pour les activités de
l’esprit et les débats intellectuels bien qu’ils disposent d’un « bon » niveau
d’instruction et d’un statut professionnel « libéral ». Ce comportement
contestataire se caractérise par la force de communication politique qui tend
à diffuser un discours radical parfois même provocateur. Pour cela, les
radicaux mènent souvent des compagnes de presse pour dénoncer les
décisions qu’ils jugent inopportunes. Le leadership radical se manifeste
aussi à travers les actions des agitateurs (pétitions, sit-in, grève...). Ces
actions visent principalement à défendre des revendications qui ne font pas
toujours l’unanimité au sein du conseil de la ville. Le jeu de l’agitation se
manifeste également par des interventions systématiques de certains élus,
en particulier lors des réunions du conseil, pour s’opposer aux propositions
du bureau ou celles des autorités. Les efforts déployés dans ce sens par les
conseillers « de gauche » pour contrer les choix de la majorité en sont
d’ailleurs une parfaite illustration.
3. Leadership « activiste » : ce comportement renvoie à l’activisme de
certains conseillers qui multiplient des initiatives afin d’inscrire la fonction
élective dans une dynamique de l’action locale. Parmi eux, l’on compte
notamment d’anciens élus locaux qui disposent d’un certain « ancrage
social » dans la ville de Casablanca. Après l’indépendance, une grande
partie de ces derniers avait adhéré à des partis et s’était engagée dans
l’action locale au sein des communes. Au fil des années, ces « activistes »
sont parvenus à s’adjuger des postes de responsabilité au sein des conseils
élus (commune, région, province...). Cela leur a permis de cumuler un
savoir-faire organisationnel et une expérience politique qui se manifestent
notamment à travers une connaissance de la culture bureaucratique, une
maîtrise de la direction des campagnes électorales et un contrôle des règles
et des procédures d’accès aux fonctions électives.

L’influence que les « activistes » ont exercée sur les choix des conseillers
leur a permis d’ailleurs de peser sur les décisions prises au sein du
gouvernement local. Pour preuve, ces derniers n’hésitent pas à capitaliser
sur leur expérience représentative au sein de leurs partis politiques et leurs
conseils élus pour asseoir leur autorité et gagner en popularité. Ce
comportement du leadership de type « organisationnel » se manifeste
surtout dans le camp de la majorité, en particulier parmi certains membres
du bureau du conseil sous les couleurs de l’UC et du MP. Ces derniers
multiplient, par exemple, les réunions, aussi bien avec les politiques
qu’avec les fonctionnaires, coordonnent les actions de la majorité avant le
vote, répartissent les tâches et les missions entre les membres du bureau et
veillent à entretenir un contact permanent avec des officiels, des
entrepreneurs économiques et des dirigeants associatifs. Les conseillers PJD
qui appartiennent au bureau avaient, eux aussi, fait preuve d’un sens de
l’organisation, d’une discipline et d’un engagement partisan au sein du
gouvernement local. La participation à la direction des affaires politiques de
la ville avait permis aux islamistes légalistes de se forger ainsi une
« réputation » grâce notamment à un activisme de proximité qui se traduit
par un contact permanent avec les populations.
4. Leadership « consensuel » : ce comportement s’inscrit dans une
logique de conciliation qui privilégie le dialogue et le compromis. Les
consensuels sont parvenus ainsi à des arrangements grâce au « prestige
social » dont ils bénéficient auprès d’acteurs politiques et économiques
présents dans la ville. Les consensuels font partie en effet d’un rang social
« élevé » qui leur permet un meilleur contact, notamment avec des chefs de
partis, de hauts responsables de l’État et des notabilités locales. C’est le cas
notamment de certains conseillers MP de la majorité et du président UC du
conseil de la ville de Casablanca.

Cet homme de réseau a joué ainsi un rôle décisif dans l’élaboration, en


2003, d’un consensus de compromis entre plusieurs parties adverses grâce
notamment à une alliance entre « notables » et « islamistes » contre les
partis de la koutla. Ce faisant, les « conciliateurs » avaient favorisé l’accès
des élus locaux PJD à des positions d’autorité au sein du gouvernement
local. Un comportement de leadership consensuel avait contribué en effet à
renforcer l’intégration des islamistes légalistes dans le jeu politique
institutionnel. Après les attentats du 16 mai 2003 à Casablanca, les autorités
avaient plus que jamais besoin de neutraliser les tensions qui traversaient
les espaces urbains frappés par l’insécurité et la montée des radicalismes et
des extrémismes. Le PJD était alors bien placé pour participer à la direction
des affaires d’une ville métropolitaine caractérisée par une mauvaise
gestion des deniers publics, laquelle est inhérente à la corruption et au
manque de transparence et de « comptabilité » (accountability) des
représentants du gouvernement local.

En somme, l’enquête atteste, d’une certaine manière, d’une variation


dans l’origine et les formes des ressources mobilisées par certains
conseillers qui tentent d’influencer les choix du gouvernement local. Ces
ressources sont d’ailleurs utilisées différemment par les candidats au
leadership en fonction des situations et des circonstances.

III. VARIATIONS DE L’USAGE DES RESSOURCES DE


LEADERSHIP DANS LA VILLE DE CASABLANCA
Un comportement de leadership prend des formes diverses et variées
selon les situations, les circonstances et les contextes de groupe. Il est
surtout tributaire de l’usage que fait un leader potentiel de ses ressources. Il
s’agit là d’un exercice délicat qui requiert une habileté politique à laquelle
s’apprêtent différemment les conseillers. D’autant plus que le candidat au
leadership est capable d’utiliser ses ressources pour acquérir de l’influence
de même qu’il peut exercer de l’influence pour se procurer de nouvelles
ressources. Ce qui explique d’ailleurs l’hétérogénéité des ressources et des
modalités d’influence. Néanmoins, les stratégies adoptées pour gérer les
ressources, tant principales que complémentaires, sont limitées. D’une part,
parce qu’elles sont sujettes à d’éventuelles variations en fonction du savoir-
faire du leader qui décide des combinaisons adéquates de ses ressources. Et
d’autre part, parce que ces ressources d’influence sont limitées à un
moment précis dans le temps, en ce sens que l’utilisation d’une ressource
est inhérente à chaque situation (Dahl, 1971 : 247).

Il semble donc qu’aucun conseiller (ou groupe de conseillers) ne peut


prétendre détenir le monopole d’un mode « exclusif » de leadership pour
pouvoir orienter le cours des décisions locales. Toutefois, il existe des traits
caractéristiques récurrents dans les attitudes et les comportements des
conseillers de la ville qui tentent d’influencer les choix des élus locaux.
Ainsi, on peut affirmer que les idéologues tentent de mobiliser les partisans
et justifier leur engagement, les activistes se trouvent souvent à l’origine de
l’action partisane, associative ou syndicale, les radicaux nourrissent
systématiquement le débat, même s’ils versent parfois dans les surenchères
et les polémiques, et les consensuels parviennent, in fine, à des compromis
grâce à leurs ressources économiques, leurs réseaux de relations et leurs
efforts de médiation entre les acteurs de la vie politique locale, comme le
démontre d’ailleurs, à titre illustratif, le tableau 17 ci-dessous.

En d’autres termes, il semble que le leadership local dans la ville de


Casablanca est une construction variable qui dépend notamment de l’effort
de certains élus à mobiliser des ressources politiques, leur habilité à les
utiliser judicieusement, leurs modes d’influence et leurs types de
comportement. Aussi, s’agit-il probablement d’un processus de leadership,
au pluriel, qui emprunte actuellement la voie d’un consensus « mou » entre
des chefs de partis, des notabilités locales et des islamistes légalistes. En
outre, il apparaît que le comportement du leadership « consensuel » semble
avoir pris le dessus sur les autres modalités et formes d’influence. Les
consensuels sont parvenus ainsi à contrer leurs opposants directs, les
idéologues, à canaliser la ferveur des activistes et à neutraliser les tensions
créées par les radicaux. Les consensuels tentent aussi d’exploiter le
ralliement fort des conseillers (grands électeurs) grâce au cadre
institutionnel désormais offert par le conseil de la ville.

En effet, le gouvernement local semble faire l’objet d’un « accord


implicite » entre notables et « islamistes ». Les deux parties disposaient
ainsi de deux atouts-clés pour exercer des rôles de leadership : les notables
bénéficient de réseaux de relations influents, d’un arrière-plan économique
et d’un certain prestige social, alors que les islamistes légalistes jouissent
d’une certaine popularité émanant d’un ancrage non négligeable dans le
milieu urbain notamment. Les deux parties avaient convergé ainsi vers un
consensus de compromis qui favorise l’exercice des rôles du leadership
local. Forts de leurs résultats positifs au scrutin communal de 2003, des
« conciliateurs » sont parvenus ainsi à s’imposer sur la sphère politique
locale face à des partis « historiques » en perte de légitimité. Un processus
de leadership « transactionnel » avait été enclenché donnant ainsi l’occasion
aux antagonistes pour élaborer des accords susceptibles de satisfaire leurs
intérêts et ceux de leur groupe. Plus concrètement, chaque partie avait
mobilisé ses ressources en procédant à un échange (Burns, 1978 : 19-20).
L’acte d’un leadership avait pris en effet la forme d’une transaction
« négociée » entre des politiciens du MP et de l’UC, notamment, et une
« élite islamiste locale » pour accaparer la direction politique de la ville de
Casablanca. Ce faisant, les deux parties sont parvenues ainsi à contrer leurs
adversaires « idéologiques » au sein de la koutla qui se sont trouvés acculés
à battre en retraite, alors qu’ils exerçaient par le passé une influence non
négligeable sur la prise de décisions au sein des grandes villes.

D’un autre côté, on peut affirmer que l’exercice du leadership est


construit sur la base d’un jeu à « somme positive »158 où les parties en
accord, « leaders locaux » et pouvoir central, pourraient gagner sans
qu’aucune ne perde. L’accès d’un « entrepreneur » proche des officiels, des
notabilités locales et des islamistes légalistes ne pouvait pas inquiéter outre
mesure les autorités locales. Les conseillers PJD avaient par ailleurs la
possibilité de faire leur apprentissage grâce à une participation active à la
gestion des affaires. En contrepartie, ils se sont engagés à faire des
compromis afin de faire parvenir leurs revendications par la voie
« institutionnelle ». À cette fin, ils devraient disposer de « pouvoirs
légaux » (postes de responsabilité, autorité organisationnelle, pouvoir
décisionnel…) nécessaires pour mener leurs actions et faire aboutir leurs
entreprises. Le conseil de la ville offrait à cet égard une occasion propice
pour tester ainsi la capacité des islamistes légalistes à intégrer davantage le
jeu politique « institutionnel » sous le contrôle des autorités centrales. À cet
effet, les « néonotables » avaient pour mission principale de conduire cette
transition politique dans une ville marquée notamment par l’insécurité
urbaine, la précarité et la montée en puissance des radicalismes de tout
bord.

En somme, il apparaît que la reconfiguration de la sphère politique locale


émane d’alliances stratégiques « rationnelles » élaborées par des acteurs en
compétition visant à pallier des situations de conflit. Les différentes parties
en jeu cherchent ainsi de « bonnes raisons »159 pour justifier leurs idées et
leurs décisions au sein de la collectivité. C’est là un leadership politique
« individuel » qui recourt aux arrangements négociés entre leaders en
compétition, souvent dans la confidentialité et sous la conduite de
technocrates ou d’officiels. L’objectif étant souvent de mettre fin aux
conflits et répondre ainsi aux revendications de certaines élites locales ou
groupes d’intérêts. Aussi, la personnalisation systématisée du leadership
réduit-elle l’exercice de l’influence à un « marchandage » qui se limite à
des chefs politiques. Un comportement susceptible de fragiliser leur
crédibilité et compromettre le contenu, la conduite et le développement
d’un consensus local160.

Pour expliquer ces différents modes d’influence que l’on observe au sein
du gouvernement local, on peut se baser sur l’idée de Dahl selon laquelle
plus un groupe d’individus possède de ressources politiques et plus son
influence est grande. Même s’il ne lui est pas possible d’inférer de ce qu’un
individu a beaucoup d’argent, qu’il soit plus ou moins influent que d’autres
individus jouissant d’un rang social « élevé » ou ayant un meilleur accès
aux milieux officiels et gouvernementaux ou bien jouissant d’une plus
grande popularité (Dahl, 1971 : 293). Et pour cause, les conseillers de la
ville qui tentent d’exercer des rôles de leadership utilisent différemment
leurs ressources pour orienter les choix des followers. La mesure dans
laquelle les individus usent de leurs ressources pour exercer de l’influence
sur les décisions varie ainsi selon le cycle de vie (jeunes ou vieux), les
évènements et les enjeux (compagnes électorales...), les différents domaines
d’action politique et les types d’individus (politiciens professionnels ou
simples individus) (Dahl, 1971 : 295-296).

Par ailleurs, l’enquête révèle des variations dans l’abondance et l’origine


des ressources. Ainsi, seuls les leaders qui utilisent leurs ressources à un
taux élevé sont en mesure d’exercer de l’influence sur les décisions du
conseil. Il s’agit là d’un groupe d’« entrepreneurs politiques » qui orientent
les choix du conseil et parviennent à exercer de l’influence grâce au
montant des ressources dont chacun dispose : professions valorisantes,
« bon » niveau d’instruction, revenus, rang social, réseaux de relations, etc.
L’enquête nous apprend à cet égard que le président et certains vice-
présidents influent sur le processus de prise de décisions locales plus que
les autres conseillers. À cette fin, ils utilisent leur fortune pour mener
campagne dans le but d’accéder à des fonctions électives. En outre, ils
n’hésitent pas à accorder des avantages substantiels à leurs sympathisants et
tentent, inlassablement, de mobiliser leurs réseaux de relations pour obtenir
le soutien de followers. Ils essayent également de contrôler les sources
d’information relatives à des domaines stratégiques de l’action locale et
tentent de mettre sur pied des accords d’entente avec leurs adversaires afin
d’accéder à des postes d’autorité au sein du gouvernement local. Enfin, ils
essayent d’entretenir un contact permanent avec les fonctionnaires en vue
de bénéficier du soutien de la bureaucratie locale et des autorités de tutelle.

Un petit noyau de politiciens « professionnels » semble donc exercer une


certaine influence sur les décisions prises par le conseil de la ville. On peut
les distinguer surtout grâce au taux d’utilisation de leurs ressources, leur
savoir-faire et la mesure d’influence directe qu’ils exercent en fin de
compte sur les décisions du gouvernement local (élection du président du
conseil de la ville, concession déléguée des services publics...). En effet, les
politiciens ont tendance à utiliser leurs ressources avec plus d’efficacité
grâce notamment à un certain savoir-faire, c’est-à-dire la faculté, à
ressources égales, de gagner plus d’influence que les autres. D’une part,
parce que le politicien est animé, pour acquérir le savoir-faire en politique,
de motivations plus fortes que le citoyen moyen. Et d’autre part, car le
professionnel organise sa vie pour se donner le temps d’apprendre l’art de la
politique. Néanmoins, ce savoir-faire semble marqué par une très forte part
d’incertitude qui entoure les décisions obligeant le politicien à imputer une
structure et un sens à une situation qui déborde le témoignage empirique et
défie les moyens de l’analyse scientifique (Dahl, 1971 : 331-333). D’où les
variations dans l’abondance et l’origine des ressources, et la dispersion de
l’influence entre les conseillers.

On serait donc tenté de conclure que la ville de Casablanca n’est pas


dirigée par une équipe unie de leaders, mais par des « cliques » nombreuses
et variées de leaders « en herbe » dont chacune aurait accès à une différente
combinaison de ressources politiques (Dahl p.98-99). En somme, on peut
confirmer l’idée de polyarchie développée par Dahl selon laquelle la ville
n’est pas gouvernée par une élite qui règne en maître absolu sur le
processus décisionnel, mais par plusieurs élites en compétition qui aspirent
à exercer un leadership local. Ces élites sont souvent menées par des chefs
politiques qui essayent difficilement d’orienter les décisions du
gouvernement local grâce notamment à une certaine proximité avec des
notabilités économiques, des bureaucrates et des politiciens influents. À
cette fin, des hommes politiques entreprennent des tentatives de leadership
en élaborant des stratégies d’influence diverses et variées. Les divergences
de ces stratégies témoignent souvent de la nature des informations dont
bénéficient les leaders et la diversité des attitudes ou bien des styles de
comportement. Ceux-ci varient par ailleurs selon la mesure où les meneurs
utilisent plus ou moins l’ensemble des ressources dont ils disposent. Il
s’agit apparemment de l’effort individuel de certains « professionnels »
considérés comme des espèces d’entrepreneurs politiques vu qu’ils
parviennent, chacun à sa manière, à créer de nouvelles ressources et arrivent
souvent à ériger une pyramide d’influence (Dahl, 1971 : 332-333).

D’où justement l’intérêt de l’étude des types du leadership que l’on


pourrait observer à partir de l’analyse des comportements des conseillers de
la ville. Cela fera l’objet d’un examen détaillé dans le chapitre 9 qui suit
consacré aux types de leadership et aux styles d’influence adoptés par les
leaders potentiels dans la ville de Casablanca.
Tableau 17 : Ressources, modes d'influence et comportements de
leadership
140 Notre objectif n’est pas d’élaborer une échelle de priorité des ressources les plus valorisées par
les conseillers de la ville. Souvent, ces ressources sont cumulées par un leader en fonction des
contextes et des situations. Une ressource qui est parfois considérée comme stratégique dans une
situation par un leader pourrait bien perdre de son acuité dans une autre situation.
141 Le leadership renvoie ici au paradigme de la « mobilisation des ressources ». Ainsi, si l’on
applique le modèle d’Obershall au conseil de la ville de Casablanca, on peut affirmer que les
tentatives de leadership qui vise à orienter les choix du gouvernement local empruntent le processus
suivant : les individus (« leaders » locaux) seraient des entrepreneurs qui mobilisent des ressources
(argent, dévouement, etc.) pour satisfaire des intérêts individuels (positions d’autorité et prestige) et
faire parvenir des revendications (intérêt général, identité politique, etc.). Anthony Obershall, Social
Conflict and Social Movements, Englewood Cliffs, Prentice Hall, 1973.
142 Le statut ou le « standing social » a été construit à partir d’une échelle de mesure basée sur le
calcul de quatre indices, à savoir niveau d’instruction, profession, revenus et types d’habitation. Cette
technique a été élaborée et utilisée par Robert Dahl dans son étude des leaders politiques dans la ville
de New Haven aux USA. À cela, on a jugé opportun d’ajouter l’indice « niveau de revenu » pour
renforcer la véracité de la mesure du « standing social » des conseillers de la ville de Casablanca
143 « Zerda », ou « zarda » (de l’arabe, littéralement « festin »), désigne une cérémonie rituelle et
rurale en hommage à un saint local. Cette pratique qui a fait éruption dans la vie quotidienne des
Marocains a été réduite à sa dimension gastronomique festive. A l’origine, elle était toujours associée
à une procession et une visite au tombeau du saint protecteur, suivies de la dégustation d’un repas. La
zarda est souvent pratiquée par les hommes politiques pour mobiliser les populations lors des
élections. Elle atteste ainsi d’un usage idéologique d’une pratique culturelle populaire visant à faire
du partage d’un repas « sacré » un argument de persuasion des individus pour qu’ils soutiennent tel
ou tel homme ou parti politiques.
144 Nombre d’interviewés accusent le président d’avoir versé de l’argent à une vingtaine de
conseillers pour qu’ils soutiennent sa candidature à la présidence du conseil de la ville de Casablanca.
Un conseiller prétend ainsi que le président aurait versé la somme de 300 000 DH à chacun de ces
conseillers pour qu’ils votent en sa faveur. Dans le même sens, la presse écrite avait rapporté des
informations selon lesquelles l’élection de Mohamed Chafik Benkirane (MP) à la tête du conseil de
la région du Grand Casablanca aurait été entachée par l’achat de votes de « grands électeurs ».
145 On partage ici le point de vue de Daniel Gaxie qui relève l’importance des « incitations
sélectives » que peut apporter un parti, par exemple. Il tente de dresser une liste parfaitement
transposable à toute autre action militante : acquisition d’un poste de responsabilité, ou d’un emploi
permanent, ou bien tout « simplement », acquisition d’une culture, recherche d’une convivialité
nouvelle. La recherche des rétributions du vote au sein du conseil de la ville, nous permet ainsi de
mieux appréhender les modes et les formes d’influence qui s’opèrent dans un cadre de transactions
entre des politiciens. Daniel Gaxie, « Économie des partis et rétributions du militantisme », Revue
française de science politique, Vol. 27, n°1, 1977, (pp. 123-154)
146 La rémunération du personnel chargé de mener campagne varie selon les circonscriptions et
l’intensité de la compétition entre les candidats. La somme d’argent que touche, par exemple, un
distributeur de tract ou un animateur varie entre 50 et 200 DH par jour. Une certaine
« professionnalisation du politique » a favorisé par ailleurs l’émergence de certains « métiers »
associés à la campagne électorale. Ceux-ci sont exercés notamment par des jeunes rodés au jeu
électoral qui offrent leurs services aux candidats contre une somme d’argent facturée en fonction de
la nature des prestations (meeting, rassemblement, tractage...). Les prix sont souvent négociés et
varient entre 500 et 1000 DH pour deux heures de campagne, par exemple. Certains candidats
recourent à d’autres moyens pour rémunérer en nature le personnel de la campagne et leurs partisans
(excursions, sandwich, alcool et cigarettes...).
147 L’élection du nouveau président de l’arrondissement de Sebata, tenue après le scrutin de juin
2009, qu’on a eu d’ailleurs l’occasion de suivre, a été marquée par un désaveu envers Ghallab, le
ministre du Transport qui tentait de faire approuver un « code de la route » très critiqué par les
professionnels notamment. Des chauffeurs de « grands taxis » dans la ville de Casablanca, faut-il le
rappeler, avaient même tenté d’agresser le ministre lors de sa campagne électorale lors des
communales de 2009. A sa sortie de l’arrondissement, Ghallab n’a pas pu échapper aux critiques
acerbes de la part de ses détracteurs à l’instar de ce sexagénaire, chauffeur de taxi résidant à Sebata,
qui s’est adressé au ministre en ces propos : « roujala makaybkiwch a si alwazir sir raj’a ‘and
mamak a oueld al fassia (rire de la foule) » (littéralement : monsieur le ministre, les hommes ne
fondent pas en pleurs. Allez donc rejoindre ta mère, fils de fassia). Cette scène traduit parfaitement le
déficit de confiance entre gouvernants et gouvernés comme en témoigne ainsi le comportement de
certains élus « impopulaires » qui tentent, parfois avec le soutien des autorités et d’officiels, de
s’imposer sur la scène politique même s’ils manquent considérablement d’ancrage dans leurs
circonscriptions électorales.
148 D’après l’enquête, le coût d’une campagne électorale d’un candidat tête de liste pour des
communales dans le milieu urbain pourrait atteindre 10 millions de DH. Dans la ville de Casablanca,
par exemple, le budget de la campagne électorale de 2003 aurait atteint la somme faramineuse de 70
millions de DH. Des dépenses qui échappent à tout contrôle financier de la part des pouvoirs publics
même si ces derniers obligent les candidats à déclarer au préalable leurs dépenses.
149 French et Raven distinguent deux types d’influence : l’une relève de l’influence du leader basée
sur la confiance des subalternes dans son expertise. L’autre concerne l’influence informationnelle
basée sur l’acceptation par des subalternes de la logique des arguments présentés par le leader. Un
leader expert tire ainsi son leadership, en plus de son statut d’autorité, de ses connaissances et de son
engagement à convaincre les subalternes d’adhérer à ses choix tout en étant persuadé que ses
décisions sont correctes et logiques. John French & Bertam Raven, The Bases of Social Power, From
Dorwin Cartwright, ed., Studies in social power, Ann Arbor, Mich : University of Michigan. Institute
for social research, 1959, (pp.150-67).
150 “Expertise, however, is a form of persuasive influence and rests on a substantive trust in the
competence of the person issuing an order and a corresponding acceptance of one’s own lack of
competence” Thomas Wartenberg, The forms of power : From domination to transformation, Temple
University Press, Philadelphia, 1990, p. 54.
151 On s’est inspiré ici de la théorie de « l’Acteur-réseau » (actor-network). L’acteur est lui-même
considéré comme un réseau, car il joue un rôle primordial en tant qu’intermédiaire. C’est lui qui met
en contact des acteurs auparavant sans lien, dont les sorts seront liés au sein du réseau. Des
techniques de négociation peuvent ainsi faciliter des liens entre des acteurs et autoriser des
compromis. M. Callon, P. Larédo, P. Muster, « Réseaux technico-économiques et analyse des effets
structuraux » in Callon M., Larédo P., Muster P., éds., La gestion de la recherche et de la technologie.
L’évaluation des programmes, Paris : Economica, 1995, (pp. 415-462).
152 Gardner met l’accent sur les organismes et les institutions comme ressources de leadership.
Ainsi, les individus créent des modèles « stables » d’interaction sociale comme les gouvernements,
les armées, les universités, etc., pour réaliser un tel ou tel ensemble de buts. Ces organisations
sociales pourraient conférer du pouvoir à ceux qui occupent les principaux rôles de responsabilité.
John W. Gardner, On leadership, op. cit., p.60.
153 Il s’agit là de petits groupes sporadiques menés par des chefs (associatifs, officiels, etc.) qui
négocient des transactions pour tenter de désamorcer des conflits. J. McGregor Burns, Leadership,
N.Y : Harper & Row, 1978, p.289.
154 On entend ici par « outsiders » des personnes qui n’étaient pas candidats au leadership et qui
tentent d’exercer de l’influence même s’ils ne disposent pas d’assez de ressources pour y parvenir.
L’utilisation du terme « outsider » ne renvoie pas directement à la définition de Becker. Ce dernier
considère que la déviance est créée par la société à la fois en réagissant aux transgressions, et en
instituant des normes dont le non-respect entraîne la déviance et conduit ceux qui ne les respectent
pas à se considérer, eux-mêmes, comme des étrangers étiquetés par la société en tant que tels.
Howard Becker, Outsiders. Étude de sociologie de la déviance, Paris, édition A.M. Metailé, 1985
(première édition 1963), p.145.
155 Les liens informels entre des individus mettent en évidence des groupes informels, des alliances
tactiques ou des cliques, etc., avec des règles et des processus spécifiques de pouvoir. Des rapports de
voisinage, une origine ethnique ou géographique commune pourraient ainsi contribuer à renforcer
une certaine coopération. R.Wittek, 1999, “Closed structures, opened structures, stables structures :
explaining structures form and temporal stability of informal social networks in organization”
Bulletin de méthode sociologique, N° 63, (pp. 5-28).
156 « Le temps est considéré comme le bien le plus précieux qu’il convient, avant tout, de réserver à
l’action. Le leader qui réussit est un leader à plein temps ». Elisabeth Barnes, Les relations humaines
à l’hôpital, (Trad. fr.), Toumouse, Privat., 1986, (pp. 24-25).
157 On examinera plus en détail cette question dans le dernier chapitre consacré à l’étude de la
relation entre leadership, cultures et identités.
158 Comme le démontre Shubik, il est toujours difficile d’appliquer la théorie des jeux aux sciences
sociales. Dans le cas du marchandage et de la négociation, la communication d’un comportement se
fait par des mots ou des gestes, parfois avec ou sans contrats (ou supports écrits). Il devient ainsi
difficile de coder les mots ou de mesurer le degré d’engagement. Martin Shubik, (1982), Game
Theory in the Social Sciences. Cambridge, MA, MIT. Press., (Traduction française), Théorie des jeux
et sciences sociales, Paris, Economica., 1991, p.293.
159 Raymond Boudon, Le juste et le vrai. Études sur l’objectivité des valeurs et de la connaissance,
Paris, Fayard, 1995, p.392.
160 Pour canaliser la montée des protestations des mouvements sociaux, par exemple, il nous
semble que le pouvoir central choisit souvent de mettre sur pied des consensus sous forme des
transactions politiques « confidentielles » avec ses adversaires (gauchistes, islamistes légalistes,
amazighs...). Ce fut le cas notamment en 2001 lorsque la monarchie est parvenue à convaincre des
leaders du mouvement culturel amazigh (MCA) d’intégrer le jeu politique institutionnel : « Le
leadership consensuel s’inscrit dans une logique de conciliation qui privilégie le dialogue et le
compromis. En effet, les consensuels sont parvenus à des arrangements grâce au prestige social dont
ils bénéficient auprès des acteurs politiques en jeu. En plus de leur notoriété parmi les militants
amazighs, les consensuels font partie d’un rang social « élevé » qui leur a permis un meilleur contact
avec des politiques et de hauts responsables de l’État (...) En 2001, les forces amazighes avaient
adhéré à l’initiative de créer l’Institut royal de la culture amazighe (IRCAM). Et c’est justement
grâce à cet organisme que les conciliateurs ont ouvert la voie institutionnelle aux revendications
amazighes. » Aziz Chahir, Leadership politique amazigh, in Rachik Hassan (ed.), Usages de
l’identité amazighe au Maroc, Casablanca, 2006, p .222.
CHAPITRE 9
TYPES DE LEADERSHIP ET STYLES D’INFLUENCE

Une conception fonctionnelle du leadership considère le leader comme


étant celui qui incite les autres au sein de l’organisation à suivre sa direction
par différents moyens. Vu sous cet angle, l’influence peut prendre plusieurs
formes émanant des styles de comportement dont les leaders sont
imprégnés lorsqu’ils tentent d’influencer les membres du groupe et les
décisions de leur organisation. Le style personnel de leadership est
considéré ainsi comme une manière d’agir à laquelle les partisans peuvent
s’identifier pour soutenir leur leader (Leach et Wilson, 2000 : 22).

Selon Kellerman, les typologies de leadership sont diverses et variées.


Certaines sont basées sur les différences intrinsèques à des processus
d’influence qui renvoie, par exemple, aux leaderships « démocratique » ou
« totalitaire ». D’autres insistent sur les différences dans les résultats des
initiatives à l’image des études qui s’intéressent aux leaders
révolutionnaires et entrepreneuriaux. D’autres encore se basent sur les
différences dans les sources du pouvoir à l’instar des études consacrées aux
leaders charismatiques (Kellerman, 1986 : 193).

Toutefois, il serait difficile de contenir le leadership dans un style


particulier (innovateur, révolutionnaire, etc.). Les formes d’influence
s’avèrent ainsi des limites purement descriptives à moins qu’elles soient
liées à un certain arrangement conceptuel, comme dans le cas de la
typologie de Max Weber de l’autorité (Edinger, 1975 : 512). En outre, le
leadership est considéré comme un processus volatile et dispersé. Aussi, un
individu peut-il avoir à l’exercer simultanément dans une ou plusieurs
arènes différentes les unes des autres. On peut donc distinguer plusieurs
types de leadership : gouvernemental, partisan, législatif, d’opinion, etc. En
outre, les types d’influence ne sont pas exclusifs puisque le leader peut
manifester un style regroupant différents traits distinctifs d’autres styles de
leadership. Ceux-ci peuvent ainsi inclure différentes formes de direction
charismatique, autoritaire, démocratique, etc. (Elgie, 1995 : 3).

Malgré ces difficultés, on tentera d’examiner différents types d’influence


tels qu’ils pourraient se manifester dans le comportement des élus locaux.
Ces derniers seraient amenés en effet à défendre un style personnel pour
pouvoir influer sur les choix et les orientations du groupe. Dans cette étude,
les questions posées aux conseillers ne concernaient pas seulement les
actions et les représentations qu’ils faisaient de certaines formes
d’influence, mais aussi et surtout leurs styles de comportement lorsqu’ils
agissent pour tenter d’obtenir l’adhésion volontaire de partisans. Vu sous
cet angle, on est partis de l’idée selon laquelle l’influence exercée au sein
du gouvernement local serait fonction des types de comportements des
conseillers de la ville. L’action de l’élu est orientée en effet par la
représentation que ce dernier fait du « meilleur » type de direction politique
qui pourrait prendre d’ailleurs diverses formes de leadership :
démocratique, totalitaire, traditionnel, charismatique, technocratique,
transactionnel, moral ou normatif, entrepreunariel et informel, comme le
démontre d’ailleurs, à titre illustratif, la figure 13 ci-dessous.

Figure 13 : Types de leadership politique local


I. LEADERSHIP POLITIQUE LOCAL : ESQUISSE D’UNE
TYPOLOGIE
Les styles personnels d’influence traduisent la manière dont les leaders
tentent d’orienter le cours des décisions prises par le conseil. Le mode de
gouvernement local pourrait ainsi être appréhendé à partir des
représentations que font les élus de leur collectivité. À cet égard, l’enquête
révèle que la majorité des conseillers (36,6%) pense que la ville de
Casablanca est « assez mal » gouvernée, contreseulement 10,7% d’entre
eux qui estiment qu’elle est « assez bien » gouvernée. En outre, les élus
semblent convaincus que la métropole ne dispose pas d’un leadership local.
La majorité des conseillers (81,7%) déclare ainsi que Casablanca manque
de leaders politiques à même de défendre les intérêts de la collectivité et
satisfaire les besoins et les attentes des électeurs, contre seulement 18,3%
qui disent le contraire, comme le démontre d’ailleurs, à titre illustratif, le
graphique 47 ci-dessous.
Graphique 47 : « Pensez-vous que la ville dispose de « leaders
politiques » ? »

Partant de ce constat, il nous a semblé donc intéressant d’examiner plus


en détail les perceptions que font les conseillers du phénomène du
leadership et en particulier de l’image du « leader » à même de diriger les
affaires de la ville161. À cet égard, l’enquête démontre que les conseillers de
la ville sont partagés entre différents types d’influence. Chacun d’entre eux
se représente différemment le « leader idéal » à même de mobiliser le
soutien nécessaire pour répondre aux besoins de la collectivité. Malgré cela,
la majorité écrasante des conseillers s’accorde à dire que le « leader » doit
disposer de certaines qualités personnelles particulières pour pouvoir
gouverner et diriger les affaires locales. Parmi ces qualités, les interviewés
évoquent, par ordre de priorité, un ensemble de caractéristiques diverses et
variées, comme le démontre d’ailleurs, à titre illustratif, la figure 14 ci-
dessous.

Figure 14 : Caractéristiques personnelles du leader «idéal» selon les


perceptions des conseillers de la ville
Une analyse de contenu des réponses des interviewés nous apprend que
l’item de « la crédibilité » semble occuper une place prépondérante dans les
représentations du « leader modèle » à même de prendre les règnes du
gouvernement local pour gérer au mieux les affaires de la métropole. La
récurrence de la « crédibilité » comme qualité primordiale chez les
candidats au leadership renvoie ainsi à la question de la confiance accordée
par les followers aux meneurs pour appuyer leurs choix. Pour comprendre
le processus d’influence, il faudra donc l’examiner à partir de l’interaction
des leaders avec les followers. Laquelle interaction ne peut être renforcée
en effet sans un minimum de confiance réciproque entre des partisans
« loyaux » et des leaders « crédibles ».

Mais la « crédibilité » est une notion difficile à définir et renvoie à une


conception essentialiste du leadership qui ne correspond pas à la réalité
complexe et dynamique de la vie politique. Selon Taylor et Rosenbach, la
crédibilité est une denrée très fragile basée sur la confiance qui, une fois
rompue, peut mettre des années pour se reconstruire. En outre, la crédibilité
est gagnée et non conférée grâce à un titre ou une position. Par ailleurs, elle
peut être constituée de quatre composantes distinctes, à savoir l’honnêteté,
la compétence, la vision et l’inspiration. Ainsi, l’« honnêteté » renvoie
souvent à l’intégrité et aux pratiques éthiques des leaders qui sont censés
tenir leurs promesses en essayant de rejoindre l’acte à la parole. Quant à la
« compétence », elle est intrinsèquement liée à l’exercice des fonctions de
leadership. En effet, les followers cherchent souvent un leader
« compétent », c’est-à-dire un individu à même d’apporter une valeur
ajoutée au groupe grâce à ses connaissances, son expérience professionnelle
et son savoir-faire. Enfin, la crédibilité est inhérente à la disposition du
leader à inspirer les followers et à leur donner confiance grâce à
l’élaboration, par exemple, d’une vision partagée sur l’avenir de
l’organisation et les perspectives offertes pour l’amélioration de son style de
direction (Taylor et Rosenbach, 1996 : 166-169).

Malgré ces difficultés à cerner un modèle « idéal » de leadership, les


conseillers de la ville semblent convaincus que « le leader » doit se
conformer à un système de normes et de valeurs (justice, égalité, intégrité,
respect de la loi, etc.). Les interviewés nourrissent ainsi une image plutôt
« normative » à laquelle doit répondre tout « leader politique » en charge de
participer à la direction du gouvernement local. La notion de « leader » telle
qu’elle ressort des représentations des élus trouve ainsi son origine
principalement dans les convictions, les engagements et les croyances du
meneur. En d’autres termes, le concept de « leader » est considéré par la
majorité des conseillers dans sa dimension cognitive. L’influence est perçue
ainsi comme l’effort des individus qui tentent de mobiliser des
connaissances, des croyances, des valeurs, des sentiments moraux, etc.,
pour justifier, par de « bonnes raisons », leur comportement de leadership
(Boudon, 1995). Il faut dire aussi que le concept de « leader » demeure
polysémique et porte souvent à confusion tant dans son acception
« subjective », émanant principalement du « sens commun », que dans son
acception « objective » telle qu’elle est appréhendée par les chercheurs qui
s’intéressent à l’analyse scientifique du leadership.

Pour pallier ces difficultés, on a demandé aux élus locaux de se


prononcer sur plusieurs formes d’influence à partir d’un nombre défini de
propositions correspondant chacune à un style particulier de direction. Et à
partir d’une échelle d’appréciation à quatre niveaux (très bon, assez bon,
assez mauvais, très mauvais), on a essayé de mesurer le degré d’adhésion à
des styles personnels de direction divers et variés, à savoir les leaderships
charismatique, traditionnel, légalo-rationnel, démocratique, totalitaire,
transactionnel, transformationnel, entrepreunariel et informel. L’objectif à
terme étant de dégager une typologie du leadership162. Celle-ci pourrait être
construite à partir de l’analyse des comportements des conseillers qui
tentent de mobiliser des partisans afin d’influer sur le processus décisionnel
local.

1. Typologie webernienne : tradition, charisme et raison


Le comportement du leadership se manifeste à travers différentes formes
d’influence exercée par les leaders sur les choix des followers (Leach et
Wilson, 2000 : 26). Par ailleurs, cette influence est fonction de l’attitude
adoptée par un ou plusieurs meneurs dans des situations politiques
différentes. Toutefois, les styles personnels d’influence ne sont pas exclusifs
puisqu’il est très rare qu’un tel ou tel style soit limité à une seule catégorie
de leaders ou à une autre. Pour la démonstration, on a tenté de construire
une typologie des meneurs qui tente de dégager les traits distinctifs des
comportements des conseillers de la ville.

À cette fin, l’essai de Max Weber sur les types d’autorité s’avère le plus
influent dans la littérature moderne sur le leadership. Weber distingue trois
voies, désormais célèbres, pour faire accepter un pouvoir. Pour légitimer la
domination ou la direction (Herrshaft) d’un chef, il faut se rattacher à un
ordre immuable (tradition), à une personne séduisante (charme) ou bien à
des règles efficaces (raison). Les trois formes d’autorité légitime de Weber
sont incarnées par trois types de leaders : traditionnel, charismatique et
légalo-rationnel.

Cela étant posé, les résultats de l’enquête démontrent ainsi que la


majorité des conseillers de la ville semble privilégier un type de leadership
de type « charismatique ». Les réponses des conseillers sont d’ailleurs
riches d’enseignements puisqu’elles nous donnent une idée plus ou moins
précise sur les qualités personnelles indispensables dont doit disposer un
« vrai leader » pour orienter les choix des conseillers. Ainsi, 77,9% des
interviewés se déclarent être en faveur d’« un leader sage qui dispose de
capacités exceptionnelles de direction », alors que seulement 4,6% rejettent
catégoriquement ce type d’influence, comme le démontre, à titre illustratif,
le graphique 48 ci-dessous. Dans le même ordre d’idées, une bonne partie
des conseillers insiste sur les capacités rhétoriques que doit avoir un leader.
Ainsi, 48,9% des interviewés se disent pour un style de leadership incarné
par « un porte-parole éloquent et communicatif capable de bien représenter
son organisation auprès du grand public », contre seulement 6,1% qui
rejettent en bloc ce genre de comportement.

Ce constat pourrait s’expliquer par des facteurs d’ordre sociologique et


politique. Et comme le démontre le tableau croisé 8 - relatif aux
« Perceptions des élus locaux du leader sage qui dispose de capacités
exceptionnelles de direction » (annexe 8) -, il apparaît clair qu’il n’y a pas
de correspondance entre l’âge, le niveau d’instruction et la catégorie
socioprofessionnelle des conseillers, d’une part, et leur adhésion au
leadership de type « charismatique », d’autre part. En outre, qu’ils soient
jeunes ou âgés, universitaires ou analphabètes, cadres supérieurs ou
employés, anciens ou nouveaux élus, militants ou dirigeants partisans,
membres de la majorité ou de l’opposition les conseillers de la ville se
rallient, majoritairement, à la figure emblématique d’un seul homme
« sage » qui dispose de qualités « extraordinaires » de direction.

Aussi, un « vrai » leader politique doit-il avoir certains traits de


personnalité qui rappelle un peu la théorie du « grand homme ». Celle-ci a
été traitée par Durkheim qui a mis en valeur les vertus du « grand homme »
en évoquant notamment son importance dans l’histoire de France sous le
régime monarchique : « Pendant longtemps nos rois ont travaillé à faire
naître autour d’eux de grands hommes pour s’en faire une sorte de cortège.
Ce n’était donc pas pour instruire et former l’esprit du peuple, mais pour
donner à la monarchie un prestige de plus. Et pourtant qu’est-il arrivé ?
C’est que dans toute l’Europe, il n’est peut-être pas de pays, on peut le dire
sans vanité nationale, où le niveau de l’intelligence moyenne soit plus élevé
qu’en France. Toute la gloire en revient à nos grands hommes qui ont servi
à des fins que ne prévoyaient guère leurs royaux protecteurs. Les beaux
marquis de Versailles croyaient que c ‘était pour eux seuls qu’écrivait
Racine et que pensait Molière : mais c’est la France tout entière qui en a
profité. » Durkheim, [1883], 1975 : 415-416). Burns critique, lui, les
théories du « grand homme » et relève l’importance capitale du rôle des
followers qui contribuent à légitimer l’influence : « Le rôle du « grand
homme » n’a pas besoin d’être diminué dans ce processus analytique, il est
seulement démythifié et démystifié. Ce rôle est d’autant plus légitime et plus
puissant si les hauts dirigeants aident leurs fidèles à devenir eux-mêmes des
leaders. Seulement en se tenant debout sur leurs épaules que la véritable
grandeur peut être atteinte en matière de leadership. » (Burns, 1978 : 443).

Graphique 48 : « Que pensez-vous d’un leader qui dispose de ‘capacités


exceptionnelles’ ? »

Selon Max Weber, le comportement du leadership « charismatique »


renvoie à l’autorité des meneurs charismatiques qui émane d’un « héroïsme
exceptionnel » basé sur l’adoption de modèles normatifs ou d’ordres révélés
(prophète) ou imposés (chefs) : « (...) La qualité extraordinaire d’un
personnage, qui est, pour ainsi dire, doué de forces ou de caractère
surnaturel ou surhumain ou tout au moins en dehors de la vie quotidienne,
inaccessible au commun des mortels ; ou encore qui est considéré comme
envoyé par Dieu ou comme un exemple, et en conséquence considéré
comme un chef » (Weber, [1922], 1971 : 320). Ann Ruth Willner, dans un
article sur le charisme, intitulé « The Spellbinders », s’attarde précisément
sur le concept original de Weber. L’auteur explique ainsi comment les
leaders charismatiques sont capables de faire émerger une adhésion
émotionnelle. Le leadership « charismatique » peut être défini, selon lui,
comme étant : « La relation entre le leader, perçu par ses partisans comme
quelqu’un de surhumain, et un groupe de followers qui croient aveuglement
aux choix du chef et qui se montrent pleinement engagés à suivre ses
directives d’une manière inconditionnelle. » (Willner, 1983 : 3-8).

Le fait que la majeure partie des conseillers de la ville privilégient un


type de leadership « charismatique » révèle ainsi l’importance accordée à
un pouvoir « irrationnel » qui dispense son détenteur de se référer à une
tradition ancestrale ou à des lois rationnelles. Par ailleurs, faut-il le rappeler,
la domination par le « charisme » est chez Weber un type d’influence
instable et transitoire entre les leaderships « légalo-rationnel » et
« traditionnel ». Ces deux types de direction sont les plus stables dans la
durée malgré le fait que le type « légalo-rationnel » demeure le plus
moderne selon Max Weber (Weber, 1971 : 71-72).

D’après l’enquête, il apparaît que les élus locaux n’apprécient pas


tellement le leadership de type « légalo-rationnel » qui renvoie à des leaders
« rationnelles »163, c’est-à-dire ceux qui se référent à une autorité légale ou
bien à des modèles de règles normatives appliquées par une bureaucratie
efficace à l’ensemble de la collectivité (Weber, 1971 : 71-72). Ainsi,
seulement 13% des interviewés se déclarent en faveur de la direction d’un
« administrateur porté sur les droits et les procédures pour mieux diriger
l’organisation », alors que seulement 6,1% d’entre eux se disent
catégoriquement contre ce type d’influence, comme le démontre, à titre
illustratif, le graphique 49 ci-dessous. En effet, une bonne partie des
conseillers de la ville ne croit pas tellement à l’autorité d’un leader qui
veille à appliquer strictement des règles « efficaces et précises » à son
organisation. D’où un certain rejet de la part des élus locaux du modèle
bureaucratique adopté au sein du gouvernement local.

Graphique 49 : « Que pensez-vous d’un chef porté sur les procédures et


les lois ? »
Par ailleurs, l’enquête révèle qu’une bonne partie des conseillers ne
semble pas en faveur d’un leadership de type « traditionnel », c’est-à-dire
lié à la tradition, laquelle est considérée par Weber comme un fondement
principal du leadership politique : « L’observance sacrée de la tradition
permet au leader d’accéder à des positions d’influence au sein du groupe. »
Weber, Max, [1922], 1971 : 36-37). En effet, les conseillers de la ville
n’apprécient guère le comportement d’un meneur qui s’attache à
l’ancienneté de traditions mémorables et à la légitimité des statuts de ceux
qui exercent l’autorité sous ces statuts. Ainsi, seulement 29% des
interviewés préfèrent être dirigés par un « responsable intègre qui respecte
des valeurs éthiques et morales traditionnelles », contre 1,5% d’entre eux
qui rejettent en bloc ce genre de comportement. La foi dans la tradition et
dans le passé ne fait pas tellement rêver la majorité des conseillers de la
ville de Casablanca. En outre, 55% d’entre eux refusent catégoriquement
d’être menés par « un vieuxleader réputé pour son passé nationaliste ou son
parcours de résistant », alors que seulement 15,3% adhérent à ce type de
leadership, comme le démontre d’ailleurs, à titre illustratif, le graphique 50
ci-dessous.

Graphique 50 : « Que pensez-vous d’un chef attaché aux valeurs


traditionnelles et à la morale ? »
Il s’avère donc, à l’issu de cet examen du postulat de Max weber, que
l’autorité « légalo-rationnelle », considérée comme un trait caractéristique
des organisations politiques modernes, ne semble pas avoir les faveurs des
membres du gouvernement local dans la ville de Casablanca. Bien au
contraire, il apparaît que c’est plutôt le leadership de type « charismatique »
qui marque fortement les représentations politiques des élus locaux au sein
de la collectivité. En d’autres termes, les acteurs de la vie politique locale
semblent considérablement imprégnés du « culte de la personnalité » qui
renvoie à l’image du leader « charismatique », lequel se place au-dessus des
lois et échappe à tout contrôle (accountability) de la part des autorités
politiques et judiciaires. Une personnalisation accrue de l’influence s’opère
ainsi dans la culture politique locale au détriment d’une logique
« moderniste » qui tend vers une institutionnalisation « rationnelle » des
valeurs démocratiques au sein d’un État de droit164.

2. Leadership « démocratique »
Joseph Schumpeter soutient l’idée selon laquelle le leadership
« démocratique » est inhérent au soutien accordé par les followers à leurs
chefs. Selon lui, le leader démocratique est « Celui qui bénéficie tout
simplement de plus de soutien dans un contexte de compétition pour le
pouvoir ». Cela garantirait le maintien du système de la majorité en
conformité avec la logique de la « méthode démocratique ». Schumpeter
définit celle-ci comme étant : « L’arrangement institutionnel pour arriver
aux décisions politiques grâce auquel des individus acquièrent le pouvoir
de décider par les moyens d’un combat compétitif pour gagner le vote du
peuple. » (Schumpeter, 1942 : 272-273). Harold Lasswell va dans le même
sens en défendant l’idée selon laquelle le leadership « démocratique » doit
représenter toutes les couches sociales et demeure dépendant du support
actif de la communauté tout entière165. Sur un plan décisionnel, le leader
démocratique doit gagner ainsi l’assentiment de ses partisans pour faire
passer ses choix et ses initiatives. Ce faisant, le pouvoir ne sera pas
monopolisé par une strate dirigeante, mais partagé entre gouvernants et
gouvernés (Lasswell, 1948 : 108-110). Chez les deux auteurs, le leadership
« démocratique » semble donc intrinsèquement lié au degré du soutien dont
peuvent bénéficier les leaders. En d’autres termes, un leader démocratique
est celui qui a été choisi par une majorité d’électeurs ou bien qui dispose du
plus grand soutien au sein du groupe.

Dans le conseil de la ville de Casablanca, l’enquête démontre à cet égard


que 48,1% des interviewés rejettent catégoriquement le leadership de type
« démocratique » puisqu’ils se disent contre « un responsable discipliné qui
se soumet à la loi de la majorité pour mener le groupe », alors que
seulement 21,4% d’entre eux déclarent être en faveur d’un tel genre de
comportement, comme le démontre d’ailleurs, à titre illustratif, le graphique
51 ci-dessous.

Graphique 51 : « Que pensez-vous d’un responsable soumis à la loi de


la majorité ? »
Il résulte de ce qui précède une certaine personnalisation de l’influence,
liée à l’image du leader « charismatique », susceptible d’entraver
l’émergence d’un leadership « démocratique » fondé sur le consentement
volontaire de la majorité. Il s’avère donc difficile de voir s’affirmer des
meneurs forts de l’adhésion des followers dans un contexte pluraliste où les
droits de tous les groupes et les individus sont garantis. De là, on est en
droit de s’interroger sur les chances réelles dont disposeraient les
conseillers de la ville, qui croient au « credo démocratique », pour pouvoir
influer sur la prise de décisions. De même, on peut se poser des questions
sur les risques existants de voir les conseillers emprunter la voie d’un
leadership de type « totalitaire » ou « autoritaire ».

3. Leaderships « totalitaire » et « autoritaire »


Selon Hanna Arendt, le leadership « totalitaire » se caractérise par la
grande identification au leader et le monopole de la responsabilité. Elle
considère que le phénomène du leadership « totalitaire » est dû en grande
partie à l’organisation solide du système. L’auteur affirme que ce qui
attache les gens au leader totalitaire est leur conviction que cette
organisation supérieure garantit une action politique efficace et que sans le
leader tout serait immédiatement perdu. Les plus grandes ressources du
leader totalitaire sont principalement ses capacités personnelles et sa
position au sommet d’une organisation influente issue de sa propre création.
Par ailleurs, Arendt semble convaincue que le leader totalitaire se
caractérise par sa capacité à entretenir des conflits entre ses adversaires
pour se maintenir au pouvoir et son habileté à changer constamment de
personnel. Sa tâche suprême est d’assurer une double fonction au sein du
groupe : le défendre et le représenter auprès du monde extérieur. Mais ce
qui caractérise le plus le leader totalitaire est certainement sa disposition à
assumer la totale responsabilité de chaque action entreprise par les membres
qui exercent une fonction officielle au sein de l’organisation (Arendt, 1968 :
71-73).

Selon Arendt, la qualité principale du leader totalitaire est le fait qu’« il


ait toujours raison et qu’il aura toujours raison ». Le concept-clé sur lequel
repose toute la structure de l’organisation totalitaire est celui de
l’infaillibilité des actions du leader et non la confiance en ses propos. Par
conséquent, le loyalisme des hommes résulte du fait qu’ils sont convaincus
que chaque personne qui commande les instruments de la violence, avec les
méthodes supérieures de l’organisation totalitaire, peut devenir infaillible.
La décision relative au succès et à l’échec sous les circonstances totalitaires
est dans une large mesure une affaire d’opinion publique souvent terrorisée
et mal organisée (Arendt, 1955 : 81-86).

Partant de ces idées, on a cherché à savoir si le leadership « totalitaire »


caractérise ou non les comportements des élus locaux. À cet égard,
l’enquête confirme en effet une tendance vers un « modèle totalitaire » qui
se dégage des réponses de la majorité des conseillers de la ville (52,7%).
Ces derniers se déclarent ainsi totalement disposés à suivre « un chef
vaillant prêt à assumer l’entière responsabilité des actions entreprises par
les membres du groupe », contre seulement 5,3% qui rejettent
catégoriquement ce type de comportement, comme le démontre, à titre
illustratif, le graphique 52 ci-dessous. En d’autres termes, un peu plus de la
moitié des conseillers sont convaincus que la présence d’un chef
« infaillible et invulnérable », pour reprendre ici l’idée de Arendt, est
indispensable pour assurer un « meilleur » gouvernement des affaires
locales de la ville.
Ce constat se confirme par ailleurs dans les réponses des interviewés dont
la majorité (60,3%) considère « assez bon » un type de leadership
« autoritaire » qui renvoie au comportement d‘« un chef fort qui impose ses
idées et assure l’unité et la stabilité du groupe ». Certains interviewés
soutiennent ainsi l’idée selon laquelle il y a des périodes où les followers
souhaitent et apprécient le comportement d’un leader « autoritaire » à même
de prendre seul des décisions claires et tranchées. Cette tendance atteste
donc de l’enracinement d’une culture d’autoritarisme qui se manifeste au
sein de la sphère politique locale. Par ailleurs, faut-il le souligner, un
leadership « autoritaire » aggrave les dysfonctionnements du processus
décisionnel local qui se caractérise notamment par l’absence d’un seul
modèle de prise de décisions, une multitude d’intervenants et des
changements permanents des contextes et des situations. Pour exemple, les
meneurs peuvent soutenir les initiatives des followers quand ils jugeront
cela nécessaire, tout en gardant la possibilité de faire preuve d’autorité
quand la situation l’exige (Gardner, 1990 : 26).

Graphique 52 : « Que pensez-vous d’un chef qui assume la totale


responsabilité du groupe ? »
En somme, il ressort que le leadership local de type « autoritaire » ne
peut que nuire à la « méthode démocratique » au sein de toute organisation
politique, comme le fait remarquer à juste titre Gardner dans ce passage sur
la personnalisation du pouvoir : « Les individus qui marquent leur pouvoir
par un leadership personnel créent la dépendance envers leurs subalternes
et laissent derrière eux une organisation affaiblie, gérée par des personnes
autoritaires. En revanche, les leaders qui encouragent leurs partisans à
prendre des initiatives peuvent créer un mode de comportement coopératif
qui peut durer longtemps même après leur départ. » (Gardner, 1990 : 36).

Au niveau du conseil de la ville de Casablanca, un leadership de type


« totalitaire » semble ainsi prééminent à en juger par les comportements
manifestés par bon nombre de conseillers. La fascination par une
personnalité « totalitaire » est indéniable laissant planer ainsi le doute sur
l’attachement des élus locaux à un modèle culturel « démocratique » fondé
sur des principes comme la liberté, l’égalité et le pluralisme. De même, il
semble que l’image du chef « autoritaire » est enracinée dans la culture
politique locale et, plus particulièrement, dans le système de valeurs auquel
s’identifient les représentants de la collectivité. Un constat alarmant
susceptible de fragiliser la nature des rapports et des échanges entre
gouvernants et gouvernés au sein de la cité.

4. Leaderships « transactionnel » et « transformationnel »


Selon Burns, l’essence de la relation leader-followers émane de
l’interaction de personnes avec des niveaux de motivations différents, une
influence potentielle et une habileté de persuasion visant un objectif
commun ou du moins partagé par le plus grand nombre des membres du
groupe. Cette interaction s’explique principalement par une quête
permanente d’un maximum d’intérêts possibles. Cette relation de
leadership, basée sur la théorie de l’échange, prend en effet deux formes
fondamentalement différentes : un leadership « transactionnel » et un
leadership « transformationnel ». D’après Burns, le leadership
« transactionnel » prend place « lorsqu’une personne prend l’initiative
d’établir le contact avec d’autres dans le but d’échanger des choses de
valeur ». La nature de l’échange peut être économique, politique ou
psychologique. Par exemple, le vote d’un citoyen contre l’engagement de
l’élu à lui proposer du travail, etc. Chaque partie dans le marchandage
(bargaining) est consciente des ressources d’influence de l’autre.
Cependant, les deux parties ne peuvent pas se maintenir toujours ensemble,
car leurs objectifs ne sont pas les mêmes et parfois ils cessent de devenir
interdépendants une fois le marchandage effectué. Burns rappelle qu’un
acte de leadership « transactionnel » relève en principe de la réalisation des
objectifs du leader et ceux des followers (Burns, 1978 : 18-20). Il s’agit en
effet d’un échange entre acheteurs et vendeurs « rationnels » dans un
marché politique où chaque partie possède justement ce que l’autre partie
désire avoir en termes de transactions : les électeurs choisissent entre
plusieurs candidats en quête d’appui électoral. En contrepartie, ils espèrent
que leur vote soit récompensé par les élus qui vont tenter d’améliorer leurs
conditions de vie ou leur quotidien (Burns, 1978 : 513).

D’après l’enquête, il apparaît que les conseillers semblent partagés à


propos du comportement du leadership de type « transactionnel » dans la
mesure où seulement une minorité (32,5%) se dit disposée à suivre souvent
un « meneur avec lequel ils partagent des intérêts mutuels ». Mais, d’un
autre côté, la majorité des conseillers (62,5%) affirme être en mesure de
soutenir un « leader qui les aurait déjà appuyés auparavant pour faire
passer des propositions », comme le démontre, à titre illustratif, le
graphique 53 ci-dessous.

D’une manière générale, on serait tenté de conclure que l’influence de


type « transactionnel » est plus ou moins appréciée par les conseillers de la
ville même si une bonne partie d’entre eux semblent avoir du mal à
reconnaître, explicitement, avoir déjà eu à effectuer des transactions avec
leurs adversaires politiques pour parvenir à leurs fins. Ce constat s’explique
principalement par la prééminence d’un mode de comportement qui
emprunte la voie d’une « rationalité utilitariste » - c’est-à-dire motivée
rationnellement en finalité - visant à satisfaire les intérêts des meneurs et
ceux de leurs partisans au sein de la collectivité (Boudon et Bourricaud,
1986 : 479).

Graphique 53 : « Préférez-vous rallier la position d’un élu avec qui


vous partagez des intérêts ? »
À l’opposé du leadership « transactionnel », Burns propose un leadership
« transformationnel » qui revêt une dimension morale : « Il apparaît
lorsqu’une ou plusieurs personnes s’engagent avec d’autres personnes de
sorte que les leaders et les followers hissent les uns et les autres à des
niveaux élevés de motivation et d’activité ». Leaders et followers entrent
ainsi en relation pour la réalisation mutuelle d’un objectif « suprême ».
Selon Burns, les sources de leur influence sont mises en œuvre
mutuellement pour atteindre un objectif commun. Le leadership
« transformationnel » devient en effet moral dans la mesure où il élève le
comportement des individus à un haut niveau d’inspiration éthique à même
de les transcender, les mobiliser pour enfin les transformer. Gandhi est
considéré ainsi comme un leader « transformationnel », car il a réussi à
faire émerger les espoirs et les demandes de millions d’Indiens. Le
leadership « transformationnel » est d’une certaine manière un leadership
dynamique qui entraîne leaders et followers dans une relation politique
engagée qui leur permet de s’élever les uns et les autres à des niveaux
supérieurs de motivation et de moralité (Burns, 1978 : 18-20).

Pour comprendre la perception du changement du point de vue des


conseillers de la ville de Casablanca, on leur a posé une question relative au
comportement du leadership de type « transformationnel ». L’enquête
révèle à cet égard qu’une grande partie des interviewés ne semble pas en
faveur d’un leader qui tend à faire changer les choses, les idées et les
valeurs. Ces derniers se disent opposés, par exemple, à un leader qui tente
d’opérer des transformations intellectuelles ou réformatrices, voire même
révolutionnaires,166 dans le mode de direction adopté par les représentants
du gouvernement local. En revanche, l’enquête démontre que 35,1% des
conseillers déclarent être totalement en faveur d‘« un meneur d’hommes qui
rompt avec le passé et les pratiques anciennes » et seulement 1,5% des
interviewés rejettent catégoriquement ce style de leadership, comme le
démontre, à titre illustratif, le graphique 54 ci-dessous. Qu’en est-il
maintenant de l’importance accordée par les élus locaux au comportement
du leadership de type « entrepreunariel » ?

Graphique 54 : « Que pensez-vous d’un leader qui rompt avec le passé


et les pratiques anciennes ? »
5. Leadership « entrepreunariel »
Lewis Eugene adopte le concept d’« entrepreneur public » pour étudier le
phénomène du leadership. Il avance l’idée selon laquelle il existe des
leaders entrepreneurs dans le milieu politique comme dans celui d’affaires.
Il définit ainsi l’« entrepreneur public » comme étant : « Une personne qui
crée ou élabore profondément une organisation publique de façon à altérer
considérablement le modèle existant d’allocation des ressources publiques
rares. » Lewis affirme par ailleurs que les leaders entrepreneurs s’engagent
dans des stratégies organisationnelles qui leur garantissent un haut degré
d’autonomie et de flexibilité. Ils parviennent ainsi à fonder des
organisations publiques influentes dans un contexte marqué par la
domination des bureaucraties gouvernementales. Ces entrepreneurs publics
s’arrangent aussi pour que le comportement d’intermédiation (buffering)
apparaisse raisonnable, souhaitable et parfois même patriotique (Lewis,
1980 : 9-11).
Pour comprendre la conception du leadership de type « entrepreneurial »,
Eugene propose d’analyser le mode d’action du leader sur l’organisation
publique. Parmi les aspects caractéristiques du leader « entrepreneur », on
peut citer d’abord la gestion d’une « image publique » loin de toute
coloration politique ou affiliation partisane. Vu sous cet angle, le leader doit
être au service de l’« intérêt public » et non à la recherche d’un succès
électoral. Ensuite, l’auteur insiste sur la lutte pour l’autonomie dans la
mesure où l’« entrepreneur public » doit convaincre, négocier, menacer et
persuader les autres pour qu’ils lui confèrent une autonomie dans sa mission
ou de son organisation. L’objectif étant de parvenir à un haut degré de
liberté sur le plan de l’allocation des ressources pour mener des opérations
ou entreprendre des actions (élaboration des budgets, répartition des tâches,
etc.).

Selon Eugene, une certaine rationalité de l’« entreprenariat » se manifeste


ainsi grâce à la réduction de l’incertitude dans la tâche au sein de
l’environnement du travail. Cela suppose de la part de l’« entrepreneur
public » des actions de cooptation et d’intermédiation en vue de disposer
des ressources nécessaires pour mener à terme ses initiatives. Ensuite, il
faudra qu’il tente d’élargir les frontières de l’organisation en fixant de
nouveaux objectifs permettant d’étendre son domaine d’action à d’autres
organisations concurrentes partageant parfois des intérêts communs
(législation, santé, etc.). (Eugene, 1980 : 14-25).

Partant de ces idées, on a cherché à savoir si le leadership


« entrepreunariel » est prédominant ou non dans lescomportements des
représentants du gouvernement local. Et d’après les résultats de l’enquête, il
s’est avéré en effet que la plupart des conseillers de la ville privilégient les
leaders qui adoptent un modèle « entrepreunariel » dans la gestion des
affaires locales. Ainsi, la majorité des interviewés (64,1%) s’exprime
totalement en faveur d’« un dirigeant flexible et autonome qui mobilise de
nouvelles ressources et entreprend de nouvelles actions », contre seulement
6,9% qui rejettent catégoriquement ce type de leadership. Dans le même
ordre d’idées, les conseillers n’hésitent pas à évacuer le politique en mettant
en valeur une approche technocratique pour la direction de la ville. Pour
preuve, plus de la moitié des interviewés (53,5%) semble apprécier un
« responsable apolitique qui privilégie la gestion locale sur des
considérations politiques ou partisanes », comme le démontre d’ailleurs, à
titre illustratif, le graphique 55 ci-dessous.

Graphique 55 : « Que pensez-vous d’un responsable ou d’un dirigeant


« apolitique » ? »

Il apparaît donc clair que les conseillers de la ville privilégient plutôt un


leadership de type « entrepreunariel » qui renvoie indirectement au
management inhérent aux modes de gestion moderne des entreprises.
Toutefois, force est de constater que dans la sphère politique, la direction de
type « entrepreunariel » ou managérial ne saurait rendre compte de la
complexité du processus de leadership. Selon Holder, l’autorité politique
émane de la volonté de la communauté qui procède à l’élection de
représentants à même d’élaborer des stratégies qui visent l’intérêt général
de la collectivité. Par contre, la structure managériale est une autorité
désignée pour agir sur des choix politiques et des responsabilités déléguées
dans le but de fournir des services en utilisant parfois l’influence du conseil
élu (Holder, 2004 : 6-9).
Partant de cette idée, on a tenté de mesurer le degré d’attachement des
conseillers de la ville au style du management « entrepreunariel » qui
privilégie l’option technocratique dans la gestion des affaires locales. D’un
autre côté, on a cherché à savoir si les conseillers sont en faveur ou non
d’un leadership susceptible de traduire des enjeux et des choix idéologiques
pluriels et divergents au sein de la sphère politique locale. Et après un
examen des résultats de l’enquête, il s’est avéré que la majorité des élus
(63,4%) adhère à un modèle « technocratique » de direction dans la mesure
où ils se disent totalement disposés à suivre un « leader expert disposant du
savoir-faire nécessaire en matière de gestion », comme le démontre, à titre
illustratif, le graphique 56 ci-dessous. Dans le même sens, près de la moitié
des conseillers semblent privilégier la gestion technique des dossiers de la
ville. Ainsi, 49,6% des interviewés préfèrent être dirigés par « un manager
qui assure l’équilibre financier et économique des institutions », contre
seulement 6,9% qui rejettent ce genre de leadership.

Graphique 56 : « Que pensez-vous d’un gestionnaire qui s’appuie sur


son expertise pour diriger le groupe ? »
Cependant, malgré le fait que les conseillers de la ville adhérent à un
modèle « managérial » de direction, ils ne semblent pas pour autant en
faveur d’une structuration hiérarchique et formelle des rôles de leadership
au sein de leur organisation. Une grande partie des conseillers se déclare
certes pour « un technocrate » à la tête du conseil, mais elle n’hésite pas à
rejeter un management qui s’intéresse davantage aux tâches à réaliser au
détriment des relations « interpersonnelles » entre les membres du groupe.
Pour preuve, la majorité des interviewés (61,1%) refuse de suivre les
directives d’« un chef d’équipe qui insiste sur la répartition des rôles et des
missions entre les membres du groupe ». Les élus privilégient ainsi un
« management politique » qui fait passer le contact personnel, la proximité
et les relations de face-à-face sur l’efficacité et le rendement de
l’organisation. Ainsi, loin de constituer un paradoxe, cette perception
ambivalente de l’influence atteste, nous semble-t-il, du fait que les
conseillers adhérent à un type de leadership « entrepreunariel » centré
principalement sur la capacité de leaders « légitimes » à persuader les
partisans de suivre un cours particulier d’action. En d’autres termes, les
conseillers ne s’opposent pas tellement à ce que les meneurs s’inspirent de
la direction managériale des technocrates, mais ils préfèrent seulement que
cette démarche soit conditionnée par le respect de la volonté des partisans,
c’est-à-dire leurs choix politiques et orientations idéologiques notamment.

Cette tendance traduit, selon Gardner, tout le débat classique entre deux
courants théoriques concernant l’étude du leadership. L’un porté sur la tâche
et l’autre sur les personnes qui tentent d’exercer des rôles d’influence :
« Alors que certains leaders privilégient les tâches à réaliser, d’autres
préfèrent concentrer leur intention sur les relations personnelles. Cela
traduit le désaccord classique entre deux écoles du leadership. L’une
s’intéresse à l’efficacité et l’autre aux relations interpersonnelles. Le leader
se trouve ainsi partagé entre deux options : soit il doit se concentrer sur le
travail à accomplir, c’est-à-dire la tâche à réaliser ou la mission à remplir,
soit il doit être orienté principalement vers les personnes chargées
d’exécuter les tâches afin de satisfaire leurs besoins, leurs attentes, etc. »
(Gardner, 1990 : 25). Qu’en est-il maintenant d’un autre type d’influence
qui renvoie à un leadership « informel » ou « non institutionnel » ?

6. Leadership « informel »
Pour Burns, les leaders « informels » sont ces individus qui occupent une
certaine centralité dans des cercles influents de décisions, c’est-à-dire de
petits groupes sporadiques menés par des chefs (leaders associatifs,
officiels, etc.). Les leaders « non institutionnels » jouent ainsi un rôle
déterminant dans les situations de crise dans la mesure où ils sont disposés à
négocier des arrangements et conclure des transactions afin de tenter de
désamorcer des conflits (Burns, 1978 : 289).

Cette idée est partagée par Tucker qui dénonce le fait que les leaders
« informels » n’aient pas fait l’objet d’un intérêt particulier de la part des
politologues167. De son côté, l’auteur établie une distinction entre le leader
(constitued) qui occupe une position officielle dans un ordre politique
hiérarchique et le leader (non constitued) qui possède un pouvoir informel
et capitalise un fort soutien public : « Selon une perspective particulière de
leadership, il y a un critère-clé pour évaluer des systèmes politiques, sur les
spectres de l’autoritarisme et de la démocratie : l’importance de l’intérêt
accordé par la société à ses activistes appelés leaders informels. » D’après
Tucker, dans les régimes démocratiques, les leaders (non constitued)
prolifèrent mieux dans les conditions politiques de liberté. Celle-ci leur
donne ainsi davantage d’opportunités pour définir la situation et présenter
leurs idées au public espérant gagner le soutien de followers. En revanche,
dans les contextes autoritaires, où les citoyens sont dépourvus de liberté et
n’accèdent pas aux médias des masse, les leaders « informels » n’auraient
pas beaucoup de chances de réussir168. Cela étant posé, plusieurs leaders
(non constitued) pourraient devenir des leaders politiques en s’arrogeant des
positions hiérarchiques d’autorité. Une personne peut agir ainsi comme un
leader en définissant une situation publique ou en amorçant une action
collective. Mais tant que cette personne n’a pas réussi à mobiliser des
followers pour mener à terme son action, elle ne peut pas devenir un leader
politique (Tucker, 1982 : 71-75).

Partant de ces idées, on a essayé de savoir s’il existe ou non un leadership


de type « informel » au sein du gouvernement local de la ville. Notre
objectif étant d’identifier des élus locaux qui seraient à même de mobiliser
un soutien « non institutionnel », en dehors de l’organisation à laquelle ils
appartiennent, pour pouvoir influer sur le processus de prise de décisions.
En d’autres termes, il s’agit de repérer les conseillers de la ville qui
parviennent à mobiliser des réseaux externes d’influence, alors qu’ils
n’occupent pas des positions formelles ou des postes de responsabilité au
sein du gouvernement local.

À cet égard, l’enquête nous apprend d’abord qu’une bonne partie des
conseillers se prononce en faveur d’unleadership de type « informel ».
Ainsi, 49,6% des interviewés se disent disposés à suivre un leader « non
institutionnel », c’est-à-dire « une personne de réseau disposant de
relations bien placées pour mener ses partisans », contre seulement 7,6%
qui se déclarent contre ce genre de comportement, comme le démontre
d’ailleurs, à titre illustratif, le graphique 57 ci-dessous.

Graphique 57 : « Que pensez-vous d’un politicien ‘homme de


réseaux’ ? »

Ensuite, l’enquête relève effectivement l’importance des réseaux


« informels » au sein du gouvernement local. Il s’avère ainsi que des
personnalités externes avaient joué un rôle non négligeable pour orienter les
choix des partisans surtout lors de la prise de certaines décisions majeures
dans la métropole. Pour preuve, les propos de la majorité desinterviewés qui
attestent d’une influence indéniable exercée par des personnalités
politiques, non représentées au sein du conseil, sur des choix stratégiques de
la ville. C’est le cas notamment de certains chefs de partis, d’anciens
députés et des élus locaux, ainsi que de certains notabilités influentes au
sein de la capitale économique.

Ce leadership « informel » s’est avéré particulièrement décisif, par


exemple, lors de l’élection du président du conseil de la ville en 2003.
L’analyse que l’on a consacrée au processus décisionnel, dans le sixième
chapitre, témoigne ainsi de l’importance des leaders « non institutionnels »
dans l’exercice de l’influence au sein du gouvernement local. Leach
confirme cette idée dans la mesure où il considère le comportement du
leadership comme un phénomène partagé qui se manifeste surtout au niveau
informel. Ainsi, dans tous les gouvernements locaux, il existe des formes de
« cabinets informels » comprenant les leaders et les présidents d’autres
comités ou des responsables hiérarchiques d’un groupe partisan (Leach,
2000 : 13).

Un examen des résultats de l’enquête démontre en effet que des leaders


« informels » parviennent à exercer une influence non négligeable sur le
cours des décisions prises dans la ville de Casablanca. En témoigne ainsi le
rôle joué par un « petit cercle » d’hommes politiques, dont notamment
Mohamed Kemmou, un notable local et ancien responsable de l’ex-CUC.
Ce dernier est considéré par la majorité des conseillers comme l’un des
architectes de l’alliance entre notables et islamistes légalistes du PJD qui
semble avoir favorisé l’élection de Mohamed Sajid à la tête du
gouvernement local. Malgré le fait qu’il ne soit pas représenté au sein du
conseil de la ville, Kemmou a su jouer de ses réseaux de relations et son
expérience politique parvenant ainsi à rassembler prés d’une quarantaine de
conseillers pour soutenir la liste du candidat UC. La majorité des conseillers
lui reconnaît d’ailleurs des qualités de négociateur grâce auxquelles
l’homme a su concevoir des arrangements qui avaient mis à mal la coalition
de l’opposition menée par l’USFP et l’Istiqlal.
L’exercice du leadership local est marqué aussi par l’intervention de
certains hauts fonctionnaires de l’administration qui tentent d’orienter les
décisions prises par le conseil de la ville. Leach est convaincu en effet que
l’influence peut s’étendre aux fonctionnaires. Selon lui, le comportement du
leadership n’est pas la chasse gardée des élus locaux, mais il peut aussi se
manifester par de hauts fonctionnaires ou des politiciens. Ainsi, dans un
petit conseil de district rural, le chef de l’exécutif peut prendre des
initiatives politiques. Par exemple, il peut tenter de convaincre les membres
élus de suivre une direction particulière. Il peut également influencer des
acteurs externes pour qu’ils participent à des programmes qui bénéficieront
à l’ensemble de la collectivité (Leach, 2000 : 13).

Mais cette conception manque apparemment de pertinence puisqu’elle


tend à confondre le rôle des politiciens élus avec l’autorité des
fonctionnaires. À notre avis, il est inconcevable d’associer le rôle des
leaders politiques à celui des bureaucrates. En fait, le comportement du
leadership est exclusivement l’œuvre de politiciens qui bénéficient de
l’adhésion volontaire des followers. Il est vrai, comme le fait souligner
justement Max Weber, que les fonctionnaires connaissent les dossiers dans
la durée parfois même mieux que les élus qui ne sont pas encore devenus
des « professionnels de la politique ». Pourtant, rien ne pourrait justifier
l’intervention du personnel communal pour tenter d’influencer la prise de
décisions. L’immixtion des fonctionnaires dans le processus décisionnel
témoigne ainsi d’un interventionnisme de l’administration locale, mais aussi
et surtout d’une vulnérabilité des élus et leur inaptitude à prendre les règnes
du gouvernement local.

Au terme de cette analyse consacrée aux types du leadership et aux styles


personnels d’influence, on peut donc conclure que la majorité des
conseillers considère que la ville de Casablanca ne dispose pas d’un
leadership politique susceptible de porter les demandes des partisans et
défendre les intérêts de la collectivité. Par ailleurs, les élus locaux semblent
convaincus que le « leader idéal » doit disposer de certaines qualités
personnelles, telles que la crédibilité et l’intégrité morale et religieuse,
même s’ils demeurent partagés entre différents styles personnels
d’influence. Pour exemple, la majorité des conseillers privilégie un
leadership de type « charismatique » qui met en avant les qualités
exceptionnelles d’un « grand homme », lequel se place au-dessus des lois et
échappe à tout contrôle. Par contre, les conseillers n’accordent pas un
intérêt particulier au leadership « légalo-rationnel » qui se réfère à des
règles et des modèles normatifs appliqués par une bureaucratie moderne.
Dans un autre registre, il apparaît que l’image du chef « totalitaire » et
« autoritaire » semble encore enracinée dans la culture politique locale au
détriment d’un comportement du leadership « démocratique » fondé, dans
un contexte de pluralisme, sur la loi de la majorité et l’adhésion volontaire
des followers à leurs leaders. Par ailleurs, la plupart des conseillers semble
se reconnaître dans un modèle « technocratique » de direction fondé sur
l’expertise d’un manager qui prône un leadership « entrepreunariel ». D’un
autre côté, il apparaît que les élus locaux n’accordent pas une importance
particulière au leadership « transactionnel », basé sur les échanges
d’intérêts, et encore moins au leadership « transformationnel » qui vise le
changement. Enfin, on constate que la majorité des conseillers considère
important un leadership de type « informel » porté par des meneurs qui ne
sont pas représentés au sein du conseil de la ville, mais qui disposent
toutefois de réseaux d’influence susceptibles d’orienter les choix du
gouvernement local.

Le fait que les conseillers soient partagés sur les types du leadership
pourrait s’expliquer par des facteurs culturels qui renvoient aux croyances
des individus, leurs représentations, leurs perceptions, leurs pratiques
sociales, etc., au sein de la communauté. Ce faisant, les styles personnels
d’influence seraient fonction des rapports de force et de sens entre plusieurs
acteurs locaux qui tentent de construire et diffuser un leadership « culturel »
émanant d’une identité politique locale « exclusive ». Pour vérifier cette
proposition, on consacrera le chapitre 10 qui suit à l’analyse des rapports
entre cultures, idéologies et leadership à partir de l’examen des efforts
déployés par des élus locaux pour faire parvenir leurs revendications grâce
à la production et la diffusion d’une idéologie basée principalement sur la
culture, la langue et la religion.

161 Le « leadership » doit être définitivement éloigné d’autres terminologies pouvant être
considérées de façon synonymique. On reprend ici une désignation qui revient souvent dans les
propos des interviewés. Ces derniers associent ainsi la notion de « leader » à celle de « caïd » pour
désigner le « leader politique ». La confusion ici est de taille puisque le mot utilisé renvoie surtout à
l’« agent de l’autorité » considéré comme le chef de l’administration d’un arrondissement territorial
(régional, préfectoral ou communal). Certains interviewés préfèrent parler d’un zaïm qui désigne
souvent une personnalité politique « nationaliste » qui renvoie à une certaine histoire de la résistance
au colonialisme. Le mot d’origine arabe a été forgé principalement par les défenseurs du
« panarabisme » et était introduit par certains idéologues avec la montée en puissance de
mouvements nationalistes et indépendantistes arabes vers la fin du 20e siècle. La notion de zaïm
semble désigner ainsi une figure de proue ou bien un personnage charismatique, à l’instar du
président égyptien Nasser, désormais en déclin dans les pays arabo-musulmans notamment. D’autres
interviewés, dont notamment le président et certains membres du bureau, préfèrent évoquer le
manager ou le management politique qui renvoie, d’après eux, à une direction « entrepreunarielle »
de la ville.
162 Selon Max Weber, le cadre conceptuel est plus détaillé en ce qui concerne les comportements
rationnels qui peuvent être modélisés sous forme de types parfaits. Pour Weber, la sociologie, en tant
qu’effort de rationalisation, est par définition plus apte à saisir les faits rationnels que les faits
irrationnels. Cependant, l’auteur est conscient que les idéaux-types sont des simplifications du réel,
mais c’est là, selon lui, que réside leur utilité : “Plus la construction des idéaux-types est rigoureuse,
c’est-à-dire plus elle est étrangère à la réalité en un sens, mieux elle remplit son rôle” (p. 50). Ainsi,
la sociologie, par sa méthode rationaliste, est un mode de connaissance qui tend à une compréhension
univoque des comportements tant rationnels que non-rationnels et qui, en s’éloignant de la réalité,
rend service à la connaissance (p. 49). Max Weber, Économie et société, op. cit., pp. 49-50.
163 Il faudra préciser que l’utilisation de la notion de « rationalité » est entendue ici au sens
« large » selon la définition sémantique de Raymond Boudon. Inspiré de Karl Popper, l’auteur
considère que l’acteur considère ces actions comme étant « rationnelles » malgré le fait qu’elles
soient tenues d’« irrationnelles » par l’observateur. Boudon évoque ainsi une rationalité de type
« traditionnel » qui renvoie à l’action de X qui va faire Y tout en étant convaincu qu’il n’y a aucune
raison de remettre des pratiques « anciennes » en question. Aussi, certaines actions qui relèvent de la
tradition peuvent-elles être tenues de rationnelles. Raymond Boudon, L’art de se persuader (des
idées douteuses, fragiles ou fausses), Essais, Seuil, 1992, p. 37.
164 À propos de la personnalisation de l’influence dans la sphère politique locale, Eugen Weber écrit
ceci : “la politique personnalisée est le stade introductif de la politique moderne (...) Il n’est pas
étonnant, dans ces conditions, que le bonapartisme se soit prolongé sous forme de mythe, de modèle
ou comme le ressort essentiel des suprématies locales. La politique, les problèmes, le gouvernement
étaient des abstractions. La plupart votaient ‘pour un homme’ (...) ‘pas forcément contre le
gouvernement ‘ (. ) ils sentaient encore qu’ils devaient avoir comme leader un homme ‘qui doit être
dans une certaine mesure un thaumaturge’ en cas de besoin ». Eugen Weber, La fin des terroirs, op.
cit., p.372.
165 Lasswell souligne l’importance capitale de la communauté pour l’exercice du leadership
"Unless leaders with the personality formation appropriate to democracy are supported by the
community, it is obvious that the equilibrium essential to sustain the democratic commonwealth
cannot be maintained. Leaders must be drawn from the community at large, rather than from a few
social strata”. Harold D. Lasswell, Power and Personality, New York, 1948, (pp.108-110).
166 Dans son excellent livre, The anatomy of revolution, Crane Brinton affirme que, dans
l’ensemble, le leadership révolutionnaire peut s’avérer efficace surtout au sommet de l’organisation.
Selon lui, les leaders radicaux (ou extrémistes) représentent un intérêt particulier pour le sociologue.
Ainsi, ils ont tous une chose en commun : « il combinent à des degrés variés des idéaux supérieurs à
un mépris total pour les inhibitions et les principes qui servent d’idéaux à la plupart des hommes.
(...) Ils ne sont pas des « philosopher-kings », mais des « philosopher-killers ». Ils possèdent un tact
réel et pratique, qui fait défaut à la plupart des leaders modérés, pour toucher les gens. Les
extrémistes disposent aussi d’assez de prophètes pour entretenir la flamme des followers qui
attendent voir le nouveau Jérusalem au coin de la rue ». D’après Brinton, le leader extrémiste ou
radical dispose de deux modes d’action : « il peut manipuler habilement les êtres humains les plus
complexes et pragmatiques dans les comités, les assemblées, les Parlements, les ministères, etc. Le
leader extrémiste ou radical peut utiliser largement et efficacement l’abstrait : les mots
indispensables qui persuadent et qui ont un pouvoir magique sur les groupes d’hommes en période
de révolutions. » Crane Brinton, The Anatomy of Revolution, Englewood Cliff, N.J. : Prentice-Hall,
1938, (pp. 156-160).
167 “Conventional political science more or less neglects the phenomenon of non constitued
leadership because it considers politics to be about power only, and non constitued leaders, by
definition, lack power. When and if they acquire it, they have transformed themselves into constituted
leaders. Yet non constituted leadership is something that political science overlooks at its intellectual
peril, because very much that is politically significant in the world thus remains outside its purview”
Robert C. Tucker, Politics As leadership, Columbia : University of Missouri Press, 1982, (pp.71-75)
168 Peu d’individus sont arrivés à surmonter des obstacles pour devenir des leaders « informels ».
En 1958, Andrei Sakharov, concepteur de la bombe hydrogène soviétique, demande d’annuler les
tests nucléaires sans arriver à convaincre Khrouchtchev. Il décide alors de mener un leadership
« informel » contre le régime en menant un mouvement pour le respect des droits de l’homme en ex-
URSS.
CHAPITRE 10
CULTURES, IDÉOLOGIES ET LEADERSHIP

L’étude du leadership doit prendre en considération la culture politique


qui oriente les représentations, les attitudes et les comportements des
acteurs locaux (partis, élus, notables...). Selon Leach l’influence exercée à
partir d’une position formelle est culturellement déterminée dans la mesure
où c’est une affaire de négociation (et renégociation) entre politiciens
professionnels et fonctionnaires. Le domaine d’action du leader est
déterminé ainsi par la culture politique du groupe. En effet, les chances dont
dispose un meneur pour orienter les choix de l’autorité locale, par exemple,
seraient fonction des normes et des valeurs adoptées par les membres du
conseil élu. L’effort du leader consiste ainsi à comprendre et à assimiler les
pratiques culturelles des membres du groupe auquel il appartient pour les
convaincre de suivre une direction particulière. D’après Leach, la variation
du degré de confiance dans le leader dépend en effet du modèle culturel
prédominant au sein de la collectivité. À cet égard, trois aspects de la
relation entre comportement de leadership et culture politique sont à
prendre en considération. D’abord, les circonstances dans lesquelles les
individus acquièrent des positions de leadership. Ensuite, trois différentes
relations entre leadership et culture politique sont à identifier et à analyser :
concordance, réaction et transformation. Enfin, les analyses des dynamiques
de la relation entre les leaders et le groupe dans des contextes culturels et
politiques particuliers (Leach 2000 : 48).

Selon Leach, le comportement du leadership est constitué de trois


éléments-clés : l’orientation de la tâche relative aux priorités accordées aux
fonctions hiérarchiques, l’élément comportemental relatif au style du
leadership adopté par un meneur et les valeurs et l’idéologie169 qui
influence l’agenda personnel du leader. Ces éléments convergent souvent
pour orienter le comportement du leadership. Pour exemple, le phénomène
courant du « fractionnisme » au sein des partis est souvent basé sur des
orientations idéologiques qui se manifestent notamment à travers des
groupements ethniques, des types de leadership différents ou bien des
divergences entre leaders sur le modèle « approprié » de prise de décisions.
La culture politique locale se trouve ainsi largement déterminée par le
comportement des leaders et en particulier leur capacité à engendrer un
changement dans les convictions et les croyances des partisans (Leach,
2000 : 26-27).

Dans cette perspective, on considère le comportement du leadership local


comme un processus de « bricolage »170 émanant d’efforts individuels
visant à diffuser une identité politique. Au-delà de la multiplicité des
acceptions, les usages de l’identité indiquent ici une oscillation entre deux
approches principales. La première, à dominante culturelle, est essentialiste,
tournée vers le passé ; elle vise la reconquête d’une identité unique et
homogène. La seconde, à dominante politique, est tournée vers l’avenir et
repose sur une conception pluraliste d’identités associées en réseau et
engagées dans un mouvement d’ajustement mutuel : « La culture politique
locale ne peut être séparée des processus concrets qui les impliquent ni des
structures tribales et du contexte global dans le cadre desquels des acteurs
(leaders et suiveurs) agissent en fonction d’intérêts actuels. » (Rachik,
2003 : 136).

Par ailleurs, il faudra rappeler que les aires d’identification des individus
se sont multipliées et l’État n’apparaît plus comme le principal maître
d’œuvre de la construction identitaire. L’actualité témoigne ainsi de la
diversification des stratégies identitaires des individus et des groupes :
identité nationale171 versus identité locale, etc. C’est pourquoi la conception
« primordialiste » de l’identité semble désuète, comme l’écrit d’ailleurs à
juste titre Jean François Bayart : « Il n’y a pas d’identité naturelle qui
s’imposerait à nous par la force des choses. (...). Et le terme d’“identité
primordiale”, couramment utilisée par les anthropologues ou les
politologues, est tout aussi malheureux. Il n’y a que des stratégies
identitaires, rationnellement conduites par des acteurs identifiables (...) et
des rêves ou des cauchemars identitaires auxquels nous adhérons parce
qu’ils nous enchantent ou nous terrorisent. » (Bayart, 1996 : 10). Vu sous
cet angle, une « identité locale » pourrait renvoyer à un espace socioculturel
imaginé, construit, approprié et surtout réinventé par des individus qui
occupent un territoire localisé (ville, circonscription...) ou bien qui
appartiennent à une entité politique distincte (partis, organisation...). Ces
individus seraient ainsi à même de défendre une culture commune malgré le
fait qu’ils soient partagés entre des identités plurielles et perméables, et des
réseaux enchevêtrés d’allégeances confuses qui rendraient difficile la
détermination d’une identité « exclusive ».

Face au déclin des modes traditionnels d’affiliation - la famille, la


profession, le syndicat, le parti, l’État -, l’identité locale se veut donc une
réponse appropriée aux attentes des individus qui ont perdu leurs repères
identitaires (quartiers, leaders associatifs, événements...). La proclamation
de sa priorité sur les autres formes d’identité pourrait ainsi conduire à
percevoir l’espace culturel à travers le prisme de « catégories identitaires
négatrices de l’autonomie du politique ». Pour exemple, certains usages de
l’identité locale (islamiste, amazighe, socialiste...) pourraient agir sur la
culture politique. Ce faisant, ils pourraient bien remettre en question les
valeurs et les normes qui orientent les comportements et les attitudes des
acteurs locaux à commencer par la nature même des liens d’allégeance
entre pouvoir central et élites locales ou bien entre les citoyens et l’État.

Dans cette optique, on peut considérer que les conseillers de la ville qui
revendiquent une « identité locale » auraient plus de chances d’accaparer
des rôles de leadership grâce à la formation et à la diffusion d’une idéologie
« spécifique » (nationaliste, progressiste...). Les leaders potentiels seraient
ainsi acculés à convaincre les partisans d’adhérer à un système de valeurs
qui permet d’élaborer des stratégies d’influence fondées sur des marqueurs
identitaires (religion, culture, langue, etc.). En d’autres termes, les
comportements de leadership seraient orientés par des idéologies exclusives
portées par des conseillers qui défendent des modes de leadership
particuliers (démocratique, conservateur…)172.

Partant de ces idées, on estime que le leadership ne peut s’exercer que


lorsque des leaders revendiquent, du moins explicitement, l’appartenance à
un groupe qui adopte un système particulier de valeurs et de normes. La
construction du leadership se trouve ainsi déterminée par des facteurs
essentiels à la formation d’une identité politique, c’est-à-dire un ensemble
de traits culturels sélectionnés et mobilisés par des acteurs qui tendent à
orienter les choix et les décisions du gouvernement local. Le processus de
leadership est inhérent ici à la mobilisation de followers dans des
situations173 en perpétuel changement en fonction des acteurs, des enjeux,
des stratégies, des ressources, etc. C’est pourquoi les mobilisations
collectives ne sont pas réductibles à une seule dimension, tribale ou
nationale, traditionnelle ou moderne, etc. Les espaces politiques locaux ne
sont plus des espaces indépendants, ce qui pousse les chefs locaux à
employer des ressources situées à une échelle nationale (Rachik, 2003 :
165).

Dans ce chapitre, on mettra l’accent sur un aspect cognitif du leadership


qui pourrait se manifester à travers le processus de justification de certaines
idéologies par des représentations, des connaissances, des croyances, des
valeurs, des sentiments moraux, etc., qui tendent à orienter les
comportements de leadership. Dans un premier temps, on essayera ainsi de
décrire la manière dont les conseillers de la ville s’imaginent, perçoivent et
se représentent la réalité de la vie politique locale à travers certains thèmes
tels que les partis, la femme, la religion, l’amazighité, la langue et l’autorité.
Et dans un second temps, on tentera de déterminer les facteurs décisifs qui
agissent sur la formation d’un leadership « culturel ». Celui-ci pourrait se
manifester à travers des stratégies identitaires « rationnellement » menées
par des leaders qui tentent d’orienter le processus décisionnel local.

I. REPRÉSENTATIONS POLITIQUES ET LEADERSHIP


« CULTUREL »
Afin de mieux appréhender le système des valeurs et des normes d’une
communauté174, Émile Durkheim propose d’étudier les représentations que
font les individus de la réalité sociale. En opposant la notion de
« représentation collective » à celle de « représentation individuelle »,
Durkheim voulait prouver l’autonomie des phénomènes sociologiques. Pour
lui, les représentations collectives étaient des productions mentales sociales
caractérisées par la stabilité de transmission et de reproduction. A l’inverse,
les représentations individuelles étaient posées comme étant variables et
instables, sujettes à des influences diverses, internes et externes à l’individu
(Durkheim, 1898 : 273-302).
Pour Abric, les représentations individuelles sont intrinsèquement liées
aux valeurs, au contexte historique et à l’idéologie : « Toute réalité est
représentée, c’est-à-dire appropriée par l’individu ou le groupe,
reconstruite dans son système cognitif, intégrée dans son système de
valeurs dépendant de son histoire et du contexte social et idéologique qui
l’environne. » (Abric, 1997 : 12). Les représentations sociales engendrent
donc les attitudes et orientent les conduites et les comportements des
individus : « La représentation définit ce qui est licite, tolérable ou
inacceptable dans un contexte social donné. Les représentations permettent
en somme l’élaboration d’une identité sociale et personnelle gratifiante,
c’est-à-dire compatible avec des systèmes de normes et de valeurs
socialement et historiquement déterminés. » (Abric, 1997 : 16-17).

Partant de ces idées, on a essayé de déterminer les représentations


politiques des conseillers de la ville en leur posant des questions sur des
thèmes divers et variés tels que le gouvernement local, l’affiliation
partisane, la religion, la femme, l’amazighité, l’usage des langues et le rôle
des autorités dans la vie politique locale. Les réponses des interviewés
permettent ainsi de dégager des perceptions culturelles du leadership, dont
les éléments centraux sont constitués, par exemple, par une norme, une
valeur, un stéréotype ou une attitude dominante envers l’objet de la
représentation.

Les résultats de l’enquête révèlent d’abord l’effacement de la


représentativité des partis politiques sur la sphère politique locale. Ainsi,
comme le démontre, à titre illustratif, le graphique 58 ci-dessous, 70,2% des
interviewés déclarent que les partis représentés au sein du conseil de la ville
ne représentent qu’eux-mêmes, 15,3% disent qu’ils représentent des
courants d’idées et seulement 3,8% estiment que les partis représentent tous
les habitants de la ville.

Graphique 58 : « Que représentent pour vous les partis présents au


sein du conseil de la ville ? »
Par ailleurs, les conseillers semblent accorder une importance particulière
à la représentation locale. Ainsi, 63,4% des interviewés déclarent
représenter la ville, alors que seulement 18,3% affirment représenter leurs
partis politiques. En outre, 38,2% des élus estiment que les propositions
qu’ils font au conseil répondent aux besoins et aux attentes des populations
de la ville, 32,1% déclarent qu’elles émanent de leur parti ou coalition, alors
que 1,5% affirment que les propositions des élus ne représentent qu’eux-
mêmes.

Le désaveu des élus pour les partis politiques semble donc se confirmer
au niveau local. Le rôle des partis est relégué ainsi au second plan au profit
de celui des conseillers. Ces derniers tentent en effet de se substituer à
l’institution partisane mettant en valeur le rôle primordial de l’élu local en
tant que représentant « privilégié » de la ville. Pour preuve, 55% des
interviewés déclarent qu’ils appartiennent à la ville, 35% au Maroc et
seulement 4,6% à leurs communes. L’identification des conseillers à la ville
en tant que territoire politique et socioculturel s’explique en grande partie
par la centralisation de la prise de décisions dans le conseil de la métropole
au détriment des conseils des arrondissements (ex-communes). Ces
derniers, faut-il le rappeler, ont été privés de la personnalité morale et
financière, conformément aux dispositions de la nouvelle Charte
communale de 2002. D’une certaine manière, la non-représentativité au sein
du conseil de la ville est perçue ainsi comme un indicateur de l’échec de
l’élu à s’imposer au sein du gouvernement local.

Par ailleurs, les élus locaux semblent convaincus, malgré tout, que les
partis politiques se doivent de jouer un rôle primordial dans la direction des
affaires locales. Pour preuve, 84,7% des interviewés déclarent qu‘« un élu
local sans appartenance partisane ne servira pas l’intérêt général de la
communauté ». La majorité des conseillers considère ainsi les partis comme
un acteur central à même de favoriser l’émergence d’un leadership
nécessaire pour conduire le processus de démocratisation du système
politique. Une grande partie des conseillers croit en effet que c’est
justement grâce aux partis que les élus sont recrutés, socialisés, encadrés et
surtout accrédités afin qu’ils puissent disposer d’une légitimité locale
susceptible de renforcer leur fonction représentative.

À l’instar des partis politiques, les représentations que font les conseillers
du gouvernement local revêtent une importance capitale dans le processus
de construction du leadership. L’action politique d’un leader pourrait être
orientée ainsi par sa perception de la nouvelle réforme communale, de
l’action du président, des membres de son bureau, des conseillers et du
modèle organisationnel du gouvernement local. À cet égard, l’enquête
révèle que la majorité des élus locaux ne semble pas favorable à la nouvelle
réforme du système politique local. Ainsi, 67,2% des interviewés pensent
que « la nouvelle Charte communale ne permet pas un meilleur
gouvernement des affaires locales », contre seulement 32,8% qui pensent le
contraire. Dans le même sens, 74,8% des conseillers estiment que « le
président et son bureau ne sont pas parvenus à bien organiser l’action du
conseil par rapport à l’expérience antérieure à l’application du principe de
l’unité de la ville », contre seulement 25,2% qui se disent convaincus que le
président et son équipe sont parvenus à améliorer la direction des affaires
locales au sein de la métropole. En outre, la majorité des conseillers rejette
le leadership « institutionnel » du président du conseil de la ville de
Casablanca. Ainsi, 42% des interviewés affirment qu’« ils sont très
insatisfaits de la manière dont le président et son bureau accomplissent
leurs rôles » et 22,1% parmi eux se disent « assez insatisfaits », alors que
seulement 32,8% des interviewés affirment qu’ils sont « assez satisfaits »
du rôle joué par le président et son équipe, comme le démontre d’ailleurs, à
titre illustratif, le graphique 59 ci-dessous.

Graphique 59 : « Êtes-vous satisfait de l’action du président et son


équipe ? »

Par ailleurs, la plupart des conseillers de la ville discréditent l’action des


élus locaux puisque 54,2% d’entre eux se disent « très insatisfaits » de la
manière dont ces derniers gèrent les affaires de la ville, contre seulement
7,6% qui affirment en être « assez satisfaits ». Interrogés sur la manière
dont la chose locale devrait être gérée, la majorité des conseillers déclare
être pour un « changement graduel » des lois, des stratégies et des hommes
politiques (élus locaux, députés...). Ainsi, 69,5% des interviewés se disent
en faveur d’une approche qui introduit des réformes progressives et
adaptées à l’organisation du conseil communal, contre 28,2% des élus qui
se disent favorables à un « changement radical » du mode du gouvernement
local. Alors que seulement 2,3% des interviewés appellent au maintien du
« mode actuel » de la direction des affaires de la ville.

D’un autre côté, l’enquête démontre que la majorité écrasante des élus
s’accorde sur l’effacement du rôle de la femme dans la vie politique locale.
Pour preuve, 90,8% des interviewés déclarent que « les femmes ne sont pas
bien représentées dans les conseils communaux ». Les conseillers
expliquent ce constat par plusieurs facteurs : d’abord, 74,% des interviewés
évoquent un « désengagement des femmes qui ne votent pas et ne se
présentent pas souvent aux élections communales ». Une partie des élus
mettent plutôt l’accent sur une certaine discrimination sociale dont font
l’objet les femmes qui aspirent faire de la politique. À cet égard, 54% des
interviewés déclarent, par exemple, que « les hommes ne facilitent pas la
tâche aux femmes pour qu’elles puissent s’affirmer dans la vie politique
locale ».

Dans le même ordre d’idées, 80,2% des conseillers de la ville croient que
« dans les coutumes, la politique a toujours été une affaire d’homme »,
comme le démontre, à titre illustratif, le graphique 60 ci-dessous. Par
ailleurs, 59,5% des interviewés s’accordent pour dire que « les lois en
vigueur empêchent les femmes de s’émanciper en politique ». Ceci étant
posé, les élus semblent toutefois partagés lorsqu’il s’agit d’évoquer la
responsabilité des partis politiques vis-à-vis de cette situation. Ainsi, 40,5%
des interviewés se disent convaincus que « les partis n’encouragent pas les
femmes à s’imposer dans la sphère politique », contre 59,5% qui déclarent
le contraire.

Graphique 60 : « Dans nos coutumes, la politique n’est pas une affaire


de femme ? »
Ce constat pourrait s’expliquer par plusieurs facteurs d’ordre
sociologique et politique. À cet égard, le tableau croisé 9 - relatif à
« perceptions des élus locaux de la représentativité de la femme au niveau
local » (annexe 9) - montre que l’âge n’exerce pas une influence
particulière sur l’image que font les conseillers de la place que devrait
occuper la femme dans la sphère politique locale. Pour preuve, les jeunes de
moins de 35 ans sont partagés quant à la représentativité de la femme au
sein du gouvernement local puisque la moitié d’entre eux affirment qu’elle
est plutôt bien représentée. Cette conception est défendue aussi par les
conseillers âgés de plus de 55 ans (97,9%). Ces derniers seraient ainsi
considérés comme les partisans d’une vision plutôt « conservatrice » de la
participation de la femme dans la vie politique. De fait, on peut affirmer que
l’effet « générationnel » ne tend pas vers une évolution « moderniste » de la
perception que font les jeunes de la femme dans le monde politique.

Dans un autre registre, il apparaît que ni le niveau d’instruction, ni la


catégorie socioprofessionnelle ne semblent exercer une influence
déterminante sur la perception de la place de la femme dans la sphère
politique. La majorité des conseillers s’accorde ainsi sur la faible
représentativité de la femme au sein du gouvernement local. Dans le même
ordre d’idées, il est intéressant de relever que les conseillers, aussi bien de
la majorité que de l’opposition, reconnaissent que la femme n’est pas bien
représentée au sein des conseils élus. Ce constat atteste d’une prise de
conscience de la part des acteurs politiques de la nécessité de réhabiliter le
statut de la femme en l’impliquant davantage dans la direction des affaires.
Il apparaît donc que même des partis « conservateurs » (nationaliste ou
islamiste) convergent plus ou moins vers une conception « moderniste »
défendue en particulier par des partis politiques qui prônent une idéologie
« progressiste » ou « égalitaire » entre l’homme et la femme.

Outre la représentativité de la femme au sein du gouvernement local,


l’enquête démontre que la majorité des conseillers de la ville semble
réservée quant à la place que devrait occuper la religion dans la vie
politique. Ainsi, 76,3% des interviewés pensent que « les gens ne doivent
pas être influencés dans leur vote par des leaders religieux ». Dans le même
sens, 74% des conseillers pensent que « les décisions locales ne devraient
pas être influencées par des chefs religieux ». Cela étant posé, les
conseillers semblent néanmoinspartagés quant à la nécessité de créer ou non
un parti politique sur la base de principes religieux. Ainsi, 52,7% des
interviewés ne pensent pas qu’« un parti islamiste modéré pourrait
contribuer à moraliser la vie politique locale », contre 47,3% qui disent le
contraire, comme le démontre d’ailleurs, à titre illustratif, le graphique 61
ci-dessous.

Graphique 61 : « Un parti islamiste modéré pourrait moraliser la vie


publique » ?
Ce constat pourrait s’expliquer en grande partie par des facteurs d’ordre
sociologique et politique. A cet égard, le tableau croisé 10 - relatif aux
« perceptions des élus locaux de la création d’un parti islamiste modéré »
(annexe 10) - montre que les catégories d’âge (jeunes ou vieux) et le niveau
d’instruction n’influent pas sur les attitudes des conseillers quant à la
constitution d’un parti d’obédience islamiste. Toutefois, il semble que les
conseillers francisants (58,8%)semblent plutôt défavorables à une telle
initiative contrairement aux conseillers arabisants (53,8%). La langue arabe
pourrait renvoyer ici à la religion et plus particulièrement à une « identité
islamique » prônée par certains conseillers au sein du gouvernement local.

Par ailleurs, il apparaît que les conseillers qui appartiennent au monde de


l’entreprise ou bien au milieu d’affaires manifestent une certaine
« ouverture d’esprit » quant à la mise sur pied d’un parti « islamiste »
(55,8%). La même idée est partagée par les conseillers-cadres ou qui
exercent des professions libérales (43,2%). Par ailleurs, il est intéressant de
souligner une certaine réticence des partis politiques à l’égard de la
constitution d’un parti « islamiste ». En témoigne ainsi le désaccord
exprimé par la majorité des conseillers affiliés à des partis (53,6%) et le
désaveu manifesté par la majorité des conseillers SAP (66,7%) à l’égard de
la constitution d’un parti d’obédience religieuse. Il s’agit là apparemment
d’une appréhension sous-jacente exprimée par les partis et plus
particulièrement par les conseillers qui y occupent des postes de direction
ou de responsabilité (56,6%). Ces derniers craignent en effet que les
partisans d’une idéologie islamiste s’imposent sur la scène politique. Par
ailleurs, force est de constater que ce sont plutôt les conseillers de
l’opposition qui appréhendent le plus la création d’un parti « islamiste »
(85,4%) comparés à ceux de la majorité qui affirment le contraire (68,1%).
D’une certaine manière, il apparaît que les partis « historiques » qui prônent
une idéologie « socialiste », par exemple, ne semblent pas tellement
favorables à voir émerger un parti d’obédience islamiste, contrairement aux
conseillers de la majorité qui participaient à la direction politique de la ville
dans le cadre d’une alliance entre notables et islamistes légalistes.

D’un autre côté, l’enquête révèle que la majorité des conseillers de la


ville semble réticente quant à la place que devrait occuper l’« amazighité »
dans la vie politique locale. Ainsi, 91,6% des interviewés pensent que « les
conseillers ne sont pas libres d’utiliser la langue amazighe dans leurs
interventions au sein du conseil », contre seulement 8,4% qui n’y voient
aucun inconvénient. Dans le même ordre d’idées, 91,6% des conseillers
pensent même qu’« il serait préférable que tous les conseillers
interviennent en langue arabe conformément à la Constitution ». En outre,
69,5% des interviewés ne sont pas d’accord sur le fait de « voir les
politiciens d’origine amazighe se rassembler au sein d’un parti politique »,
contre 30,5% d’entre eux qui se déclarent en faveur de la création d’un
« parti amazigh », comme le démontre, à titre illustratif, le graphique 62 ci-
dessous. La réticence des conseillers de la ville quant à l’utilisation de la
« langue amazighe » au sein du gouvernement local se manifeste aussi à
l’égard de la langue française. Ainsi, 74,8% des interviewés pensent que
« les élus francophones ne sont pas obligés d’intervenir publiquement en
langue française ».

D’une certaine manière, il semble qu’une grande partie des conseillers de


la ville n’est pas tellement favorable à ce que des élus tentent de diffuser
des discours politiques en des langues autres que l’arabe qui continue, le cas
échéant, à dominer les modes de communication au sein des institutions
politiques locales. L’« arabité » occupe ainsi une place centrale dans le
système de valeurs adopté par une grande partie des hommes politiques au
sein du gouvernement local. Ces derniers continuent en effet à privilégier
l’usage de la langue arabe, liée intrinsèquement à une « mémoire
collective »175 émanant d’une certaine histoire religieuse, culturelle et
politique du royaume.

Graphique 62 : « Il serait mieux que les politiciens amazighs fondent


un parti politique » ?

Ce constat pourrait s’expliquer principalement par des facteurs d’ordre


sociologique et politique. A cet égard, le tableau croisé 11 - relatif aux
« perceptions des élus locaux de la création d’un parti amazigh » (annexe
11) - montre qu’il n’y a pas de correspondance entre l’âge, le niveau
d’instruction et la catégorie socioprofessionnelle des conseillers, d’une part,
et leur opposition à voir émerger un parti qui rassemble les politiciens
d’origine amazighe, d’autre part. Ainsi, qu’ils soient jeunes ou âgés,
universitaires ou non, cadres supérieurs ou employés, les conseillers de la
ville rejettent catégoriquement l’idée de la création d’un parti amazigh. Ces
derniers eu semblent d’ailleurs convaincus, et ce, malgré le fait qu’ils aient,
par exemple, un parcours politique différent, qu’ils soient affiliés (68,3%)
ou non à des partis (83,3%), qu’ils y soient militants ou dirigeants, qu’ils
soient d’anciens ou nouveaux élus ou bien qu’ils appartiennent à la majorité
(58,3%) ou à l’opposition (87,5%) au sein du conseil de la ville. Ce constat
sans appel fait par la majorité écrasante des conseillers atteste d’un certain
rejet des revendications identitaires amazighes dont notamment l’idée de la
création d’un parti qui pourrait représenter les populations d’origine
amazighe.

Enfin, l’enquête révèle que la majorité écrasante des conseillers ne voit


aucun inconvénient à ce que la monarchie intervient dans la vie politique
locale. Ainsi, 93,9% des interviewés pensent que « les autorités centrales
ont le droit d’intervenir pour sanctionner les élus locaux qui ne respectent
pas la loi ». Ce constat laisse entendre que les élus locaux sont persuadés
que ce n’est pas au pouvoir judiciaire (tribunaux) d’intervenir, en premier
lieu, pour faire respecter l’application des lois et des règlements en vigueur.

Ce constat pourrait s’expliquer principalement par des facteurs d’ordre


sociologique et politique. Le tableau croisé 12 - relatif aux « perceptions
des élus locaux de l’intervention des autorités centrales dans la sphère
politique locale » (annexe 12) - montre qu’il n’y a pas de correspondance
entre l’âge, le niveau d’instruction et la catégorie socioprofessionnelle des
conseillers, d’une part, et leur consentement à voir le pouvoir central
intervenir au sein du gouvernement local d’autre part. Ainsi, qu’ils soient
jeunes ou âgés, universitaires ou non, cadres supérieurs ou employés, les
conseillers de la ville ne voient aucun inconvénient à ce que les autorités
centrales interviennent pour faire respecter la loi. Ces derniers semblent
persuadés de cette idée même s’ils ont, par exemple, un parcours politique
différent, qu’ils soient affiliés (94,4%) ou non à des partis (83,3%), qu’ils y
soient militants ou dirigeants, qu’ils soient d’anciens ou nouveaux élus ou
bien qu’ils appartiennent à la majorité (95,8%) ou à l’opposition (93,8%) au
sein du conseil de la ville.

Ce faisant, les conseillers cautionnent l’interventionnisme des autorités à


commencer par l’ingérence du gouvernement central dans les affaires
politiques. C’est le cas notamment des procès de justice conduits par le
pouvoir exécutif pour sanctionner parfois des élus locaux. L’affaire
« Slimani-Affoura »176 en est une parfaite illustration. Concernant cet
interventionnisme des autorités, la majorité des conseillers semble
convaincue que le ministère de l’intérieur devrait prendre souvent
l’initiative pour sanctionner des élus locaux, et ce, avant même que les
tribunaux jugent ou non de leur culpabilité dans des affaires de corruption
ou de mauvaise gestion des deniers publics, par exemple. La tendance
semble ainsi en faveur d’une valorisation par les élus du rôle du pouvoir
exécutif par rapport au pouvoir judiciaire. Ce qui explique d’une certaine
manière la pérennisation de la tutelle du ministère de l’intérieur sur les
conseils élus (de la ville, régional, préfectoral). Ainsi, face à l’hégémonie
d’un Headership institutionnel, représenté par les autorités locales (wali,
gouverneurs...), les chances de voir émerger un leadership politique dans la
ville de Casablanca s’avèrent considérablement réduites.

Au terme de cette analyse, on peut affirmer que les conseillers de la ville


nourrissent des représentations politiques plutôt controversées. D’abord, la
plupart d’entre eux valorisent la représentation locale dans le milieu urbain
et croient que les partis doivent jouer un rôle catalyseur au sein du
gouvernement local. À ce propos, la majorité des conseillers ne semble pas
toutefois convaincue par la nouvelle réforme du système politique local et
estime que les élus locaux, et à leur tête le président du conseil, sont
dépourvus d’un capital de leadership. Ensuite, la plupart des conseillers
s’accordent sur l’effacement du rôle de la femme dans la vie politique à
cause notamment de son manque d’engagement à participer activement au
processus électoral. Par ailleurs, la majorité des interviewés semble réservée
quant à l’usage de la religion dans la sphère publique puisqu’elle refuse, par
exemple, que des « leaders religieux » influencent les gens dans leur vote.
Par ailleurs, les conseillers semblent partagés à propos de l’idée qu’un parti
islamiste légaliste puisse moraliser la vie publique. Dans un autre registre,
la majorité des élus locaux semble réticente quant à la place que devrait
occuper l’« amazighité » sur la scène publique dans la mesure où elle rejette
l’usage du tamazight dans les institutions politiques et se dressent contre la
constitution d’un « parti amazigh ». Enfin, une grande partie des conseillers
ne voit aucun inconvénient à ce que les autorités centrales interviennent
dans la vie politique locale.
Il apparaît donc que les conseillers de la ville nourrissent une image
plutôt positive des partis appelés à jouer un rôle central dans la construction
d’un leadership susceptible de faire parvenir les attentes et les besoins de la
collectivité. Les conseillers semblent ainsi conscients de la centralité des
partis dans le processus de démocratisation qui passe aussi par une
séparation entre le religieux et le politique conjuguée à une implication plus
active de la femme dans le monde politique. Paradoxalement, cette
perception plutôt « moderniste » s’effrite, malencontreusement, devant le
refus des conseillers de reconnaître la langue et la culture amazighes. En
outre, ces derniers s’attachent à une « identité nationale » caractérisée par
une valorisation de la langue arabe et s’opposent à la création d’un parti qui
défendrait une identité culturelle amazighe.

Enfin, les conseillers ne semblent pas tellement attachés au « credo


démocratique », qu’ils prétendent d’ailleurs vouloir défendre, dans la
mesure où ils n’hésitent pas à manifester leur adhésion à une culture
autoritaire qui caractérise le système politique. En témoigne ainsi le fait
qu’ils ne sont pas convaincus que c’est la justice qui doit veiller au respect
de la loi dans un « État de droit » et non les autorités centrales qui
interviennent, par exemple, pour sanctionner des hommes politiques élus.
Ce constat est corroboré par les conclusions qu’on a dégagées
précédemment, dans le neuvième chapitre, concernant précisément la
prééminence des types du leadership charismatique et totalitaire dans les
attitudes des conseillers de la ville. Cette idée se confirme d’ailleurs au
niveau macroscopique à travers à la thèse de Mohamed Tozy selon laquelle
une culture autoritaire semble marquer le système politique marocain : « Le
système est agité par une double tension qui neutralise toute velléité de
transformation radicale. Il s’agit, en premier lieu, de l’enracinement d’une
culture autoritaire qui opère aussi bien au niveau du référentiel
monarchique que de celui de la classe politique. En second lieu, dans la
centralité de la religion dans un dispositif de légitimation et de construction
de contre-projet de société. » (Tozy, 1999 : 277-278)

De là, on serait tenté de conclure que ces représentations politiques


rendraient particulièrement difficile l’émergence d’un leadership
« démocratique » au sein du gouvernement local. Cependant, les conseillers
pourront toujours espérer influencer les choix du conseil à condition qu’ils
parviennent, par exemple, à mobiliser des partisans grâce à un discours
idéologique susceptible de les rassembler autour d’un leadership
« culturel ». Ainsi, la revendication d’une identité locale « inédite » pourrait
bien favoriser l’émergence de leaders locaux crédibles à même d’orienter le
processus de prise de décisions dans la ville de Casablanca. Tout dépendrait
en fait des stratégies identitaires qui renvoient à la manière dont des
conseillers s’approprient, sélectionnent et combinent des traits culturels
communs en vue de se différencier de leurs adversaires dans le but
d’exercer des rôles de leadership.

II. IDÉOLOGIES ET INFLUENCE


Le leadership est intrinsèquement lié à l’idéologie telle qu’elle est définie
par Raymond Boudon dans son analyse cognitive visant à expliquer la
genèse des croyances. À notre sens, cette conception « individualiste » des
mécanismes de diffusion des « idées fausses ou douteuses » pourrait
renvoyer, dans notre étude, aux efforts de leaders locaux visant la
justification « rationnelle » de leurs idées dans le but de mobiliser le soutien
de partisans. L’auteur explique cet effort par : « Un comportement cognitif
des individus cherchant à déterminer de ‘bonnes raisons’ de croire à leurs
idées peu importe si elles sont parfois objectivement fausses ou douteuses.
Ils parviennent ainsi à disposer d’un modèle sociologique du raisonnement
individuel menant à la justification de l’adhésion des sujets à des croyances
(...). » (Boudon, 1995 : 392).

Certains individus pourraient donc être considérés comme des


« idéologues » qui tentent, grâce à un discours de « raison », d’inculquer
leurs appréciations aux partisans afin de les convaincre de suivre un cours
particulier d’action (Folkertsma 1998 : 13). Dans des contextes socio-
historiques particuliers et changeants, ces individus essayent aussi de
défendre, et souvent d’imposer, certaines représentations politiques dans
lesquelles ils se reconnaissent et dont ils se servent pour défendre leur rôle
et statut de leadership (Leach et Wilson, 2000 : 31). Leur influence émane
ainsi du fait qu’ils sont considérés par les followers comme une source
d’autorité appelée à interpréter et à évaluer les évènements politiques et les
actions à entreprendre (Folkertsma, 1998 : 9).
La construction du leadership passe en effet par une idéologisation du
discours sans laquelle le leader ne peut défendre son identité politique
lorsqu’il tente d’orienter les choix de partisans, notamment lors de la prise
de décisions. Le comportement du leadership émane ainsi de l’individu177
qui cherche à donner un sens à ses actions, une orientation à ses attitudes et
ses choix, une manière particulière d’appréhender l’histoire et la réalité
sociale. On donne donc ici la primauté au fait individuel visant l’exercice
d’une influence grâce à la revendication d’une identité collective propre à
un groupe qui constitue une certaine unité politique. Cette revendication
découle principalement de représentations politiques qui s’incarnent dans
des actions individuelles explicites, lesquelles sont amenées à fonder une ou
des structures sociales nettement circonscrites178.

En évoquant ici l’identité collective, notre intérêt sera porté en premier


lieu sur les usages que font des leaders de certains traits culturels distinctifs
pour élaborer un « label identitaire » afin de défendre les intérêts d’un
groupe ou d’une coalition politique : « En ville, mis à part les cas où elle est
liée à des groupements informels ou à des associations organisées,
l’identité collective n’est qu’un système de classification basée sur des
supposés traits et attributs communs. En ville, l’identité collective est un
marqueur culturel, un ensemble de stéréotypes qui vise à caractériser une
catégorie sociale dont la dimension est large, le contenu lâche et les
contours vagues. » (Rachik, 2003 : 128).

Partant de cette idée, on considère l’individu dans sa quête de leadership


en fonction de sa personnalité déterminée, invariablement, par des agents
sociaux que sont, par exemple, le groupe, la famille, l’école, les institutions
sociopolitiques, etc. Notre objectif sera ainsi d’étudier les usages que font
les candidats au leadership d’un certain nombre de marqueurs identitaires
afin de justifier et défendre leurs idées face à leurs adversaires. Il s’agira
plus précisément d’analyser l’utilisation que font les conseillers de la ville
d’un ensemble de notions communément étudiées par les anthropologues
notamment. Ces notions constituent des composantes principales pour la
formation d’un discours idéologique à base identitaire qui permet, par
exemple, à un élu en quête de leadership de marquer une « singularité
culturelle » par rapport à ses rivaux au sein du gouvernement local.

En d’autres termes, une identité politique ne peut se manifester que grâce


à l’interaction du leader avec les membres du groupe. Elle doit
nécessairement être portée par des meneurs, des porte-paroles (spokesmen),
qui tentent de convaincre des followers d’adhérer à des orientations ou à
des choix spécifiques. À cette fin, un leader doit, autant que possible,
adopter des positions techniquement avantageuses pour lui, louer ou
calomnier à bon escient, manier habilement la surenchère et la
rhétorique179, le tout afin d’exercer un leadership. Le discours devient à cet
égard un critère principal pour pouvoir identifier, par exemple, les meneurs
parmi les conseillers de la ville. Ces individus qui cherchent à exercer de
l’influence sur le processus décisionnel grâce notamment à un effort de
communication qui vise à faire parvenir certaines revendications et à
contrer celles des adversaires.

Le comportement du leadership est fonction donc des stratégies


d’élaboration et de diffusion d’un discours politique « spécifique »180.
Notre démarche a consisté ainsi à analyser un échantillon sélectif de
discours prononcés publiquement par des conseillers, parfois au nom d’un
groupe politique (ou une coalition), lors de quelques assemblées générales
du conseil de la ville de Casablanca, tenues entre 2003 et 2006181. Outre
cela, on a tenu à assister à des séances plénières du conseil de la ville (une
quinzaine) afin de s’assurer de la fiabilité des comptes rendus et aussi pour
observer et décrire, in situ, les comportements de leadership des conseillers,
notamment lorsqu’ils interviennent pour défendre leurs idées avant le vote
des décisions.

Par ailleurs, une analyse discursive des comptes rendus, et


accessoirement de certaines déclarations de presse, nous a permis de mieux
appréhender le processus de formation du leadership « culturel » par
certains conseillers qui usent de « substrats identitaires » pour faire
prévaloir leurs propositions. Des meneurs potentiels seraient ainsi tentés de
justifier « rationnellement » leur choix en se référant à une toile de fond
idéologique constituée principalement de certaines composantes identitaires
telles que la religion, la langue et la culture.

Mais avant de vérifier en détail cette proposition, il serait utile de


rappeler que l’enquête a révélé, dans les chapitres précédents, que seuls le
président et des membres du bureau parviennent, tant bien que mal
d’ailleurs, à exercer un leadership « institutionnel ». Les résultats de
l’enquête nous apprennent aussi que l’interventionnisme des fonctionnaires
et le manque d’initiative des conseillers réduisent considérablement leurs
chances d’influer sur le cours des décisions. Pour preuve, les deux tiers de
ces décisions sont proposés par le personnel communal et de hauts
fonctionnaires de la commune sous la conduite du chef de l’autorité locale
(le wali). Toutefois, force est de constater que ces décisions ne bénéficiaient
pas du soutien nécessaire de la part des élus locaux. Pour exemple, sur un
ensemble de près de 150 décisions prises par le conseil de la ville entre
2003 et 2007, le tiers a été voté à l’unanimité, le deuxième tiers par une
majorité relative (entre 50 et 70 conseillers) et le troisième tiers par
seulement une minorité (entre 30 et 50 conseillers).

En rappelant ces résultats, on veut souligner l’effacement du rôle des


leaders politiques à même d’obtenir l’adhésion volontaire de partisans en
vue de faire passer (ou bloquer) telle ou telle proposition. Les rares fois, par
exemple, où le président ou l’un de ses proches collaborateurs sont arrivés à
mobiliser le soutien nécessaire pour approuver leurs propositions, ils y sont
parvenus grâce à une faible majorité, souvent arithmétique, ou bien grâce au
soutien d’un acteur externe (fonctionnaire, parti...). Il est d’ailleurs rare que
les tentatives de leadership aient influencé réellement les choix stratégiques
du conseil, et ce, malgré les efforts de certains élus qui tentent parfois
d’user de « référents culturels » en vue de renforcer les convictions et
justifier les actions de followers.

En d’autres termes, les conseillers qui défendent un leadership


« idéologique » semblent avoir du mal à orienter fortement les décisions du
conseil de la ville de Casablanca. À la limite, ils sont en mesure d’exercer
une influence restreinte grâce à des efforts de communication (rhétorique,
interventions médiatiques...). On retrouve ici ce que Goffman appelle les
comportements mineurs qui regroupent aussi bien les conduites de
figuration (face-work) que la « réparation » qui s’efforce à remettre en état
les choses après que les accidents sont survenus182. Il s’agit là tout
particulièrement d’un effort déployé par certains conseillers, dont
notamment les membres du PJD et de l’USFP, qui essayent de « faire bonne
figure » lorsqu’ils n’arrivent pas à imposer leur style du leadership.

Bref, on serait tenté de conclure que les conseillers ont peu de chances
d’exercer une influence réelle sur le processus de prise de décisions au sein
du conseil de la ville de Casablanca. En témoignent ainsi les résultats de
l’enquête qui infirment toute tendance lourde ou toute régularité empirique
susceptibles d’attester du fonctionnement d’un leadership local « réel ».
Cependant, on suppose toutefois qu’un discours idéologique pourrait bien
renforcer l’élaboration et la diffusion d’une identité politique « exclusive ».
Celle-ci pourrait favoriser ainsi la compétition entre les partis et les élus
locaux qui tentent d’accaparer des rôles de leadership. Des identités
politiques plurielles, perméables et malléables pourraient du coup se
manifester au sein de la sphère politique à travers les comportements et les
attitudes de certains conseillers. Pour faire parvenir leurs revendications,
ces derniers devraient ainsi élaborer et diffuser, systématiquement, un
discours politique pertinent qui se réfère à des substrats culturels,
linguistiques ou religieux.

1. Croyances religieuses et culture politique locale


Les rapports du politique avec le religieux pourraient renseigner sur les
modalités de construction d’un leadership culturellement déterminé par les
acteurs locaux. La religion peut être considérée à cet égard comme un
« référent culturel »183 qui pourrait prédisposer l’individu à prendre
conscience d’une identité politique inclusive et singulière. Il se peut en effet
que des leaders usent d’un système de valeurs religieuses (intégrité morale,
solidarité, prééminence de la chari’a...) pour convaincre des partisans
d’adhérer à une culture commune particulière, exclusive et intégrante. Un
leader en tant qu’acteur social ne peut donc ignorer les croyances
religieuses prédominantes dans l’environnement auquel il appartient. En
outre, il pourrait bien mobiliser la religion (rites, dogmes...) pour construire
et diffuser une idéologie « islamiste », par exemple. Ce faisant, la religion
pourrait bien influencer l’exercice du leadership dans la mesure où elle
permet aux meneurs de conquérir une légitimité d’un type « traditionnel » à
même de les aider à dominer, par exemple, le débat d’idées au sein de la
collectivité.

Malgré cela, l’enquête révèle que l’usage de la religion ne prédomine pas


les comportements des conseillers de la ville en quête de leadership. Ainsi,
il apparaît que le référentiel religieux se manifeste sporadiquement dans le
discours des conseillers islamistes du PJD. Pour gagner en crédibilité, ces
derniers insistent en effet sur l’engagement du parti à soutenir un modèle de
gouvernement local fondé sur une « éthique islamique ». Plus
concrètement, les conseillers PJD tentent de défendre, tout au moins
implicitement, un leadership idéologique qui oscille entre la chari’a, qui est
la loi sacrée de l’islam, et ses préceptes juridiques et politiques.

Ceci étant posé, une analyse de contenu du discours des conseillers PJD
atteste toutefois d’une utilisation accessoire du référent religieux pour faire
valoir des orientations politiques spécifiques. Ainsi, malgré le fait qu’ils
usent de commandements et préceptes religieux (hadiths, versets
coraniques...), les conseillers islamistes légalistes ne parviennent pas
souvent à peser sur les choix des élus et les décisions majeures prises par le
conseil de la ville. Dans la plupart des cas, les interventions des conseillers
PJD visent principalement à communiquer sur leur action locale pour se
différencier de leurs adversaires (progressistes, nationalistes...). Ce faisant,
ils essayent souvent de marquer les esprits en soulignant, par exemple,
l’attachement du parti à un référent historico-religieux qui met en avant une
spécificité culturelle localisée, une singularité identitaire arabo-sunnite
actualisée, un particularisme civilisationnel réinventé, etc.

Mais cela n’empêche pas pour autant les conseillers PJD d’user parfois
de la religion à des fins politiques. Pour cela, ils n’hésitent pas à propager
un discours « moralisateur » émanant d’une « éthique religieuse ». Celle-ci
est fondée principalement sur des règles et des codes culturels qui tendent à
orienter les comportements et les attitudes politiques des conseillers. Ce fut
le cas notamment lorsque l’idée du festival a été soumise, en 2004, au débat
au sein des organes du conseil de la ville de Casablanca. Ainsi, et malgré le
fait qu’ils appartiennent à la majorité, les conseillers PJD se sont montrés
particulièrement critiques à l’égard de l’organisation du festival par une
association non représentée par les élus locaux. En outre, un leader PJD,
Mustapha el-Haya, avait même considéré cet événement comme une
atteinte aux mœurs et aux valeurs de la société marocaine. À ce égard, il
avait déclaré ceci :

« Le festival ne respecte pas l’authenticité et la civilisation glorieuse


d’une ville historique comme Casablanca. Nous ne sommes pas pour un art
qui encourage la débauche, incite à des dérives et contribue à détruire les
mœurs et la morale de la société marocaine. Il faut arrêter de mener des
guerres imaginaires sous prétexte de combattre la montée d’un courant
d’idées particulier [ndlr : islamistes]. La culture ne se réduit pas à la
musique et à la danse(...). Il faudra plutôt consacrer l’argent du festival à
lutter contre la précarité et l’insécurité, en particulier dans les quartiers
défavorisés de la ville. »184

Ce discours « moralisateur » avait mobilisé nombre de conseillers à


commencer par ceux qui avaient déjà rallié parfois la position du PJD sur
certains sujets politiques tels que le festival de Casablanca et la révision du
contrat avec la Lydec. C’est le cas notamment de cet élu istiqlalien qui avait
apprécié les interventions des conseillers islamistes légalistes en exprimant
ainsi son opposition à l’organisation du festival en ces termes :

« Je ne peux qu’applaudir mon ami, [ndlr : un conseiller PJD] car je suis


en effet scandalisé par l’organisation d’un festival qui encourage la
délinquance, la nudité et la violence ».

Par ailleurs, la campagne du PJD contre le festival ne s’est pas limitée


aux débats au sein des organes du conseil de la ville, mais elle s’est étendue
aussi à la presse écrite qui faisait l’écho des divergences politiques et
idéologiques entre les conseillers de la métropole. En outre, les conflits
entre partisans et opposants à l’organisation du festival avaient perduré
même après le vote en faveur de l’organisation de cet événement. Pour
preuve, lors d’une réunion du conseil de la ville en 2005, un conseiller PJD
avait pris ainsi la parole pour réitérer son rejet de l’idée du festival qui,
selon lui, porte atteinte aux valeurs de la société musulmane dans le sens où
il encourage l’adultère et la consommation de l’alcool et la drogue. À cet
égard, il avait déclaré ceci :

« Le festival contribue à propager la mixité, la nudité et la débauche. La


police a reconnu avoir saisi de la drogue (haschisch et comprimés
hallucinogènes) et des milliers de préservatifs chez des jeunes et même des
mineurs ayant assisté au dernier festival de Casablanca. Alors, on pourra
bien se demander si le but d’une telle initiative n’est pas de propager le
sida et encourager l’adultère et les relations extraconjugales vu qu’il y
avait justement des gens qui distribuaient des préservatifs à des adolescents
qui assistaient aux spectacles. »

La mobilisation de valeurs islamiques renforce ainsi la validité du


discours politique des conseillers PJD même s’ils ne parviennent pas
souvent à orienter le cours des décisions. Dans le meilleur des cas, les
islamistes légalistes arrivent à se faire remarquer lors des débats publics
parvenant parfois même à convaincre le président et son bureau d’adopter
quelques-unes de leurs propositions (report du vote, création d’un comité,
réalisation d’une étude...). C’est le cas notamment lorsque des conseillers
PJD sont parvenus à influencer les choix artistiques du festival dans sa
deuxième édition en 2006. Après s’être abstenu de voter en faveur de son
organisation la première fois en 2005, le président s’est laissé persuader par
la proposition d’un conseiller PJD d’introduire l’« art islamique » dans le
programme du festival. Une star de la « chanson engagée » (dite aussi al-
Oughniya al-Moultazima) a été invitée pour participer à l’événement à la
grande satisfaction des conseillers islamistes légalistes et leurs partisans.

Dans le même sens, un conseiller PJD n’a pas hésité à exprimer les
ambitions politiques du PJD d’accaparer à terme un leadership « culturel »
à connotation religieuse. À cet égard, ce dernier n’a pas caché la
détermination de son parti à orienter l’action culturelle au sein du
gouvernement local. À cet égard, il avait déclaré ceci :

« Je suis convaincu que mon parti aura marqué sa spécificité en laissant


son empreinte sur le festival de Casablanca. La présence de la chanson
islamique, par exemple, dans le programme de cet événement est un
premier pas pour mettre en place, dans un avenir proche, un festival d’art
islamique noble regroupant chanteurs, poètes, artistes, etc., dans une
grande ville comme Casablanca.185 ».

Cependant, malgré l’utilisation d’un discours islamiste, les conseillers


PJD n’affichent pas systématiquement une attitude religieuse
« spécifique »186. Deux exemples pourraient illustrer notre propos : la prière
et la tenue vestimentaire. La prière est une des formes les plus courantes qui
atteste de l’attachement d’un individu à ses croyances religieuses. En outre,
elle est censée permettre un recueillement nécessaire à la communication du
pratiquant avec Dieu. Au Parlement marocain, faut-il le rappeler, le
règlement intérieur dans son article 62 autorise le président à suspendre ou
à lever la séance pour l’accomplissement de la prière.

Au niveau local, les islamistes légalistes semblent se tenir à une stratégie


du « profil bas » qui se manifeste à travers une attitude religieuse
« pragmatique » émanant d’une certaine « distinction » entre le politique et
le religieux. Pour preuve, les conseillers PJD n’ont jamais appelé le conseil
de la ville à interrompre les débats pour que les conseillers fassent leur
prière. Ils tiennent ainsi à s’acquitter discrètement de leur fonction
n’hésitant pas à reporter leurs prières après la fin des séances qui durent
parfois de longues heures ininterrompues187. Ce faisant, les conseillers PJD
ne tentent pas de se démarquer du reste des membres du conseil en affichant
une attitude religieuse « prononcée ».188 Les pratiquants parmi ces derniers
décident parfois de quitter la salle à chaque appel à la prière (Azan) pour
s’acquitter de leur devoir. Et dans l’absence d’une mosquée « officielle » au
sein de la commune de Casablanca, certains conseillers se contentent
d’accomplir leur prière dans les locaux de la wilaya (bureaux...). Alors que
d’autres choisissent de la faire dans un espace annexé à la wilaya (Hall),
aménagé par des fonctionnaires et accessible au grand public.

Par ailleurs, il apparaît que les conseillers du PJD n’accordent pas un


intérêt particulier aux symboles et aux emblèmes religieux. Concernant la
tenue vestimentaire, par exemple, la plupart des conseillers PJD préfèrent
des costumes aux couleurs sombres et discrètes sans cravates. Il est rare
aussi que les islamistes légalistes portent, par exemple, la « djellaba » ou le
« kamis »189 lorsqu’ils se rendent au conseil de la ville, y compris le jour
sacré du vendredi. En outre, une bonne partie d’entre eux ne portent pas de
barbe, à l’instar des fondamentalistes religieux, et ne semblent pas gênés
outre mesure de serrer, par exemple, les mains des femmes. Sachant que la
plupart des ulémas orthodoxes interdisent catégoriquement les contacts
entre un musulman et une femme en dehors du cadre du mariage190.

La seule femme voilée conseillère PJD est une jeune cadre supérieur au
ministère de l’Economie et des Finances. Sociable et ouverte d’esprit, elle
ne semble guère contre le principe de « mixité » à condition que les
rapports homme/femme soient fondés sur le respect mutuel. En tant qu’élue
locale à la tête de la commission des affaires juridiques du conseil, elle
n’hésite pas, par exemple, à solliciter l’aide du personnel politique et
communal, à majorité masculine d’ailleurs, pour s’acquitter
convenablement de sa mission. Les résultats du scrutin local du 12 juin
2009, faut-il le rappeler, ont permis au PJD de renforcer son leadership
féminin grâce à 5 sièges remportés par des élues islamistes dans le conseil
de la ville de Casablanca.

Cependant, rien ne permet d’attester que les conseillers PJD sont plus
actifs et engagés que les autres à revendiquer une identité islamique
« dure ». Ainsi, la singularité du comportement religieux ne représente pas
un aspect déterminant dans les attitudes des conseillers qui tentent de mettre
en avant des valeurs et des normes religieuses pour accaparer des rôles de
leadership. En outre, il semble que l’usage du référentiel religieux n’est pas
la chasse gardée des islamistes légalistes qui siègent au sein du conseil de la
ville de Casablanca. De plus, des attitudes religieuses semblent se
manifester à travers des pratiques culturelles plus ou moins détachées de
revendications politiques ou idéologiques. En d’autres termes, certains
conseillers affichent des comportements de type « conservateur » qui
émanent parfois de valeurs traditionnelles, mais sans qu’ils renvoient
nécessairement à des valeurs religieuses. Pour preuve, le cas de certains
conseillers qui, dans un élan de conservatisme, n’hésitent pas à saluer
l’intégrité des conseillers « islamistes » allant parfois même jusqu’à rallier
la position du PJD au sein du conseil de la ville. À cet égard, on peut citer
l’exemple de ce conseiller PPS qui ne semble guère marqué par l’idéologie
« progressiste » prônée « historiquement » par son parti. De plus, son
attitude religieuse laisse à penser qu’il représente un courant islamiste à en
juger par son attachement manifeste aux préceptes religieux (kamis, barbe,
assiduité dans l’accomplissement des prières...). À l’entendre une fois
regretter le fait d’avoir manqué d’accomplir la prière du vendredi, à cause
de sa présence avec les élus pour accueillir le roi, lors de sa visite du 21
juillet 2006 à Casablanca, on serait bien tenté de conclure que ce conseiller
était membre représentant du parti du PJD et non un militant PPS.

En somme, on peut affirmer que les attitudes religieuses contribuent plus


ou moins à former une identité locale « spécifique » qui permet de
différencier, par exemple, les détenteurs d’une idéologie « islamiste » de
leurs rivaux (nationaliste, socialiste...). Mais cela ne doit pas nous faire
oublier que les comportements religieux des politiques représentés au sein
du gouvernement local font partie intégrante des pratiques sociales et
culturelles qu’ils ont acquises tout au long de leur parcours par le biais des
agents de socialisation et de politisation de base (famille, tribu, parti...). Au
sein de la sphère politique locale, les signes religieux ostentatoires, à
l’instar du port de la barbe, du « kamis » ou du « voile islamique », ne
renvoient pas nécessairement à une revendication politique ou idéologique
exclusive. Toutefois, il faudra reconnaître que la mobilisation de valeurs et
de symboles religieux pourrait contribuer, à tout le moins, à légitimer le
discours des élus qui tentent de diffuser une identité inclusive construite
principalement sur la base d’une éthique religieuse (l’islam) et un référent
linguistique (l’arabe).

2. Langue « commune » et styles de leadership


La langue est considérée comme un signe d’appartenance, un terrain où
convergent des convictions, des représentations et des perceptions portées
par des individus ou des groupes. Les travaux de Jean Piaget191 démontrent
à ce titre l’importance du « bain linguistique » dans lequel est plongé
l’enfant dès sa naissance pour la constitution cognitive de sa personnalité.
Ainsi, la langue est à la fois contexte d’échange et de cognition, lieu de
l’individuel et du collectif, un point de passage obligé pour communiquer
avec les autres afin de les comprendre, les convaincre et parfois même les
influencer pour pouvoir mieux les diriger. Max Weber met justement en
évidence les rapports de la langue avec la politique lorsqu’il écrit ceci : « La
communauté de langue produite d’une même tradition transmise par la
famille et le milieu immédiatement environnant, facilite au plus haut point
la compréhension réciproque et, par conséquent, l’établissement de toutes
les relations sociales. » (Weber, 1971 : 43).

Cependant, dans les discours des conseillers de la ville, la « langue » ne


constitue pas un vecteur principal qui permet de marquer une certaine
appartenance à un groupe social ou à une communauté linguistique. Les
rares fois où la langue a été mobilisée par les conseillers étaient lorsque ces
derniers manifestaient leurs préférences individuelles pour l’utilisation
discursive d’un tel ou tel registre linguistique (français, arabe ou darija).
L’usage que font certains élus des langues visait essentiellement à orienter
symboliquement les perceptions culturelles des followers à propos de l’outil
« approprié » de communication politique. Pour cette fin, des conseillers
tentaient de faire usage parfois d’une langue ou d’un registre linguistique
dans le but de préserver leur image de marque, leur style de communication
ou bien la réputation collective de leur parti. En revanche, ils semblaient
moins disposés à revendiquer pleinement et explicitement une identité
culturelle à base linguistique.

D’après l’enquête, il s’est avéré ainsi que les élus, dont la majorité est
arabophone, n’accordent pas un intérêt particulier à la maîtrise des langues,
par exemple. En outre, une grande partie des conseillers perçoit l’arabe
classique comme la « langue officielle et nationale » du pays. Et même s’ils
n’osent pas dénoncer ouvertement la diversité linguistique, ils ne
considèrent pas « légitimes » pour autant que des conseillers défendent des
revendications identitaires qui valorisent, par exemple, la langue française
ou le tamazight. De plus, une grande partie des interviewés n’apprécie
guère l’utilisation de ces registres linguistiques considérés d’ailleurs comme
étant véhiculaires. En revanche, ils préfèrent que « tous » les conseillers
élus interviennent en arabe, ou bien en langue véhiculaire à l’instar du
darija, pour défendre leurs idées et faire parvenir leurs choix au sein du
gouvernement local.

Vu sous cet angle, la langue n’est pas considérée dans une perspective
interculturelle comme étant un vecteur de l’identité d’un individu ou d’un
groupe culturel ou linguistique. La majorité des conseillers de la ville
manifeste au contraire un certain « repli identitaire » qui se traduit par une
dévalorisation des systèmes culturels concurrents. Pour preuve, la plupart
des élus locaux décrient ainsi le fait de parler français et n’hésitent pas
parfois à stigmatiser les élus francisants ou francophones. En outre, ils les
accusent même parfois de vouloir marginaliser la langue et la culture arabes
au sein du gouvernement local. Pour exemple, lors d’une réunion du conseil
de la ville en 2005, des conseillers de la majorité se sont retirés ainsi de la
salle en signe de protestation contre l’utilisation par un élu de l’opposition
de la langue française dans son intervention lors d’une séance plénière du
conseil.

Le même scénario s’est reproduit, lors de la session de juillet 2005,


lorsque certains conseillers de la majorité avaient dénoncé, publiquement, le
fait que le document de la convention entre l’association du festival de
Casablanca (AFC) et le conseil de la ville soit rédigé uniquement en langue
française. Un conseiller PJD avait regretté à ce titre le fait que les
rédacteurs de la convention du festival aient oublié, peut-être délibérément,
de traduire la convection en arabe. Ne serait-ce que par pur respect à la
langue arabe et aux conseillers non francisants. À cet égard, il avait déclaré
ceci :

« Mais où est passé donc la langue arabe ? Pourquoi la convention avec


l’AFC est-elle rédigée en français ? On doit s’attacher à notre authenticité,
car nous sommes marocains et arabes et nous devons donc de respecter la
langue arabe qui doit être prioritaire par rapport à la langue française. »

L’attachement de la majorité des conseillers à la langue arabe se


manifeste aussi en dehors du conseil de la ville. Comme cette fois, à
l’occasion d’un séminaire international sur la ville de Casablanca, tenu en
2007, lorsque des conseillers de la ville présents à cet événement, dont
certains membres de la majorité, avaient décidé de quitter la salle pour
protester contre l’intervention du président du conseil en langue française.
Certains conseillers avaient dénoncé le comportement du chef du
gouvernement local qui n’a pas su, selon eux, mettre en valeur l’« identité
linguistique » de la ville surtout en présence de personnalités étrangères
présentes lors de cette réunion.
Par ailleurs, une grande partie des interviewés semble tout aussi réticente
face à l’utilisation du tamazight dans les interventions des élus devant le
conseil de la ville. En outre, la majorité d’entre eux n’apprécient guère que
le tamazight soit instrumentalisé pour faire parvenir des revendications
politiques ou idéologiques. Lors de la session de juillet 2005, par exemple,
une bonne partie des conseillers n’a pas apprécié qu’un conseiller de la
majorité appelle les organisateurs à ce que la chanson amazighe fasse partie
du programme du festival de la ville de Casablanca. Pourtant, malgré cette
prise de position d’ordre idéologique, le tamazight semble être toléré et
parfois même utilisé dans les discussions privées entre certains conseillers
ou bien entre des conseillers et des fonctionnaires.

Dans un autre registre, l’enquête révèle que les conseillers


« amazighophones » ne font pas souvent de propositions susceptibles de
valoriser la langue et la culture amazighes (rédaction des comptes rendus et
des procès-verbaux, intervention en tamazight lors des réunions des
commissions...). Un conseiller de la majorité avait toutefois manifesté, à
plusieurs reprises d’ailleurs, un certain attachement à ses origines
berbérophones. Lors d’une réunion du conseil de la ville en 2006, il a pris la
parole en tamazight pour défendre ses idées en public. Sa manœuvre avait
suscité un mécontentement parmi certains conseillers particulièrement
« hostiles » à la langue amazighe. Lors d’un entretien qu’il nous a accordé,
en 2006, il n’hésite pas à revendiquer explicitement l’adhésion à une
certaine identité amazighe en ces termes :

« Je suis d’origine amazighe et j’en suis fier. Il ne faut pas oublier que
c’est grâce aux ‘chleuhs’ que le président est parvenu à décrocher la
mairie. J’aurais au moins le mérite de crever l’abcès en intervenant devant
le conseil de la ville en tamazight. Je crois que c’est la première fois qu’un
élu local ose affirmer haut et fort son identité reconnue désormais par la
plus haute autorité dans le pays. »

Face à ce comportement pour le moins « inédit », le secrétaire général de


la commune s’est trouvé embarrassé au moment de la rédaction du compte
rendu de la réunion du conseil. Il a dû contacter ce conseiller
« berbérophone » pour lui demander s’il pouvait éventuellement faire fi de
son allocution prononcée en tamazight. Au final, il a décidé de traduire les
propos prononcés en tamazight à l’arabe classique après concertation avec
de hauts fonctionnaires de la Commune. Une semaine après cette anecdote,
deux responsables du parti démocratique amazigh marocain (PDAM), créé
en 2006 et dissout en 2008, avait tenté en vain d’approcher des conseillers
« berbérophones » pour leur proposer de rejoindre le parti. C’était en effet
la première fois que des militants amazighs tentaient d’investir,
souterrainement, un conseil local élu dans le but de mobiliser des partisans
amazighophones. D’une certaine manière, l’usage de la langue pourrait
favoriser les efforts qui tendent à diffuser une « identité culturelle » en vue
d’exercer un leadership « idéologique ».

3. « Identité culturelle » et leadership « cognitif »

Clifford Geertz affirme que la culture renvoie à des interprétations


subjectives de symboles et de signes qui permettent d’orienter les
comportements et les attitudes des individus192. L’exercice du leadership
semble donc inhérent à la culture. Ainsi, un leader ne peut se désintéresser
des émotions, des symboliques, et donc des pratiques ou des biens culturels,
dès lors qu’il tente de savoir quelles idées se font les partisans du leadership
à la tête de l’organisation à laquelle ils appartiennent, et des ordres et des
pouvoirs auxquels ils sont soumis. En d’autres termes, le leader doit agir sur
les représentations culturelles du leadership qui permettent aux membres du
groupe de juger le leader afin de décider de le suivre ou non dans son
entreprise.

Partant de ces idées, notre objectif est d’étudier les stratégies identitaires
qui pourraient se manifester à travers les usages que font les leaders de la
notion de « culture » en vue de construire une identité politique
« exclusive » susceptible de les différencier de leurs adversaires (groupes
ou individus). Plus précisément, notre objectif consiste à analyser les efforts
individuels déployés par les conseillers de la ville qui essayent de donner un
sens à leurs idées et choix politiques grâce à la mobilisation de registres
culturels particuliers à même de favoriser la construction d’un leadership
idéologique (conservateur, progressiste...). Plus concrètement, on a cherché
à repérer dans les discours des conseillers des traits culturels distinctifs
portés par un individu, un groupe d’individus ou une coalition qui tentent
d’influencer « rationnellement » le processus décisionnel local dans la ville
de Casablanca.

À cet égard, l’enquête nous apprend que la majorité écrasante des


conseillers qui essayent d’exercer des rôles de leadership ne revendique pas
souvent, du moins explicitement, une identité culturelle « exclusive »
(socialiste, islamiste, nationaliste...). La plupart des élus locaux ne
mobilisent pas systématiquement la notion de « culture » pour influer sur
les choix et les orientations du gouvernement local. Cependant, lorsqu’ils
interviennent lors des séances plénières du conseil de la ville, ils
parviennent souvent à se démarquer de leurs adversaires grâce notamment à
la diffusion d’un discours politique culturellement défini par des leaders
potentiels. En outre, certains meneurs s’apprêtent au jeu de l’idéologie en
essayant de valider leurs idées à partir de constellations culturelles
« logiques » qui changent en fonction des contextes et des situations. Une
analyse de contenu d’un bon nombre d’interventions publiques des
conseillers atteste à juste titre d’un effort cognitif de certains leaders qui
tentent d’élaborer et justifier par de « bonnes raisons » des constructions
idéologiques où le mot « culture » se trouve subtilement glissé pour valider
des choix et des orientations particulières. Dans leur discours idéologique,
certains conseillers de la ville usaient ainsi différemment de la notion de
« culture » pour marquer un certain particularisme politique.

Il s’agit là plus précisément d’un processus de rationalisation qui permet


aux leaders d’élaborer des « arrangements idéologiques inédits », pour
reprendre ici la formule de Luc Botlanski. Des constructions discursives qui
revoient systématiquement à une construction idéologique « spécifique ».
Une analyse approfondie des discours des conseillers permet ainsi de
dégager des formulations sémantiques récurrentes qui mettent en valeur des
registres culturels valorisés où le mot « culture » est utilisé pour marquer
des différences sociales (profession, richesse...) ou culturelles (prestige,
ascendance familiale...) susceptibles de discréditer l’adversaire ou bien
contrer ses manœuvres politiques. La notion de « culture » se trouve ainsi
mobilisée pour favoriser l’accès de certains élus locaux à des positions de
leadership. Elle est d’ailleurs souvent associée à un lexique politique divers
et varié où le concept de « culture » est greffé à des notions idéologiques et
conceptuelles complexes parmi lesquelles on peut citer notamment : culture
populaire, culture islamique, identité culturelle, culture marocaine, culture
politique, culture de l’élite, culture et civilisation.

Dans cette étude, notre choix a porté principalement sur l’analyse de cet
exercice d’idéologisation de la culture auquel s’apprêtent différemment
certains conseillers de la ville en quête d’influence. Il s’agira de décrire et
d’analyser les logiques sous-jacentes qui se trouvent en amont de l’action
des acteurs qui s’appuient sur des constellations socioculturelles
« rationnelles » pour produire du « sens » dans le but d’orienter les choix et
les décisions. Trois constructions lexicales logico-argumentatives et
rhétoriques méritent que l’on s’y arrête plus longuement dans ce chapitre, à
savoir « culture populaire », « identité nationale » et « identité islamique ».

a) Culture populaire et autochtonie


Certains conseillers essayent de propager un discours fondé sur des
« distinctions culturelles » afin de valider leurs idées et faire prévaloir leurs
intérêts au sein du gouvernement local. Pour exemple, ils tentent souvent de
valoriser une « culture populaire » par rapport à une « culture savante »
pour reprendre ici la distinction de Gellner193. Dans une perspective
œcuménique, la culture populaire « [...] désigne des croyances et des
pratiques très largement partagées au sein d’une même population, ainsi
que les objets par lesquels elles sont organisées » (Mukerji & Schudson,
1991 : 3).

D’après l’enquête, il semble que la « culture populaire » renvoie plutôt à


une idéologie « populiste » qui tend à défendre des pratiques sociales de
masse liées à une histoire nostalgique, une tradition ancestrale, une identité
commune, etc. Lors du débat sur l’organisation du festival de Casablanca en
2005, par exemple, des conseillers de la majorité avaient mis en valeur les
« vertus » d’une « culture populaire », dont sont imprégnées justement les
couches sociales défavorisées, par rapport à une « culture d’élite » portée
par des groupes sociaux « privilégiés », des cercles politiques dominants ou
des élites économiques influentes. En évoquant la « culture populaire », un
conseiller PJD tente, de son côté, d’opérer une injonction entre culture,
morale et politique À cet égard, il avait déclaré ceci :

« La culture populaire que nous connaissons respecte les mœurs et les


traditions de notre société. Elle comprend l’art noble et la musique
authentique que nous aimons et respectons et qui n’a rien à voir avec cet
art de la débauche étranger à notre culture. C’est quoi cette musique basée
sur la gesticulation et la transe que nous présentent ces jeunes aliénés ? Je
ne comprends pas comment des intellectuelles et des personnes cultivées
encouragent des activités culturelles déliquescentes ? (...). »

Un leader de l’opposition va plus loin en critiquant les choix des


organisateurs qui n’auraient pas dû, selon lui, programmer une « musique
populaire » (ou musique chaâbi) d’un « mauvais genre » pour attirer les
foules à assister massivement au festival194 À cet égard, il n’avait pas hésité
à déclarer ceci :

« Dans une ville marquée par la précarité et l’incivilité, je ne crois pas


que ‘Stati et Hajib’195 sauraient améliorer le goût artistique des
populations. Je me demande comment ce genre de musique, que l’on écoute
d’habitude dans les bars, pourrait répondre à des questions relatives à la
citoyenneté, à l’éducation, au civisme dans une grande métropole. »

Aussi, une bonne partie des conseillers plaide-t-elle pour une « culture
populaire » qui renvoie à un système de valeurs traditionnelles (authenticité,
communauté...). C’est le cas notamment des conseillers « natifs » de
Casablanca qui revendiquent, eux, une certaine « autochtonie » émanant
d’un ancrage « historique » dans la métropole. La symbolique que revêt
l’origine géographique ou l’appartenance à un territoire, à un terroir ou à
une bourgade, à la cité de Dar El Beida,196 avec sa charge historique et son
patrimoine culturel, est souvent utilisée pour marquer une identité culturelle
« exclusive ». Celle-ci leur permet ainsi de souligner une distinction sociale
entre les conseillers « casablancais » (bidawas) et des conseillers « non
casablancais »197. À cette fin, certains conseillers mettent en avant, par
exemple, leur appartenance proclamée aux « premières grandes familles
citadines migrantes » qui avaient participé à l’édification de la ville de
Casablanca, à l’instar de Lahjajma, Sidi Massâoud et Ouled Haddou. La
revendication d’un certain enracinement local permettait ainsi à certains
conseillers de l’opposition notamment de dresser des « frontières
culturelles » face à leurs adversaires à commencer par le président du
conseil de la ville, d’origine « amazighe ». Issu de la région de Taroudant,
où il est d’ailleurs député depuis plusieurs années, le président est considéré
par une bonne partie des interviewés comme un « allogène » (barrani) qui
gouverne des « autochtones » ou des « indigènes » (Ouled lebled). Des
revendications à base « communautaires »198 marquent souvent le discours
de certains « leaders locaux » qui utilisent le territoire, l’origine sociale ou
géographique pour contrer ou se différencier de leurs rivaux. C’est le cas
notamment de certains conseillers « de gauche », sous les couleurs du PPS
et de l’USFP notamment, qui avaient essayé de revendiquer une certaine
« autochtonie » liée à la ville de Casablanca, en particulier après l’accès
d’un président d’origine amazighe à la tête du gouvernement local. C’est le
cas aussi de certains conseillers qui mettent parfois en valeur une certaine
urbanité (origine urbaine) pour stigmatiser leurs adversaires qu’ils
qualifient péjorativement d’ailleurs de ruraux (ou a’roubiya)199. Un
conseiller de l’opposition regrette ainsi le fait que des conseillers issus du
milieu rural participent à la direction politique de la ville. À cet égard, il
avait déclaré ouvertement ceci :

« C’est dommage que la ville de Casablanca soit gouvernée par des élus
analphabètes et incultes qui parviennent à se faire élire grâce à leur fortune
et leurs réseaux notabiliaire et népotique. Ces gens-là sont des ruraux qui
n’ont jamais consulté la Charte communale, qui ne connaissent pas la loi et
les règlements en vigueur. Alors, je me demande bien comment peuvent-ils
prendre part au débat politique et à la gestion de la chose publique ? »

Il s’agit là en effet d’un effort de valorisation d’un espace socioculturel


« imaginaire » auquel certains conseillers s’identifient par rapport aux
« Autres » dans le but de s’arroger un « rang social » symbolique qui leur
offre à la fois légitimité, notoriété et prestige social. Pour exemple,
l’appartenance à de quartiers populaires, comme Hay Mohammadi et Derb
Sultan, se veut ainsi un « label identitaire » qui atteste d’un ancrage social
revendiqué par des personnes dont les ancêtres auraient défendu la ville
durant la période coloniale (Rachik, 2003 : 139). Certains conseillers
s’identifient ainsi à la médina, aujourd’hui la vieille médina (lamdina
lakdima) de Casablanca, et même au mellah, situé aux sud et sud-ouest de
la ville, qui accueillait la population juive marocaine. Dans l’« imaginaire
collectif », ces quartiers renvoient souvent à une certaine histoire de la ville
inhérente au « Mouvement national » porté principalement par des leaders
nationalistes « charismatiques » à l’instar que Zerktouni et Roudani, figures
de proue de la Résistance dans la ville. La mobilisation d’une « culture
populaire » qui renvoie, par exemple, à une histoire commune de certains
« héros-martyrs » de la résistance200 pourrait contribuer ainsi à forger une
identité locale « exclusive » propre à tel ou tel groupe ou coalition
politique. Les efforts des leaders locaux visant à marquer certaines
différences d’ordre culturel face à leurs adversaires renvoient ici à un débat
sur une discrimination politique à base ethnique comme le fait remarquer à
juste titre Hassan Rachik dans sa classification des chefs de foyers dans des
tribus du Moyen Atlas : « Nous avons trois catégories de chef de foyer : a.
Les originaires (dit asliyyin ou ahrar qui signifie ‘hommes libres’) ; b. Les
anciens, descendants d’étrangers qui ont défendu la tribu dans le passé ; c.
Les étrangers (barrani), descendants d’étrangers ayant immigré après la
colonisation. » (Rachik : 2003, 139-140).

D’autres référents culturels sont également utilisés par des conseillers


pour renforcer la construction d’un leadership à partir, par exemple, de la
mobilisation d’une « identité nationale » qui renvoie à une idéologie
officielle diffusée par un système de propagande institutionnel et
médiatique. L’interférence entre le « local » et le « national » se traduit ainsi
dans les comportements politiques de certains conseillers de la ville qui
tentent d’orienter les choix du gouvernement local en espérant accéder à des
positions de pouvoir au niveau national ou gouvernemental. De même, un
leader « national » pourrait, lui aussi, mobiliser des traits distinctifs d’une
identité culturelle locale (autochtonie, urbanité/ruralité, appartenance tribale
ou ethnique) pour consolider ses réseaux d’influence (Parlement,
gouvernement...) et maintenir son influence sur les choix des conseils
locaux. Pour influencer les décisions de la ville, on suppose ainsi que
certains élus locaux en quête de leadership pourraient mobiliser, par
exemple, l’idée de nation, ses ressources, ses modes de légitimation ou bien
ses symboles (chefs nationalistes, monarchie...).
b) Marocanité, nation et patriotisme
Certains conseillers utilisent la notion de « culture marocaine » dans leur
discours pour se différencier de leurs adversaires ou bien pour marquer une
certaine loyauté à une autorité suprême ou centrale (roi, ministère de
l’intérieur...). La « marocanité » pourrait constituer ainsi un trait culturel
distinctif qui atteste d’un sentiment d’appartenance à une communauté
symbolique qui partage des valeurs communes (langue, histoire,
tradition...) »201. Il s’agit là de l’expression manifeste d’une identité
culturelle prééminente et inclusive censée intégrer « tous » les Marocains
abstraction faite de leur origine, leur race, leur ethnie, leur croyance, leur
statut social, etc.

Le comportement du leadership serait donc inhérent à l’usage que font


certains élus locaux de la notion de « nation marocaine » qui renvoie à une
idée du nationalisme. Dans les discours de certains conseillers de la ville, la
revendication de la « marocanité » se veut ainsi l’expression d’un
attachement à une entité culturelle homogène synonyme de « nation »
(watan)202 où parfois même la manifestation d’une attitude de type
« patriotique ». À la fin des « Formes élémentaires de la vie religieuse
(1914) », Durkheim ne peut s’empêcher à juste titre de faire une injonction
entre nation et les idéaux patriotiques qui mobilisent les foules autour de
certains emblèmes (drapeau, hymne national...)203. Gellner rejette, lui, cette
définition descriptive et affirme que l’émergence d’une nation revient plutôt
à comprendre comment une classe d’élite, avec une culture assez unifiée,
parvient à devenir coextensive à la société tout entière par : « Une force
sociale profondément enracinée, efficace, par une totale transformation de
la nature même de la division du travail et des processus de production et
de cognition » (Gellner, 1999 : 33). Pour Hassan Rachik (2006), la « nation
marocaine » émane d‘« un processus de légitimation conduit par des chefs
nationalistes qui élargissent les petits cercles fondés sur des identités
locales et en même temps rétrécissent le grand cercle référant à la religion
en propageant l’idée d’une allégeance à la nation marocaine. » (Rachik,
2003 : 85).

Partant de ces idées, on a tenté de dégager les modalités de l’usage que


font les élus de la notion de « nation » pour valider leurs idées et faire
prévaloir leurs intérêts et ceux de leurs partisans dans le cadre d’une
« identité nationale » englobante204. À cette fin, les leaders essayent de
mobiliser deux modes de légitimation interdépendants : l’un est d’un type
traditionnel (tribu, religion...) et l’autre moderne puisqu’il revendique des
institutions et des symboles de l’État. Les leaders doivent ainsi démontrer
que la loyauté à la tribu ou bien à une organisation politique ne contredit
pas celle orientée à l’égard de l’État et la nation. En d’autres termes, ces
derniers sont contraints d’utiliser simultanément des idées locales et
nationales qui renvoient à une double loyauté, deux types de culture
politique. (Rachik, 2003 : 137). Lorsqu’un conseiller de la ville déclare, par
exemple, appartenir à un parti « islamiste » ou « progressiste » ou bien qu’il
est membre de telle ou telle communauté culturelle ou entité associative, il
ne devrait pas pour autant omettre de manifester son allégeance à la nation
marocaine, à la monarchie et à l’État central205. L’accès des élus locaux à
des rôles de leadership gouvernemental ou national (député, ministre...)
serait ainsi fonction du degré d’allégeance et de loyauté envers une autorité
suprême (monarchie, nation...). Ceci semble d’autant plus vrai lorsqu’on
sait que les problèmes du gouvernement local sont intrinsèquement liés au
système politique (ministère de l’Intérieur, administration…).

D’après l’enquête, il apparaît en fait que certains conseillers tiennent un


discours qui renvoie souvent à l’idée de nation et plus précisément à celle
de « l’intérêt général » (al-masslaha al’âmma). Ainsi, pour faire prévaloir
leurs choix, ils prétextent souvent vouloir satisfaire les besoins et les
attentes des électeurs en vue d’améliorer la qualité de vie au sein de la
collectivité (services publics, bien-être, activités culturelles...). De là, on
serait tenté de conclure que le modèle du gouvernement local prôné par une
bonne partie des conseillers émane vraisemblablement d’une conception
« utilitariste » du leadership qui pourrait renvoyer à la notion de
« sociation » (Vergesellschaftung) définit par Weber comme « Une relation
sociale typiquement rationnelle puisqu’elle se définit par le fait que la
disposition de l’activité sociale se fonde sur un compromis d’intérêts motivé
rationnellement (en valeur ou en finalité) ou sur une coordination d’intérêts
motivés de la même manière » (Weber, 1971 : 78).

Il s’agit là vraisemblablement d’un leadership local du type


« transactionnel » qui se manifeste à travers un échange d’intérêts entre
gouvernants et gouvernés. Pour obtenir le soutien nécessaire à l’approbation
de leurs propositions, les leaders potentiels sont ainsi acculés à satisfaire les
besoins et les attentes des électeurs et leurs sympathisants au sein de leurs
circonscriptions. À cette fin, le président et certains de ses proches
collaborateurs, par exemple, utilisent souvent la notion de « l’intérêt de la
nation » (masslahat al-watan) ou « l’intérêt du pays » (masslahat al-bilad)
pour défendre leurs idées et faire prévaloir leurs choix et ceux des autorités
au sein du gouvernement local.

Ainsi, l’usage de formules idéologiques s’avère particulièrement fréquent


lorsqu’il s’agit de convaincre les élus d’approuver, par exemple, des
décisions stratégiques (transport, propreté. ) qui nécessitent la mobilisation
de fonds conséquents de la part de la collectivité. Dans le discours des
conseillers de la majorité, à titre illustratif, la notion de « l’intérêt suprême
du pays » (al-Masslaha al-’oulya lil-bilad) était parfois même évoquée pour
justifier certaines orientations du gouvernement local. Certains conseillers
se référaient ainsi à un discours officiel (royal ou gouvernemental) pour
faire parvenir leurs propositions. Pour preuve, ils n’hésitent pas à justifier
leurs choix en se rapportant, par exemple, à des politiques publiques déjà
approuvées par le gouvernement (privatisation des services publics. ) ou à
des initiatives royales impliquant la participation des conseils élus dans le
développement local (projets de l’INDH...).

Il était donc clair que certains conseillers, en mal de popularité, avaient


choisi ainsi de mobiliser la politique de l’État, ses institutions et ses
symboles pour renforcer la légitimation de l’action locale. On assistait là à
un rituel politique qui se manifestait à travers des formes d’allégeance qui
favorisaient vraisemblablement l’exercice d’un leadership « institutionnel ».
Pour exemple, la référence à la monarchie ou à la volonté royale s’avère
être ainsi une stratégie « dissuasive » qui permettait à certains élus de faire
passer ou bloquer des décisions présentées par le bureau ou les autorités
locales et discutées par les instances du conseil de la ville.

En agissant de la sorte, ces élus locaux n’étaient pas à même d’exercer un


leadership « réel » dans la mesure où leur influence ne découlait pas d’un
consentement volontaire de la part de partisans. Et pour cause, ces
conseillers qui prônaient un discours « officiel » étaient souvent soutenus
dans leurs entreprises par de hauts fonctionnaires ou des personnalités
politiques influentes. En outre, ils entretenaient un contact permanent avec
le personnel communal et les services administratifs. De plus, certains
d’entre eux n’hésitaient pas parfois à solliciter les représentants du wali, par
exemple, pour faire parvenir leurs propositions ou bien celles des
fonctionnaires de l’administration locale concernant des domaines d’action
prioritaires (festival, délégation du transport public...).

Par ailleurs, il apparaît que les conseillers de la ville qui s’alignent sur
une idéologie « officielle » manquent considérablement de ressources pour
pouvoir orienter les choix du gouvernement local. De leur côté, les autorités
centrales se trouvaient de fait renforcées dans leur rôle de tutelle sur les
conseils élus qui subissent de plus en plus l’influence hégémonique de la
bureaucratie. Pour preuve, le conseil de la ville se trouve souvent acculé à
manifester son allégeance au régime en place de peur de subir les foudres
du ministère de l’Intérieur. Pour exemple, à la fin de chaque séance, le
conseil était obligé d’adresser, au nom de son président, un message de
loyauté à la personne du roi et aux institutions de l’État. Souvent, c’est l’un
des vice-présidents présent lors de la session qui procède à la lecture de ce
message en présence des autorités. Le cérémonial se termine souvent par les
applaudissements des conseillers sous le regard veillant du wali ou son
représentant. Le même scénario s’est reproduit d’ailleurs à plusieurs fois
lorsque le conseil adressait, par exemple, des messages de félicitations au
roi à l’occasion de la fête de trône ou bien quand la ville de Casablanca a
fait l’objet d’attentats en 2005. A l’époque, les conseillers de la ville, et à
leur tête le président, n’avaient ménagé aucun effort pour dénoncer
vigoureusement ces actes qu’ils avaient qualifiés unanimement d’ « actes
terroristes et criminels étrangers à la nation marocaine ».

Malgré cela, certains conseillers de la ville n’hésitent pas à rompre ce


rituel en quittant parfois la salle avant même la fin de la lecture des
messages d’« allégeance »206. Il se trouve ainsi que des conflits finissent
parfois par éclater au grand dam des fonctionnaires qui s’évertuaient à
contrôler vigoureusement le jeu politique local. Pour exemple, lors d’une
séance du conseil de la ville en 2006, qui a duré jusqu’à une heure tardive
de la nuit, un vice-président PJD s’est vu obligé d’interrompre la lecture du
message d’« allégeance », présenté au roi à la fin de la séance plénière, à
cause d’un débat houleux entre des membres de la majorité et des
conseillers de l’opposition. Embarrassé, mais déterminé à s’acquitter de sa
mission, le vice-président reprend laborieusement la lecture du message à
haute voix dans une salle presque vide. Pendant ce temps là, on pouvait
entendre des conseillers qui tenaient des propos injurieux à l’extérieur de la
salle avant de commencer à se bagarrer à coups de poing devant le regard
effaré des représentants des autorités. Dépitée, mais ne s’avouant pas
vaincu, le représentant de l’autorité locale appelle en vain des
fonctionnaires d’intervenir pour remettre de l’ordre. L’enquête avait révélé
ultérieurement que l’origine de ce conflit n’avait pas trait à une question
politique particulière qui relevait de l’« intérêt général » de la collectivité.
Bien au contraire, il s’est avéré que certains conseillers se disputaient
apparemment des invitations gratuites à une réception privée organisée dans
un prestigieux hôtel de la ville.

Malgré ces tensions, il semble que les fonctionnaires finissaient souvent


par orienter le cours de l’action locale grâce notamment au soutien
manifesté par le président et son bureau. En outre, il faut noter que certains
conseillers de la majorité appuient systématiquement les propositions du
chef du gouvernement local et les défendent publiquement même si elles
sont parfois initiées par le wali ou les fonctionnaires de la Commune. Pour
preuve, entre 2003 et 2007, l’enquête révèle que toutes les propositions
impliquant l’État, le gouvernement ou le roi ont été votées à l’unanimité par
le conseil de la ville, et ce, malgré l’intensité des débats engagés lors des
assemblées publiques. Ce fut le cas notamment du projet touristique royal
« Marina » voté à l’unanimité après de longues discussions marquées
notamment par une opposition manifeste de certains conseillers « de
gauche ». À cet égard, on peut citer comme exemple l’intervention virulente
d’un conseiller PPS qui avait justement dénoncé l’absence de débat
démocratique lorsqu’il s’agit de discuter les initiatives royales. Il avait
reproché aux conseillers le fait que ces propositions soient approuvées
systématiquement par le conseil élu sans aucune opposition ou abstention.
Un conseiller USFP va dans le même sens en regrettant, lui, le fait que le
conseil approuve mécaniquement des décisions déjà entérinées par les hauts
cercles décisionnels de l’État.
L’intervention des autorités centrales dans les affaires locales d’une
grande ville comme Casablanca rend ainsi vulnérable la position des élus
qui se trouvent souvent mis à l’écart lors de l’élaboration des projets
stratégiques de la métropole. En 2008, par exemple, le roi a rendu visite à
Casablanca et décidé de lancer de nombreux projets, dont la réalisation d’un
tramway, un projet longtemps reporté par les conseils élus et les autorités
locales. Il aurait donc fallu l’intervention royale pour que le conseil de la
ville vote à l’unanimité une telle initiative et s’empresse de la mettre en
exécution dans un temps record. Un exercice qui atteste sans doute de la
centralité de la monarchie dans la sphère politique locale contrôlée de prés
par le ministère de l’Intérieur qui continue de diriger les affaires au sein
gouvernement local. Par ailleurs, le bureau du conseil de la ville et le
président notamment se trouvent souvent embarrassés lorsque les autorités
signent, par exemple, des conventions avant de les soumettre au débat dans
les conseils élus de la métropole. C’est le cas notamment du projet de lutte
contre l’habitat insalubre entrepris par les pouvoirs publics et les services de
l’État dans le cadre de l’INDH. Sans compter de nombreux projets de
développement social et économique, dont la réalisation a toujours été
attribuée, souvent exclusivement, au pouvoir central malgré la contribution
financière des conseils élus de la ville. Par ailleurs, on ne peut pas passer
sous silence l’indignation de certains conseillers qui s’interrogeaient
justement sur les raisons derrière le fait que le conseil de la ville de
Casablanca soit acculé à prendre en charge l’entretien de la mosquée
Hassan II. De même, certains conseillers vont plus loin en pointant du
doigt, par exemple, le traitement de faveur dont profitent certains officiels à
l’instar du secrétaire particulier du roi qui a bénéficié de gains colossaux
grâce à sa société d’affichage publicitaire sans qu’il soit tenu pour autant de
rendre des comptes aux élus locaux qui représentent la collectivité207.

Le rôle de l’élu se trouve ainsi relégué au second plan par rapport à celui
du fonctionnaire ou de l’officiel. De fait, les hommes politiques ne
parviennent pas à influer d’une manière notoire sur le processus de prise de
décisions au sein du conseil de la ville de Casablanca. D’où la difficulté de
voir émerger des leaders locaux à même d’obtenir l’adhésion volontaire de
followers en vue d’orienter les choix politiques, économiques et culturels de
la collectivité. Pour exemple, le président du conseil de la ville a signé, en
mars 2008, un accord d’« entente » avec la Lydec sous l’égide du ministre
de l’Intérieur en l’absence des conseillers censés être présents de par leur
fonction représentative. En outre, les signataires n’avaient pas pris la peine
d’inviter les membres de la commission chargée des négociations avec la
Lydec afin de procéder à la révision de la convention de la gestion déléguée
de l’eau et l’électricité dans la métropole. De plus, des conseillers de la
majorité n’auraient même pas été informés de la décision des autorités de
négocier cet accord avec la société française dans les locaux du ministère de
tutelle. Cela rendait ainsi désuet le rôle de l’élu local et en particulier sa
fonction représentative au sein de la collectivité.

Face à l’hégémonie des bureaucrates, les élus locaux semblent avoir du


mal à se défaire du poids de l’administration et l’État pour influencer le
cours des décisions. En outre, certains conseillers n’hésitent pas à
manifester un certain « patriotisme » en exprimant leur attachement à une
« identité nationale » susceptible de les aider à faire prévaloir leurs idées
devant le conseil de la ville. C’est le cas notamment de cet élu de
l’opposition qui avait appelé en 2005 à ce que le festival de Casablanca soit
consacré uniquement aux artistes de nationalité marocaine. C’est le cas
aussi de ce conseiller de la majorité qui a su mobiliser des followers autour
de l’idée de « nation » ou « patrie » afin de faire approuver ses propositions.
Invités à la session d’avril 2005 du conseil de la ville, des représentants
d’une association marocaine des anciens résistants et membres de l’armée
de libération ont été solennellement présentés par le président et
chaleureusement accueillis par les conseillers. Passés les remerciements et
les formules de politesse, le président avait soumis au vote la proposition de
ce conseiller de la majorité de créer, en 2007, un musée dans la ville de
Casablanca à l’honneur des anciens résistants. La proposition a été votée à
l’unanimité à la grande satisfaction de cet ancien élu local et député UC. La
manœuvre de ce chef de la majorité atteste de l’importance que revêt encore
l’idée de « nationalisme » dans la formation d’une « identité nationale ».
Celle-ci permet ainsi de mobiliser des médiateurs alliés (conseillers,
notables. ) autour d’un pouvoir local qui puise sa légitimité d’une loyauté
suprême (roi, État...).

Ceci étant posé, le comportement du leadership se trouverait d’autant


plus renforcé s’il s’appuie sur un « référent religieux » qui met à l’épreuve
la véracité d’une « identité islamiste » homogénéisante et exclusive. Une
identité inscrite désormais dans le cadre d’un processus de
« modernisation » inhérent à une certaine démocratisation de la sphère
politique.

c) « Identité islamiste » et modernité


Les leaders diffusent parfois une idéologie politique qui tente de
« réinventer une tradition »208 et repenser une certaine modernité. C’est le
cas notamment des conseillers PJD qui propagent un discours où
fusionnent, par exemple, l’idée de nationalisme et celle de religion. Ce
faisant, ils essayent d’accaparer des rôles de leadership grâce à la
mobilisation d’un système de croyances articulé à une identité nationale
« revisitée » où l’idée de nation est imbriquée implicitement dans le cadre
prescriptif de l’Islam. Pour Ernest Gellner, l’exception de l’Islam tient au
fait qu’il a su s’adapter à la forme de l’État-nation moderne et qu’il a joué
un rôle fonctionnel équivalent au nationalisme en Occident. L’Islam serait
unique par le fait qu’il « utilise une grande tradition cléricale
préindustrielle en tant qu’idiome national et socialement pénétrant et la
croyance en une communauté nouvelle. » (Gellner, 1996 : 106-112).

À cet égard, l’enquête révèle d’abord que les conseillers PJD notamment
essayent souvent de puiser leur force dans une tradition, une culture ou une
civilisation islamiques pour défendre leurs idées et intérêts politiques au
sein du gouvernement local. Certains d’entre eux, par exemple, font l’éloge
d’une certaine histoire des musulmans en évoquant ainsi le passé glorieux
d’une société islamique « idéale ». D’autres vont plus loin à l’instar de ce
conseiller qui s’est étallé une fois, lors de son intervention devant le conseil
de la ville, à défendre la langue et la culture arabo-islamiques. Il n’avait pas
hésité à ce titre à réciter des poèmes qui chantent l’héroïsme et la gloire
dont jouissaient les musulmans dans le passé. Mais ce discours n’était pas
pour plaire à des conseillers « de gauche » tout particulièrement. En
témoigne ainsi le comportement de ce chef de l’opposition, sous les
couleurs du PPS, qui a décidé de quitter la salle pour protester contre ce
qu’il a qualifié d’« utilisation abusive par certains conseillers
fondamentalistes de la religion à des fins politiques ».
La force du discours islamiste se manifestait aussi grâce à un effort de
certains conseillers PJD visant à intégrer l’idée de nationalisme dans le
cadre d’une identité culturelle inédite et composite (nationale, locale,
islamique...). Ce fut le cas notamment lorsqu’un conseiller islamiste
légaliste avait mis en avant le rôle de la religion qui aurait contribué à
cristalliser profondément le « Mouvement national ». Selon lui, la
résistance contre le colonisateur est un processus collectif conduit par des
chefs nationalistes considérés, en premier lieu, comme des moujahidines
qui défendaient des valeurs religieuses. On se rapproche ici de la notion de
« communalisme » dans laquelle Dumont voit : « Quelque chose comme le
nationalisme, mais où la nation serait remplacée par la communauté
religieuse [...] l’élément religieux qui entre dans sa composition paraît
n’être que l’ombre de la religion, la religion prise non plus comme essence
et guide de la vie de tous les domaines, mais seulement comme signe de
distinction d’un groupe humain, et virtuellement au moins politique par
rapport à d’autres. » (Dumont, 1966 : 377-378).

L’enquête révèle ensuite un certain emboîtement idéologique entre un


discours marqué par l’idée de « nationalisme » et un autre émanant de
« l’islamisme ». Pour exemple, lors des discussions concernant
l’organisation du festival de Casablanca en 2005 et 2006, des conseillers de
l’Istiqlal et du PJD se sont rejoints pour dénoncer les choix des
organisateurs de cet événement. En témoigne ainsi l’intervention de ces
deux conseillers Istiqlaliens (opposition) qui avaient rallié la position des
conseillers PJD (majorité). Les deux parties avaient convergé en effet vers
un modèle « conservateur » de l’action culturelle qui devrait prédominer au
sein de la métropole. Un conseiller istiqlalien s’est laissé ainsi convaincre
par un discours « moralisateur » fondé sur une « éthique islamique »
émanant de valeurs religieuses. Et à la grande stupéfaction des conseillers
de la koutla, il avait même fini par cautionner le choix du PJD de s’opposer
ouvertement à l’organisation du festival en arguant ceci :

« Le festival pèche par son éloignement de l’authenticité culturelle


marocaine puisqu’il encourage la mixité et la débauche des jeunes qui se
trouvent souvent exposés à la consommation de la drogue et l’alcool. »
Pour rappel, les conseillers PJD se sont dressés notamment contre la
programmation de la musique urbaine (rock, rap, fusion…) incarnée par
« la nouvelle scéne » casablancaise. Durant les soirées du festival, on
pouvait observer jeunes et moins jeunes, garçons et filles, scandaient en
darija, sur les paroles de rappeurs, leur dégoût de la politique, de la
corruption et de la misère. Dans cette optique, l’opposition du PJD au
festival de Casablanca traduisait indéniablement les inquiétudes
idéologiques des islamistes. C’est pourquoi ils se sont mobilisés pour
parvenir à terme à contrer la manifestation d’un mode d’expression culturel
« inédit » qui traduit les maux de la « jeunesse marocaine » dans les espaces
urbains notamment. L’objectif sous-jacent des islamistes « arabophones »
est d’empêcher ainsi que la langue de la rue (darija) devient le « marqueur
identitaire » de choix dans la formulation des revendications des jeunes. En
se référant à une culture de « conservatisme », qui semble traversser
d’ailleurs l’ensemble du corps social et politique marocain, les conseillers
islamistes du PJD inscrivaient de fait l’événement du festival dans le cadre
d’une guerre idéologique à peine voilée avec les forces modernistes et
progressistes209. Ces derniers défendaient à juste titre cette mouvance que
l’on désigne en darija par le mot « Nayda » associée à un mouvement
culturel urbain, alternatif et contestataire qui traverse depuis quelques
années les domaines de l’art et la création au Maroc210.

L’enquête atteste en effet d’une rude compétition idéologique entre


« islamistes » et « modernistes » qui se manifeste aussi à travers leur
discours politique. Chaque partie défendait ainsi un modèle de
gouvernement local qui se veut porteur d’une identité politique
« exclusive » propre à la ville. D’un côté, les conseillers PPS, par exemple,
mettaient en avant un « credo démocratique » porté par un mouvement
culturel imprégné de valeurs de modernité et de progrès. Dans ce sens, les
conseillers USFP n’hésitaient pas à rappeler, par exemple, le militantisme
de « la gauche marocaine » qui avait pris part au processus d’« alternance
démocratique » dans les années quatre-vingt-dix. C’est le cas notamment de
ce conseiller USFP qui est intervenu à plusieurs reprises pour mettre en
valeur l’engagement des partis « historiques » dans le processus de
modernisation du système politique à travers l’initiation, par exemple, de la
réforme de la Charte communale en 2002. À cet égard, il avait fièrement
déclaré ceci :
« Ce sont les partis démocratiques qui ont toujours été derrière les
grandes réformes politiques conduites dans ce pays. C’est grâce à
l’activisme des partis de gauche notamment que les conseils élus jouissent
actuellement d’une légitimité politique incontestable malgré l’intervention
des autorités. C’est facile pour des partis récemment créés [ndlr : le PJD]
de se présenter comme étant les représentants incontestés de la volonté du
peuple. Il est vrai que les politiques versent souvent dans un discours
populiste. Mais là à utiliser systématiquement la religion et l’identité
marocaine pour obtenir des voix aux élections et faire parvenir des
propositions. Je ne crois pas que c’est le bon projet de société que nous
devrons présenter aux Marocains... »

Face à un discours d’obédience gauchiste, les islamistes légalistes


proposent ainsi un discours idéologique émanant d’une « identité
islamiste » inclusive et homogénéisante. D’une part, les conseillers PJD
essayent, par exemple, de discréditer les partis de l’opposition en les
accusant d’avoir failli dans leur mission de diriger les affaires du pays au
sein du gouvernement d’« alternance ». En même temps, les conseillers PJD
mettent souvent en avant une certaine popularité des islamistes et n’hésitent
pas à valoriser implicitement une « spécificité culturelle » de leur « projet
politique ». En outre, ils essayent de faire valoir une idéologie de melting
pot (creuset culturel) visant l’assimilation d’individus issus de cultures, de
races et de religions différentes de manière à ce qu’ils abandonnent leurs
identités culturelles et qu’ils s’adaptent à une culture dominante211. En
témoigne ainsi le discours de certains conseillers qui tentent d’imposer une
perspective culturelle « commune » qui relève parfois même du domaine de
l’art et de la musique. Pour exemple, lors d’une réunion du conseil de la
ville en 2005, un élu PJD s’est dressé contre le discours d’un conseiller PPS
qui avait associé le succès populaire du célèbre groupe musical « Nass El
Ghiwane » à l’enracinement culturel des idées « gauchistes » dans la
« conscience collective » des Marocains. Le conseiller islamiste lui avait
rétorqué que ce succès n’émane pas d’un esprit « révolutionnaire »
spécifique de la lutte des marxistes-léninistes, mais qu’il représentait, au
contraire, un « patrimoine culturel » appartenant à « tous » les Marocains
abstraction faite de leurs convictions et orientations idéologiques.
Aussi, l’idéologie « de gauche » se trouve-t-elle concurrencée, voire
même parfois récupérée, par les détenteurs d’une idéologie islamiste portée
par un leadership religieux en phase de construction. Ce leadership se
traduit par l’influence exercée par les conseillers PJD sur les décisions
locales grâce notamment à la mobilisation d’une « identité nationale »
inédite, plurielle et homogénéisante. À cette fin, ces derniers usent souvent
d’une rhétorique discursive fondée principalement sur des marqueurs
identitaires distinctifs (linguistique, religieux, culturel...). Cet effort s’inscrit
d’ailleurs dans le cadre de « stratégies identitaires rationnelles » adoptées
par les islamistes légalistes en vue d’exercer un leadership politique local
grâce notamment à une réinvention dynamique et cognitive de la tradition et
des croyances religieuses.

Par ailleurs, une analyse de contenu de certaines interventions des


conseillers révèle un engagement manifeste des élus locaux du PJD à
moderniser leur discours politique. Pour preuve, ces derniers tentent
souvent d’adhérer à une conception « rationaliste » qui privilégie davantage
un discours « positiviste » basé sur le recours systématique à la règle de
droit au détriment de la loi islamique (fiqh et chari’a). Ainsi, lorsque les
conseillers PJD prennent la parole, ils insistent souvent sur l’aspect
réglementaire des décisions à approuver, en particulier sur la conformité ou
non des propositions du bureau du conseil de la ville aux lois et aux
dispositions juridiques qui régissent le gouvernement local. En outre, ils
n’hésitent pas à adhérer à une culture de leadership qui met en avant la
maîtrise des règles et des procédures de l’organisation (conseil de la ville) et
de l’action locale (élaboration des décisions, lobbying...).

Ce faisant, le discours des islamistes légalistes emprunte souvent une


voie « légalo-rationnelle » qui marque un certain engagement à moderniser
leur culture politique. Pour cette fin, le PJD fait souvent appel à des
conseillers qui disposent à leur actif d’une expérience professionnelle,
notamment des cadres supérieurs ou bien des avocats qui maîtrisent les
techniques de communication. Les juristes islamistes excellent en effet dans
la rhétorique et parviennent souvent à développer un argumentaire
« rationnel » qui permet de mobiliser des partisans. C’est le cas notamment
de cet ancien conseiller USFP qui a rejoint le PJD en 2003 pour défendre
les idées et les choix du parti « islamiste ». Avocat de profession, depuis les
années soixante-dix, ce conseiller est parvenu parfois à persuader nombre
de conseillers de soutenir les propositions du PJD. À cette fin, il n’hésite
pas à produire un discours « pragmatique » fondé sur des « interprétations
logico-rationnelles » de la loi. En témoigne ainsi ses efforts consentis visant
à déceler des failles dans les conventions signées entre le conseil de la ville
et les sociétés délégataires. Pour exemple, il est parvenu à plusieurs reprises
à relever des contradictions et des anomalies dans certaines clauses
obligeant ainsi le président à reporter la discussion ou le vote par le conseil
de certaines décisions jugées prioritaires. Au fil des années, ce conseiller
islamiste a su s’imposer comme étant un médiateur de taille toujours
disposée à débattre avec ses adversaires, notamment ceux « de gauche »
qu’il connait d’ailleurs parfaitement vu son appartenance antérieure à
l’USFP. Ainsi, l’homme a su mettre en valeur son expérience politique et
son savoir-faire professionnel pour gagner le respect et l’estime de ses
collègues. Ces derniers semblent apprécier en lui un style de leadership
« innovateur » qui oscille entre une « éthique religieuse » (tradition) et une
« rationalité discursive » (modernité).

En somme, il semble que les conseillers PJD qui participent à la direction


politique de la ville manifestent des comportements de leadership au sein du
gouvernement local. Grâce à l’incrémentalisme - ou bien la politique « des
petits pas » -, les islamistes légalistes essayent ainsi de s’imposer
progressivement face à leurs adversaires (socialistes, libéraux, notables...).
À cette fin, ils essayent de diffuser un discours idéologique qui valorise une
identité islamique « rationnelle » et « pragmatique » susceptible d’assimiler
les idéologies concurrentes (nationaliste, progressiste...). Il s’agit là
vraisemblablement de l’émergence d’un processus de leadership politico-
religieux qui emprunte une double voie légitimation : l’une traditionnelle et
singulière (unité) et l’autre moderniste et plurielle (diversité). Ce leadership
en construction est porté par des islamistes légalistes engagés dans un
processus de « rationalisation » d’un discours religieux distillé
systématiquement au sein du gouvernement local en vue de marquer une
certaine modernisation de la culture politique.

4. Vers un leadership politico-religieux ?


Au terme de cette analyse, il apparaît clair que les conseillers de la ville
nourrissent des représentations politiques plutôt controversées. D’un côté,
ils semblent croire à la nécessité de construire un leadership
« démocratique » porté par les élus locaux sous l’égide des partis politiques.
À cette fin, ils interpellent les femmes à participer davantage au processus
électoral et revendiquent une certaine séparation entre le religieux et le
politique même s’ils semblent partagés sur la capacité d’un parti islamiste
modéré à moraliser la vie publique. Cependant, la majorité des conseillers
semble encore imprégnée d’une « culture autoritaire ». Et pour cause, ces
élus locaux ne se souscrivent pas aux principes de l’État de droit et tendent
à acquiescer un interventionnisme, parfois disproportionné, du pouvoir
central dans la vie politique locale. En outre, ces derniers revendiquent une
« identité nationale », caractérisée par une valorisation de la langue arabe
notamment, et refusent de reconnaître une identité culturelle amazighe et
encore moins la création d’un parti politique amazigh.

Malgré ce constat, il semble que la dimension identitaire revêt une


importance particulière dans le processus de formation du leadership local.
Ne serait-ce que pour la diffusion par des leaders d’un discours idéologique
à même de donner des points de repère aux followers afin de les convaincre
de suivre un cours particulier d’action. Cependant, force est de constater
que les tentatives de leadership ne se référent pas systématiquement à un
background culturel qui permet de construire une identité locale
« commune » à un groupe ou à une coalition représentée au sein du conseil
de la ville de Casablanca. En d’autres termes, les élus locaux ne parviennent
pas à mettre sur pied une identité politique « exclusive » à même de les
aider à gagner de l’influence afin de pouvoir exercer un leadership local. En
témoigne ainsi le comportement d’une bonne partie des conseillers qui tend
à dénigrer le rôle déterminant des agents socioculturels (religion, langue,
culture...) dans le processus d’idéologisation de l’action politique locale.

Face à cet handicap, les candidats au leadership tentent difficilement de


forger des identités politiques individuelles localisées centrées
principalement sur la valorisation de qualités personnelles intrinsèques au
leader (charisme, standing social.). La dispersion de l’influence au sein du
gouvernement local renvoie ainsi à une certaine « individuation »212 du
pouvoir dont les détenteurs se trouvent de moins en moins dépendants du
soutien volontaire des partisans. D’où le risque de plus en plus grandissant
de voir des candidats au leadership dépourvus de la légitimité nécessaire à
l’exercice de l’influence sur les choix des conseillers, en particulier lors de
la prise de décisions. Il s’agit là d’une tendance lourde vers une
personnalisation du pouvoir qui rend laborieux l’exercice de l’influence au
niveau local. Ceci est d’autant plus difficile avec la décrépitude de la
fonction idéologique qui permet de renforcer les croyances et justifier les
orientations des partisans.

Il apparaît donc que le processus du leadership « culturel » ne renvoie pas


inéluctablement à une identité politique homogène et inédite, et dont les
contours sont bien définis par les acteurs locaux. Au contraire, les
comportements de leadership manifestés par certains conseillers de la ville
favorisent plutôt l’émergence d’identités localisées, plurielles et
diversifiées, comme le démontre, à titre illustratif, la figure 15 ci-dessous. Il
s’avère ainsi que le leadership local, dès lors qu’il est confronté à la lutte
politique, n’est pas une identité invariable qui a toujours existé, mais une
identité dispersée et volatile qui apparaît à la faveur de l’événement
déclencheur, et s’exprime par une organisation politique locale de base, que
l’on qualifie aux États-Unis de grassroots. Aucun individu ou groupe ne
pourrait du coup se présenter comme le détenteur d’une identité politique
locale figée et statique. À la limite, les leaders politiques pourraient essayer
de marquer des différences culturelles ou linguistiques susceptibles de les
distinguer de leurs adversaires.

Malgré cela, il apparaît que certains leaders tentent d’orienter les choix
du gouvernement local grâce à la revendication d’une identité politique
homogénéisante et inclusive. C’est le cas notamment des conseillers PJD
qui essayent, par exemple, d’opérer une injonction entre des valeurs
religieuses (Islam) et des registres linguistiques vernaculaires (arabité),
lesquels renvoient implicitement à une certaine identité « arabo-
islamique ». Ce faisant, les élus locaux du PJD parviennent à gagner en
crédibilité à en juger notamment par la popularité dont bénéficient les élus
islamistes comparés à leurs adversaires politiques « de gauche »,
notamment, au sein de la ville de Casablanca. Dans l’« imaginaire
collectif », certains conseillers PJD seraient considérés à la fois comme des
chefs religieux et des leaders politiques213.
En mobilisant des registres culturels divers et variés (national, religieux,
linguistique...), les islamistes légalistes essayent ainsi de s’approprier une
légitimité traditionnelle émanant de l’attachement à une identité culturelle
protéiforme. Ce comportement s’explique principalement par l’engagement
des conseillers PJD à défendre une « rationalité axiologique » qui désigne
des actions adoptées non à des fins, mais à des valeurs ou à des principes
normatifs (Boudon, 1992 : 37). Il s’agit là de ce que Vrancken et Kuty
qualifient de « rationalisation axiologique » : « Le travail de rationalisation
axiologique de l’éthique de conviction n’est possible que s’il est mené sous
la houlette d’un tiers : le cognitif est mêlé au relationnel. C’est une idée
essentielle : la systématisation axiologique n’est pas seulement un
processus mental - ce qui renverrait à une sociologie idéaliste -, mais a
symétriquement un versant pragmatique : c’est en travaillant sur leurs
relations avec l’intervenant que les acteurs organisationnels sont capables
de travailler sur leurs propres relations au sein de l’organisation. Dès lors,
reconnaître que le cognitif et le relationnel sont étroitement mêlés, c’est lier
l’avancée cognitive à la dynamique des relations au tiers. Ce double
processus doit être mis en lumière (...) à partir des deux aspects des
identités : elles sont à la fois systèmes cognitifs et règles de décision. »
(Vrancken & Kuty, 2001 : 151). Cette « rationalisation axiologique » peut
être illustrée à travers l’idée de certains penseurs politiques selon laquelle
l’Islam ne serait pas incompatible avec la démocratie. D’une certaine
manière, ces derniers laissent entrevoir ainsi la légitime d’un « islamisme
démocratique » qui s’inscrit dans le cadre de la liberté. C’est le cas
notamment de Mohamed Mouaqit qui part de l’idée d’un réalisme politique
structurant la pensée arabo-islamique. Selon l’auteur, le référent
démocratique n’est pas la chasse gardée des progressistes dans la mesure où
certains intellectuels islamistes notamment se sont approprié la notion de
« démocratie » pour s’aligner sur les valeurs de modernité (droits de
l’homme...) (Mouaqit, 2003).

En somme, on peut conclure que les islamistes du PJD tentent


manifestement d’investir la sphère politique locale dans un cadre
« consensuel » afin de pouvoir exercer davantage d’influence sur le système
de valeurs et les processus de prise de décisions. Désormais, ils ne se
contentent plus de jouer des rôles de « figuration » afin de pouvoir légitimer
leur présence sur la scène publique face à leurs adversaires, comme le fait
remarquer à juste titre Mohamed Tozy : « Leur présence [les islamistes] sur
la scène publique a eu comme conséquence de banaliser la figure de
l’islamiste et même de la faire accepter comme partenaire possible par les
partis de l’opposition. » (Tozy, 1999 : 280).

Désormais, nous semble-t-il, les islamistes légalistes commencent à


revendiquer explicitement un leadership « cognitif » qui tente d’agir sur les
valeurs, les normes, les croyances, les représentations, les goûts, etc., des
acteurs politiques, mais aussi des membres de la collectivité. En témoigne
ainsi le déploiement des conseillers PJD sur l’espace public pour s’opposer
à l’organisation du festival de Casablanca. Les conseillers islamistes avaient
argué ainsi que les choix artistiques du festival sont antinomiques aux
valeurs et aux mœurs de la société marocaine dans la mesure où ils tendent
à propager des valeurs occidentales qui encouragent notamment la nudité, la
mixité, la consommation de l’alcool et la drogue, et l’adultère214. Les
leaders islamistes se présentaient de fait comme des « gardiens de la foi »
investis d’une mission « divine » celle de défendre des principes moraux et
une « éthique religieuse » relevant d’une « sacralité » inhérente à la
monarchie.

5. Monarchie et « leadership islamiste »


Conscient de la montée en puissance de la popularité des « islamistes »,
en particulier dans les espaces urbains, la monarchie avait donc tout intérêt
à préserver son Headership comme étant l’acteur central du jeu politique. À
cette fin, le roi ne se serait pas opposé à l’initiative de l’un de ses amis les
plus proches - un ancien ministre délégué à l’Intérieur - de constituer un
parti pour contrebalancer le pouvoir du PJD et renforcer davantage la
présence de l’élite-makhzen sur la scène publique. Créé en 2008, le parti de
l’Authenticité et la Modernité (PAM) est parvenu, en un temps record, à
s’imposer sur la sphère politique locale à en juger notamment par son
« succès » électoral, à peine imaginable, dans le dernier scrutin communal
du 12 juin 2009. En décrochant haut la main la première place en termes de
sièges lors des dernières communales, le PAM se veut ainsi l’expression
d’une volonté « suprême » de museler tout particulièrement les forces
islamistes en sécurisant « par le bas » le jeu politique institutionnel.
Ce faisant, une ère nouvelle semble en effet se profiler attestant
vraisemblablement d’un changement tactique du pouvoir central envers ses
adversaires. Grâce à un parti politique inféodé au makhzen,
symboliquement ou à tout le moins dans l’« imaginaire populaire », la
monarchie pourrait espérer ainsi neutraliser les islamistes légalistes215 et
endiguer les ambitions à peine voilées de certaines forces « de gauche »,
notamment, de procéder à une « réforme constitutionnelle ».216 Classé
deuxième dans la ville de Casablanca, le PAM semblait ainsi déterminé à
évincer les « islamistes » de la direction des affaires locales surtout dans les
grandes villes. En témoigne ainsi la forte mobilisation des membres du
PAM pour accaparer la présidence du conseil de la ville de Casablanca
après le scrutin communal du 12 juin 2009. Le jour de l’élection du
président du conseil, des conseillers PAM étaient massivement mobilisés au
siège de la wilaya du grand Casablanca pour tenter d’influencer les choix
des élus locaux. Au terme d’un débat houleux, le président sortant,
Mohamed Sajid, a été reconduit dans ses fonctions après qu’il a renoncé, du
moins temporairement, à son alliance avec les conseillers PJD. Ces derniers
sortaient de la salle en criant au « complot » à la grande satisfaction des
conseillers PAM qui ont pu décrocher d’importants postes de responsabilité
au sein du bureau à commencer par le poste très convoité de premier vice-
président. Le président du groupe parlementaire du PJD, présent ce jour-là,
avait même accusé des affidés du makhzen d’avoir obligé le président UC à
rompre sa coalition formée avec le PJD en 2003. D’après plusieurs
témoignages, ce dernier aurait ainsi fait l’objet de pressions considérables
de la part d’officiels proches du chef du PAM pour qu’il mette un terme à
son alliance avec les islamistes.

Actuellement, il apparaît que la monarchie semble plus que jamais


décidée à réduire la marge de manœuvre du PJD après avoir tenté de
l’intégrer dans le jeu politique institutionnel à l’époque d’« alternance
consensuelle », comme l’écrivait à juste titre Mohamed Tozy :
« L’intégration de l’islamisme modéré de façon très contrôlée a permis
pour un moment, de détourner les regards du cheikh Yacine et d’accentuer
les dissensions au sein de son mouvement. Le dossier islamiste n’est pas
pour autant clos (...). » (Tozy, 1999 : 256). Le scrutin communal du 12 juin
2009 semble avoir marqué en effet un revirement dans la politique de l’État
vis-à-vis des courants islamistes surtout après les attentats du 16 mai 2003 à
Casablanca. Après la stratégie de l’« intégration contrôlée », l’heure semble
être celle d’un « affrontement protéiforme » qui se fait sentir de plus en plus
au niveau local, notamment durant les campagnes électorales et lors des
tractations pour l’élection des présidents des conseils des villes.

Face à l’émergence d’un leadership politico-religieux « en construction »,


plus particulièrement en milieu urbain, la monarchie ne se contente
vraisemblablement plus de jouer son rôle historique d’« arbitrage », comme
le faisait remarquer à juste titre d’ailleurs Jhon Waterbury dans les années
soixante-dix. Le pouvoir central semble plutôt décidé à affronter ses
adversaires, souvent indirectement, en cautionnant, du moins par son
silence, les actions du PAM. Celui-ci est désormais investi d’une double
mission : contrer la montée de l’islamisme politique et opérer une « re-
configuration » du champ partisan. L’objectif principal à terme serait de
favoriser l’émergence de pôles politiques, idéologiquement délimités,
susceptibles de propulser le projet de la « régionalisation avancée »217
conjugée à une démocratisation locale « par le haut ».

À cette fin, le patron du PAM tente, laborieusement d’ailleurs, de


rassembler les masses autour d’une « identité nationale » revivifiée
construite sur la base d’une double loyauté : l’une est d’un type
« traditionnel » liée intrinsèquement au « Commandeur des croyants » qui
jouit d’ailleurs d’un pouvoir ascendant sur les élites locales et nationales
(tribales, ethniques...). L’autre loyauté est d’un type « moderniste »
inhérente à la construction d’un « État de droit » et d’une « citoyenneté
négociée » dans le cadre d’une monarchie constitutionnelle où la souverain
alaouite continue de règner et gouverner le royaume chérifien.

Dans le chapitre 11 qui suit, on essayera de mettre l’accent sur les


résultats de la recherche qui a eu pour objet l’analyse du leadership
politique local. Ce dernier chapitre sera divisé ainsi en trois parties : 1.
Conclusions principales de l’étude 2. Esquisse d’une explication 3. Une
interprétation du phénomène du leadership politique au Maroc.

Figure 15 : Processus de construction d’un leadership politique


« cognitif »
169 L’idéologie est considérée ici dans sa dimension cognitive telle qu’elle a été élaborée par
Raymond Boudon. Ce dernier tente de montrer que l’on peut comprendre les « bonnes raisons » qui
poussent un individu à croire à une idée qui serait objectivement fausse « Les idéologies surgissent
non pas bien que l’homme soit rationnel, mais parce qu’il est rationnel [...] Les idées reçues qui
composent les idéologies peuvent, autrement dit, être considérées - et ont sans doute à être analysées
- comme des idées compréhensibles [au sens de Weber], quitte à reconnaître la place résiduelle de
l’irrationnel dans leur genèse et dans leur diffusion. ». Raymond Boudon, L’idéologie ou l’origine
des idées reçues, Éditions du seuil, Points essais, Paris, 1992 [1986], p. 23.
170 Lévi-Strauss a découvert le mot et proposé la théorie du bricolage, les faits, dont cette théorie va
rendre compte, étaient connus bien avant lui surtout chez le maître de Lévi-Strauss, Marcel Mauss.
Ce dernier a dégagé, sans lui donner encore de nom, ce qui constitue la loi même du bricolage,
justement à partir des phénomènes afro-brésiliens, en rendant compte, dans le premier volume de
l’Année sociologique, du livre de Nina Rodrigues, L’animisme fétichiste des Noirs de Bahia, paru en
1901. Mauss entrevoit déjà le changement (déstructuration et restructuration) des rituels de
l’imitation religieuse au Brésil dans la mesure où ils sont reconstitués dans un environnement
différent de celui où ils ont été élaborés et inventés par les individus et les groupes.
171 Selon le politologue Bennedict Anderson, les identités nationales sont des « communautés
imaginées ». La nation est une « communauté politique imaginaire, et imaginée comme
intrinsèquement limitée et souveraine » (p. 19). L’imaginaire national façonne une représentation
mythique de la nation. Il crée une histoire qui plonge ses sources dans un lointain passé et raconte
une épopée séculaire où apparaissent des héros nationaux, des épisodes glorieux. La langue écrite est,
selon B. Anderson, un véhicule central de cette unification culturelle. Bennedict Anderson,
l’Imaginaire national, réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, (première édition 1983),
trad. Fr, La Découverte, 1996, p.19.
172 Toute typologie demeure pour ainsi dire « limitée » dans le sens où elle tente de simplifier la
complexité de la réalité du leadership telle qu’elle a été décrite par l’« idéal-type » abstrait élaboré
par Max Weber.
173 L’idée pertinente de Hassan Rachik s’inspire d’une approche « situationniste » selon laquelle le
contexte peut influencer, par exemple, les styles de leadership. C’est ainsi que les modèles de
contingence proposent d’observer les variables qui interagissent dans une situation spécifique et qui
influencent le choix d’un type de leadership. Dans ce travail, on a tenté d’étudier l’influence des
conseillers de la ville tels qu’elle se manifeste à travers leurs comportements, notamment lorsqu’ils
tentent d’orienter les choix des followers lors de la prise de décision.
174 À l’opposé de cette rationalité idéale, la communalisation (Vergemeinschaftung) est « une
relation sociale typiquement non rationnelle, car la disposition de l’activité se fonde - dans le cas
particulier, en moyenne ou dans le type pur - sur le sentiment subjectif (traditionnel ou affectif) des
participants d’appartenir à une même communauté (Zusammengehörigkeit). » Max Weber,
Économie et société, op. cit., p. 78.
175 Le terme de « mémoire collective » a été inventé par Maurice Halbwachs par opposition à la
notion de « mémoire individuelle ». La mémoire collective est partagée, transmise et aussi construite
par le groupe ou la société moderne. La notion de « mémoire collective » met l’accent, moins sur les
usages institutionnels et politiques du passé - sur les « politiques » et autres stratégies mémorielles -,
que sur les représentations socialement partagées du passé, lesquelles sont effets des identités
présentes qu’elles nourrissent pour partie en retour. Voir à ce propos : Marie-Claire Lavabre,
« Usages du passé, usages de la mémoire », Revue française de science politique, n° 3, juin 1994.
176 Ce scandale financier qui avait impliqué des élus locaux et de hauts responsables de
l’administration locale n’aurait jamais pu voir le jour sans l’intervention du pouvoir central. Ce fut
l’époque où les pouvoirs publics ont lancé une « campagne d’assainissement » conduite par l’ex-
ministre de l’intérieur, Driss Basri. La Justice était acculée à arrêter, par exemple, le président de
l’ex-CUC et un gouverneur de la ville. Les deux hommes ont été jugés dans des affaires de
corruption et gaspillage des deniers publics notamment.
177 On adopte ici la conception wébérienne du terme « individu » qui « ne peut procéder que des
actions d’un, de quelques, ou de nombreux individus séparés ». Weber estime que « pour
l’interprétation compréhensive de l’activité que pratique la sociologie, ces structures (l’“État”, les
“coopératives”, etc.), ne sont que des développements et des ensembles d’une activité spécifique de
personnes singulières, puisque celles-ci constituent seules les agents compréhensibles d’une activité
orientée significativement ». Max Weber, Économie et société, op. cit., p.12.
178 Il ne s’agit nullement ici de chercher à restituer les processus politiques de construction
(déconstruction) d’une identité (collective ou individuelle). Celle-ci est inhérente à l’émergence d’un
mouvement social qui traverse l’ensemble de la communauté et marque sa culture, son histoire, etc.
Notre objet d’analyse concerne principalement le cadre d’une organisation politique (conseil de la
ville) constituée d’un nombre de groupes de conseillers (131 élus) qui tentent de revendiquer, souvent
individuellement, une « identité collective » exclusive (nationaliste, progressiste, fondamentaliste...).
179 Pour exemple, la rhétorique du discours politique américain est plus importante que dans
d’autres sociétés. Elle a un rôle réel, même indispensable de rassemblement et de cohésion sociale.
Elle permet de transcender les nombreuses divergences au sein de la société américaine. Pour A. De
Tocqueville : « Il n’y a en général que les conceptions simples qui s’emparent de l’esprit du peuple.
Une idée fausse, mais claire et précise, aura toujours plus de puissance dans le monde qu’une idée
vraie, mais complexe. De là, vient que les partis, qui sont comme de petites nations dans une grande,
se hâtent toujours d’adopter pour symbole un nom ou un principe qui, souvent, ne représente que
très incomplètement le but qu’ils se proposent et les moyens qu’ils emploient, mais sans lequel ils ne
pourraient subsister ni se mouvoir. Les gouvernements qui ne se reposent que sur une seule idée ou
sur un seul sentiment facile à définir ne sont peut-être pas les meilleurs, mais ils sont à coup sûr les
plus forts et les plus durables. ». Alexis De Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris,
Gallimard, 1986, p.253.
180 « La communication n’est pas seulement un outil de leadership. C’est surtout le processus à
travers lequel le leadership est exercé, sans lequel ni les leaders, ni le leadership pourraient exister »
Michael Z. Hackman and Graig E. Johnson, 1991, Leadership : A communication perspective,
Prospect Heights, III, Waveland Press, Inc. p.6.
181 À part les comptes rendus et les procès verbaux, les documents individuels (articles, interviews)
et collectifs (communiqué...) disponibles ne nous permettent pas de procéder à une analyse de
contenu systématique et rigoureuse. Par ailleurs, les fragments de réponses qualitatives données
« spontanément » par quelques interviewés ne peuvent être traités convenablement à cause
notamment de leur caractère générique et irrégulier. Une analyse du discours politique pourrait faire
l’objet d’une recherche à part si on veut appréhender en détail le processus de construction du
leadership politique.
182 Goffman écrit ceci : « la face et une image du moi déclinée selon certains attributs sociaux
approuvés, et néanmoins partageables, puisque, par exemple, on peut donner une bonne image de sa
profession ou de sa confession en donnant une bonne image de soi ». Plus loin, l’auteur évoque les
éléments du rituel inhérent aux relations sociales qu’« il peut s’agir de la bonne ou mauvaise
manière de “faire bonne figure”, ou encore de celle qui consiste à ne pas “perdre la face”. En
somme, tout ce qu’entreprend une personne pour que ses actions ne fassent perdre la face à personne
(y compris elle-même) » peut être classé dans le chapitre de la ‘figuration ‘ ». Erving Goffman, Les
rites d’interaction, les Éditions de minuit, 2003, (pp. 9 & 15).
183 On considère ici la « religion » comme étant intrinsèquement liée à la « culture » et plus
précisément à la quête du « sens ». À cet égard, on adopte la conception de Geertz, largement inspiré
de la définition webérienne de la religion comme étant « a part of a culture, as a system of symbols
that formulate an image of the world and an ethos which address ‘the problem of meaning’ ».
Clifford Geertz, Islam Observed : Religious Development in Morocco and Indonesia, Chicago,
University of Chicago Press, 1968, p. 101.
184 L’action des conseillers PJD a été cautionnée par le mouvement « Unité et Réforme » (MUR),
considéré comme l’appareil idéologique des islamistes légalistes. Dans un communiqué de presse du
MUR, du 3 août 2005, on peut lire ceci « ce qui inquiète, c’est que ce genre de festivals est, pour
certains, une politique réfléchie qui tente de propager la déliquescence sous prétexte d’encourager
les talents artistiques et d’affronter l’extrémisme (...). Nous appelons les artistes à dénoncer les
festivals qui donnent lieu à ces déviations et nous invitons les Marocains à boycotter ce genre
d’événements qui n’ont rien à voir avec l’art et la culture nobles ».
185 On peut citer, par exemple, le cas du président du conseil communal de Témara (Rabat), à la tête
d’une coalition de cinq partis, qui avait envisagé d’organiser un Festival culturel, sportif et artistique
dans la municipalité de Témara. Un autre exemple à Meknès, été 2005, lorsque les électeurs
« islamistes » au conseil de la ville n’avaient pas apprécié que leur président PJD autorise
l’organisation d’un défilé de mode et qu’il y assiste comme membre du jury qui notait des femmes-
mannequins. Ses partisans l’avaient accusé, publiquement, d’avoir dévié des principes et des valeurs
prônés par le parti en prenant part à un événement qui encourage « la nudité et la débauche ».
186 Une attitude religieuse pourrait être un comportement, une disposition, un état, révélateur d’un
lien avec la religion, c’est-à-dire la croyance en un Dieu, à une transcendance divine ancestrale, etc.
L’attitude n’est pas toujours liée à une institution religieuse. Selon Eliade, en plus de leur propre
histoire, un symbole, un mythe, un rituel peuvent révéler la condition humaine en tant que mode
d’existence propre dans l’univers, soit une structure religieuse autre que traditionnelle et instituée,
encore qu’elle reste à élaborer théoriquement. Mircea Eliade, Images et symboles, Gallimard, 1979,
p. 232.
187 La doctrine de “Taqiya” permet au musulman chiite “(...) to lie and deceive and deny what they
really believe, so long as they continue to adhere to the belief in their hearts”. Patrick Sookhdeo, A
Christian’s Pocket Guide to Islam, Ross-shire (Scotland) : Christian Focus Publications 2002, (pp.66-
67).
188 Selon Max Weber, si l’on écarte la langue, la religion et la politique, comme fondements de la
croyance en une origine commune, il ne reste que deux types de critères de différenciation : “d’une
part : les différences esthétiques frappantes de l’habitus extérieur ; et d’autre part (sur le même plan
que celles-ci) : les différences qui sautent aux yeux dans la conduite quotidienne”. Ces dernières
sont, par exemple, les “différences dans la façon typique de se vêtir, de se loger, de se nourrir,
différences dans la division du travail entre les sexes et entre hommes libres et non libres”. Max
Weber, Économie et société, op. cit., p. 133.
189 Entendez tunique islamique portée traditionnellement par les imams, régulièrement par des
fondamentalistes et, accessoirement, par les musulmans pour accomplir la prière du vendredi
notamment
190 Parmi ces chefs religieux, on peut citer le cas de Abdelbari Zemzemi, un célèbre imam
casablancais et ex-membre du PJD. Ce dernier multiplie des « fatwas » controversées, dont une qui
« interdit formellement aux hommes, au risque de souiller leurs ablutions, de tendre la main aux
femmes pour les saluer ». Lors d’une réunion destinée à réviser le « code du statut personnel », tenue
en 2004, entre des ulémas et les associations des droits de l’homme, Zemzemi avait refusé de tendre
la main pour saluer des « féministes » engagées d’obédience « gauchiste ». En 2007, il a décidé de
quitter le PJD pour rallier le parti du Renouveau et de la Vertu » (PRV), créé par Mohamed Khalidi,
un ancien chef du PJD. Zemzemi a décroché haut la main son siège au Parlement à l’issu du dernier
scrutin législatif.
191 Notamment, son premier livre Le Langage et la Pensée chez l’enfant, (première édition 1923)
Collections Actualités pédagogiques et psychologiques, Delachaux et Niestlé, 1977.
192 Geertz affirme que le mot ‘culture’ « has the same quality of providing conceptions of the world
and directing conduct ». Par ailleurs, il utilise une définition de la notion de « culture » comme étant
« a structure of symbols and their interpretations (p.90) or as a system of significations
communicated using symbols in terms of which subjective life is ordered and outward behaviour
guided (pp. 95-96) ». Clifford Geertz, Islam Observed : Religious Development in Morocco and
Indonesia, Chicago, University of Chicago Press, 1968. (pp. 90 & 95-96).
193 On trouve là une opposition qui revient souvent dans les travaux des anthropologues et à propos
de laquelle Gellner estime que la culture dans le « bas » de l’échelle sociale n’a pas de prétentions
normatives ou politiques. Dans ce milieu, l’idéal d’une identité culturelle, unique et prééminente n’a
que peu de sens. Même s’il existe une conscience d’une culture commune, elle a peu de
« d’expression politique en termes de souhait sans même parler de réalisation » (p.29). Avec
l’émergence de la société industrielle, chacun est voué à être spécialiste et l’éducation généralisée
confère à l’individu son identité. La fidélité s’exprime envers une culture, plus précisément une
« haute culture » normative soutenue par l’État « L’impératif d’exosocialisation, [...] voilà le cœur
du nationalisme » (p.61). Ernest Gellner, Nations et nationalisme, bibliothèque historique Payot,
1999, (pp. 29 & 61).
194 « La culture populaire est parfois définie comme une forme de divertissement de masse offerte
au grand public » John Street, Politics and Popular Culture, Philadelphie, Temple University Press,
1997, p.7.
195 Il s’agit là de deux chanteurs icônes de la musique « populaire » dite « Cha’bi ». Ces derniers
sont considérés par nombre de conseillers comme des symboles d’une « culture populaire »
dévalorisée et dévalorisante... Les cercles d’intellectuels et certaines familles « aristocratiques »
marocaines, par exemple, ne se reconnaissent pas dans cette musique « cha’bi », considérée comme
un « art » prisé par des masses « incultes ». Pour pallier cette stigmatisation, certains chercheurs
tentent de réhabiliter la musique « cha’bi » en insistant sur l’art de la « ’Ayta » dans sa version
traditionnelle qui renvoie à un chant caractéristique de zones rurales (Haouz,’Abda et Chaouia
notamment).
196 « Le nom provient sans doute d’une haute construction, blanchie à la chaux, peut-être la maison
du caïd, qui servait d’amer aux vaisseaux. » André Adam, Casablanca, essai sur la transformation
de la société marocaine au contact de l’Occident, Éditions du Centre National de la Recherche
Scientifique, Paris, 1968, Vol. 1 p. 24.
197 Il semblerait que la vigueur des flux transnationaux, notamment migratoires et religieux,
transcendent les représentations des individus de l’autochtonie, en même temps qu’ils les attisent, et
annulent les arguments d’antériorité stigmatisants de la présence des indigènes par rapport à celle des
allochtones - autochtones versus allogènes, anciens assujettis versus anciens conquérants, nationaux
versus immigrés, etc.
198 « Communautaire » est étymologiquement lié à « Communauté » qui renvoie ici à la notion
forgée par Weber, à savoir « communalisation » qui peut se fonder sur n’importe quelle espèce de
fondement affectif, émotionnel ou encore traditionnel, par exemple une communauté de frères, [...]
une communauté “nationale” ou bien un groupe uni par la camaraderie. La communauté familiale en
constitue le type le plus commode. La communalisation est donc un type de relation sociale qui
recouvre une multitude de faits aussi variés que la famille et la nation. Max Weber, Économie et
société, op. cit., pp. 79-80.
199 Dans la perspective d’Eugen Weber, à titre comparatif, la paysannerie française serait entrée
tardivement en politique, à savoir au cours de la période 1870-1914. La politique paysanne serait
avant tout centrée sur les problèmes locaux, les difficultés matérielles. À ce propos, l’auteur écrit
ceci : « La politique était l’affaire des nobles et des bourgeois, expliquait le maire républicain de
Saint-Aignan (Loir-et-Cher) en 1848. Quant aux paysans pauvres, ils se divisaient en deux catégories
‘les fourvoyés et les abrutis’. Il fallait distinguer entre les populations rurales et les citadins, écrivait
le procureur impérial à Bordeaux en 1864. Les gens de la campagne se montraient indifférents aux
débats et aux problèmes politiques qui ne les affectaient pas directement, alors qu’« au sein des
classes éclairées et parmi les populations laborieuses de la ville », la vie politique, l’« esprit de la
critique et de la discussion » prenaient une nouvelle dimension ». Eugen Weber, La fin des terroirs,
op. cit., p.354.
200 En 1951, Mohamed Zerktouni est l’un des fondateurs, aux côtés d’Abderrahmane Senhaji, de
l’Organisation secrète (0S). Après qu’il ait organisé les opérations (Marché central, Rapide Casa-
Alger...), l’OS veut le protéger en l’envoyant à Tétouan préparer la naissance de l’Armée de
libération nationale. Il refuse. Et le 18 juin 1954, la police vient l’arrêter chez lui. Il se suicide en
avalant une capsule de cyanure. (Entretien informel avec Bouchaïb Raghib compagnon de lutte de
Mohamed Zerktouni, en août 2007, à l’occasion de l’inauguration d’un musé à Casablanca sur
l’histoire de la lutte pour l’indépendance).
201 La « marocanité » réunit un critère de nationalité et un critère de nationité, les deux termes
n’étant pas synonymes. La nationalité marocaine, catégorie juridique, est un attribut de l’individu,
tandis que la « marocanité » est attachée au collectif, elle est l’expression d’un sentiment
d’appartenance et est construite par le groupe. La marocanité peut être rattachée au travail de
reconstruction identitaire opéré par le groupe, ici par les élus au sein du gouvernement local dans le
but d’exercer un leadership qui met en valeur l’appartenance à un espace culturel, à une histoire, à
une communauté, une mémoire de la ville, etc.
202 À propos de la « nation », Renan écrit : « une nation est une âme, un principe spirituel. Deux
choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est la
possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de
vivre ensemble, la volonté de continuer de faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis », Ernest
Renan, Qu’est-ce qu’une nation ?, Conférence faite en Sorbonne, le 11 mars 1882. Pour Gellner,
l’émergence d’une nation revient à comprendre comment une classe d’élite, avec une culture assez
unifiée, parvient à devenir coextensive à la société tout entière, « par une force sociale profondément
enracinée, efficace, par une totale transformation de la nature même de la division du travail et des
processus de production et de cognition » Ernest Gellner, Nations et nationalisme, bibliothèque
historique Payot, 1999, p.33.
203 Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse : le système totémique en
Australie. Paris : Presses universitaires de France, 1985 [1914].
204 Pour Weber, le caractère spécifique du sentiment « national » n’est pas la taille du groupe (un
groupe de taille restreinte peut constituer une nation et, inversement, un groupe quantitativement
important n’en est pas nécessairement une), mais « cette aspiration pathétique à la ‘puissance’
politique abstraite possédée en tant que telle » (p. 144). Bien que le sentiment national soit proche du
sentiment ethnique, il en diffère par la place fondamentale qu’y tient la puissance politique. Max
Weber, Économie et société, op. cit., p. 144.
205 Selon Hassan Rachik, l’identité locale ou la culture politique locale renvoient essentiellement
aux valeurs tribales, à un langage qui recoure à des modes de mobilisations traditionnels inhérents à
la logique de la situation politique. Toutefois, dans ce travail, on pense que le « local » ne se limite
pas à la dimension tribale, ethnique ou communautaire, mais qu’il implique aussi d’autres aspects
tout aussi importants, à savoir la dimension organisationnelle (parti ou association) et idéologique
(croyances collectives...). Pour exemple, un leader pourrait bien revendiquer une identité locale
« protéiforme » qui englobe des marqueurs de différence divers et variés qui ne se limitent pas
seulement à des valeurs tribales. Il peut ainsi se présenter à la fois comme élu local d’origine
« bidaouie » (oueld lablad), membre actif d’un parti « historique », militant au sein d’une association
de quartier, etc.
206 L’acte d’allégeance (bay’a) peut être considéré ici comme un rituel « localisé » inhérent à
l’exercice du pouvoir à tous les niveaux du système politique. Sur un plan local, les messages
d’« allégeance » adressés par les élus locaux au souverain est un acte symbolique qui atteste de
l’omniprésence de la monarchie dans toutes les institutions politiques (locales, régionales,
provinciales...).
207 Il s’agit d’une société qui s’appelle First Contact dont le patron est Mohamed Mounir El Majidi,
directeur du secrétariat particulier du roi et président du holding royal Siger. Majidi a obtenu
bizarrement du ministère de l’intérieur un contrat de concession de 30 ans, largement avantageux
puisqu’il n’a pas fait l’objet d’un appel d’offres. En vertu de ce contrat signé par Abdelmoughit
Slimani et Mohamed El Majidi et contre-signé par Driss Basri lui-même, cette société a le « droit »
d’exploiter des milliers de panneaux sur le territoire de Casablanca. Ainsi, Majidi a pu bénéficier de
la manne publicitaire qui draine un gain facile estimé à plusieurs milliards. Pour mémoire, le
président de la commune du Maârif à l’époque, Abdallah Cherkaoui (l’USFP), avait dénoncé, en
1999, les privilèges accordés à cette société grâce à un contrat de concession conclu avec la
communauté urbaine et décidé de démonter les panneaux de First Contact implantés sur le domaine
de sa commune. En 2004, le conseil de la ville de Casablanca a chargé une « commission interne »
d’effectuer une enquête sur l’état des lieux du secteur de l’affichage publicitaire. Le président avait
reconnu l’anarchie qui caractérise le domaine et avait entrepris des négociations avec les directeurs
des sociétés d’affichage publicitaire dans la ville à l’exception de la société FC.Com qui n’aurait pas
répondu présent à l’appel.
208 La notion de « tradition inventée » est présentée par Éric Hobsbawm dans l’introduction de
l’ouvrage collectif qu’il a coordonné avec Terence Ranger. Pour légitimer une rupture inévitable -
comme la modernisation des mœurs face à un colonisateur européen -, il peut être utile de puiser dans
le stock invérifiable des attributs antiques d’une civilisation de manière à invoquer le trait culturel
pertinent. Eric Hobsbawm et Terence Ranger (dir.), The Invention of Tradition, Cambridge,
Cambridge University Press, 1983.
209 Pour rappel, ces forces « progressistes » se sont ardemment opposés à l’arrestation en 2002 de
14 musiciens de la scène rock métal accusés de satanisme.
210 On fait référence ici à « Casa Nayda » de Farida Belyazid, un documentaire d’environ une
heure, réalisé en 2007, en collaboration avec Dominique Caubet, sociolinguiste-chercheur à
l’INALCO. Cette première mondiale témoigne d’un Maroc qui bouge grâce à ses jeunes qui
expriment leur marginalisation et leur mécontentement par le biais de la musique urbaine.
211 Edward Shils, ‘The Sociology of Robert E. Park’, in Renzo Gubert and Luigi Tomasi (eds)
Robert E. Park and the ‘Melting Pot’ Theory (Sociologica, n°9), 1994, (pp. 15-34), Trento, Italy,
Reverdito edizioni.
212 On utilise ce terme au sens weberien qui renvoie au processus de la construction d’un lien
social, d’un réseau de liens affectifs et sociaux. Le concept d’individuation renvoie, chez Émile
Durkheim, au processus d’autonomisation des individus d’une société. Pour Georg Simmel, c’est la
possibilité pour l’individu d’exprimer ses convictions et ses propres intentions
213 Lors du scrutin communal de juin 2009, au conseil de la ville de Casablanca par exemple, qui
compte désormais 147 sièges au lieu de 131, c’est le PJD qui a enregistré le plus grand score avec 32
sièges (le double du score obtenu en 2003), alors qu’il n’a couvert que la moitié des arrondissements
de la métropole (8 sur 16 arrondissements). À noter que pendant le mandat 2003-2009, c’est l’Istiqlal
qui a obtenu le plus grand nombre de sièges au conseil de la ville de Casablanca avec 19 sièges, suivi
par l’USFP avec 17 sièges et le PJD avec 16 sièges.
214 L’opposition entre conservateurs et modernistes s’étend en effet aux domaines de l’art et la
culture au sein de la société marocaine. Le festival de Casablanca n’est qu’un exemple parmi d’autres
qui dénote de la détermination des forces islamistes (PJD en l’occurrence) à s’opposer aux
productions artistiques (musique, cinéma...) qui ne cadrent pas avec les valeurs islamiques telles
qu’elles sont défendues par les forces conservatrices. Dans le domaine cinématographique, tout
particulièrement, cette guerre idéologique semble plus palpable à en juger notamment par les débats
houleux qui surgissent ici et là à chaque sortie de film comprenant des scènes de nudité ou de
pratiques sexuelles. “Currently, the female character in the Moroccan cinema seems to be the
symbolic fight of any modernist current that attempts to counter the hegemony of the conservative
current committed to Islamic values and traditions. This war of cultures is not limited to the cinema,
but reached the ideological field. Indeed, it must be remembered, the Moroccan political system is a
monarchy by divine right, based on religious legitimacy. Therefore, the monarch is often embarrassed
to take a position between tradition and modernity. To break the impasse, it appears as a synthesis of
these two cultures or ideological currents (modernist, conservative, liberal...). Indeed, when the rise
of the Islamists niche in protest against the immoral nature of a film, the central government is often
forced to make concessions to conservatives. In many times, the authorities had banned the screening
of films which show scenes of sex and considering them as "antireligious". Currently, the authorities
may be more conciliatory with "modernists", but they do not hesitate to use censorship to ban films
that show scenes of a sexual nature, for example.” Aziz Chahir, Women in Moroccan Cinema :
Between Tradition and Modernity, in Actes des travaux du 2ème festival international du film - IFE de
Nigeria, Ed. L’Université Obafemi Awolowo, Nigeria, Janvier 2009, (pp. 12-13).
215 L’hégémonie du pouvoir central dans la vie politique était prévisible dès la déclaration de Fouad
Ali Al Himma, l’ancien ministre délégué à l’intérieur, annonçant la création, le 17 janvier 2007, du
Mouvement pour tous les démocrates (MTD). Le 7 août 2008, et contrairement à ses déclarations
antérieures, cet ami du roi décide d’investir la sphère politique en créant son propre parti authenticité
et modernité (PAM) : « Fearing a “tsunami” Islamist, the monarchy has sought to anticipate things
by placing the strong man of the regime, Fouad Ali El Himma, in the political arena. This friend of
the king, from the college, was presented in the legislative elections by leaving his position as
Secretary of State in the Ministry of Interior, shortly before the elections. More, El Himma manages
to prevail in the elections despite the fact that it is not owned by any political party. Currently, the
strong man of the regime reached formed a parliamentary group consisting of 36 deputies. In
addition, he takes the presidency of the largest parliamentary foreign affairs, national defense and
Religious Affairs. The later would be to be a "Royal" political party able to clean house of the
parliament by trying to reduce the high number of parties (more than 30). It will also be responsible
to contain the Islamist PJD in opposition. He tried, finally, to prevent any slippage of power from the
Union of the popular movement (UMP), a rural party very present in Amazigh areas. (...) Pending
the emergence of a "royal party”, which will certainly dominate the political scene in the coming
years, everything seems to indicate that the monarchy is not ready to begin a real process of
democratization of the system. The king seems determined to control everything personally at the
expense of the political actors involved in the game. » Chahir, Aziz, Political leadership in Morocco :
The King, Islamists and Democrats, in Journal of Global Initiatives : Policy, Pedagogy, Perspective,
Kennesaw state university Press, 2 Vol. (pp.12-13).
216 Les protestations marocaines de 2011 s’inscrivent dans le cadre de contestations populaires
sociales et politiques qui ont eu lieu le 20 février 2011 au Maroc. Ce mouvement s’inscrit dans un
contexte de protestations dans les pays arabes (Tunisie, Egypte...). Les manifestants revendiquent une
monarchie parlementaire qui garantit plus de libertés et de démocratie, moins de corruption, ainsi
qu’un plus grand respect des droits de l’homme. Après l’avènement du mouvement du 20 février, le
roi Mohamed VI a lancé la mise en œuvre de la réforme de la Constitution au Maroc lors du discours
du 9 mars 2011. La commission consultative de révision de la Constitution (CCRC) a été mise en
place le 10 mars 2011. Sous l’égide du conseiller du roi, Mohamed Maôtassim, les 18 membres de
cette commission ont conçu un nouveau modèle définissant clairement les pouvoirs de chaque
institution. Le suivi du projet a été assuré par un « mécanisme spécial » composé de leaders
politiques et syndicaux. Le referendum du 1er Juillet 2011 a abouti à l’approbation de la nouvelle
Constitution (98,4%). Le mouvement du 20 février ne reconnaît pas la légitimité représentative de la
CCRC.
217 La Commission consultative de la régionalisation (CCR), instituée par le roi Mohammed VI le 3
janvier 2010, a proposé une conception générale de la « régionalisation avancée ». Cette mission a
été menée par Omar Azziman, ancien ambassadeur de Rabat à Madrir. La « régionalisation avancée »
tend principalement à institutionnaliser une « autonomie élargie » visant à doter les régions, dont
notamment les provinces sahariennes, de plus de pouvoirs politiques, économiques, sociaux et
culturels.
CHAPITRE 11
LEADERSHIP POLITIQUE AU MAROC : CONCLUSIONS,
UNE EXPLICATION ET ESQUISSE D’INTERPRÉTATION

Au terme de cette étude, on peut souligner quelques conclusions


particulièrement riches de sens qui découlent de l’analyse du processus du
leadership politique dans la ville de Casablanca. Il s’agit là en effet de
quelques enseignements relatifs à des dimensions principales qui tentent de
décrire et d’expliquer la complexité de l’influence exercée sur la prise de
décisions au sein du gouvernement local. Pour illustrer notre propos, on
propose, dans ce dernier chapitre, d’appréhender les résultats de la
recherche à travers deux axes majeurs : le premier est inhérent aux
principales conclusions de l’étude et le second concernant une esquisse
d’explication et d’interprétation du phénomène du leadership au Maroc.

I. CONCLUSIONS PRINCIPALES
Malgré la complexité et la volatilité du phénomène du leadership
politique, on peut toujours essayer de le cerner en mettant l’accent sur les
principales conclusions de la recherche. Celles-ci peuvent être résumées
dans les points suivants :

1. Technocratisation des notabilités locales et renouvellement relatif


des élites politiques traditionnelles
Un examen des caractéristiques personnelles, sociologiques, culturelles et
politiques des conseillers de la ville de Casablanca nous a permis de dresser
les profils des leaders susceptibles d’influencer le processus décisionnel
local. À ce propos, on peut dés lors énoncer quelques enseignements qui
découlent de l’analyse des profils des conseillers de la ville, à savoir :

- Régression de la représentativité des élus d’« origine rurale » dans la


sphère politique locale par rapport à ceux issus du milieu urbain. Il
apparaît donc que les « élites rurales », dont parlait justement Rémy
Levau dans les années soixante-dix, ne sont plus aussi enracinées dans
les grandes villes du royaume comme ce fut le cas à l’époque de
l’après-indépendance. Mais cela ne signifie pas pour autant la
démission des « élites notabiliaires » qui continuent de jouer un rôle de
médiation visant à influencer les décisions locales. À cette fin, certains
conseillers tentent difficilement de mobiliser une ethnicité localisée,
territoriale, culturelle ou linguistique, pour revendiquer une altérité qui
les distinguerait de leurs adversaires.

- Sous représentativité de la femme au sein du gouvernement local. Ainsi,


on compte seulement quatre femmes représentées au sein du conseil de
la ville, dont deux qui détiennent des postes de responsabilité
(présidentes d’une commission et d’un conseil d’arrondissement). Les
femmes sont donc exclues des postes décisionnels dans les conseils élus
et subissent de fait une discrimination de la part du monde politique
dominé par une culture foncièrement « patriarcale » ou « paternaliste ».

- Renouvellement relatif et rajeunissement manifeste du corps des élus


locaux. Ainsi, près du tiers des conseillers de la ville n’ont jamais
exercé un mandat électif. L’argument selon lequel les jeunes sont
suspectés d’être incompétents et manquent d’expérience ne résiste plus
à l’engagement d’un « personnel politique », relativement jeune, à
investir le gouvernement local. Le rajeunissement du corps des élus,
faut-il le rappeler, concerne tout aussi bien les députés et les membres
du gouvernement.

- Évolution du niveau d’instruction des conseillers dans la mesure où près


de la moitié d’entre eux détiennent des diplômes d’études supérieures
ou universitaires. Le diplôme constitue donc une source de valorisation
du statut social des hommes politiques. Pour les élus locaux, un niveau
d’instruction supérieur pourrait s’avérer capital pour gagner la
confiance des conseillers, notamment lors des négociations pour la
prise de décisions. Un élu diplômé et cultivé saurait mieux appréhender
la fonction locale de manière à pouvoir cerner la complexité des enjeux
inhérents aux choix établis par les décideurs de la ville.
- Mobilité sociale ascendante des conseillers dans la mesure où le tiers
d’entre eux exercent des professions « libérales » ou bien appartiennent
au monde de l’entreprise. Ces professions offrent aux élus locaux des
revenus, une expérience professionnelle, un prestige social et une
certaine disponibilité. Par ailleurs, le gouvernement local semble
marqué par une tendance vers une « professionnalisation du politique »,
une hégémonie de la bureaucratie et une présence notoire des « néo-
notabilités locales » qui parviennent à investir la vie politique grâce à
leurs ressources économiques et politiques.

- Valorisation de l’institution familiale et la langue arabe par la majorité


des conseillers de la ville. D’une part, ces derniers privilégient une
solidarité « mécanique » qui se manifeste surtout à travers l’entretien
d’un « lien social » étroit avec les membres de la communauté. La
croyance à un « idéal familial » semble ainsi marquer les
représentations sociales des élus locaux. Et d’autre part, la langue arabe
s’impose comme étant le principal vecteur de communication politique
que les conseillers islamistes légalistes, par exemple, utilisent parfois
pour marquer une différence culturelle ou faire parvenir une
revendication identitaire.

- Démission des acteurs politiques, syndicaux et associatifs à même de


favoriser l’émergence d’un leadership local. D’abord, on relève un
effacement des idéologies dans la mesure où bon nombre de conseillers
n’hésitent pas à quitter leurs partis ou bien à les lâcher lors du vote des
décisions notamment. D’où le phénomène du « nomadisme » au sein
des partis politiques. Ensuite, on constate un manque d’ancrage
syndical des conseillers dont seulement le tiers adhère à des syndicats
et entreprend des actions collectives de protestation (grève, sit-in...). Le
manque d’activisme syndical se traduit d’ailleurs par un faible taux de
syndicalisation des élus locaux. Enfin, on relève un déclin du
militantisme associatif des conseillers dont la moitié n’exerce aucune
activité associative et la majorité n’a jamais pris l’initiative de créer une
association locale ou même participer à sa création.
- Prééminence de l’« expérience politique » des élus locaux qui aspirent
accéder à des positions d’autorité. Ainsi, la plupart des conseillers qui
occupent des postes de responsabilité au sein du conseil disposent de
mandats électifs antérieurs. Néanmoins, ces conseillers ne disposent pas
du même degré du soutien auprès de la population lors des élections à
en juger par le nombre de voix obtenu qui varie d’ailleurs selon les élus
et les partis politiques. À cet égard, la majorité des élus PJD a
largement dépassé ses adversaires « socialistes » de l’USFP. La
« popularité » des conseillers islamistes légalistes atteste d’un ancrage
local du parti grâce notamment à un contact permanent des élus avec
les populations locales.

2. Persistance de la « structure du pouvoir » et démission des acteurs


politiques au sein du gouvernement local
L’environnement du leadership local est composé de plusieurs éléments
constitutifs, à savoir le contexte politique, les partis et la représentativité
locale, la bureaucratie, les parlementaires et le gouvernement, les
notabilités, les syndicats et la société civile, et les moyens d’information. Le
contexte de leadership renvoie principalement à une nouvelle configuration
politique marquée, entre autres, par le décès du roi Hassan II en 1999,
l’organisation des premières échéances électorales sous le nouveau règne, le
12 septembre 2003, la participation d’un parti islamiste légaliste à la
direction des affaires locales dans plusieurs régions du royaume et
l’engagement du nouveau roi à réguler la vie politique locale surtout après
les attentats du 16 mai 2003 à Casablanca.

Dans un contexte en pleine mutation, les conseillers de la ville tentent


ainsi de se déployer sur la scène politique dans le but d’orienter les
décisions locales sous le contrôle rigoureux des autorités centrales. De fait,
l’influence des élus locaux se trouve circonscrite par un pouvoir de tutelle
émanant d’un cadre organisationnel qui s’est traduit, en 2002, par
l’adoption d’une nouvelle réforme de la Charte communale et un nouveau
mode de scrutin de liste à la proportionnelle. L’objectif des autorités étant
d’assurer une régulation de l’action politique à travers notamment une
centralisation de la prise de décisions au sein du gouvernement local. Ce
choix politique avait débouché sur un renforcement des pouvoirs des
conseils des villes au détriment des conseils des arrondissements (ex-
communes).

Outre ces contraintes institutionnelles, il apparaît que la majorité des


conseillers n’arrive pas à mobiliser des acteurs locaux pour orienter la prise
de décisions. Il est vrai que les membres de la majorité sont parvenus à
former une coalition entre islamistes (PJD) et notables (MP-UC) parvenant
ainsi à accéder à la direction politique de la ville. Toutefois, la majorité à la
tête du conseil manque considérablement d’homogénéité à en juger
notamment par les coalitions hétéroclites entre les partis. D’où justement la
difficulté de voir émerger un leadership « représentatif » à même de
revendiquer des alliances fondées sur de référents idéologiques.

Par ailleurs, on constate que les partis politiques manquent d’engagement


puisqu’ils n’investissent pas suffisamment la sphère politique pour influer
sur les décisions locales. Pour preuve, les partis ne sollicitent leurs élus
locaux qu’occasionnellement et en particulier à l’approche des échéances
électorales. En outre, le manque de communication entre les partis et le
conseil ne favorise pas l’émergence de « leaders locaux » parmi les
conseillers de la ville. L’une des rares fois où les partis sont parvenus à faire
entendre leur voix c’était sans conteste lors des tractations pour l’élection
du président du conseil. À l’époque, des chefs de partis, tels que l’UC, le
PJD et le MP, avaient joué un rôle décisif dans le choix de l’actuel président
(UC), et ce, malgré la résistance affichée par leurs adversaires au sein de
l’USFP, de l’Istiqlal et du PPS.

D’un autre côté, on relève que la bureaucratie ne favorise pas tellement


l’émergence d’un leadership local. Ainsi, l’intervention des fonctionnaires
entrave souvent l’action locale des conseillers, en particulier lors de
l’élaboration de l’ordre du jour. C’est le cas notamment du wali qui n’hésite
pas à faire des propositions au bureau du conseil qui se trouve souvent
acculé à les valider. En outre, les fonctionnaires essayent d’orienter le jeu
politique en intervenant parfois pour soutenir les initiatives du président
lorsque ce dernier ne parvient pas convaincre ses partisans d’appuyer ses
propositions. Le président du conseil de la ville demeure toutefois le chef
hiérarchique de la Commune à même d’imposer son autorité aux
fonctionnaires et à l’ensemble du personnel administratif.

Dans un autre registre, il apparaît que la majorité des conseillers ne


dispose pas de réseaux de relations pour pouvoir influer sur les choix du
gouvernement local. Et ce, malgré le fait que les conseillers déclarent
entretenir des relations étroites avec le monde politique (parlementaires,
ministres, etc.). C’est le cas notamment du président du conseil de la ville
qui arrive à mobiliser des réseaux de relations pour appuyer certaines
propositions émanant du bureau ou bien des autorités. Par ailleurs, il semble
que les élus qui appartiennent au milieu d’affaires tentent parfois de
mobiliser des acteurs économiques pour faire approuver certaines décisions.
Malgré cela, les réseaux d’économie locale ne sont pas assez sollicités par
les conseillers pour la réalisation de projets de développement
socioéconomiques et culturels de la ville. Ainsi, le rôle des notables se
limite principalement au financement de leurs propres campagnes
électorales ou bien celles de leurs candidats favoris. Pour ce qui concerne
les entrepreneurs économiques, ils ne sont mobilisés que lorsque les
autorités locales décident, par exemple, de déléguer au secteur privé la
gestion de services publics ou bien lorsque l’État décide de financer des
projets dont il n’a pas les moyens nécessaires.

À l’instar des notabilités, les dirigeants syndicaux ne parviennent pas à


influencer les décisions locales prises au sein du conseil de la ville de
Casablanca. D’ailleurs, il est rare que les conseillers s’engagent à mobiliser
des dirigeants syndicaux, ou du moins à rallier leur position, pour défendre
les intérêts socioéconomiques de la collectivité. De même qu’ils ne
sollicitent pas souvent le soutien des militants syndicaux pour faire parvenir
les revendications de certaines catégories socioprofessionnelles
marginalisées. Pour preuve, on peut évoquer l’essoufflement de l’action
collective entreprise par certains conseillers pour soutenir les familles des
retraités de l’ex-RATC.

L’effacement du rôle des syndicats se conjugue à un désengagement des


acteurs de la société civile à orienter les décisions du gouvernement local.
Pour preuve, il faudra noter que la majorité des conseillers de la vile ne
parvient pas à mobiliser des associations locales ou des ONG
internationales pour mener à terme des actions à caractère social ou
humanitaire. L’absence d’une « culture de participation » chez bon nombre
de conseillers rend ainsi difficile l’émergence d’un leadership local qui
pourrait mobiliser des réseaux associatifs afin de répondre aux besoins et
aux attentes des populations.

Enfin, les élus locaux n’arrivent pas à amorcer un processus de


communication dynamique à même d’utiliser les moyens d’information
dans le but de mobiliser des partisans de manière à orienter les choix du
gouvernement local. Malgré l’intérêt manifesté par la majorité des
conseillers à l’actualité politique, ces derniers n’investissent pas assez la
sphère médiatique pour véhiculer leur discours. Pour preuve, les élus locaux
ne se déploient pas tellement, par exemple, pour créer des journaux,
solliciter des supports médiatiques, entretenir un contact avec des
journalistes, multiplier les interviews de presse, les publications ou les
points de presse, participer à des débats télévisés ou diffuser des
communiqués de presse en vue de défendre leurs idées sur l’espace public.
En outre, la majorité des conseillers considère que la presse et les médias ne
jouent pas un rôle primordial dans l’élargissement des espaces des libertés
et le renforcement des « contre-pouvoirs ». Face à cette situation, certains
conseillers tentent laborieusement de mobiliser leurs contacts personnels
dans le monde de la presse pour se forger une « image médiatique » dans
l’espoir de toucher l’opinion publique.

3. Prééminence des positions d’autorité et émergence d’un leadership


« institutionnel » local
Il apparaît que l’accès à des rôles formels de Headership au sein du
conseil de la ville ne dépend pas tellement de l’expérience des élus locaux,
notamment leur ancienneté ou leur parcours communal. En témoigne ainsi
un certain renouvellement du « personnel politique local » qui se dégage à
travers les profils des conseillers occupant des postes de responsabilité
(membres du bureau, présidents d’arrondissement...). Pour rappel, la
majorité écrasante des membres du bureau ont une moyenne d’âge qui ne
dépasse pas 45 ans, sont originaires du milieu urbain, disposent d’un niveau
d’instruction supérieur et exercent des professions « libérales ». Sur un plan
politique, cette reconfiguration de la structure hiérarchique du leadership
local est caractérisée par une alliance stratégique entre les conseillers
islamistes (PJD) et des conseillers inféodés à des notabilités locales (MP-
MNP-UC).

L’accès à des positions hiérarchiques semble avoir favorisé en effet


l’émergence d’un Headership inhérent à l’exercice de fonctions d’autorité
au sein des instances dirigeantes du conseil de la ville. Il s’agit là d’un
leadership « institutionnel » qui se manifeste principalement à travers les
efforts du président visant, d’une part, à déterminer les ressources
institutionnelles disponibles au sein du gouvernement local et, d’autre part,
à mettre sur pied un cadre organisationnel susceptible de contrôler les
initiatives des conseillers et rationaliser l’action locale. La répartition des
postes de responsabilité permet ainsi au bureau de contrôler l’accès à des
positions d’influence. Le leadership « institutionnel » s’est manifesté, par
exemple, à travers plusieurs actions du président, dont notamment celles
relatives à l’élaboration du règlement intérieur et à la mise sur pied de
l’organigramme du conseil de la ville.

Il s’agit là vraisemblablement d’un leadership fonctionnel qui émane


principalement de la mobilisation de certaines ressources stratégiques qui
favorisent l’accès à des positions d’autorité. Dans le conseil de la ville, faut-
il bien le rappeler, la distribution est limitée à un nombre restreint de rôles
formels et est concentrée dans les mains de quelques individus, dont le
président et certains membres du bureau. Par ailleurs, on constate un certain
cumul ou chevauchement des rôles (straddling) au sein des instances
dirigeantes du conseil. L’accès à des fonctions d’autorité permet ainsi à son
détenteur de bénéficier de certaines ressources institutionnelles. À cet
égard, il apparaît que c’est le camp de la majorité qui profite le plus des
ressources offertes par le conseil de la ville. Ce qui pose justement la
question de la « comptabilité » (accountability) des conseillers, dont une
bonne partie aspire à une certaine professionnalisation du « métier » d’élu
local, une fonction généralement non rémunérée.

Le leadership « institutionnel » est lié aussi à un jeu de rôle,


idéologiquement orienté, qui dépasse le statut hiérarchique et le cadre
organisationnel relatif au gouvernement local. En témoignent ainsi les
coalitions formées au sein du conseil autour de la majorité et de
l’opposition. De fait, il s’avère que les modalités d’accès aux rôles de
leadership sont diverses et variées et changent en fonction des individus,
des contextes et des situations. Mais d’une manière générale, il apparaît que
c’est surtout grâce à leurs réseaux de relations, dans le milieu d’affaires
notamment, que les conseillers de la ville accèdent à des positions
d’autorité qui les aident parfois à orienter les décisions locales.

4. Effacement des stratégies de leadership et absence d’un « agenda


local »
Le leadership « institutionnel » à la tête du gouvernement local ne
dispose pas d’une stratégie de direction des affaires fondée sur une analyse
approfondie des processus décisionnels. Outre cela, les décisions prises par
le conseil de la ville de Casablanca s’inscrivent souvent dans la continuité
des initiatives prises par ses prédécesseurs. En témoigne ainsi l’approbation
de la gestion déléguée par le secteur privé de certains services publics tel
que le transport urbain ou la propreté dans la ville.

Malgré l’absence de stratégie de leadership, la majorité des conseillers


déclare avoir des objectifs politiques qu’elle tente en vain d’atteindre pour
répondre aux besoins et aux attentes des électeurs. Toutefois, ces objectifs
ne s’inscrivent pas dans le cadre d’un projet préalablement défini et ne
semblent cadrer avec aucune idéologie partisane ou « agenda politique »
particulier. Quant au président, il ne dispose que d’un « programme
d’action » dont les grandes lignes ont été arrêtées par les autorités locales.
À l’image d’un manager, ce dernier semble privilégier une direction
« technocratique » des dossiers en l’absence d’un débat démocratique au
sein du gouvernement de la ville.

Par ailleurs, il apparaît que les préoccupations de la majorité des


conseillers concernent principalement des sujets d’ordre politique tels que
les élections, l’accès à des positions de pouvoir ou encore la corruption et le
clientélisme qui entachent la vie politique de la métropole. Cependant,
l’ordre de priorité des problèmes évoqué par les conseillers n’émane pas de
référents idéologiques susceptibles de renforcer la légitimité des candidats
au leadership. Par ailleurs, le manque d’initiatives des élus locaux incite les
autorités à investir la scène politique locale par le biais des fonctionnaires.
À l’instar du wali, ces derniers tentent d’accaparer des rôles d’influence au
sein du gouvernement local. Face à cette situation, les conseillers de la ville
semblent détachés de l’institution partisane et ne s’identifient guère à leurs
chefs partisans. Ainsi, ils déclarent que les objectifs politiques qu’ils ont
atteints, ou bien qu’ils souhaitent réaliser, représentent leurs idées
personnelles et non pas ceux de leurs partis politiques.

Quant aux stratégies décisionnelles, elles sont systématiquement


élaborées par la majorité menée par le président souvent en dehors des
institutions politiques locales. Ce dernier essaye ainsi de défendre un mode
de gouvernement local d’un type « entrepreneurial » qui réduit le rôle de
l’élu à la gestion quotidienne des affaires locales. Parallèlement, le
président tente en vain de gagner en popularité en se présentant comme le
défenseur d’un leadership « communautaire » fondé sur un contact direct et
de proximité avec les populations. Il essaye aussi de jouer le rôle d’interface
médiatique entre les acteurs locaux et les autorités de tutelle, surtout
lorsqu’il s’agit d’entreprendre des projets ou piloter des programmes
d’action dans la ville.

Malgré ces efforts, la présidence manque de vision « stratégique » dans la


mesure où il ne parvient pas à assurer la cohésion politique du conseil de la
ville de Casablanca. Les voix protestataires qui s’élèvent contre lui, y
compris parmi les membres de la majorité, témoignent ainsi de son
incapacité à maintenir un consensus de compromis entre les conseillers de
sa coalition. En outre, il n’arrive pas à assurer la discipline de ses partisans
et se contente souvent d’un nombre limité de voix pour faire passer les
propositions du bureau. Sa mission s’avère d’autant plus difficile si on juge
par la structure du conseil qui ne lui permet pas, par exemple, d’entretenir
un contact permanent et direct avec ses partisans au sein de la majorité (plus
de 80 conseillers).

Par ailleurs, le président ne cherche pas à coordonner ses efforts avec les
responsables des partis pour asseoir un leadership local « démocratique »
susceptible de favoriser la pluralité politique. En outre, le président semble
dénigrer la fonction d’élu local dans la mesure où il n’hésite pas parfois à
solliciter le soutien de fonctionnaires pour renforcer sa direction politique.
Parallèlement, il tente d’investir les contrées de l’action locale afin
d’étendre ses réseaux d’influence de manière à pouvoir influer sur la prise
de décisions au sein du gouvernement local.

5. Décrépitude de l’action locale et désengagement des élus à


défendre les intérêts de la collectivité
Le leadership se manifeste grâce à un engagement des élus à orienter les
choix et les décisions du gouvernement local. Dans le conseil de la ville de
Casablanca, les attitudes de la majorité des conseillers attestent ainsi d’un
activisme politique au sein de la collectivité. Pour preuve, ces derniers
affirment qu’ils analysent les résultats le jour du scrutin, rendent des petits
services à des élus ou à des électeurs et recrutent des sympathisants parmi
les membres de leurs circonscriptions électorales pour faire campagne. En
outre, la plupart des conseillers disent suivre l’avancement de dossiers de la
ville en vue de les traiter et n’hésitent pas à défendre leur parti ou coalition
politique lors des débats publics. Ils tentent aussi d’entretenir un contact
permanent avec leur électorat en vue de créer un « lien social » entre
gouvernants et gouvernés. Pour exemple, ils déclarent avoir déjà reçu et
répondu favorablement à des demandes que leur avaient adressées les
habitants de leurs circonscriptions.

Et pourtant, ce rapport entre élus et électeurs n’est pas basé sur une
adhésion volontaire émanant des convictions de followers. Au contraire,
leur relation semble plutôt fondée sur un mode « transactionnel » qui tend
principalement à satisfaire des intérêts particuliers de part et d’autre. Les
conseillers de la ville se contentent ainsi de manifester des attitudes de
leadership et ne fournissent pas assez d’efforts pour gagner le consentement
des partisans dans le but d’influer réellement sur la prise de décisions. En
effet, les conseillers pèchent souvent par leur manque d’engagement à
mobiliser des partisans afin de résoudre les problèmes dont souffrent les
populations locales. Souvent, ils attendent les campagnes électorales pour
nouer le contact avec les électeurs dans l’espoir d’obtenir leur voix le jour
du scrutin.
Par ailleurs, les conseillers n’entretiennent pas un dialogue permanent et
constructif avec les acteurs de la vie politique locale (partis, médias,
associatifs...). Le déficit de communication se traduit ainsi par le peu de
réunions ou débats initiés par les élus locaux. Ainsi, la majorité des
conseillers ne dispose pas d’une culture de l’action locale susceptible de les
aider à s’acquitter de leur fonction représentative. Et pour cause, ils sont
souvent livrés à eux-mêmes en l’absence d’un encadrement partisan
adéquat et une formation continue susceptible de renforcer les compétences
et le savoir-faire des élus locaux.

En outre, ces derniers ne semblent pas disposés à défendre leurs idées à


en juger notamment par leur manque d’engagement à mener des actions
collectives de protestation ou de contestation. Pour exemple, la plupart
d’entre eux privilégient le recours à « la pétition » pour manifester leur
désaccord. Et rares sont ceux à même de mener des actions « dures » de
protestation (sit-in, rassemblement...) pour faire parvenir leurs
revendications. Dans la plupart des cas, les conseillers choisissent de se
conformer aux lois et aux règlements en vigueur afin d’éviter l’affrontement
avec les pouvoirs publics.

Enfin, les conseillers ne prennent pas souvent des initiatives visant à


améliorer le gouvernement de la chose locale. En témoigne ainsi le peu de
propositions faites par les conseillers de la ville aux instances dirigeantes du
conseil (bureau, commissions...). La plupart de ces propositions sont
souvent initiées par le président ou bien ses proches collaborateurs parmi
les vice-présidents. Par ailleurs, elles concernent principalement des actions
visant les intérêts socioéconomiques de la collectivité et dénotent souvent
d’un dysfonctionnement du mode de gouvernement de la ville.

6. Centralisation bureaucratique de la prise de décisions et crise de


followership
Le leadership local se manifeste à travers la prise d’initiatives qui se
traduisent souvent en décisions, dont les plus prioritaires semblent
concerner la gestion déléguée des services publics par le secteur privé. Ces
décisions nécessitent le soutien de la majorité parmi les membres du conseil
de la ville. À cette fin, les candidats au leadership tentent de se concerter
pour mobiliser des partisans en vue de former des alliances. Malgré ces
efforts, les conseillers ne s’impliquent pas assez dans le processus
décisionnel local (initiation, discussion, vote...) puisque la majorité d’entre
eux attendent souvent les séances publiques pour défendre leurs idées
espérant ainsi faire parvenir leurs revendications.

Par ailleurs, les conseillers qui essayent d’exercer de l’influence estiment


que la confiance et les relations interpersonnelles constituent des facteurs
décisifs d’un comportement de leadership. En revanche, ils n’accordent pas
une importance particulière aux affinités intellectuelles ou idéologiques,
ethniques, professionnelles et générationnelles pour faire approuver leurs
propositions. Toutefois, la plupart des conseillers reconnaissent
l’importance des traits de la personnalité des leaders (compétences, savoir-
faire...) et valorisent un comportement « utilitariste » pour valider les
décisions. Par contre, ils n’accordent pas un intérêt particulier aux principes
éthiques ou moraux des candidats au leadership qui tentent de rassembler
les voix nécessaires pour approuver leurs propositions.

Dans un autre registre, il apparaît que les processus décisionnels ne sont


pas marqués par une compétition entre les conseillers dans la mesure où la
majorité d’entre eux ne parviennent pas, par exemple, à bloquer des
propositions initiées par leurs adversaires. L’accès à des rôles de leadership
semble ainsi un effort laborieux qui se traduit souvent par un certain
désengagement des conseillers en quête d’influence. Pour preuve, ces
derniers ne sont pas parvenus à orienter des décisions stratégiques prises par
la ville, à l’instar de l’élection du président du conseil, l’organisation du
festival de Casablanca et la gestion du transport public par le secteur privé.
Ces deux dernières décisions ont été initiées par les autorités : la première a
débouché sur l’approbation de la gestion déléguée du transport public au
secteur privé et la seconde a été relative à l’organisation d’un festival visant
à rompre avec la morosité sociale et le vide culturel qui règnent dans la
ville. Quant à l’élection du président du conseil, il semble avoir été le fruit
d’une alliance stratégique formée autour des notabilités et des islamistes
légalistes sous le contrôle des autorités centrales.
À l’issu d’un examen de ces décisions locales, il apparaît que le
comportement du leadership n’est pas caractérisé par un effort de
légitimation de l’influence qui se traduit par un acquiescement de la part de
followers. En d’autres termes, il semble que le leadership « institutionnel »
est exercé d’une manière plutôt « unilatérale » par le président et certains de
ses proches collaborateurs. Cette situation est aggravée par l’intervention
des fonctionnaires dans la prise de décisions et l’élaboration de l’ordre du
jour du conseil de la ville. Ajoutons à cela, le fait que les conseillers
n’arrivent pas à identifier les besoins et les valeurs prioritaires qui doivent
figurer sur l’agenda du gouvernement local.

L’analyse des comportements des membres du bureau du conseil révèle


ainsi l’effacement de stratégies de followership. Les candidats au leadership
privilégient souvent l’usage du pouvoir basé sur la récompense et la
coercition au détriment de la persuasion et l’influence visant l’obtention de
l’adhésion volontaire des followers. C’est le cas notamment du président
qui tente de compenser la vulnérabilité de son leadership par la mobilisation
d’acteurs locaux (associatifs, notables, fonctionnaires...) afin d’orienter les
choix du conseil.

Cependant, malgré les efforts des leaders « institutionnels » pour


mobiliser des partisans, la construction du leadership pèche par un manque
d’implication des « sous-leaders » dans la construction d’un followership
local fondé sur la confiance réciproque entre leaders et followers. De fait,
les leaders potentiels semblent peu persuasifs et se trouvent souvent
dépourvus d’une légitimité « démocratique ». En outre, une grande partie
des conseillers n’arrive pas à s’approprier des positions d’autorité sous
l’effet de contraintes structurelles, contextuelles, culturelles et politiques.
D’où justement l’effacement des tentatives du leadership local dans la ville
de Casablanca face à deux handicaps majeurs : persistance de solidarités
traditionnelles, notabiliaires notamment, et interventionnisme des autorités
dans les affaires locales.

7. Polarisation des conflits et manque de cohésion du gouvernement


local
Le leadership est intrinsèquement lié aux conflits qui surgissent souvent
lors de la compétition politique au sein du gouvernement local. L’absence
d’un débat constructif au sein du conseil de la ville contribue ainsi à attiser
les tensions entre les conseillers dont la majorité semble entretenir des
rapports conflictuels. Pour preuve, on peut évoquer les désaccords
politiques qui surgissent d’une manière récurrente lors de la prise de
décisions et plus particulièrement durant les sessions plénières du conseil.
Dans les situations de crise, des conseillers tentent ainsi de se démarquer de
leur coalition pour contrer leurs adversaires dans le but d’exercer de
l’influence sur les choix du gouvernement local. Ce faisant, certains
conseillers essayent d’accaparer des positions d’autorité grâce notamment à
leur habileté à communiquer publiquement leurs idées et leurs choix
politiques. À quelques exceptions prés, les désaccords exprimés par certains
élus lors des discussions au sein du conseil ne sont pas « bien fondés » et
manquent souvent d’argumentation. Les discordes entre conseillers
s’expriment souvent par des « agitateurs » qui tentent de susciter l’émotion
afin d’obtenir l’adhésion affective des partisans.

Par ailleurs, la majorité des conseillers ne parvient pas à osciller entre


l’homogénéité de la tâche à exécuter au sein de l’organisation et les
arrangements à entretenir entre les coalitions politiques. D’où justement un
certain « désordre structurel » qui caractérise l’action des élus au sein du
gouvernement local. Pour preuve, on relève l’absence d’un modèle de prise
de décisions et d’une stratégie d’action bien définie du bureau, une
hétérogénéité des « agendas politiques » et un manque de coordination et de
communication entre les élus, d’un côté, et entre ces derniers et les
fonctionnaires, de l’autre. Pour exemple, la relation conflictuelle entre le
chef de l’administration locale et le président du conseil élu qui influe sur la
cohésion du conseil de la ville.

C’est ce qui explique d’ailleurs les difficultés à voir émerger des leaders à
même d’articuler l’organisation du conseil avec les enjeux politiques et
idéologiques qui caractérisent une collectivité « fragmentée ». Pour preuve,
les tâches de leadership qui sont soient exécutées par des administrateurs ou
des fonctionnaires, soient complètement négligées. D’où notamment
certains dysfonctionnements de la « structure » du leadership qui
contribuent à attiser les tensions au sein du gouvernement local. En
témoignent ainsi les affrontements idéologiques qui surgissent parfois entre
les conseillers de la majorité et ceux de l’opposition. Pour exemple, on peut
évoquer les discordes qui opposent souvent les conseillers PJD à ceux de
l’USFP rendant ainsi difficile les efforts du président à préserver un
leadership « institutionnel ». Ainsi, il ne parvient pas à assurer une certaine
cohésion de sa coalition et à maintenir la discipline des conseillers
« islamistes » notamment qui n’hésitent pas parfois à s’opposer aux
propositions du bureau.

Pour ce qui concerne le conseil de la ville, les élus locaux ne jouent pas
un rôle influent dans la médiation en périodes de crise dans la mesure où ils
ne parviennent pas à résoudre des conflits qui surgissent de temps à autre
entre les membres du conseil. Les conseillers tentent en effet d’éviter les
rivalités qui pourraient déboucher sur des affrontements. C’est le cas
notamment du président qui tente de fédérer sa majorité tout en essayant de
maintenir le contact avec les membres de l’opposition et les fonctionnaires.
À cet égard, force est de constater que la majorité des conseillers évite
d’entrer en conflit avec les fonctionnaires qui n’hésitent pas à intervenir
parfois pour aplanir les conflits qui surgissent au sein du conseil.

Cette situation engendre inéluctablement un manque de confiance dans


les chefs politiques qui dirigent les conseils élus et contribue à attiser les
tensions entre les conseillers de la ville. Ces derniers estiment ainsi qu’afin
de pallier les situations conflictuelles, il faudra adopter un dialogue ouvert
fondé sur la persuasion. Cependant, seule une minorité des conseillers
intervient réellement en cas de désaccords et rares sont ceux qui
parviennent effectivement à résoudre des conflits. La majorité des
conseillers de la ville estime ainsi que c’est à cause d’un manque de
confiance que des chefs locaux ne parviennent pas à rassembler des
followers pour orienter les choix du conseil de la ville. Par ailleurs, les
conseillers semblent disposés à appuyer les choix de leur leader à condition
qu’il intervienne en cas de désaccords pour apaiser les tensions. Toutefois,
force est de constater que la ville manque de leaders « médiateurs » à même
d’élaborer des consensus susceptibles de résoudre les conflits qui éclatent
de temps à autre au sein du gouvernement local.
8. Centralité des ressources personnelles d’influence et variations
dans l’origine, la forme et les cheminements des ressources de
leadership
Le leadership local est lié à la mobilisation de certaines ressources
stratégiques qui favorisent l’exercice de l’influence. Dans la ville de
Casablanca, certains conseillers tentent de faire l’allocation optimale de
leurs ressources pour orienter les décisions du gouvernement local. C’est le
cas notamment du président du conseil et certains membres du bureau qui
parviennent grâce au cumul des ressources à influencer les choix des
conseillers. À cette fin, ils tentent, par exemple, de mettre en valeur leur
statut social, leur fortune, leur savoir-faire ou leurs réseaux de relations. Et
même s’ils sont minoritaires, les membres du bureau du conseil parviennent
à se différencier de leurs adversaires en mettant en avant leur statut
socioprofessionnel libéral et leur niveau d’instruction supérieur pour
accéder à des postes d’autorité. En outre, ils n’hésitent pas à user de leur
richesse personnelle pour mener leur campagne politique comme en
témoigne ainsi l’utilisation de l’argent lors des périodes électorales.

Cependant, les conseillers n’arrivent pas à mobiliser d’autres ressources


non moins importantes pour exercer de l’influence telles que la légalité, la
popularité et le contrôle des emplois à pourvoir et des sources
d’information. Pour preuve, la plupart des décisions sont souvent
approuvées par une faible majorité qui n’adhère pas volontairement aux
propositions du bureau du conseil. D’un côté, il semble que le contrôle des
emplois à pourvoir ne constitue pas une ressource principale pour mobiliser
les partisans à en juger par l’engagement du président à réduire l’attribution
de postes qui demeurent, in fine, contrôlés par les autorités locales. De
l’autre, il apparaît que la majorité des conseillers n’utilise pas régulièrement
les sources d’information disponibles (presse écrite, audiovisuelle et
éléctronique) pour cerner les enjeux inhérents aux décisions prises par la
ville. Par ailleurs, le président et ses partisans semblent convaincus du
pouvoir des experts à en juger par les consultations et les expertises
réalisées par des cabinets privés pour le compte du conseil de la ville de
Casablanca.
Cela étant posé, les conseillers qui aspirent exercer de l’influence
semblent acculés à entretenir un contact permanent avec des acteurs locaux
(notabilités, politiques, associatifs...). En témoignent ainsi les relations
« amicales » du président du conseil avec de hauts dignitaires de l’État qui
lui ont permis de bénéficier d’un soutien non négligeable pour accéder à la
direction des affaires de la ville. Pour disposer des réseaux de relations, un
leader doit être disponible comme c’est le cas notamment des membres du
bureau du conseil qui appartiennent au milieu d’affaires. Mais cela ne
semble pas être le cas de la majorité des conseillers qui manquent de
disponibilité, et partant, ne parviennent pas à programmer leur vie suivant
un agenda politique bien déterminé.

On peut donc conclure qu’il existe une certaine différence à géométrie


variable dans l’abondance, le contrôle et l’utilisation des ressources
mobilisées par les conseillers qui essayent d’orienter les décisions prises par
le conseil de la ville de Casablanca. Des comportements de leadership se
manifestent ainsi grâce à des modes d’influence qui varient en fonction des
situations, des ressources accessibles et des stratégies adoptées. Par ailleurs,
les divers cheminements de ce processus d’influence sont marqués par une
interaction entre l’origine, la forme et l’usage des ressources mobilisées,
avec tout ce que cela implique en termes d’impact sur les différentes
modalités et types du leadership.

De là, il apparaît en effet l’idée d’une compétition entre des élus locaux
en vue de s’adjuger des positions de leadership. Les conseillers qui aspirent
exercer de l’influence tentent ainsi de tirer le maximum d’avantages de
leurs ressources stratégiques. On peut donc affirmer que des comportements
du leadership local se manifestent à travers quatre modes d’influence :
idéologique, radical, activiste et consensuel. Ainsi, les idéologues arrivent à
mobiliser les partisans et à justifier leur engagement, les activistes se
trouvent souvent à l’origine de l’action partisane, associative ou syndicale,
les radicaux nourrissent systématiquement le débat, même s’ils versent
parfois dans les surenchères et les polémiques, et les consensuels
parviennent, in fine, à des compromis grâce à leurs réseaux de relations et
leurs efforts de médiation entre les acteurs de la vie politique locale
(autorités, partis, notables…).
Ce constat atteste positivement de certaines variations dans l’abondance
et l’origine des ressources. Ainsi, seuls les leaders « institutionnels » qui
utilisent leurs ressources à un taux élevé sont en mesure d’exercer de
l’influence sur les décisions du conseil. Il s’agit là d’un groupe
d’« entrepreneurs politiques », à l’instar du président, qui tentent d’orienter
les choix du gouvernement local grâce au montant des ressources dont ils
disposent.

9. Prééminence du leadership « charismatique » et personnalisation


de l’influence
Les comportements du leadership émanent de la culture politique
dominante au sein du gouvernement local. Tout d’abord, les conseillers
pensent que la ville de Casablanca ne dispose pas d’un leadership
susceptible de défendre les intérêts de la collectivité. Ensuite, ils semblent
partagés entre différents styles du leadership même si la majorité d’entre
eux s’accordent à dire que le « leader idéal » doit disposer de certaines
qualités personnelles, telles que la crédibilité et l’intégrité morale et
religieuse, pour pouvoir exercer de l’influence sur les choix du
gouvernement local.

Par ailleurs, une typologie des comportements politiques des élus locaux
laisse entrevoir divers modes d’influence. Ainsi, la plupart des conseillers
de la ville semblent privilégier un style de leadership « charismatique »
émanant des qualités exceptionnelles d’un « grand homme » qui se place
au-dessus des lois et échappe à tout contrôle. Une personnalisation accrue
de l’influence s’opère en effet dans la culture politique locale au détriment
d’une logique qui tend vers une institutionnalisation des valeurs
démocratiques, de la culture des droits de l’homme et d’un État de droit.

Par contre, les conseillers n’accordent pas un intérêt particulier au


leadership « rationnel-légal » qui se réfère à des règles et des modèles
normatifs appliqués par une bureaucratie moderne. En outre, les conseillers
n’adhérent pas au leadership « démocratique » dans la mesure où ils
n’apprécient guère les meneurs soumis à la loi de la majorité et qui tentent
d’obtenir l’adhésion des followers dans un contexte pluraliste de
compétition. Par ailleurs, les élus locaux défendent un mode de
gouvernement « totalitaire » incarné par un chef qui assume l’entière
responsabilité des actions du groupe. De plus, une grande partie des
conseillers préfère avoir à faire à un chef autoritaire « infaillible et
invulnérable » qui impose ses idées pour assurer l’unité et la stabilité du
groupe.

L’image du chef « totalitaire » et « autoritaire » semble ainsi enracinée


dans la culture politique locale et dans le système des valeurs auquel
pourraient s’identifier les représentants de la collectivité. Un constat pour le
moins alarmant qui risque de fragiliser le processus de modernisation et de
démocratisation du système politique. Outre cela, la majorité des conseillers
n’apprécie guère un comportement de leadership « transformationnel ».
Concrètement, ces élus locaux s’opposent au leader qui revendique le
changement et tente, par exemple, d’opérer des transformations dans le
mode de direction politique du gouvernement local hérité du passé.

Dans un autre registre, les conseillers adhérent plutôt à un comportement


de leadership « transactionnel » même s’ils semblent avoir du mal à
reconnaître explicitement le fait qu’ils soient disposés à soutenir des leaders
avec lesquels ils échangent des intérêts particuliers. Par ailleurs, une grande
partie des élus locaux défend un leadership de type « entrepreunariel » dans
la gestion des affaires locales. En clair, ces conseillers préfèrent un dirigeant
« flexible et autonome » qui mobilise de nouvelles ressources et entreprend
de nouvelles actions pour garantir l’efficience de l’organisation. Dans le
même sens, il apparaît que les conseillers adhérent à un modèle
« technocratique » de direction qui favorise l’expertise du manager même
s’ils ne semblent pas en faveur d’une structuration hiérarchique et formelle
des rôles de leadership au sein du conseil de la ville. Enfin, force est de
constater que la majorité des conseillers semble en faveur d’un leadership
« informel ». Concrètement, ces élus locaux sont disposés à suivre un leader
qui bénéficie de réseaux d’influence même s’il n’appartient pas à
l’organisation. D’où justement l’importance des leaders « non
institutionnels » dans le processus décisionnel local à en juger notamment
par le rôle joué par un « petit cercle » composé d’officiels, d’hommes
politiques et de notables locaux dans le choix, en 2003, du président du
conseil de la ville de Casablanca.
10. Émergence d’un leadership islamiste embryonnaire « contrôlé »
de près par la monarchie

Le leadership est déterminé par la culture qui se manifeste à travers


l’idéologisation de l’action locale par des acteurs politiques dans le but de
construire et diffuser des identités politiques « exclusives ». C’est le cas
notamment de certains élus locaux qui tentent de revendiquer un leadership
« cognitif » en vue de justifier leurs idées par de « bonnes raisons »
émanant de connaissances, de croyances, de valeurs, de représentations, de
sentiments moraux, etc. À cet égard, force est de constater que les
conseillers valorisent la représentation locale et le rôle des partis dans la
construction d’un leadership susceptible de satisfaire les attentes et les
besoins de la collectivité. Toutefois, les conseillers ne sont pas satisfaits de
la « nouvelle » réforme du système politique local même s’ils se disent
persuadés de la centralité des partis dans le processus de démocratisation.
Celui-ci passe aussi par une séparation entre le religieux et le politique, et
une implication plus active de la femme dans la vie politique.

Mais cette perception culturelle plutôt « moderniste » s’effrite,


curieusement d’ailleurs, devant le refus des conseillers de reconnaître la
langue et la culture amazighes. En outre, ces derniers s’attachent à une
« identité nationale », caractérisée par une valorisation de la langue arabe,
et rejettent l’idée de la création d’un parti susceptible de défendre une
identité politique amazighe. Enfin, les conseillers ne semblent pas tellement
attachés au « credo démocratique », qu’ils prétendent d’ailleurs vouloir
défendre, dans la mesure où ils n’hésitent pas à manifester leur adhésion à
une culture « autoritaire » qui domine encore le champ politique local. Pour
preuve, ces derniers ne semblent pas persuadés que c’est bien à la justice
que revient le rôle de veiller au respect de la loi et non aux autorités
centrales qui interviennent, par exemple, pour sanctionner des hommes
politiques élus.

Malgré ce constat, il semble que la dimension identitaire revêt une


importance particulière dans le processus de formation du leadership local.
Ne serait-ce que pour la diffusion par des leaders d’un discours idéologique
à même de donner des points de repère aux followers afin de les convaincre
de suivre un cours particulier d’action. Cependant, force est de constater
que les tentatives de leadership ne se référent pas systématiquement à un
background culturel qui permet de construire une identité locale
« commune » à un groupe ou à une coalition politique représentée au sein
du conseil de la ville de Casablanca. En d’autres termes, les élus locaux ne
parviennent pas à mettre sur pied une identité « exclusive » à même de les
aider à gagner en influence afin de pouvoir exercer un leadership local. En
témoigne ainsi le comportement d’une bonne partie des conseillers de la
ville qui tend à dénigrer le rôle déterminant des agents socioculturels
(religion, langue, culture...) dans le processus d’idéologisation de l’action
locale.

Il apparaît donc que le processus de leadership ne renvoie pas


inéluctablement à une identité locale « homogène et inclusive » et dont les
contours sont bien définis par les acteurs locaux. Au contraire, les
comportements de leadership manifestés par certains conseillers favorisent
plutôt l’émergence d’identités localisées, plurielles et diversifiées. Il s’avère
ainsi que le leadership local n’est pas une identité invariable qui a toujours
existé, mais une identité dispersée et volatile. À la limite, les leaders
potentiels essayent d’orienter les choix du gouvernement local en marquant
des différences culturelles ou linguistiques susceptibles de les distinguer de
leurs adversaires. C’est le cas notamment des conseillers PJD qui tentent,
par exemple, d’opérer une injonction entre des valeurs religieuses (Islam) et
des registres linguistiques (arabité), lesquels renvoient à une certaine
identité culturelle « arabo-islamique ». Ce faisant, les conseillers PJD
parviennent à gagner en crédibilité à en juger notamment par la popularité
dont bénéficient les élus « islamistes » comparés à leurs adversaires
politiques « de gauche », notamment au sein de la ville de Casablanca. Dans
l’« imaginaire collectif », ces derniers sont considérés à la fois comme des
chefs religieux et des leaders politiques. En mobilisant des registres
culturels divers et variés (national, religieux, linguistique...), les islamistes
légalistes essayent ainsi de s’approprier une légitimité « traditionnelle »
réinventée émanant de l’attachement à une « identité culturelle » inclusive
et homogénéisante.
Face à l’émergence d’un leadership politico-religieux « en construction »,
plus particulièrement en milieu urbain, la monarchie ne se contente
vraisemblablement plus de jouer son rôle « historique » d’arbitre ou
médiateur, comme le faisait remarquer Jhon Waterbury dans les années
soixante-dix. Le pouvoir central semble ainsi décidé à contrer ses
adversaires en acquiescant la constitution du parti de l’Authenticité et de la
Modernité (PAM), contrôlé par un ami du roi. Ce dernier semble, de son
côté, déterminé à opérer une « reconfiguration » du champ partisan autour
de pôles politiques bien distincts. Aussi, une compétition idéologique
pourrait-elle apporter une certaine visibilité politique susceptible de
favoriser l’émergence d’un leadership local à même de porter des
revendications identitaires diverses et variées (nationales, socialistes,
religieuses...). Ces demandes auraient certainement tendance à changer
continuellement en fonction des contextes, des enjeux, des idéologies et de
la culture politique « prédominante », mais aussi et surtout en fonction de la
légitimité démocratique ou non des hommes et des femmes qui tenteront
d’exercer une certaine influence sur la prise de décisions.

Maintenant que l’on a souligné les conclusions principales qui découlent


de l’analyse du phénomène du leadership politique dans la ville de
Casablanca, on est en droit de s’interroger sur les facteurs explicatifs de
l’influence exercée par certains élus sur les choix des partisans dans le but
d’orienter le cours des décisions cherchant ainsi à satisfaire les intérêts de la
collectivité.

II. LEADERSHIP POLITIQUE LOCAL : UNE EXPLICATION


Au terme de cette analyse du leadership, on peut affirmer désormais que
la ville de Casablanca ne dispose pas de leaders à même de conduire un
processus de démocratisation du système politique local. Pour preuve, le
conseil de la ville semble dominé par des « chefs » qui tentent d’user de
leurs positions d’autorité pour orienter les décisions prises par le
gouvernement local. Ce constat atteste vraisemblablement d’un
désengagement manifeste des hommes politiques à participer activement à
la direction des affaires en vue de satisfaire les intérêts de la cité. Ce constat
pourrait s’expliquer ainsi par neuf facteurs décisifs, à savoir :
1. Persistance de contraintes institutionnelles et politiques liées à
l’environnement du leadership. Celui-ci est marqué par un
essoufflement des partis, une hégémonie de la bureaucratie, la faiblesse
des réseaux politiques, économiques, syndicaux et associatifs sollicités
par les élus, et un effacement des moyens modernes d’information et
des techniques de communication politique ;

2. Prééminence d’un Headership institutionnel émanant de positions


formelles d’autorité, lesquelles sont occupées par des chefs politiques
soutenus par des réseaux notabiliaires influents. Le leadership
fonctionnel, incarné notamment par le président et certains membres du
bureau du conseil, réduit ainsi considérablement les chances d’accès
des partisans à des rôles d’influence qui varient d’ailleurs selon les
individus, les contextes, les situations, les enjeux, etc. ;

3. Absence de stratégies de leadership à en juger notamment par


l’absence d’« agenda politique » chez les conseillers de la ville. Ainsi,
ces derniers ne défendent pas d’objectifs émanant de convictions
idéologiques, ne disposent pas d’un « ordre de priorités » des buts et
des tâches à réaliser, et se contentent souvent de réagir, subrepticement,
aux doléances des populations. Quant au président du conseil, il rallie
souvent les choix des autorités et adopte une direction
« technocratique » qui ne favorise pas tellement l’émergence d’un
leadership « démocratique » ;

4. Effacement des comportements de leadership malgré un activisme


politique manifesté par les conseillers sur la scène publique. En
témoigne ainsi le fait que ces derniers ne parviennent pas à mobiliser
des partisans afin d’obtenir leur soutien, n’arrivent pas à bien
communiquer avec les acteurs locaux, ne mènent pas d’actions
collectives de protestation ou de contestation et ne prennent pas assez
d’initiatives susceptibles de satisfaire les intérêts de la communauté ;

5. Faible participation des élus au processus décisionnel local caractérisé


par la persistance de « solidarités notabiliaires » et l’interventionnisme
des autorités qui tranchent dans les décisions majeures relatives à la
ville (transport public, festival...). D’où l’effacement du rôle des
candidats au leadership qui ne parviennent pas à légitimer leur
influence. Par ailleurs, ces derniers ne tentent pas d’élaborer de
stratégies de followership susceptibles de convaincre des partisans
d’adhérer volontairement à des décisions qui visent en principe la
satisfaction des intérêts de la collectivité ;

6. Absence de leaders à même d’articuler l’organisation du conseil avec


les enjeux idéologiques qui traversent la vie politique locale. En
témoignent ainsi les rapports conflictuels entre les conseillers qui se
traduisent souvent par des désaccords et des dissensions. D’où
justement les difficultés du président et son bureau à maintenir une
certaine cohésion au sein du conseil de la ville. Cette mission devient
d’autant plus difficile en l’absence d’élus « médiateurs » à même
d’élaborer des consensus susceptibles de résoudre les conflits qui
éclatent au sein du gouvernement local ;

7. Centralité des ressources personnelles des candidats au leadership qui


tentent d’orienter le processus décisionnel grâce à l’utilisation de leur
« haut » standing social, leur fortune, leur savoir-faire et leurs réseaux
de relations. Les divers cheminements de ce processus d’influence sont
marqués par une interaction entre l’origine, le contrôle, la forme et
l’usage des ressources. Une fois mobilisées, ces ressources favorisent
l’émergence de quatre modes irréguliers et variés d’influence :
idéologique, radical, activiste et consensuel ;

8. Prééminence de l’image du leader « charismatique » qui se place au-


dessus des lois et échappe à tout contrôle au détriment du leader
« rationnel-légal » qui se réfère à des règles appliquées par une
bureaucratie moderne. Une personnalisation accrue de l’influence se
manifeste aussi à travers un leadership « totalitaire » qui caractérise la
culture politique locale. De même, on relève une tendance vers un
« autoritarisme » qui ne favorise pas l’émergence d’un leadership
« démocratique » fondé sur le pluralisme.
9. Difficultés des conseillers de la ville à construire une identité culturelle
« exclusive » à même de les aider à gagner en crédibilité afin
d’accaparer des rôles de leadership au sein du gouvernement local. Ces
derniers tendent ainsi à dénigrer le rôle décisif des agents socioculturels
(religion, langue...) dans les procédés d’idéologisation du discours et de
l’action politiques. Mais cela n’empêche pas pour autant des conseillers
islamistes légalistes de revendiquer un leadership « culturel »
embryonnaire à base identitaire.

Malgré ce constat plutôt négatif, force est de constater que certains élus
locaux essayent, non sans difficultés, de construire un leadership
susceptible d’orienter les choix du gouvernement local. Il s’agit là de
certaines tentatives sporadiques d’influence qui découlent de l’analyse
consacrée au processus du leadership dans les chapitres précédents.
Plusieurs indicateurs attestent en effet de l’engagement de certains
conseillers qui essayent d’influencer le cours des décisions locales
inhérentes aux attentes et aux besoins de la collectivité.

Ces tentatives de leadership, que l’on peut relever au terme de cette


recherche, se manifestent à travers les attitudes, les comportements et les
actions de certains individus qui appartiennent surtout à la majorité à la tête
du conseil de la ville. Plus précisément, il s’agit d’efforts déployés par les
conseillers islamistes légalistes du PJD visant à exercer des rôles de
leadership qui renvoie à une « identité culturelle » inclusive et
homogénéisante. Il s’agit aussi de quelques tentatives d’influence
entreprises par le président et certaines notabilités locales visant à orienter
les décisions de la ville grâce au contrôle qu’ils exercent sur les positions
d’autorité au sein des institutions locales. Quant aux membres de
l’opposition, ils n’exercent pas une influence « réelle » sur les décisions du
gouvernement local. Ainsi, les actions menées par les conseillers de l’USFP,
de l’Istiqlal et du PPS manquent souvent de soutien et d’ancrage
idéologique. Aussi, leurs comportements ne favorisent-ils pas tellement
l’émergence d’un leadership « démocratique » susceptible d’assurer aux
partis de la koutla une présence notoire sur la sphère politique locale.
Les tentatives d’influence renvoient à différents aspects du phénomène
du leadership local tel qu’il a été analysé tout au long de cette étude. Elles
concernent tout particulièrement les actions de certains conseillers visant à
influencer les choix du gouvernement de la ville. Ces derniers parviennent
ainsi à jouer des rôles de leadership dans des contextes et des situations
différentes, à des degrés variables et à plusieurs niveaux du système
politique : structurel, organisationnel, comportemental, décisionnel, culturel
et cognitif.

- Sur un plan structurel, des conseillers de la majorité sont parvenus à


former une alliance entre islamistes légalistes (PJD) et notabilités
locales (MP-MNP-UC), et ce, malgré des soubresauts politiques et les
contraintes institutionnelles qui caractérisent le gouvernement local. Par
ailleurs, le président et les membres de son bureau notamment sont
arrivés à nouer un contact permanent avec les fonctionnaires pour
faciliter l’action locale de la majorité ;

- Sur un plan organisationnel, certains conseillers sont parvenus à accéder


à des positions d’autorité qui leur ont permis d’accaparer un Headership
au sein du conseil. C’est le cas notamment du président qui défend un
leadership « institutionnel » inhérent à la répartition des ressources et
des rôles formels disponibles au sein du gouvernement local ;

- Sur un plan comportemental, les attitudes de la majorité des conseillers


attestent d’un activisme politique manifeste grâce auquel ils tentent de
gagner en crédibilité auprès des électeurs. C’est le cas notamment de
certains membres du bureau du conseil de la ville qui essayent de
mobiliser des partisans pour soutenir les propositions du président et
parfois même celles des fonctionnaires ;

- Sur un plan stratégique, la majorité des conseillers de la ville déclare


avoir des objectifs politiques qu’elle tente en vain d’atteindre pour
satisfaire les intérêts des populations. C’est le cas notamment du
président qui essaye de rallier les propositions des acteurs locaux
(autorités, entrepreneurs, associations...) pour faire passer les initiatives
du bureau grâce à un modèle « technocratique » de direction ;
- Sur un plan décisionnel, les conseillers qui essayent d’exercer de
l’influence considèrent que la confiance et les relations
interpersonnelles constituent des facteurs déterminants du
comportement du leadership. Celui-ci s’est manifesté notamment lors
de l’élection du président grâce à une alliance entre des notabilités
locales et des islamistes légalistes sous le contrôle des autorités
centrales. De leur côté, les conseillers PJD avaient essayé d’influencer
les choix du festival de Casablanca en revendiquant la valorisation de
l’« art et la culture islamiques ». Quant aux conseillers de l’opposition,
ils sont parvenus à mener des actions collectives de protestation pour
dénoncer la situation sociale dégradée des familles des retraités de l’ex-
RATC ;

- Du point de vue de la cohésion du conseil, certains conseillers


interviennent en cas de désaccords pour neutraliser les tensions et
aplanir les conflits qui surgissent souvent entre les membres de la
majorité et ceux de l’opposition (notamment le PJD contre l’USFP).
Les conseillers qui attisent les conflits tentent souvent de se faire
remarquer en public en vue de gagner en popularité et accaparer ainsi
des rôles de leadership ;

- En ce qui concerne l’influence, il apparaît que nombre de conseillers


tentent de faire l’allocation optimale de leurs ressources pour orienter
les décisions du gouvernement local. C’est le cas notamment des
« entrepreneurs politiques », dont notamment le président et certains
membres du bureau du conseil, qui parviennent grâce au cumul des
ressources à accéder à des postes de responsabilité ou bien à influencer
les choix des conseillers. À cette fin, ils essayent souvent de mettre en
valeur leur standing social, leur fortune, leur savoir-faire managérial et
leurs réseaux de relations ;

- Concernant les styles de comportement, les conseillers adhérent à un


leadership de type « transactionnel » même s’ils ont du mal à
reconnaître le fait qu’ils aient déjà échangé des intérêts avec certains
élus ou fonctionnaires. Les élus locaux se rallient aussi à un leadership
de type « informel » dans la mesure où ils sont disposés à suivre un
leader « non institutionnel » qui parvient à mobiliser des réseaux
externes d’influence. En témoigne ainsi le rôle décisif joué notamment
par un cercle de politiciens et de notables, non représentés au sein du
conseil, dans l’élaboration d’un consensus qui semble avoir favorisé
l’élection du président du conseil ;

- D’un point de vue idéologique, certains élus locaux revendiquent un


leadership « cognitif » qui vise à légitimer l’exercice de l’influence par
de « bonnes raisons » rationnellement motivées en valeurs. C’est le cas
notamment des conseillers PJD qui tentent de construire et diffuser une
identité culturelle « englobante » émanant en partie d’une « éthique
religieuse ». En témoigne ainsi le fait qu’ils soient parvenus à influer
sur les choix artistiques du festival de Casablanca en imposant, par
exemple, aux organisateurs la programmation officielle de « la chanson
islamique ».

Maintenant que l’on a mis la lumière sur quelques tentatives du


leadership local, on va essayer de les expliquer afin de dégager les raisons
qui incitent des individus à exercer une certaine influence sur les choix du
groupe ou de l’institution. Ces tentatives d’exercer un ascendant, une
autorité et surtout une influence au sein du gouvernement local traduisent
des dynamiques individuelles et collectives qui se manifestent à travers les
différents aspects du leadership tels qu’ils ont été traités tout au long de
cette étude. Ces aspects sont déclinés en dix dimensions principales qui
rendent compte de la complexité du processus du leadership. Il s’agit plus
précisément des dimensions suivantes : environnement, position,
comportement, but, prise de décision, followership, conflit, ressource, style
d’influence et idéologie. Chaque dimension vise à expliquer les tentatives
de leadership inhérentes à une influence « réelle » exercée par certains
individus sur la prise de décisions. Toutes choses étant égales par ailleurs, le
leadership dépend ainsi principalement des rapports qu’entretiennent les
élus avec les fonctionnaires (bureaucratie), l’accès à des positions de
Headership (autorité), l’utilisation de moyens d’influence (ressources), la
mobilisation des partisans (followership/légitimation) et la diffusion d’un
discours identitaire culturel (idéologie).
1. Modélisation de l’influence et généralisation
À ce stade d’analyse, on propose d’affiner l’explication en procédant à
une modélisation du leadership visant à expliciter les facteurs qui orientent
l’influence exercée par des leaders sur le cours des décisions prises par les
représentants élus de la collectivité. Vu sous cet angle, on peut considérer
les tentatives de leadership comme le résultat arithmétique de l’agrégation
de comportements individuels ou d’actes intentionnels d’influence
manifestés par des leaders politiques. Cette conception émane d’une idée
wébérienne reprise par Raymond Boudon selon laquelle « les données
sociologiques macroscopiques ne sont rien d’autre que les traces laissées
par une myriade de comportements individuels » (Boudon, 1986 : 16).

Dans notre étude, on propose une modélisation de l’influence basée sur


une ventilation par dimensions des principaux paramètres du leadership (L)
que l’on peut illustrer de la manière suivante : environnement (E), positions
d’autorité (PA), ressources (R), comportements (C), followers (F) et
idéologie (I). On peut résumer l’ensemble de ces variables explicatives à
priori par la structure causale suivante :

- Leadership : L
- Environnement : E
- Positions d’autorité : PA
- Buts : B
- Ressources : R
- Followers : F
- Comportements : C
- Conflits : Con
- Styles : S
- Idéologie : I
- Puissance : n

On peut traduire cette structure par l’équation suivante :

L = (E + PA + R + C + F + I)n

Pour aller plus loin, on a essayé de déterminer les facteurs qui influent
sur les différentes dimensions du leadership. Pour mesurer l’impact de
chaque dimension, on a cherché à savoir s’il existe des corrélations entre
des variables dépendantes (comportements/actions) et des variables
indépendantes (caractéristiques personnelles) qui influent, les unes et les
autres, sur les tentatives de leadership. Ces variables « test » ou de contrôle
sont les suivantes : âge (A), niveau d’instruction (Ni), maîtrise des langues
(Ml), catégorie socioprofessionnelle (Csp), revenu individuel Ri, affiliation
partisane Ap, expérience politique Ep et contrôle des postes d’autorité (PA).
On peut résumer ces variables explicatives à priori par la structure causale
suivante :
images97

- Leadership : L
- Catégorie d’âge : CA
- Niveau d’instruction : Ni
- Maîtrise des langues : Ml
- Catégorie socioprofessionnelle : Csp
- Revenu individuel : Ri
- Affiliation partisane : AP
- Expérience politique : EP
- Postes d’autorité : PA

Dans le même sens, on propose d’expliquer les tentatives de leadership


par des facteurs exogènes qui agissent sur les comportements individuels
visant à influencer les choix des conseillers et les décisions de la ville. Dit
autrement, notre objectif est de chercher à savoir s’il existe des
correspondances ou non entre les différentes dimensions du leadership et
des variables indépendantes susceptibles d’expliquer l’exercice de
l’influence. On propose ici de procéder à l’explication de chaque dimension
de leadership comme suit :

- Pour ce qui concerne l’environnement, il apparaît que les « bons »


rapports qu’entretiennent les élus avec les fonctionnaires (E1)
dépendent principalement du niveau d’instruction supérieur, de la
maîtrise de langues étrangères et du « haut » standing social. Et dans
une moindre mesure de la fortune personnelle et l’expérience politique.
On peut traduire cette idée par l’équation suivante :

E1 = (Ni + Ml + Csp)n > Fpn + Epn

- Du point de vue de l’autorité, il apparaît que l’accès à des positions de


Headership (P1) dépend principalement d’un « bon » niveau
d’instruction, de la maîtrise de langues étrangères et d’un « haut »
standing social. Et dans une moindre mesure de la fortune personnelle.
Ces mêmes variables expliquent aussi le comportement des conseillers
qui parviennent à accéder à des positions d’autorité grâce à la
mobilisation de réseaux de relations (P2). Dans une moindre mesure, ce
comportement est influencé par la fortune personnelle et l’expérience
politique des élus. On peut traduire ces deux idées par les équations
suivantes :

images98

- En ce qui concerne le comportement du leadership, il semble que


l’action des conseillers qui parviennent à mobiliser des réseaux de
relations (C1) pour influencer la prise de décisions dépend
principalement de l’âge mûr, d’un niveau d’instruction supérieur, de la
maîtrise de langues étrangères et d’un « haut » standing social. Et dans
une moindre mesure cette influence est fonction de l’expérience
politique et du contrôle des postes de responsabilité. On peut traduire
cette idée par l’équation suivante :
C1 = (Ni + Ml + Csp)n > Epn + PAn

- Pour ce qui concerne la légitimation, il apparaît que les attitudes des


conseillers qui s’engagent à mobiliser « la majorité » pour faire
approuver leurs propositions (F1) dépendent principalement d’un
niveau d’instruction supérieur, de la maîtrise de langues étrangères,
d’un « haut » standing social, de la fortune personnelle et de
l’expérience politique. On peut traduire cette idée par l’équation
suivante :

F1 = An + (Ni + Ml + Csp)n + Fpn + Epn

Au terme de cette analyse qui vise à expliquer les tentatives d’influence,


on peut s’interroger sur la portée axiomatique des facteurs qui agissent sur
le phénomène du leadership local dans la ville de Casablanca. À cet égard,
il est d’abord utile de rappeler que l’influence exercée par certains
conseillers varie en fonction des individus, des situations, des enjeux, des
interactions entre les différents acteurs locaux, etc. Toutefois, force est de
constater que certaines dimensions du leadership s’avèrent décisives
lorsque certains individus essayent d’orienter les choix des partisans en vue
d’influer sur la prise de décisions au sein du gouvernement local.

Toutes choses étant égales par ailleurs, on peut ainsi affirmer que les
tentatives du leadership local peuvent s’expliquer par un « modèle
théorique » qui comprend trois dimensions interdépendantes : Ressources,
Autorité et Idéologie. Les ressources sont considérées ici comme une
variable quantitative qui renvoie à l’« individu », son profil, ses
compétences, ses traits de personnalité, ses réseaux de relations, etc.
L’autorité ou le Headership est considérée comme une variable quantitative
inhérente à la « structure », c’est-à-dire à des positions hiérarchiques ou à
des rôles formels occupés au sein de l’organisation ou l’institution. Enfin,
l’idéologie est considérée comme une variable qualitative inhérente aux
efforts de certains politiciens visant à accaparer un leadership « cognitif ».
Dans la perspective boudonnienne, celui-ci serait intrinsèquement lié à la
justification de certains choix par de « bonnes raisons » qui découlent des
valeurs, des croyances, des convictions, des sentiments moraux, etc.,
lesquels représentent les caractéristiques de la culture politique
prédominante au sein d’une communauté. On peut résumer ce « modèle
explicatif » du leadership local à priori par la structure causale suivante :
images99

On peut traduire cette structure par l’équation suivante :

L = (R + PA + I)n

- Leadership : L
- Ressources : R
- Positions d’autorité : PA
- Idéologies : I

De là, on peut conclure que les individus qui essayent d’exercer de


l’influence ne parviennent pas souvent à mobiliser des partisans afin de les
convaincre d’adhérer volontairement à leurs propositions. En d’autres
termes, les hommes politiques ne s’engagent pas tellement dans le
processus de légitimation de l’autorité ou du pouvoir ou bien de l’influence
qu’ils tentent d’exercer sur les décisions du gouvernement de la ville. Ainsi,
leurs tentatives d’accéder à des rôles de leadership manquent
vraisemblablement de légitimité démocratique dans la mesure où leurs
propositions ne sont pas souvent soutenues volontairement par des
followers.

Aussi, les leaders potentiels se trouvent-ils dépités d’une ressource


stratégique de leadership : la confiance. Celle-ci constitue justement le
fondement du « lien social » qui doit exister entre leaders et followers ou
bien entre gouvernants et gouvernés ou encore entre élus et électeurs. En
outre, lorsque les élus locaux essayent d’exercer de l’influence, ils
privilégient plutôt un leadership de type « charismatique », caractérisé par
les qualités exceptionnelles d’un « grand homme », au détriment d’un
leadership de type « légalo-rationnel » ou « démocratique ». En outre, les
conseillers semblent adhérer au pouvoir « totalitaire » d’un seul homme ou
encore à celui d’un chef « autoritaire » qui impose ses idées au groupe. On
peut résumer cette idée à priori par la structure causale suivante :
images100

On peut traduire cette structure par l’équation suivante :


SL = (Chn1 + Tn2 + Aun3)

- SL : styles de leadership
- Ch : Charismatique
- T : totalitaire
- Au : autoritaire

Enfin, on peut affirmer que la « culture » favorise l’émergence du


leadership dans la mesure où elle favorise la construction d’un discours
idéologique à base identitaire. En effet, il apparaît que le système politique
local est traversé par un leadership « cognitif » qui se manifeste notamment
à travers la valorisation d’une identité islamiste « molle » portée par des
leaders politiques « en herbe ». Cet exercice se manifeste tout
particulièrement à travers les usages idéologiques et politiques que font les
islamistes légalistes de la notion de « culture » en vue d’élaborer, diffuser et
justifier des revendications identitaires. En s’engageant dans un élan de
« modernité », ces derniers essayent ainsi d’exercer des rôles de leadership
grâce à une« rationalisation axiologique » des référents culturels
« traditionnels » (religion, langue, communauté...). Il s’agit là en effet
d’efforts d’idéologisation entrepris systématiquement par les conseillers
PJD qui revendiquent une identité locale exclusive et englobante (Islam,
l’arabe, marocanité...). Ce faisant, ces derniers tentent de se différencier de
leurs adversaires de manière à pouvoir défendre une certaine « spécificité
culturelle ». Celle-ci est d’ailleurs souvent évoquée pour faire parvenir
certains choix politiques concernant, par exemple, le système des normes et
des valeurs, mais aussi les pratiques culturelles et les goûts artistiques des
membres de la cité (musique, spectacle. ). On peut résumer cette idée par la
structure causale suivante :
images101
On peut traduire cette structure par l’équation suivante :
Li = (Is + AR + MA)n

- Li : leadership « islamiste »
- Is : Islam
- AR : arabité
- MA : marocanité

2. Esquisse de l’interprétation du leadership politique au Maroc :


une personnification de l’influence
Au terme de cette démonstration, on peut affirmer que les tentatives du
leadership local peuvent être expliquées par un modèle axiomatique qui
tente de dégager et combiner, d’une manière systématique, les facteurs
déterminants de l’influence. Ce modèle s’inspire de plusieurs théories
explicatives intrinsèquement liées au phénomène du leadership : la théorie
des ressources (French & Raven, 1959 ; Dahl, 1971 ; Burns, 1978, Elgie,
1995), la théorie de l’autorité (Weber, [1922] 1971), la théorie du rôle
(Lasswell, 1930 ; Edinger, 1975 ; Paige, 1977 ; Blondel, 1987 ; Gardner
1990), la théorie cognitive de l’idéologie (Boudon, [1986] 1992 et 1995) et
la théorie des identités (Geertz, 1973 ; Rosen, 1984 ; Gellner, 1999 ;
Rachik, 2003). D’autres théories dont la portée explicative diffère les unes
des autres tentent par ailleurs de traiter d’autres dimensions du leadership
telles qu’elles ont été analysées tout au long de cette étude. Il s’agit
notamment de la théorie de la décision (Simmel, [1917] 1950 ; Dahl, 1971 ;
Burns, 1978 ; Heller, 2000), la théorie du comportement (Kellerman, 1984
et 1986 ; Leach 2000), la théorie de la légitimation (Weber [1922], 1971 ;
Bourricaud, 1953), la théorie du conflit (Burns, 1978 ; Friedberg, 1993 ;
Leach, 2000), la théorie du totalitarisme (Arendt, 1968) et la théorie de la
démocratie (Schumpeter, 1943, Lasswell, 1948). Ces théories avaient
contribué à mettre en relief l’apport de plusieurs variables (qualitatives et
quantitatives) qui influent sur le processus du leadership politique local.

Toutefois, faut-il le rappeler, le « modèle explicatif », présenté plus haut,


tend principalement à expliquer des régularités d’influence qui s’opère à un
niveau microsociologique que l’on peut décrire ainsi : 1. une localité
territoriale (la ville de Casablanca) 2. une institution locale (conseil de la
ville) 3. une petite unité d’observation et d’analyse (131
individus/conseillers) 4. Les efforts des élus locaux visant la satisfaction des
intérêts de la collectivité (processus décisionnel) 5. une étude de cas (case
study) qui s’est focalisée sur les comportements individuels de leadership.
Cela étant posé, le problème surgit dès qu’on essaye d’opérer des transitions
micro-macrologique. La question qui s’impose dès lors est la suivante :
dans quelle mesure des comportements individuels microscopiques des
conseillers d’une ville, par exemple, peuvent-ils expliquer des phénomènes
sociaux macroscopiques situés à des niveaux systémiques ? À cette
question, Mohamed Cherkaoui porte une réponse incisive qui s’inspire
apparemment du paradigme « situationniste » ou de contingence : « Pas
plus qu’il n’y a un mode d’explication des phénomènes, il ne peut exister de
solution unique au problème des liens entre le micro - et le macroscopique,
qui ne constitue, soulignons-le, qu’un des aspects de l’explication. C’est en
mobilisant constamment tous les instruments intellectuels disponibles que
l’on pourra, cas par cas, résoudre ces questions, à la condition de respecter
le principe d’économie de pensée selon lequel on sollicite une théorie à
l’axiomatique lourde que si l’on constate la faillite d’autres aux principes
plus simples. » (Cherkaoui, 1997 : 521).

Partant de cette idée, on a tenté de mesurer la portée explicative de notre


« modèle de leadership », qui se situe à un niveau microsociologique
(individuel/local), en le transposant à un niveau macrosociologique
(collectif/global). Plus concrètement, on a essayé de procéder à des
« généralisations macroscopiques », qui se basent sur les tentatives
d’influence observées dans la ville de Casablanca, pour expliquer le
leadership exercé au sein des systèmes politiques local et national. À cette
fin, on a sollicité l’apport de quatre théories qui tentent d’appréhender,
différemment, la complexité du leadership : la théorie des ressources, la
théorie classique du rôle, la théorie de l’autorité et la théorie cognitive de
l’idéologie. Procédons donc à une démonstration dont l’ambition est
d’expliquer les régularités individuelles et sociales qui découlent des
comportements d’acteurs politiques en quête de leadership.

Tout d’abord, il faudra rappeler la correspondance qui existe entre les


ressources mobilisées par des conseillers et une certaine influence exercée
sur les choix et les décisions du gouvernement de la ville de Casablanca. De
là, on peut conclure que le contrôle et l’utilisation de certaines ressources
économiques et politiques expliquent les comportements des élus locaux
qui essayent d’orienter les choix de la collectivité. Ce constat s’explique
principalement par la persistance des notabilités qui continuent d’influencer
les décisions locales (Levau, 1976) grâce à une « réinvention » du rôle du
notable « traditionnel ». Désormais, ce dernier semble s’identifier au
manager qui prône une culture de direction de type « entrepreunariel »
(Dahl, 1971). Sur un plan macropolitique, ce modèle « technocratique »
semble aussi dominer les comportements des élites locales et nationales. En
témoigne ainsi le fait que le roi privilégie une gestion managériale des
affaires publiques par des technocrates dont plusieurs sont d’ailleurs
nommés dans les grands corps de l’État et au sein du gouvernement. On
garde tous en mémoire la décision royale de nommer, en 2002, un
technocrate, Driss Jettou, à la primature, alors que le candidat socialiste,
Abderrahmane El Youssoufi, était pressenti pour occuper ce poste vu que
son parti (l’USFP) avait remporté le scrutin (50 sièges).

Ensuite, force est de constater que l’accès à des rôles formels ou


institutionnels favorise considérablement les tentatives d’influence
entreprises par les élus locaux. On peut donc affirmer que l’accès à des
positions d’autorité augmente les chances d’un individu d’exercer un
leadership local (Paige, 1977 ; Blondel, 1987). Ce constat pourrait
s’expliquer par deux facteurs de base : le premier renvoie à un certain
impact de la « structure du pouvoir » fondée sur des organisations
« traditionnelles » hiérarchisées sous l’égide du pouvoir central (Montagne,
1930 ; Waterbury, 1970). Il s’agit là d’une tendance notoire qui atteste du
poids de mouvements souterrains et de structures politiques classiques
(partisanes, communales, gouvernementales...) sur les comportements des
individus, dont le pouvoir se limite souvent à l’exercice d’une autorité
fonctionnelle au sein des institutions. Le second facteur qui explique
l’importance de la « structure d’autorité » pour l’exercice d’un leadership
est lié à la « stratification ». Celle-ci se manifeste surtout à travers les
processus de distribution des contraintes institutionnelles, légales,
économiques, politiques, etc., auxquelles sont soumis les acteurs (élus,
partis, gouvernement...). En d’autres termes, il semble que l’accès à des
postes de pouvoir n’est pas l’apanage de tous les hommes politiques dans la
mesure où seul un nombre d’entre eux parvient à accéder à des positions
d’autorité au sein des gouvernements local et national.

Enfin, il apparaît clair que la production et la diffusion d’un discours


idéologique favorisent plus ou moins l’action des politiques qui tentent
d’orienter, culturellement, les choix des partisans et les décisions de la
collectivité. Les comportements de leadership dépendent ainsi de
l’engagement d’individus ou de groupes à agir sur la culture
« prédominante » au sein d’une communauté (tribale, nationale, etc.)
(Gellner, 1999 et Rachik, 2003) grâce à une « rationalisation axiologique »
qui porte sur le système des normes et des valeurs (Boudon, 1992 ; 1995 &
Vrancken & Kuty, 2001). Ce constat pourrait s’expliquer par ailleurs par
deux facteurs de base : le premier est inhérent à la montée en puissance
d’un « islamisme modéré » représenté par le PJD (Tozy, 1999) qui, nous
semble-t-il, tente d’accaparer un leadership « culturel » en compétition avec
d’autres forces politiques (monarchie, amazighs, socialistes...). Le second
facteur renvoie, soulignons-le, à une « crise de leadership » qui se traduit
par l’absence de leaders légitimes légalement choisis (Weber, [1922], 1971)
à même de conduire un véritable processus de « transition démocratique ».

En d’autres termes, on peut affirmer que le système politique ne favorise


pas tellement l’émergence de meneurs à même de rassembler les masses et
convaincre des partisans d’adhérer volontairement à des choix politiques
particuliers ou bien partagés par des groupements politiques (partis,
organisation...). Ceci s’avère d’autant plus difficile à cause notamment d’un
effacement des idéologies évacuées par des « entrepreneurs politiques » qui
prônent une approche technocratique de la direction des affaires. Malgré
une désagrégation de l’image du zaïm historique ou du chef « nationaliste »,
par exemple, des leaders « démocratiquement » élus ne parviennent pas
souvent à s’imposer pour orienter les choix de la cité. Cela explique en
grande partie d’ailleurs le fait que les populations ne soient pas mobilisées
pour participer activement à la vie publique de manière à pouvoir rompre
avec la désaffection politique observée notamment lors des élections.

Dans un tel contexte, où les leaders politiques se font rares, le makhzen


semble plus que jamais déterminé à exercer ses pleins pouvoirs pour régner
en maître sur la sphère politique. Redoutant un raz-de-marée islamiste, le
pouvoir central ne s’est vraisemblablement pas opposé à l’initiative de l’un
de ses « fidèles » d’investir la scène publique en créant le parti Authenticité
et Modernité (PAM) à la veille des élections communales du 12 juin 2009.
Face à l’essoufflement des modes traditionnels de légitimation (allégeance
ou bay’a), ce parti « attrape-tout » (catch-all) tente ainsi de renforcer le
leadership « institutionnel » du roi en se portant ainsi comme le défenseur
attitré d’un « projet sociétal » qui se veut le point de convergence entre
« tradition » et « modernité ». L’objectif à terme est que l’État puisse avoir
plus de marges de manœuvre dans la régulation de la vie politique en
contrôlant davantage les partis et les forces vives de la société civile,
notamment dans les grandes villes. Aussi, la monarchie ne se contente-t-elle
plus de jouer son rôle historique d’« arbitre » dans la mesure où elle a
décidé de renforcer son ascendant sur le système politique local renouant
ainsi avec un mode de gouvernement « centralisé » qui vient de la volonté
d’un seul homme (Arendt, [1951], 1968).

De fait, le système politique tend de plus en plus vers une


« personnalisation » du pouvoir qui se traduit au niveau local, notamment,
par une adhésion manifeste des politiciens à un leadership de type
« charismatique ». Dans la perspective webérienne de l’autorité, ce type
d’influence semble inhérent à un « héroïsme exceptionnel » basé sur
l’adoption de modèles normatifs ou d’ordres révélés (prophète) ou imposés
(chefs). L’attachement à la figure du chef « charismatique » traduit ainsi le
dévouement tout personnel des sujets à la cause d’un homme prodigieux
dont les pouvoirs « supranaturels » s’étendent sur l’ensemble de la
communauté (Weber, [1919] 1963 : 33).

Aussi, pensons-nous, nos politiciens seraient-ils en train de basculer dans


un mode de gouvernement, instable et volatile, traversé par le culte de la
personnalité. Un mode de gouvernement lié à la grâce personnelle et
extraordinaire d’un individu qui fait de lui un chef, un démagogue, un
tribun, un président de commune, un cheikh ou bien un patriarche, etc.
D’où la question de savoir si ce constat pourrait s’appliquer à l’ensemble
des strates politiques qui semblent manifester un attachement au pouvoir
moniste d’un seul homme ou à celui de ses affidés. Il s’agit là d’un
questionnement central qui nécessite un examen approfondi de ce que l’on
pourrait appeler ici une tendance lourde vers une « personnification du
pouvoir » au Maroc. Cette tendance contribue, à notre sens, à entraver
l’émergence d’un leadership « réel » susceptible de favoriser une
démocratisation de fond fondée sur la reconnaissance de la pluralité et la
diversité des minorités politiques et culturelles. Car, faut-il bien le
souligner, sans leaders politiques légitimes, il serait difficile de préserver le
« pacte social » entre gouvernants et gouvernés. En l’absence de meneurs
qui jouissent de l’adhésion volontaire de la communauté, on imagine mal
comment le régime en place pourrait répondre aux mouvements sociaux de
protestation et/ ou de contestation qui défendent parfois des revendications
radicales, voire séparatistes.

De fait, il serait illusoire de croire que l’on pourrait conduire un


processus de « transition démocratique » sans leaders politiques
« rationnels-légaux » qui ne se reconnaissent pas en un chef providentiel,
dont le pouvoir émane d’un charisme transcendant ou bien d’un passé
lointain. Il serait tout aussi illusoire de croire à une « vraie »
démocratisation si les acteurs politiques continuent à cautionner ou bien à
subir la culture de l’autoritarisme. Aussi, nous semble-t-il, une
confrontation idéologique entre les différents acteurs en jeu s’avère utile,
voire nécessaire, afin de favoriser l’émergence d’un leadership susceptible
de porter des revendications identitaires concurrentes (amazighes,
islamistes, gauchistes...).

En termes prospectifs, au vu des « printemps arabes » notamment, ces


revendications auraient certainement tendance à changer, continuellement et
variablement, en fonction des conjonctures, des contextes, des enjeux, des
idéologies et de la culture politique prédominante, mais aussi et surtout par
rapport à la légitimité démocratique des leaders (hommes et femmes) à
même d’orienter la prise de décisions dominée encore par l’autorité
hégémonique de technocrates et d’officiels souvent proches du pouvoir
central. Dans un tel contexte, le rôle de « leaders locaux » crédibles sera
décisif dans la construction d’un « nouveau » lien social entre gouvernés et
gouvernants dans le cadre d’une dynamique de changements démocratiques
irréversibles du système politique marocain./.
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Ysmal (Colette), élites et leaders, in Grawitz (M.) & Leca (J.) (dir), Traité
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ANNEXES

- Annexe 1 : Tableau croisé 1 « Nature des relations entre les élus locaux et
les fonctionnaires »
- Annexe 2 : Tableau croisé 2 « Les postes de responsabilité occupés par les
élus locaux au sein du conseil de la ville »
- Annexe 3 : Tableau croisé 3 « La ressource qui favorise le plus l’accès des
élus à des postes de responsabilité »
- Annexe 4 : Tableau croisé 4 « Mobilisation des partisans pour l’obtention
du soutien »
- Annexe 5 : Tableau croisé 5 « La disposition des élus locaux à répondre
aux doléances des populations »
- Annexe 6 : Tableau croisé 6 « Le moyen le plus efficace pour faire
approuver des décisions »
- Annexe 7 : Tableau croisé 7 « Capacité des élus locaux à résoudre des
conflits »
- Annexe 8 : Tableau croisé 8 « Perceptions des élus locaux du leader sage
qui dispose de capacités exceptionnelles de direction »
- Annexe 9 : Tableau croisé 9 « Perceptions des élus locaux de la
représentativité de la femme au niveau local »
- Annexe 10 : Tableau croisé 10 « La création d’un parti islamiste modéré »
- Annexe 11 : Tableau croisé 11 « La création d’un parti politique
amazigh »
- Annexe 12 : Tableau croisé 12 « Perceptions des élus locaux de
l’intervention des autorités centrales dans la sphère politique locale »
- Annexe 13 : Protocole d’interview
Annexe 1
Tableau croisé 1 « Quels sont les rapports des élus locaux avec les
représentants de l’administration locale ? »
Annexe 2
Tableau croisé 2 « Occupez-vous des postes de responsabilité au sein du
conseil de la ville ? »
Annexe 3
Tableau croisé 3 « La ressource qui favorise le plus l’accès d’élus à des
postes de responsabilité ? »
Annexe 4
Tableau croisé 4 « Mobilisez-vous des élus pour obtenir du soutien
politique ? »
Annexe 5
Tableau croisé 5 « Avez-vous déjà reçu et répondu favorablement à des
demandes présentées par les populations ? »
Annexe 6
Tableau croisé 6 « Quel est le moyen le plus efficace pour faire
approuver une décision par le conseil de la ville
Annexe 7
Tableau croisé 7 Etes-vous déjà parvenus à résoudre des conflits qui
auraient opposés des conseillers de la ville ?
Annexe 8
Tableau croisé 8 « Que pensez-vous d’un leader sage qui dispose de
capacités exceptionnelles de direction » ?
Annexe 9
Tableau croisé 9 « Pensez-vous que les femmes sont bien représentées
au niveau local ? »
Annexe 10
Tableau croisé 10 « Serait-il mieux que les politiciens d’obédience
islamique se rassemblent dans un parti politique » ?
Annexe 11
Tableau croisé 11 « Perceptions des élus locaux de la création d’un
parti politique amazigh »
Annexe 12
Tableau croisé 12 « Pensez-vous que les autorités centrales doivent
intervenir pour sanctionner les élus qui ne respectent pas la loi ? »
Annexe 13
Protocole d’entretien

1) Étiez-vous membre de parti(s) politique (s) avant que vous deveniez


conseiller de la ville ?
2) Si oui, quel est le nom du (ou des) parti(s) et l’année d’adhésion ?
3) En quelle année avez-vous adhéré pour la première fois à un parti
politique ? - - - -
4) Êtes-vous actuellement affilié à un parti politique ?
5) Si oui, pouvez-vous m’indiquer le nom du parti et la date d’adhésion ?
6) Si non, pourquoi êtes-vous sans appartenance politique ? Raisons :
7) Quel est votre statut au sein de votre parti ?
8) Êtes-vous adhérent à un (ou plusieurs) syndicat (s) ?
9) Si oui, lequel ou lesquels ?
10) Êtes-vous membre d’une ou de plusieurs associations ?
11) Si oui, laquelle ou lesquelles ?
12) Avez-vous déjà créé une association ?
13) Si oui, pouvez-vous m’indiquer son nom et la date de sa création ?
14) Quelle est la date de votre première élection au poste de conseiller
communal ? Date :
15) Combien avez-vous eu de voix lors des dernières élections
communales ?
16) Avez-vous déjà exercé des mandats électifs avant de devenir conseiller
de la ville ?
17) Si oui, pouvez-vous m’indiquer les mandats, l’année d’obtention,
l’affiliation partisane et le lieu où ils étaient exercés ?
18) Avez-vous déjà occupé (ou occupez-vous) des postes officiels
(gouvernement, diplomatie, administration centrale, famille de la
Résistance...) ?
19) Si oui, pourriez-vous m’indiquer la nature de chaque poste occupé, sa
date d’obtention, sa durée et le lieu où vous l’avez occupé ?
20) Étiez-vous membre de l’ex-Communauté urbaine de Casablanca ?
21) Si oui, occupiez-vous un poste de responsabilité au sein de l’ancienne
Communauté urbaine ?
22) Si oui, lequel ?
23) Occupez-vous actuellement un poste de responsabilité au sein du
conseil de la ville ?
24) Si oui, lequel ?
25) Voulez-vous nous dire pourquoi êtes-vous parvenu à obtenir ce poste ?
Raisons :
26) Pourquoi, à votre avis, certains conseillers sont parvenus à décrocher
des postes de responsabilité au sein du conseil ? Raisons :
27) Pourquoi, selon vous, certains conseillers ont-ils approuvé l’élection de
l’actuel président ? Raisons :
28) Comment expliquez-vous le fait que le président ait décroché la
présidence malgré la présence de candidats donnés favoris ? Raisons :
29) Voici quelques ressources qui favorisent l’accès à des postes de
responsabilité. Laquelle est la plus proche de votre propre opinion (une
seule réponse)

Compétence et savoir-faire professionnel


Connaissances et réseaux de relations
Ancienneté et expérience politique
Position et prestige social
Affinités idéologiques ou partisanes
La chance ou le hasard

30) Pouvez-vous classer ces buts par ordre d’importance ? « Veuillez


inscrivez le chiffre 1 devant le but le plus important et ainsi de suite.
Mettez, enfin, le chiffre 4 devant le but le moins important ».
Un haut niveau de croissance socioéconomique
Assurer à la population une meilleure sécurité
Favoriser la participation des gens à la gestion des affaires
de leur quartier, leur arrondissement
Essayer de rendre la ville et les quartiers plus propres

31) Quels sont, à votre avis, les plus importants problèmes qui caractérisent
la ville ?
32) Voici sept formes d’action politique. Lesquelles parmi ces actions celles
que vous avez déjà entreprises, celles que vous serez capable de faire et
celles que vous ne ferez jamais ?

Travailler dans des circonscriptions électorales


Analyser des résultats (les jours des élections)
Rendre de petits services à des élus ou à des électeurs...
Recruter des supporters loyaux parmi les membres des circonscriptions
(amis, sympathisants...)
Mobiliser des élus pour soutenir une tête de liste ou un allié
S’opposer aux adversaires de votre chef de groupe pour le ménager et
affaiblir ses opposants
Défendre publiquement votre parti ou coalition politique
Suivre l’avancement des dossiers en cherchant des informations et des
clarifications...

33) En tant que conseiller de la ville, avez-vous déjà reçu et répondu


favorablement à des demandes présentées par des habitants de la ville ?
34) Quelle est la nature des demandes des habitants ? Exemples :
35) Avez-vous déjà organisé des meetings politiques depuis que vous êtes
devenu conseiller ?
36) Pouvez-vous nous parler en détail de ces meetings ? Exemple :
37) Avez-vous déjà représenté le conseil lors d’événements organisés au
Maroc ou à l’étranger ?
38) Si oui, pouvez-vous nous parler en détail de ces événements ?
39) Avez-vous déjà entrepris des actions afin d’améliorer le fonctionnement
du conseil ?
40) Si oui, pouvez-vous nous en parler en détail ? Exemple :
41) Avez-vous déjà bénéficié d’une formation destinée aux conseillers de la
ville ?
42) Certaines gens pensent que « la nouvelle Charte communale permet un
meilleur gouvernement des affaires locales », qu’en pensez-vous ?
43) Pensez-vous que le président et son bureau sont parvenus à mieux
organiser l’action du conseil contrairement à l’ancien système ?
44) Êtes-vous satisfait de la manière dont le président et les membres du
bureau s’acquittent de leurs fonctions au sein du conseil ?
45) Êtes-vous satisfait de la manière dont les conseillers gèrent les affaires
locales ?
46) Voici trois attitudes fondamentales vis-à-vis de l’organisation du conseil
de la ville. Voulez-vous choisir celle qui correspond le mieux à vos
idées personnelles ? (Une seule réponse)

Il faut changer radicalement le mode d’organisation


Il faut améliorer petit à petit l’organisation par des réformes
Il faut défendre le mode d’organisation actuel contre les changements
brusques

47) Quel a été le principal « slogan » de votre dernière compagne électoral


en 2003 ?
48) Pouvez-vous m’indiquer les objectifs politiques que vous avez réalisés
en tant que conseiller de la ville ? Objectifs :
49) Comment êtes-vous parvenu à réaliser vos objectifs ? Moyens :
50) Pourquoi, à votre avis, n’avez-vous pas atteint tous vos objectifs
politiques ? Raisons :
51) Que représentent pour vous les objectifs politiques que vous visez et
ceux que vous auriez déjà réalisés ? (Une seule réponse)
52) Je vais vous citer des formes d’action et pour chacune d’elle je vous
demanderai de me dire si vous l’avez déjà faite, si vous pouvez le faire
ou si vous ne le feriez jamais (une réponse par ligne)

Signer une pétition


Participer à un boycott
Prendre part à une manifestation autorisée
Prendre part à une grève dans la rue
Occuper des locaux (sit-in...)

53) Pensez-vous que les conseillers de la ville font assez de propositions


politiques au conseil ?
54) Si oui, pourriez-vous m’indiquer le type de propositions qui dominent
les initiatives des conseillers ?

Administratives, organisationnelles ou juridiques


Sociales ou économiques
Financières ou budgétaires
Culturelles ou artistiques
Sécuritaires ou d’ordre public

55) Avez-vous déjà assisté aux réunions du bureau du conseil de la ville ?


56) Si oui, pourriez-vous m’indiquer le nombre de réunions auxquelles vous
avez assisté ?
57) Avez-vous déjà fait des propositions politiques au bureau du conseil de
la ville ?
58) Si oui, pouvez-vous m’indiquer l’objet, la date et les raisons de
l’approbation de chaque proposition ?
59) Comment avez-vous agi pour convaincre le bureau d’accepter vos
propositions ? Moyens
60) Avez-vous déjà assisté aux réunions des commissions du conseil de la
ville ?
61) Si oui, pourriez-vous m’indiquer le nombre de réunions auxquelles vous
avez assisté ?
62) Avez-vous déjà fait des propositions politiques à des commissions du
conseil de la ville ?
63) Si oui, pouvez-vous m’indiquer l’objet, la date et les raisons de
l’approbation de vos propositions ?
64) Comment avez-vous agi pour convaincre les commissions d’accepter
vos propositions ? Moyens :
65) Quelles sont, selon vous, les plus importantes décisions prises par le
conseil de la ville depuis 2003 ? Décisions :
66) Comment agissez-vous pour convaincre des conseillers de voter en
faveur de vos propositions ? Moyens :
67) Pourquoi, selon vous, une décision est-elle approuvée par le conseil ?
Raisons :
68) Voici une liste des moyens qui favoriseraient l’approbation d’une
décision. Lequel est-il, selon vous, le plus efficace ? (Une seule
réponse)

Compter sur le vote de la majorité pour faire accepter la proposition


Chercher le maximum de soutien auprès de tous les membres du conseil
Convaincre surtout le président et les membres de son bureau
Défendre vigoureusement votre proposition pour dissuader vos
adversaires
S’assurer un bon montage administratif et technique de la proposition
Mener une compagne politique pour médiatiser la proposition

69) Avez-vous déjà sollicité le soutien de conseillers pour appuyer vos


propositions politiques ?
70) À qui vous vous adressez, en premier, pour présenter vos propositions ?
(Une seule réponse).

À des conseillers de votre parti ou coalition politique


À des politiciens non représentés au conseil
Au président, aux membres du bureau et présidents des commissions
À des fonctionnaires ou au personnel administratif
À des experts ou à des techniciens

71) Voici certains modes de concertation avant la prise de décisions.


Pouvez-vous me dire avec quelle fréquence vous les adoptez avant le
vote ?

Vous consultez les conseillers de votre parti (ou coalition politique)


Vous vous concertez uniquement avec le président de votre groupe (ou
un dirigeant de votre coalition)
Vous attendez les consignes de votre parti politique
Vous faites votre choix selon vos préférences individuelles
Vous prenez en considération l’avis du personnel communal
Vous sollicitez les conseils de politiciens expérimentés
Vous sollicitez les recommandations d’agents externes (journalistes,
bureaux d’études...)
Vous vous concertez avec des personnes concernées par la proposition
(dirigeants associatifs ou syndicaux, électorat...)

72) Voici une liste de propositions susceptibles de favoriser la persuasion.


Dans quelle mesure les utilisez-vous afin de convaincre des conseillers
d’adhérer à vos choix ?

Vous multipliez les rencontres avec les conseillers pour leur exposer vos
idées (RDV, briefing...)
Vous préparez un rapport détaillé de votre proposition que vous présentez
aux membres des commissions
Vous chargez le service administratif d’étudier et de présenter la
proposition
Vous chargez vos partisans d’étudier votre proposition et de la présenter
au conseil à votre place
Vous décidez d’attendre la tenue des séances publiques du conseil pour
défendre votre proposition
Vous sensibilisez l’opinion publique de l’intérêt de la proposition
(interviews de presse, communiqués...)
Vous vous assurez d’abord que vous disposez des voix nécessaires pour
faire passer votre proposition
Vous évitez de présenter la proposition aux conseillers pour ne pas les
déranger et gagner ainsi du temps
Vous tentez de présenter votre proposition même à vos adversaires les
plus durs

73) Voici une liste concernant les intentions de vote d’une décision. Avec
quelle fréquence les suivez-vous avant de voter pour ou contre une
décision ?

Vous ralliez une personne de confiance


Vous soutenez le choix d’un ami ou d’une connaissance
Vous vous montrez solidaire avec une personne issue de la même région
que vous
Vous soutenez un collègue qui a la même profession que vous
Vous adhérez à la position d’une personne dont les idées vous sont
proches
Vous ralliez la position d’une personne de la même génération d’âge que
vous
Vous soutenez une personne que vous respectez à cause de son intégrité
morale et éthique
Vous appuyez le choix d’une personne charmante de par son discours et
sa présentation
Vous soutenez la position d’une personne dont les choix se sont avérés
souvent judicieux
Vous soutenez le choix d’une personne qui avait pris le temps de vous
contacter et parler
Vous appuyez le choix d’une personne qui vous a déjà soutenu
auparavant
Vous ralliez un associé avec qui vous avez des intérêts communs
74) Avez-vous déjà bloqué une ou plusieurs propositions initiées par un de
vos adversaires au conseil ?
75) Si oui, pourriez-vous m’indiquer ses propositions, leurs contenus, leurs
initiateurs et la date de leur rejet par le conseil ?
76) Comment agissez-vous pour convaincre les conseillers de voter contre
les initiatives de vos adversaires ? Moyens :
77) Comment expliquez-vous le fait que vous ayez réussi à bloquer des
propositions de vos adversaires ? Raisons :
78) Comment évaluez-vous vos rapports avec les représentants de
l’administration locale ?
79) Recevez-vous dans les temps les convocations administratives et les
procès-verbaux des réunions ?
80) Participez-vous à des réunions avec les représentants de
l’administration locale ?
81) Avec quelle fréquence participez-vous à ces réunions ?
82) Échangez-vous des informations et des services avec les fonctionnaires
de l’administration locale ?
83) Pouvez-vous me dire si oui ou non avez-vous déjà échangé ses services
avec des fonctionnaires ?

Déplacements et transport
Conseils techniques ou juridiques
Documentation ou informations diverses
Autres (préciser S.V.P)

84) Avez-vous déjà été contacté par un fonctionnaire pour que vous fassiez
une proposition au conseil ?
85) Si oui, pouvez-vous m’indiquer l’objet, l’initiateur, la date et l’issue de
chaque proposition ?
86) Des politiciens vous ont-ils déjà encouragé à faire des propositions au
conseil ?
87) Si oui, pouvez-vous m’indiquer l’objet, l’initiateur, la date et l’issue de
chaque proposition ?
88) Avez-vous déjà participé avec des dirigeants associatifs à présenter des
propositions au conseil ?
89) Si oui, pouvez-vous m’indiquer l’objet, l’initiateur, la date et l’issue de
chaque proposition ?
90) Avez-vous déjà participé avec des dirigeants syndicaux à présenter des
propositions au conseil ?
91) Si oui, pouvez-vous m’indiquer l’objet, l’initiateur, la date et l’issue de
chaque proposition ?
92) Avez-vous déjà entrepris des actions communes avec des personnalités
politiques étrangères ?
93) Si oui, pouvez-vous m’indiquer l’objet, l’initiateur, la date et l’issue de
chaque proposition ?
94) Avez-vous déjà présenté avec des entrepreneurs des propositions
communes au conseil de la ville ?
95) Si oui, pouvez-vous m’indiquer l’objet, l’initiateur, la date et l’issue de
chaque proposition ?
96) Avez-vous déjà pris l’initiative de créer un journal ?
97) Si oui, pouvez m’indiquer son nom et sa date de création ?
98) Voici quatre propositions à propos des rôles des médias de masse.
Laquelle est la plus proche de votre propre opinion ? (Une seule
réponse)

Informer et sensibiliser l’opinion publique


Répondre aux attaques d’adversaires politiques
Préparer une compagne électorale
Assurer une présence active sur l’espace public

99) Quel est votre moyen d’information préféré pour suivre l’actualité
politique ? (Une seule réponse).
100) Entretenez-vous des contacts avec des dirigeants de la presse et des
médias (journalistes...) ?
101) Avez-vous déjà accordé des interviews à la presse écrite ?
102) Si oui, pourriez-vous m’indiquer l’objet et la date de chaque interview
ainsi que le nom du journal ? Interviews :
103) Êtes-vous déjà intervenu à la TV (débat, journal d’info...) durant votre
mandat de conseiller ?
104) Si oui, pouvez-vous m’indiquer le nombre de fois où vous êtes
intervenu à la T.V ? fois
105) Avez-vous déjà tenu une conférence de presse depuis que vous siégez
au conseil de la ville ?
106) Si oui, pouvez-vous m’indiquer l’objet, la date et les objectifs de
chaque conférence tenue ? Exemples :
107) Avez-vous déjà publié des communiqués de presse depuis que vous
siégez au conseil de la ville ?
108) Si oui, pouvez-vous m’indiquer l’objet, la date et les signataires de
chaque communiqué ? Exemples :
109) Avez-vous des publications (article scientifique ou de presse, livre,
etc.) ?
110) Si oui, pouvez-vous m’indiquer les noms des documents publiés ?
Documents :
111) Voici quelques formes de dialogue entre les hommes politiques.
Laquelle est la plus dominante dans le débat entre les conseillers ? (une
seule réponse)

Discussions amicales
Altercations et disputes
Affrontements et heurts
Débats intellectuels

112) Quels sont, à votre avis, les partis politiques qui manifestent le plus
leurs désaccords lors des séances du conseil ? Les partis,
113) Pourquoi, à votre avis, ces partis manifestent-ils leurs désaccords ?
Raisons :
114) Pensez-vous que ces sujets créent des désaccords entre les conseillers ?

Ordres hiérarchiques flous


Agendas politiques hétérogènes
Consignes pas bien interprétées
Peu de modèles de prise de décisions
Aucun planning à moyen et long termes
Intervention de l’administration
Manque de coordination entre les conseillers et les fonctionnaires
(échanges d’informations...)
Peu de communication entre les conseillers (meeting, rencontres
informelles…)

115) Êtes-vous déjà intervenu pour apaiser des tensions entre des
conseillers (ou formations politiques) ?
116) Si oui, pouvez-vous m’indiquer l’objet, la date et les auteurs de chaque
désaccord ? Exemple :
117) Comment êtes-vous parvenu à résoudre le (ou les) désaccord (s)
survenu (s) ? Moyens :
118) Avez-vous déjà eu un désaccord avec un conseiller (ou formation
politique) au sein du conseil ?
119) Si oui, pouvez-vous m’indiquer l’objet, la date et les antagonistes de
chaque désaccord ? Exemple :
120) Comment êtes-vous parvenu à dépasser ce (ou ces) désaccord (s) ?
Moyens :
121) Pourquoi avez-vous eu ce désaccord ? Raisons :
122) Voici quelques actions susceptibles de neutraliser les tensions.
Laquelle avez-vous adoptée pour résoudre vos désaccords notamment
avec les conseillers. (Une seule réponse)
Contacter le conseiller en privé pour trouver une solution à l’amiable
Solliciter l’arbitrage de certaines personnes (président, fonctionnaires...)
Oublier le différend tout en évitant de rentrer en contact avec l’adversaire
Porter l’affaire devant la justice si jamais les choses se dégradent
Informer l’opinion publique du désaccord (presse, communiqué...)

123) Pouvez-vous m’indiquer sur cette échelle si, selon vous, les choses
vont bien ou mal au niveau du gouvernement local de la ville. Le
chiffre 1 correspond à (très mal) et le chiffre 10 à (très bien)
124) Pensez-vous que le conseil de la ville dispose de « leaders
politiques » ?
125) C’est quoi, pour vous, un « vrai » leader politique ?
126) Voici différents types de direction. Qu’est-ce que vous pensez pour
chacun d’eux ?

Un chef fort qui impose ses idées et assure l’unité et la stabilité


Un expert disposant du savoir-faire nécessaire en matière de gestion
Un responsable discipliné qui se soumet à la loi de la majorité
Un leader sage qui dispose de capacités exceptionnelles
Un manager qui assure l’équilibre financier des institutions
Un chef d’équipe qui répartit bien les rôles et les missions
Un meneur d’hommes qui rompt avec toutes les pratiques anciennes
Un dirigeant flexible et autonome qui mobilise de nouvelles ressources et
entreprend de nouvelles actions
Un administrateur porté sur les droits et les procédures
Un chef vaillant prêt à assumer l’entière responsabilité des actions
entreprises par les membres du groupe
Un porte-parole éloquent et communicatif représentant son organisation
auprès du grand public
Un vieux leader réputé pour son passé de Résistant ou de nationaliste
Une personne de réseau disposant de relations bien placées
Une responsable « apolitique » qui ne pense qu’à la gestion locale
Un responsable intègre qui respecte les valeurs éthiques et morales
127) Que représentent pour vous les partis politiques présents au sein du
conseil ?
128) Êtes-vous d’accord ou pas avec l’opinion suivante « un élu local libéré
de toute appartenance partisane saurait mieux servir l’intérêt général de
la communauté » ?
129) Que pensez vous représenter, en tant qu’élu local, au sein du conseil de
la ville ?
130) Que pensez-vous de ces opinions sur la place de la femme dans le
milieu politique ?

Elles ne votent et ne se présentent pas souvent aux élections


Les hommes ne leur facilitent pas la tâche pour s’affirmer
Dans nos coutumes la politique a toujours été une affaire d’hommes
Les lois en vigueur les empêchent de s’émanciper en politique
Les partis ne les encouragent pas à s’imposer

131) Dans quelle mesure êtes-vous d’accord ou pas avec les opinions
suivantes ?

Les politiciens qui ne croient pas en Dieu ne doivent pas pour occuper
des fonctions publiques
Les gens ne doivent pas être influencés dans leur vote par des leaders
religieux
Il serait mieux pour le pays que les personnes avec de fortes croyances
religieuses gèrent les affaires publiques
Les décisions locales ne devraient pas être influencées par des leaders
religieux
Un parti islamiste « modéré » pourrait contribuer à moraliser la vie
politique

132) Dans quelle mesure êtes-vous d’accord ou pas avec les opinions
suivantes ?
Les conseillers sont libres d’utiliser la langue amazighe dans leurs
interventions
Il serait mieux que les gens d’origine amazighe occupent des charges
publiques
Il serait préférable que tous les conseillers interviennent en ‘arabe’
conformément à la loi
Il serait mieux que des politiciens d’origine amazighe se rassemblent au
sein d’un parti
Les conseillers francophones sont parfois obligés d’intervenir en
‘français’

133) Êtes-vous d’accord ou pas avec l’opinion suivante « Les autorités


centrales doivent intervenir pour punir les élus locaux qui ne respectent
pas la loi escroquant, par exemple, l’argent public » ?
134) Pensez-vous appartenir à quelle unité territoriale parmi les suivantes ?
(Une seule réponse)
135) Sexe de la personne interrogée ?
136) Pouvez-vous me donner votre année de naissance ?
137) Quel est votre lieu de naissance ? Nom ville, province ou région :
138) Quel est le niveau d’instruction de votre père ?
139) Quelle profession votre père exerce-t-il ou a-t-il exercée ?
140) Quel est votre niveau d’instruction ?
141) Quel type d’école avez-vous fréquenté lors de vos études primaires ?
142) Pouvez-vous m’indiquer les langues que vous maîtrisez ?
143) Quelle est (ou était) la dénomination exacte de votre profession
principale ?
144) Voici une liste de revenus annuels en DH. J’aimerais savoir dans quel
groupe se trouve votre ménage, si vous additionnez tous les salaires et
autres revenus ?
145) Quel est votre statut matrimonial ?
Fin du questionnaire
LE MAROC
AUX ÉDITIONS L’HARMATTAN

Dernières parutions

HABITAT DE LA BOURGEOISIE MAROCAINE


M’Hammedi Mouna
Il existe au Maroc une classe qui possède de multiples richesses et
surplombe la société. La villa, objet architectural qui caractérise la
bourgeoisie marocaine, est un élément de composition de la grande ville
marocaine parmi d’autres. L’analyse consiste ici à faire des incursions dans
l’espace domestique de ce groupe, à l’évaluer dans son mode d’habiter, à
regarder les rapports établis entre la maison bourgeoise, son quartier et la
ville en général.
(Coll. Questions contemporaines, 30.00 euros, 290 p.)
ISBN : 978-2-296-99843-8, ISBN EBOOK : 978-2-296-53180-2

UNE FEMME MAGHRÉBINE EN QUÊTE DE LIBERTÉ


Amir Laïla
« Ces pages contiennent des moments que j’ai vécus, des histoires que l’on
m’a racontées, des souvenirs revisités. L’histoire de Malika n’est pas mon
histoire : c’est une trajectoire migratoire comme il y en a eu des milliers,
une manière d’être faite de rêves de liberté, de courage, d’audace, de
résilience et de volonté d’émancipation. » (Laïla Amir)
(Coll. Histoire de vie et formation, 16.50 euros, 158p.)
ISBN : 978-2-296-99776-9, ISBN EBOOK : 978-2 -296-53092-8

UN SAINT MAROCAIN DU XIXe SIÈCLE


La sainteté en Islam et dans le soufisme
Zekri Mostafa
Le Shaykh Sîdî al-Hâjj ‘Alî al-Ilghî al-Darqâwî représente l’une de ces
nombreuses petites figures du soufisme dont la réputation reste locale.
Pourtant, l’étude de sa vie et de sa doctrine s’avère enrichissante et
indispensable à l’élaboration d’une théorie globale et exhaustive sur
l’aspect ésotérique de l’islam et son impact sur les sociétés musulmanes. Le
pouvoir politique marocain a ainsi choisi la perspective soufie pour réussir
une réforme du champ religieux dans un contexte dominé par une
compréhension littéraliste de l’islam, qui verse dans le radicalisme.
(21.00 euros, 214 p.)
ISBN : 978-2-336-29273-1, ISBN EBOOK : 978-2-296-51638-0

MON PÈRE AU COEUR DU JUDAÏSME MAROCAIN


Ohana Paul
A travers le témoignage/hommage de l’auteur pour l’action de son père,
l’ouvrage apporte un éclairage nouveau sur la vie de la Communauté Juive
au Maroc à un tournant critique de son histoire. Comment, en effet, une
communauté implantée au Maroc depuis des siècles a-t-elle pu disparaître
de la carte en quelques années ? Qui ont été les acteurs de cette disparition ?
Quels ont été les rôles du Maroc, de la France, d’Israël dans cet exode ?
(Coll. Intelligence stratégique et géostratégique, 9.50 euros, 56 p.)
ISBN : 978-2-336-00181-4, ISBN EBOOK : 978-2-296-51001-2
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