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IMPRESCRIPTIBLE

LES MOTS DU GÉNOCIDE


dirigé par DAVID COLLIN & RÉGINE WAINTRATER

© MētisPresses, Genève – 2011


Atelier 248 – 43, route des Acacias
CH – 1277 Genève
www.metispresses.ch
information@metispresses.ch
ISBN: 978-2-9409406-24-1
Reproduction et traduction, même partielles, interdites
Tous droits réservés, pour tous pays
Couverture : Studio Rubic
Publié avec le concours de Pour-cent culturel Migros
Les éditions MetisPresses bénéficient du soutien de la Ville de Genève MētisPresses
LES MOTS DU GÉNOCIDE

Dans la collection IMPRESCRIPTIBLE

Esther Mujawayo, Souâd Belhaddad, SURVIVANTES


Charles Heimberg, MÉMOIRES BLESSÉES
« Imprescriptible »
une collection-mémoire
David Collin

Cet ouvrage est la première étape d’un travail éditorial qui se veut
ambitieux par les thèmes qu’il souhaite couvrir, et par la volonté
résolue d’en faire un outil de mémoire, contre toutes les formes
de négationnisme. Le caractère collectif et pluridisciplinaire des
Mots du génocide illustre bien notre démarche : valoriser la diver-
sité des regards, en rassemblant textes universitaires, récits d’écri-
vains, d’artistes ou de témoins, autour des crimes perpétrés contre
l’humanité – exterminations de masse, génocides, crimes de
guerres, méfaits sociaux de la colonisation, là où tous les moyens
ont été mis en œuvre pour détruire, avilir, et infliger des trau-
matismes effroyables aux survivants et aux familles des victimes.
« Imprescriptible » est un mot-manifeste, qui dit qu’on ne
peut pas oublier un crime et qui proclame une résolution: l’ef-
fort de mémoire incessant que nous devons tant aux victimes
qu’aux survivants, mais aussi à nous-mêmes et à nos enfants ;
nous leur devons la vérité car le devoir de mémoire est aussi un
devoir de vérité, une vérité qui doit prévenir et décrypter de
quelle manière se mettent en place les idéologies extrémistes et
génocidaires. En informant sur ce qui les rend possible.
Ce livre n’est pas un livre unique, isolé, c’est la première
pierre d’une collection qui souhaite apporter sa contribution
aux recherches sur les génocides et plus largement sur les crimes
qu’il est impossible de laisser dans l’ombre. Une collection qui
ne sera pas uniquement dédiée à la recherche, mais qui met-
tra en présence différents types de paroles et d’expressions, en
donnant toute sa place au témoignage
Introduction : langage et génocide
David Collin & Régine Waintrater
Les Rencontres de Romainmôtier
Avant d’introduire le thème de cet ouvrage, il convient d’en
situer l’origine, dans quel lieu et quel cadre il s’est constitué.
Car ce livre collectif est le résultat de rencontres intenses autour
de ce rapport constant qui s’établit entre Langage et génocide. Avant qu’un génocide soit perpétré, le poids des mots a des
Elles ont eu lieu en 2008 et 2009, à L’arc Romainmôtier (Litté- conséquences dramatiques. Tour à tour, les mots préparent l’opi-
rature et atelier de réflexion contemporaine), en Suisse. nion, insinuent, dévoilent, stigmatisent, désignent les futures
Depuis 2002, L’arc a été le lieu d’élection d’une série de ren- victimes, les métamorphosent en agresseurs, diffusent l’idéolo-
contres intitulées Ecrire en chemin, chemin de l’écriture, pro- gie d’un crime à venir. Pendant son exécution, les mots dissi-
jet que j’avais proposé sans expérience initiale. Il fut pourtant mulent, sous un vocabulaire ambigu, l’accomplissement cynique
accueilli avec bienveillance et avec un intérêt toujours renou- du processus qui conduit à l’extermination. Avec pléthore d’eu-
velé par Veronika Sellier, responsable de L’arc, une institution phémismes et de travestissements. Après le génocide, il est dif-
du pour-cent-culturel Migros, qui a mis à disposition L’arc, sa ficile pour les témoins, pour les survivants, de mettre des mots
maison et les moyens dont elle dispose. Avec l’aide précieuse de sur ce qu’ils ont vu et vécu. Ce sont leurs mots, et ceux des
sa collaboratrice, Béatrice Monnier. historiens, qui permettent de qualifier l’événement, de le nom-
Les deux sessions qui sont à l’origine de cet ouvrage ont mer « génocide », de mesurer l’ampleur du désastre. Mais ces
duré trois jours chacune, et ont réuni une vingtaine de parti- mêmes mots décryptés, qui permettent de reconnaître les souf-
cipants. Pour un colloque qui retrouve sa définition d’origine, frances des victimes et deviennent parfois des preuves lors des
celle du colloquium : proximité favorisant l’échange et la cir- procès des bourreaux, sont toujours utilisés contre les victimes,
culation de la parole autour d’une table, et des débats qui se et peuvent aussi servir à réfuter la nature du génocide. Double
prolongèrent dans les moments « entre-deux », riches de conte- langage qu’il convient de traduire en permanence.
nus et de développement. Avec la coexistence encouragée de L’un des premiers à avoir analysé le poids des mots dans la
disciplines différentes, qui permet de croiser les savoirs et les préparation, puis dans l’accomplissement du génocide, fut le
expériences, les théoriciens et les témoins directs, et de s’inter- philologue juif allemand Victor Klemperer, auteur de L.T.I.,
roger sur le pouvoir des mots, sur la langue du génocide, des la langue du IIIe Reich. Attentif dès l’avènement de Hitler au
bourreaux, et sur les témoignages des survivants. pouvoir, à la mise en place d’un régime et de son idéologie,
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Klemperer, rapidement contraint à l’enfermement, écoute la C’est naturellement par le mot génocide que nous commen-
radio, lit la presse et de nombreuses publications qui relatent la çons ce livre, définit en 1948 par Raphaël Lempkin. Meir Wain-
métamorphose et les mécanismes pervers d’une langue au ser- trater nous rappelle la généalogie de ce mot au XXe siècle, et les
vice d’un régime totalitaire. Klemperer observe les inscriptions limites de sa définition initiale, quand ce mot seul ne parvient
dans la rue, les slogans des vitrines, décrypte avec une grande pas à désigner pleinement le destin singulier de chaque victime
lucidité et acuité ce qu’instaurent réellement ces mots : un lan- d’un génocide. Des victimes à qui il manque parfois les mots
gage de haine qui contient déjà en lui les armes de la destruc- pour dire le pire, l’horreur traversée, un manque qui, comme
tion totale des juifs d’Europe. La langue tue, fait croire, lance le relève Janine Altounian, dans la filiation intellectuelle de Vic-
des rumeurs, ruine la confiance qu’on place en elle, et distille tor Klemperer et celle naturelle d’un père rescapé du génocide
un « poison qu’il faut mettre en évidence »1. Moyen de propa- arménien, laisse des traces chez les survivants et leurs enfants.
gande insidieux, la langue ainsi détournée, réinventée, nourrit Avec quels impacts, quel héritage ? Un manque qui s’explique
des habitudes de pensée. Et la contamination s’incruste dans en partie, nous dit Stefan Kristensen, par la difficulté pour le
toutes les sphères de la société ; les mots des nazis sont utili- témoin, le déporté, le rescapé, dont le corps et l’esprit ont été
sés par tous, y compris par ceux qui en sont, ou en seront les violenté de manière extrême, à pouvoir prendre la parole. Le
victimes. Qui a peur ? Qui commet des atrocités ? Qui sont les survivant étant confronté en permanence à l’impossibilité de
terroristes ? La réalité est elle-même travestie par le langage qui témoigner véritablement de son expérience. Il faut donc nom-
retourne contre les victimes les violences qu’elle leur impose. mer le génocide, aider les survivants à mettre des mots sur ce
Klemperer a très bien montré comment la langue ainsi manipu- qui semble dépourvu de sens au moment où cela s’accomplit,
lée peut engendrer des formes d’hystéries collectives capables allier comme le souligne Assumpta Mugarineza, le « dire » et
d’entraîner des foules fanatisées, et en annihilant toute forme le « penser », et dans le cas du génocide des Tutsi au Rwanda,
de résistance, parvient à leur faire accepter le pire. Sans jamais éclaircir les mécanismes propres d’une langue, montrer le poids
rien en dire. La perversion de la langue qui devient une arme des mots et des clichés qu’elle véhicule, des non-dits que ces
politique et meurtrière, mène aux camps de concentration, aux mots recèlent à notre insu . C’est dans la langue en effet, nous
exécutions sommaires, à la barbarie, elle devient un chemin dit Régine Waintrater, que se prépare et s’exécute un génocide.
imposé, et conduit un peuple à accepter qu’on en détruise un Une langue blessée, détournée, littéralement en ruine, et dont
autre. Une fois engagés sur les rails de la déraison, les hommes les attaques subies laisseront longtemps encore des traces chez
dont les pensées, des années durant, ont été conditionnées par les survivants et leurs descendants. Parfois privés des mots de
une langue dénaturée et criminelle, n’ont plus de mal à valider leur propre langue. Envahis par ceux du génocide.
un processus qui n’est jamais clairement nommé. L’œuvre de Ces mots assassins n’ont pas entièrement disparu du langage
Klemperer, et à travers elle, son insistance déterminée à rendre courant, aujourd’hui encore, tels ces mots spécifiques que l’on
compte au quotidien de l’érosion du langage et de sa transfor- retrouve dans le témoignage de Nihad Hasanovic, en Bosnie,
mation macabre, fut le point de départ de ces deux rencontres très près des mots vécus, de ces mots qui, à travers le corps et
sur Les mots du génocide. la langue, dans les slogans sportifs ou destinés à la jeunesse,
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distillaient une forme de propagande. Peu à peu elle instilla de la et plus largement de la poésie, de la littérature, à dire le géno-
division entre « eux » et « nous », et un jour, ces mots devinrent cide, à s’exprimer sur un événement que rien ne saurait tra-
des armes et tuèrent. Louise Lambrichs revient elle-aussi sur le duire. Récit d’une expérience dans la géographie de la langue,
cas dramatique de la Bosnie, en réinterrogeant le mot génocide, et interrogation sur la figure du témoin à travers les œuvres de
et les rhétoriques utilisées pour le nier – puisqu’au centre de Primo Levi et de Paul Célan. Une figure du témoin sans cesse
ce livre toujours revient la question du négationnisme, et des questionnée par Marc Nichanian, lui-même enfant de rescapés
techniques d’effacement et de déni que l’on retrouve partout du génocide arménien, qui se trouve confronté face à un public
pour contourner le mot, pour l’instrumentaliser en évitant de turc, à évoquer le mot « catastrophe », le nom initial du géno-
dire ce mot : « génocide », qui aujourd’hui encore en Bosnie, cide arménien, qui a donné toute une littérature du témoignage.
dans les Balkans et plus largement en Europe, semble gêner tant Un mot qui se différencie du mot « génocide », et dont l’auteur
de monde. interroge l’histoire à la lumière de ce négationnisme permanent
Avec Yves Ternon, nous réexaminons la période (1859-1914), qu’il combat.
où les savants, en suivant Darwin, ont fait évoluer des sociétés
dans lesquelles leur parole était de plus en plus entendues. Ils
ont alors joué eux aussi des mots, et en particulier avec celui
d’espèce, et plus tard de race. Mots qui, agglomérés à un «
fatras idéologique », s’avéreront dangereux par la suite, quand
ils autoriseront tous les abus coloniaux, les divisions raciales, et
valideront plus tard encore, détournés en pensée raciale et enfin
d’extermination, les pires crimes à venir.
Les idéologies qui ont conduit au génocide, ont toujours eu
recours à la propagande, à la diffusion même de cette idéologie,
et cela par tous les moyens. Au Rwanda ce seront les médias, et
dans le cas qui nous est présenté par Laure de Vulpian, la radio,
et ses voix complices. Un outil très performant quand chaque
habitant possède un poste, très généreusement alloué par les
génocidaires, peu de temps avant la perpétration du crime. Ren-
contre avec un bourreau, dont le talent journalistique fut mis
au service de l’horreur. Mais comment devient-on la voix des
tueurs ?
Littérature et philosophie ont leur place dans cet ouvrage.
Avec deux interventions singulières. Celle de Pierre Voélin
d’abord, poète, qui s’interroge sur la légitimité de sa parole,
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que d’autres? Parce qu’il y a des gens qui, dans une situation
donnée, ne peuvent être que morts. Ce qui les singularise, c’est
le fait qu’eux, et eux seuls, ont été marqués pour être tués.
Conceptualiser un tel phénomène, et donc lui donner un
nom, doit permettre de poursuivre les perpétrateurs; cela pour-
Le véritable nom d’un génocide rait aussi, par l’insistance mise à caractériser le crime, dissua-
est le nom de ses victimes der des criminels en puissance. Telle est l’intention de Raphaël
Meïr Waintrater
Lemkin lorsqu’il invente le mot de génocide, et tel est l’objet
de la Convention pour la prévention et la répression du crime
de génocide, adoptée en 1948 par l’Assemblée générale des
Nations Unies.
Naissance d’un mot
Un crime anonyme
Le mot « génocide » est un vocable gréco-latin inventé par un
Juif polono-américain. Au cours de la seconde guerre mondiale, Cette stratégie, pourtant, va très vite révéler ses limites. Le
Raphaël Lemkin comprend qu’il se produit en Europe quelque succès même du mot de génocide, associé à la judiciarisation
chose de monstrueux. Ce quelque chose lui rappelle un événe- croissante du discours sur la vie des peuples, le banalisera et
ment qui avait marqué sa conscience : le « massacre des Armé- lui ôtera presque toute sa valeur opératoire. Dans un climat de
niens ». Devant l’incapacité de la communauté internationale à surenchère permanente où un acte non génocidaire est tenu
nommer le phénomène, il invente un mot. pour négligeable, de sorte que le crime de guerre et le crime
Il crée une catégorie nouvelle en comparant les deux évé- contre l’humanité deviennent des qualifications de second
nements, le passé et le présent. Ce qui singularise les deux choix, on utilise le mot de génocide dans les contextes les plus
événements, c’est que des individus sont pourchassés pour le divers, pertinents ou saugrenus. Une rapide recherche sur Inter-
seul crime d’être nés, que la frontière entre le licite et l’illicite net indique que le génocide des Arméniens figure dans sept mil-
tient, aux yeux du bourreau, à l’appartenance ou la non-appar- lions de documents mis en ligne, et le génocide des phoques
tenance de la victime à un groupe déterminé, et que la persé- dans trois millions de documents 2.
cution vise à éradiquer tout ou partie de ce groupe. Certes, les Si l’introduction du mot de génocide visait à éveiller les
morts arméniens ne représentent qu’une faible part des victimes consciences, l’objectif a sans doute été atteint. Mais son utili-
de la terrible boucherie des années 1914-1918. On peut en dire sation actuelle n’active plus guère ce consensus international
autant des morts juifs, rapportés au bilan de la seconde guerre auquel certains aspirent.
mondiale. Ou des morts tutsi, relativement aux massacres inter- Sans doute y a-t-il, dans le débat suscité par l’exigence que
africains 1. Toute mort est un malheur qui crie vers les cieux. soit officiellement reconnu le génocide des Arméniens, et dans
Pourquoi parle-t-on de certains morts davantage ou autrement les polémiques associées aux tentatives récurrentes pour nier le
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génocide des Tutsi au Rwanda, un élément de réactivation de la relative au génocide des Juifs était une singularité en creux.
mémoire. On discute du mot de génocide, et par là même on est Nous n’avions pas des mots en plus, mais des mots en moins.
inévitablement conduit à parler des circonstances concrètes où Par exemple: « grand-père », « grand-mère », « oncle », « tante »,
cela s’est produit. Mais les modalités de ce débat, c’est-à-dire la « cousin », « cousine ». Des mots qui n’avaient pas de sens dans
description du crime, sont bien plus fructueuses que son abou- mon environnement immédiat. En cela, notre famille était diffé-
tissement espéré, c’est-à-dire que le crime soit nommé géno- rente des familles de mes camarades de classe et des familles de
cide. Car non seulement une telle nomination ne convainc pas nos voisins de palier.
les opposants irréductibles (cela, nous l’avons toujours su), mais Il n’y avait là rien dont on fût en droit de s’enorgueillir, bien
elle ne suffit pas à communiquer au grand public une informa- au contraire. Une singularité qui n’est ni revendiquée ni recon-
tion vraiment pertinente. nue, c’est un appel à la suspicion.
Et nous voici ramenés à l’aporie initiale, au mystère d’un Puisque le génocide n’était pas évoqué, à quoi donc tenait
crime qui n’a pas de nom. Un crime anonyme comme le furent notre différence ? Nous étions juifs, évidemment. Mais de cela
ses victimes, un crime que la pensée ordinaire peine à sortir de il n’était pas non plus question dans les conversations avec mes
la gangue mortifère où il est inclus. À telle enseigne que bien camarades de classe ou avec nos voisins de palier.
souvent le principal obstacle qui se dresse face aux victimes et En ces temps d’après-guerre, un langage codé demeurait de
à leurs descendants n’est pas tant de voir admettre la réalité rigueur, comme si nous étions encore dans l’ombre portée de
du massacre que d’en faire reconnaître l’exceptionnalité. Soit, l’Occupation. Des formules rituelles, qui avaient eu leur heure
leur dit-on, vous ou vos proches avez souffert; mais c’étaient de gloire, continuaient d’être usitées. Quand j’étais enfant, je
des temps difficiles, beaucoup de gens ont souffert, en vertu de fis une chute sur la tête. On appela un médecin, qui rassura mes
quoi votre souffrance serait-elle plus digne d’attention? parents en leur disant que je m’en sortirais parce que j’avais
« une tête de Breton » ; il le savait, ayant lui-même « une tête de
Breton ». Personne dans la pièce n’était originaire de Brest ou
Des mots en moins
de Concarneau, et tous semblaient comprendre le codage. Le
Dans la famille où j’ai grandi, on ne parlait pas de « génocide » médecin s’en alla sans qu’aucun autre mot fût dit.
pour désigner l’événement dont mes parents étaient rescapés et
qui avait englouti la quasi totalité de leurs proches. On n’em-
Le récit de Sartre
ployait pas davantage le mot « Shoah », puisqu’il n’est entré dans
l’espace public francophone que vers la fin des années quatre- La règle qui s’appliquait au mot « Juif » ne tenait pas à une
vingt. À vrai dire, pendant longtemps je n’ai entendu aucun timidité naturelle des principaux concernés. C’était un fait
nom qui désignât cet événement-là. On employait des expres- social : certaines choses ne se disaient pas. Car l’invisibilité du
sions détournées, comme « la guerre » ou « la déportation », ou mot autorisait l’ignorance du mal commis à une époque alors
encore « les Allemands ». Et, le plus souvent, on ne disait rien. toute récente, une époque où ce mot s’étalait en première page
Pour cette génération-là, la seule singularité de langage de certains journaux, sur les affiches de certains cinémas et à
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l’entrée de certaines salles d’exposition. On évitait de pronon- Voici comment Jean Ferrat décrivait les victimes de la dépor-
cer ce mot, comme s’il recelait encore je ne sais quelle charge tation: « Ils s’appelaient Jean-Pierre, Natacha ou Samuel / Cer-
mortelle, comme s’il contenait un reproche muet. tains priaient Jésus, Jéhovah ou Vichnou / D’autres ne priaient
La preuve qu’il ne s’agit pas là d’un fantasme personnel, je pas, mais qu’importe le ciel / Ils voulaient simplement ne plus
l’ai trouvée bien plus tard chez Jean-Paul Sartre. À un détour de vivre à genoux. » Le signifiant juif est ici tout juste suggéré,
ses Réflexions sur la question juive, parues en 1946, Sartre rap- quand « Samuel » (un prénom porté par un grand nombre de
porte l’anecdote suivante: « J’avais écrit dans les Lettres Fran- victimes juives) voisine avec « Natacha » (un prénom russe dont
çaises, sans y penser autrement, à titre d’énumération complète, la présence ici est plutôt étrange), et quand « Jéhovah » voisine,
je ne sais quelle phrase sur les souffrances des prisonniers, des de manière plus étrange encore, avec « Vichnou ».
déportés, des détenus politiques et des Juifs. Quelques Israélites L’auteur, Jean Ferrat, bien qu’il fût lui-même le fils d’un Juif
m’ont remercié d’une manière touchante: en quel délaissement mort à Auschwitz, ou peut-être à cause de cela, ne pensait mani-
fallait-il qu’ils se sentissent pour songer à remercier un auteur festement pas que la mention des Juifs s’imposât. Et nul ne son-
d’avoir seulement écrit le mot de Juif dans un article? » (Sartre a gea à lui en faire le reproche. Au contraire: j’étais jeune alors,
écrit « le mot » en italique.) mais j’ai le souvenir vivace du contentement que nous apportait
Dix ans plus tard, en 1956, Alain Resnais réalise Nuit et cette chanson, du sentiment de gratitude que nous éprouvions
Brouillard. Cette œuvre est entrée, dans la mémoire collec- à la pensée que la déportation bénéficiait d’une reconnaissance
tive, comme le premier grand film français sur la Shoah. Mais populaire. Pour nous, qui avions grandi dans le silence et dans
notre mémoire se joue de nous. En réalité, le sujet du film est ce l’absence, une évocation de nos morts, aussi indirecte fût-elle,
qu’on appelait alors « la déportation ». Le mot de Juif ne figure était presque inespérée.
qu’une seule fois dans le commentaire écrit par Jean Cayrol. Rétrospectivement, l’absence du mot de Juif, dans le texte
Et là encore, comme dans l’article de Sartre, c’est au hasard d’une chanson consacrée aux victimes du nazisme, est d’autant
d’une liste de victimes: « Burger, communiste allemand, Stern, plus frappante que les deux tiers des morts en déportation, à
étudiant juif d’Amsterdam, Schmulszki, marchand de Cracovie, partir de la France, étaient des Juifs 4. Même si l’on fait abstrac-
Annette, lycéenne de Bordeaux » 3. tion de la dimension proprement génocidaire, même si l’on
oublie que, de tous les enfants vivant en France sous l’Occupa-
tion, seuls les enfants juifs étaient menacés, le simple décompte
La chanson de Ferrat
des victimes aurait dû inciter l’auteur de la chanson à mention-
Sept ans après la sortie du film de Resnais, le chanteur Jean Fer- ner les Juifs autrement que sur un mode allusif. Il ne l’a pas fait,
rat composa une très belle chanson portant le même titre, Nuit parce qu’il ne pouvait pas le faire. L’eût-il fait, nous n’aurions
et Brouillard. C’était en 1963, au lendemain du procès Eich- pas été prêts à l’entendre.
mann qui avait contribué à révéler au grand public la spécificité Plus de quarante ans après la sortie de cette chanson, j’ai
du crime commis par les nazis sur les Juifs. Pourtant, les paroles donné une interview au principal mensuel arménien en France,
de la chanson ne contenaient toujours pas le mot de Juif. Nouvelles d’Arménie Magazine. L’article, paru en janvier 2005,
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portait sur la mémoire – nous étions au début de l’année où je n’avais jeté la pierre à Alain Resnais ou à Jean Cayrol. Les
l’on allait commémorer le cinquantième anniversaire de la fin hommes parlent le langage de leur temps; ils ne le créent pas, ils
de la seconde guerre mondiale. Dans cette longue interview, ne font, au plus, que l’entretenir et le transmettre. Cependant,
j’évoquais au passage l’absence du mot de Juif dans la chanson s’exprimant en 2005 et non plus en 1963, Jean Ferrat révélait
Nuit et Brouillard, et j’ajoutais: « Aujourd’hui, un tel texte serait la persistance d’une problématique. Sartre avait écrit le mot
attaqué pour négationnisme implicite. Pourtant, je me souviens de Juif « sans y penser autrement »; Ferrat, lui n’avait pas écrit
que j’étais à l’époque très content de cette chanson et [que] ma le mot, et il n’avait toujours pas compris pourquoi il aurait dû
génération l’a accueillie avec soulagement. » l’écrire.
M’adressant à des Arméniens, qui vivent encore au quoti-
dien la négation d’un génocide commis il y a près d’un siècle,
La gloire et l’infortune
j’entendais montrer la fausseté de l’idée reçue selon laquelle la
reconnaissance du génocide juif aurait toujours été la règle. Et La plupart des morts en déportation étaient juifs, mais la plu-
j’essayais surtout de communiquer, entre les lignes, un appel à part des déportés rentrés en vie n’étaient pas juifs. La parole
la persévérance: rien ne va de soi, il faut aux descendants des de ces derniers fut donc naturellement dominante. C’est pour-
victimes beaucoup d’obstination pour que leur voix parvienne quoi le modèle du camp tel qu’ils l’avaient connu à Dachau ou à
au grand public. Buchenwald – un camp de concentration, et non pas d’extermi-
L’interview des Nouvelles d’Arménie Magazine tomba, je nation – s’imprima dans les esprits. Quand, des années plus tard,
ne sais comment, sous les yeux de Jean Ferrat. Il crut que je le camp « mixte » d’Auschwitz fut à son tour privilégié comme
l’avais traité de négationniste, et m’envoya une lettre indignée. représentation du crime nazi, la partie du camp qui demeura
C’était évidemment absurde. Je ne faisais que décrire l’état au premier plan des pensées fut celle des baraquements où
d’esprit d’une génération, un état d’esprit qui fut aussi le mien. les déportés étaient parqués dans des conditions plus épou-
Et je voulais souligner la transformation du discours sur ces vantables encore que celles de Dachau ou de Buchenwald à la
événements, puisque aujourd’hui il serait inconcevable de par- même époque, mais pas foncièrement différentes.
ler des déportés juifs sans dire qu’ils étaient juifs, et sans dire Comment expliquer au public contemporain que la majorité
que les wagons plombés les conduisaient aux chambres à gaz des victimes d’Auschwitz n’ont pas connu ces baraquements,
d’Auschwitz. pour la raison qu’elles ne sont jamais « entrées » dans le camp
Mais la réaction de Jean Ferrat indiquait que, quatre décen- et qu’après une sélection initiale elles ont été menées aux
nies après avoir écrit les paroles de la chanson, il ne comprenait chambres à gaz? Comment élargir cette perception aux sites
toujours pas combien était étrange le fait de décrire un moment nazis qui, à la différence d’Auschwitz, ne comportaient pas un
d’un génocide sans dire qu’un génocide est en cours, et de camp de concentration associé à un camp d’extermination mais
mettre en scène des victimes sans indiquer le nom sous lequel seulement des installations destinées au massacre des Juifs?
ces victimes ont été marquées, raflées et envoyées à la mort. Enfin, comment faire comprendre que le système concentration-
Je ne voulais pas jeter la pierre à Jean Ferrat, pas plus que naire nazi ne peut être regardé indépendamment du système de
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mise à mort des Juifs qui fonctionnait en son sein? rafles sur le territoire français, ne faisaient pas partie du tableau
Dans la France de l’après-guerre, le langage usuel véhicu- d’ensemble.
lait une hiérarchie entre les victimes du nazisme. D’une part,
les victimes admirables : gaullistes, catholiques, communistes ou
Un malaise français
simples patriotes ayant mis en jeu leur existence au nom de la
lutte contre l’occupant. D’autre part, les victimes malheureuses: L’expression « point de détail », employée par Jean-Marie Le
les « déportés raciaux » que l’on plaignait mais qu’on ne respec- Pen en 1987 pour situer l’extermination des Juifs relativement
tait pas vraiment, car ils n’avaient rien fait d’autre que naître aux malheurs qui ont frappé les peuples durant la seconde
victimes. Évoquer dans une même phrase les déportés résistants guerre mondiale, a choqué par le contexte ou elle a été pro-
et les déportés juifs, c’était prendre le risque de mélanger les noncée et par la personnalité de son auteur. On doit reconnaître
genres, de confondre la gloire et l’infortune. pourtant qu’elle reflète de manière assez fidèle la perception
Certes, il ne s’agissait pas d’une règle générale. À peu près qu’en avaient la plupart des Français au cours des trois décen-
en même temps que Jean Ferrat écrivait son Nuit et Brouillard, nies qui ont suivi la Libération. Ce n’était pas seulement affaire
un autre auteur-compositeur-interprète, Maurice Fanon, écrivait de connaissances, même si celles-ci faisaient défaut à tous les
La petite Juive (1965), une chanson portant explicitement sur niveaux de l’opinion. Le rappel de la persécution des Juifs sus-
la Shoah. Le film de Frédéric Rossif Le temps du ghetto (1961) citait le malaise.
avait succédé de peu au film d’Alain Resnais. Et c’est à la même Un malaise d’autant plus grand que la question des respon-
époque, aussi, qu’André Schwarz-Bart reçut le Prix Goncourt sabilités proprement françaises dans la traque des Juifs était, et
(1959) pour son roman Le dernier des Justes (un autre Gon- devait rester longtemps encore, un des secrets de la République;
court devait couronner en 1962 le livre d’Anna Langfus Les ainsi, le képi d’un gendarme surveillant le camp de Pithiviers fut
bagages de sable). masqué dans un plan du film Nuit et Brouillard, à la demande
Cependant, dans toutes ces évocations du sort des Juifs sous des autorités, et les effets de cette censure furent maintenus
le nazisme, la singularité juive était perçue sur le mode de durant plus de quarante ans. Un grand flou entourait l’image
l’exception. Elle ne venait pas spontanément à la pensée des qu’on avait de la politique antijuive du gouvernement de Vichy,
gens. Quand la « question juive » était évoquée par un artiste de la collaboration active des fonctionnaires français avec les
ou écrivain (les historiens, les journalistes et les politiques, nazis, et du comportement d’une partie de la population. On
eux, demeuraient silencieux), on s’accordait à dire que les Juifs attribuait volontiers aux seuls occupants allemands tous les
avaient effectivement beaucoup souffert. En revanche, quand on crimes commis envers les Juifs. L’expression « arrêté par la Ges-
considérait de manière générale la condition des habitants de tapo » était couramment employée pour décrire une arrestation
la France entre 1939 et 1945, ce qui se présentait d’abord était effectuée par la police française. Les dénonciations et les spo-
le cas des soldats tués au combat, des prisonniers de guerre, liations de Juifs effectuées par des citoyens français étaient soit
de la population soumise au rationnement, des résistants et ignorées, soit traitées comme des phénomènes marginaux.
des « déportés politiques »; les massacres de Juifs à l’Est, ou les Un des effets paradoxaux de cette distorsion du regard
24 meir waintrater le vér itab le nom du gé noc i de 25

historique est que l’on oublia les hommes et les femmes qui, au principalement dans les territoires soviétiques occupés par l’Al-
péril de leur vie, avaient sauvé des Juifs. Dans d’autres pays, où lemagne nazie. Une première version est transmise au procu-
la majorité de la population n’avait pas été plus compatissante reur soviétique au procès de Nuremberg. Mais le livre ne verra
qu’en France occupée, on célébra assez tôt ces Justes et on les jamais le jour. Il présente en effet deux défauts rédhibitoires : il
fit reconnaître par le Mémorial Yad Vashem de Jérusalem. Mais souligne le fait que les victimes étaient juives, et il indique que
puisqu’en France, selon la vulgate alors dominante, il n’y avait leurs assassins allemands avaient des complices dans la popu-
eu qu’une poignée de collaborateurs, le cas des Justes n’avait lation locale, notamment ukrainienne. En 1947, les autorités
rien d'extraordinaire et ne méritait pas d’être relevé. Il n’est soviétiques interdisent la publication du Livre noir.
donc pas surprenant que le premier hommage solennel rendu La plupart des collaborateurs d’Ehrenbourg et Grossman
par les autorités nationales aux Justes français l’ait été après sont alors arrêtés, et avec eux des centaines d’autres intellectuels
la reconnaissance, dans les dernières années du XXe siècle, des juifs. Les épreuves du Livre noir serviront de pièce à conviction
crimes commis par l’État français contre les Juifs. dans les poursuites intentées contre eux. « Deux experts sont
C’est ainsi que, dans la génération qui suivit la fin de la nommés en 1952 qui, négationnistes avant l’heure, vont jusqu’à
guerre, l’invisibilité des Juifs en tant que victimes demeura la mettre en doute la Shoah et contestent la réalité des six millions
règle, tandis que leur mise en lumière relevait de l’exception. de victimes juives, se prévalant, sans tout à fait oser le dire, des
Moins on parlait des Juifs de France dans le contexte de la vingt millions de morts soviétiques. Ils reprochent au livre de ne
seconde guerre mondiale, mieux cela était pour la paix civile. pas parler des autres victimes de l’hitlérisme et beaucoup trop
Juifs ou non, nous avons tous intériorisé cette leçon. La Shoah longuement de l’idéologie nazie et de la collaboration. » 5 La plu-
dans son acception française – certes limitée en nombre, mais part des Juifs soviétiques ainsi accusés seront condamnés à mort
significative à plus d’un titre – était en grande partie occultée. Et et exécutés. Avec eux disparaîtra, provisoirement du moins, la
le sort particulier réservé au mot de Juif était au cœur de cette mention du mot « Juif » dans le martyrologe soviétique.
logique. Il s’agit là d’un oubli non pas accidentel mais programmé et
entretenu, comme en témoignera plus tard le poème Babi Yar,
publié en 1961 par le célèbre poète soviétique Evgueni Evtou-
Babi Yar
chenko, où la dénonciation de l’antisémitisme commence par
Un autre courant qui contribua à l’occultation du signifiant ces mots: « Il n’y a pas de monument à Babi Yar » 6. L’exemple
juif, dans le contexte des crimes nazis, a son origine hors de soviétique est suivi dans d’autres pays d’Europe de l’Est, à com-
France, plus précisément en Union soviétique. mencer par la Pologne. Ainsi, dans le complexe d’Auschwitz,
En 1945, deux grands écrivains soviétiques, Ilya Ehren- qui comprenait à la fois un camp de concentration et un camp
bourg et Vassili Grossman, qui sont aussi correspondants de d’extermination, la très grande majorité des victimes étaient des
guerre, mettent la dernière main à un livre rédigé avec l’aide Juifs 7; cela n’empêche pas les autorités communistes polonaises
de plusieurs dizaines de correspondants : Le Livre noir, recueil de publier, des années durant, des statistiques d’où le mot « juif »
de textes et de témoignages sur l’extermination des Juifs, est absent.
26 meir waintrater le vér itab le nom du gé noc i de 27

Le tournant des années quatre-vingt Le Syndrome de Vichy, date de 1987. Deux ans auparavant,
Voilà donc deux puissants facteurs, l’un interne (la mémoire en 1985, était sorti le film de Claude Lanzmann Shoah. C’est
française de la déportation) et l’autre externe (l’occultation de donc dans la deuxième moitié des années quatre-vingt que les
la Shoah en URSS puis dans les pays d’Europe de l’Est), qui ont Français découvrirent réellement l’étendue et la signification du
longtemps porté atteinte à la visibilité des victimes du génocide génocide dont les Juifs avaient été victimes plus de quarante
aux yeux de la majorité des Français. S’agissait-il, chez ces Fran- ans auparavant.
çais, d’une négation consciente? Certainement pas. D’une igno- La France connut alors trois grands procès où les paroles des
rance totale? Pas plus. Si on interrogeait les gens, ils savaient que témoins, largement reprises par la presse, mirent en lumière le
des crimes d’une nature particulière avaient été commis envers sort des victimes juives du nazisme : le procès Barbie (1987), le
les Juifs. Bien des vérités étaient sues, rien n’était nommé. procès Touvier (1994) et le procès Papon (1997-1998). Cepen-
Les choses commencèrent à bouger dans les années soixante- dant, le président François Mitterrand, atteint par la révélation
dix, quand le discours soviétique se fissura et perdit son hégé- de ses sympathies vichyssoises et des liens qu’il avait conservés
monie au sein de la gauche, et quand la désintégration du mythe avec un collaborateur de premier plan, René Bousquet, conti-
d’une France entièrement résistante fit que les regards se por- nuait de nier (dans un entretien télévisé avec Jean-Pierre Elkab-
tèrent peu à peu vers les victimes juives de l’Occupation. Le bach, le 12 septembre 1994) les responsabilités françaises dans
processus fut pourtant lent et pénible. la Shoah, témoignant involontairement de son propre déni de la
Le film de Marcel Ophüls Le chagrin et la pitié, réalisé en persécution des Juifs sous Vichy.
1969 et sorti en 1971, resta interdit pendant plus de dix ans à
la télévision française parce qu’il évoquait pour la première fois
La relève des générations
l’étendue de la collaboration française avec les nazis. Il fallut
la traduction, en 1973, du livre de l’historien américain Robert Ce long aveuglement s’acheva – est-ce l’effet du hasard? –
Paxton La France de Vichy pour susciter une prise de conscience quand entra à l’Élysée un président qui n’avait pas atteint l’âge
de l’ampleur de cette collaboration et donc de la participation adulte avant la fin de la guerre. Les responsabilités françaises
des autorités françaises à la Shoah. Mais ce n’était encore qu’un dans la Shoah furent évoquées de manière non équivoque, pour
début. Dans les années soixante-dix, l’opinion publique demeu- la première fois, dans le discours prononcé le 16 juillet 1995 par
rait pour l’ensemble prisonnière des discours traditionnels. Jacques Chirac, peu après son élection. Évoquant la mémoire
Le tournant décisif apparut avec les années quatre-vingt, des treize mille Juifs raflés les 16 et 17 juillet 1942 par la police
grâce à l’audience internationale du feuilleton télévisé amé- française et livrés aux Allemands, Jacques Chirac déclara: « Oui,
ricain Holocaust (sorti en 1978). La communauté historienne la folie criminelle de l’occupant a été secondée par des Français,
française demeurant frileuse, il fallut pour débloquer les choses par l’État français. (…) La France, patrie des Lumières et des
l’intervention d’un historien américain, Robert Paxton, et d’un Droits de l’Homme, terre d’accueil et d’asile, la France, ce jour-
historien canadien, Michael Marrus, qui publièrent ensemble, là, accomplissait l’irréparable. Manquant à sa parole, elle livrait
en 1981, Vichy et les Juifs. Le livre pionnier d’Henry Rousso, ses protégés à leurs bourreaux. »
28 meir waintrater le vér itab le nom du gé noc i de 29

Cette déclaration – qui engendra d’ailleurs des contestations victimes d’une «  overdose » de discours sur la Shoah, d’une
chez les tenants de la ligne traditionnelle, selon laquelle la « pornographie mémorielle » destinée à servir les intérêts du
République n’était en rien comptable des crimes de l’État fran- « sionisme ». Ces mises en accusation sont alimentées, bien sou-
çais – eut à bien des égards un effet libérateur. Elle fut notam- vent, par une profonde ignorance de l’histoire chez ceux qui les
ment suivie, le 30 septembre 1997, de la « déclaration de repen- profèrent. Elles bénéficient aussi d’un riche terreau politique,
tance des évêques de France » lue par Mgr Olivier de Berranger où se mêlent le négationniste d’une certaine extrême droite et
sur le site de l’ancien camp d’internement de Drancy. l’antisionisme d’une certaine extrême gauche.
La subite accélération du discours sur les Juifs eut des consé-
quences étranges. Elle créa une illusion d’optique. Beaucoup
Un génocide de synthèse
de Français se persuadèrent que cette prise de conscience était
ancienne – peut-être parce que la mémoire, bien que refoulée, Le difficile apprentissage de la Shoah par l’opinion publique
était en effet là depuis longtemps. Ainsi, à la fin des années française a eu des conséquences négatives qui sont toujours
quatre-vingt-dix, on eut le sentiment que depuis des décennies, présentes. Au nom d’une « universalisation » à marche forcée de
en France, il n’avait été question que de cela. En réalité, il avait l’expérience juive, on a voulu évacuer les données concrètes du
fallu attendre un bon demi-siècle pour que s’opérât une frac- génocide et parler de la Shoah sans parler des Juifs. Certains
ture dans le silence de l’après-guerre, dans ce non-dit évoqué Juifs se sont prêtés à l’opération, espérant y trouver un nouveau
par Sartre en 1946. Le temps d’une relève des générations. Le pacte social qui leur permettrait d’oublier le temps où leur spé-
temps qu’aient quitté la scène toutes les personnes qui auraient cificité ne s’exprimait que par un déni d’existence. Mais cette
pu se sentir directement coupables, non pas seulement des actes entreprise de dématérialisation a eu des effets inverses de ceux
commis durant la guerre mais de l’absence d’intervention en escomptés: plus le génocide dénoncé est abstrait, moins il est
faveur des victimes. envisageable dans le monde réel et moins l’esprit a la faculté
Cette illusion d’optique, selon laquelle les victimes juives d’identifier d’autres génocides – passés, présents ou à venir.
auraient toujours été présentes dans le discours sur la seconde Sur les six millions de Juifs assassinés par les nazis, la moitié
guerre mondiale, provoqua bientôt un choc en retour. La pleine l’ont été dans le système des « camps de la mort ». Trois autres
conscience de la Shoah, et le nom d’origine hébraïque qui en est millions de Juifs ont été tués dans les fusillades sur le front de
désormais le signe en français, avaient à peine frayé leur che- l’Est (ce que l’on appelle aujourd’hui « la Shoah par balles »),
min dans les esprits qu’un sentiment d’exaspération se mani- ainsi que dans les ghettos et les camps de travail ou d’interne-
festa. L’expression douteuse de « concurrence des victimes » fit ment. La mémoire collective a pris conscience, au prix parfois
florès, masquant le fait que si une telle concurrence s’exerça ce de quelles difficultés, des trois premiers millions de morts: il
fut d’abord au détriment des victimes juives. s’agit là de la partie « industrielle » de la Shoah. Mais la par-
On a ainsi vu apparaître l’accusation insidieuse selon laquelle tie non industrielle, pourtant aussi coûteuse que l’autre en vies
les Juifs accapareraient la mémoire collective – ou, plus bruta- juives, est demeurée à l’écart des courants de pensée.
lement antisémite, l’affirmation que les Français auraient été Les causes de cet oubli tiennent en partie à ce que l’on a dit
30 meir waintrater le vér itab le nom du gé noc i de 31

plus haut, au sujet de la polarisation de l’opinion publique sur Or, plus on entre dans les détails de la Shoah réelle, plus on y
les « camps ». Très tôt associé au caractère criminel du régime trouve d’analogies significatives avec le génocide des Arméniens
nazi, puisqu’il apparut peu après la prise de pouvoir par Hitler, dans l’Empire ottoman et le génocide des Tutsi au Rwanda:
le camp a occupé après la Libération une place importante dans outre les centres de mise à mort, il y a les déportations, les
le récit sur la Résistance. Le phénomène fut encore accentué opérations mobiles de tuerie, les rafles, le « génocide rural ». À
par l’utilisation de l’image du camp à des fins politiques. Après l’opposé, plus on reste collé à l’image d’un génocide de synthèse
avoir été le lieu de la déportation des résistants, le camp devint – créée, à partir de la Shoah, par une société en quête de sym-
le témoignage central des crimes des systèmes communistes en boles rassembleurs –, plus on s’éloigne de la réalité, et moins
URSS et en Chine. l’on est capable de reconnaître un nouveau génocide.
Ce discours s’est ensuite ouvert sur la réalité du génocide,
mais pour l’essentiel au sein de la structure précédemment éta-
L’universel et le singulier
blie. Une doxa politico-humanitaire assure que le génocide s’est
produit dans des camps et que les camps sont l’antichambre La démarche consistant à « noyer » le meurtre des Juifs dans
du génocide, de sorte que le génocide et le camp sont deux une catégorie plus vaste – celle des déportés de toutes origines,
représentations largement interchangeables du principe du mal. ou encore celle des victimes du nazisme – a pour elle les appa-
Là-dessus se sont greffées ce qu’il faut bien appeler des mani- rences de l’humanité et de l’universalisme. Les apparences,
pulations rhétoriques: ici la contestation du capitalisme passe seulement. Car la non-différenciation retire à la personne visée
par l’assimilation des grandes entreprises à des camps, et là on par le génocide cette protection symbolique qu’entendait lui
fait de l’industrialisation du génocide une circonstance philo- accorder le projet de Lemkin. Ne pas identifier les victimes d’un
sophiquement déterminante, comme si la spécificité du crime génocide, c’est renoncer à la mise en œuvre d’une conscience
tenait à ses modalités techniques et non au projet dont il était collective capable d’identifier et dénoncer tous les génocides.
la réalisation. Ainsi, l’on a coutume de désigner les personnes tuées au
Influencée par de tels discours, l’opinion a conféré à la Rwanda en 1994 par la formule « Tutsi et Hutu modérés ». Or
forme « camp » un statut particulier, indissociable du concept de la confusion entretenue par cette formule sur l’identité des vic-
génocide. Dès qu’est invoqué un meurtre de masse, le public times aboutit à une négation de la nature même de l’événement.
recherche sinon exactement des camps sur le modèle d’Aus- L’assassinat de « Hutu modérés » par les tenants du Hutu Power
chwitz, du moins un appareil de mise à mort qui en serait est un crime politique, et l’assassinat systématique des Tutsi est
l’équivalent. La dénonciation ritualisée du génocide, dont la un génocide. La qualité de « Hutu modéré », qui risquait d’être
Shoah est devenue le symbole, va de pair avec l’élaboration mortelle pour l’intéressé et sa famille, pouvait le cas échéant
d’une image abstraite où les victimes juives n’ont qu’une place faire l’objet d’un débat; la qualité de Tutsi était, par la grâce de
limitée. La chaîne métonymique «  génocide-gaz-Auschwitz- l’ex-occupant belge, indissociable de l’identité personnelle et
camp » tient souvent lieu d’une réflexion sur les conditions de elle valait condamnation à mort.
l’extermination. Si le monde extérieur s’était mobilisé contre les appels au
32 meir waintrater le vér itab le nom du gé noc i de 33

génocide des Tutsi qui se faisaient entendre depuis quelque ont combattu ce crime, y compris lorsqu’ils n’y étaient pas
temps déjà, et contre l’entraînement des milices chargées de appelés par leur naissance. Parler des Arméniens, des Juifs ou
relayer ces appels et de les traduire en actes, on aurait peut- des Tutsi, prononcer leur nom et indiquer en quoi ils ont été
être évité le génocide, et l’on aurait aussi sauvé les « Hutu choisis pour mourir, est le propre d’une parole qui veut inscrire
modérés » pris ensuite dans la tourmente. Mais quand on dilue dans la durée la protestation contre le déni d’humanité. C’est
la dimension génocidaire dans une narration politique élargie, ce que disait Jorge Semprun, interné (non juif) du système nazi,
on banalise l’événement. Et, par là, on risque de masquer ce dans un article qui avait des allures de testament: « Quand tous
qu’il a d’irrémédiablement monstrueux tant pour les Tutsi, vic- les témoins, déportés résistants, auront disparu, bientôt, dans
times directes du génocide, que pour les Hutu, victimes d’une quelques années, il restera encore une mémoire vivante, person-
entreprise dont le « noyau » génocidaire irradiait le Rwanda tout nelle, de l’expérience concentrationnaire, une mémoire qui nous
entier. survivra et c’est la mémoire juive » 8.
Le même raisonnement s’applique, mutatis mutandis, à la On ne saurait atteindre à l’universel sans aller jusqu’au bout
Shoah relativement aux autres crimes du régime nazi. Dire, de la singularité de chacune des expériences humaines. Racon-
comme on le fait souvent, qu’à Auschwitz furent tués « des êtres ter Mardin ou Deir es-Zor, Ponar ou Babi Yar, Nyamata ou
humains en grand nombre », sans préciser que sur dix de ces Murambi, indiquer les lieux, préciser les modalités et dire les
« êtres humains » neuf étaient des Juifs, amenés là parce qu’ils noms, sont les seuls moyens propres à communiquer la souf-
étaient juifs et assassinés en tant que juifs, c’est ramener le sys- france des victimes, entretenir la solidarité des survivants, et
tème des camps nazis à sa seule dimension concentrationnaire. peut-être prévenir d’autres génocides.
L’apparente universalisation du message masque la nature du
crime.
La déjudaïsation – brutale en Europe de l’Est, rampante en
Occident – qui frappa longtemps le récit sur la seconde guerre
mondiale n’est pas un épiphénomène. Occulter, sciemment ou
Notes
pas, la dimension génocidaire du nazisme signifie que l’on falsi-
fie sa signification profonde. La leçon vaut pour tous les géno- 1
Si je ne mentionne ici que ces trois génocides, c’est à la fois pour des
cides. Les criminels d’Istanbul, de Berlin ou de Kigali n’avaient raisons symboliques (ils ont marqué respectivement le commencement,
le milieu et la fin du XXe siècle) et parce qu’en ce qui les concerne la
d’autre aspiration que de « normaliser » leurs actes en les por-
catégorisation est évidente. D’autres crimes de masse leur sont analogues
tant au compte des pertes et profits de l’histoire contemporaine. à bien des égards, mais pour les prendre en compte ici il faudrait ajouter
À cet égard, les pieuses généralités sur l’égale valeur humaine quelques correctifs qui, au niveau de généralité où cet article se place,
de « toutes les victimes » font le jeu de ceux pour qui, précisé- compliqueraient inutilement l’écriture.
ment, les victimes n’ont jamais été égales. 2
Le mot « génocide » figure dans 67 millions de documents mis en ligne dans
Expliciter le sens du crime génocidaire est le plus fort hom- les langues française, anglaise, allemande et espagnole. Si on entre un peu
dans les détails, on voit que ce mot est associé au mot « Darfour » dans
mage que l’on puisse rendre à tous les hommes et femmes qui
20 millions de documents. Avec le mot « juif » ou avec le mot « Rwanda », Grossman un jeu d’épreuves contenant le texte intégral. Ce texte parut en
on a 11 millions de documents (les chiffres sont quasiment identiques). russe en 1993, puis en d’autres langues dont le français.
Avec « arménien », on obtient 7 millions de documents; avec « Bosnie », 6 6
Babi Yar est le nom d’un ravin, près de Kiev (Ukraine), où plus de 30'000
millions; avec « Cambodge », 4 millions; avec « Tibet », un million et demi. Juifs furent assassinés les 29 et 30 septembre 1941. Les documents sovié-
A l’évidence, ces variations reflètent à la fois la notoriété de chacun de ces tiques rendant compte de l’événement furent modifiés, avant même la fin
événements historiques, l’intérêt ou les passions qu’ils suscitent, et leur de la guerre, de manière à supprimer le mot « juif » qui y avait été inscrit.
proximité plus ou moins grande avec l’expansion de l’Internet. Signalons Il faut remarquer que dans son poème, qui est essentiellement une dénon-
encore que le génocide des phoques figure sur trois millions de documents, ciation de l’antisémitisme, Evtouchenko tient à souligner qu’il n’a « pas
et le génocide des baleines sur un peu plus d’un million de documents. une goutte de sang juif ».
3
Les raisons de cette discrétion du film sur les victimes juives tiennent 7
Les historiens s’accordent pour estimer le nombre des victimes d’Aus-
d’abord à son objet, puisqu’il ne portait pas sur le génocide des Juifs. chwitz à un peu plus d’un million, dont 90% environ étaient des Juifs.
Il faut prendre en compte également le rôle de l’environnement social, Parmi les autres catégories de victimes : les Polonais non-juifs (un peu plus
culturel et politique, ainsi que les discours propres aux auteurs (ainsi, de 6%), les Tsiganes (un peu moins de 2%) et les prisonniers de guerre
dans la version allemande du commentaire de Jean Cayrol, écrite par Paul soviétiques (un peu plus de 1%).
Celan, la dimension juive est davantage présente). Voir à ce propos: Syl- 8
Jorge Semprun, « Mon dernier voyage à Buchenwald », Le Monde, 7 mars
vie Lindeperg, « Nuit et Brouillard ». Un film dans l’histoire, Paris, Odile
2010.
Jacob, 2007, et Sylvie Lindeperg et Annette Wieviorka, Univers concen-
trationnaire et génocide, Paris, Mille et une nuits, 2008.
4
On estime à 165'000 le nombre des personnes déportées, depuis la
France, sous l’Occupation : 76'000 Juifs et 89'000 autres déportés. Mais,
entre ces deux catégories de déportés, la proportion des survivants est très
différente : 3% pour les Juifs, et 60% pour les autres déportés. De ce fait,
les Juifs étaient minoritaires parmi les personnes revenues de déportation :
environ 2'500 sur quelque 56'000, ce qui explique que les témoignages
de déportation aient été, dans un premier temps, le fait des Français non
juifs. Au total, sur l’ensemble des morts en déportation au départ de la
France, les deux tiers étaient des Juifs. Si l’on ajoute quelque 4'000 Juifs
abattus sur le territoire français ou morts dans des camps de détention
français, on aboutit au chiffre de 78'000 victimes de la Shoah, soit 25%
de la population juive de la France. (Sources: Fondation pour la mémoire
de la déportation et Mémorial de la déportation des Juifs de France.)
5
Michel Parfenov, préface à l’édition française du Livre noir parue en 1995
trad. du russe par Yves Gauthier, Luba Jurgenson, Michèle Kahn, Paul
Lequesne et Carole Moroz, sous la direction de Michel Parfenov, Arles,
Solin / Actes Sud, 1136 pages. Il s’agit là de la première édition française
de ce livre, dont on a longtemps pu croire qu’il avait disparu après son
interdiction par les autorités soviétiques. En 1980, une version du Livre
noir refit surface en Israël, où elle fut éditée en langue russe. Après la
chute du communisme, la fille d’Ilya Ehrenbourg reçut d’un ami de Vassili
les mots absents 37

disparu dans l’espace symbolique du monde où ils sont nés afin


d’y exister en tant que sujets et citoyens ? Quelle réponse à ces
questions peuvent apporter le travail de l’écriture ou celui de
l’analysant ?
Un faux débat voudrait en effet que l’héritage des survivants
Les mots absents soit moins traumatique selon qu’ils racontent ce qu’ils ont vécu,
Janine Altounian
ou que, par décence ou par panique devant la remémoration, ils
le taisent. Ces mots que leurs enfants n’ont pas entendus même
s’ils en ont, hors verbalisation, pressenti évidemment le réel,
sont en effet ceux du vécu parental dont l’horreur ne peut se
dire, ceux qui manquent dans les discours factuels, les compor-
Dans la postface de son livre L.T.I., Notes d’un philologue 1, tements opératoires soumis à l’urgence du survivre, ceux qui
Victor Klemperer raconte qu’il hésitait à le publier lorsqu’il se manquent pour signifier la tendresse et les plaisirs gratuits de la
souvint de l’explication d’une ouvrière sur son année passée en vie, ceux qui manquent pour penser sa propre condition dans un
prison tandis que, de son coté, son mari communiste avait été environnement où les événements qui l’ont déterminée n’y sont
détenu de nombreuses années. Elle lui donna la raison de son pas inscrits, les mots qui manquent pour se penser et se parler
emprisonnement dans un savoureux patois berlinois: « wejen aux autres.
Ausdrücken », c’est à dire : en raison « des façons de parler » qui
offensaient le régime. Alors, en raison « des façons de parler » Quand je dis « non inscrits », je pense bien sûr à l’histoire de
qui avaient pu emprisonner, pourchasser et assassiner, le philo- mes ascendants arméniens qui fait l’objet d’un déni étatique,
logue se décida à la publication de son ouvrage. Or les mots qui assorti de silences diplomatiques dictés par des intérêts éco-
ont manqué tout autant que ceux qui ont été censurés ou dévi- nomico-politiques, mais je ne suis pas sûre que, par exemple,
talisés par la démétaphorisation à l’œuvre dans les idéologies l’émission de télévision du 23 janvier 2008 sur les Sonderkom-
totalitaires sont à l’évidence des objets à sauver, des objets de mandos d’Auschwitz inscrive, au delà du petit écran, le scandale
recherche, de soins et d’amour. de notre propre vie dans une Europe qui a laissé faire ce qui tue
en nous tout usage de la parole :
En complément donc de cet aspect de la mise à mal de la langue
en temps de terreur 2, mon exposé cherchera avant tout à évo- Pourquoi, écrit Jean Hatzfeld, dans une Allemagne nappée de bombes
par les aviations alliées, qui réduisaient en charpie des zones indus-
quer non pas « les mots du génocide » proprement dits, mais trielles et des villes, pas un obus ne tomba sur l’une des lignes de chemin
l’absence ou l’indigence de paroles émanant d’une subjectivité de fer si visibles dans les plaines […] polonaises ou allemandes qui, de
chez les survivants à des meurtres de masse. Quel est l’impact toute l’Europe, menaient les trains de la déportation vers les six camps
de cette absence chez leurs enfants ? Comment peuvent-ils d’extermination ? Ou, pourquoi aucun des quatre-vingt-cinq convois qui
déportèrent les Juifs de France vers ces camps ne […] fut saboté par
contourner cet handicap s’ils veulent traduire leur héritage
38 janine altounian les mots absents 39

la Résistance française, qui par ailleurs fit dérailler ou immobiliser des de noir […]. L’impossible à transmettre que ces litanies de peur et de
dizaines de trains transportant munitions, vivres, troupes, et parfois pri- souffrances devant lesquelles nous n’avions pas le droit de nous révolter
sonniers politiques ? » 3 […]. Nous ne nous sentions pas étrangers mais plutôt d’étranges incon-
nus. Porteurs d’un secret intransmissible  5.
Quelles que soient les inscriptions culturelles et politiques
d’après coup, le survivant ressent et transmet un effondrement Chez le survivant, le hors lieu de l’épouvante traversée empêche
psychique qui atteste une triple rupture des liens affectant le la mise en place de la distance relationnelle nécessaire à l’alté-
langage: rupture temporelle dans la continuité de sa vie, rup- rité en jeu dans l’échange, et peut-être surtout dans l’échange
ture spatiale avec ce qui en fut le terreau, rupture du lien avec avec son enfant.
le monde des autres. Pour son héritier, l’autre s’est effondré
aussi bien dans l’Histoire du monde – il fut assassin ou specta- Mon père craignait les enfants, écrit Élie Wiesel, ils lui faisaient peur, ils
lui rappelaient sa peur d’autrefois. Moi aussi, je la lui rappelais  6.
teur impuissant – que dans les relations précoces de son histoire
infantile – il fut indisponible ou absent car psychiquement tué.
Ce qui signe chez lui le rapport traumatique à son univers affec- Ayant connu l’inanité de la socialité humaine, il évite souvent
tif et langagier c’est l’absence d’un autre le contenant et lui par- de s’adresser à lui. C’est de ce désespoir en tout échange que
lant, c’est l’expérience d’un autre mutique en son for intérieur et relève, me semble-t-il, son mutisme ou l’intrusion d’une proxi-
privé des mots de tendresse, car privé lui-même d’enfance. Ces mité envahissante ressentie par ses proches:
mots manquant s’accompagnent d’un savoir suffocant que n’ont
Pour ma mère, écrit Ruth Klüger, il n’y a pas eu un jour où elle ait su
pas ceux qui vivent dans la sécurité et ses vaines certitudes et avec certitude qu’aucun des deux, ni l’homme ni le gamin n’avait pas
qui tend à enfermer dans un repli ghettoïsant les parents survi- échappé au meurtre de masse […]. Sa tête doit être hantée par les
vants et leurs enfants, à les séparer du reste du monde demeuré images les plus atroces, […] ce peut être l’une des raisons pour les-
indifférent voire complice ou impuissant face au pouvoir exter- quelles, à peine après avoir passé un bref moment ensemble sa compa-
gnie me devient insupportable  7.
minateur. Je citerai ici deux familiers des mots: un écrivain, Aha-
ron Appelfeld, et un journaliste, Jean Kéhayan : Entre mère et fille, il n’y a plus ici de tiers : père et mari, frère et
fils, culture et environnement social sont anéantis et, avec eux,
À cause de cette terreur prolongée pendant tant d’années, chacun de nos toute triangulation où, grâce à une médiation, pourrait se nom-
sentiments, chacune de nos pensées passa par la fournaise raffinée de la
souffrance […]. Une telle souffrance ne fut pas le lot des enfants, bien
mer la perte, toute distance où pourrait se mettre en mots la
qu’ils l’aient absorbée aveuglément par toutes leurs cellules, comme honte et la douleur de la perte.
seuls les enfants peuvent absorber les choses. Dans cette confusion, il
n’y avait pas de place pour les mots et les questions. Ils apprirent donc Dans un des rêves collectés par Charlotte Beradt  8, une femme
très vite à ne pas demander. Les expressions silencieuses leur apprirent
rêve qu’elle se parle en langue étrangère afin de ne pas se com-
comment emprisonner la peur.4
prendre elle-même, de n’être comprise de personne, d’être ainsi
Nos parents, pénétrés par la mort, inspiraient naturellement le silence. assurée d’échapper à la censure et donc à la menace de mort.
Surtout pas de questions […] nos jours et nos nuits se teintaient toujours
On pourrait comparer le parasitage douloureux de la langue et
40 janine altounian les mots absents 41

de l’écoute entre des survivants ayant connu la terreur et leurs traumatique de base que cette sorte de bilinguisme cherche à
enfants à celui de cette « langue étrangère » interposée entre ce apprivoiser est, en somme, celle du bâillon qui empêchait de
rêveur, émetteur d’une langue incomprise de lui-même, et cet dire à la maison, aux premiers objets mutiques, l’écartèlement
auditeur sous protection qu’il voudrait en devenir. qui se vivait dehors, dans la langue de l’autre ignorant, rien de
ce dehors n’étant présentifié dans l’espace de l’intimité. Mais
* pour cet enfant qui cheminait ainsi d’un destinataire sourd à un
autre, le dehors ne pouvait pas davantage recevoir, représenter
Or le travail de l’écriture ou la langue qui s’élabore dans le les climats, les secrètes valeurs de la maison maintenue sous le
champ transférentiel de la cure analytique attaquent précisé- sceau d’un non-lieu.
ment cette paralysie du sens et tentent, pour en alléger quelque
peu la souffrance, de traduire en un certain langage ce qui ne Le traducteur qu’il devient pourra alors éventuellement, au
disposait pas de mots pour se dire. Il va de soi que, lors des cours d’une analyse ou dans l’après-coup libérateur de l’écri-
relations infantiles précoces, une mère survivante n’est pas en ture, tenter de dénouer, dissoudre une charge d’angoisse pétri-
mesure de transmettre à son enfant un savoir dialectisable en fiée autrefois au lieu de son ancienne impossibilité à dialoguer.
mots sur ce qu’elle a vécu et, encore moins, sur la vision du L’angoisse de jadis, perçue chez ses proches et absorbée en lui
monde qui lui en est restée. Alors que l’enfant s’approprie des fait ainsi irruption grâce aux mots de l’écriture, alors même
savoirs sans saveur pour s’adapter au temps de la survie paren- qu’au temps de l’enfance, l’absence de tout destinataire en
tale, les paroles maternelles ou plus largement familiales sont mesure de recueillir sa propre parole empêchait l’émergence en
chargées de l’angoisse de nombreux affects incapables d’accé- lui d’un quelconque lieu d’énonciation. 
der à une secondarisation langagière. Elles portent certes une
saveur, mais c’est celle d’une secrète mélancolie qui ne pro- « Si je perds un lieu d’énonciation, écrit Todorov, je ne peux plus parler,
je ne parle pas, donc je ne suis pas » 9.
fère à l’enfant aucun savoir transmissible en mots sur ce dont
il hérite. L’instance d’un ailleurs désirable parce qu’étranger à Encore moins, évidemment, si on n’a jamais pu occuper un tel
l’univers familier ayant été destituée sous l’emprise de la ter- lieu.
reur, les parents peuvent difficilement introduire leur enfant au
monde des autres et à celui de leurs mots. Devenu écrivain, il prête donc voix à l’aphasique qu’il fut. Son
écriture n’a pour visée que celle de traduire une expérience
Cette bipartition dans la perception de l’environnement entre archaïque en dévoilant violemment ce lieu d’énonciation du
un monde qui semble ignorer ce que l’autre sait sans pouvoir en sujet en souffrance, devenu traducteur  10 pour reprendre à son
parler, constitue ainsi, chez le descendant de survivants, un cli- compte des affects épars, demeurés si longtemps en quête
vage où l’expérience de deux espaces d’expression en mutuelle d’auteur. La langue que je ne parlait pas autrefois, faute d’exis-
exclusion réclame de lui une traduction pour que s’effectue par ter,  je la parle aujourd’hui, mais en traducteur d’un lieu où je
là-même une subjectivation de sa propre situation. L’expérience ne se trouve plus. Les stratifications du développement culturel
42 janine altounian les mots absents 43

sont venues enrober d’un langage autre les affects infantiles res- étrangers, disqualifiés par l’impunité des crimes vécus en l’ab-
tés sans nomination, si bien que c’est la double désinence du sence de tout autre, est comme une langue délirante. Je renvoie
je parle à la première personne d’aujourd’hui et du je ne parlait ici aux réflexions de Rachel Ertel sur la mise à mort du yiddish
pas à la troisième personne d’un autrefois imparfait qui se fait et à celles de Krikor Beledian sur la souffrance d’un écrivain
entendre en creusant simultanément les deux sillons du para- en proie à la destitution de sa langue, disparue faute de terri-
digme, en réduisant enfin le clivage entre le ressenti source et toire et d’assignataire. Tous deux évoquent de façon saisissante
les moyens d’expression cible du traducteur, en réconciliant la l’absence d’autre et donc d’espace de jeu métaphorique dans
voix toujours vivace de l’enfance et celle de l’analysant/écri- l’usage des langues aux locuteurs exterminés et aux cultures
vant, déterminé par son langage d’ici et de maintenant. anéanties :

Chassé naguère de sa langue maternelle, comme ses parents le La parole yiddish circulait ésotérique, hermétique, entre rescapés et sur-
vivants d’un univers aboli, pour se réverbérer dans le vide. […] Pour les
furent de leur espace de vie, un tel traducteur ne peut, par le rescapés, cette langue, seul vestige d’avant le déluge, n’est partageable
métissage inhérent à son discours, que transgresser les normes qu’avec leurs pareils, elle ne saurait être transmise. […] Si la langue
langagières de son destinataire, de même que son expérience semble faite pour ne pas être comprise ni même entendue, l’écriture en
personnelle lui a appris que comprendre l’autre, c’était d’une cette langue apparaît, à ceux qui en sont les héritiers potentiels, comme
le recours délibéré à une cryptographie ésotérique. L’accès en est barré
certaine façon s’expatrier. C’est la contrainte de cette dissocia-
pour toujours. Car derrière l’acte qui se veut acte d’initiation, de dévoi-
tion première que tentent inlassablement d’annuler les entre- lement, se cache l’acte de rétention et de voilement.13
lacs de ses deux discours concomitants en dénonçant, à partir Le texte [de Nartouni] […] « Nostalgie de la langue arménienne » se
du lieu unique de son travail de traduction, les ruptures et les constitue autour de la réflexion d’un collègue psychiatre d’origine
distorsions qui ont fracturé son histoire  11. Traduire une absence grecque qui dit au narrateur « tu oublieras ta langue ». Le narrateur
qui n’a pas parlé dans sa langue maternelle depuis longtemps fait un
de langue en une langue faisant advenir la langue absente à la
rêve où il parle dans sa langue avec un chat, ensuite il s’en va dans les
parole, amener à l’écriture un passé traumatique infantile ou champs pour poursuivre son monologue « afin que personne n’entende
transgénérationnel, impuissant jusqu’alors à recourir aux mots, mon délire et ne me prenne pour un fou ». […] Le narrateur restitue ici
constitue une opération où l’héritier est le seul à connaître la une expérience commune aux exilés: il porte en lui-même une langue
qu’il ne peut pas partager, avec laquelle il ne peut échanger. Toute ten-
non-coïncidence des valences entre une pensée survivant à la
tative de parler sa langue, dans la solitude de l’exil, fait de cette langue
mort psychique d’une partie de soi et celle restée indemne de l’expression d’un délire et d’une folie. Est-ce un hasard si le narrateur
cet éclatement. Si le trauma opère une «  détransitionnalisa- se présente ici comme étant dans un asile de fous? Sa langue devient
tion »  12 entre la réalité psychique et la réalité factuelle, on peut le signe de son enfermement et c’est pour cela que le collègue grec lui
avancer que la mutation opérée par la traduction de l’écriture suggère l’oubli.14

est une entreprise de transitionnalisation qui assure une cer-


taine transmission. Une telle pénurie en mots subjectivés/subjectivants, qui nous
instituent parlant pour avoir été parlés, crée alors parfois une
Il faut rappeler ici qu’une langue amputée de ses référents grande appétence aux mots, à ceux du plaisir littéraire mais
44 janine altounian les mots absents 45

aussi à ceux que l’analysant va s’employer à chercher dans la que grâce à une institution démocratique acceptant les voix
cure afin de comprendre ce que n’ont pu proférer ses ascen- discordantes.
dants en s’entendant prononcer des énoncés inédits, repris par
l’autre du transfert; cela, afin de pouvoir enfin les comprendre Ayant pris connaissance du Journal de déportation de mon père,
et les aimer sans empêchement. Cet investissement des mots,  j’eus d’abord recours en 1978, huit ans après sa mort, à sa tra-
qui, dans le champ transférentiel fait parler des traces muettes, duction pour laquelle je sollicitais Krikor Beledian, l’écrivain de
pousse le juif traqué Klemperer à décrire, sous peine de mort, langue arménienne précédemment cité. Intitulé « 10 août 1915,
les multiples modalités de la perte de confiance qu’il avait en mercredi, tout ce que j’ai enduré des années 1915 à 1919 »,
eux  15 alors que, chez les parents survivants, leur usage d’un par- ce manuscrit était rédigé – probablement en 1921, peu après
ler ressassant ou indigent montre que cette confiance et ce plai- l’arrivée de l’auteur en France – en langue turque transcrite en
sir ne sont qu’un luxe dont il leur a bien fallu se passer ! caractères arméniens  16. Il restituait des récits qui avaient peuplé
mon enfance et celle de tous les Arméniens de mon âge. Leur
En référence aux témoignages de Victor Klemperer et de Char- déplacement dans une langue que j’avais apprise à l’école obli-
lotte Beradt sur la terreur des États exterminateurs, on peut térait les signifiants d’origine, dont les sonorités me resteraient
ainsi déclarer que si les totalitarismes visent à la « désolation » à jamais inconnues, mais me donnait le moyen d’en affronter
de ceux qui y survivent, il incombe à leurs héritiers de percevoir le signifié  et de le publier d’abord aux Temps Modernes en
et de recueillir les quelques bribes, malgré tout psychisés, de février 1982   17, puis dans un recueil au titre cornélien : Ouvrez-
ces plages de désolation autistique, d’accueillir ces ascendants moi seulement les chemins d’Arménie   18 (je tenais sans doute à
en leur offrant leur propre altérité réceptrice de passeur et, ainsi envelopper le sous-titre, « Un génocide aux déserts de l’incons-
traduits, de les transmettre au monde. Sans quoi ils ne peuvent cient » dans les mots de ce plaisir salvateur à la littérature que
qu’effacer la trace de ce qui n’a pu se dire dans leur héritage m’avait fait connaître l’école).
alors que c’est bien ce non-parlé qui a été fondateur de leur En voici un extrait :
existence.
Quand nous sommes arrivés à Antarin, nous étions harcelés d’un côté
par la faim, de l’autre par les saletés. Les chiens déchiquetaient les
* morts, personne ne les enterrait. Tout alentour sentait mauvais […]. À
Haman, nous avons constaté que les gens mangeaient des sauterelles.
Puisqu’à cette appétence aux mots, née de leur carence dans Des mourants, des morts partout […]. Mon père était très malade […].
l’enfance, j’ai rattaché le plaisir littéraire et fait ainsi allusion Bientôt il n’y a plus eu de sauterelles, car tout le monde en avait mangé.
Et la déportation n’en finissait pas […]. Ma mère a dit : « Notre malade
à mon propre cas où ce plaisir fut exacerbé dans l’activité de
est très gravement atteint et partira la prochaine fois » […]. « Vous osez
traduction proprement linguistique, celle de la langue freu- parler ? » a dit un gendarme et il a frappé à la tête de mon père. Ma
dienne travaillant une pensée radicalement innovante, j’appor- mère suppliait […] qu’on la frappe, elle, et qu’on laisse mon père. Sur ce,
terai en conclusion l’illustration d’une  traduction  particulière le gendarme a frappé ma mère […]. Mais à quoi bon ? Que devient un
dont la publication, à tous les sens du terme, ne me fut possible homme gravement malade qu’on bat ? Six jours plus tard, le jour de la
46 janine altounian les mots absents 47

mort de mon père, ils ont de nouveau déporté […]. Ils frappaient notre en demeurait intraduisible, ce reste précieux qui vient récuser
mère. Nous deux frères, nous pleurions. Nous ne pouvions rien faire, une transférabilité totale, c’est ce qui garantissait une distance
car ils étaient comme une meute de chiens […]. Ma mère : « Nous par-
tirons quand nous aurons enterré le mort. » Ils répliquaient : « Non vous
nécessaire entre la langue mélancolisante d’un monde éteint et
ferez comme les autres. » Les autres […] abandonnaient les morts et la celle susceptible de générer d’autres mots pour une pensée nou-
nuit les chacals les dévoraient. J’ai vu que ça n’allait pas et qu’il fallait velle mais remémorante.
faire quelque chose. J’ai pris un flacon de 75 dirhem […], je l’ai rempli
d’huile de rose et je suis allé voir le chef des gendarmes de la déporta-
*
tion […]. Je lui ai donné le flacon qu’il a accepté. Nous sommes restés
encore un jour. Nous avons creusé une fosse et nous avons payé cinq
piastres au curé. Ainsi nous avons enterré mon père […]. Quinze jours Je terminerai en renouant ici avec l’introduction de cet exposé
après la déportation a recommencé […]. Ils brûlaient tout […]. Je me qui mettait en lien le politique et la transgression des mots car
suis caché là, car j’ai su que plus loin ils tuaient les gens […] ; on avait si, comme l’explique René Kaës : « le drame catastrophique reste
très faim et soif […]. On n’avait pas d’argent, c’est pourquoi on a com-
mencé à manger des herbes […], on a vu qu’on allait mourir. On faisait
[…] en défaut d’énoncé et d’abord de représentation, parce que
à peine deux pas et on tombait par terre. Ma mère a réfléchi : « Moi pour les lieux et les fonctions psychiques et transsubjectives où il
mourir, je mourrai, vous, il ne le faut pas ! » C’est ainsi qu’elle nous a pourrait se constituer et se signifier ont été abolis »22, c’est sous
donnés, nous deux, aux Arabes.19 l’effet d’une violence externe qu’apparut en moi un substitut de
ces « lieux et fonctions psychiques transsubjectives », en l’espèce
L’expulsion dans le champ public d’une histoire paternelle d’un acte dit terroriste dans le champ politique parisien : la prise
maintenue secrète me permit donc de la lire à distance, traduite d’otages au consulat de Turquie en septembre 1981. Cet acte, en
dans une langue non «  maternelle », mais acquise à «  l’école réalité de résistance, amorçait ce qu’on appela le « terrorisme
maternelle » « laïque » de la République, à l’école défunte à pré- publicitaire » en rompant pour la première fois un silence de
sent, de mes institutrices. C’est à leur sollicitude toute républi- près d’un demi siècle  23 sur le génocide arménien. Certes, sans
caine, nonobstant leur ignorance de mon histoire personnelle, l’effraction spectaculaire du silence de l’opinion publique sur ce
que je dois le privilège d’avoir pu apprendre à traduire un jour premier génocide du XXe siècle, c’est à dire sans le paravent
en mots, ce qui s’entendait d’inaudible dans ce manuscrit. En protecteur de ce scandale dans la vie publique du pays qui avait
éveillant ma curiosité pour les mots d’un autre univers que « accueilli » mon père, il m’aurait été impossible de surmonter la
celui, victimaire, de la maison, ces mères par déplacement, qui honte d’accomplir, en mon propre nom et en toute autonomie,
furent autrefois, comme je les ai nommées : « mères adoptives cette démarche de publication et je n’aurais rencontré aucun
des sinistrés » 20 préparèrent ma rencontre avec la littérature accueil éditorial à ce Journal. Pourtant, si le facteur proprement
de leur culture dominante mais aussi avec celle des écrivains journalistique qui permit la mise au monde de ce manuscrit
attestant d’autres Histoires d’effondrement  21, aux assassins et maintenu sous scellés n’intervint que dans un second temps,
aux complices différents. Je dirais par ailleurs que, dans cette il est capital de souligner que ce type de relais médiatique n’a
entreprise de traduction des mots manquants dans la survie des pu exister pour moi, déléguée du père, qu’au sein d’institutions
parents et dans l’enfance de ceux qu’ils mirent au monde, ce qui démocratiques ne refusant pas les rappels dérangeants du passé.
48 janine altounian les mots absents 49

Les Temps Modernes ayant déjà publié (de 1975 à 1978) trois bilinguisme, Paris, Denoël, 1985, p. 24.
de mes articles, je leur présentai également celui-ci. Il me fut 10
Voir chez Jules Laplanche la notion du « non-traduit enclavé » in Sexual,
rapporté qu’il avait été qualifié de « texte sauvage » par Simone La sexualité élargie au sens freudien, 2000-2006, Paris, Puf, 2007, p. 201
sq.
de Beauvoir et fait l’objet d’un certain doute de sa part. Néan-
11
Voir Janine Altounian, « Faute de parler ma langue. L’arménien qui me
moins, elle le publia. Elle incarnait dans ma vie d’écolière, puis
parle, que je ne parle pas »  in « Ouvrez-moi seulement les chemins d’Ar-
de femme, ces institutrices de l’École de Jules Ferry, « bien- ménie ». Un génocide aux déserts de l’inconscient (Préface de René Kaës),
veillantes quoique trop assurées » 24, plutôt tolérantes à l’égard Paris, Les Belles Lettres, 1990, 2003 (2° éd.), pp. 147-150.
de ce qui les dépassait. 12
Voir Claude Janin, Figures et destins du traumatisme, Paris, Puf, 1996.
13
Rachel Ertel, « Le Yiddish: La langue et la crypte », in Les Temps Modernes,
615-616, sept.-nov. 2001, pp. 82-83.
14
Krikor Beledian, Cinquante ans de littérature arménienne en France. Du
même à l’autre, Paris, CNRS Éditions, 2001, pp. 181-182. Nartouni est
l’un des écrivains de langue arménienne des années 30, exilés en France
Notes dont traite cet ouvrage.
15
Cf la formulation de Jean François Chiantaretto: « la confiance dans les
Victor Klemperer, L.T.I., Notizbuch eines Philologen, Leipzig, Reclam,
1
mots », in L’évolution psychiatrique, op. cit.
1975, p. 364, trad. Élisabeth Guillot: L.T.I., La langue du IIIe Reich, Paris, 16
Cf. la postface du traducteur Krikor Beledian, écrivain de langue armé-
Albin Michel, 1996. 
nienne et maître de Conférences à l’INALCO, qui en a également assuré
Voir de nombreux travaux de Georges Arthur Goldschmidt dont, par ex.:
2
les notes in « Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie », op cit.,
« Un témoin du crime absolu. Victor Klemperer au cœur du nazisme au p. 116.
quotidien » in Témoignage et Écriture de l’histoire, Décade de Cerisy 17
« Terrorisme d’un génocide », in Les Temps Modernes, fév. 1982, n° 427,
21-31 juillet 2001, sous la direction de Jean François Chiantaretto et
Janine Altounian, Vahram Altounian, Krikor Beledian.
Régine Robin, Paris, L’Harmattan, 2003.
18
Corneille, vers 1712-1713 de Nicomède : La reine D’Arménie Laodice à
La stratégie des Antilopes, Paris, Seuil, 2007, p. 147.
3
qui Attale offre le trône de Bithynie lui répond:
Aharon Appelfeld, L’héritage nu, trad. M. Gribinski, Paris, l’Olivier, 2006,
4
« Je ne veux point régner sur votre Bithynie:
p. 30.
Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie »
Jean Kéhayan, « L’Arménie “ sans retour possible ” », in La Revue Autre-
5

ment. Le Livre du retour, 1997, pp. 160 à 163.


19
Extrait de «  Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie  », op. cit.,
p. 93 à 100. On peut lire le commentaire de ce manuscrit – qui ne m’a été

6
Elie Wiesel, Le cinquième fils, Paris, Grasset, 1983, p. 22.
possible que 23 ans après sa première publication – dans L’intraduisible,
Ruth Klüger, Refus de témoigner. Une jeunesse, Paris, Viviane Hamy, trad.
7
Deuil, mémoire, transmission, Paris, Dunod, 2005, puis dans sa nouvelle
Jeanne Étoré, 1997, p. 104 à 105. version in Mémoires du Génocide arménien. Héritage traumatique et tra-
8
Charlotte Beradt, Das dritte Reich des Traums, Berlin, Suhrkamp vail analytique, Vahram et Janine Altounian, avec la contribution de K.
Taschenbuch, 1966, p. 41, trad. Pierre Saint-Germain: Rêver sous le Troi- Beledian, J.-F. Chiantaretto, M. Fraire, Y. Gampel, R. Kaës, R. Waintrater,
sième Reich, Paris, Payot et Rivages, 2002. PUF, 2009.
9
Tzvetan Todorov, « 
Bilinguisme, dialogisme et schizophrénie 
», in Du
20
« 
L’école de la République, jadis “ 
mère adoptive 
” pour les sinistrés,
50 janine altounian

l’est-elle encore? », in Les Temps Modernes, 615-616 / sept.- oct.-nov.


2001.
Par ex. 
21
: au-delà des témoignages d’Arméniens  : Michael Arlen, Mar-
tin Melkonian, Nigoghos Sarafian, ceux d’Andromaque chez Racine,
­d’Annie Ernaux, Eva Thomas, Semprun, Améry, Camus, Pachet, Handke,
Ruth Klüger, Aharon Appelfeld. (in « Ouvrez-moi seulement les chemins
d’Arménie », op. cit.; La Survivance. Traduire le trauma collectif, Préface
Quelques mots du génocide des Tutsi, au Rwanda
de Pierre Fédida, Postface de René Kaës, Paris, Dunod / Inconscient et Assumpta Mugiraneza
Culture, 2000, 2003); L’Intraduisible, op. cit. ; Dans le dehors du monde.
Exils d’écrivains et d’artistes au XXe siècle, Textes recueillis par Jean-
Pierre Morel, Wolfgang Asholt, Georges-Arthur Goldschmidt, Presses Sor-
bonne nouvelle, 2010.
L’étude d’une langue est inséparable de
René Kaës, « Ruptures catastrophiques et travail de la mémoire » in Vio-
22
la civilisation dont elle est l’expression.
lence d’État et psychanalyse, Paris, Dunod, 1989. p. 178. Karl Vossler
Sur cette question, on peut consulter entre autres : Yves Ternon, Les Armé-
23

niens, histoire d’un génocide, Paris, Seuil, 1996; Leslie A. Davis, La Pro-
vince de la mort. Archives américaines concernant le génocide des Armé-
niens (1915), Bruxelles, Complexe, 1994; «  Ailleurs, hier, autrement :
Connaissance et reconnaissance du génocide des Arméniens  », Revue
d’histoire de la Shoah, n° 177-178, 2003 (dossier coordonné par G. Ben-
soussan, C. Mouradian, Y. Ternon) ; Raymond Kévorkian, Le génocide des Lors d’un colloque intitulé «  Dire, Penser… Ecrire l’histoire
Arméniens, Paris, Odile Jacob, 2006. du génocide1 », un participant s’était insurgé contre le dire qui
Cf. « Faute de parler ma langue », op. cit.
24
venait avant le penser. L’auteur de cet article était l’organisa-
trice du colloque, elle avait répondu dans ces termes :

« Dire, avant tout parce que le travail historique ne pourra pas faire
l’économie du débat « tradition orale et histoire » qui dans le cas présent
revêt plusieurs aspects incontournables.

– Le rwandais est son l'univers discursif : aucune pratique cognitive,


aucune pratique artistique, aucune pratique rituelle, aucune pra-
tique politique… aucune vie rwandaise qui ne passe par la parole.
Toute l’identité rwandaise était structurée et présente bien avant
l’arrivée tardive (1894-96) de la colonisation, mais rien ou pas
grand-chose n’a été retenu du dire rwandais pour écrire l’histoire
de la nation rwandaise. Dans ce premier colloque sur l’écriture de
l’histoire du génocide, il s’agit de souligner le poids du verbe et de
tenter de le réintégrer dans le travail qui s’engage. Non comme un
élément à consulter le cas échéant, mais comme une donnée de base
52 assumpta mugiraneza quelques mots du génocide des tutsi 53

incontournable. Visiter l’univers cognitivo-discursif rwandais est un l’architecture du génocide allait se révéler bien moins exigeante
passage obligé pour qui tente d’étudier l’objet Rwanda. que ce qu'en laissaient présager certaines affirmations.
– Le génocide des Tutsi a été pensé depuis le début par un travail dis-
cursif ! Même les écrits génocidaires tiennent plus de l’oralité, et
Ainsi, un spécialiste de la Grande Guerre, au contact du
pour en cerner l’envergure, il faut passer par le dire pour tenter de Rwanda, va pouvoir écrire : « Tout, décidément, dans le génocide
le cerner. Le cheminement qui conduira le bras hutu à tenter d’effa- des Tutsi semble s’inscrire hors des schémas connus. Il serait
cer à jamais l’existence de son compatriote tutsi est une construction plus exact de dire : au-delà. Or, si l’on sait bien que toute confi-
qu’on ne peut appréhender qu’en acceptant de visiter minutieuse-
guration historique est évidemment singulière du point de vue
ment l’univers cognitivo-discursif des années cinquante à nos jours.
Cette tâche s’imposant aux Rwandais et aux non Rwandais. des sciences sociales, cet au-delà que représente le génocide de
1994 au Rwanda ne peut pas ne pas représenter pour elles un
Penser, parce que ce travail constitue un acte politique, dans le obstacle de taille : leurs outils sont étroitement dépendants des
sens plein du terme. Il s’agit de marquer un arrêt et de don- configurations précises qui ont permis leur élaboration et dont
ner sens à chaque acte posé. Il s’agit d’accepter d’affronter ils sont issus. »2
l’angoisse qui nous saisit à chaque fois que l’on se penche sur
l’abîme du génocide : Cet article tente de s’inscrire dans la même logique : essayer de
rendre accessible certains morceaux de l’univers cognitivo-dis-
– Penser pour dépasser nos pratiques habituelles, accepter la limite de cursif rwandais à ceux qui, le moment venu, pourront engager
nos connaissances scientifiques, théoriques, méthodologiques … nos
insuffisances face au génocide naturellement, et face à un cas inédit
plus loin le travail de l’histoire du génocide des Tutsi.
que constitue le génocide des Tutsi, particulièrement. (Creuset cultu-
rel, pratiques, proximité dans le temps et l’espace, etc.)
– Penser pour accepter que jusqu’ici au Rwanda, nous avons accordé si Rwanda, un univers entièrement soumis au Verbe
peu de place au rwandais qui est porteur de l’objet de notre étude…
Le Rwandais n’a pas de tradition d’écriture, ni de peinture, pas
Trouver le courage de poser un regard nouveau et patient sur un
monde que nous n’avons jusqu’ici voulu percevoir qu’à travers nos de tradition scripturale… Mais cela ne signifie pas pour autant
lunettes habituelles qui, bien qu’expérimentées, bien que bien- que le Rwandais, dans sa tradition, ne dispose pas de moyens
veillantes… bien qu’incontournables, ne perçoivent que ce qu’elles de représentation du monde dans lequel il évolue. Lorsqu’il
ont l’habitude de percevoir, même dans une situation inhabituelle. s’agit de transmettre l’histoire, de représenter la conception
Laisser plus de place au doute, au scepticisme.
du monde dans ses malheurs ou ses joies, dans ses espoirs et
– Penser enfin pour s’ancrer dans une recherche longue, complexe, qui
accorde toute sa place à une recherche de terrain… une recherche qui ses appréhensions, le Rwandais a recours au Verbe. Un verbe
mettra longtemps avant d’aboutir à ses premiers résultats. Le Rwanda particulièrement développé tant du point de vue de la struc-
nous échappait déjà ; avec ce génocide, il est devenu un sujet complè- ture que de la sémantique. Le kinyarwanda est la langue de tous
tement nouveau, quasi inaccessible… Mais nous ne pouvons capitu-
les Rwandais, du nord au sud, d’est en ouest. Cette langue qui
ler, nous allons ouvrir un chantier pour les cent ans qui viennent ! 
appartient au Rwanda, si on traduit littéralement, semble pré-
Cette mise au point quant à l’importance de se pencher avant sente sur ce territoire depuis aussi longtemps que l’histoire nous
tout sur l’univers langagier rwandais pour tenter de cerner permet de remonter.
54 assumpta mugiraneza quelques mots du génocide des tutsi 55

Dans cette langue, toutes les richesses du monde trouvent radio. La radio étant le média le plus suivi et le plus répandu au
leur dénomination, du ciel (ijuru) aux océans (inyanja) – que Rwanda.
les Rwandais ne voient jamais car il s’agit d’un pays enclavé C’est de cette manière que des usages nouveaux de mots ou
bien loin des océans –, du dieu-créateur (Imana) à la mort de mots déformés ont vu le jour et se sont diffusés très rapide-
(urupfu), sans oublier la richesse (ubukire, ubukungu) différant ment dans tout le Rwanda. De la ville à la campagne, de l’Uni-
de la prospérité (uburumbuke). Le kinyarwanda présente plu- versité au débit de boisson de la brousse, ces mots ont essaimé,
sieurs niveaux dans sa structure; entre le langage du quotidien introduisant une certaine rupture dans le rapport des Rwandais
et la poésie, il n’est pas aisé de passer de l’un a l’autre niveau. à leur langue.
Une langue soucieuse du détail, qui a pris le temps d’assigner
à chaque objet, à chaque espace de la vie, son nom propre qui
Des ruptures dans le contrat de communication6
le distingue de son voisin. Certains domaines de la vie rwan-
daise possèdent des notions qui leur sont propres, c’est le cas du On observe une certaine rupture dans l’univers cognitivo-discur-
« Trône », de ce qui tourne autour de la vache – qui se distingue sif, une rupture qui ne se limite pas au domaine du politique,
des autres types d’élevage – ou encore autour de la guerre, des elle est présente également dans les sphères privées, voire très
terres, des cultures. privées, de la vie rwandaise.
Nous allons le voir, toute intervention sur les « représen- C’est ainsi par exemple que va se répandre une nouvelle
tations sociales »3 des Rwandais passe obligatoirement par le façon d’aborder les relations amoureuses. Alors que ce n’est
verbe et agit directement sur l’univers langagier, ici plus que pas le genre de choses qu’on balance facilement dans l’espace
partout ailleurs4. La caricature et la presse, qui vont accompa- public, une nouvelle formule interrogative fait irruption et court
gner la propagande pré-génocidaire au Rwanda, seront plus les rues « Icyana, ni nde ukurya ? » disait-on à tort et à travers,
dans l’oralité que dans le dessin ou dans l’écrit. pour te demander avec qui tu es en relation amoureuse. D’ordi-
Cet aspect oral pose un double défi au travail de l’historien naire, une telle question, même bien formulée, ne se pose pas
qui veut se pencher sur le génocide des Tutsi au Rwanda. En avec légèreté et en public. Mais au-delà de cette intrusion, il y a
effet, la question se pose non seulement en terme de manque aussi la formulation qui n’a rien d’ordinaire.
de documents écrits (peu nombreux et en kinyarwanda pour En effet, dans le kinyarwanda normal, Icyana est une for-
la grande majorité) mais aussi de style : ces documents étant le mulation péjorative, voire insultante, de umwana (l’enfant, le
plus souvent comme des retranscriptions de l’oral. Par exemple, jeune) ; on ne l’emploie que lorsqu’on veut désigner un enfant
lorsqu’on peut accéder aux journaux de la période d’avant au mauvais comportement, mal poli, sale ou trop gros : un sale
génocide (Kangura, Umurava magazine, La Médaille Nyira- gosse. Ni nde signifie « c’est qui », alors que ukurya (te mange ?),
macibiri, etc.)5, on constate qu'il s'agit de discours oraux, un vient semer la confusion.
peu comme si on était à la radio ou en meeting, qui auraient Si on essaie d’analyser, kurya signifie « manger », « consom-
été retranscrits. Dans le cas d’un journal comme Kangura, mer des aliments »7 ou de façon secondaire, « prendre le jeu, la
on retrouve son contenu repris et commenté à volonté par la carte de son adversaire ». Si on traduit directement, « Icyana,
56 assumpta mugiraneza quelques mots du génocide des tutsi 57

ni nde ukurya ? » cela pourrait signifier quelque chose comme Sexe et manger vont se retrouver dans la propagande géno-
« sale gosse, qui donc te mange ou te consomme ? » Cela n’a cidaire, tant dans la caricature que dans les écrits. Par inversion
aucun sens dans le kinyarwanda ordinaire ! Mais cette formu- des rôles, les futures victimes se voient accusées de commettre
lation courait les rues et les quartiers de Kigali au début des des crimes dont elles seront victimes quelques mois plus tard.
années 90 et a disparu sans laisser de grands souvenirs8. Ainsi, les médias du génocide vont évoquer des scènes où les
Serait-ce aller trop vite en besogne d’imaginer un lien entre Tutsi du FPR coupent les organes génitaux des Hutu et les font
cette façon d’aborder les rapports amoureux (en terme de manger à leurs femmes. Aujourd’hui, les enquêtes et les témoi-
consommation, de sale gosse…) et les discours de propagande gnages révèlent ces pratiques extrêmes durant le génocide. Au-
qui revêtent un caractère pornographique d’une violence rare. delà des viols et des mutilations sexuelles infligées aux femmes,
Dans les médias, les écrits et les caricature vont rivaliser d'ar- on sait que l’émasculation, avant ou après la mise à mort, a
deur pour introduire dans l’espace public rwandais un certain été fréquente, souvent devant des épouses forcées d'y assister,
nombre de phantasmes et de violences sexuels. La femme tutsi, lorsqu’elles n’étaient pas invitées à le faire elles-mêmes…
dans sa généralité, est systématiquement désignée comme une Au-delà de l’intrusion dans une sphère très privée, com-
ikizungerezi (celle qui donne le tournis, celle aux charmes ment imaginer ce que traduit cette entorse à toutes les règles
ensorceleurs) qui ne travaille qu’à la solde de ses frères tutsi. de la grammaire et de la sémantique ? « Bel enfant, qui donc fait
Objet de phantasmes sexuels les plus fous, elle sera indiquée battre ton cœur » devenant « Sale gosse, qui donc te consomme,
à la fureur de « ceux qui doivent la purger de son arrogance »9. te mange ? » ! Le travail des historiens, des anthropologues, des
Mais l’insulte à caractère sexuel a gagné l’espace public et se psychologues, des linguistes, etc, aura à s’arrêter sur le rapport
retrouve employée comme argument politique. L’ancienne pre- entre le « dire » et le « faire » dans le cas précis du Rwanda.
mier ministre Agathe Uwilingiyimana, Hutu modérée tuée aux
premières heures du génocide, se vera, elle aussi, assimilée à
Des mots aux maux qui ne disent pas leur nom
une femme-objet support de délires sexuels. On fait courir sur
elle des rumeurs de viols, on insiste pour préciser qu’elle aurait Dans les discours pour qualifier l’ennemi (intérieur et exté-
aimé ces viols et qu’elle les aurait recherchés… On la dessine rieur), on va modifier les mots ordinaires qui, par le jeu de
souvent nue, dans un lit avec d’autres hommes que son mari, petites déformations à leur début ou à leur fin, revêtent un sens
etc. nouveau. C’est le cas d’un mot simple comme kubohora : délier,
Cette dérive sera aussi employée pour mobiliser la détacher, libérer… un animal domestique ou un prisonnier. Par
« conscience hutu » en prêtant des crimes sexuels aux adver- extension politique, on va parler de kubohora un peuple ou un
saires (Front patriotique rwandais (FPR), en particulier) : viols, pays. Dans les discours du FPR, la guerre qu’il mène est une
empalement des femmes, extractions de fœtus avant terme, guerre de libération du Rwanda (Kubohora u Rwanda) et éga-
mutilations sexuelles des femmes hutu, mais aussi émasculation lement un moyen de se libérer (kwibohora) de l’exil imposé et
des hommes hutu. Et la relation de ces crimes n'omet pas leur du déni de droits de citoyen. La campagne du FPR qui annonce
aspect anthropophagique. « Kwibohora biraharanirwa, ntibitangwa  » (la liberté se
58 assumpta mugiraneza quelques mots du génocide des tutsi 59

décroche par la lutte, ce n’est pas un don qu’on vous concède), mfura mbi : lui faire subir l’irréparable) ne se prononcent nul-
va rencontrer beaucoup de succès dans la population rwandaise lement durant cette période de viols massifs. Ce kubohoza des
qui se cherche dans le tourbillon politique d’avant génocide. femmes Tutsi se pratique au même titre que le kubohoza des
Mais ce succès va être détourné et retourné contre le FPR et maisons, des meubles et des autres biens des Tutsi qu’on mas-
ses sympathisants réels ou supposés, c’est-à-dire tous les Tutsi et sacre. De même, le mot rwandais pour qualifier ces pillages sera
ceux qui ne sont pas dans la mouvance hutu-power. La RTLM souvent occulté au profit des euphémismes. On est fondé de
(Radio-Télévision Libre des Mille collines) et les autres médias s’interroger quant aux mécanismes psychiques en jeu dans l’en-
extrémistes vont jouer de ce nouveau concept en deux temps. chaînement : arranger, récupérer, partager, etc. Est ce une façon
En premier, ils vont dénier au FPR sa prétention à libérer d’occulter le mot et de ne pas nommer l’acte qu’on accomplit ?
(kubohora) le Rwanda et la population. C’est aux véritables Quel niveau de travail de deshumanisation permet un tel déni ?
Rwandais, le peuple majoritaire, de libérer les postes indûment Toutes ces questions qui attendent une réponse demandent à
occupés par les complices naturels des Inyenzi-Inkotanyi, c’est- être mieux formulée et avec plus de rigueur.
à-dire les Tutsi. Des groupes de jeunes extrémistes (les partis ont
des milices appelées « la jeunesse du parti ») s’en prennent aux
Des mots forgés puis automatisés
commerces des Tutsi pour les libérer (kubohora) car ils consi-
dèrent que ces commerçants tutsi n’ont pas le droit de com- Avec la propagande qui voit le jour au lendemain de l’attaque
mercer dans un pays qui a déjà trop longtemps supporté leur du FPR11, on va assister à la naissance de mots couplés systéma-
présence. tiquement, parfois en trio. C’est le cas par exemple de Inyenzi-
Le jeu de kubohora s’était conjugué aussi entre les différents Inkotanyi : cafard-Inkotanyi12 ou Inyenzi-Inkotanyi-Inyan-
partis politiques, tel parti va mener une sorte de razzia sur le garwanda : cafard-Inkotanyi-ennemi-naturel-du-Rwanda, qui
terrain de l’autre et arracher quelques sympathisants sous la sont des formulations que l’on entend à longueur de journée,
dénomination de kubohoza les sympathisants indûment déte- dans les médias, dans la rue, dans les discussions… Cela per-
nus par les adversaires10. En général, ces opérations de kubo- met une économie cognitive immédiate en stigmatisant le lien,
hoza (libérer malgré) se font avec leur fond de violence et de annoncé indissoluble entre les Inyenzi (cafards) et les Inkotanyi
violation de domicile, de bureau, etc. Un autre mot accompagne (combattant du FPR). Ce lien n’est pas seulement historicisé,
souvent ces actions : c’est gukanda qui veut dire « presser pour mais il se veut obligatoirement naturel, un lien d’équivalence
expulser hors du corps », « purger ». qui permet de tout dire en deux mots.
Pendant le génocide, ce mot de kubohoza va signifier le viol Inyenzi était le nom donné naguère aux tentatives de retour
des femmes tutsi, particulièrement répandu durant les trois armé, menées par de petits groupes de Tutsi en exil dans les
mois du génocide. On pratique le kubohoza sur ces femmes années 60. Ce mot aurait été une abréviation malheureuse, fai-
tutsi avant de les tuer, mais les mots rwandais qui signifient sant le bonheur des discours de la haine anti-tutsi qui en rédui-
viol (gufata ku ngufu : prendre de force, gusambanya ku ngufu : sirent la signification au règne de l'entomologie : le cafard ou
imposer, contraindre aux rapports sexuels, kumukorera ibya le cancrelat. On stigmatise le comportement du cafard, insecte
60 assumpta mugiraneza quelques mots du génocide des tutsi 61

de nuit, qui vit dans les détritus et profite de l’obscurité pour évidemment, et lorsque ce mot revient dans le discours social
essaimer. Insecte nuisible, sale, repoussant… Depuis les années c’est souvent pour évoquer cette dernière fonction, de prendre
soixante, le mot a parfois servi à designer le Tutsi, quel qu’il soit, quelque chose sans payer, mais rarement pour signifier le viol
mais pas de façon générale, ni fréquente ni publique. Tout cela pendant le génocide. Pour retrouver cet aspect terrible du mot
va changer dans la propagande génocidaire. Inyenzi visera de kubohoza, il faut prêter l’oreille à un témoignage fiable ou aller
façon indistincte le combattant du FPR, le sympathisant du FPR, dans les archives gacaca.
mais aussi tous les Tutsi qui sont considérés comme des alliés
naturels du FPR (les complices ou Ibyitso). Même les enfants Dans la presse écrite au Rwanda, à la radio parfois, mais surtout
seront de petits inyenzi : de petits cafards. dans la langue du quotidien, dans les chansons… on sursaute en
Mais comme le mot cafard ne semble pas suffire, on va le entendant un mot, une formule, avant de réaliser que cela est
coupler à Inkotanyi et ce couple Inyenzi-Inkotanyi va couvrir passé inaperçu pour la majorité. Le travail sur la langue n’a pas
toute la campagne de haine avant, pendant et dans les années encore été opéré ni à destination des usagers rwandais, ni à des-
qui ont suivi le génocide. Comme si Inyenzi-Inkotanyi ne suffi- tination des non rwandophones. Le chantier reste immense, tant
sait pas, on va y coller un autre trait nominalisé pour l’occasion, sur le fond que sur la forme. La conclusion vient sous forme de
Inyangarwanda : ceux qui haïssent le Rwanda par nature. On citation d’un spécialiste du langage qui souligne à merveille la
pouvait entendre à longueur de journée la RTLM fustiger les complexité du travail à fournir.
Inyenzi-Inkotanyi-Inyangarwanda. On se souvient d’un mémo-
Le langage est bien plus qu’un instrument ou que le simple revêtement
rable article du journal extrémiste Kangura, intitulé « Un cafard d’une pensée ou d’une réalité préexistantes. Il modifie la réalité et
ne peut donner naissance à un papillon » pour rappeler que peut faire exister quelque chose de nouveau. Or, l’une des réalités qu’il
Inyenzi et Inkotanyi c’est bien la même chose par les lois de la contribue à modifier n’est autre que celui-là même qui le parle. Le lan-
génétique ! gage est certes issu de l’homme, mais il influe sur lui et tend à le trans-
former. Rien n’est inessentiel dans la façon de parler et il serait erroné
de considérer que l’on ne devrait s’attacher qu’aux réalités désignées,
pour n’accorder qu’une signification secondaire à la forme langagière.
En attendant plus…
Car cette forme n’est pas innocente, à la fois parce qu’elle est, comme
Nous le savons, malheureusement, les mots du répertoire géno- on dit « révélatrice », trahissant bien souvent certains desseins qu’on
ne soupçonnait pas, mais aussi parce qu’elle peut être « constitutive »
cidaire n’ont pas disparu comme par enchantement au lende-
contribuant à faire advenir certaines réalités, en l’occurrence certaines
main de la défaite du régime impliqué. En retrouvant leur usage attitudes humaines et inhumaines.13
d’avant, ils se sont banalisés ou ont trouvé une autre significa-
tion. Pire, cette façon de parler a comme contaminé le parler
post-génocide : même les victimes n’y échappent pas. Le mot
kubohoza par exemple s’est vite réduit à l’occupation des
maisons laissées vacantes au lendemain du génocide, des mai-
sons qu’on occupait sans en payer le loyer. Il y a eu des abus
62 assumpta mugiraneza quelques mots du génocide des tutsi 63

d'injonctions, comme en témoignent les victimes.


Le parti social démocrate (PSD) avait sa branche jeunesse, appelé les
10

Abakombozi, ceux qui devaient kubohoza les membres indûment


« détenus » par les autres partis politiques. Leur chant de rassemblement
était bâti autour de leur faculté à kubohoza ceux qui sont abusivement
membres des autres partis.
Notes
11
Le Front patriotique rwandais (FPR) – Inkotanyi en kinyarwanda – est
Le colloque « Dire, Penser… Ecrire l’Histoire du génocide » s’est tenu à
1

composé principalement de jeunes Tutsi nés ou ayant grandis en exil. Il


Kigali, du 4 au 6 avril 2008 et rassemblait des chercheurs rwandais, afri-
sera rejoint par des jeunes Tutsi venus du Rwanda et des Hutu déçus du
cains et occidentaux, sous l’autorité du ministère de la culture et de l’asso-
régime Habyarimana. Le premier noyau a franchi la frontière ougando-
ciation Ibuka.
rwandaise au matin du 1er octobre 1990.
Stéphane Audoin-Rouzeau « Violences extrêmes du XXe siècle à l’aune de
2
12
Inkotanyi est un nom typiquement rwandais qui fait référence à l’intrépi-
l'histoire et de l'anthropologie », in Revue d’histoire de la Shoah, jan.-
dité, au courage et à l’endurance au combat. C’était le nom de guerre que
juin 2009, p. 138. Rwanda. Quinze ans après, penser et écrire l’histoire du
s’étaient choisi les combattants du Front patriotique rwandais (FPR).
génocide des Tutsi. Mais aussi a Diane Afoumado et Boubacar Boris Diop,
dans le même numéro. 13
Jacques Dewitt, Le pouvoir de la langue et la liberté de l’esprit, Paris,
Michalon, 2007, p. 115.
Entendues dans le sens de la théorie de Serge Moscovici et des études
3

menées par ses disciples.


Par comparaison avec le régime nazi, nous savons le rôle central que le
4

cinéma et la presse écrite ont joué dans la propagande. Nous renvoyons


à l’ouvrage Une histoire mondiale des cinémas de propagande et le DVD
qui l’accompagne, Paris, Nouveau Monde, 2008.
Nous conseillons de découvrir ou redécouvrir Rwanda. Les médias du
5

génocide, sous la direction de J.-P. Chrétien, Paris, Karthala, 2002, (1995).


Cf. la notion de « contrat de communication » dans l’œuvre de Rodolphe
6

Ghiglione.…
Manger est également un acte de la sphère privée, cela se passe en toute
7

discrétion dans une partie peu exposée de la maison, sauf pour les enfants.
On en parle peu, tant de l’acte de manger que de la nourriture elle-même.
L’auteur a interrogé des personnes vivant au Rwanda aujourd’hui, ceux
8

qui ne vivaient pas au Rwanda ne comprennent pas le sens de cette for-


mule. Parmi ceux qui vivaient au Rwanda, ceux qui avaient moins de dix
ans ne s'en souviennent pas, alors que les plus âgés s’en souviennent tout
en continuant à s’interroger « où étaient-ils allés chercher une telle niaise-
rie ? Que voulaient-ils dire au juste ? » Certains avouent leur dégoût quant
à « cette façon dont ils s’étaient mis à parler ».
En kinyarwanda, on disait, pendant le génocide, tubamaremo aga-
9

suzuguro ; beaucoup de cas de viol seront accompagnés de ce genre


la posture du témoin 65

Le paradoxe de l’expression

Pour ce faire, je propose un détour par la philosophie de l'ex-


pression de Maurice Merleau-Ponty. Dans son entreprise philo-
sophique, Merleau-Ponty a été confronté depuis le début et de
La posture du témoin manière toujours plus aiguë à ce qu’il appelait le « paradoxe de
Stefan Kristensen l’expression ». Son point de départ est donné par une phrase
célèbre de Husserl qu’on trouve dans les Méditations carté-
siennes (§ 16) et qui dit que la tâche de la pensée est d’amener
l’expérience pure et pour ainsi dire encore muette à l’expression
de son propre sens. Comme il l’écrit au début du Visible et l’invi-
Argument
sible, « ce sont les choses mêmes, du fond de leur silence, que la
Dans la littérature sur le témoignage, qu’elle soit du domaine philosophie veut conduire à l’expression »1. Cela implique que
de la psychanalyse, de la critique littéraire ou de la philosophie, si l’expression doit être en prise avec l’expérience non linguis-
il n’est pas beaucoup question du corps du témoin. Or, lorsque tique, l’expérience ne peut pas être totalement muette, sinon
Giorgio Agamben développe sa philosophie du témoignage à l’expression lui serait complètement étrangère et ce ne serait pas
partir de la figure du « musulman », ce qui est central est une l’expérience elle-même qui s’exprimerait. En revanche, si l’expé-
certaine situation du corps du déporté, à la fois physiologique rience était elle-même éloquente, l’énonciation ne viendrait que
(proche de l’inanition) et existentielle (manifestant des états redoubler une expression qui s’est déjà produite au niveau de
surprenants tels que la honte). Si par ailleurs, on conçoit le lan- l’expérience elle-même. Le paradoxe est que l’expression, pour
gage comme une sorte de geste corporel, on a plus de chances être fidèle, doit être créatrice.
de comprendre pourquoi le témoignage est impossible après un Il qualifie à plusieurs reprises l’acte d’expression de “mer-
génocide (celui des Arméniens, celui des Juifs et celui des Tutsis veille”, “prodige”, “énigme”, ce qui signifie, comme le sou-
du Rwanda): non pas pour des raisons morales ou parce que ligne Bernhard Waldenfels, que « le paradoxe ressortit à la chose
l’abjection serait inexprimable, mais parce que ce dont il s’agit même »2. Il s’agit par conséquent d’en décrire la structure plutôt
de témoigner est une situation d’effondrement de la structure que de chercher à tout prix à le résoudre ou à le réduire. Le mou-
vitale du corps et donc d’une parole totalement dépourvue de vement paradoxal de l’expression est décrit chez Merleau-Ponty
puissance et radicalement inaudible. Je me propose ici de cla- selon différents aspects: en premier lieu, toute expression est de
rifier ces enjeux non seulement d’un point de vue formel, en l’ordre de l’écart; elle est latérale et n’exprime pas directement,
revenant sur ce qui caractérise la structure paradoxale de toute sinon elle se confondrait avec le perçu. Deuxièmement, en tant
prise de parole, mais aussi du point de vue de l’expérience en qu’elle est aux prises avec un système signifiant différent du lan-
discutant la philosophie du témoignage catastrophique dévelop- gage, elle est de l’ordre de la traduction ou du déchiffrement.
pée par Agamben et, à sa suite, par Marc Nichanian. Cela implique évidemment l’idée que la traduction est créatrice
66 stéfan kristensen la posture du témoin 67

Les deux sens du témoignage


et ne se borne pas à la conversion d’un texte déjà formulé. En La singulière structure de l’expression fait qu’elle ne saurait
troisième lieu, s’agissant de son rapport au temps, l’expression se trouver dans un rapport probatoire avec ce qu’elle exprime.
fait apparaître l’exprimé comme préexistant, alors que le contenu Si l’expression en première personne, celle du témoin, prou-
perceptif est en quelque sorte créé par l’expression, puisqu’il vait / documentait / archivait ce qu’elle exprime, elle n’aurait
n’existait pas sous sa forme exprimée avant d'être effectivement pas besoin de l’exprimer puisque ce serait déjà disponible. Le
exprimé. En ce sens, l’expression est nécessairement un renvoi à témoignage, comme expression authentique, dit ce qu’il dit pour
un passé qui n’a jamais été présent. Enfin, le quatrième aspect du la première fois. Son autorité ne vient pas d’une autre instance
paradoxe de l’expression est qu’elle est nécessairement en défaut qui légitimerait son contenu, mais de sa structure même. Il peut
par rapport à l’exprimé, qu’elle possède toujours un certain degré seulement être entendu et cru, selon sa présentation. Le témoi-
d’indétermination, qu’elle n’épuise pas le sens de ce qu’elle gnage repose essentiellement sur le vécu d’un sujet qui rapporte
exprime. Comme il l’écrit dans une note de travail du Visible ce qu’il a vécu. Il ne peut être qu’à la première personne. En
et l’invisible d’octobre 1959, « toute philosophie est langage et ce sens, il impose une foi expressive dont la vertu probatoire
consiste cependant à retrouver le silence »3. est dérivée, par exemple, en recoupant et en confrontant deux
Toute expression est donc paradoxale, et a lieu en dépit d’une témoignages pour examiner leur cohérence. Ici encore, c’est
impossibilité de principe. C’est dans ce cadre que j’aimerais pla- Merleau-Ponty qui guide mon argument: en effet, le corol-
cer ma discussion sur l’indicible ou le dicible. Ce que j’aimerais laire du paradoxe de l’expression est une forme de foi qui fait
montrer, c’est que le témoin de la Catastrophe, celui qui est ins- qu’on est obligé de partir de la certitude primitive de la véra-
tallé dans la survivance, vit par excellence le paradoxe de l’ex- cité de l’expression, et commencer à en douter seulement dans
pression, qu’il en vit une version radicalisée. Le témoin dit ce un deuxième temps. C’est cela que veut dire Merleau-Ponty
que personne ne peut entendre. Il est confronté à la question de lorsqu’il écrit que « si l’on veut parler de fausseté, il faut bien
l’expression d’une expérience qui, structurellement, consiste à que nous ayons des expériences de la vérité »4 ; ces expériences
la suppression de toute possibilité de faire une expérience. Son ne peuvent faire l’objet d’une preuve, elles s’imposent d’elles-
témoignage est donc autant une description de choses vécues mêmes: « La certitude, tout irrésistible qu’elle soit, reste abso-
qu’un geste performatif dont l'enjeu est de revivre, i.e. laisser se lument obscure; nous pouvons la vivre, nous ne pouvons ni la
structurer à nouveau un rapport à soi. En résumé, le paradoxe penser, ni la formuler, ni l’ériger en thèse »5.
de l’expression, appliqué à la question du témoignage, permet Dans une tradition de pensée différente, à la suite de Jean-
de poser trois questions: 1. pour qui le témoin témoigne-t-il? François Lyotard, Marc Nichanian distingue deux sens du
2. Quel est le statut épistémologique du témoignage (qu’est-ce témoignage: le témoignage selon le fait et selon le signe6. Le
qu’il donne à connaître)? 3. En quoi l’acte de témoigner est-il lié témoignage selon le fait est un document et il « est toujours ins-
à l’avènement d’une subjectivité? trumentalisé, il sert à quelque chose d’autre que lui-même »7.
Son existence est mise au service d’une démonstration et c’est
pourquoi il est archivé, pour se voir conférer l’autorité dont il
68 stéfan kristensen la posture du témoin 69

a besoin. Le témoignage selon le signe sous-tend l’usage docu- champ des objets possibles d’une historiographie.
mentaire et participe à rendre visibles les faits que le document,
ou l’archive, est censé prouver. Il faut comprendre que l’archive
en réalité suppose déjà établi le fait qu’elle a pour fonction de Expression et subjectivité
prouver. Et c’est précisément le témoignage comme signe ou Cette entreprise – donner sens à la dimension monumentale du
comme monument qui rend possible son usage documentaire, témoignage – a été entamée par Giorgio Agamben dans son Ce
dans la mesure où il prend en compte le silence imposé aux sur- qui reste d’Auschwitz. Nichanian lui rend hommage et le cri-
vivants par l’événement, par sa nature d’événement qui efface tique pourtant sur un point central, celui de la possibilité, pos-
toutes ses traces. Le silence est un appel à dire quelque chose, et tulée par Agamben, que le témoignage puisse malgré tout ser-
non pas le fait qu’il n’y ait rien à dire8. vir de preuve ultime et irréfutable de la Catastrophe dans sa
Ce que Nichanian dénonce à juste titre, c’est la perversion dimension monumentale même.
originelle du témoignage du génocide, lorsqu’il tombe dans le Le témoignage, comme autorité sui generis, est intimement
piège que lui tend le bourreau qui le met au défi de prouver paradoxal. Ce paradoxe est radicalisé dans le cas de l’expé-
ce qui lui est arrivé. Le témoignage dans ces conditions tend à rience catastrophique parce que l’événement lui-même consiste
se muer en invocation pathétique de l’Autre, du bourreau, de précisément en la suppression de toute possibilité de parole,
l’Occidental, en disant « regarde comme j’ai été détruit! » C’est de toute possibilité de devenir (et de rester) un sujet. Agamben
ce qui est arrivé aux Arméniens, après la première guerre mon- assimile la subjectivité et la possibilité du témoignage, dans la
diale, à quelques exceptions près9, c’est ce qui peut très facile- mesure où la prise de la parole est la condition d’émergence
ment arriver aujourd’hui aux survivants des camps d’extermina- de la conscience, et par conséquent, la prise en charge par le
tion nazis qui répondent à la panique du « devoir de mémoire » témoin de l’expérience catastrophique elle-même, i.e. sa prise
et de la culpabilisation permanente de nos sociétés. en charge de la désubjectivation totale, cette posture impossible
La question qu’il pose dans La perversion historiographique du témoin signifiant en même temps sa possibilité de (re)deve-
est de savoir à quelles conditions un témoignage est (et reste) nir sujet. Comme le dit Agamben, le témoignage est « l’avoir-lieu
monumental, en particulier s’agissant de l’expérience géno- d’une langue comme avènement d’une subjectivité »11.
cidaire. C’est ce qu’il entend par « sauver le témoignage de Le débat engagé par Nichanian se cristallise autour de cette
l’archive »10. Ce que j'appelle la dimension monumentale du question. Plus précisément, c’est l’interprétation du phénomène
témoignage implique qu’il soit produit et qu’il existe de manière de la honte comme manifestation d’une forme de subjectivité
absolue, qu’il ne dépende de rien d’autre que de lui-même pour purement corporelle qui pose problème. C’est sur cette question
exister, agir, être écouté. Son autorité ne doit provenir que de d’une subjectivité ultimement corporelle, d’un noyau de la vie
lui-même et le témoin ne doit attendre aucune légitimation de humaine comme racine de la subjectivité, que je vais concen-
la part d’une autre autorité. Sa fonction dans ce cas est plus trer mes efforts, et sur la question de savoir si la subjectivité est
fondamentale que celle de la preuve; elle consiste essentielle- nécessairement liée au régime de la preuve, i.e. au régime cogni-
ment à établir le fait, à l’inscrire dans l’ordre des choses, dans le tif et logico-linguistique. C’est donc la posture corporelle du
70 stéfan kristensen la posture du témoin 71

implique que la subjectivité ne peut être comprise que comme


témoin qui est en question, sa vie charnelle nue comme fonde- conscience, i.e. pleine possession de ses significations. Pourtant
ment de la subjectivité, autrement dit, le vécu subjectif de l’ex- la notion de sujet chez Agamben est processuelle, le témoin
termination collective en tant qu’il se manifeste corporellement. devient sujet à mesure qu’il témoigne. Son discours n’est pas
Cette manifestation corporelle de l’expérience de l’exter- le signe d’une subjectivité réprimée qui se redéployerait, mais
mination est mise en évidence par Agamben, qui, commentant d’une reprise à neuf du processus de subjectivation à partir du
un passage de Primo Levi, l'identifie à la honte. Agamben attri- non-lieu absolu de la vie nue. Or il n’y a de processus de subjec-
bue une place fondamentale au phénomène de la honte sur le tivation qu’à partir du fond abyssal de la vie nue et, corrélative-
corps des déportés en le détachant entièrement de la question ment, la vie nue (i.e. le corps informe) du déporté possède une
de la culpabilité. La honte n’est pas une émotion, mais un état puissance d’organisation qui rend ce processus possible toujours
du corps en tant qu’assujetti au pouvoir de vie et de mort de à nouveau.
l’autre, la manifestation de la vie du sujet totalement mise à nu Agamben discute l’écriture / expression comme expérience
et livrée à un assujettissement total et donc en même temps sa de désubjectivation. En écrivant, on se déprend de soi-même15.
pure possibilité de subjectivation mise à nu. « Dans la honte, le La honte, c’est de vivre l’expression comme une preuve exclu-
sujet a pour seul contenu sa propre désubjectivation […]. Ce sive de son existence comme sujet, comme s’il fallait prouver
double mouvement – de subjectivation et désubjectivation en qu’on a existé. Le discours de la preuve est celui qui porte sur
même temps – telle est la honte »12. le sens explicite du discours; or le sens du témoignage est essen-
La remarque de Nichanian se réfère à ce point, lorsqu’il écrit: tiellement transcendant par rapport au contenu littéral du dis-
« La honte spécifiée, c’est quand on fait fonctionner le témoi- cours. Le témoignage ne véhicule pas un sens, il exprime la pure
gnage comme preuve »13. Le fait de comparaître sans cesse et de possibilité de l’expression. De même qu’il n’y a pas de sens à
manière répétée pour faire la preuve de sa propre mort (et donc vouloir prouver sa propre existence, de même, le témoignage
de sa propre existence à un certain moment de l’histoire), cela ne saurait prouver quoi que ce soit, du moins dans le sens d’une
provoque la rougeur du visage, la courbure du corps, et mani- preuve juridique. Pour mieux comprendre, dans ce contexte, le
feste le ressort le plus fondamental de l’être humain, ce point où régime cognitif du témoignage, il faut donc mieux déterminer le
l’individu est dans le même mouvement souverain et assujetti. statut du corps informe et flottant du déporté.
Lorsque Nichanian cite Agamben parlant du statut du témoi-
gnage comme propre de la subjectivité, il escamote pourtant
Le corps catastrophé
une partie du texte. Agamben écrit ceci : « L’autorité du témoin
réside dans sa capacité à parler uniquement au nom d’une inca- Le sens littéral du mot cata-strophè en grec ancien est
pacité de dire – c’est-à-dire dans son existence comme sujet »14. bouleversement, déstructuration, mise sens-dessus-dessous.
Nichanian escamote la fin de la phrase. Il semble que ce soit Le corps du déporté, lorsqu’il s’approche de la mort, est
à cause de sa conviction que toute notion de subjectivité est effectivement un corps déstructuré, qui ne se tient plus, disloqué.
encore prise dans les filets du discours de la preuve ; ce qui Un corps qui n’est plus organisé par son schéma corporel16. Le
72 stéfan kristensen la posture du témoin 73

schéma corporel désigne l’organisation “interne” du corps, du Tiefe »19; dans Zu beiden Händen, on voit encore mieux le bou-
point de vue du sujet lui-même, et non pas la structure de l’or- leversement cosmologique en rapport avec le rapport intersub-
ganisme vu du dehors. Les descriptions du « musulman » à Aus- jectif: « Du bist, / wo dein Aug ist, du bist / oben, bist / unten, ich
chwitz correspondent à une déstructuration du schéma corporel, / finde hinaus »20. L’œil comme centre du monde perçu du sujet
ce qui rend également ces déportés invisibles pour les autres17. ne fonctionne plus comme tel, ne distribue plus le haut et le
Il y a bien une catastrophe, ou un effondrement du corps vécu, bas, le proche et le lointain, l’ici et le là. Le verdict concernant
qui a pour conséquence un effondrement de sa visibilité. le deuil (ou plutôt son impossibilité) est donné ensuite dans le
La posture du témoin est aussi paradoxale au plan stricte- poème Die Schleuse : « Über aller dieser deiner / Trauer: kein
ment corporel. Le témoin se dresse / se tient pour celui qui /zweiter Himmel »21. J’évoquerai encore un texte, de la deu-
est par essence courbé, honteux, fléchi. La notion de posture xième section, intitulé Radix, Matrix22, où l’existence collective,
concerne autant le corps du déporté que la situation de l’énon- par le symbole de la souche, est jetée au feu, et que par cette
ciation. Ce qui fait que la situation du témoin est paradoxale est combustion, le ciel et la terre échangent leurs places. Le sujet
que ce dont il parle est un vécu dans lequel notre subjectivité n’a plus aucun moyen de se structurer – son corps non plus ne
est destituée, où l’on n’est plus dans une posture de sujet par- se réorganise pas. Le poème est la revendication de cette impos-
lant, de sujet qui peut imprimer à la masse des contenus percep- sibilité du deuil, comme réorganisation de l’espace et du temps
tifs la torsion nécessaire pour les convertir en expression. Toute pour les sujets; il est écrit dans la langue d’en deçà du deuil et
expression a lieu sur un fond de silence et de non dit, et c’est ce cette langue est la langue de la vie nue, une langue hésitante,
silence qui appelle l’expression de son propre sens. Dans le cas solipsiste, informe, flottante. De sorte que toute la poésie de
de l’expérience catastrophique, c’est cette possibilité d’expres- Celan est une mise en évidence de ce fait que « Personne ne
sion qui est court-circuitée. témoigne pour le témoin »(Aschenglorie)23.
Ainsi, la catastrophe se marque d’abord sur les corps. A la
courbure informe du corps déporté répond le silence auquel
La question du monument
donne écho la parole du témoin. Le bouleversement du corps
propre est en même temps l’impossibilité d’organiser l’univers En lisant Celan, on entrevoit la possibilité d’éviter que le monu-
selon les catégories du haut et du bas, du proche et du loin- ment soit « toujours déjà corrompu par le document »24. La rai-
tain. La poésie de Paul Celan permet de mieux comprendre son pour laquelle on peut penser que le régime de la preuve,
cela. Je veux seulement évoquer en passant quelques motifs le régime cognitif du document s’impose toujours déjà est que
du recueil Die Niemandsrose18. L’un des motifs récurrents est l’expression, le sens créé et véhiculé par le témoignage, appa-
celui du bouleversement de l’ordre cosmique, de l’inversion du raît au moment où il est proféré comme ayant toujours déjà
ciel et de la terre, du retrait du ciel et du sol qui se dérobe. Ce été là. Il est la marque d’un passé qui n’a jamais été présent
motif est généralement mis en rapport avec celui du regard et – ce qui correspond à la définition freudienne de l’inconscient
de la parole: par exemple dans Das Wort vom Zur-Tiefe-Gehen et aussi au mode d’existence des idées et de la vérité25. Il en
– « Weißt du, was sich in dein Aug schrieb, / vertieft uns die est de même pour le monument, et l’œuvre d’art (toute œuvre
74 stéfan kristensen la posture du témoin 75

d’art est monumentale en ce sens) : leur présence comme trace de l’uniformité et de la monotonie de la Catastrophe. Comme
de ce qui n’a jamais été là doit être pourtant évidence et comme l’explique Ochagan dans une interview traduite par Nichanian,
« tombée du ciel ». « la Catastrophe, infinie mais étrangement uniforme, échappe à
Comment comprendre et décrire les conditions pour que le l’artiste qui veut l’embrasser entièrement parce que la condi-
témoignage du témoin soit / devienne monumental? La tâche tion de l’art est la diversité »28. Si la Catastrophe consiste en
est de signifier la dimension flottante et informe du deuil effet à effacer toute singularité, à écraser les individus au point
impossible par une œuvre elle-même achevée. Il faut maîtriser de les enpêcher de développer un rapport à soi, la possibilité
l’échec, l’obscurité, le flottement. L’œuvre doit être une mise du roman est aussi exclue. Ochagan ne s’est pas résolu à cette
en scène de son propre échec, un silence ordonné. Comme impossibilité, il a continué à s’y heurter. Mais au lieu d’écrire ce
l’écrit Nichanian dans son étude du roman de Hagop Ochagan roman impossible, il a écrit les dix gros volumes du Panorama
Mnatsortats, « l’échec est une partie intégrante du roman […]. de la littérature arméno-occidentale, retraçant l’histoire de
Le roman ne peut rien sauver de la Catastrophe, sauf la loi de soixante ans de littérature arménienne de l’Empire Ottoman, et
son propre échec. Il ne peut rien garder sauf les conditions de se faisant ainsi le témoin de l’œuvre de ses pères, de ses frères
sa propre impossibilité »26. Mnatsortats devait comporter trois et sœurs et de ses fils et filles en littérature. Le dernier volume
parties, dont les deux premières ont été écrites en 1931-34. est consacré à lui-même, mais il est écrit, comme les neuf autres,
La troisième partie n’a jamais été écrite, en dépit des protes- à la troisième personne, lui-même comme un autre. La conclu-
tations d’Ochagan disant qu’il n’a jamais abandonné le projet, sion de Nichanian est que cette entreprise prend en réalité la
et qu’il devait le laisser de côté pour des raisons de santé et place de la troisième partie de Mnatsortats, dressant un monu-
pour diverses autres raisons plus ou moins convaincantes27. Tel ment pour la culture et la littérature englouties, dans le sens
qu’il existe, et si on le saisit de manière superficielle, le roman que nous venons d’esquisser: écrire le roman de la Catastrophe
raconte l’histoire de Soghom, un jeune homme d’un village est en vérité impossible, mais il est possible de signaler l’échec
arménien de Turquie occidentale (Sölöz, près de Bursa) autour inéluctable de l’écriture dans l’acte même du témoignage pour
de 1900, qui a une histoire d’amour avec la femme d’un notable ceux qui ne sont plus là. Ochagan lui-même est clivé en deux:
du village, qui tue le mari et sa mère, qui est attrapé et jeté en celui qui écrit le dernier volume du Panorama à sa table de tra-
prison. Il y fait la connaissance d’un révolutionnaire arménien, vail à Alep en 1944, et celui qui revient du monde détruit, celui
mais décide néanmoins de se convertir à l’islam pour sauver sa qui a été détruit. Ainsi l’écriture de la Catastrophe incorpore la
vie et révèle ainsi le pouvoir absolu du peuple dominant sur destruction de celui qui écrit dans la structure même de la prise
l’opprimé. Cette trajectoire singulière réfracte de nombreux de parole testimoniale.
aspects de l’expérience collective, et c’est pourquoi le roman De même que Paul Celan se clive en deux dans beaucoup
donne de la matière pour réfléchir aux enjeux de la domination, de poèmes, entre un « je » et un « tu », entre un œil et une
de la sujétion et de l’identité collective. Mais il manque la troi- parole, comme dans la dernière strophe de Radix, Matrix : « Ja,
sième partie, à savoir l’histoire de la déportation et de l’exter- / wie man zum Stein spricht, wie / du / mit meinen Händen
mination; il manque le passage du singulier au collectif, au sens dorthin /und ins Nichts greifst, so / ist was hier ist: / auch
76 stéfan kristensen la posture du témoin 77

dieser / Fruchtboden klafft, / dieses / Hinab / ist eine der wild- /


blühenden Kronen »29. Le « je » se clive: il y a celui qui parle à la
pierre et celui qui tend les mains à travers la parole du premier.
Le vivant et le mort. Le poète comme mort-vivant. Ce clivage
en deux personnes est spécifique, selon Nichanian, à la struc-
Références
ture du témoignage, et il nous permet de comprendre que tout
témoignage suppose un tel clivage même si l’on témoigne pour – Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, Paris, Rivages, 1999.
quelqu’un d’autre et non pas pour nous-mêmes. Nous nous – Paul Celan, Gesammelte Werke in fünf Bänden, Suhrkamp, Frankfurt a.
substituons à ceux pour qui nous témoignons et par là, l’autre M., 1983.
dont nous portons la parole est nécessairement absent. Lorsque – Jacques Derrida, « Poétique et politique du témoignage », in Cahier de
nous prenons la parole, nous sommes nécessairement deux  : l’Herne Derrida, Paris, 2004, pp. 521-539.

le muet et le parlant, celui qui est perdu dans ses perceptions – Jean-François Lyotard, Le Différend, Paris, Minuit, 1983.

et celui qui cherche à en produire le sens par la parole. Seule – Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964 /
1999.
l’œuvre d’art englobant et développant cette structure mérite le
– Marc Nichanian, La perversion historiographique, Editions Léo Scheer,
nom de monument.
Paris, 2006a.
La révolution nationale, Genève, MētisPresses, 2006b.
Dès lors, et pour répondre aux trois questions que je posais Le deuil de la philologie, Genève, MētisPresses, 2007.
au début, dans le dédoublement testimonial, le témoin ne sau- Le roman de la Catastrophe, Genève, MētisPresses, 2008.
rait témoigner que de lui-même, et que ce geste ne donne rien – Bernhard Waldenfels, « Le paradoxe de l’expression chez Merleau-Ponty »,
d’autre à connaître que son propre avènement, rien d’autre que in R. Barbaras (éd.), Recherches sur la phénoménologie de Merleau-
Ponty, Paris, PUF, 1998.
la prise de parole par le sujet, comme restructuration de sa pos-
ture et comme instauration d’un possible rapport à lui-même.
Les deux aspects – parole et posture – sont si intimement liés Notes
que l’observation de la seconde nous enseigne la structure de
1
Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l'invisible, Paris, Gallimard, 1964 /
1999, p. 18.
la première. On peut donc aussi proposer une réponse à la der-
2
Bernhard Waldenfels, « Le paradoxe de l’expression chez Merleau-Ponty »,
nière question en disant que l’avènement de la subjectivité est
in R. Barbaras (éd.), Recherches sur la phénoménologie de Merleau-
un autre nom pour le témoignage, puisque témoigner suppose Ponty, Paris, PUF, 1998., p. 337)
un dédoublement de soi d’avec soi et que ce dédoublement est 3
Maurice Merleau-Ponty, op. cit., p. 263.
précisément constitutif de la structure même de la subjectivité. 4
Maurice Merleau-Ponty, op. cit., p. 19.
Être un sujet en effet n’est rien d’autre que d’exister dans une 5
Maurice Merleau-Ponty, op. cit., p. 27.
tension de soi avec soi, en décalage d’avec soi, et l’intériorité 6
Jean-François Lyotard, Le Différend, Paris, Minuit, 1983, pp. 90-92.
n’est rien d’autre que l’espace qui se tisse dans la stabilisation 7
Marc Nichanian, La perversion historiographique, Editions Léo Scheer,
de cette tension.
78 stéfan kristensen la posture du témoin 79

Paris, 2006, p. 64. deuil / qui est le tien : pas / de deuxième ciel ».
Cf. Lyotard 1983, p. 91: « Auschwitz fut le camp de l’anéantissement
8 22
Paul Celan, op. cit., pp. 239-40.
[…] est le signe que quelque chose reste à phraser qui ne l’est pas et qui 23
Paul Celan, le recueil « Atemwende  », in Gesammelte Werke in fünf
n’est pas déterminé. […] L’indétermination des sens laissés en souffrance, Bänden, vol. II, Suhrkamp, Frankfurt a. M., 1983, p. 72. Ce passage
l’anéantissement de ce qui permettrait de les déterminer, l’ombre de est au centre de l’étude de Derrida intitulée « Poétique et politique du
la négation creusant la réalité au point de la dissiper, en un mot le tort témoignage » (2004).
fait aux victimes, qui les condamne au silence ». Ce passage fait écho 24
Marc Nichanian, op. cit., 2006a, p. 211.
très clairement, me semble-t-il, au quatrième aspect du paradoxe de
l’expression esquissé plus haut.
25
Le génie philosophique de Merleau-Ponty fait se rejoindre sur ce
point la pensée de Freud et celle de Proust. Cf. ce passage d’une note
A titre d’exemple, Nichanian analyse le destin de Zabel Essayan qui, après
9
de travail d’avril 1960: « L’idée freudienne de l’inconscient et du passé
avoir écrit un témoignage-monument à la suite des massacres de Cilicie en
comme “indestructibles”, comme “intemporels” = élimination de l’idée
1909 (Dans les ruines), recueille des témoignages de survivants et se fait
commune du temps comme “série des Erlebnisse” […]. Cf. Proust: les
la secrétaire et l’archiviste des déportés à partir de 1915. Cf. Nichanian
vraies aubépines sont les aubépines du passé – Restituer cette vie sans
2006b, chap. IV, pp. 215-274.
Erlebnisse, sans intériorité […] qui est, en réalité, la vie « monumentale »,
10
Marc Nichanian, op. cit., 2006a, p. 162. la Stiftung, l’initiation. Ce “passé” appartient à un temps mythique, au
11
Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, Paris, Rivages, 1999, p. 217. temps d’avant le temps[…] » (VI, pp. 291-2).
12
Giorgio Agamben, op. cit., p. 137. 26
Pour plus de précision, il faut se reporter au roman lui-même (une traduc-
13
Marc Nichanian, op. cit., 2006a, p. 208. tion anglaise sera bientôt disponible) ou à Marc Nichanian, Le roman de
la Catastrophe, Genève, MetisPresses, 2008, p. 256.
14
Giorgio Agamben, op. cit., p. 207, cité par Marc Nichanian, op. cit., 2006a,
p. 162.
27
Marc Nichanian, op. cit., 2008, pp. 271-307.
15
Voir aussi à ce propos le texte qu’Agamben consacre à la question du
28
Marc Nichanian, op. cit., 2008, p. 330.
sujet chez Foucault, et qui complète les développements dans Ce qui 29
Traduction de J.-P. Lefebvre (op. cit., p. 191): « Oui, / comme on parle à la
reste d’Auschwitz, « L’auteur comme geste », in Profanations, éd. Payot & pierre, comme / tu / cherches à saisir avec mes mains quelque chose là-bas
Rivages, 2005, pp. 77-94. / et dans le néant, ainsi / en est-il de ce qui est ici: / ce fonds fructifère /
16
Cf. Paul Schilder, L’image du corps, trad. fr. Paris, Gallimard, 1968, ainsi lui aussi est béant / cette / plongée / est l’une des couronnes / de floraison
que l’étude plus récente de Shaun Gallagher, How the Body Shapes the sauvage. » Sur le motif de la main, il est important de noter que Celan
Mind, Oxford, 2005. compare souvent le poème à une poignée de main, et donc l’écriture
poétique à un geste visant une forme de contact corporel, de relation
17
Giorgio Agamben, op. cit., pp. 60ss.
charnelle avec autrui.
18
Paul Celan, le recueil « Die Niemandsrose », in Gesammelte Werke in fünf
Bänden, vol. I, Suhrkamp, Frankfurt a. M., 1983.
19
Paul Celan, op. cit., p. 212. Voici un essai de traduction: « Sais-tu, ce qui
s’écrivit dans ton œil / nous enfonce dans le fond ».
20
Paul Celan, op. cit., p. 219. Traduction de Jean-Pierre Lefebvre: « Tu es là /
où est ton œil, tu es / là-haut, tu es / en bas, je trouve / la sortie. » In Choix
de poèmes, Gallimard, coll. Poésie, p. 177.
21
Paul Celan, op. cit., p. 222. Un essai de traduction: « Au-delà de tout ce
du pionnier au moudjahidin 81

fractures et les contusions aux genoux n’étaient que l’occasion


de prouver la parfaite aptitude de rétablissement de nos corps.
L’élasticité de nos troncs, la vitesse de nos mouvements,
la souplesse au cours d’un saut dans la rivière, la réflexion du
soleil sur une peau sans ride – de telles particularités unissaient
Du pionnier au moudjahidin les enfants qui se développaient à l’époque de l’agonie du socia-
Nihad Hasanovic
lisme. Tout d’abord des relations d’amitié pimentées de méchan-
ceté entre les enfants, puis l’esprit communautaire parmi des
ados aveugles aux divisions ethno-confessionnelles. Ce senti-
ment collectif de petit calibre a commencé à pâlir avec la désin-
tégration de la communauté des Slaves du Sud pour, au cours
Vitesse
de plusieurs années de siège dans la région de Bihać, finir par
En tant que mineur, j’étais relativement fidèle à un « nous » disparaître. A cette époque il s’avère qu’un corps jeune n’est pas
serein. Celui-ci se rapportait à nous qui grandissions dans un immortel, qu’il peut être démembré, que les jambes qui avaient
quartier de la ville de Bihać à côté d’une rivière, mais aussi au habilement escaladé des clôtures ne sont pas résistantes aux
milieu des gens de mon âge que je fréquentais aux écoles pri- balles antiaériennes, qu’elles peuvent même être amputées si
maire et secondaire. Depuis l’âge de neuf ans, je vivais dans le des fixateurs ne les sauvent pas.
quartier de Midžić-Mahala, sur la rive de l’Una. La rivière et Avant le krach du système unipartite, les connexions entre
les cours avec des arbres fruitiers, les rues et les prés étaient nous, enfants et, plus tard, adolescents, se solidifiaient par des
des terrains destinés au jeu, à l’épuisement de l’énergie corpo- actions publiques dans l’esprit du socialisme autogestionnaire.
relle. L’invitation « allons-y » mettait en état d’alerte nos capa- Des institutrices emmènent leurs élèves à un pique-nique dans
cités physiques. S’ensuivaient une course cycliste, un bain dans la nature: nous y cueillons des cyclamens, des fraises des bois,
l’écume des cascades, une descente en canots, un match de quelquefois on arrange aussi une petite conférence d’histoire
basket à un carrefour ou bien de football, de volleyball, le jeu où l’on blablate sur une bataille quelconque datant des années
de chat, de rebond   1, de cache-cache, un vol de prunes dans les 1940. Par une autre occasion, nous obtenons des craies de cou-
arbres du voisinage… leurs pour dessiner des étoiles à cinq branches sur des rues et
Au cours de certaines aventures dans notre mahala   2, nous pour écrire des slogans à la gloire du samodoprinos   3. Sous le
étions menés par un de mes cousin éloigné, qui était le plus âgé commandement de notre professeure de biologie, écologiste fer-
et qui était réputé pour ses jambes rapides. Il avait l’habitude vente, des écoliers nettoient des surfaces vertes dans leur quar-
de courir, juste comme ça, dans des bottes en caoutchouc, sûre- tier et les rives d’un ruisseau qui serpente entre des bâtiments;
ment pour montrer que, si tu es vraiment rapide, peu importe ce elle est détestée à cause de sa sévérité et de sa pédanterie. On
que tu portes aux pieds. Ce type plein de charisme et de bonté participe aussi à des reforestations, on assiste à des slets   4, et en
est resté pour moi le symbole d’un temps de naïveté où les prêtant un serment de pionnier pendant une réunion solennelle,
82 nihad hasanovic du pionnier au moudjahidin 83

tu gravis les échelons de la spiritualité communiste. En devenant que Tito et les intelligences proches de lui faisaient de grands
pionnier, tu rejoins les garçons et les filles dotés d’une brillance efforts pour leur peuple et leurs nationalités. Ils créèrent un Zei-
plus intense du regard. tgeist qui subsista presque une décennie après la mort de l’ama-
C’est ainsi que l’État yougoslave dopait ce « nous » qui n’était teur des vénus, des villas et de la chasse. L’esprit de ce temps
pas fondé sur des prémisses morales ou idéologiques, mais sur devait se refléter dans le sentiment de la communauté dont je
le fait que le corps possède de grands potentiels qu’on est impa- viens de parler, et qui se construisait, avant tout chose, sur des
tient de découvrir et d'éprouver. Nous étions, il est vrai, empoi- processus biologiques tumultueux à l’intérieur d’un jeune orga-
sonnés par une substance politique, même si nous ne devions nisme – embrasser, se branler, foutre, sauter… Ne confondons
pas savoir quels étaient les rêves de l’establishment. Enfin, pour- donc pas cela avec l’organisation systématique de la jeunesse
quoi cela nous aurait-il intéressés ? La période du grouillement dans des formations du type Alliance socialiste des jeunes ou
des hormones est généralement aussi le temps où tu n’es pas Alliance des pionniers. Ce serait erreur encore plus grande que
fichu de comprendre la politique. Mais au mépris de l’apolitisme de penser que notre « nous » branlant se formait sur un principe
juvénile, personne ne pouvait s’opposer aux lignes de force que de supériorité physique, dans le but de créer une sorte de Tito-
le régime mandatait à ses sujets. Le Parti pérorait quotidienne- jugend. Nous ne serrions pas les rangs non plus dans un « nous »
ment sur l’égalité, la communauté, la concorde, la fraternité et monolithe et stalinien, prévu par Zamiatine dans son roman de
l’unité. Les devises et les slogans se gravaient dans nos cerveaux dystopie.
malléables. L’époque socialiste nous spamait avec des exposés, des laïus,
Cet endoctrinement était d’autant plus facile à accomplir que des autocritiques collégiales, des chansonnettes propagandistes.
l’État avait atteint un certain degré de robustesse. La puissance Elle nous clouait aux institutions et aux structures politiques,
de la République Socialiste Fédérative de Yougoslavie (RSFY) elle nous imposait des astreintes variées. Cette légende, ce
n’était pas reconnue que pour ses accomplissements d’écono- créateur de la liberté – selon les paroles d’un célèbre chanteur
mie planifiée et pour l’autogestion. Elle se manifestait égale- qui se réfèrent au Maréchal – ne s’opposait pas au délit ver-
ment par la grandeur des divers scandales et malversations, par bal. Il permettait à ses contestataires politiques de subir le rite
des épopées d’entreprises chancelantes qui, par une magie de du « lièvre chaud » 5 à Goli Otok. Dans un tel climat social, les
transactions, digéraient toujours plus qu’elles n’avaient mangé. attitudes, les habitudes et les buts de vie se transforment dras-
Le sérieux de la République n’était pas confirmé que par le pas- tiquement. Pourtant, pas toujours dans un sens négatif: dans
seport rouge mythique qui ouvrait la porte des États les plus l’ère de notre cher Tito, la modestie n’était pas méprisée et de
rétrogrades dans ce trou du cul de la Voie lactée. La bureaucratie nombreux mariés appartenant à la classe moyenne possédaient
encombrante provoquait elle aussi une admiration chez beau- des voitures dont la qualité exécrable serait inacceptable pour la
coup de gens. Cependant, ses labyrinthes procéduraux, ses com- majorité des jeunes couples d’aujourd’hui.
mis arrogants et murmurants, il aurait fallu les voir comme les La mécanique de nos corps devait aussi éprouver une méta-
présages d’un avenir abominable. morphose. Je n’arrive pas à croire qu’à cette époque, si mar-
A en juger d’après ces caractéristiques, on pourrait penser quante dans l’histoire balkanique, un nouveau spectre de
84 nihad hasanovic du pionnier au moudjahidin 85

gestuelles n’ait été produit. S’ils n’ont pas été remarqués et Ces gestes nouvellement créés ont été adoptés par ce « nous »
répertoriés, ces gestes, ce n’est pas parce qu’ils n’existaient pas. juvénile que j’ai esquissé au début de ce texte. Il en fut ainsi
Ils ont été adoptés par nos parents, puis par leur progéniture. jusqu’à la surchauffe de l’atmosphère politique en Yougoslavie
Il est de notoriété publique que les enfants sont des imitateurs et l’agression serbe contre la Slovénie, la Croatie et la Bosnie-
infatigables: un enfant abandonné à une bande de loups finira Herzégovine. Vukovar est détruite et conquise, un peu plus tard
par accepter les gesticulations de ses éducateurs sanguinaires. Sarajevo se rend compte qu’elle est assiégée. Sont également
Les passages en revue de l’Armée populaire yougoslave (JNA) encerclées Mostar, Goražde, la région de Bihać…
et les meetings devaient se refléter d’une manière ou d’une autre Les sportifs ne sont plus des demi-dieux que nous imitons.
dans l’attitude des habitants de la RSFY. Si quelqu’un racontait Voici ce qui est arrivé à deux volleyeurs d’avant-guerre mobi-
des blagues politiquement inconvenantes, il prenait des poses lisés dans l’Armée de la République de Bosnie-Herzégovine
spécifiques. N’est-il pas improbable qu’elles aient tout à fait dis- (ARBiH): l’un, au milieu de la ville, est brisé par un obus, l’autre
paru ? Le corps les a retenues, il les évoque encore aujourd’hui a perdu son os de talon après avoir mis le pied sur un « pâté » 7.
mais dans des contextes différents. Mentionnons aussi l’allure Jusqu’à récemment, le « nous » fluide, pubertaire se propageait
de coq des militaires dans les bourgs, ainsi que les actions de et s’amenuisait du mahala jusqu’au lycée et aux cafés, en cou-
travail volontaire spectaculaires où des milliers de jeunes syn- vrant nos flâneries dans la ville et les rassemblements domes-
chronisaient leurs activités physiques. Voici une tâche pour des tiques où l’on picolait en écoutant du punk slovène. Maintenant,
chercheurs d’ici: détecter – j’emprunte cette expression à Mar- cette collectivité se désagrège et perd son insouciance non-eth-
cel Mauss – les « techniques du corps » datant, par exemple, de nique. Sur un plan plus vaste aussi, le tissu sociétal se déchire
l’ère de Ranković  6. sur les lignes ethniques réelles ou, soulignons-le, supposées. Peu
Grâce au tube cathodique, des millions de Yougoslaves admi- importe ce que je pense de moi, ce qui compte c’est la repré-
raient leurs héros qui, dans les stades, sur les rings, dans les sentation de moi dans la tête de quelqu’un qui voit l’humanité,
piscines, soumettaient le monde. Les succès sportifs de l’État en premier lieu, comme un ensemble des ensembles, mais pas
devaient, au moins un tantinet, changer la motricité des spec- comme l’ensemble des êtres humains. Quelle torture de devoir
tateurs qui les glorifiaient. Je ne me limiterai qu’au sport you- écouter : « Je suis Serbe. Toi, t’es quoi ? » !
goslave, bien que, certainement, des personnes issues d’autres
domaines et d’autres pays aient promu des mouvements que
Fragilité
nous utilisons aujourd’hui très naturellement. (Je me suis par
exemple connement imaginé, pendant un certain temps, que Je parlerai un peu plus loin dans cet essai des paradoxes de
je marchais comme le Mickey Rourke de 9 semaines 1/2.) Le la guerre et du siège. Avant cela, il convient de présenter mes
répertoire de nos mouvements, donc, était modifié par des propres coordonnées en ce qui concerne l’auto-définition
boxeurs, des rameurs, des nageurs, des footballeurs, des basket- ethno-nationale. Hélas, je ne me déclare pas bosniaque, et je
teurs… Que l’on aime le sport ou pas, n’importe, on était la ne me considère pas comme tel, bien qu’on puisse conclure le
victime de ces réajustements contagieux. contraire selon l’origine orientale de mon prénom et selon un
86 nihad hasanovic du pionnier au moudjahidin 87

certain Hasan qui s’est mis à l’aise dans mon nom. Une trahison fainéant, un salopard. Il est alors logique que je frémisse d’in-
de plus: je suis athée. L’inquiétude et l’insatisfaction me rem- dignation quand des types se justifient de la manière suivante:
plissent à l’idée qu’on pourrait abuser de mon corps inanimé « OK, je suis un monstre, mais les sevdalinke   8, les stećci    9, nos
pour promouvoir la religion, c’est-à-dire à l’idée que je pourrais films primés à l’étranger et les victoires de la sélection nationale
par exemple être enterré selon des règlements islamiques ou de foot me rendent moins monstrueux. »
ceux de n’importe quelle religion. Il est clair que certains lecteurs ne me croiront pas, qu’ils
À défaut d’une meilleure solution terminologique, je me m’étiquetteront comme nihiliste. Cependant, l’éventail des
déclare Bosnien. De cette façon, je ne veux que dire que je échantillons que les peuples utilisent pour construire leur
suis citoyen de Bosnie-Herzégovine, que je dispose du pas- fameuse identité n’est pour moi que l’une des nombreuses
seport de ce pays foutu et que, dans une mesure supportable, expressions de la créativité humaine qui se sont fossilisées sur
je respecte sa législation, mal taillée en effet, inefficace, mais cette planète. Les fossiles sont variés, alors devons-nous tous
digne d’attention. Il y a aussi des faisceaux émotionnels qui me aimer les mêmes ? Devons-nous, nécessairement, les aimer ?
lient à certains paysages d’ici, à des villes et surtout à des êtres Par ailleurs, j’entendrai probablement toute ma vie les obser-
humains, mais le domaine de mes émotions est mon propre ter- vations des curieux intrigués par le fait que mon prénom rime
ritoire, pas celui d’un État. Je ne fais pas partie de ceux qui se avec « djihad ». Ils me surprennent toujours par leurs conclu-
tapent le côté gauche du thorax en se déclarant d’un principe sions bizarres. « Comment cela se fait-il, hi hi, que vous êtes
ethnique ou national, convaincus qu’ainsi ils cessent d’être de Nihad et que vous buviez du vin ? », me demandent-ils. Mais ne
partout. J’ai honte (et puis j’ai honte d’avoir honte) lorsque je savent-ils pas que moi aussi, guerrier du djihad, à égorger des
regarde quelqu’un qui met en valeur, avec une fougue désuète, infidèles d’un bout à l’autre du monde, je dois quand même me
l’appartenance à son peuple. De nombreux individus croient relaxer de temps en temps ? Pour certains incrédules – quoi que
qu’une simple naissance dans une zone climatique particulière, je pense de moi – je serai et je resterai un musulman tartuffe,
à proximité d’un musée et parmi des compatriotes qui gesti- un hypocrite bosniaque. À leur avis, je ne fais que porter le
culent plus vivement ou plus mollement les a rendus supérieurs. masque du Bosnien. En cachant ma vraie orientation, je donne
Et l’on peut trouver également de petits esprits qui soutiennent sournoisement mon soutien à une Bosnie hégémonique, à une
la thèse selon laquelle il suffit de grandir à Niš ou à Sarajevo utopie bosniaque. Ce pays serait dominé, dans une alliance har-
pour que, cela va de soi, on soit empreint de nobles sentiments, monieuse, par l’Islam, des magnats et des politiciens qui avalent
d’une perspicacité de voyou, des talents sportifs, d’une fougue des baklavas et favorisent la prononciation de la consonne « h ».
sexuelle sans équivalent. Mais ce serait idiot que je devienne ce que les autres pensent de
En exprimant ce que je suis sans fièvre romantique, je ne moi juste pour confirmer leur paranoïa.
crois pas avoir dit là grand-chose. En me disant Bosnien, je ne Il est dommage que la machine à remonter le temps n’ait pas
m’appuie pas sur une histoire nationale éblouissante. Je n’at- été inventée, on pourrait envoyer les propagateurs des idéolo-
tends ni ne veux qu’une riche tradition populaire intervienne en gies nationales en Bosnie-Herzégovine au XIXe siècle. Ceux-
ma faveur si mon interlocuteur estime que je suis une patate, un ci devraient, en effet, s’habituer à vivre sans ordinateur, sans
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portables, sans Viagra, mais dans cette époque révolutionnaire lucidement que chaque génocide est précédé d’un « engourdis-
ils trouveraient des conditions de travail solides. Ils isoleraient sement éthique » de la société. Les gens, affirme-t-il, cessent
plus facilement leurs troupeaux et les endoctrineraient à satiété. de distinguer le bien du mal et deviennent insensibles au vide.
À cette époque là il n’y avait pas encore de conscience forte Je suis d’accord jusqu’ici avec le célèbre journaliste polonais,
de la Terre, tel un agent qui dicte les règles du jeu aux êtres mais je ne me range pas derrière lui quant à la dégradation des
humains. Sans cette connaissance, on pouvait alors exister: le normes morales qui serait due au tarissement du religieux et du
peuple était le centre de l’univers. spirituel. Sa conclusion est pour moi décevante quand on prend
Même aujourd’hui on oublie trop souvent que nous sommes en considération le fait que la religiosité ne faisait pas défaut à
les habitants d’une planète exposée aux coups imprévisibles l’aube de la catastrophe yougoslave. Au fur et à mesure que les
de corps célestes. Ces mots feront rire les scholastiques post- fers communistes se relâchaient, et bien avant l’invasion de la
modernes car, pour eux, tout est discours et texte, y compris JNA contre la Slovénie, les religions traditionnelles des Slaves
le danger mentionné. Mais, quoi qu’ils murmurent, ce Texte du Sud se sont réveillées de leur sommeil vampirique. Les fonc-
enflammé cognera tôt ou tard notre planète pour balayer le plus tionnaires religieux ont déménagé dans des boîtes télévisuelles
certainement toute vie sur Terre si on ne trouve pas, avant, une comme s’il s’agissait de nouveaux lieux de culte. En combinant
solution grâce aux progrès scientifiques et techniques. Ceux-ci, l’obscurantisme et l’extase, les clergés musulman, catholique et
bien entendu, pourraient dérailler si l’on n’établit pas un code orthodoxe allaient à la chasse des âmes fragiles dans des mai-
éthique au niveau global et si le docteur Manhattan nous laisse sons de plaisance et des masures, et iraient, sous peu, dans des
à la traîne. tranchées et casernes.
Outre que la Terre est située dans un soi-disant stand de tir Les concepteurs du génocide sont enclins à ignorer, à dédai-
cosmique, d’autres menaces communes à l’humanité entière gner la perspective globale et n’importe quelles valeurs morales
sont présentes. Des écosystèmes immémoriaux se désintègrent, applicables à tous les gens. C’est là où je chercherais l’une des
dans le mugissement du gros bétail, dans le fracas de camions à conditions principales de «  l’engourdissement éthique  », mais
benne et de tronçonneuses. Le climat est de plus en plus capri- pas dans la disparition de la foi en Dieu ni dans l’irrespect des
cieux, et une classe transnationale méga-corporatiste d’oppres- clauses morales issues de la Bible ou du Coran. Au cours de la
seurs grouille de vitalité, indifférente aux litiges belliqueux préparation des crimes de masse, les leaders politiques réus-
concernant la défense des intérêts nationaux. Une « pensée pla- sissent à persuader leur peuple qu’il est au-dessus de l’huma-
nétaire » (Eagleton) est nécessaire pour comprendre complète- nité. D’où provient la conviction que les exécutants du génocide
ment la pauvreté à Calcutta, ainsi que des milliers de licencie- ne peuvent être jugés par aucun tribunal international car, à ce
ments récents dans l’industrie métallurgique bosnienne. qu’on dit, la morale universelle et la justice pour tous sont une
Pour les planificateurs du génocide, l’instrument idéal, ce illusion; c’est la justice ethnique qui existe, et celle-ci n’enverra
serait un peuple hermétiquement séparé du reste de l’huma- jamais à la prison à vie les héros qui ont libéré un territoire de
nité. Un peuple qui ignorerait être sur une planète, qui croi- ses organismes superflus. Dans une autre variante, on n’insiste
rait être unique et parfait. Dans un essai, Kapuścińsky aperçoit pas tellement sur la production du sentiment de supériorité : il
90 nihad hasanovic du pionnier au moudjahidin 91

est plus important de créer une opinion dominante où le groupe, satellites surveillent les zones de combats; à la fin, l’armée serbe
dont l’extermination est convoitée, est nul, méchant, disposé à est indolente, d’un moral faible, souvent mollasse au cours des
tramer des complots. Et tuer de telles créatures, ce n’est pas un affrontements d’infanterie. Ces désavantages et bien d’autres
crime mais un exploit. Dans la phase prégénocidaire, les deux éléments déconcentrent les criminels voués au travail d’équipe,
tactiques font habituellement alliance. les empêchent de se montrer en plein essor.
La région de Bihać n’aurait pas eu un destin meilleur que
celui de Srebrenica si les lignes de défense s’étaient désintégrées
Soubresauts
au summum de l’offensive serbe la plus effroyable en automne
Certains se débarrassent d’une verrue en la rayant avec un stylo- 1994. Où les gens se seraient-ils enfuis ? Le plus proche des
feutre. Le rite auto-suggestif fait effet et l’excroissance disparaît. territoires libres était trop loin. Des chars auraient écrasé des
D’autres l’éliminent en l’étranglant avec un fil de soie qu’on ne chiens affamés dans des rues de Bihać, la mosquée Fethija avec
déroule pas jusqu’à ce qu’elle ne sèche et ne se détache. Étant sa rosette gothique aurait sauté en l’air, et les soldats de Mano-
donné qu’il ne suffisait pas de rayer le département de Bihać jlo Milovanović, comme tant de fois auparavant, auraient mon-
de la carte, des stratèges militaires décident de l’encercler. Sur- tré leur miséricorde chrétienne envers l’ennemi. Deux cochons,
peuplée de musulmans, elle portait sur les nerfs des instigateurs François Mitterrand et John Major, n’auraient certainement pas
de la Grande Serbie. Le cancer vert sur le corps serbe sain fait été attristés du tout par ce dénouement.
mal. Ce croissant reste en travers de la gorge de chaque rêveur Le siège a duré trois ans et des poussières en rapprochant
qui chantonne sur une union prochaine de tous les Serbes. Sans plus de deux cents mille mortels forcés à l’isolation. Le monde
l’anéantissement du 5e corps de l’ARBiH, on ne peut pas créer bordé de lignes de combat devient le seul pour eux et peu
un pays unique pour le peuple – selon la propagande d’alors importe qu’à la même époque la fièvre d’internet conquière
– haï du monde entier, à l’exception des Russes, des Grecs et l’Amérique et l’Europe. La première personne du pluriel com-
des Chinois, ce qui n’est finalement pas un soutien si mauvais, mence à se rapporter à un nouveau microcosme. C’est nous qui
surtout si l’on y ajoute les gouvernements français et anglais en buvons du café d’orge au lieu du vrai café, nous qui fumons des
tant que seconds, ainsi que l’armée incommensurable des anges. cigarettes colombiennes répugnantes, nous qui nous unifions à
À Belgrade, des sévices massifs ont été planifiés pour l’amour l’asphalte lorsque les obus assaillent des bâtiments – aucune-
de certaines abstractions politiques. Dès le début de la guerre, la ment militaires – au centre ville, nous qui chassons des souris
région de Podrinje se transforme en cri, feu et désert. À Prije- qui ont pullulé dans des appartements au cours de ces années,
dor, Sanski Most, Ključ et d’autres parties de la Bosnie-Herzé- nous qui volons le courant électrique les uns des autres… Ce
govine le génocide a été réalisé dans la mesure où les circons- « nous », je ne lui attribue aucune signification transcendantale
tances le permettaient. Les facteurs de trouble sont nombreux: comme celle que pourrait lui être assignée par une compagnie
l’Europe occidentale est à quelques heures en voiture des vil- de nationalistes bosniaques qui ruminent, soupirent et chu-
lages brûlés; des équipes étrangères journalistiques pénètrent chotent dans des pièces humides et frisquettes, sentant la rue
jusqu’à des camps de concentration en Bosanska Krajina; les fétide  10 et le baume du tigre. Des conditions de vie cruelles ont
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créé cette collectivité dans la vallée de Bihać, pas les jésuites marginales, à condition qu’il les ait même aperçues. L’infinité
du SDA  11. Après que les armes de la JNA et l’idéologie de la des profils humains a été réduite à quelques clichés stupides
SANU   12 aient finalement produit un état de siège où la vie a mais attirants. Tout cet univers condensé de la Krajina, qui ne
perdu de sa valeur, une certaine mesure de solidarité, de coopé- manquait pas d’animosités intérieures (à savoir, entre les villes
ration et de concorde entre les habitants était indispensable pour de Bihać et de Cazin) et de rancunes, a été brutalement simpli-
survivre. Eh bien, c’est de ce « nous » que je parle et je ne vou- fié. Il n’y a plus d’êtres humains, mais une masse biologique qui,
drais pas l’idéaliser – il avait ses chutes de morale. Par exemple, étendue sur un vaste territoire, se tortille au rythme de l’ad-
la vie n’était pas facile pour beaucoup de personnes identifiées han  16 en menaçant la réalisation des visions géopolitiques de
comme Serbes ou bien comme vlasi   13 qui, en ne gobant pas la Garašanin  17. Il serait malhonnête de taire que ceux de là-haut
politique de Karadžić, étaient restées à Bihać ou dans une autre qui rêvaient d’entrer dans Bihać étaient des « tchetniks » pour
ville assiégée. Vexations, rossées, meurtres perfides… ceux d’en-bas. Mais serait-il très sensé d’attendre de la politesse
La propagande de Milošević a élevé le peuple serbe au de la part des personnes qui ont été imaginées comme obstacles
niveau céleste. Quant aux voisins non-serbes, par contre, on ne aux aspirations de Milošević et, par là même, ont été voulues
leur reconnaissait aucune position, même dans les couches les macchabées ?
plus basses de l’atmosphère. Si tu es plus ou moins slave et si tu Les assiégés défendent les accès de la ville; on est en manque
portes un nom d’origine arabe, turque, perse, mes félicitations – de munitions et de fusils, tout le monde n’a pas de bottes mili-
tu es devenu balija   14. Peu importe ce que tu es pour toi-même: taires ou un uniforme qui ne s’effiloche ni ne se déchire facile-
éducatrice de jeunes enfants ou hooligan, alcoolo professionnel, ment. Au moment de sa fondation, le 5e corps dispose d’un char,
ingénieur ou ouvrière dans une industrie textile… On met dans type T-55, tandis que l’armée de Mladić se livre à certaines aven-
le même panier la population de la Krajina  15 rurale, surchargée tures, comme par exemple attaquer avec des chars en formation.
de Gastarbeiters, travailleurs immigrés en Autriche, en Alle- Quotidiennement, le plus souvent pour se divertir, des artilleurs
magne, en Suisse, etc., et de paysans méfiants aux yeux bleus, lancent des obus sur la ville. Pour implanter des souvenirs inou-
vivant dans des petites maisons sans sanitaire, ainsi que les habi- bliables, on emploie des mortiers de 120 mm, puis des obusiers
tants de Bosanska Krupa et de Bihać, avec leur classe moyenne dont le projectile voyage quelques secondes, au-dessus des prai-
nouvellement formée qui construisait ses maisons de campagne ries odorantes et des forêts de conifères, jusqu’à un apparte-
sur l’île de Pag, aux environs de Zadar et allait faire du shopping ment ; de multiples lance-roquettes, des bombes « krmača » 18 (il
à Trieste, à Villach et dans des villes hongroises. L’étiquette d’is- y avait des attaques aériennes), et il arrive aussi qu’un missile
lamistes et de moudjahidins est aussi attachée aux gosses qui, il sol-sol répande ses « grelots » charmants le long d’une prome-
y a peu de temps, se démenaient à des concerts rock à Zagreb, nade bordée de vieux châtaigniers… Les uns ont protégé les
à quelques heures d’ici, et qui commentaient des personnages fenêtres et les portes par des couches de planches, les autres
bizarres de la série Twin Peaks. par des sacs de sable. L’ouïe aiguisée décode les différents sif-
Pour l’ennemi qui vivotait dans des blockhaus sur les pentes flements et chuintements, ainsi que le grondement de loin. Ce
de la montagne Grmeč, toutes ces diversités étaient, je suppose, dernier peut être un signal pour se jeter par terre ou chercher
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un abri. À cause de cette peur permanente d’être déchiqueté, en ramassant des éclats d’obus dans des cours; ils devinent à
la bonne étoile protégeant ce « nous » juvénile s’éteint. Mainte- quel genre ces pièces appartiennent, en développant leur propre
nant, les corps jeunes sont agités par le hurlement de la sirène taxonomie. De bouches à oreilles circulent des blagues sur la
qui annonce l’alerte générale; ils se courbent, s’accroupissent, mutilation, l’amputation, l’invalidité.
rampent au cours d’un pilonnage. Couchés dans un cagibi au- Les photos prises en temps de guerre indiquent une maigreur
dessous des escaliers, ils tremblent, se contractent, tressaillent généralisée, exceptés le mufti-glouton, la plupart des politiciens
dans leur sommeil. Des jeunes aussi explosent en morceaux. Tu et un quota considérable d’officiers. Il y a peu de fruits locaux,
deviens conscient que ton adolescence ne te rend pas indestruc- les agrumes n’existent pas. Nous mangeons du bœuf et des pois-
tible. Avant la guerre, les exemples d’ados dans la souffrance sons dégoûtants de conserve que l’Europe miséricordieuse nous
(maladies sournoises, accidents de la route) étaient rares, spo- envoie. On se demande: les puissances occidentales ont saccagé
radiques, c’est pourquoi il était facile de les oublier facilement ; le Tiers Monde pendant des siècles – n’auraient-elles pas pu être
mais maintenant, jour et nuit, nous prenons conscience que l’as- un peu plus généreuses ? Celui qui possède une terre arable
sassin de métal brûlant ne s’intéresse pas à ton âge. peut cultiver quelque chose dans son jardin potager ou dans son
Les bombardements montrent que la mort, dans son choix, se verger. En vendant de la farine et d’autres vivres à des prix anti-
conforme au hasard et que la religion n’est pas capable d’expli- utopiques, une couche de profiteurs de guerre s’enrichit. Dans
quer pourquoi les balles de canon lancées de Grabež épargnent les périodes de paix relative, on fait du commerce à un poste de
celui-ci pour découper celui-là. Meurent : la mère d’un poète, contrebande qui lie deux mondes absurdement opposés – SAO
un voisin violent, une petite fille sur sa bicyclette, une femme Krajina  19 et le département de Bihać.
enlaidie par un mauvais mariage, un voyou du quartier, connu Insipide, misérable, sinon comique  : le rôle des «  casques
comme tortionnaire de chats, et son père peu bavard… Et tous bleus ». Le FORPRONU   20 transporte l’aide humanitaire, prin-
ces meurtres arrivent plus vite qu’en un instant: si, autrefois, cipalement en nourriture, pour les bestiaux. Mais les bes-
on mourrait brusquement, maintenant on meurt trop brusque- tiaux ont besoin d’armes et de munitions, qu’on ne peut pas
ment. Ce n’est que contre Hasan, l’oncle de ma mère, ancien se procurer légalement à cause de l’embargo. Des soldats
partisan, que les éclats d’obus rebondissent: tandis que les trot- français, stationnés sous le drapeau de l’ONU dans la base de
toirs sont secoués par des détonations, il baguenaude dans des Mala Kladuša, emploient pour les assiégés un terme insultant,
rues désertes en faisant de petits sourires et en papotant avec « bousniouques  », d’après l’analogie avec l’expression péjora-
lui-même à côte d’un feu de circulation brisé. Son regard est tive française pour les Arabes. Dans les casernes on a du temps
vitreux, Hasan a trouvé un abri antiatomique dans son monde libre, apparemment, pour des jeux linguistiques. Dans le style
intérieur. de la puissance frustrée, autrefois impériale, rien n’a vraiment
Les corps blessés de la ville et du front sont transportés chez changé depuis ses ignominies aux dimensions cosmiques com-
des chirurgiens épuisés. On ne peut au moins pas reprocher à mises en Afrique occidentale et en Algérie: amoralité dans les
l’époque socialiste d’avoir produit de telles formes défigurées, relations internationales selon la vieille recette « souci pour les
en tout cas pas en aussi grand nombre. Des enfants s’amusent siens, horreur pour les autres », le regard d’en haut envers les
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économiquement subordonnés, le chauvinisme. « J’ai aidé les procédure funéraire. Pour le reste, il était pratiquement athée.
bousniouques  », chantent les onusiens français réjouis après Secundo, il ne faut pas oublier l’effet d’intimidation que ce hur-
avoir quitté la région de Bihać, « en leur donnant d’la farine. » lement en chœur avait sur un ennemi rendu parano et qui était
(Dans leur témoignage Paris-Bihac, Marc Benda et François pourtant bien plus armé que les « mudjahidins » aux physiono-
Crémieux écrivent plus de détails sur les sottises de ce bataillon mies slaves. Tertio, les syllabes d’origine étrangère mentionnées
attaché à sa farine.) ne font que dénoter l’immaturité de l’opinion sur la place de la
Avec son organisation militaire solide, l’élément le plus religion dans la société, et elles ne confirment guère l’essence
homogène du « nous » assiégé était le 5e corps. En tant que com- prétendue islamique, c’est-à-dire religieuse de la lutte contre les
posant actif et défensif, il a offert une alternative à cette attente unités serbes. Par malheur, les « nouvelles Lumières » – comme
confuse et effrayée de massacres et d’exactions. L’Armée de la dirait Christopher Hitchens – ne se sont pas encore produites.
Bosnie-Herzégovine a été établie comme séculière, mais il est Je jurerais qu’au moins quatre-vingt-dix pour cent des
difficile d’imaginer que le SDA, au cours de la guerre entière, ne membres du 5e corps n’allaient pas au front avec un élan natio-
rêvait pas de couvrir, avec des tapis de prière, le sol des casernes naliste. Rappelons que beaucoup de cadres de l’armée se sont
de l’armée subordonnée, tout au moins formellement, à une ins- enfuis de la JNA pour rejoindre l’Armée de la Bosnie-Herzégo-
tance étatique, mais pas à un parti d’hypocrites. On fait s’immis- vine. Pendant des décennies, ces militaires avaient été dressés
cer dans la structure militaire des types aux biographies obs- dans l’esprit du patriotisme socialiste yougoslave. Ils ne pou-
cures et aux affinités terroristes. Ils ne sont pas nombreux, mais vaient pas changer de cap sur-le-champ. C’est pourquoi leur dis-
on leur prête trop d’attention et de respect. Le renard bégayant cours sur le patriotisme bosnien sonnait creux, surtout lorsque,
Alija Izetbegović fait semblant de ne pas le voir. Cette politique devant le microphone, ils lâchaient quelques mots en ékavien  21,
malade a été réalisée sporadiquement et la situation sur le ter- peut-être adoptés à l’académie militaire. Il serait absolument
rain a apparemment empêché que ne se renforce son influence : inexact de décrire l’armée ordinaire comme une masse de fer-
les sièges et les semi encerclements où se trouvaient Goražde, vents patriotes qui se précipitait vers les lignes de combat pour
Mostar, Sarajevo, Maglaj, Zenica… À Zenica, la racaille barbue rejoindre les chahids   22. C’est avec des jurons et des hésitations
des pays arabes tire impunément sur la rivière Bosna pour ren- que le défenseur moyen va à sa caserne, souffrant bien souvent
voyer les baigneurs, tandis qu’auprès du 5e corps cette lie n’a d’une gueule de bois après une nuit passée à boire un alcool
pas été accueillie. mauvais, quelquefois aux yeux ensanglantés à cause de l’eau
Le reproche suivant est fréquent: « On allait à l’assaut en de vie faite de maïs. C’est l’abattement mêlé à la nécessité de se
criant: “ Tekbir! Allahu Ekber! ” Ce rugissement intégriste ne défendre qui accompagnaient les quinquagénaires, les soi-disant
dit-il pas suffisamment sur les objectifs de l’Armée d’Alija ? » « zizis doux », envoyés dans les tranchées de Bugar. Une atti-
Primo, les soldats qui le criaient ne devaient pas du tout être tude ironique – bien qu’entremêlée de douleur et d’amertume
imbus d’émotions religieuses. On pouvait très facilement trou- – envers la guerre et sa politisation était profondément ressentie
ver un combattant pour lequel l’Islam se réduisait à l’observa- chez les brigades 501e, 502e, 517e… Des milliers de personnes
tion des formalités cérémoniales, à savoir la fête de l’Aïd ou la sont ici en question.
98 nihad hasanovic du pionnier au moudjahidin 99

Il y avait certes des combattants courageux, euphoriques et La « rééducation » accompagnée de tortures et d’humiliations.
5

qui s’emballaient pour le combat, mais il est faux de conclure Aleksandar Ranković (1909-1983). Après la Deuxième guerre mondiale,
6

que le patriotisme aurait pu réchauffer les orteils de quelqu’un il était ministre de l’Intérieur, chef du service de renseignement militaire
et de la police politique.
dans un blockhaus, pendant les veillées infinies d’hiver. Aucun
Mine antipersonnel PMA-2, ressemblant à une petite boîte de conserve de
7
gros mot, aucune vision sur la construction de la nation bos-
pâté à la viande.
niaque, sur l’expansion du « fastest growing religion » n’impor-
Un genre de musique traditionnelle de Bosnie-Herzégovine.
8

tait lorsque les gens s’accroupissaient sous la terre dans une


Pierres tombales, ou stèles, typiques de la Bosnie médiévale.
9
forêt de charmes criblée. Des têtes courbées, des regards éteints
10
Sorte de plante: sedefčić, Ruta graveolens.
que les rigolades font briller, des visages desséchés, des corps
11
Parti d’action démocratique, le plus grand parti nationaliste bosniaque,
aux cicatrices d’éclats d’obus et de balles de fusil; les uns sont
dont le premier chef était Alija Izetbegović.
verts d’angoisse, les seconds sont paisibles par nature, les troi- 12
L’Académie serbe des Sciences et des Arts.
sièmes se calment en obéissant aux ordres, les quatrièmes ont 13
Vlah au singulier. Mot péjoratif pour un non-musulman vivant en Bosnie,
leurs remords, les cinquièmes sont remplis de calme, bien que habituellement un Serbe.
les forêts se souviendront de leurs crimes… Dans un algorithme 14
Mot péjoratif pour les Bosniaques.
sanglant, élaboré il y a longtemps dans des cabinets de l’autre 15
Région au nord-ouest de la Bosnie, majoritairement peuplée de musul-
côté de la rivière Drina, tous ces gens n’étaient que des zéros. mans bosniens. Ne pas confondre avec la Bosanska Krajina dont cette
La résistance militaire, tristement, était la seule manière de Krajina fait partie, ou avec la Krajina de Croatie.
prouver l’invalidité d’une telle idée. 16
L’appel à la prière, chez les musulmans.
17
Ilija Garašinin (1812-1874) était un homme politique serbe. Il était l’au-
teur du Načertanije, un programme confidentiel qui a servi de base idéo-
logique pour les tentations de la création de la Grande Serbie.
18
« 
Truie », sorte de bombe aérienne.
19
Région autonome serbe de Krajina. Cette entité serbe autoproclamée de
Notes Croatie a été démantelée par l’offensive de l’armée croate en 1995.
Deux joueurs se positionnent d’un côté et de l’autre dans une rue. Ils
1
20
Force de Protection de Nations unies. Bien évidemment, cette force ne
jettent une balle en essayant d’atteindre la bordure du trottoir opposé. protégeait personne.
Dans une ville, un quartier traditionnel datant de l’époque ottomane.
2
21
L’un des avatars de la langue serbo-croato-bosnienne, notamment
Littéralement traduit, l’autocontribution. Dans la Yougoslavie socialiste,
3 employé en Serbie.
une sorte de contribution financière volontaire des citoyens et des orga- 22
Les musulmans que l’on considère comme des martyrs morts pour l’islam.
nisations économiques dans le but du développement de l’infrastructure
communale: stades, hôpitaux, écoles etc.
Rassemblements massifs de participants entraînés, souvent des gymnastes,
4

exécutant des exercices d’ensemble à la chorégraphie réglée. Très en


vogue dans les pays socialistes.
comment parler de ce qui s'est passé en bosnie ? 101

moi-même de sortir de cette sidération, et pour lutter contre ses


effets de « silenciation » – effet bien connu des victimes de géno-
cide que tout pouvoir cherche à faire taire voire à confondre
avec leurs bourreaux – que j’ai accepté l’invitation de David
Collin, que je remercie vivement, à participer à cette réflexion
Comment parler de ce qui s’est passé en Bosnie ? collective.
ou de l’emploi, juste ou abusif, du mot « génocide »

Comment parler de ce qui s’est passé, quasiment sous nos yeux


Louise L. Lambrichs
et en présence des troupes de l’ONU, au Kosovo, en Croatie,
mais surtout en Bosnie ? Il suffit de lire la presse, aujourd’hui
encore, pour constater que la politique génocidaire désormais
avérée mise en œuvre par Belgrade entre 1991 et 1995 contre
les Croates, mais surtout contre le peuple Musulman de Bos-
C’est dans la langue, toujours, que s’organise le crime. Et c’est nie, n’est pas inscrite comme telle dans la mémoire européenne
dans la langue aussi qu’il se met en lumière, par l’invention de (pour éviter d’emblée tout malentendu, je précise que les
mots nouveaux. Ainsi revient-il au poète, parfois, de nommer musulmans, en Bosnie, étaient devenus par la décision de Tito
ce qui se passe pour le faire entendre. Mais les mots du poète, un peuple à part entière, autrement dit une nationalité, voire
méprisé pour désirer toujours se faire l’écho du monde tout en une « nation » identifiée à sa croyance religieuse, et s’écrivaient
le réinventant, se heurtent à la perversion du pouvoir incons- donc Musulmans avec une majuscule). Si, parlant de génocide,
cient et responsable, qui élabore à son tour un autre langage on cite désormais sans hésiter les Arméniens, les Juifs, les Tut-
pour calmer l’opinion ignorante et obtenir un consensus qui lui sis, si l’on cite aussi le Cambodge et le Darfour (non sans inter-
laissera les mains libres. roger le concept, souvent flottant, de génocide), la Croatie et
la Bosnie restent la plupart du temps les grandes oubliées de
Déplier le langage sur le terrain particulier, spécifique, de cette histoire récente et précisément contemporaine du géno-
l’ex-Yougoslavie, en mettre au jour la rhétorique, le mettre cide perpétré par les Hutus au Rwanda. Or, il est d’autant plus
en perspective dans l’histoire pour finalement interpréter les urgent de prendre conscience de ce qui s’est passé que l’histoire
faits, tel est le travail que j’ai accompli dans Nous ne verrons se poursuit, et que les dénis européens continuent d’engendrer
jamais Vukovar  1, et dont j’ai tiré les conclusions dans L’Effet sur ce terrain européen si particulier, au carrefour des civilisa-
papillon  2. Si je suis convaincue qu’il n’est pas inutile, puisqu’il tions, toutes sortes d’effets délétères. L’absence de clairvoyance
rencontre aujourd’hui sur le terrain les échos les plus favorables de la justice internationale (à moins qu’il s’agisse d’un parti pris
et des confirmations surprenantes, je reste moi-même sidérée, politique aussi délibéré qu’aveugle) continue d’entraîner toutes
aujourd’hui, par le silence que ce travail a rencontré en France, sortes de violences – aujourd’hui au Kosovo – demain en Bosnie
chez les personnes les plus éclairées. C’est donc pour tenter à nouveau ? voire en Serbie, chez les musulmans du Sandžak ?
102 louise l. lambrichs comment parler de ce qui s'est passé en bosnie ? 103

Sans reprendre le travail accompli et désormais à disposition de Seconde raison pour laquelle l’argument de Bougarel est à la
ceux qui désirent comprendre, dans les grandes lignes au moins, fois fallacieux et pernicieux : tout en déniant que la guerre prend
ce qui s’est passé, je m’arrêterai sur quelques mots et quelques son origine à Belgrade, il brouille les pistes. L’idée de « guerre
arguments rhétoriques, pour en situer l’origine politique et don- civile » laisse entendre en effet, dans son acception habituelle,
ner quelques premiers repères lexicaux, toujours utiles pour que les civils se battent les uns contre les autres à l’intérieur d’un
comprendre les faits. même État. Or si la guerre déclenchée par Belgrade est bien une
guerre contre les civils qu’il s’agit de déplacer voire d’extermi-
Trois termes ou expressions ont été utilisés pour qualifier la ner, pour modifier les frontières des Républiques et construire
guerre de Yougoslavie : finalement une Grande Serbie « ethniquement purifiée » de ses
éléments non-Serbes (entendez : ceux qui refusent de se dire
Le premier, immédiatement brandi par la plupart des ex-com- Serbes), le saut rhétorique consistant à en déduire qu’il s’agit,
munistes qui soutenaient la Yougoslavie titiste, a été : « guerre pour cette raison, d’une « guerre civile » est aussi aberrant que
civile ». Le terme a été renforcé par Xavier Bougarel   3, qui en de décrire la politique du IIIe Reich, qui s’en prend également
a justifié l’emploi en déclarant que c’était une guerre civile aux civils non combattants, préférentiellement les Juifs, comme
« puisqu’il s’agissait d’une guerre contre les civils ». L’argument une « guerre civile ». Une guerre qui s’effectue par une armée
est faible à deux titres : le premier est constitutionnel. Avant son puissante et des milices organisées et endoctrinées contre des
éclatement, la Yougoslavie était une fédération de Républiques civils désarmés est une guerre qui poursuit un but précis et
qui disposaient, chacune, du droit à la sécession. Et jamais les s’articule sur une idéologie qu’il est capital de connaître, si l’on
différents peuples constitutifs n’ont abandonné leur nationalité désire comprendre la logique présidant aux faits.
d’origine, très prégnante au contraire dans cette région d’Eu-
rope, et plus prégnante historiquement que l’idée de citoyen- Pour combattre cette rhétorique, une autre expression est venue
neté  4. La Constitution yougoslave elle-même reposait sur le très tôt, sous la plume d’Annie Le Brun. Poète et essayiste,
principe d’une Présidence tournante, attribuée successivement compagne du poète surréaliste Radovan Ivšić, Annie Le Brun
à chacune de ces nationalités incarnées par les différentes répu- connaît la Yougoslavie et son histoire depuis quarante ans.
bliques. La guerre préparée par Belgrade, par une longue pro- D’emblée, dès la guerre déclenchée par Belgrade contre la
pagande dont les textes sont publiés (en particulier le Mémo- Croatie, elle a qualifié le régime putschiste de Milosević comme
randum de l’Académie serbe des sciences et des arts de 1986- un « national-communisme » 7. L’expression, nouvelle, était bien
1989, dont il faut savoir déchiffrer la rhétorique stalinienne  5), a choisie à plus d’un titre : à titre historique, elle faisait écho au
éclaté au moment où la Présidence yougoslave devait échoir à national-socialisme hitlérien ; dans le présent, elle traduisait les
un Croate, Stjepan Mesić, ce qui avait été anticipé par ceux qui, forces sur lesquelles s’appuyait Milosević : l’appareil d’un État
comme Mirko Grmek, connaissaient bien l’histoire et avaient communiste, totalitaire malgré son apparence moins stalinienne
déjà identifié les manipulations de la mémoire collective à que la Russie soviétique, et l’extrême-droite nationaliste serbe,
l’œuvre en Serbie  6. animée d’une idéologie que la plupart des Français, faute de
104 louise l. lambrichs comment parler de ce qui s'est passé en bosnie ? 105

connaissance des textes et de la langue, ignoraient jusqu’en de la dernière guerre, par un discours pseudo-scientifique s’ap-
1993   8. Le terme, toutefois, n’a pas été majoritairement retenu, parentant à l’idéologie nazie puisqu’elle faisait valoir de pré-
sans doute parce que la comparaison avec Hitler engendrait tendues inégalités biologiques entre les populations (comme en
toutes sortes de résistances, dans une Europe encore décidée à témoignent les positions de Biljana Plavšić, ancienne présidente
soutenir Belgrade, pour toutes sortes de raisons historiques et des Serbes de Bosnie).
géopolitiques sur lesquelles je n’aurai pas le temps de m’attar-
der ici. Les effets catastrophiques de cette idéologie avouée par certains
miliciens (en particulier dans le documentaire de la BBC intitulé
La troisième expression, finalement retenue majoritairement « Yougoslavie, suicide d’une nation »), constatés sur le terrain et
par les médias occidentaux et par la communauté internatio- largement documentés en France dès la guerre elle-même par
nale, a été « conflit inter-ethnique » ou « inter-communautaire ». de nombreux ouvrages qui n’ont pas rencontré l’écho qu’ils
L’expression elle-même, outre qu’elle reprend implicitement la méritaient, n’ont pas profondément modifié le langage interna-
même rhétorique que l’expression « guerre civile » – masquant tional, qui s’est au contraire, avec la plupart des médias occi-
tant l’origine de l’agression contre les autres Républiques que dentaux, emparé de l’expression « nettoyage ethnique » pour la
l’idéologie, de longue mémoire, ressurgie à Belgrade à la fin des retourner et prétendre qu’il y avait « du nettoyage ethnique de
années 80 du siècle dernier – trahit cette fois l’idéologie euro- tous les côtés » – ce qui était bien la meilleure façon de mas-
péenne, qui semble considérer les peuples des Balkans comme quer ce qui se passait réellement. Ainsi a-t-on pu entendre que
des « ethnies » voire des « tribus » (comme l’indique un colloque le « nettoyage ethnique » n’avait « rien à voir » avec la Shoah, ce
sur les « tribus » en Yougoslavie, organisé à Paris au début de qui est assez ironique quand on sait que cette idéologie prend
la guerre), et non comme des peuples à part entière dont les sa source, justement, dans l’Empire russe et plus généralement
cultures et les histoires sont différentes, bien qu’entremêlées. slave orthodoxe, pour exterminer les Juifs au XIXe siècle, et
Notons qu’à l’époque et jusqu’à aujourd’hui, cette formula- qu’elle fut particulièrement bien mise en œuvre par la Serbie
tion tend à adhérer à l’idéologie serbe plutôt qu’à s’en démar- pendant la Deuxième Guerre mondiale (il est vrai aussi que
quer pour en faire percevoir la visée (ce que faisait d’emblée cette collaboration de la Serbie de Nedić avec Hitler semblait
l’expression «  national-communisme  »). Cette idéologie serbe, « oubliée » de nos dirigeants en 1991, c’est pourquoi j’ai publié
promue par les nationalistes et leurs diasporas, entendait faire une enquête historique fondée sur les archives de Belgrade,
admettre qu’en Yougoslavie, le seul peuple créateur d’État serait qui l’atteste)  10. En réalité, la source de cette idéologie est bel
le peuple serbe, tandis que les autres – croate, musulman, alba- et bien l’antisémitisme, masqué par l’amalgame, construit sous
nais, etc. – seraient des tribus, ou encore des Serbes islamisés la Yougoslavie titiste, entre les Serbes et les Juifs, et la straté-
ou convertis au catholicisme. Prenant sa source au XIXe siècle, gie utilisée s’est élargie ensuite aux autres peuples non-russes
la rhétorique de cette idéologie s’inspire directement de l’idéo- ou non-serbes. Dans la dernière guerre de Yougoslavie, cette
logie grand-russe, telle qu’elle a été formulée pour exterminer idéologie était bel et bien au pouvoir, et en acte, à Belgrade, et
les Juifs de l’empire russe  9, et s’est trouvée soutenue, au cours non en Croatie et en Bosnie – ces deux républiques agressées
106 louise l. lambrichs comment parler de ce qui s'est passé en bosnie ? 107

par Belgrade s’étant contentées de répondre comme elles pou- Bosniaques (victimes d’une politique authentiquement géno-
vaient à l’agression de Belgrade. Prétendre qu’il y avait du « net- cidaire), dont certains chefs militaires se sont retrouvés accu-
toyage ethnique » de tous les côtés – ce que se sont empressés sés au même titre que leurs agresseurs. Du fait de ce langage
d’affirmer les nationalistes serbes, bien relayés par les médias perpétuellement détourné, affadi, nivelé, débarrassé de toute
occidentaux – est donc un discours pervers, qui masque les res- forme de tranchant, nous sommes confrontés aujourd’hui à
ponsabilités réelles et tend à masquer que Belgrade s’est ren- une justice internationale qui n’a toujours pas reconnu les faits
due coupable d’une politique qu’on peut qualifier aujourd’hui, et les vraies responsabilités, à savoir l’agression, par Belgrade,
après la définition de Raphael Lemkin (postérieure de plus d’un de ses voisins. Ce déni judiciarisé au plus haut niveau a non
siècle aux premières formulations de cette idéologie spécifique), seulement des effets délétères dans la population (en Croatie,
d’ouvertement génocidaire 11. depuis la fin de la guerre, plus de 1'600 anciens combattants se
sont suicidés), mais il continue aujourd’hui de laisser toute lati-
La perversion consistant à masquer le principal responsable tude à l’extrême-droite nationaliste serbe, dont la propagande
de la guerre, immédiatement repérable sur le terrain, a produit continue d’être extrêmement puissante en Serbie et même dans
dans nos démocraties d’autres expressions et rhétoriques paral- les médias français, entretenant le peuple serbe, éternellement
lèles destinées à masquer l’origine de l’agression, du style « tous victimisé, dans un déni massif des événements. Il n’est donc
les hommes veulent se battre » (B. Kouchner), « haines ances- pas surprenant que l’indépendance du Kosovo engendre toutes
trales » (F. Mitterrand), ou encore le vieux poncif des Balkans sortes de manifestations, où les nationalistes serbes se trouvent
comme « poudrière » soutenu par le discours encore prégnant soutenus par les différents leaders d’extrême-droite… et par
suivant lequel tous « s’entretuent » (rhétorique que l’on entend Peter Handke (comme en témoigne la manifestation qui s’est
encore dans la bouche de certains militaires français). Ce que tenue à Vienne le 24 février 2008, au cours de laquelle l’auteur
cette guerre aura permis de révéler, c’est que cette poudrière autrichien résidant en France a pris la parole aux côtés du diri-
est bel et bien, comme l’avait immédiatement formulé Annie Le geant du parti d’extrême-droite autrichien FPÖ Heinz-Christian
Brun, le miroir de l’Europe. Strache (selon l’agence APA) pour soutenir les 5'000 manifes-
tants serbes (10'000, selon les organisateurs) protestant contre
Notons que le déni tant de l’agression belgradoise que de l’indépendance du Kosovo.
l’idéologie à l’œuvre soutient la rhétorique qui prévaut au Comme l’a bien fait observer Meïr Waintrater   12
, le mot
Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie, qui s’est « génocide  » comporte aussi ses effets pervers, disqualifiant
doté de statuts permettant de ne pas nommer l’agresseur et d’autres catégories juridiques comme le crime contre l’huma-
s’est autorisé à juger, depuis quatorze ans, les « belligérants », nité. Il convient donc, dans ce cadre précis, de déplier ces deux
à l’exclusion des militaires responsables de l’ONU, présents catégories, d’en repérer les abus éventuels, et de préciser ce qui,
pourtant sur le terrain depuis 1991. La qualification de « belli- au vu des faits, relève de l’un, de l’autre, voire des deux.
gérants » est particulièrement humiliante pour les Croates (les
premiers agressés en Croatie mais aussi en Bosnie) et pour les Pour résumer l’analyse déjà publiée, il me semble que la guerre
108 louise l. lambrichs comment parler de ce qui s'est passé en bosnie ? 109

de Yougoslavie est précisément le résultat de l’instrumentali- vengeance historique (car le projet croate n’a jamais été d’exter-
sation abusive du mot « génocide » par les nationalistes serbes, miner tous les Serbes, mais simplement de se venger – sauvage-
dans une fédération communiste où le travail de mémoire, tel ment souvent – pour se libérer de la domination de Belgrade)
qu’il a pu s’effectuer en Allemagne de l’Ouest et en France, n’ayant jamais été accompli sous la Yougoslavie titiste, la confu-
a été assez largement empêché par les autorités (on sait que sion délibérément entretenue par les leaders belgradois a large-
les pays communistes accusaient toujours de « révisionnisme » ment alimenté la propagande des tchetniks – tout en permet-
ceux qui remettaient en cause la doxa du parti unique). Dans ce tant de nier la collaboration active de la Serbie elle-même avec
contexte particulier, la mémoire de la Deuxième Guerre mon- Hitler (rappelons qu’elle fut, en 1942, le premier pays déclaré
diale s’est trouvée figée, et largement manipulée. Manipulation « judenfrei » par les autorités allemandes). Pour comprendre le
des chiffres, d’abord (pour obtenir les réparations après la Deu- détail de cette histoire, il est important de savoir que la résis-
xième Guerre mondiale), et chiffres éhontément gonflés par les tance au nazisme a pris son origine en Croatie, où se trouve
nationalistes serbes pour manipuler tant les Serbes eux-mêmes aussi une minorité serbe importante, mais qu’elle a été quasi-
(dont il s’agissait d’exaspérer la colère pour les pousser à se ment inexistante en Serbie même. Les tchetniks, royalistes, et
battre) que l’opinion internationale, assez largement ignorante qui collaboraient avec Hitler pour satisfaire leurs propres visées
des réalités de la Deuxième Guerre mondiale en Yougoslavie  13. nationales, n’ont rejoint la résistance de Tito qu’à la fin de la
Cette manipulation des chiffres s’est assortie d’un discours, sou- guerre, pour réaliser « l’union nationale » de la Yougoslavie. Ainsi
tenu notamment par le leader nationaliste Vuk Drašković (qu’on l’ensemble des Serbes ont-ils pu, au lendemain de la Deuxième
a longtemps présenté en France comme un « démocrate » ou un Guerre mondiale et pendant des décennies, s’appuyer sur la
« opposant » alors qu’il a nourri par ses slogans pyromanes la résistance d’un certain nombre de Serbes de Croatie et de Bos-
propagande guerrière), suivant lequel les Serbes, ayant subi un nie pour se faire passer pour collectivement « résistants », sans
« génocide » comme les Juifs, auraient toujours été des amis des que l’Europe se trouve en mesure d’identifier clairement cette
Juifs   14. Les documents historiques sont aujourd’hui publiés   15, manipulation  17. Il faut ajouter que la condamnation officielle de
qui témoignent au contraire de la collaboration active de la Ser- l’Etat oustacha, allié des nazis, a conduit les Croates à ne pas
bie avec Hitler, en particulier dans l’extermination des Juifs, et dénier leurs responsabilités historiques, alors que l’impunité où
de la tradition antisémite encore très solide en Serbie, et soute- a pu vivre la Serbie pendant cinquante ans lui a permis, à la
nue par une fraction importante de l’Église orthodoxe de Serbie. fin des années 80 du siècle dernier, de nourrir sa propagande
guerrière et de recommencer la même politique. C’est pourquoi
Cette identification abusive de la question serbe à la question les Croates, en 1991, n’ont rien compris à ce qui leur arrivait,
juive trouve en partie son origine dans la politique menée par quand la majorité des démocraties occidentales ont soutenu
l’État oustacha, qui persécutait tant les Juifs (pour plaire aux Belgrade contre Zagreb, alors que Belgrade détruisait une bonne
nazis) que les Serbes (pour se venger de l’oppression serbe  16). partie de leur propre pays. Il est clair que si les tchetniks avaient
Le travail d’élaboration qui aurait permis de distinguer ce qui été condamnés après la Deuxième Guerre mondiale comme ils
relevait de la spécificité de la Shoah, et ce qui relevait d’une le méritaient, ils n’auraient pu repartir en guerre aussi aisément.
110 louise l. lambrichs comment parler de ce qui s'est passé en bosnie ? 111

Ce qui est très inquiétant, c’est qu’aujourd’hui encore, la com- Pourquoi faut-il, à mon sens, utiliser le mot « génocide » (et non
munauté internationale paraît disposée à reproduire la même pas seulement la notion de crime contre l’humanité) pour qua-
erreur catastrophique. lifier ce qui s’est passé en Bosnie ? Sans doute faut-il déployer,
à la lumière de la Shoah, ce qui caractérise la politique génoci-
Pour en revenir à l’utilisation du mot « génocide », il me semble daire : camps de concentration, volonté de stériliser les hommes,
que pendant la Deuxième Guerre mondiale, en Yougosla- extermination des personnes, volonté d’effacer les traces du
vie, le terme ne s’applique qu’aux Juifs, qui ont été extermi- crime, démembrement des corps pour empêcher leur identifi-
nés plutôt mieux en Serbie qu’en Croatie d’après ce que l’on cation, destruction des traces de la civilisation, des noms, des
sait aujourd’hui (les travaux futurs dans cette région permet- cimetières, des monuments emblématiques (édifices religieux,
tront d’être plus précis encore, si la jeune génération veut bien musées, bibliothèques, qui ne sont pas des objectifs militaires),
s’y atteler), et qu’il ne s’applique pas plus aux Serbes qu’aux table rase de la culture à laquelle appartiennent les populations
autres nationalités. Si les Serbes ont été victimes, effectivement, visées. Toutes ces caractéristiques se retrouvent en Croatie et
de grands massacres et de crimes contre l’humanité, les civils en Bosnie, mises en œuvre essentiellement par Belgrade qui
croates en ont subi autant de la part des tchetniks (en particulier téléguide l’armée comme les milices, dès le départ (les preuves
le massacre de Bleiburg, à la fin de la guerre, qui répond à un de l’implication de Milosević et de l’Etat serbe sont claires
scénario étrangement comparable à celui de Srebrenica), avec aujourd’hui – comme nous le soupçonnions alors). Autrement
bien d’autres minorités nationales. dit, le génocide n’est pas l’effet d’actes et de groupes isolés – ce
qui signifierait qu’il s’agirait de massacres, ce qui a été le cas,
Venons-en maintenant à la dernière guerre. par exemple, au décours de la guerre, des Croates nationalistes
L’instrumentalisation de la Shoah (bien repérée dès le d’Herzégovine contre les Bosniaques, en Bosnie –, mais il est bel
départ par Alain Finkielkraut) s’est traduite en Serbie, à la fin et bien le résultat d’une politique d’État concertée, à laquelle
des années 1980 du siècle dernier, par un discours nationa- participent tous les appareils (armée, bureaucratie, etc.).
liste serbe expliquant que les Croates étaient « génétiquement
génocidaires », tandis qu’en France, le discours manichéen sui- Malheureusement, au lieu d’en tirer les conclusions, nous avons
vant lequel les Serbes auraient été massivement résistants au affaire aujourd’hui à une justice internationale qui dévoie elle-
nazisme, et les Croates massivement oustachas ou collabo- même le mot « génocide » – en parlant du « génocide de Srebre-
rateurs, l’a très largement emporté sur ceux qui tentaient de nica »–, pour mieux dissimuler que cette politique génocidaire
déplier et de déployer cette réalité historique, pour mettre au s’est déroulée pendant quatre ans  18 sous les yeux des troupes
jour les abus de langage de la propagande. Le résultat de ce déni de l’ONU qui s’en sont faites tantôt les témoins impuissants,
collectif (conscient chez les uns, inconscient chez la plupart) a tantôt les complices. Srebrenica est en effet à la Bosnie ce
été la répétition d’une politique authentiquement génocidaire, qu’Auschwitz fut à la Shoah : une métonymie. Mais cette méto-
dont le peuple musulman s’est trouvé, cette fois, la plus grande nymie, loin d’être prise comme telle, permet de dissimuler que
victime. dès 1991, des camps de concentration (comme Niš, Stajićevo,
112 louise l. lambrichs comment parler de ce qui s'est passé en bosnie ? 113

Sremska Mitrovica) ont existé sur le territoire de la Serbie elle- ce pays paralysé, depuis 1996, par le cessez-le-feu de Dayton
même. L’association de juristes « Vukovar 1991 », dont le prési- qui a consacré les victoires territoriales de Milosević, Mladić et
dent Zoran Sangut a été fait prisonnier dans ces camps au lende- Karadzić.
main de la chute de la ville, a demandé au Tribunal Pénal Inter-
national pour l’ex-Yougoslavie d’enquêter sur ces camps appor- Pour conclure provisoirement sur cette question du langage,
tant la preuve que dès le départ, la Serbie de Milosević était notons que cette guerre a elle-même engendré un bouleverse-
directement concernée par cette politique, mais sa demande est ment des noms. En Bosnie, le peuple musulman a renoncé à
restée, aujourd’hui encore, lettre morte. Nous sommes donc, cette nationalité musulmane qui a fait son malheur, et l’on a vu
toujours, dans ce mécanisme de déni collectif et de répétition apparaître de nouvelles catégories : se disent Bosniens les habi-
(dont nous constatons les multiples effets sur le terrain), puisque tants (croates, serbes, musulmans) partisans d’une Bosnie réuni-
ces camps de concentration font l’objet, aujourd’hui, de la fiée, se disent Bosniaques (voire « Bosniaks » - prononcez Boch-
même omerta que les camps de la Deuxième Guerre mondiale niaks) les musulmans plus radicaux, dont l’identité se renforce
destinés, en Serbie, à l’extermination des Juifs. Il faut bien être sur le terrain du génocide, avec le soutien de certains réseaux
conscient, en effet, que le Tribunal Pénal International pour l’ex- islamistes. Quant à la partie serbe de la Bosnie (dite Republika
Yougoslavie, reposant sur des présupposés erronés, non seule- Srpska) consacrée par le cessez-le-feu de Dayton, ses habitants
ment n’a toujours pas rendu justice aux victimes puisque ses revendiquent le nom de Serbes et croient encore, manipulés
statuts, n’ayant pas retenu le crime contre la paix, permettent par leur leader nationaliste Milorad Dodik, pouvoir obtenir
de ne pas condamner Belgrade pour l’agression des pays voisins, leur indépendance et finalement leur rattachement à la Serbie.
mais laisse croire à l’opinion que la justice pourra être rendue Précisons que cette entité serbe de Bosnie, conquise au prix
un jour par cette juridiction, alors que son système juridique du génocide, compte aujourd’hui 90% de Serbes alors qu’elle
est précisément ce qui fait obstacle, dans ce cas précis, à ce était peuplée avant la guerre d’une majorité de Musulmans et
que la justice soit dite, sur place, comme elle devrait l’être. En de Croates. Si, depuis la fin de la guerre, un certain nombre de
effet, tant que la communauté internationale elle-même restera réfugiés musulmans, aidés par diverses associations, sont rentrés
dans le déni de l’agression comme de l’idéologie spécifique qui chez eux, ils continuent de rencontrer de nombreuses difficultés
a présidé à cette guerre, les nationalistes serbes poursuivront résultant en partie du fait que la justice internationale n’est pas
leurs objectifs, voire les reprendront plus tard avec l’aide de la passée. Précisons de plus que le Mémorial des Musulmans de
Chine ou de la Russie (comme l’écrivain nationaliste serbe Slo- Bosnie, à Potočari (tout près de Srebrenica), se trouve à l’inté-
bodan Despot, traducteur de l’écrivain et idéologue nationaliste rieur de ce territoire serbe de Bosnie, ce qui constituerait une
Dobrica Cosić, en a évoqué publiquement la possibilité  19). Si bombe à retardement si l’Union européenne, sans condamner
l’Union européenne ne prend pas des mesures juridiques plus Belgrade pour le déclenchement de la guerre, acceptait de don-
radicales pour faire passer la justice en Croatie et en Bosnie, ce ner à cette entité, sans fondement historique, son indépendance.
qui, à l’heure où j’écris ces lignes, serait encore possible  20, nous
nous exposons à voir se radicaliser définitivement la jeunesse de Enfin, puisque nous parlons langage, la tragédie spécifique de
114 louise l. lambrichs comment parler de ce qui s'est passé en bosnie ? 115

la Bosnie, aujourd’hui, est aussi que ses victimes, s’exprimant


dans une langue ignorée le plus souvent dans nos démocraties,
se trouvent muselées, et le plus souvent incapables de se faire
entendre sur la scène internationale (où les diasporas nationa-
listes serbes sont en revanche très actives et très habiles), ce
qui les rend également incapables d'exprimer les événements Notes
dont ils furent les victimes et qui leur paraissent, à la lettre, et Paris, Philippe Rey, 2005.
1

au vu de l’implication de l’ONU et de nos démocraties, impen- Paris, Inventaire/Invention, 2007 : repris dans Louise L. Lambrichs, La
2

sable. Ainsi voit-on des Bosniaques encore littéralement ter- littérature à l’épreuve du réel, Editions Universitaires Européennes,
rassés, déprimés, incapables de toute forme de réaction, tandis Sarrebrück, 2010, p. 471-501.

que chez d’autres, la colère monte, exploitée par les réseaux Auteur de Bosnie, anatomie d’un conflit, Paris, La Découverte, 1996.
3

islamistes qui trouvent sur ce terrain, particulièrement vulné- Voir Mirko G. Grmek et Louise L. Lambrichs, Les révoltés de Villefranche,
4

Paris, Seuil, 1998.


rable, l’occasion de répandre leur propre propagande. En 2006,
Voir Mirko Grmek, Marc Gjidara et Neven Simac, Le nettoyage ethnique,
5
au cours de la Marche commémorative de Srebrenica, j’ai ainsi
documents historiques sur une idéologie serbe, Paris, Fayard, 1993  ;
eu l’occasion de bavarder avec un jeune musulman manifeste- réédition en coll. Points Seuil, avec une préface de Paul Garde, 2002.
ment séduit par un homme très charismatique, qui prêchait la Voir Mirko D. Grmek, La guerre comme maladie sociale et autres textes
6

jeunesse. Ce jeune homme m’a expliqué, sans sourciller, qu’être politiques, Paris, Seuil, 2001.
musulman était « biologique », alors que pour être chrétien, il 7
Annie Le Brun, Les assassins et leurs miroirs : réflexions à propos de la
fallait être baptisé. On voit ainsi comment fonctionne le méca- catastrophe yougoslave, Paris, Terrain vague, J.-J. Pauvert, 1993.
nisme psychique consistant, soit à s’identifier à l’agresseur 8
Date de publication de l’ouvrage cité en note 2.
(quand les victimes s’identifient au discours européen dominant, 9
C’est sur le conseil d’un «  grand Russe 
», a déclaré en 1912 Milan
qui nie l’agression de Belgrade), soit à reprendre le discours de Obradović, journaliste serbe à Bjelovar en Croatie, «  que les Serbes
l’agresseur pour le retourner un jour ou l’autre contre lui. On doivent éliminer les Juifs et autres non-Serbes en Slavonie “ en égorgeant
un tiers, un laissant un tiers crever de faim et en faisant tellement peur
voit que le scientisme nazi a encore de beaux jours devant lui,
à un tiers qu’ils s’enfuiront ” » (M. D. Grmek, N. Simac et M. Gjidara, op.
et qu’à défaut de faire passer la justice et de mettre cette idéo- cit., p. 15).
logie et cette répétition génocidaire au travail avec une jeune 10
Voir Ljubica Stefan, « Du conte pour enfants à l’holocauste », in L. L.
génération qui, née au début de la guerre, a déjà vingt ans, les Lambrichs, Nous ne verrons jamais Vukovar, op. cit., p. 409-443. Ajou-
violences meurtrières dans les Balkans et en Europe ne sont pas tons que le déni engendrant la répétition du déni, les camps serbes mis
terminées. en place par le pouvoir de Belgrade en 1991 sur le territoire de la Ser-
bie restent aujourd’hui déniés. Voir « L’objet du déni. A propos des camps
serbes, entretien avec Zoran Sangut », in L. L. Lambrichs, La littérature à
l’épreuve du réel, op. cit., p. 516-547.
11
Voir L. L. Lambrichs, « Génocide, déni et répétition en Serbie, en Croatie
116 louise l. lambrichs

et en Bosnie : la justice internationale face à ses responsabilités », in Le


Banquet n° 26, juillet-sept. 2009, p. 39-52 ; repris dans L. L. Lambrichs, La
littérature à l’épreuve du réel, op. cit., p. 548-559.
Voir l'article de Meïr Waintrater, Le véritable nom du génocide est celui
12

de ses victimes, dans ce volume.


Voir Mirko D. Grmek, « Victomes de la Seconde Guerre mondiale en
13
D’un mot à l’autre
Croatie et en Bosnie-Herzégovine », Le messager européen n°5, 1991,
Les métamorphoses du darwinisme (1859-1914)
p.  31-41 ; repris dans Mirko D. Grmek, op. cit.
Voir Vuk Drašković, « Lettre aux écrivains israéliens », in L.L. Lambrichs,
14
Yves Ternon
L’effet papillon, Inventaire-Invention, 2007.
Ljubica Stefan, « Du conte pour enfants à l’holocauste », in L.L. Lambrichs,
15

Nous ne verrons jamais Vukovar, Paris, Philippe Rey, 2005.


Rappelons que le parti oustacha, qui signifie « insurgé », s’est constitué
16

après l’assassinat de trois députés croates au Parlement de Belgrade, en


1928, dont Stjepan Radić.
Les philosophes et savants qui ont cherché à pénétrer les
Pour plus de détails, voir Philip J. Cohen, Serbia’s Secret War, 1996.
17
mystères de l’univers ne sont pas les précurseurs du national-
Voir supra, note 10
18
socialisme, encore moins ses maîtres à penser. Ils ont, répon-
À l’émission « Ce soir au jamais », FR3, 27 février 2008. Notons qu’à cette
19
dant aux préoccupations de leur époque, participé à des mou-
émission étaient invités Jacques Verges, Alexandre Del Valle, Slobodan
Despot, Skender Sherifi, Boudewijn Bouckaert, Alain Dieckhoff et Gabriel vements de pensée qu’ils ont fait évoluer. Ils ont jalonné leur
Mouesca. parcours de concepts, des mots clés, des mots phares, des mots
Voir L. L. Lambrichs, « 
20
Peter Handke, le Kosovo et la justice magiques : sélection, hérédité, hygiène, race, etc. Ces mots ont
internationale », Inventaire-Invention, 2008. acquis plus de force en doubles antagonistes – sélection élimina-
tion ; hygiène dégénérescence etc. Opposés, les adjectifs furent
même plus redoutables que les substantifs : fort faible, bon mau-
vais, supérieurs inférieurs, utiles inutiles, doués idiots, car ils
partagèrent et découpèrent. Les philosophes étaient d’abord
des questionneurs. Les savants, eux, se sont appuyés sur des
sciences positives, les connaissances dont ils disposaient à leur
époque. Peut-on leur reprocher de n’avoir pas attendu la sépa-
ration des particules moléculaires pour déposer leurs conclu-
sions ? Certaines de leurs hypothèses se sont révélées exactes.
Au contraire, sur des points essentiels, ils se sont trompés.
Ainsi, on sait aujourd’hui que, dans l’espèce humaine, les races
n’existent pas, que chaque être humain est unique. Cependant,
118 yves ternon d'un mot à l'autre 119

des millions de personnes ont été tuées parce que des hypo- généralement l’extinction des espèces parents », écrit Darwin.
thèses ont été érigées en certitudes, mais ce n’est la faute ni à Pour lui, c’est ce parricide biologique qui explique l’absence de
Lamarck, ni à Darwin, ni à Mendel. Certes, la pente était glis- formes intermédiaires : l’évolution élimine ses parents, comme
sante. Il y eut parmi ces hommes qui publièrent dans les sociétés la révolution dévore ses enfants   3. Cette « sélection naturelle »
savantes des chercheurs authentiques, des spéculateurs impru- trouve un modèle dans la sélection artificielle pratiquée par les
dents, des illuminés et même des escrocs avérés. Leurs travaux horticulteurs et les éleveurs : ils utilisent des variations et les
étaient ouverts à la critique et les critiques n’ont pas manqué. maintiennent par l’hérédité. Mais les effets de cette sélection
Mais il y avait l’esprit du temps, les passions politiques, la force artificielle sont limités. L’éleveur choisit des caractères visibles
des choses et des lieux. Les philosophes et les savants n’ont pas pour améliorer les races d’animaux domestiques. La nature,
créé la dérive : ils ont été emportés par le courant. La démarche elle, agit sur l’ensemble de l’organisation et la « lutte pour la
de l’historien n’est pas de tracer une voie royale des idées, mais, vie » est d’abord une lutte pour la reproduction. La sélection
comme l’écrit François Jacob, « de repérer les étapes du savoir, naturelle règle le vivant. Elle infléchit lentement des équilibres
de déceler les conditions qui permettent aux objets et aux inter- de population à travers le hasard des interactions entre les orga-
prétations d’entrer dans le champ du possible » 1. nismes vivants et leur milieu.
Les contemporains de Darwin accueillent favorablement
l’idée générale d’une évolution des espèces. L’évolutionnisme
Sélection
reflétait le changement des structures de pouvoir, le passage
Parmi ces savants, un naturaliste, Charles Darwin, met plus de d’une société aristocratique terrienne à une société bourgeoise
vingt ans pour perfectionner une théorie élaborée au terme de et commerçante. Pour l’Angleterre victorienne, le progrès est à
son voyage autour du monde sur le Beagle. En 1859, il publie l’image de l’évolution naturelle : des formes dépassées sont rem-
De l’Origine des espèces par voie de sélection naturelle, avec placées par d’autres plus adaptées au milieu – la sélection du
le sous-titre La préservation des races favorisées dans la lutte plus apte n’est pas la sélection du meilleur. L’évolutionnisme
pour la vie   2. La théorie de l’évolution est née. Elle est consti- apporte la preuve de la validité du libéralisme : il est le résul-
tuée de deux volets  : l’existence d’une régulation du vivant tat d’efforts humains individuels. Les intellectuels de l’époque
et le mécanisme de cette régulation. Pour expliquer ce méca- sont plus préoccupés par l’idée d’évolution que par l’idée de
nisme, Darwin emprunte au Principe de population de Mal- sélection qui pourtant en forme le socle. Cette idée se tracera
thus le concept qui lui manquait : l’idée d’une lutte pour la vie, un chemin tortueux en dehors des voies de la science du vivant.
d’un processus d’élimination des inaptes à chaque génération.
Pour Malthus, ce principe était téléologique : Dieu utilisait ce
Hérédité
moyen pour encourager les hommes à travailler assidûment.
Pour Darwin, cette lutte pour la vie est un processus créateur Pour la théorie de l’évolution, la sélection porte sur l’hérédité.
à chaque génération. Elle est plus âpre entre les formes les plus Ce principe est énoncé à une période décisive de l’histoire de
proches. « Ainsi les descendants modifiés et améliorés causeront la biologie. Comme, il l'a été dit, la lutte pour la vie est d’abord
120 yves ternon d'un mot à l'autre 121

une lutte pour la reproduction. Pour la théorie de l’évolution, disposé en niveaux. Dans une taxonomie animale, l’espèce a
ce qui est sélectionné a la permanence de l’hérédité. C’est le un statut particulier : deux animaux appartiennent à la même
mécanisme de sélection qui rend irréversible l’ensemble du espèce s’ils sont capables de se croiser entre eux. Les diffé-
processus. Il faut, pour que naisse la science de l’hérédité, la rences visibles entre individus d’une même espèce nécessitent
génétique, attendre la découverte du chromosome. La cytologie une classification : les variétés pour les plantes ; les races pour
examine la structure de la cellule et distingue deux composants les animaux. Le caractère commun aux variétés et aux races au
majeurs : le noyau et le protoplasme. Les procédés de colora- sein d’une même espèce est donc l’aptitude à se reproduire. Il
tion révèlent que le noyau se colore facilement et y découvrent est normal que les naturalistes pensent l’espèce humaine dans le
des filaments que Wilhelm Waldeyer nomme « chromosomes », règne animal et lui appliquent les mêmes capacités de reproduc-
le radical « chrome » indiquant la coloration. Les cytologistes tion qu’aux autres races. L’introduction dans la langue française
attachent à ces chromosomes le pouvoir de se dédoubler en au XVIe siècle du mot « race » – issu de l’italien razza –, dans
formant deux noyaux identiques à celui dont ils proviennent. le double sens de « catégorie » et de « descendance » – famille,
August Weismann établit alors une distinction entre deux types lignage – n’est porteuse d’aucune arrière-pensée de discrimi-
de cellules : les cellules germinales qui forment le squelette de nation, même si, dans l’assimilation du lignage de l’homme
l’espèce et se trouvent préservées de tous les avatars du milieu ; à celui des chevaux et des chiens l’amélioration de la qualité
les cellules somatiques vulnérables à l’environnement. Cette par l’élevage est sous-entendue  5. C’est dans un contexte diffé-
distinction entre le « germen » qui assure la stabilité des espèces rent que se situe une pensée raciale greffée sur la science. Ce
et qui se loge dans les chromosomes et le « soma », soumis aux sont les naturalistes qui introduisent progressivement dans le
vicissitudes du vivant, fait de l’hérédité une science. La sélec- concept de race un élément biologique. On est en droit de se
tion naturelle, dit Weismann, « opère sur les dispositions cachées demander comment une controverse sur la disparition d’espèces
dans la cellule germinale » 4. C’est toute la conception de l’héré- animales et une hiérarchie des races a pu, par un chemine-
dité qui est bouleversée. Jusqu’alors, la possibilité d’hérédité ment souterrain, déboucher sur une résignation à l’anéantisse-
des caractères acquis n’avait pas été remise en question. Ce ment de groupes humains ou, résurgence plus délétère encore,
vieux mythe, qu'en France en particulier, par fidélité à Lamarck, sur un projet de destruction de ces groupes. Il faut en suivre
de nombreux savants défendaient encore, est définitivement les premières ébauches dans des sociétés savantes victoriennes
condamné par l’hypothèse de Weismann. La redécouverte en où les thèses sur l’évolution et ses mécanismes deviennent le
1900 des lois de Mendel permet à la génétique de prendre son pivot de la réflexion sur les races humaines. Sur un plan poli-
essor en Europe et aux États-Unis. tique, le darwinisme était neutre. S’il a connu en Angleterre un
tel succès, c’est « parce qu’il apportait, sur la base de l’héritage,
les armes idéologiques de domination de race aussi bien que de
Race
classe, et parce qu’on pouvait aussi bien s’en servir en faveur
Les crimes engendrés par la pensée raciste ont jeté l’anathème de la discrimination que contre celle-ci » 6. En 1859, l’année où
sur un concept qui, à l’origine, s’impose. Le monde vivant est paraît  De l’Origine des espèces, un géologue, Lyell, ébauche la
122 yves ternon d'un mot à l'autre 123

première dérive du darwinisme. Il suggère que ce processus bio- Society développent des préjugés racistes. Il ne faut que cinq
logique peut aussi se produire entre les races humaines : « Les ans après la publication de L’Origine des espèces pour que Wal-
races les moins intelligentes sont exterminées ». Douze ans plus lace identifie l’extermination des indigènes à la sélection natu-
tard, dans La Descendance de l’homme et la sélection sexuelle relle et interprète la perspective darwinienne dans un sens utili-
(1871), Darwin exprime à son tour sa conviction : dans un ave- taire. Il est convaincu que le contact avec les Européens entraîne
nir plus ou moins proche, les races d’hommes civilisées auront la destruction inévitable des peuples inférieurs et qu’ils doivent
exterminé et remplacé les sauvages dans le monde entier, une supplanter les espèces locales par « la vitalité inhérente de leur
idée que partagent ses contemporains. Mais il ne réalise pas les organisation » et « par une plus grande capacité d’existence et de
implications que la théorie de la sélection pourrait avoir, alors reproduction ». Il pense cependant que ce ne sont pas les meil-
que d’autres l’exploitent déjà, comme Alfred Wallace qui, dans leurs qui triomphent dans la sélection naturelle. En 1866, il écrit
un article sur l’origine des races humaines, insiste sur la sélec- à Darwin : « Tout vient de l’emploi du terme de sélection natu-
tion des qualités morales et mentales et souligne la supériorité relle et de la comparaison constante qui est faite de ses effets
mentale des Européens. Darwin est seulement convaincu que avec ceux de la sélection humaine » 7.
toutes les races humaines ont des ancêtres communs et appar- Dans son application à l’espèce humaine, le darwinisme
tiennent à une même espèce, mais il accepte le préjugé de l’iné- connaît une seconde métamorphose, d’effet plus lent, mais plus
galité des races et de la suprématie inévitable de la race blanche nocif encore. La première dérive concernait la lutte entre les
et il considère que les races humaines sont équivalentes à celles races et concluait à l’élimination nécessaire des races inférieures
des animaux et des plantes. Dans les discours des savants de – que cette élimination soit spontanée, comme le pensaient les
l’époque victorienne, on trouve sans cesse des références au modérés, ou provoquée, comme l’exigeaient des fanatiques. La
monde végétal et animal pour expliquer la supériorité biolo- seconde traite de la sélection au sein de la race. Dans la lutte
gique des Européens et le déclin inévitable des autres races. pour la vie, constatent des savants, ce ne sont pas les meilleurs
Pour eux, pas le moindre doute : l’espèce humaine est divisée en qui l’emportent. Les médiocres réussissent mieux et se repro-
races, ces races sont inégales ; les races inférieures s’éteindront. duisent plus rapidement. La science raciale doit donc tenir
Reste à fixer le mécanisme de cette extinction. L’idée d’élimina- compte de deux processus antagonistes : les relations entre les
tion des races inférieures correspond aux credos de la société races où les plus doués et les plus forts l’emportent ; les rela-
victorienne, des convictions inscrites dans un contexte histo- tions au sein de la race, entre les classes d’une société, où les
rique précis : la poursuite de l’extermination des indigènes en lois de la sélection naturelle ne sont pas appliquées. Ainsi naît
Amérique et en Australie et la préparation de la grande ruée de l’eugénisme.
l’Europe sur l’Afrique. Le racisme devient, avec la bénédiction
de la religion, l’idée force de l’impérialisme britannique. Les
Eugénisme
sociétés savantes sont gagnées à ces idées qui offrent aux poli-
tiques la caution morale qui leur faisait défaut pour légitimer « Eugénisme » n’a pas l’innocence originelle des mots « sélec-
les pires excès. L’Anthropological Society et l’Ethnographical tion 
», « hérédité 
» et «  race 
». Cette pseudo-science s’est
124 yves ternon d'un mot à l'autre 125

lentement élaboré à partir d’une double référence politique et être que génétiques. Il fixe à l’humanité un double objectif :
scientifique, en Angleterre et en France. La référence politique faire se reproduire les bonnes personnes ; éliminer dans la race
est le développement impérialiste, la référence scientifique, les individus inférieurs : les malades mentaux, les asociaux, les
un même emprunt à l’évolutionnisme et au transformisme. Le délinquants. Une étape décisive est franchie  : le programme
développement de ces théories n’est ni cloisonné, ni linéaire d’élimination ne porte plus seulement sur les races inférieures,
et, dans chaque pays, la science dominante n’est pas la même. il s’inscrit à l’intérieur des races dites supérieures.
Nombreux sont, à l’époque, les savants qui ne respectent guère Cependant, dans les années 1870-1880, Galton reste ignoré
les exigences scientifiques. C’est ainsi que, insidieusement mais ou presque. L’Angleterre victorienne n’est pas prête à admettre
progressivement, par une succession de glissements, le poison l’idée d’une société où les capacités de chacun sont détermi-
du racisme se diffuse sous le manteau de la science dans l’Eu- nées de façon rigide. Il faut attendre l’avènement de la géné-
rope de la fin du XIXe siècle. La race et l’hérédité s’enroulent en tique pour que la théorie de la sélection naturelle appliquée à
une spirale idéologique et forgent un racisme biologique dont l'homme renaisse sous une autre forme et pour que, seconde
les dérives se précipiteront entre les deux guerres mondiales étape de la révolution darwinienne, le projet impérialiste victo-
pour annoncer des sélections humaines criminelles. rien se mue en un programme de génocide à l’usage des natio-
nalismes du XXe siècle. Entre les deux phases de cette révolu-
tion, de l’adoption de la théorie de l’évolution à la synthèse
Angleterre : eugenics
dans l’eugénisme de la théorie de la sélection naturelle et de
En Angleterre, Spencer invente l’expression « survivance du plus celles de l’hérédité, l’idée darwinienne de sélection connaît une
apte » pour désigner le mécanisme de la sélection naturelle : la éclipse de trente ans. C’est seulement au début du XXe siècle,
lutte pour la vie entraîne la survie des plus aptes. Dans le même avec la création de la chaire de Pearson à Londres, que l’eu-
temps, Francis Galton, cousin de Darwin et son contemporain, génisme devient une science officielle. Les recherches de Gal-
énonce en 1869, dans Hereditary Genius, une théorie reposant ton l’ont conduit à étudier les variations de l’hérédité dans les
sur trois points : on ne peut perfectionner l’espèce humaine grandes populations et il met au point avec Pearson des tech-
qu’en agissant sur l’hérédité par sélection artificielle  ; cette niques statistiques. L’eugénisme devient une science des pro-
sélection doit être plutôt positive que négative ; il faut donc babilités. En 1904, Galton donne une nouvelle définition de
favoriser la reproduction des élites dans les meilleures lignées. l’eugénisme : « étude des facteurs socialement contrôlables qui
Galton souligne la différence entre les hommes et les animaux : peuvent élever ou abaisser les qualités raciales des générations
les espèces animales ont été contraintes à s’adapter à de nou- futures, aussi bien physiquement que mentalement » 8. En 1908,
velles conditions de vie ; les hommes, au contraire, seront les est fondée la  Société d’éducation eugéniste dont Galton est le
victimes de la civilisation s’ils n’améliorent pas leur capacité à président honoraire  9. Des savants les rejoignent, dont Leonard
survivre dans le nouvel environnement qu’ils ont créé et dans Darwin, fils de Charles Darwin et l’un des plus ardents défen-
lequel la nature biologique de la race peut soit s’améliorer, soit seurs des thèses eugénistes. Des sociétés d’eugénisme se créent
dégénérer. Pour lui, les différences entre les hommes ne peuvent dans les provinces anglaises. Des États américains – l’Indiana
126 yves ternon d'un mot à l'autre 127

en 1907, la Californie, le Connecticut et l’État de Washington Les anthropologues appliquent le modèle darwinien. Ils sont
en 1909 – promulguent des lois de stérilisation des fous et des convaincus que la science vérifiera leurs préjugés sur une hié-
criminels. Les thèses eugénistes sont développées avec plus de rarchie des races humaines. Ce principe établi, les anthropolo-
violence encore par Pearson, partisan farouche d’une nation gues « démontrent » les différences de valeurs entre les groupes
homogène qui devrait être un tout cohérent et organisé et non constituant la race blanche : aryens et sémites, par exemple. Puis
un mélange de races supérieures et inférieures. Ce ne sont plus ils passent de l’inégalité entre les races à l’inégalité au sein de
là des concepts abstraits dérivés de la science ou de la philoso- la race. Partis de l’observation du corps humain, ils franchissent
phie, mais des idées politiques proposant un programme. le pas en émettant des hypothèses – qu’eux-mêmes ou d’autres
ont tôt fait de transformer en certitudes – sur l’inégalité des
qualités intellectuelles et/ou morales. A l’époque, ces dérapages
France : eugénisme
sont monnaie courante. Nombreux sont les savants qui ne res-
Contrairement à une idée reçue, le comte Arthur de Gobineau pectent guère les exigences scientifiques.
n’est ni le père du racisme ni un antisémite. Comme le souligne La dérive est amorcée dans un autre domaine, la philologie.
Pierre-André Taguieff, « On ne répétera jamais assez que la doc- Ernest Renan est un théoricien raciste : il juge légitime la domi-
trine de Gobineau est un “ racialisme’’, c’est-à-dire une élabo- nation de la race blanche sur la noire et il justifie le colonialisme.
ration strictement théorique, mi-descriptive, mi-interprétative. Les idées darwiniennes trouvent un écho chez Jules Soury, phi-
Gobineau ne préconise rien. Le pur racialisme ne débouche losophe et sociologue, obsédé par la lutte pour la vie et la sélec-
sur aucun programme politique de type raciste.  » 
10
Édité à tion des plus aptes. Pour Soury, la lutte des races est une lutte
compte d’auteur, le livre de Gobineau sur l’inégalité des races pour l’existence et la lutte entre Aryens et Sémites, une lutte à
humaines ne reçoit guère d’écho. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, mort. Soury ouvre la voie à un antisémitisme exprimé en termes
il n’a aucune influence sur les anthropologues européens. Par biologiques. Enfin, le projet eugéniste de Galton est repris et
contre, il est favorablement accueilli aux États-Unis, esclava- développé en France par Georges Vacher de Lapouge. C’est lui
gistes jusqu’en 1865. qui introduit le mot « eugénique » – traduction du mot anglais
Les idées eugéniques arrivent en France par le canal de eugenics – dans le vocabulaire scientifique de langue française.
l’anthropologie. Au XIXe siècle, l’anthropologie est le domaine L’eugénique «  est l’ensemble des activités humaines ayant pour
privilégié de la recherche sur l’homme. Cette science, déta- but de corriger l’évolution de groupes humains »  11
. Lapouge
chée de la zoologie, connaît une grande vogue dans les milieux pense que, si une sélection artificielle n’est pas pratiquée pour
scientifiques français. En 1859, Paul Broca crée la Société obtenir une reproduction des meilleurs, il faudra recourir à ces
d’anthropologie et l’École d’anthropologie de Paris. Il est le mesures négatives radicales : l’évolution a ses vainqueurs et ses
premier à définir les races humaines sur des critères anthropo- vaincus ; c’est une fatalité.
métriques. Anatomiste et chirurgien de valeur, Broca tente de La France de la IIIe République reprend jusqu’à la Première
prouver par la mensuration des crânes et la pesée des cerveaux Guerre mondiale la vulgate raciste, un discours inspiré par l’évo-
que l’intelligence dépend de la quantité de matière cérébrale. lutionnisme sur la mission civilisatrice des races supérieures
128 yves ternon d'un mot à l'autre 129

et leurs devoirs envers les races inférieures. Mais les sciences sur le droit de la race la plus forte d’anéantir la plus faible. Pour
raciales ne triomphent pas en France où plusieurs ouvrages, en Tille, la race la plus forte est la race germanique. Ainsi l’idéolo-
écho à l’affaire Dreyfus, dénoncent les préjugés du racisme et de gie impérialiste victorienne se germanise peu à peu. En 1904,
la dégénérescence des races et critiquent les principes de lutte à en Afrique du Sud-Ouest, l’actuelle Namibie, la presque totalité
mort entre les races et de sélection des meilleurs pour opposer des Herero meurt dans le désert, éliminée sur ordre du général
à l’eugénisme l’entraide sociale. Cette réaction se fait également von Trotha, mandaté par le Kaiser. Le chef de l’immigration alle-
en réponse au développement en Allemagne de la théorie des mande en Afrique du Sud-Ouest, Paul Rohrbach – qui a dénoncé
races, à la « germanisation » du racisme  12. avec vigueur les massacres d’Arméniens dans l’Empire ottoman
en 1895-1896 –, écrit en 1912 : « Nulle philanthropie ou théorie
sociale ne peut convaincre des gens raisonnables que la préser-
Hygiène raciale : le Sonderweg allemand
vation d’une tribu de Cafres de l’Afrique du Sud est plus impor-
La philosophie biologique de Ernst Haeckel est inspirée par tante pour l’avenir de l’humanité que l’expansion des grandes
L’origine des espèces, traduite en allemand en 1860. Avec Haec- nations européennes et de la race blanche en particulier » 15.
kel, l’hérédité occupe une place centrale dans la biologie : elle C’est en Allemagne, avec le concept d’espace vital (Lebens-
devient le fondement mystique de la race  13. Dans ses publica- raum), élaboré par le géographe et zoologiste Friedrich Ratzel
tions qui s’échelonnent jusqu’en 1915, Haeckel construit un sys- en 1901, qu’une greffe s’opère entre la théorie biologique de la
tème philosophique, le monisme, comme explication du monde vie et la théorie géographique de l’espace. Ratzel – et il retrouve
à partir d’un principe unitaire : la biologie est à la fois science et là l’idée originelle de Malthus –, relève une contradiction entre
histoire ; l’évolution relie les sciences de la nature et les sciences les mouvements incessants de la vie et l’espace immuable de la
de l’homme, mais aussi la religion et la science . Haeckel est le planète : la vie lutte avec la vie pour l’espace ; la lutte pour la vie
précurseur du racisme en Allemagne. Sa théorie ne prend en est une lutte pour l’espace.
considération que l’espèce. L’individu peut disparaître si l’es- La crainte de la dégénérescence de la race, déjà présente
pèce est conservée. C’est pourquoi, « par son attachement à ce dans l’œuvre de Haeckel devient alors une phobie. En 1895,
système unitaire qui occulte tout caractère humain », sa philoso- Alfred Plœtz, publie Fondements d’une hygiène des races. Dans
phie est immorale  14. Les œuvres de Haeckel sont largement dif- cet ouvrage, il regroupe les théories de la biologie de Darwin à
fusées : le monisme répond aux besoins des intellectuels et des Weismann et les thèses du racisme en une seule science : l’hy-
politiques allemands. Toutefois, les Allemands n’ont encore éli- giène raciale. Il importe, écrit-il, de maîtriser la variabilité par
miné aucun peuple et ils ne partagent pas l’idée fixe des savants une «  sélection artificielle des cellules germinales  ». Comme
et politiques anglais, l’élimination des races définies comme Haeckel, Plœtz subordonne l’intérêt de l’individu à celui de
inférieures. Mais, à mesure que ce développe l’impérialisme l’espèce. Il condense en un discours cohérent sur la défense de
allemand, le principe de la fatalité d’une destruction de groupes l’espèce, de la race et du peuple (Volk) la science, le racisme et
humains gagne l’Allemagne. Le glissement idéologique se pré- le nationalisme  16. La greffe a pris : l’eugénisme se met au service
cise à la fin du siècle avec Alexandre Tille qui reprend le discours de la race. En 1899, Plœtz et Lenz fondent la Société allemande
130 yves ternon d'un mot à l'autre 131

d’hygiène raciale qui publie les Archives de biologie raciale et


sociale. A l’instar des sociétés anglaise et allemande, d’autres
sociétés de génétique et d’anthropologie à tendance eugéniste
se développent rapidement en Europe. Alors que, en France, la
Société française d’eugénique, fondée en 1913, peine à diffu-
Notes
ser ses idées, des sociétés et des revues d’eugénique sont créées
François Jacob, La logique du vivant. Une histoire de l’hérédité, Paris,
1
en Suède, au Danemark, mais aussi en Autriche, en Tchécoslo- Gallimard, 1970, p. 20.
vaquie, en Hollande, en Roumanie.
L’année précédente, un mémoire publié conjointement par Wallace et
2

Darwin intitulé : « On the tendancy of species to form varieties and on


Au XIXe siècle, en Europe, l’évolution des sciences et des socié- the perpetuation of varieties and species by natural means », faisait déjà
tés vers le progrès entraîne une transformation des idées et des mention de cette théorie.
mentalités. De 1890 à 1914, le phénomène s’accélère avec la Sven Lindqvist, Exterminez toutes ces brutes, Paris, Le serpent à plumes,
3

production d’un fatras idéologique autorisant les projets les plus 1998, p. 143.

extravagants. La pureté de la race, l’homogénéité du peuple Fr. Jacob, op. cit., p. 236.
4

deviennent les principes rassembleurs sur lesquels les États- Arlette Jouanna, L’idée de race en France au XVIe siècle et au début du
5

XVIIe, Montpellier, Université Paul Valéry, 1981(Thèse ; 2 volumes).


nations s’édifieront dans les « sorties d’empire ». Des peuples
H. Arendt, Les origines du totalitarisme. Deuxième partie : L’impéria-
6
entiers seront sacrifiés à ces nouvelles idoles. La science n’aura
lisme, Paris, Fayard, 1982. La référence est tirée de l’édition Points poli-
été que le magasin où des politiques auront habillé leurs fan- tique, Seuil, p. 102.
tasmes. Par une succession lente ou rapide, on passe des théori- 7
S. Linqvist, op. cit., p. 191-182.
ciens du vivant aux praticiens du racisme biologique, d’une réa- 8
Jean Sutter, L’eugénique, Paris, Puf, 1950 (Travaux et documents, cahier
lité à une abstraction. Qu’elle se nomme peuple ou race, cette n° 11), p. 41. Sutter parle de «  l’eugénique ». « 
Eugénique 
» et «  eugé-
abstraction exige des sacrifices à deux niveaux : en dehors du nisme » sont synonymes, mais la différence d’emploi est significative. Dans
peuple ou de la race, l’élimination de groupes exogènes, donc les travaux sur le racisme, on lit « eugénisme ».
ennemis ; dans le peuple ou la race, la suppression du moins apte, 9
Ibid., p. 21.
du moins doué, du plus faible et les mots prennent un pouvoir 10
Pierre-André Taguieff, « Quand on pensait le monde en termes de races »,
meurtrier. Les savants ne sont certes pas responsables de cette entretien avec Pierre-André Taguieff, L’Histoire, n° 214, octobre 1997,
p. 36.
déshumanisation. Ils s’y sont toutefois prêtés, à leur insu le plus
11
Pierre-André Taguieff, « Théorie des races et biopolitique sélectionniste en
souvent, dans la mesure où ils n’ont pas contrôlé les brèches
France. Aspects de l’œuvre de Vacher de Lapouge (1854-1936) », in Sexe
éthiques qu’ouvraient leurs théories ou leurs découvertes. et race, n° 3, 1988 (consacré aux aspects du darwinisme social du XIXe au
XXe siècle), p. 12.
12
P-A Taguieff, entretien cité, p. 41.
13
Dans Histoire de la création des êtres organisés d’après les lois naturelles
(1868), Haeckel identifie douze espèces humaines et trente-six races.
132 yves ternon

Till Meyer, « La “ Philosophie biologique’’ de Haeckel », Sexe et race, n° 3,


14

1988, p. 75.
15
La pensée allemande dans le monde. Cité par S. Lindqvist, op. cit., p. 198.
Pierre Thuillier, « A propos de quelques travaux récents sur le darwinisme
16

social », Sexe et race, n° cité, p. 7-8.


Les mots génocidés
Pierre Voélin
Ce texte est tiré d’un article publié dans le n° 183 de la Revue
d’histoire de la Shoah, juillet-décembre 2005, par Yves Ternon
sous le titre : « Penser, classer, exclure. Origine du racisme biolo-
gique », p. 17-47.
Les écrivains, nous le savons, sont pleins de défauts, mais le pire
de tous, bien sûr, est qu’ils écrivent. C’est une chance que ce
texte ne soit pas dépourvu d’une certaine théâtralisation rhéto-
rique ; la lecture de cette suite de propos devrait en être facilitée
d’autant. Sur cette expérience des camps de la mort, je n’ai rien
d’autre à offrir qu’un peu de littérature, et jamais la littérature
n’est plus suspecte que dans ces parages – je veux croire, au
seuil de cette prise de parole, que nous en sommes tous intime-
ment persuadés.

En guise d’épigraphe, j’ai choisi un poème tiré de mon dernier


livre : Dans l’œil millénaire.
D’un murmure

Un jour
une main secrète
rassemble les ossements
un autre jour une autre main les disperse

Nous pleurons – à terre nous supplions


interdits – à l’écoute des moindres souffles

de ce murmure
oh – que pourrait dire
l’ange des eaux à l’ange des ténèbres
134 pierre voélin les mots génocidés 135

I invisibles ne cessait de me brûler, littéralement. La dame chez


Le voudrais-je, l’aurais-je voulu ? jamais je ne peux, jamais je qui je séjournais, une gentille bourgeoise, une petite noiraude
n’ai pu savoir s’il est légitime d’évoquer le camp d’extermina- dans la cinquantaine, si preste, le cœur sur la main, m’emmenait
tion : cette volonté implacable d’effacer les juifs d’Europe, cet dans sa volkswagen, (une de ces voitures, vous vous souvenez,
anéantissement qui fut d’abord fantasmé, sourdement désiré à face de crapaud) visiter la Bavière, les sublimes châteaux de
durant des siècles, programmé dans le secret, finalement mis Ludwig der Zweite. Et elle n’arrêtait pas de fredonner les chants
en œuvre par les nazis au cours de la Seconde Guerre mon- de sa jeunesse ; avec une évidente nostalgie, une inconscience
diale – pourquoi prolonger en soi cette horreur et cette douleur, qui ne l’était pas moins, elle laissait remonter en elle toute la
en vérité insondables ? Au nom de qui ou de quoi laisser cette vague de purin des chansons à la gloire de l’idole perdue. Tan-
chose nous traverser, et, au regard du poète que je suis, touché dis que sa voix modulait ses notes hautes ou basses, lentes ou
de plus près, la laisser traverser le corps d’une langue, la nôtre, plus rapides, j’entendis bientôt « … des pas défiler dans un cou-
le français, l’y inscrire en toutes lettres, en faire ainsi, de sur- loir. Ils étaient des dizaines, des centaines de milliers, voire des
croît, une matière d’art en même temps que le témoignage d’un millions ? (Je) n’aurais pas su le dire … » 1 ; depuis lors, pas un
témoignage… un écho : l’écho déjà lointain d’une catastrophe jour de ma vie, dois-je l’avouer, que ces pas d’un instant ne se
historique, rien que le souvenir d’une muette déflagration deve- mettent à défiler au fond de moi sans que je puisse les arrêter.
nue pourtant fondatrice d’un monde autre, profondément autre.
Et puis, parlerai-je de ces adolescents que je croisais, abîmés
Si je remonte dans mes souvenirs, je puis dire que j’ai com- dans le silence, des adolescents muets – que l’on avait rendu
mencé à saisir les dimensions du crime, sa topographie halluci- mutiques – à force de leur refuser d’avance une réponse aux
nante, vers quatorze ans, au seuil de l’adolescence (encore que questions qui ne cessaient de les tarauder ? Un livre que je me
l’événement m’ait atteint dans l’enfance déjà), mais je l’ai com- dépêcherais d’ouvrir, bien des années plus tard, en dresserait le
pris dès lors comme l’héritage propre à l’Europe et aux Euro- portrait, celui de Maren Sell ; je n’en ai pas oublié le titre, d’une
péens – j’en ai pris une vive conscience au début des années noirceur magnifique : Mourir d’absence.
soixante, et par étapes, ce crime impensable est venu occuper Tout se passait alors comme si l’Allemagne restait prison-
le centre de ma réflexion poétique. Dans une solitude à peu nière, captive de son propre silence. Beaucoup, beaucoup d’Al-
près totale : quand « les petits camarades » se plaisaient encore lemands qui venaient tout juste de se redresser, de se relever,
à rêver de trotskisme ou, pire, en venaient à s’enthousiasmer vacillants, à peine debout sur le bord du gouffre, avaient réussi à
pour Mao, à brandir son « petit livre rouge » – assurément, en sauter sur une planche, un reste de planche (la démocratie par-
de telles circonstances, à qui parler, je vous le demande, sinon à lementaire) et ne s’étaient plus retournés… Comme si ce geste
une feuille blanche ? avait permis que le gouffre se refermât d’un coup et n’existât
plus ; et ce sont les Américains, avec la bonne conscience sou-
L’été 1968 finissait, mes vacances en Allemagne s’éternisaient, vent sans limite que nous leur connaissons, qui leur avait ins-
et le silence qui ceinturait ce passé d’un rideau de flammes tallé cette planche – elle peut bien, ici, être appelée « de salut »
136 pierre voélin les mots génocidés 137

– de salut public. précédât le philosophe en cherchant à fonder « cette nouvelle


terre éthique, celle du témoignage », selon le vœu de Giorgio
Apparemment, elle ne savait pas, ma logeuse et ma chanteuse, Agamben, un témoignage qui, nouveau paradoxe, trouve sa
si prudente à son volant, le long des routes bucoliques de légitimité d’être radicalement impossible. «  Nul ne témoigne
cette Allemagne du sud, si bien disposée vis-à-vis de son hôte, pour le témoin » – écrirait Paul Celan au cours de ces mêmes
qu’Auschwitz Birkenau est ce lieu où l’homme ne peut plus années soixante.
s’appeler un homme, où la mort ne peut plus être appelée la Et justement, ce poète – à travers quel combat ! – allait poser
mort, où le mal absolu atteint ce point de banalité qu’il n’est avec la plus grande intelligence la question de l’héritage ; il
même plus le mal, où la raison est le chemin de la perversité, serait le premier à pouvoir articuler dans une parole de poésie,
et vice versa, (nous pourrions continuer à dérouler sans faille la source et finalité d’une langue, la dramaturgie du témoin et de
liste des inversions), bref, le lieu dans lequel toutes les catégo- sa conscience déchirée devant la tâche impossible, surhumaine
ries langagières avaient été détruites, basculées dans une sorte – et ceci très vite après la libération des camps par les armées
de néant, le lieu même d’un retournement infini du Logos, l’ini- alliées. L’extraordinaire est encore qu’il ait pu tenter cette
maginable ex-carnation du Verbe, quand il n’est plus permis à aventure – une langue qui dévoile et métamorphose l’indicible
personne de décliner son nom, et pas davantage aux victimes secret – dans la langue même des bourreaux.
qu’aux bourreaux – même si la place respective de ceux-ci et
de celles-là n’est pas à confondre. Ce lieu hors de tout lieu est *
pourtant balisé par des toponymes qui donnent corps au mot Voici dès lors ce que je propose aujourd’hui : interroger briè-
allemand  « Vernichtungslager » et nous les connaissons bien, vement la position de deux très grands témoins, Paul Celan et
ces noms propres, aujourd’hui : Auschwitz Birkenau, Treblinka, Primo Levi quant à la parole dont ils se sont servis, à laquelle
Sobibor, Maidanek, Belzec, Chelmno, des noms de lieux – des ils ont fait droit, au demeurant une parole très différente, pour
non lieux, le périmètre de la nouvelle « Utopia », celle de notre ne pas dire aux antipodes, par delà les deux idiomes qu’ils pra-
modernité si difficile à penser. tiquent, soit l’allemand et l’italien.
Aussi, avant toute parole, toute prise de parole, je prenais
conscience qu’il y aurait d’abord le silence de ceux qui ne Comment parler ? Comment rendre compte ? Comment évo-
sont pas revenus, de ceux qui ont touché le fond, de ceux qui quer ou se souvenir ? Comment penser ? Comment raisonner ?
ont dû passer les portes de l’inhumanité, cadavres ambulants, Comment philosopher ? De quels mots se servir ? Comment
morts restés vivants, ces « Figuren », ces « Schatten », autrement inviter la langue à dire le crime mais sans que cette langue porte
dénommés « Stücken », et, parmi ces spectres, plus dépouillé l’empreinte du crime ? Tel est le problème.
encore s’il est possible, le « muselman », le seul vrai témoin, le
seul absolu, si l’on accepte le paradoxe de Primo Levi qui veut Il se trouve que Primo Levi a écrit un texte, répertorié dans
que le témoin intégral soit celui qui ne pourra jamais témoigner. Le métier des autres   2, une suite d’articles et de textes courts,
Veilleur aux confins, il était pourtant normal que le poète paru chez Einaudi en 1985 , et qui porte en titre « De l’écriture
138 pierre voélin les mots génocidés 139

obscure  » – tout un programme ! Je verrais volontiers dans interprétations.


la forme que prend ce titre (en dessous de son côté normatif, Il poursuit en acceptant l’idée que le producteur de l’écrit
le « de » du latiniste) un flottement, une incertitude ; avant de est lui-même obscur : il traîne avec lui une sorte de double, un
nuancer sa pensée tout à la fin du texte, Primo Levi n’y va pas Doppelgänger, je cite, « un frère muet et sans visage, qui partage
par quatre chemins puisqu’il révoque en doute l’œuvre elle- pourtant avec nous la responsabilité de nos actes, et par consé-
même de Paul Celan : il n’admettait guère, il ne pouvait com- quent de nos pages. »
prendre que le langage pût atteindre ces confins de l’intelligi- Ici, il n’est pas impossible d’identifier le témoin absolu, le
bilité (la pratique de la langue allemande telle qu’elle est mise « muselman », auquel le témoin second, Primo Levi, a dû don-
en œuvre par le poète) et dire pourtant là, à cette extrémité, ner la parole, absolument – impossible, dès son retour, après la
quelque chose de juste, laisser à n’en pas douter comme une « trêve » que fut son détour par l’URSS, de se soustraire à cette
trace de feu, ou même un je-ne-sais-quoi mais qui eût trait à injonction radicale ; à la source de son travail d’écrivain, il y a
l’événement, et l’atteignît en son cœur. cette voix perdue qui appelle… on s’en doute, ce n’est plus ni la
Ce qui est admirable chez l’écrivain italien, nous le savons, tête ni la voix d’Orphée.
reste sa probité, elle va jusqu’au scrupule dans son emploi et Puis vient un premier jugement : « C’est là un fait inéluctable :
son maniement des signes du langage, peut-être le même soin, cette source d’inconnaissable et d’irrationnel que nous avons en
la même précaution que dans son laboratoire de chimie – seuls nous doit être acceptée et même légitimée : elle a le droit de
l’esprit du chimiste et la compétence qui va de pair, ne l’ou- s’exprimer dans ce langage (nécessairement obscur) qui est le
blions pas, ont pu faire de lui un survivant et le témoin que l’on sien, mais elle ne doit pas être considérée comme la meilleure
sait. ou l’unique source d’expression. »
Il commence par affirmer qu’« on ne devrait point imposer Il récuse ce qu’il nomme le langage du cœur « … ce n’est
de limites ou de règles à la création littéraire » pour la simple point un langage, ou tout au plus une langue vernaculaire, un
raison que rien ni personne ne mesure l’intérêt véritable d’un argot, voire une invention individuelle. »
livre, et surtout pas ceux qui dans un premier temps le refusent.
Primo Levi est bien placé pour soutenir ce point de vue : son Il définit l’écriture et sa téléologie : « S’il est vrai que (…) l’écri-
grand livre, Si questo è un uomo a d’abord été publié en 1947 ture sert à communiquer, à transmettre des informations ou des
dans l’indifférence générale, à l’exception d’un article admirable sentiments d’une intelligence à une autre, d’un lieu à un autre,
d’Italo Calvino. Ceci posé, il prend position dans les termes sui- d’une époque à une autre, alors celui qui n’est compris de per-
vants : « … on ne devrait point écrire de manière obscure, pour sonne ne transmet rien, il crie dans le désert. » Voilà pour Jean
cette raison qu’un texte a d’autant plus de valeur, et d’autant Baptiste, le Précurseur, selon les Pères…
plus d’espérance de diffusion et de vie, qu’il est mieux com- Se greffe là dessus le portrait du lecteur « S’il ne me com-
pris et prête moins aux interprétations équivoques. » Tels sont prenait pas, lui se sentirait injustement humilié et moi coupable
les critères retenus : espérance de vie liée à la meilleure diffu- de manquement au contrat qui m’oblige. » Une objection, main-
sion, exigence de clarté qui arrache le texte à l’équivocité des tenant : « … il arrive que l’on écrive ou que l’on parle non pas
140 pierre voélin les mots génocidés 141

pour communiquer, mais pour libérer une tension, une joie ou se détache alors en toutes lettres, le lecteur saura au nom de
une peine, et dans ce cas on crie même dans le désert, on gémit, qui, de quoi il parle : « Mais justement parce que nous les vivants
on rit, on chante, on hurle. » nous ne sommes pas seuls, nous nous devons de ne pas écrire
«  Mais le hurlement est un recours suprême, utile à l’individu comme si nous étions seuls. Nous sommes responsables, tant que
comme les larmes, impropre et grossier si on l’entend comme nous vivrons ; nous devons répondre de ce que nous écrivons,
langage, puisque par définition il n’en est pas un (…). » mot pour mot, et faire en sorte que chaque mot porte. »
A ce stade, l’écrivain refuse tout net les honneurs attribués à « Qui ne sait pas communiquer, ou communique mal, dans
Ezra Pound, en faisant le lien entre langage inarticulé et contenu un code qui n’appartient qu’à soi ou à une minorité, celui-là est
fascisant de la pensée. malheureux et répand du malheur autour de soi. »
Nouvelle affirmation forte : « le dicible est préférable à l’indi-
cible, la parole humaine au grognement animal. » Primo Levi finira tout de même par rouvrir les portes, après ces
Enfin, Primo Levi se penche sur le destin de Celan qu’il rat- très sévères remontrances : « …quand on écrit, on est libre de
tache à celui de Georg Trackl ; deux suicidés ! Viennent alors les choisir le langage ou le non langage le mieux approprié, et tout
formules les plus dures et sans appel: « Leur destin commun fait est possible : qu’un écrit obscur à son auteur soit lumineux et
penser à l’obscurité de leur poétique comme à un prêt-à-mourir, ouvert pour qui le lit, et qu’un écrit qui n’a pas été compris par
à un non-vouloir-être, à un fuir-le-monde dont la mort voulue a les contemporains devienne clair et illustre des dizaines d’an-
été le couronnement. » nées, des siècles plus tard. »
On doit cependant respecter les deux poètes parce que « leur
grognement animal » était terriblement motivé : effacement de Eh bien, voilà, nous y sommes…
l’empire austro-hongrois chez l’un, chez l’autre, angoisse sans
remède provoquée par le triomphe de la mort.
II
Revenant plus précisément sur le langage de Celan, il insiste :
« On sent bien que son chant est tragique et noble, mais confu- Quel est le projet du poète Celan tel que le comprend et le
sément… » et plus loin : « …ces ténèbres, de plus en plus denses redéploie avec un rare talent, et un génie critique de première
de page en page, jusqu’à l’ultime balbutiement inarticulé, force, Jean Bollack  3 ? Il s’agit ni plus ni moins que de l’invention
consternent comme le râle d’un moribond, et le sont en effet. » d’une langue qui vienne prendre à rebours tous les éléments
« Si son message est un message, celui-ci se perd dans le de la langue des bourreaux – une auto-accusation de la langue
“ bruit ” : il n’est pas une communication, il n’est pas un langage, allemande, une mise en crise radicale, une volonté de ruiner la
tout au plus est-il un langage encombré et manchot, tel celui qui construction et les référents culturels d’une langue devenue ser-
va mourir, seul comme nous le serons tous à l’agonie. » vante du mensonge. C’est un projet de réparation par la ruine, si
« Il n’est pas vrai non plus que seule l’obscurité des mots je peux m’exprimer ainsi.
puisse exprimer cette autre part obscure, dont nous sommes nés, Une première certitude : «  La poésie de Celan ne quitte pas
et qui est là en nous, en profondeur […]. La morale du locuteur son élément propre, elle reste confinée dans son domaine : le
142 pierre voélin les mots génocidés 143

langage. » « (…) elle tient sa force critique de cette autoréflexi- point de vue personnel est l’enjeu, tout repose sur elle. Seul
vité de l’examen des moyens qu’elle emploie, de ce constant l’individu peut être fidèle, être sans maître. »
retour sur elle-même, et en reçoit son caractère expérimen-
tal, qui laisse le poète dans la position d’un observateur de Comme chez Primo Levi, il convient de déterminer ce qui auto-
ses propres productions, dans l’espace créé par la langue du rise la parole : «  Le présent seul est revendiqué. Survit le propre.
poème. » La prise de position sera donc particulière ; elle s’impose, triom-
« 
Les réfections sémantiques dont se compose la langue phant de l’effacement dans l’histoire, parce qu’elle est histo-
idiomatique, au sein de la langue reçue, surgissent d’un abîme rique. C’est l’affaire d’un langage, d’une guerre des langues. »
dont la violence destructrice est rapportée à l’événement. » « L’indépendance de la personne permet au poète, au “ tu ”, de
« La force négatrice dans le mot résulte de ce passage par trouver la langue juste, Quis mihi si non ego mihi ? Le sujet est
le gouffre, elle s’appuie sur la vérité historique de ce néant séparé de lui-même quand il écrit ; écrivant, il pourra se sépa-
– l’anéantissement. » rer de la langue établie. » Et, pourrait-on dire, tenter alors sa
réfection.
Le critique élargit ensuite la perspective : «  La recherche d’une
conformité du langage conduit à une brisure généralisée. La Jean Bollack rappelle encore : « Les camps d’extermination ne
négation de toutes les valeurs attachées aux significations ordi- sont pas souvent l’objet évoqué dans les poèmes, ils apportent
naires du lexique contraint à remonter jusqu’aux éléments pre- plus indirectement et plus puissamment un “ sens ”, leur ombre,
miers de l’énonciation, susceptibles d’être chargées de sens, à à toutes les significations refaites, à tous les mots. »
décomposer les molécules. » « L’art est moderne, chez Celan, dans ce passage au domaine
« Les poèmes sont leur propre juges, évaluant le degré de d’une visualisation abstraite, à la verbalité pure, sans référence
leur réalisation ; parfois c’est le triomphe, la jubilation devant immédiate au monde visible. »
l’inespéré. “ Voyez : cela s’est fait. ” Une autre fois, cela ne se fait « La philosophie de l’histoire que l’on pourrait extraire
pas ; plus tard, cela ne se fera plus, et l’on n’aura plus que les de l’œuvre dirait : il y a eu les camps de la mort ; la personne,
récits, en dehors de l’art, souvent terribles, d’une dissociation le sujet historique s’est situé résolument ; le sujet qui écrit se
trop forte, qui l’emporte jusqu’à l’inventaire d’une dislocation. » demandera comment, avec quel langage, par quelle coupure, il
« Ce qui est combattu par Celan est dans la langue  ; pourra s’inscrire dans une suite, sans être contaminé par ce qui
langue contre langue ; le combat se déroule là, sur ce terrain. a contribué à le produire dans l’univers de la parole poétique
L’autonomie de la langue idiomatique au sein de l’allemand […]. »
perpétue la lutte menée contre une langue assassine ; il ne s’agit Quant à l’attitude proprement morale, elle est très loin de
pas d’un simple conflit. » celle adoptée par Primo Levi :
« La défense est acharnée, s’organisant autour d’une écriture, « Il est sûr que Celan a mené son combat aux côtés des morts
accordée à une situation particulière, contre tous les autres types comme s’ils n’étaient pas morts, et criaient vengeance. »
de poésie non sélective ou moins sélective. La particularité d’un Le critique ajoute avec insistance: «  Il descend dans les
144 pierre voélin les mots génocidés 145

caveaux pour assouvir les mânes. Il s’est voulu solidaire dans III
la vengeance ; il lui est arrivé de penser qu’il était parvenu, dans
ses poèmes, à ressusciter les victimes. » « … je suis venu dans le monde, afin
Nous savons fort bien aujourd’hui que la réception de l’œuvre de rendre témoignage à la vérité… »
du poète a été pour le moins problématique : la bonne foi n’était Saint-Jean, XVIII, 37
pas toujours au rendez-vous, on a multiplié les fausses pistes et
les faux raccords, aussi bien en France qu’en Allemagne : « Le Quant à mes perspectives, elles ne sont pas exactement celles
problème qui aurait dû être posé était escamoté : comment réa- que je viens de tracer, du simple fait que j’appartiens à une
gir devant cette violence dans le texte qui perpétuait avant tout autre génération, la troisième, si j’en crois la date de naissance
la violence exercée par les Allemands dans tous les pays. […] de Primo Levi (31 juillet 1919); je voudrais rappeler cependant
Œil contre œil. La parole qui s’était levée émanait d’un homme que la poésie est le lieu où la parole d’un homme libre n’est
qui refusait devant les bourreaux d’être marqué par son destin jamais abandonnée, et celle d’un homme servile toujours déjà
de victime. Ne pas porter témoignage seulement, mais riposter caduque.
et se défendre […] , ne pas accepter l’inacceptable. Il fallait pour Vous l’avez compris, la poétique qui serait la mienne aurait à
cela se tenir à l’expérience, et s’y enfermer : parce qu’il n’y a de prendre en compte l’une et l’autre posture – face à la langue –
sens que de cette fidélité, de ce combat et de cette révolte. » qui furent choisies par les deux extraordinaires témoins dont je
« L’expérience particulière a la force de l’unicité, qui n’est pas viens de parler. 
l’incomparable (la question est absurde) ; elle est la monstruosité Une première certitude fut pour moi d’avoir à garder une
de l’entreprise des camps de la mort. Elle détient une vérité, trace – des traces explicites de l’événement – de n’en pas taire
cette vérité-là et il n’en existe pas d’autre ; pourtant, elle n’en la violence inouïe, au contraire de la manifester, ce n’était pas là
exclut aucune autre ; elle les englobe toutes. » devoir renoncer à la litote : la révolte et le dégoût pouvaient bien
Et donc ne pas universaliser, ce serait là inscrire l’inaccep- prendre la forme de cette figure de style qui cesse immédiate-
table dans un système explicatif. ment d’être ce qu’elle est, effondrée sur elle-même, dès que l’on
aborde la réalité du génocide ; tous les mots en effet se mettent
Telles seraient, cavalièrement résumées, les deux positions à trembler, la langue en est comme secouée ; non, la poésie ne
– deux œuvres, deux tentatives pour situer un événement que pouvait rester à l’écart de « ça » ; elle ne pouvait s’accommoder
l’on doit nommer, que l’on voudrait assigner à une place, et qui de « ça », il fallait envisager ce crime des crimes à défaut d’être
reste malgré tout l’Inassignable – sous le ciel de Beckett, L’in- en mesure de le voir, de le mesurer ou de le comprendre avec
nommable, et, par analogie seulement, sans superposition pos- les outils rassurants de l’analyse logique ; les sciences humaines,
sible, sous de bien d’autres cieux. avec leurs très longues cuillères, celles dont il convient de se
servir pour dîner avec le diable, ces sciences humaines au ser-
* vice d’une explication rationnelle et si vite, « raisonnable » de
l’événement. Certaines spéculations des historiens allemands,
146 pierre voélin les mots génocidés 147

par exemple, dans les années 1980. cherché par divers moyens à mettre en équilibre le « je » et le
La langue de poésie, du seul fait qu’elle a baigné dans ce « tu » du poème ; à m’éloigner – pour autant que ce fût pos-
crime, elle l’a préparée, elle l’a accompagnée, comme la philo- sible – du « je est un autre » rimbaldien ; de ne rien laisser pas-
sophie d’ailleurs, comme la musique, doit dorénavant s’exposer, ser dans les mots qui n’ait été expérimenté, sinon éprouvé sur
elle a perdu ses privilèges, et personne ne la préservera plus de cette scène première, et je dirais primitive, sur laquelle se joue
rien, ne l’exceptera de rien. la vie, notre vie quotidienne, tout en sachant qu’il n’est rien de
nous, pas même un de nos cheveux, qui ne soit compté. J’ai
« Dans l’angle de l’inclinaison de son existence », c’est de cet donc voulu que les mots du poème soient du même pas les actes
angle-là que parle le poète, et là seulement – une existence du poète – qu’il n’y ait pas de jeu, ou le moins possible de jeu,
d’après les camps de la mort, une existence sur les champs de entre celui qui parle et ce qu’il dit. Vous le savez fort bien, assu-
ruines. Il faut songer aux cités antiques dont il ne devait rester, mer ses paroles est une grande tâche proprement humaine, elle
à l’heure de la vengeance, pierre sur pierre… Ainsi à mes yeux est de tous et de chacun, elle n’appartient pas aux seuls poètes.
toute parole de poésie devait s’établir sur ce vide, et ces pierres Le dieu est certes l’Emmanuel – il est le « Dieu avec nous »,
fantomatiques, et ce silence. non pas comme le Dieu qui triomphe mais comme Celui qui
pâtit. Jean Grosjean, dans ses Araméennes, a pu dire : « C’est
Ensuite, une fois ces scènes d’horreur revisitées, très partiel- parce que notre civilisation n’a pas voulu admettre ce qu’il y
lement reconstruites, réinscrites sur la page, en filigrane, un a de vulnérable dans le Dieu vivant qu’elle a fini par dire qu’il
« memento mori » inconnu jusque-là, une question s’est posée : était mort. » Cette vulnérabilité, je crois pouvoir l’indiquer ici,
celle d’un retour possible vers l’humanité – quels aspects de est à l’horizon de mes poèmes.
notre réalité d’humains pouvaient être rappelés comme néces- Dieu s’est exposé dans les camps : il est le visage de chaque
saires, défendus si possible avec clarté, – après cette expérience enfant, de chaque femme, de chaque vieux et de chaque vieille,
des camps de la mort ? Si notre existence est de survie, quelle à la bouche déformée par le gaz d’anéantissement. Dieu ne s’est
forme pouvait bien prendre cette survie ? Quelle conscience pas secouru dans la chambre de mort, Il ne s’est pas excepté,
dans l’inconscience de la société qui devenait la nôtre, sur cette ce qu’a su deviner Etty Hillesum avant même d’être librement
pente de l’oubli généralisé ou de l’exploitation éhontée des conduite à Auschwitz.
signes de la culture historique, cette société décidément tour- Au vrai, il est à penser que les mots génocidés ne sont que
née vers ses propres affaires, de plus en plus obnubilée par le les mots du silence, un silence aussi dense, aussi habité, aussi
commerce et le rentable – ah ! tous ces médias outrageusement mystérieux, aussi scandaleux, aussi inaudible, aussi abyssal que
requis par l’immédiat ? le silence de Dieu devant le visage du crucifié.
Au sarcasme du SS : « Hier ist kein Warum » correspondrait
Enfin, nous savons que dans une visée chrétienne, c’est, avant celui de la populace devant le Fils de l’homme à son supplice :
tout, la vertu d’humilité qu’il faut servir et serrer au plus près, « Descends de ta croix, maintenant, sauve-toi toi-même ! » Telle
– non sans avoir l’assurance d’être toujours en reste, j’ai donc est la seule vision possible de Dieu après l’expérience des
148 pierre voélin les mots génocidés 149

camps: ce sont des pans entiers des anciennes théologies qui Retisser sans faiblir le sens de cet événement privé de tout sens
ont disparu à tout jamais. La responsabilité des hommes sans est la vocation même de la poésie, et ceci parce que la poésie
dieu n’en est pas moins réelle, et chacune de leur parole leur est est en charge d’un perpétuel labourage, d’un incessant travail
comptée. de retournement et de renouvellement de la langue. Le début
peut-être d’une très improbable guérison des mots, à défaut de
L’anéantissement des juifs européens reste et demeure l’inaccep- faire revivre les millions d’êtres assassinés.
table ; il n’y a pas de deuil possible, le geste même d’Antigone Une façon de répondre à ces disparus, une façon de leur res-
est refusé. A quelles conditions pourrions-nous tourner la page ? ter fidèle. Ici, m’a-t-il semblé, il n’était pas possible de « laisser
Peut-être bien, oui, qu’un jour nous le ferons – quand chaque les morts enterrer les morts » puisque leur tombe un jour de juin
humain sur cette terre vivra avec la conscience qui fut celle ou de mars, d’octobre ou de décembre, s’était inscrite dans l’air,
d’un juif traqué, à Prague, à Varsovie, à Lodz ou à Cracovie… et dans l’air seulement.
En attendant, j’ai pensé que c’était là, dans la déchirure toujours
actualisée du souvenir, (à chaque retour, nos souvenirs diffèrent) J’ai donc voulu laisser des traces – bâtir de frêles poèmes contre
qu’on trouverait l’étroit passage par lequel une conscience doit l’amnésie. Nous avons encore à nous transporter vers les camps
se glisser quand elle veut aujourd’hui se refonder ; à partir de d’extermination, à stationner sur leurs seuils, à regarder, à ima-
cette Faille, de ce Dehors absolu, de cette Extériorité radicale, giner, à penser le Monumentum d’Auschwitz non comme une
de ce Principe de vide (là même où aurait dû camper, à l’abri, métaphore, un signe à moitié recouvert de scories de toutes
sous quelque bâche d’étoiles et de nuit tendre, l’humanité la sortes, les pitoyables saletés des antisémites actuels, mais
plus fragile), j’ai pensé que pourrait enfin se reprononcer le mot comme le référent de notre modernité : là se posent les vraies
« homme », s’échanger à nouveau, furtivement, tous les noms de questions, celles de notre survie en tant qu’êtres humains doués
la terre, dans une espèce de retour des hommes à eux-mêmes, de langage, capables de symboliser le sens ou le non sens de
des hommes redevenus enfin lucides. leur être au monde. Je comprends bien qu’il soit tout à fait para-
doxal d’avoir en quelque sorte à « sauver Auschwitz », reste que
N’est-ce pas à partir de ce fondement, de cette expérience d’un la situation où gisent les hommes de l’ultra modernité ne prête
retour d’une Egypte, plus terrible que toutes celles qui ont pré- pas à rire ; ce sont les caméras de surveillance qui seront bientôt
cédé, que nous tous, tant que nous sommes, quelles que soient les vraies balises du champ social, dans ce monde de la surexpo-
notre bagage génétique, notre couleur de peau, notre culture, sition, où l’ombre bienfaitrice ne cesse de disparaître, celle qui
nos références et nos appartenances, religieuses ou laïques, nous doit permettre à chacun d’inscrire son rêve dans celui d’autrui,
pourrions redescendre jusqu’au : « tu ne tueras point » – l’une de et ce sont des hommes hagards, sans âme et sans conscience, qui
ces racines de l’humanité, non moisies, intactes, et par là retrou- de plus en plus sont comme « de trop » dans l’Histoire.
ver peut-être le sens du moindre de nos vocables, et ceci dans
toutes les langues reçues ? Je voudrais mettre un terme à cette dérive – cette longue suite
de pièges rhétoriques que vous me pardonnerez – en revenant à
150 pierre voélin les mots génocidés 151

mon propos d’introduction : j’y faisais une brève allusion, vous d’intense fragilité qui accompagne, à de certaines heures, nos
l’avez encore en mémoire, à une forme d’anéantissement du vies individuelles – pourrait servir à laver en profondeur les
Logos. sources du langage. Nous savons que nous en sommes là, sans
conteste.
Eh bien, voici ce qu’en disait en 1997, avec une lucidité
effrayante, un autre rescapé, de Buchenwald en l’occurrence, *
Imre Kertész, sauvé in extremis de la mort (à quinze ans, une
année tout juste après son entrée dans le camp), par des poli- Voici pour conclure le texte que j’ai écrit en souvenir de Paul
tiques lucides et très courageux : « N’oublions pas qu’Auschwitz Celan paru dans le numéro d’Europe qui lui était consacré à la
n’a pas été liquidé pour avoir été Auschwitz, mais parce que fin de l’hiver 2001.
la fortune des armes a tourné ; et depuis Auschwitz, il ne s’est
rien passé que nous aurions pu vivre comme la réfutation Dans les pages de l’ortie
d’Auschwitz. En revanche, nous avons connu des empires À la mémoire de Paul Celan
fondés sur des idéologies qui se sont avérées dans la pratique Toute une nuit tu fus à rêver
n’être que de simples jeux de mots, et c’est justement leur que le jour fondait sur toi
nature de jeu de mots qui les rendait si utilisables, c’est-à-dire million d’ailes ferlées
en faisait des instruments de terreur efficaces. Nous savons par à la pointe aiguisée

expérience que l’assassin et la victime avaient pertinemment et la mort suspendue


conscience du fait que ces ordres idéologiques étaient vides et d’heure en heure
dépourvus de sens : et c’est cette conscience qui a conféré leur ajourné le froid
bassesse particulière et unique aux horreurs commises au nom remis au lendemain
de ces idéologies, c’est cela qui a causé la perversion radicale à d’autres lendemains
le dernier bruissement de lumière
des sociétés qui leurs étaient soumises. La mitraille meurtrière, à des instants de foulques apeurées
et plus encore le poing nu, le «  coup de bâton meurtrier  »,
peut-être à des graines à des souffles
accompagné d’un hurlement d’absurdité meurtrière au sens
l’hiver à de buissons de neige qui respirent
strict du terme – voilà le plus voluptueux des sentiments de
puissance, le meurtre lié à l’humiliation de la raison   a provoqué Tu écoutais les voix
les tueurs aux yeux fixes
une sensation de plaisir si orgiaque qu’une perspective apoca- tu sentais les pattes des agneaux
lyptique s’ouvre à l’humanité et à son avenir, quel qu’il soit… »4. fouillant ta chevelure et l’herbe blanche
C’est moi qui souligne la phrase décisive qui précède.
l’humide transperçait le bois des wagons
les paroles en vrac – jetées au ballast
Ne rien dissimuler, vivre, continuer de vivre avec la conscience confiées aux rails du chemin de fer
de cette ignominie – l’inverse de cette sensation de beauté et à la rouille aux traverses
152 pierre voélin

plus loin tu fermerais


les yeux – plus brillante la robe
brodée sur l’envers des paupières

et rien – plus rien


le long des talus en fuite l’ortie brûlée
l’ortie noire feuilletant ses pages et ses pages Sur les ruines de la langue
Régine Waintrater

Notes
La citation détournée est d’Imre Kertész, Le Refus, Arles, Babel, 2006,
1
Un génocide se prépare d’abord dans la langue.
p. 344. Entreprise massive de désymbolisation de l’humain, le géno-
Les citations des pages 143 à 147 sont tirées du livre de Primo Levi, Le
2
cide attaque les mots, les détourne, les dénature. Mais cette
métier des autres, Paris, Gallimard, 1992, pp. 68-77.
entreprise ne cesse pas avec le massacre. Elle continue long-
Les citations des pages 147 à 150 sont de Jean Bollack, Poésie contre poé-
3
temps après, pour les victimes et leurs descendants mais aussi
sie. Perspectives germaniques, Paris, PUF, 2001, pp. 1-10.
pour les bourreaux, tant qu’ils n’ont pas opéré le retour au
Imre Kertész, Un Autre, Arles, Actes Sud, 1999, pp. 85-86.
4
langage d’avant, celui dont ils se sont emparés pour commettre
leur crime.
Nous nous attacherons ici à montrer comment l’attaque
contre la langue, bien longtemps après le meurtre, continue à
exercer une influence délétère sur l’univers conceptuel, affectif
et sensoriel du survivant, le confrontant sans cesse à la blessure
irréparable des mots et des images.

Les mots blessés


Pour tuer, il faut annuler le symbolique, cet ordre préétabli
qui gère et organise la réalité interhumaine. Comme le rap-
pelle Claude Lévi-Strauss, « toute culture peut être considérée
comme un ensemble de systèmes symboliques, au premier rang
duquel se placent le langage, les règles matrimoniales, les rap-
ports économiques, l’art, la science, la religion » 1.
154 régine waintrater sur les ruines du langage 155

C’est d’abord cet agencement que vise le génocide, c’est dans mes voyages, dans mes rencontres […]. Dans ma vie pro-
aussi cet agencement qu’il détruit, et continue de détruire, bien fessionnelle, dans ma vie affective, avec mes amis, mes intimes,
des années après son déroulement. mes femmes, le Lager a été, est sans cesse, présent, partout,
La langue des génocidaires est une langue de détournement pour moi seul ».2
qui fait subir à la langue commune, quelle qu’elle soit, une Ce que décrit ici Joseph Bialot, c’est la coloration particulière
torsion définitive et violente. Car c’est précisément la langue que le génocide imprime à tous les affects, toutes les sensations,
commune, au sens de langue partagée, qu’il s’agit de saboter. tous les souvenirs, et tous les mots qui servent à les exprimer.
L’exclusion de l’humanité commence toujours par une exclusion Blessés, modifiés, tordus sont les mots de la vie d’après. Dans
de la langue : bien avant un génocide, les membres du groupe un inventaire macabre et hétéroclite, l’auteur évoque les images
désigné sont privés du statut symbolique de sujet de la langue. de bébés arrachés à leurs mères, les cris et les sanglots, l’odeur
La victime que l’on tue n’appartient plus à l’espèce humaine : de la merde, des crématoires ou des pomme de terre, les regards
avant d’être éliminée physiquement, elle a été réduite au rang vides, les sourires édentés ou fous, mais aussi le goût des ali-
d’un animal ou d’un végétal nuisible et malfaisant, à l’instar des ments et les paysages à jamais dénaturés. Tout désormais, lui
Juifs assimilés à des vampires qui sucent le sang des peuples qui rappelle Auschwitz, rien n’est plus jamais neutre. Des années
les abritent, ou des Tutsi, appelés cafards ou mauvaises herbes. après, sa réalité psychique et ses représentations les plus intimes
Les mots qui ont servi au génocide sont donc toujours des se teintent encore de la sinistre couleur du génocide.
mots blessés, car ils ont aussi été des mots meurtriers. Or ces mots blessés, ce sont les mots dont le survivant ne
Mais ce que je voudrais développer ici, c’est la blessure infli- peut se passer pour dire sa vie, celle d’avant, mais aussi celle
gée par le crime aux mots d’après, ceux de la langue de tous les d’après le génocide.
jours, la langue par laquelle se dit l’affect. Ils constituent un lexique si vaste que je ne peux prétendre
Quand je parle ici de langue et de mots, il faut entendre toute en rendre compte ici.
la dimension affective et corporelle de l’expérience, et non pas Dans cette liste, j’ai choisi, arbitrairement, d’extraire
seulement, le signifiant linguistique. En ce sens, la langue, c’est à quelques mots qui appartiennent au vocabulaire de l’huma-
la fois les pensées, les représentations, les images, et les affects, nité, et dont aucun sujet ne peut faire l’économie, sous peine de
le passage du corporel au psychique, qui ne cesse de s’accomplir s’amputer d’une partie significative de son expérience.
dans le travail du langage. Tout naturellement, je commencerai par la filiation et la suc-
Écoutons Joseph Bialot, auteur prolifique de romans poli- cession des générations.
ciers, qui, au soir de sa vie, décide de relater son expérience de
rescapé des camps :
La filiation abolie
« Être libéré ne signifie pas être libre. Je réalisais que j’avais
un fil à la patte, qui s’allongerait au fur et à mesure de ma Le génocide, cette fin qui se veut un commencement, boule-
marche vers la normalité […]. Toutes ces années après, cette verse l’ordre des générations, en les confondant, voire les inver-
chaîne, je la trimballe toujours avec moi. Elle me suit dans Paris, sant, sorte de « télescopage des générations » pour reprendre
156 pierre voélin les mots génocidés 157

l’expression de la psychanalyste Haydée Faimberg. Trois géné- J’évoquerai encore ici René G. et son souvenir le plus cui-
rations sont visées simultanément par le meurtre. Pendant un sant ; de toute son expérience de rescapé, ce n’est pas Auschwitz,
génocide, plus de grands-parents, de parents ou d’enfants. Plus ni même la séparation brutale d’avec ses parents qui, comme on
de distinction, de prérogatives ou de devoirs. pourrait s’y attendre, constitue le moment le plus terrible.
Le parent devient incapable de protéger ses parents et ses Le souvenir qu’il a bien voulu partager avec moi, lors de
enfants, l’enfant assiste au meurtre du parent, mais aussi à son témoignage, pourrait, de prime abord, paraître anodin, au
son humiliation préalable, et demeure ainsi le témoin de son regard de ce qui devait suivre. Et pourtant, cinquante ans après,
impuissance radicale, cette impuissance qui est normalement c’est la même douleur qui le saisit quand il pense à la gifle que
celle du petit d’homme, né prématuré, et que les soins paren- son père a reçue devant lui, dans le camp de Drancy, pour un
taux doivent aider à grandir. Dans tous les récits, l’inversion du simple garde à vous jugé incorrect.
rapport parents-enfants apparaît comme un thème particulière- Les témoignages sont pleins de ces moments où les repères
ment fort et douloureux. quotidiens perdent tout leur sens, ce qui contribue à saper le
Quand Revérien Rurangwa, rescapé du génocide des Tutsi au monde dont ils constituaient le socle inébranlable.
Rwanda, raconte le massacre des siens, ce qui frappe, c’est la C’est ainsi que dans le Rwanda d’après le génocide, on
massification des personnes assassinées, et l’effort qu’il fait pour assiste à des tentatives de pallier cette rupture de la filiation  5.
maintenir une distinction entre les générations, celle des aînés, Le Rwanda d’aujourd’hui est un pays où les « Maman » et les
et celle des enfants, tous confondus dans leur agonie, où l’enfant « Papa » survivants sont rares, les familles décimées, et la succes-
de sept ans et celui qui vient de naître côtoient, dans leurs der- sion des générations détruite. Au sortir du génocide, beaucoup
niers instants, la mère, la grand-mère, le frère ou l’oncle  3. de rescapés, femmes, jeunes, enfants parfois, se sont retrouvés
Les persécutions ont pour effet de changer radicalement le chefs de famille, en charge de fratries souvent vastes dont ils
statut des parents, en les destituant. Le rapport entre parents devaient assumer la subsistance. Depuis, pour retrouver un
et enfants s’inverse, en parentifiant les enfants, et parmi eux semblant d’organisation familiale, les survivants se sont organi-
les adolescents, contraints de se substituer aux parents qui sont sés en associations, mais aussi en familles artificielles, tels les
devenus incapables d’assumer leur fonction. jeunes de l’AERG (Association des étudiants rescapés du géno-
C’est ce que décrit, avec force, Anna Langfus dans le Sel et le cide) qui regroupe des jeunes, étudiants, enfants ou adolescents
Soufre : sous les yeux de ses proches, mais surtout sous le regard au moment des massacres ; ces groupes sont appelés « familles »,
surpris et incisif de sa fille, la mère de la narratrice devient une avec des « parents » et des « enfants », souvent du même âge que
petite fille geignarde et effrayée qui n’arrive pas à entrer dans la leurs « parents », ces derniers étant chargés de les conseiller et
cachette, pendant une rafle au ghetto  4. Entendre la voix étrange les aider dans tous les domaines de la vie courante. Au Rwanda,
d’une petite fille qui sort du corps d’une femme mure, sa mère, a comme ailleurs en Afrique, l’appartenance se décline d’abord
été, pour la narratrice, une expérience d’inquiétante étrangeté, par la filiation : être « le fils de … » est ce qui ancre le sujet dans
expérience brutale où les places assignées des générations sont son identité, définie par sa place au sein de la structure familiale
annulées, voire inversées. et la chaîne des générations.
158 pierre voélin

Chaque enfant a besoin de s’appuyer sur un contrat identi- substitue ainsi une affiliation élective à un groupe, solution pro-
ficatoire garanti par l’ensemble, et relayé en premier lieu par visoire, préférable à la désaffiliation totale des premiers temps
les parents. L’existence d’un tel contrat et de ses garants, condi- d’après le génocide. On ne voit plus dans les rues de Kigali
tionne le devenir du jeune humain, en l’introduisant dans le les bandes d’enfants errants de l’immédiat après génocide  ;
temps historisé, temps du passé, du présent et de l’avenir. Or mais leur insertion matérielle, pour importante qu’elle soit, ne
c’est ce temps identificatoire qui a été détruit par le génocide, signifie pas encore leur réintégration dans l’ordre symbolique
quand toute la temporalité est désormais marquée du sceau des générations. Les années passeront avant que ces orphelins
de l’effondrement, rivant le sujet à une expérience qui ne peut puissent considérer le temps collectif comme le leur : l’accès au
se transmettre, et une « image de lui-même qu’on est tenté de temps collectif passe par une réappropriation des repères qui le
qualifier de trépassée plus que de passée »  6. Pour garantir aux composent, ce qui ne se décrète pas, et exige la prise en compte
jeunes l’avenir qui leur a été confisqué, il ne suffit pas d’assu- d’une temporalité propre au sujet individuel, différente de la
rer leur survie matérielle : il faut aussi leur rendre un peu de la temporalité sociale. Pour grandir, le jeune a besoin de l’espoir
dimension symbolique qui leur a été ôtée quand leurs parents narcissique qui lui permettrait d’investir un avenir. Faute de
ont été effacés de la surface de la terre, emportant avec eux le retrouver ses propres énoncés, le sujet risque de demeurer dans
projet identificatoire dont ils étaient les garants et les modèles. ce que la psychanalyste Piera Aulagnier nomme la « potentialité
En instituant l’ordre génocidaire, les bourreaux ont réussi psychotique » : cet état pathologique, dû à l’absence de repères
à destituer l’origine et barrer le futur, deux dimensions qui sur l’origine, se caractérise par l’incapacité de se relier ou de
bornent le devenir humain. Or l’accès au temps du futur, qui se reconnaître dans le discours de l’ensemble. Le sujet, qui « a
fait dire à l’enfant « quand je serai grand, je serai…. » se décline perdu le nord » évolue sur des « sables mouvants » qui minent
toujours en rapport avec l’origine : pour construire son projet, son rapport au monde tant interne qu’externe  7.
l’enfant s’identifie aux figures parentales, dans une référence
constante au passé familial et à la chaîne des générations. Dans
Une connaissance inutile
le développement normal, ce sont les parents qui vont aider
l’enfant à construire son passé personnel, en lui racontant ce qui Dans la vie normale, le temps qui passe et l’avancée en âge sont
l’a précédé et ce qu’il a oublié. synonyme d’expérience, voire de sagesse. Quand l’histoire a
Quand cette référence a disparu, comme au Rwanda, l’en- perdu tout sens et toute lisibilité, le rapport naturel au temps et
fant, devenu adulte, demeure rivé à ce temps d’avant, qui ne à l’expérience s’en trouve changé. De nombreux récits font état
lui permet plus de procéder aux changements nécessaires à son de cette altération radicale de la dimension temporelle, et de
développement : la permanence devient fixité, le futur se dis- l’inflexion subie par des notions fondamentales que sont l’expé-
sout dans l’angoisse, et le passé hors d’atteinte se mue en mythe. rience et le temps qui passe.
Pour les jeunes rescapés, le besoin de reconstituer des familles Dans la vie normale, le mûrissement est synonyme d’ex-
est le signe de l’urgence psychique provoquée par la destruc- périence. Pendant et après la catastrophe, ces catégories se
tion symbolique des liens de filiation : à la filiation naturelle, se trouvent radicalement bouleversées. L’ancien, ce n’est plus
160 régine waintrater sur les ruines du langage 161

l’ancêtre, le plus âgé, mais c’est tout autant l’enfant au regard La mort défigurée
de centenaire, devenu vieux avant d’être adulte, dont « l’âme a Comment ne pas parler ici de la mort ?
blanchi ». On pense bien sûr aux enfants soldats, mais chacun, Celle-ci a définitivement été défigurée par le génocide. « Des
après un génocide, est un peu cet enfant soldat, qui doit mener hommes mouraient partout, écrit Améry, mais la figure de la
une lutte souvent inconsciente avec ce qui s’est inscrit dans son mort avait disparu. »
esprit. Rien de son expérience ne peut être traduit en termes C’est Violette, qui au sortir des camps, va à l’enterrement
de maturation et de sagesse. Car tout savoir trop tôt, c’est, d’une amie de ses parents, disparus dans la Shoah, et qui se dit :
comme l’écrit Joseph Bialot « ne plus rien avoir à apprendre, ni « C’est la première fois que je vois un mort. »
à craindre, ni à comprendre, ni à croire, ni à aimer. » « C’était fou, dit-elle, et c’était vrai. Tous ces morts que j’avais
Il s’agit là d’une « connaissance inutile » pour reprendre les vus à Auschwitz n’étaient pas pour moi des vrais morts, ils
termes de Charlotte Delbo  8. Le savoir acquis pendant le géno- étaient des morts anonymes, sans sépulture, des corps entassés,
cide est un savoir difficilement partageable : savoir encombrant, que j’évitais de voir. Là, soudain, c’était différent. »
qui creuse à jamais un fossé entre ceux qui « savent » et les Le génocide tue la mort, pour ceux qui l’ont vécu et pour
autres. Cette fracture n’affecte pas seulement le survivant, mais leurs descendants.
entame en même temps tout le tissu relationnel qui soutient Au retour, la première tâche qui attend le rescapé, c’est celle
l’identité individuelle. Continuer à faire partie d’une même de compter ses morts : voir qui de la famille est vivant, et sou-
société implique que l’on se reconnaisse dans les fondamentaux vent réaliser qu’on est le seul survivant d’une famille qui comp-
du pacte social, donnée que l’on partage avec les autres, de son tait un grand nombre de personnes. Au Rwanda, faire l’appel
groupe et de l’humanité en général. Or, en attentant à ce pacte, des morts n’est pas seulement une image : les rescapés ont dû
le génocide a détruit la capacité du sujet à se reconnaître dans la attendre des années pour savoir où les génocidaires avaient jeté
société qui l’entoure : le clivage qui s’ensuit ne cède pas avec la les corps de leurs victimes, afin de les exhumer des endroits
fin des massacres, et le retour à la normale, tant espéré, est loin indignes où ils se trouvaient, et leur donner une sépulture.
d’être un temps heureux pour celui qui a survécu. Tous, rescapés Récupérer la mort devient alors une tâche inévitable, au sens
de la Shoah, du génocide arménien ou Tutsi du Rwanda, disent, où la mort fait pendant à l’origine, elle aussi blessée par le géno-
plus ou moins fort, plus ou moins haut, combien aride leur a été cide. Mort irreprésentable, mort omniprésente et inhumaine,
le retour. toutes ces morts se superposent désormais à la figure normale
Il faudra beaucoup de temps, et un environnement favorable, de la mort humaine.
pour que le sujet puisse échapper à l’emprise d’une expérience Pour le rescapé, la mort a changé de statut. Lui qui a déjà
qui risque de le rendre à jamais méfiant, découragé ou cynique : vécu sa mort doit pouvoir mettre ce savoir de côté, pour réin-
il doit retrouver un peu de confiance dans le pacte social sans tégrer la vie normale, et accepter de vieillir et de mourir un
lequel aucune vie ne peut s’inscrire dans la durée humaine. jour. Tâche difficile pour celui qui a vécu la mort à l’âge où tout
devait l’incliner à la vie : le sort commun lui paraît injuste, car
voir mourir les autres « normalement », ne peut que ramener les
162 régine waintrater sur les ruines du langage 163

images terribles de l’agonie des siens. Chaque moment de sa ça » 12 . Ces paroles d’une rescapée tutsie soulignent avec une
vie se retrouve entaché par le traumatisme. Chaque occasion, éclatante simplicité le besoin de ressasser qu’éprouvent les vic-
même la plus banale, est un rappel de ce qui a été et n’est plus, times de traumatisme, dans un récit compulsif qui tente à la fois
car le rescapé n’est pas en mesure d’isoler le traumatisme du de maîtriser l’atroce surprise du moment crucial, mais aussi de
reste de sa vie. retrouver une place de sujet pensant là où il y a eu rupture.
Fêtes, naissance, anniversaire, maternité, différence des sexes, Pris entre les exigences de la vie et celles du souvenir, il reste
souvenirs, pas un mot qui soit indemne. Il n’y a plus désormais au rescapé peu d’espace pour penser librement, et retrouver le
d’événements pleinement heureux  : chaque réjouissance se lien avec l’intériorité dont il a été privé. Penser à ce que l’on
teinte de mélancolie, voire de tristesse, en ramenant avec elle est devenu, et s’y reconnaître, mais aussi à ce que l’on aurait
l’immense litanie de la perte. Si ceux qui se marient ou se rema- pu devenir, s’il n’y avait pas eu le génocide, qui a brisé, parfois
rient après avoir perdu une première famille reconnaissent leur pour toujours, la continuité psychique du sujet.
chance, il ne s’agit pourtant que d’une « moitié d’existence » 9,  Mais le chagrin et le regret qu’ils peuvent éprouver à ne plus
qui ne peut pas réparer totalement la déchirure causée par le se reconnaître sont rarement évoqués par les survivants.
génocide : unions d’après la catastrophe, où les rescapés unissent Pourquoi ?
leur solitude, pour tenter de construire une vie d’où les aînés D’abord, parce qu’ils n’en ont pas le loisir : les exigences de
sont cruellement absents. la vie quotidienne, et leur cortège de difficultés leur laissent peu
de temps pour penser à eux-mêmes. Ensuite, parce que s’aban-
donner à la nostalgie, c’est risquer de s’affaiblir, voire de s’effon-
La nostalgie interdite  10 
drer, alors qu’ils ont besoin de toutes leurs forces pour affron-
Le rescapé ne dispose plus de ses souvenirs ; ceux-ci sont coloni- ter cette vie d’après. Pris par l’actuel, ils fonctionnent de façon
sés par ce qui s’est passé. Il doit vivre avec une mémoire clivée opératoire, au sens où la psychanalyse l’entend : l’opératoire,
où cœxistent, séparés par une fragile membrane, les souvenirs c’est l’effort de colmatage qu’opère le sujet, pour ne pas penser,
de la vie ordinaire et les souvenirs d’alors, images indélébiles et s’absorber dans le faire, nécessaire à sa survie psychique et
qu’une vie entière ne suffit pas à apprivoiser. Pour lui, la remé- matérielle. Le survivant doit constamment surveiller et inhiber
moration, et son corollaire, l’oubli, occupent une place parti- son activité psychique, par crainte d’être envahi par la nostalgie
culière. Normalement, la remémoration est une réassignation qui représente pour lui un luxe inutile, voire dangereux.
d’affects qui opère à partir du réservoir mémoriel constitué par « Ce que désire le nostalgique, ce n’est pas le lieu de sa jeu-
les souvenirs. Ici, elle consiste plutôt en un « non oubli », autre nesse, mais sa jeunesse elle même. Son désir n’est pas tendu
manière d’investir à l’excès un passé confisqué par le trauma- vers une chose qu’il pourrait retrouver mais vers un temps à
tisme. Ici, le souvenir, même douloureux, constitue la seule pos- jamais irrécupérable »  13. C’est ainsi que Kant définit l’élan qui
session réelle, le seul point d’ancrage qui subsiste  11. « Il y en a qui pousse le sujet à retrouver un temps révolu, celui de l’enfance,
se donnent du plaisir à se raconter toujours les mêmes instants celui de l’avant, avant d’être adulte, avant d’être victime, peut-
fatals qu’ils ont vécus. Comme s’ils avaient désormais besoin de on ajouter. La nostalgie, qui se confond à l’origine avec le mal
164 régine waintrater sur les ruines du langage 165

du pays, est une notion qui englobe aussi bien la géographie que dans l’expérience de soi a entraîné, pour eux, une attitude de
le temps, comme le souligne Jean Améry, l’exilé, quand il définit refus, et un arrêt du processus d’historicisation.
la patrie comme « le pays de l’enfance et de la jeunesse », et qu’il Ce que voudrait le survivant, c’est que tout ce qui s’est passé
ajoute : «  Celui qui l’a perdu restera toujours un égaré, quand n’ait pas eu lieu. Et pour ne pas affronter chaque jour la dou-
bien même il a cessé de tituber sur le sol étranger comme un leur de ce qui a eu lieu, il gèle ses affects, en s’interdisant ce
homme ivre et a appris à y poser le pied avec une certaine assu- retour sur lui et le passé. Se souvenir de l’avant, de l’enfance,
rance »  14. Ceci vaut autant pour les rescapés contraints à l’exil, des paysages, des gens, c’est aussi repenser, du même coup, à ce
que pour ceux qui sont restés dans leur pays d’origine : la terre qui leur est arrivé, et à la disparition brutale ; donc à la perte,
natale n’est plus la même, à jamais défigurée par le génocide. insurmontable. De baume, la nostalgie devient torture, et c’est
La psychanalyse a peu pensé la nostalgie, dans son aspect pourquoi le survivant se l’interdit d’instinct. S’il se l’accorde, ce
normal, s’intéressant davantage à son côté pathologique, qu’elle n’est que dans des moments furtifs, comme volés à lui-même :
assimile souvent à la mélancolie. Dans la théorie psychanaly- quelques gestes, quelques pensées, des chants, des mets, la nos-
tique, la nostalgie est toujours vue comme une nostalgie de talgie n’apparaît ici que par bribes, dérobées au temps, douces
l’amour maternel, où la contrée perdue est une analogie du sein et dangereuses à la fois.
maternel et de la fusion des premiers temps de la vie. Pourtant, il On assiste alors à une vie privée de soi.
est une chose essentielle qui différencie nostalgie et mélancolie : Vivre dans une absence à soi, c’est me semble-t-il, la blessure
la capacité à faire le deuil de l’objet. Pour que le sujet ne tombe la plus cruelle qu’un génocide inflige à celui qui a survécu. C’est
pas dans la mélancolie, il faut que la perte ait pu s’inscrire et se être privé d’un droit fondamental, celui de penser son existence,
vivre. Sinon, on a affaire à un éprouvé hors temps, hors repré- privilège dont nous jouissons chaque jour sans nous rendre
sentation, et le préconscient, réservoir des images, est à jamais compte que nous sommes des nantis. Rendre au survivant un
blessé. Pour accomplir le pèlerinage de retour, il faut d’abord peu de son espace psychique détruit par le génocide, telle est la
réconcilier l’histoire et la mémoire, réconciliation malaisée, tant tâche de celui qui accepte de réfléchir au génocide. C’est pour-
pour le survivant que pour ses descendants. Car « son mal du quoi le travail accompli dans toutes les disciplines, histoire, bien
pays, c’est l’aliénation de soi » comme l’écrit Améry. Il vit désor- sûr, mais aussi, littérature, arts, psychologie ou philosophie, doit
mais dans le deuil de celui qu’il était, de celui qu’il est devenu se poursuivre, car il peut contribuer à rendre aux victimes un
et de celui qu’il aurait pu être. La blessure narcissique radicale peu de leur intériorité perdue.
qu’il a subie n’ouvre aucun espace d’un ailleurs transformable.
À l’instar d’Améry, maints survivants n’ont pu faire le deuil
d’eux-mêmes : ils tombent alors dans un état où se confondent
la haine de soi et la haine à l’égard du moi perdu. La recherche
mélancolique devient le seul objet de la nostalgie, objet doux-
amer qui se maintient comme tel, et empêche par là tout accès
à une nostalgie véritable et à son élaboration. La discontinuité
166 régine waintrater

Notes Radio Rwanda, 1994


Claude Lévi-Strauss, « Introduction à Marcel Mauss », in Marcel Mauss,
1
une journaliste à l’épreuve du génocide
Sociologie et anthropologie, Paris, Puf, 1950.
Joseph Bialot, C’est en hiver que les jours rallongent, Paris, Seuil, 2002,
2
Laure de Vulpian
p. 226.
Révérien Rurangwa, Génocidé, Paris, Presses de la Renaissance, 2006.
3

Anna Langfus, Le sel et le soufre, Paris, Gallimard, 1960.


4

Ce passage reprend en partie mon article « Le temps de l’extrême. Géno-


5

cide et temporalité », paru dans la Revue d’histoire de la Shoah, « Rwanda,


quinze ans après », n° 190, janv.-juin 2009. Le génocide est un projet radical ; et le vocabulaire qui lui est
6
Piera Castoriadis-Aulagnier, La violence de l’interprétation. Du associé est à l’avenant. Souvent, il est constitué autour de mots
pictogramme à l’énoncé, Paris, Puf, 1975, p. 193. – donc de concepts – qui fonctionnent en couple et en opposi-
Piera Castoriadis-Aulagnier, op. cit., p. 252-254.
7
tion, dans une dualité frontale. Cette façon de dire et de décrire
Charlotte Delbo, Une connaissance inutile, Paris, Minuit, 1970.
8
le génocide est assez générale ; elle reflète une vision simplifiée
Claudine Kaytesi in Jean Hatzfeld, La stratégie des antilopes, Paris, Seuil,
9
et simplificatrice des génocides, qui ne laisse aucune place à la
2007, p. 11. complexité du phénomène génocidaire, quels que soient les élé-
10
Ce passage reprend une partie des développements de l’article cité plus ments qu’on en considère.
haut, « Le temps de l’extrême. Génocide et temporalité ».
11
Voir à ce propos Régine Waintrater, «  Le témoignage, une forme d’addic-
Bien, mal  ; bourreaux, victimes  ; innocents, coupables ; nous,
tion au traumatisme ? » in Les addictions, monographie de la Revue inter-
nationale de psychopathologie, Paris, Puf, avr. 2000.
eux ; tueurs, tués ; génocidaires, génocidés.
Mourir, (sur)vivre ; parler, se taire ; dire la vérité, mentir ;
12
Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie. Récit des marais rwandais, Paris, Le
Seuil, 2000, p. 85. reconnaître, nier.
13
Emmanuel Kant, « Anthropologie in Pragmatischer Hinsicht », 1789, I, Hutu, Tutsi ; blanc, noir ; pur, impur ; animal, humain ; majo-
XXXII, in Jean Starobinski, « Le concept de nostalgie », Diogène, n° 54, rité, minorité ; individu, groupe.
1966.
14
Jean Améry, 1966, Par-delà le crime et le châtiment, Arles, Actes Sud, Bien que puissamment évocateur, ce vocabulaire binaire est
1995, p. 92. – justement – impuissant à décrire une réalité bien plus subtile,
cynique et perfide. A moins d’élargir notre lexique, les mots-
binômes nous confinent à un manichéisme primaire. L’on sait
168 régine waintrater radio rwanda 169

pourtant, depuis Primo Levi, que la gamme chromatique de la d’Etat, je le suis sur une chaîne du service public  1 en France. A
chaîne génocidaire, depuis les victimes jusqu’aux auteurs, se la manière des mots-binômes, nous formons un couple lié par
décline du blanc au noir, en passant par toutes les nuances de une symétrie inverse. Ainsi, suis-je aussi « présumée innocente »
gris sans lesquelles une appréhension complète du phénomène qu’il est « présumé coupable ». Mais tout est-il aussi simple et
génocidaire est impossible.  tranché ? Certes non. Ce qui m’importe dans notre échange,
c’est ce qui a pu le déterminer, au moment de pencher – volon-
Il n’est pas facile d’exprimer la complexité si l’on ne dispose tairement et consciemment ou non – vers le mauvais choix, vers
pas du lexique adéquat. Certaines situations ou concepts sont le non-éthique.
mal définis, parce qu’impensés. Si l’on ne possède pas les outils Contrairement à ce que j’imaginais naïvement, Joël n’a pas
sémantiques, comment dire ce qu’on a vécu, subi, fait, choisi de basculé d’un coup, mais lentement et néanmoins sûrement. Il
faire ou de ne pas faire ? Chacun utilise son vocabulaire : celui allait donc m’expliquer quand, pourquoi et comment il était
de sa langue, de sa culture, de son imprégnation. passé de l’autre côté du miroir et avait rompu le pacte qui lie les
Plus grande encore est la difficulté quand il s’agit d’évoquer hommes entre eux, « tu ne tueras point ».
la complexité du génocide dans une langue qui n’est pas celle
de l’un des locuteurs. Tel est le cas de Joël, un Rwandais qua- Effectivement, Joël a commis l’irréparable. Il l’a reconnu offi-
dragénaire aujourd’hui, certes francophone, mais dont la langue ciellement en passant des aveux dans le cadre de la procédure
maternelle est le kinyarwanda et la pensée toute entière issue gacaca   2. Il l’explique à sa façon et nous ne pouvons que l’écou-
de sa culture. ter, dans la mesure où nous n’avons pas été confrontés à la
L’une des particularités de la langue rwandaise, c’est qu’elle même situation, au même dilemme – si tant est que le choix ait
recourt à l’image, à la comparaison. La description que fera un pu être posé en termes définis et à un moment précis.
Rwandais d’un événement x sera infiniment plus précise, évoca- Pour dire un mot de lui aujourd’hui, Joël a passé onze ans
trice et poétique que celle que ferait par exemple un Français. en prison depuis la fin du génocide. Ensuite, il a bénéficié d’une
Et paradoxalement, cette tonalité poétique s’applique aussi au libération provisoire, précisément en août 2005. Depuis cette
génocide. date, il essaie de retrouver un statut d’homme à part entière.
Démonstration donc avec Joël, qui fut journaliste à Radio D’homme libre.
Rwanda depuis 1984 et jusqu’en 1994, génocide compris. Son
histoire – ou du moins une partie de son histoire – peut s’arti- Je l’ai rencontré plusieurs fois dans des circonstances différentes.
culer autour de trois couples de mots : obéir-désobéir, adhérer- D’abord à la prison de Kimironko, dans le quartier de
s’opposer et démissionner-rester. Remera à Kigali. Il était vêtu de l’uniforme rose pâle des déte-
nus, comme plusieurs centaines de ses «  collègues 
». C’était
La particularité de cette démonstration réside dans le fait qu’elle quelques jours avant une vague de libérations décidée par le
s’appuie sur ma rencontre avec Joël, qui est en quelque sorte président rwandais. Motif : il fallait bien vider un peu ces pri-
mon homologue rwandais. Il était journaliste dans une radio sons surpeuplées, redonner de l’air et de l’espoir à ces détenus
170 laure de vulpian radio rwanda 171

qui avaient avoué leur crime après des années et des années de provocation.
détention sans jugement. C’était, je crois, une décision à la fois
politico-administrative et de simple justice. Deux fois, je suis allée voir Joël à Kicukiro pour m’entretenir
Un magistrat rwandais m’a dit un mot de Joël : « Lui, tu peux avec lui, toujours en tête à tête. Initialement, je comptais faire
l’interviewer. Il ne te racontera pas de boniment. Il te dira la cette interview de manière privée. Mais par déformation pro-
vérité ». fessionnelle, j’ai pris mon magnétophone dans l’idée diffuse de
Je me suis présentée à lui comme son double professionnel, nourrir mes archives personnelles. A la fin du second entretien,
en lui expliquant d’emblée que j’aimerais beaucoup discuter j’ai demandé à Joël si je pourrai rendre publics nos échanges ; il
avec lui de ce qui s’était passé pour lui dans ces années-là, parce a accepté.
que… ce qu’il avait vécu me renvoyait à ce que je pourrais vivre Entretien.
un jour… peut-être. Et aussi parce que depuis 1998 et le pro-
cès de Maurice Papon devant la Cour d’assises de Bordeaux, je Obéir ou désobéir ? A aucun moment, Joël ne s’est posé la
m’interrogeais sur ce dont je serais capable dans une telle situa- question en ces termes. Pour expliquer qu’il soit resté jusqu’au
tion. Après que je lui ai dit que je le sentais comme mon alter bout dans son rôle de porte-voix de la haine, il évoque une
ego des jours mauvais, il a accepté de me revoir. lente habituation et un « manque d’attention » à l’évolution des
choses.
Je suis revenue comme convenu à la prison de Kimironko trois
jours plus tard. On m’a dit que Joël n’était plus là, qu’il avait « Les événements m’ont peut-être surpris. Peut-être notre grand
été libéré. Pourtant, en tant qu’ex-journaliste à Radio Rwanda, crime était de ne pas sentir la gravité de ce qu’on faisait. Peut-
il n’aurait pas dû figurer sur la liste des libérables. A sa grande être qu’on a fait du mal aux familles sans le savoir. Puisque
surprise, il a néanmoins bénéficié de cette mesure collective. nous, on n’avait pas de machette, ni de fusil. Je crois que la
pire des armes, c’est la langue et le stylo. Ca tue plus qu’une
Notre deuxième rencontre s’est donc déroulée dans un Ingando, machette. »
c’est-à-dire un camp de solidarité   3 installé à Kicukiro, un autre
quartier de Kigali. L’Ingando sert de sas entre la détention et la L’aveu est total. La lucidité aussi.
liberté. Dans un ensemble de bâtiments offrant de nombreux Adhérer ou s’opposer ? Joël reconnaît qu’il s’est montré dis-
logements et de vastes salles de cours, on enseigne aux détenus trait, attentiste, voire opportuniste, par manque de lucidité et de
ce qu’est devenu le Rwanda depuis « mille neuf cent nonante- conscience.
quatre  4 », ce qui a changé dans la Constitution, quelles sont
les nouvelles lois et données de la vie en société. Par exemple, « Il y avait ces gens qui étaient au pouvoir et je n’avais aucune
qu’on ne parle plus de « Hutu » et de « Tutsi », mais de « citoyens relation avec eux. Et il y avait de l’autre côté l’opposition, avec
rwandais ». Ou encore comment se comporter vis-à-vis des res- le FPR à sa tête. Sincèrement, je ne voyais aucun lien entre ces
capés au moment du retour sur la colline : sans arrogance, ni deux groupes et moi. Je n’étais pas Hutu radical, je n’étais pas
172 laure de vulpian radio rwanda 173

Tutsi. Moi, ce que je cherchais, c’était plutôt les études qu’une Dès lors, les journalistes de Radio Rwanda ont tous été mobi-
place au ministère… Comme je n’avais pas obtenu ça, je tem- lisés autour d’un thème unique : la guerre et la défense de la
porisais et les événements m’ont surpris. » patrie menacée.

Démissionner ou rester ? Un jour, un juge rwandais lui a « On avait la tache d’expliquer à la population le sens de la
demandé pourquoi il n’avait pas rendu son tablier. Il n’a pas su guerre, évidemment dans l’optique du gouvernement. On
quoi lui répondre. présentait le FPR comme des gens revanchards, c’est-à-dire
comme les petits-fils de ceux qui avaient gouverné le Rwanda
« 
Il y a des collègues qui ont démissionné, comme Thomas pendant quatre cents ans   6 et qui avaient mis la population
Kamilindi qui est correspondant de BBC ici à Kigali. Il a filé, hutu en esclavage. Nos supérieurs et les politiciens se référaient
parce qu’il était poursuivi peut-être. Mais il y en a d’autres qui à la Révolution de 1959 et notamment à la théorie du premier
ont refusé de collaborer (…). Enfin disons, le zèle que peut-être Président, Grégoire Kayibanda, qui disait qu’il y avait une
nous, nous avons mis n’a pas été le leur… Certains ont été obli- double colonisation : du Blanc contre le Noir et du Noir contre
gés de quitter, comme Thomas ou une certaine Louise, pour- le Noir… et là, il parlait du Tutsi contre le Hutu. Alors nous, on
chassés. Ou alors, à la fin ou au milieu du génocide, le système avait la mission d’expliquer ça aux gens. »
ne les acceptait plus et ils ont été obligés de quitter. Mais il y
en a quand même qui ont quitté bien avant, comme Silas Boni- A partir de cette date, Joël est donc devenu speaker. Il lisait
mana (…). En 1990, lui, il a carrément défroqué, il a rejoint la les bulletins qui provenaient du conseil des ministres ou des
rébellion. Peut-être qu’il a été plus courageux que nous. » comptes-rendus de l’Etat-major. Pour ce qui concerne le conseil
des ministres, c’est le directeur de l’Orinfor  7 lui-même qui les
Mais comment Joël en est-il arrivé là, c’est-à-dire à lancer sur rédigeait.
les ondes des appels au meurtre, dans ce pays où la radio est le « Le journal commençait à 20 heures, On annonçait l’heure
seul vecteur de communication de masse d’est en ouest et du et on disait : « Vous écoutez Radio Rwanda, il est 20 heures. Voici
nord au sud, à travers une infinité de collines, alors qu’aupara- tout d’abord les titres de cette édition. On disait par exemple
vant, il n’était qu’un paisible chroniqueur sportif   5 ? euh… le conseil du gouvernement s’est réuni aujourd’hui, sous
Avant le génocide, Joël couvrait les matches nationaux et la présidence du Président de la République. Au menu du jour,
internationaux, la coupe d’Afrique des Nations et les coupes il y a la situation de la guerre. Le ministre de la défense a fait
des clubs. A partir du 1er octobre 1990, la situation politique a état de la situation sur le terrain. Dans l’attaque d’aujourd’hui
évolué de telle manière que les activités sportives ont cessé et – évidemment, nous, on ne savait pas ce qui s’était passé sur
que les stades ont fermé. le terrain –, 5'000 assaillants ont passé la frontière. Ils ont
Cette date marque précisément le commencement de la rencontré les Forces armées rwandaises. Bilan : 100 morts du
guerre entre l’armée régulière rwandaise (FAR) et les rebelles côté des assaillants, 5 blessés du côté des forces gouvernemen-
du Front patriotique rwandais (FPR dirigé par Paul Kagame). tales. C’était un peu ça… Alors, on faisait ça dans l’esprit… de
174 laure de vulpian radio rwanda 175

cacher aux gens la réalité de la guerre. aussi, on nous apportait des enregistrements tout fait, qu’on
– Cacher ? diffusait comme ça. En fait, on avait cessé d’être journaliste.
– Oui, cacher. Cacher la réalité de la guerre. Parce que… On était devenu des instruments du pouvoir. C’est là où il y
les forces gouvernementales, elles meurent sur le champ de avait un problème, puisqu’on ne pouvait pas se mettre, en tant
bataille. Elles meurent. Mais les medias officiels, comme nous que journaliste officiel, à contredire ce que notre gouvernement
le faisions, le cachaient… Et on le savait, puisque, après avoir disait, ce que notre état-major disait, ce que notre directeur
dit ça, on bougeait un peu en dehors de la radio. On prenait le disait. »
bus, on allait à l’hôpital et on voyait des blessés, des morts. Ce
que nous disions à la radio ne correspondait pas à la réalité. Ainsi donc, Joël avait conscience, à l’époque et sur le moment,
On avait même un correspondant permanent dans la région de faire de la propagande et d’enfreindre les règles déontolo-
de la guerre – Florent, je ne sais pas où il est – sincèrement, ce giques qu’il avait apprises. Il savait aussi que les tensions s’ag-
qu’il racontait en tant que journaliste, vous sentiez que c’était gravaient au sein de la société. Et à défaut d’informer, il était
du bluff ! lui-même informé.
– Est-ce que c’était un problème, ce décalage entre la réalité
et les informations que vous donniez ? « A la fin des négociations d’Arusha, c’est à dire à l’été 1993, les
– Professionnellement, c’était un peu… décevant… gens étaient comme fous. Tout le monde : les politiciens, les mili-
puisqu’on avait quand même eu une formation d’un an à taires, les gens, les journalistes. Des gens s’étaient subitement
Bujumbura et à Nairobi ; on a rencontré des professionnels du retournés contre d’autres… Par exemple, ne parlons pas du cas
métier, là-bas. Il y avait là un problème de vérité. » du Rwanda nécessairement. Prenons le cas de l’Allemagne en
1933 jusqu’en 39. Voyez comment Hitler et les nazis étaient
Les autres informations, ni politiques ni militaires et malgré tout parvenus à rassembler tous les Allemands : les médecins, les
considérées comme sensibles, étaient rédigées par le rédacteur militaires, les ingénieurs, les intellectuels, tout le monde ; il est
en chef ou un groupe de journalistes triés sur le volet. parvenu à les canaliser dans une seule idéologie d’extermina-
tion des Juifs et des gens qu’il appelait des sous-hommes.
« Dans toutes les rédactions à ce moment-là, il y avait un Alors la situation était pareille au Rwanda. C’est-à-dire
groupe de journalistes présidentiels. Quand il y avait une infor- qu’on a fait comprendre aux gens et spécialement aux Hutu,
mation assez sensible, par exemple un reportage sur le sommet intellectuels, journalistes, médecins, militaires, politiciens que
de l’OUA, il y avait un groupe dans lequel la direction puisait l’ennemi du Rwanda était le Tutsi et qu’il fallait le cibler, le
des « gens de confiance ». C’est comme ça qu’on disait. Je n’en décrire et après, l’éliminer.
faisais pas partie. – Et ça, c’était dit à la radio ?
Nous, nos textes concernaient plutôt l’actualité africaine, – Oui.
asiatique et mondiale… Une actualité dont on était sûrs qu’elle – Ça, tu l’as dit à la radio ?
n’était écoutée par personne. Oui, c’était comme ça ! Parfois – Oui, je ne sais pas combien de fois, mais les messages
176 laure de vulpian radio rwanda 177

étaient clairs. On ne peut pas le cacher, hein ! » la même valeur…


– Tu veux dire qu’ils n’étaient pas tous aussi extrémistes les
Quant à savoir s’il y avait une différence entre l’antenne de uns que les autres ?
Radio Rwanda et celle de la tristement fameuse RTLM, radio – Non, tu pouvais être extrémiste comme tu veux, mais à
télévision libre des Mille Collines, il semble que oui. En fait, ce nous, on ne nous accordait pas la même crédibilité.
serait une question d’époque puisque il y a eu des variations – En fonction de quoi ?
selon le moment politique ; question de degré aussi dans la pro- – En fonction de la confiance qu’on avait en toi. C’est-à-dire,
pagande, qui était plus radicale et explicite sur la RTLM que sur il y avait des gens du Nord, qui venaient des Préfectures de la
Radio Rwanda. région du Président, spécialement Gisenyi, Ruhengeri. C’est de
Disons d’abord que la RTLM a été fondée au moment de la là que venaient aussi les officiers supérieurs. On appelait ces
signature des Accords d’Arusha  8, en août 1993, dans le but de gens-là de « vrais » Hutu.
les faire capoter, par des hommes d’affaires proches du pou- – Et toi, tu es d’où ?
voir, des militaires et des dirigeants particulièrement radicaux, – Je suis de l’Est.
issus du MRND (Mouvement révolutionnaire national pour le – Kibungo ?
développement) et de la CDR (Coalition pour la défense de la – Non, Kigali mais un peu à l’Est. Alors évidemment, pen-
République). En réalité, il fallait contrecarrer Radio Rwanda, qui dant le génocide, nous, on n’était pas pourchassés comme des
avait modéré ses positions en conformité à l’esprit des Accords. Tutsi, mais nous n’avions pas la même valeur que les “ vrais
« Chaque Hutu, chaque organisation était sollicité pour Hutu ”. C’est comme à Radio Rwanda, on nous accordait plutôt
acheter des actions. Une action valait 5'000 Francs rwandais (7 des tâches secondaires, c’était visible. »
euros). Dans la RTLM, il y avait Kabuga, le magnat qui est en
fuite, Nahimana, le directeur de l’ORINFOR et Bayaragwiza On constate que l’origine régionale, qui a toujours fortement
qui est au TPIR à Arusha. Quand même, c’était la radio du guidé la politique rwandaise depuis l’avènement de la Répu-
Hutu Power ! Si on était quelqu’un d’avisé, on pouvait facile- blique en 1961 et jusqu’au génocide, a constitué, dans sa com-
ment deviner ce que serait ce genre de radio. posante nordiste, quelque temps avant le génocide, à la fois un
Les journalistes de la RTLM sont venus de Radio Rwanda. ciment et une garantie de loyauté à l’égard du régime Habya-
C’était ceux qu’on connaissait comme radicaux et on les a rimana. Sous Grégoire Kayibanda, l’avantage était donné aux
sélectionnés pour aller fonder la RTLM. En fait, c’était comme gens du « Sud ».
une association…
Je me souviens d’une fois où j’ai demandé à Nahimana, le Survient alors le crash de l’avion présidentiel le 6 avril 1994.
directeur, de m’enrôler là bas. Il m’a répondu qu’il ne pouvait Le président Habyarimana, plusieurs membres de son entourage
pas engager des gens comme moi. J’ai demandé pourquoi, il a et son homologue du Burundi qui voyageait par hasard avec lui
souri et il est parti. Mais j’ai compris que… enfin, même entre sont tués, de même que les trois membres de l’équipage  9. Que
Hutu… que les Hutu étaient divisés et qu’ils n’avaient pas tous fait Radio Rwanda ?
178 laure de vulpian radio rwanda 179

« Directement à l’annonce du crash, on a coupé les émissions. jusque là par les FAR, les forces armées gouvernementales.
On a mis la musique classique, comme s’il y avait un coup
d’Etat. Et à chaque quinze ou trente minutes, on annonçait Au cours de cette nuit du 6 au 7 avril 1994, ni la RTLM   12 ni
l’accident… qu’on n’appelait même pas l’accident. On l’appe- Radio Rwanda n’ont semble-t-il lancé d’appels au meurtre
lait le crash comme tu dis. On disait que l’avion avait été des- nominatifs, ce qui se fera plus tard. Selon Joël ce soir-là, les jour-
cendu par le FPR. Ça, c’est Radio Rwanda. La RTLM précisait nalistes de la RTLM, et en tout cas Kantano et Valérie Bemeriki
que c’était des Tutsi et leurs complices. Et parmi les complices étaient « très clairs » en la matière.
des Tutsi et du FPR d’une manière générale, il y avait les Belges.
Ils étaient visés. Et à chaque trente minutes, ils répétaient le «  Ils disaient à peu près ça : les Tutsi ont longtemps cherché
même communiqué avec des commentaires. à tuer le Président et tout Hutu qui se respecte et qui se sent
C’était pendant la nuit : les milices, c’est-à-dire les Intera- patriotique se doit de le venger et d’éliminer les cancrelats. »
hamwe, la gendarmerie et l’armée, avaient déjà encerclé la
zone de l’aéroport    10. La MINUAR, qui a été la première à y Cancrelats, cafards ; Inyenzi en kinyarwanda : c’est ainsi que la
être, a été encerclée par la Garde présidentielle (GP). Donc, propagande officielle désignait depuis des années déjà les Tutsi,
elle n’a rien pu faire. Et à chaque 100 mètres à peu près, il y c’est-à-dire la race à exterminer.
avait une barrière de la gendarmerie. Les meurtres ont com-
mencé vers l’aube. » Joël affirme qu’il n’a pas tué pendant le génocide. En revanche,
comme beaucoup de Hutu, il a fui le pays pour Goma au Zaïre  13
En effet, la MINUAR qui était sur place à l’aéroport a été aussi- voisin, à l’approche de la prise du pouvoir par le FPR. Ce qui
tôt neutralisée par la GP. Quant aux effectifs militaires français peut être – ou ne pas être – interprété comme un aveu de culpa-
– puisqu’il y en avait –, ils étaient en partie cantonnés au camp bilité. Trois semaines ou un mois plus tard, Joël a été arrêté alors
de Kanombe. Parmi eux, le Commandant Grégoire de Saint- qu’il rentrait au Rwanda et aussitôt placé en prison. Et finale-
Quentin, du 1er RMPIa. Ces « coopérants » militaires ont été les ment, l’ancien journaliste a passé des aveux en janvier 2003,
seuls étrangers à pouvoir accéder à la résidence et au jardin de c’est-à-dire après neuf ans de détention.
la famille Habyarimana, dans les trente minutes qui ont suivi
l’attentat. D’après des informations restées inédites jusqu’au « J’ai avoué ma complicité. Complicité de sensibilisation et
mois d’avril 2009, ordre a ensuite été donné aux militaires fran- d’appel par les médias. J’ai expliqué un peu ce qu’était notre
çais présents au Rwanda de mener une enquête sur l’attentat, ce mission, qui étaient mes complices… C’était presque tout le
qui signifie corrélativement de sécuriser les lieux et d’en inter- monde, puisque celui qui était là, sincèrement, il ne pouvait pas
dire l’accès  11 à quiconque. dire qu’il ne savait pas.
Cette zone de la colline de Masaka n’est ensuite redevenue C’était des aveux de participation au génocide, de compli-
accessible qu’après la nuit du 21 au 22 mai 1994 ; nuit au cours cité avec ceux qui ont planifié et ceux qui ont incité la popula-
de laquelle le FPR (les troupes rebelles) a pris la zone tenue tion à commettre le génocide. Ça consistait à aider les criminels
180 laure de vulpian radio rwanda 181

et aussi au manquement à la déontologie journalistique. Par « Il faut du temps pour réaliser le danger. Apparemment, quand
déontologie, je veux dire qu’on connaissait les limites du jour- vous écrivez un article ou quand vous racontez quelque chose
nalisme et notamment, celle de ne pas verser dans la logique à la radio, vous ne risquez rien. Il n’y a pas de conséquence
des criminels… directe à prévoir. Mais quand vous voyez que les gens com-
– Et pourtant tu l’as fait ! mencent à s’entretuer, à prendre parti, à se fusiller, à se couper,
– Oui. Pour deux raisons. Dans la vie, il faut avoir un bou- alors là…
lot, et la radio, c’en est un. Et puis quand tout le monde se met Evidemment les politiciens sont les premiers visés. Mais
à avoir l’esprit de la masse, à suivre moutonnement comme les politiciens emploient les journalistes et les journalistes se
on dit, et bien, après, on se retrouve dans des pépins comme situent entre les politiciens et la population. Ceux qui ont faci-
ceux-ci ! lement accès à la population, ce sont les journalistes, et surtout
– Pépins ? ceux de la radio, puisque chez nous, la presse écrite n’est pas
– Pépins… Enfin, peut-être que j’emploie un terme de la lue sauf dans les villes. La radio arrive très loin et c’est facile
rue, mais… par pépins, je veux dire des problèmes auxquels on de l’écouter : vous pouvez avoir un petit poste avec deux piles
ne s’attendait pas, puisque la majorité des gens, y compris les et suivre tout ce qu’une radio raconte. Chez nous, la télé n’est
journalistes, ne savait pas qu’après, on serait poursuivi, hein ! » pas aussi populaire, parce que ça demande beaucoup d’équipe-
ment. Alors la radio, c’est dangereux. »
Ce sentiment d’impunité était bien réel et profondément ancré
dans l’esprit des Hutu. Une discrimination active envers les Tutsi Comment distinguer précisément ce que Joël pensait pendant
s’exerçait au Rwanda depuis 1957. Des pogroms les ont visés le printemps 1994 et ce qu’il a compris ensuite, à force de
périodiquement depuis 1959. Et jamais un seul Hutu n’a eu à réflexion et de lectures ? Comment faire la part des choses entre
en rendre compte devant la justice. Les assassinats, les meurtres l’embrigadement accepté et consenti, l’anéantissement du libre-
et autres incendies de huttes ou actes de pillage commis sur des arbitre à la faveur d’un engourdissement voire d’une anesthésie
Tutsi n’ont jamais été punis… Il a fallu attendre pour cela les éthique  14 et enfin, la capacité théorique de refus, de résistance
premiers procès qui se sont déroulés au Rwanda après le géno- et de désobéissance que nous imaginons tous avoir ?
cide. Par ailleurs, la propagande politique, écrite et orale inci- En Europe, n’en sommes-nous pas trop souvent à nous
tait la population hutu à « faire son devoir patriotique ». Tuer un « payer de mots », bien calés dans nos fauteuils profonds et mœl-
Tutsi était donc un acte civique. leux, pérorant et simplifiant en invoquant le « devoir de déso-
Ce génocide s’est donc déroulé dans une forme d’insou- béissance » ? Il est si simple en effet de gloser sur ce qu’il aurait
ciance. Pas plus que les autres, Joël n’aurait imaginé payer un fallu faire, ce que soi-même on aurait fait dans pareille situation.
jour pour des actes qui, à l’époque, n’étaient pas considérés Mais nous n’y étions pas ; et ce seul fait devrait nous inciter à la
comme des crimes. Cette assurance d’impunité a certainement prudence, à l’humilité et au silence. Ce qui nous permettrait de
fonctionné comme un élément favorisant la transgression de faire la part du collectif et de l’individuel ; car dans des phéno-
l’interdit par excellence, l’interdit du meurtre. mènes de masse – et le génocide des Tutsi en était un -, on ne
182 laure de vulpian radio rwanda 183

s’appartient (peut-être) plus totalement. En prison, Joël étudiait et enseignait l’anglais et le swahili aux
autres détenus, ainsi que le fonctionnement des gacaca. Parce
« La conscience… Evidemment, il faut réfléchir. Imaginez : du qu’il a fait des études, parce qu’il a eu son baccalauréat, Joël
temps de Hitler, il y avait quelqu’un qui était chargé de la pro- appartient à la catégorie des intellectuels. Par ailleurs, son père
pagande. Je crois que c’était Gœbbels. La propagande implique était pasteur au sein de l’église presbytérienne. Ces deux élé-
les journalistes. Imaginez les journalistes de ce temps-là : on fai- ments l’ont peut-être conduit à réfléchir sur ses actes.
sait un peu comme eux, même si on n’était pas allemands. Et
on le faisait vraiment. » « Je suis de formation littéraire. En prison, j’aidais des gens,
j’enseignais. Enseigner, prier… Je passais le temps à essayer
Joël avait-il lu des livres sur la deuxième guerre mondiale et le d’être plus ou moins discipliné, de me calmer, de me faire une
génocide des Juifs avant celui des Tutsi ? Ou après ? De quand nouvelle image du Rwandais  ; j’essayais de changer d’idées
date pour lui cette connaissance qui lui permet la comparaison ? aussi.
Joël a évoqué cette réflexion spontanément, sans aucune incita- Quand on est en prison ou dans la vie, il faut saisir toute
tion de ma part. chance qui se présente, comme celle qui nous est offerte main-
tenant d’avouer et de demander pardon. C’est une chance
« Si on retourne en arrière, on n’a même pas envie d’écouter inouïe et unique au monde. Et les gens, c’est bizarre, ils la
certaines bandes (enregistrements). Quand on les réécoute, négligent. Je connais des gens qui jusqu’à présent ne veulent
c’est comme si le journaliste commentait un match… Mais on pas changer… Il y a un proverbe qui dit « Quand vous refusez
ne peut pas commenter des massacres de la même façon qu’on d’être enseigné, quand vous refusez les conseils de vos parents,
commente un match ! au moins vous suivrez les conseils de la vie »… C’est-à-dire que
Je ne suis pas arrivé jusque-là, mais il y a des collègues qui, la vie vous apprendra à être discipliné. »
sincèrement et systématiquement, commentaient des mas-
sacres, presque en direct et encourageaient les criminels. Nous, Tous les soirs, avec quelques détenus, Joël faisait un « journal
peut-être, notre grand crime était de ne pas sentir la gravité de parlé », qu’il allait « dire » de tente en tente, entre 20 heures et
ce qu’on faisait. » 22 heures. Les textes n’étaient pas relus à l’avance par la Direc-
tion, mais ils étaient contrôlés a posteriori, ce qui favorisait l’au-
Et sur les ondes de la RTLM en tout cas, la folie meurtrière avait tocensure. Les prisonniers étaient ravis de cette « radio-prison » :
gagné les journalistes et les animateurs. Ils appelaient les habi- ils se cotisaient pour que les détenus « journalistes » puissent
tants des collines à se rendre à tel endroit, parce que tel Tutsi acheter des stylos, des cahiers, quelques journaux et des postes
s’apprêtait à partir au volant de telle voiture et qu’il fallait le de radio.
tuer impérativement, lui et sa famille toute entière !
Prisonnier modèle, Joël avait poussé la vertu jusqu’à témoigner
à charge contre son ancien patron, Ferdinand Nahimana, devant
184 laure de vulpian radio rwanda 185

le Tribunal pénal international qui siège à Arusha. Il a failli le En France, dans un temps que les moins de soixante ans n’ont
payer de sa vie. De retour dans sa prison rwandaise, ses co-déte- pas connu, il y eut la Collaboration, les dénonciations, les com-
nus avaient choisi de lui faire payer sa trahison au prix fort. Ils promissions, les complicités, etc. A l’inverse, il y eut la résis-
le maltraitaient et l’affamaient. Finalement, c’est l’administra- tance passive ou active, les actes des Justes qui sont longtemps
tion pénitentiaire qui l’a sauvé en le nommant à un poste qui demeurés cachés, les actes de désobéissance, isolés ou collec-
allait le protéger, celui de « chef de détention ». tifs (comme au Chambon sur Lignon et à Dieulefit)… Il y eut
ensuite l’épuration et, parallèlement, le recyclage des traîtres
Nos entretiens de l’été 2005 se sont achevés sur une note ni et des collabos, y compris par le pouvoir gaulliste : au nom du
optimiste, ni pessimiste. Juste réaliste. principe de réalité et parce qu’il fallait bien reconstruire le pays.
Nous avons eu plus récemment quelques indignations. Ici,
– Crois-tu que tu as encore ta place dans la vie du Rwanda ?  le procès de Paul Touvier. Là, celui de Maurice Papon. Ils ont
– Oui, une petite place. servi d’exutoires symboliques propres à nous faire croire que la
Mais comment vivre après « ça » ? prochaine fois, nous serons tous du bon côté, celui des Justes…
– Penses-tu que tu pourrais redevenir journaliste un jour ? Mais qu’en savons-nous ?
– C’est un métier un peu dangereux ! Je ne vois pas quel
genre de journalisme je peux faire. Je ne sais pas ce que dit la On évoque souvent ce devoir de désobéissance qui nous per-
loi, mais quand on est accusé de génocide et qu’on avoue, il mettrait de sauver dans un même élan notre honneur et d’autres
y a certains métiers qu’on ne peut pas être permis de refaire, vies. Il s’agit d’une vision à la fois romantique et narcissique de
notamment le journalisme. l’héroïsme. Mais rien ne dit que nous en serions capables, indivi-
Et puis dans la vie, il n’y a pas que le journalisme, hein ? On duellement. D’ailleurs, le problème réside-t-il dans la désobéis-
peut devenir prêtre, pourquoi pas ? Ou pasteur, comme mon sance ou dans son exact contraire, l’obéissance ? Il est tellement
père ? Mais si jamais l’occasion se présente, on peut reprendre plus facile d’obéir !
avec une autre philosophie. Et en faisant beaucoup attention. » Combien d’obéissants au Rwanda ont pris la machette et
l’ont maniée à tour de bras ?
« Faire attention. » Joël pense donc qu’il n’a pas été assez vigi- Finalement, n’est-ce pas plutôt sur l’obéissance qu’il faut
lant : il faisait aveuglément confiance aux gouvernants, parce réfléchir et jouer, plutôt que sur la désobéissance ; sur cette fai-
qu’ils étaient les gouvernants, ce qui suffisaient à les rendre légi- blesse de l’homme, qui le rend sinon servile et soumis, du moins
times, même s’ils lançaient des ordres illicites et illégaux. docile, maniable, flexible, influençable… par paresse de l’esprit.
Et en effet, désobéir ne va pas de soi. En France, il a fallu Se laisser porter par les idées des autres s’avère souvent extrê-
attendre 2005 pour que des textes instituant le droit à la déso- mement confortable… A moins que cela ne nous entraîne, si
béissance soient rédigés à l’intention des militaires, qui ont aussi l’on n’y prend pas garde, dans une spirale de violence, de haine
un devoir d’obéissance ; devoir concurrent bien sûr. et de sang versé. Dans un génocide.
186 laure de vulpian radio rwanda 187

Juin 2009. Je n’en ai toujours pas fini de mes entretiens avec doute que cette fois-ci, il « fera attention ».
Joël. Ses mots, son vocabulaire ont enrichi nos conversations en L’ancien journaliste veut maintenant regarder vers l’avenir et
leur donnant un aspect réel et concret. J’ai mieux perçu l’autre remiser le passé là où il doit se trouver, selon lui : dans le passé.
côté du miroir, grâce à lui. Et je sais que l’ancien journaliste de
Radio Rwanda a encore beaucoup à m’apprendre.
Mais cette transmission-là peut-elle servir de leçon ? Obéir,
adhérer, partager implicitement un projet de génocide, en être
complice : comment raisonner face à une telle abstraction et
Notes
s’imaginer lançant des appels au meurtre comme si on ferait un 1
France Culture.
bulletin météo ?
2
Juridiction traditionnelle, comparable à notre ancienne justice de paix et
Tout questionnement sur ce qu’on aurait fait en de telles cir-
adaptée depuis 2001 au contentieux du génocide, permet de faire juger
constances est vain, parce qu’impensable. Il est impossible de localement et par des juges élus au sein de la population les personnes
mesurer la force de la pression idéologique, la puissance du suspectes. « Peine avouée à moitié pardonnée » : en vertu de l’adage, ceux
conditionnement mental et l’intensité de la haine légitimée par qui ont passé des aveux bénéficient d’une remise de peine intégrant la
période de détention provisoire ; le reste de la peine s’effectue sous forme
les discours politiques tant qu’on ne les a pas soi-même subis.
de travaux d’intérêt général, en liberté. Les tribunaux gacaca, qui ont
Nul ne peut savoir s’il aura la capacité et la volonté suffisantes déjà rendu plus d’un million de jugements, ont cessé leurs activités à la fin
pour s’y soustraire et s’en affranchir. Qui sait s’il aurait obéi, juin 2009.
démissionné et choisi de mourir plutôt que de trahir ses propres 3
Méfiants, les Occidentaux appellent plus volontiers les Ingando « camps
règles de vie, sa morale, sa religion, son éthique personnelle ? de rééducation ».
4
Belgicisme, la Belgique ayant été la puissance tutélaire du Rwanda entre
J’ai revu Joël lors de chacun de mes séjours au Rwanda. Entre- 1916 et 1961.
temps, nous correspondions par e-mail. Le passé semblait loin, 5
On peut noter que les milices Interahamwe ont principalement été
il avait des préoccupations actuelles, quotidiennes, comme tout formées de jeunes supporters des équipes de football et autres jeunes
chômeurs, alors que le Rwanda était en proie à une crise économique et
le monde. Il me parlait de ses difficultés : pas de travail, pas de
sociale.
femme.
Les rois tutsi.
6

Lors de mon dernier voyage en avril dernier, il ne s’est pas


Ferdinand Nahimana avait rang de ministre à cette période. A partir de
7

manifesté ; je l’avais pourtant prévenu de mon arrivée. A mon 1993, il a dirigé la RTLM. Il a été condamné en appel en 2007 à 30 ans de
retour en France, j’ai enfin reçu des nouvelles. « Je ne vis plus à prison (prison à vie en première instance en 2003) par le Tribunal pénal
Kigali, mais en province. J’ai trouvé un travail dans une ONG. international pour le Rwanda (TPIR).
Je t’écrirai plus tard. » Accords de paix en vue du partage du pouvoir signés le 4 août 1993 à
8

Arusha par Juvénal Habyarimana et Paul Kagame, accompagnés d’un


cessez-le-feu. Ils devaient être mis en place progressivement sous le
Quinze ans après le génocide contre les Tutsi du Rwanda auquel
contrôle de la MINUAR (Mission des Nations Unies pour l'assistance au
il a participé à sa manière, Joël commence une nouvelle vie. Nul
188 laure de vulpian

Rwanda).
Tous des militaires ou anciens militaires français, mis à la disposition du
9

président rwandais pour piloter et entretenir le Flacon 50 offert par la


France au Rwanda, en remplacement d’une caravelle déjà offerte par Paris.
Ils sont tous trois au cœur de ce qu’on appelle le « dossier Bruguière »,
aujourd’hui « dossier Trévidic »… ouvert en 1998.
Une logique folle
10
L’avion a été abattu par un ou deux missiles, lors de son approche,
Marc Nichanian
juste avant l’atterrissage ; il s’est écrasé dans le jardin de la résidence
présidentielle, qui se trouve à côté du camp Kanombe et de l’aéroport.
11
Selon Patrick de Saint-Exupéry, dans une tribune publiée par Le Monde
du 10 avril 2009.
12
La RTLM avait cependant « annoncé » sur les ondes l’attentat trois jours
à l’avance, sous une forme volontairement mystérieuse. L’animateur
Entre février et juin 2009, j’ai prononcé une série de cinq
assurait qu’il allait se passer d’abord une « petite » chose dans les 3 ou
4 jours à venir, et qu’ensuite, se produirait « une grande chose ». Il existe conférences publiques à Istanbul, sous le titre général de « Lite-
une copie de ce message, dont la teneur a été révélée en avril 2004 par le rature and Catastrophe ». C’était un événement. Il me fallait
journaliste rwandais Faustin Kagame. donner une idée de l’expérience arménienne au XXe siècle,
13
Actuelle RDC, République démocratique du Congo, à l’époque dirigée comme expérience de survivants. Il me fallait aussi m’interro-
par Mobutu. C’est là qu’était installé à partir du 20 juin 1994 le Poste de ger sur la nature du crime et, par extension, sur l’essence de
Commandement de l’opération militaro-humanitaire française Turquoise.
la Catastrophe. Les quatre premières séances ont eu lieu au
14
Notion explicitée par Nihad Hasanović, lors du séminaire de
centre urbain de l’Uni­­ver­sité Sabanci, la cinquième s’est tenue
Romainmôtier en janvier 2009.
dans la grande salle du rectorat de l’Université Boğaziçi, sur
l’invitation du Département de sciences politiques de cette uni-
versité. Ces conférences ont été d’abord écrites et prononcées
en anglais. J’ai ensuite réécrit en français (et par endroits com­
plété) l’ensemble des conférences. Cette version va être tra-
duite en turc en vue d’être publiée. La première conférence,
telle que je l’ai prononcée à Istanbul, bien qu’intitulée « Le
témoignage arménien au XXe siècle » fut largement consacrée
aux remarques préliminaires, nécessaires en cette circonstance
plus qu’en d’autres. J’ai ensuite regroupé ces remarques dans
un chapitre d’introduction. Les pages qui suivent présentent
une partie de ce chapitre. J’ai conservé sans aucune modifica-
tion les données cir­constan­tielles et les marques orales. Il faut
en effet constamment garder à l’esprit que cela se passait à
190 marc nichanian une logique folle 191

Istanbul et que je m’adressais pour la première fois de ma vie ré­pondre positivement à l’invi­ta­tion, mais en­fin je ne pouvais
à un public en majorité turc. J’ai ajouté en annexe six propo- pas non plus les ignorer et les mettre sous le boisseau. C’est à
sitions ou six thèses sur le « gé­nocide » et sa négation. Là, le ces doutes que je veux d’abord donner expression.
public n’est plus le même. Nous élargissons notre audience. On a trop parlé, ces derniers mois et ces dernières années,
de réconciliation, beaucoup trop. Je commencerai donc par une
déclaration de principe, afin de dissiper à l’avance tout malen-
Histoire et négationnisme
tendu: je ne suis pas un militant de la réconciliation. En tout
Avant d’aborder le sujet de ces conférences, je voudrais dire un état de cause, je ne suis d’ailleurs pas un militant de quoi que
mot de mes propres dif­fi­cultés, de mes doutes, du long chemi- ce soit, cela devra s’entendre. Une chose est claire: j’ai reçu un
nement qui m’amène ici, devant vous, et aussi du pla­isir que appel qui, à l’usage, s’est révélé plus déterminant que prévu,
j’y trouve. Je le dirai sans détour: jamais de toute ma vie je infiniment plus. Je n’oublierai jamais le jour où j’ai reçu ce mes-
n’avais imaginé que je mettrais un jour les pieds en Turquie. sage, qui me demandait si j’étais dis­ponible pour en­seigner et
Mon père, qui était originaire de Kayseri, avait quitté ce pays donner des conférences en Turquie et – si l’idée m’agréait. Dès
en 1920, pour toujours. Ma mère, originaire quant à elle de ce moment, c’est l’ami­tié, mais oui, l’amitié, qui m’a motivé, qui
Merzifon, l’avait quitté en 1923. Eux-mêmes n’au­raient jamais m’a incité à travailler, qui m’a poussé à venir parmi vous pour
pu imaginer qu’un « re­tour » fût pos­sible. Ils avaient bâti leur présenter quel­ques réflexions et aussi – je dois l’ajou­ter sans
vie en France. Ils y sont morts sans jamais avoir jeté un regard hé­si­tation et sans fausse modestie – pour apprendre quelque
en arrière, si ce n’est dans leurs cauche­mars. La dernière image chose de vous, mes inter­locu­teurs. Ma pre­mière réaction s’est
visuelle que chacun d’eux avait conservée de ce pays était celle confirmée et s’est affirmée au cours des se­ maines pas­ sées.
du port d’Is­tan­bul. Mon père avait vingt ans. Il par­tait pour la Nous avions une tâche importante en commun, nous avions un
France, où sa famille allait le suivre peu après. Ma mère, de son combat à mener contre les rigi­dités po­li­tiques, contre la pro-
côté, était en­core une en­fant. Les atrocités l’avaient marquée à pagande d’Etat et contre tous les types de propagande, contre
jamais. Sa fa­mille avait presque en­tiè­re­ment dis­pa­ru, engloutie les comporte­ments para­no­ïaques qui ont empoisonné nos vies
dans les marches, les mas­sacres et les enlève­ments, mé­thodes de­puis si longtemps, en réalité contre la politique en gé­néral
avérées et ef­ficaces d’une volonté d’anéantissement sans faille, et peut-être plus précisément contre l’histoire. Cette tâche,
dont elle-même ne s’est ja­mais remise. Ma mère et mon père se cette lutte, nous ne pouvions en aucun cas les mener à bien
sont rencontrés à Paris après de longs pé­riples que je ne vous seuls, chacun de notre côté. Cela, je ne le savais pas avant de
ra­conterai pas aujourd’hui. J’ai donc grandi à Paris comme un venir à Istanbul. C’est ma plus grande découverte, à laquelle
Fran­çais d’ori­gine armé­nienne (ou un Arménien de citoyenneté j’essaierai de donner une formulation adéquate le mo­ ment
française, question de choix). Et main­tenant que je suis ici, je venu. Une tâche en commun définit une communauté. Evidem-
me dis chaque jour avec étonnement que c’est après tout le pays ment, il s’agit dans le cas présent d’une communauté du déses-
de mon père et de ma mère. Mes doutes n’en sont pas apaisés poir. Mais peu importe. Du moins, la présente sé­rie de confé-
pour au­tant. Mes doutes, il est vrai, ne m’ont pas empêché de rences cherche-t-elle à donner une assise philosophique à cette
192 marc nichanian une logique folle 193

communauté du dé­ses­poir. l’histoire, en effet, nous jouons avec nous-mêmes le grand jeu
Je viens d’écrire: « …et plus précisément contre l’histoire ». de la réconciliation, nous aimons voir notre origine politique
Ce dernier point ne devrait pas trop vous surprendre. Sur ces rejouée sur la scène mondiale du Gemeinwesen, de l’être-en-
questions, en effet, je suis un disciple de Walter Ben­ja­min, c’est- commun, la scène de la démocratie triom­phante.
à-dire de celui qui, les derniers mois de sa vie, en 1940, a écrit Ce jeu a commencé en Occident ou en Asie Mineure, sur les
ces pages ex­tra­or­di­naires qui nous sont parvenues sous le titre terres mêmes où nous nous trouvons en ce mo­ment, sous les
de « Sur le concept d’his­toire », pages qui ont été sou­vent lues remparts d’Ilion. D’un coup, donc, je me transporterai d’abord
comme son testament, comme sa dernière con­tribution à une dans ce plus lointain passé. Cela se passe au chant XXII de l’Il-
lutte de longue haleine contre le fascisme (le fascisme de son iade, au moment où Hector et Achille sont enfin face à face.
temps et tous les fascismes à venir). Oui, mais elles n’ont pas Hector a cessé de fuir le combat, il s’est enfin retourné, il va
été assez lues comme son testament et son dernier mot à propos enfin affronter son destin, qui est de mourir là, maintenant, tout
de l’histoire, contre l’histoire (et non pas seulement contre ce à l’heure. Le poète en fait des égaux malgré tout, pour con­ser­
qu’il appelle lui-même l’his­tori­cisme, en admettant que celui-ci ver la sy­mé­trie du combat. C’est un semblant de symétrie, tout
se distingue en quoi que ce soit de l’histoire), contre la manière le monde le sait bien, puis­que les dieux ont décidé, le fléau de
dont l’histoire est communément pra­ti­quée, contre la constante la balance a été soulevé par le milieu, le jour fatal d’Hector s’est
com­pli­cité de l’histoire non pas tant avec les vainqueurs qu’avec abaissé, il ira chez Adès, Phébus Apollon l’a abandonné. Main-
ce qu’en an­glais on nomme les perpé­trateurs, que ceux-ci aient tenant, par la ruse d’Athéna, les combattants sont face à face et
été victorieux ou vaincus. Il arrive que les perpétra­teurs vain­ Hector adresse la parole à Achille. Il lui parle, Achille répond.
cus soient plus dangereux encore que tous ceux qui ont été C’est donc qu’ils se comprennent, comme c’est étrange. Est-ce
vic­to­rieux aux yeux de l’his­toire et des historiens. Pourquoi? parce qu’ils ont eu le temps, pendant tant d’années de combats
Parce qu’ils donnent l’impres­ sion d’avoir été réfu­tés par le ininterrompus, de bien se connaître? Il faut supposer en tout
seul fait qu’ils ont été vaincus, surtout lorsqu’ils ont été battus cas qu’ils parlent la même langue, comme dans les péplums
comme des « chiens enra­gés   1 ». En tout cas, aussi longtemps que américains, où les Ro­mains parlent l’anglais. Car l’Iliade est
l’histoire domine et pense à notre place, Benjamin dirait que aussi cela, sans doute: un péplum pour les siècles à venir, qui
« même les morts seront en danger   2 ». Aujourd’hui, plus que remet en scène les débats grecs de l’origine sur des sujets rebat­
jamais, oui, ils sont en danger. En préférant l’amitié à la récon- tus, sur les­ quels depuis longtemps la décision a été empor-
ciliation, nous pouvons encore espérer que les morts, d’une cer- tée et l’unanimité réalisée. Ici, il faut sup­poser que Hec­tor et
taine façon, seront pris en considération. Peut-être leur mort ne Achille parlent tous les deux grec, la langue du grand péplum
sera-t-elle pas oubliée. Peut-être ne seront-ils pas embaumés. de l’his­­toire. Au fait, oui, quelle langue par­laient réellement les
Peut-être leur voix sera-t-elle entendue au-delà de leur mort, Troyens? Parlaient-ils grec, comme les Grecs? Est-ce que cela a
dans leur propre langue et non dans la langue du perpétrateur, une quel­conque im­por­tance? Le fait est que les Grecs ne se la
dans le monolinguisme du perpétrateur qui traverse les siècles sont ja­mais posée, cette question. Au bout du compte, de toute
sans se laisser perturber le moins du monde. Depuis le début de fa­çon, il n’y a que les Grecs pour nous raconter l’histoire de la
194 marc nichanian une logique folle 195

des­truc­tion de Troie. Au moins l’ont-ils ra­con­tée, ils n’ont pas un accord mutuel, l’interdit du deuil. Mais Achille a le cœur dur.
cessé de se la raconter à eux-même. Au moins, eux, ont-ils mis Il refuse catégori­quement. Il ne veut pas entendre par­ler d’ac­
en scène, dans un ré­cit, leur volonté génocidaire. Ou plutôt, au cord et de pacte.)
contraire, leur symétrie tant affec­tionnée n’est-elle pas là pour Les historiens ne devraient pas être offensés par ce que j’ai
effacer à jamais toute trace de volonté génocidaire? N’est-elle dit à propos de l’histoire sur les pas de Walter Benjamin. Sur
pas la marque de la dénégation située au cœur même de cette les faits historiques (je veux dire: les faits historiques qui ont
volonté, à jamais, la marque de la dénégation génocidaire à conduit à l’extermination à peu près complète des Arméniens
l’origine de l’histoire? Soyons encore plus di­rects, encore plus de l’Empire ottoman), nous savons tout ce qu’il est humaine-
anachro­ niques: n’est-elle pas la marque du négationnisme à ment possible de savoir   3. La question est ailleurs. Si (comme
l’origine de l’his­toire? Mais s’il en va ainsi, alors, et dès le début, je viens de le dire et de le montrer) le néga­tion­nisme est là, à
il n’y a plus d’histoire. Il n’y a plus d’ori­gine. L’his­toire est néga- l’origine de l’his­toire, c’est que l’histoire a une limite secrète,
tionniste en son essence. évidem­ment inaccessible à la conscience his­­torique. Tant que
(Donc, au moins, ils parlent, Hector et Achille. Ou plutôt, cette limite (qui leur échappe de toute façon) ne sera pas en
d’abord, c’est Hector qui parle. De quoi parle-t-il? Il parle du vue, les historiens pourront poursuivre leurs travaux en toute
deuil. Nous nous en souviendrons lors de notre dernière sé­ance, quiétude. Bien sûr, entre-temps, ils peuvent (et ils devraient)
qui traitera du deuil et de la réconciliation. Ici, nous ne fai- aussi se demander pourquoi les émissaires de la réconcilia­tion
sons qu’avancer quelques pions. Hector, donc, prend les dieux désirent si ardemment faire asseoir des historiens au­tour d’une
à témoin. Et la pre­mière chose qu’il dit est ceci, de fa­çon tout table, une seule table pour tous les historiens. Ils devraient se
à fait in­telligible: il ne mutilera pas le corps d’Achille. Pour- poser des ques­tions sur le rôle de leur discipline dans la poli-
tant, ce n’est qu’une ouverture rhé­to­rique. En réa­lité, ce qu’il tique de réconciliation. Ils devraient s’inter­roger sur les raisons
de­mande à son adversaire, c’est un serment. Il lui de­mande de qui, en 2006, ont amené six cent historiens français à signer
jurer qu’il res­pectera son corps à lui, Hector, qu’il ne le mu­ti­lera une pé­tition en faveur de la « liberté pour l’histoire », une péti-
pas, qu’il ne le livrera pas aux chiens, qu’il le re­mettra aux siens, tion qui était (et est encore) ouver­tement négationniste. Elle
aux proches, qui conduiront sur son corps le rituel du deuil. était né­gationniste mais elle était en faveur d’une politique de
Sûr d’être tué, il lui demande donc de respecter le deuil. Il lui réconciliation. Vous savez tous que Hrant Dink était lui aussi
de­mande de ne pas interdire le deuil. Il lui pro­pose à l’avance, contre l’adoption et la mise en œuvre en France du projet de
un accord, la seule façon de rendre à l’avenir une cœxis­tence loi qui prévoyait la pénalisa­tion des positions né­gationnistes. Il
pos­sible. Il lui propose un pacte de réconciliation et, à nouveau était en faveur de la liberté pour l’histoire. Il était victime d’une
de ma­nière parfai­tement intelligible, ce pacte de réconciliation confusion. Il confondait la politique de la ré­con­ciliation avec la
est immé­diate­ment en relation avec le deuil. Une réconcilia- po­litique de l’amitié. Et il ne voulait évidemment rien savoir de
tion ne sera pos­sible que si le deuil est res­pecté de chaque côté, la per­­version historio­gra­phique, du monolinguisme de la vérité
avant même que les adversaires ne s’entretuent. Une réconcilia- historique, et donc du néga­tionnisme à l’origine de l’histoire.
tion ne sera possible qu’à la condition d’interdire à l’avance, par C’était un optimiste invétéré.
196 marc nichanian une logique folle 197

Nous devons nous convaincre une bonne fois qu’il vaut per­formativement, dans la bouche des Arméniens. Voici donc
mieux abandonner la scène de la récon­ciliation – et donc, avec une autre proclamation, que je veux solen­nelle, afin d’éviter, là
elle, de l’aveu, du témoignage, peut-être même du par­don – aux encore, tout malentendu. Mon emploi du nom « Catas­trophe »
politiciens. Il vaut mieux abandonner le péplum de l’histoire n’a rien à voir avec un évitement. Je ne l’emploie pas, ce nom, à
au mono­lin­guisme de la « politique de réconciliation » et nous la place d’un autre, pour les besoins d’une quelconque politique
tourner résolument vers une possible (ou im­pos­sible) « politique de réconci­lia­tion. Ce nom ne remplace pas chez moi quelque
de l’amitié ». Ce que j’en ai dit ici était sans doute pré­matu­ré. chose d’autre, que je voudrais éviter pour respecter la suscep-
Mais cela devait être dit, pour les besoins de la clarification, afin tibilité de mes inter­locuteurs. « Catastrophe » et « génocide » ne
qu’il n’y ait entre nous aucun ma­lentendu d’aucune sorte. Nous sont pas la même chose. Ce ne sont pas deux noms différents
sommes en partance pour une aven­ture sans re­tour. Nous vou- pour désigner le même objet. Si l’on emploie l’un à la place
lons définir ensemble les conditions pour que le mot « pardon » de l’autre, on ne respecte pas la différence entre ces termes. Et
ait un sens, pour qu’il ne soit pas une atteinte de plus à la vic- si on ne la respecte pas, comment sera-t-on capable de com-
time et au survivant. Un tel pardon radical, exempt de toute prendre un jour pourquoi la vo­lonté génocidaire du perpétra-
préoccupation politique et réconciliatrice (et conscient de ce teur a été une catastrophe pour la victime? Si l’on ne diffé­
qu’il de­mande), est sans doute utopique et impossible. Nous rencie pas, comment pourrait-on même poser cette question?
sommes à la re­cherche des condi­tions de cet impossible. Mon objet, dans cette série de conférences, est la Catastrophe,
ce n’est pas le « génocide », d’aucune façon. Il faut dis­tinguer
entre un événement et un fait. Mon objet est l’événement catas-
La question des noms
trophique, ce n’est pas le fait historique, encore moins les faits.
Et, sans plus tarder, nous avons besoin d’une seconde clarifi- J’ai déjà prononcé la mise en question de l’his­toire dans ce qui
cation. Le titre général de ces conférences est « Littérature et précède. Mais si je n’institue pas et ne respecte pas la différence
Catastrophe ». Le mot « Catastrophe », que j’utilise ici avec une entre « génocide » et Catastrophe, comment serais-je en mesure
majuscule (même si la majuscule est inaudible lorsque je parle), d’expliquer pourquoi l’his­toire doit être radicalement remise en
est un nom propre. Je vais ex­pliquer dans un instant comment question, je veux dire: l’histoire en tant que telle, en tant que
il en est venu à devenir ce qu’il est: le nom propre de l’Événe- discipline et en tant que principe d’expérience? J’ai exprimé
ment. En arménien: Aghed. Vous savez tous que cette question ceci au moyen d’une formule qui, je le concède volontiers, a dû
du nom est cruciale. Nous nous dé­chirons et nous nous entre- paraître bien étrange à vos oreilles. J’ai dit en effet: le négation-
déchirons autour d’un nom. En Tur­quie, ce nom (Catas­trophe, nisme est à l’origine de l’histoire. Mon objet est l’événement
Falaket) est utilisé par des intellectuels qui sont, j’en suis sûr, catas­trophique, j’insiste. Je ne m’oc­cupe pas des faits génoci-
animés par les meil­leures intentions. Mais il est utilisé par eux, daires, je ne m’occupe pas des faits en général, je ne m’oc­cupe
en tout état de cause, en lieu et place d’un autre nom, d’un même pas de l’expérience des victimes, de leurs souffrances et
nom détestable, qui n’est pas un nom propre et n’aurait jamais de tout ce qui s’en­suit. Tout le monde a souffert, n’est-ce pas!
dû en devenir un, mais qui est au­jour­d’hui utilisé comme tel, La souffrance est partout. Elle crée partout un magnifique
198 marc nichanian une logique folle 199

équilibre. s’in­flige à lui-même à tout ins­tant.


Je vais donc procéder à une rapide présentation de l’histoire C’est la première fois que je prononce ici le nom de Hagop
des noms. Au tout début, vers 1919, le nom propre de l’événe­ Oshagan (1883-1948). Vous l’entendrez à de multiples reprises
ment était plutôt Yeghern, qui, dans sa forme commune, signifie dans les semaines à venir, car cette série de confé­rences est cen-
plus ou moins « po­grom », et qui était le mot par lequel on dési- trée en partie autour de son œuvre. Le titre même, « Littérature
gnait donc déjà la série programmée de mas­sacres de 1895-96 et Catas­trophe », n’aurait pas été possible sans sa production
en Anatolie orientale et ceux de 1909 dans la région d’Adana. romanesque et sa réflexion sur les pouvoirs de la littérature face
Le mot a une éty­mologie res­pectable (Ce qui fut, c’est-à-dire à l’événement. Et puisqu’il occupe une place tellement im­por­
l’Evénement par excellence). La ter­minologie n’étant pas fixée, tante dans la littérature arménienne du XXe siècle en diaspora,
d’autres mots étaient aussi utilisés en tant que noms propres. les chapitres 2 et 3 porteront entièrement sur son traitement
Dans le contexte fa­mi­lial (chez moi, par exemple), le nom le de la Catastrophe. En particulier, le second chapitre four­nira un
plus courant était Ak’sor, qui, en tant que nom commun, signifie aperçu détaillé de sa vie et de son œuvre, en se proposant déjà
« exil » ou « déportation ». Et puis, à partir de 1931, un autre nom d’in­tro­duire certaines des questions soulevées par son incroyable
est apparu comme nom propre: Aghed. C’est le mot com­mun confrontation avec la Catas­trophe et en expliquant la nature de
pour « ca­tas­trophe », devenu nom propre par la grâce de sa capi- son entreprise romanesque, en par­ti­culier avec ce ro­man, Mna­
talisation. Pour­quoi 1931? Parce que, cette année-là, à Chypre tsortats, publié entre 1932 et 1934 au Caire, à propos duquel
où il vivait, Hagop Osha­gan, qui écrivait alors son roman Mna­ il dit dans une in­terview de 1931, que son intention y était de
tsortats (Ce qui reste ou Les Res­­capés) et n’allait pas tarder à « s’approcher de la Catastrophe ». Et puis­que c’est aussi dans
être perçu comme le plus grand écrivain de langue armé­nienne cette interview qu’il utilise, je l’ai dit, pour la première fois le
au XXe siècle, com­men­ça à l’utiliser de ma­nière sys­tématique nom propre de Catastrophe pour désigner l’événement, nous
pour dé­signer l’événement. Bien entendu, le mot « gé­nocide » allons ralentir un ins­tant et nous attarder sur quelques passages
n’avait pas encore été in­venté. A part cela, tout le monde savait dans lesquels ce mot intervient.
parfaitement ce que signifiait un projet d’ex­termination mené Nous sommes donc en 1931. Deux journalistes, Benjamin
à son terme avec suffisamment de persé­vé­rance et per­sonne Tashian et Kourken Mekhi­ta­rian, qui étaient responsables des
parmi les rescapés n’avait donc be­soin de se persuader du fait pages littéraires du journal Housaper du Caire, viennent à
qu’eux, les rescapés et leurs proches, avaient été collectivement Chypre pour y rencontrer Oshagan et mener avec lui un entre-
la cible d’un tel projet. Ce n’est qu’au­jourd’hui, sous le coup tien, qui se ré­vé­lera déci­sif. L’entretien fut publié en 1932 dans
d’une politisation de l’évé­ne­ment, que le mot générique (mais le Hairenik Monthly de Boston  4. Je dois si­gnaler en passant
cette fois avec une ma­jus­cule) est utilisé comme s’il pouvait que le mensuel de Boston a été longtemps la plus importante
dé­si­gner l’événement en tant que nom propre et nous avons par publica­tion litté­raire de la diaspora arménienne, par sa longé-
ex­emple en an­glais « the Ar­menian Geno­cide » ou sim­plement vité et son volume, tout cela grâce à un lec­torat d’une éton-
(et de manière en­core plus absurde): « the Genocide ». C’est l’in- nante fidélité au cours des décennies et peut-être aussi grâce
sulte suprême, l’insulte réaliste que tout un peuple de rescapés à un éditeur têtu et dur à la tâche, qui a présidé aux destinées
200 marc nichanian une logique folle 201

de la revue de 1923 à 1972, pen­dant les cinquante ans de son Tout ce qui précède constitue une sorte d’introduction géné-
existence. La première partie de l’entretien de 1931 avec Hagop rale au travail qui nous attend. Mais il nous reste un dernier
Oshagan est entièrement consacrée à Mnatsortats. point à mentionner en matière d’introduction. Ce n’est plus une
Je vais d’abord extraire quelques phrases de cet entretien question de nom. Il s’agit cette fois de la relation entre litté-
sans les com­menter quant au contenu. Le commentaire vien- rature et Catastrophe. Dans le premier volume de ma récente
dra plus tard. « La troisième partie du ro­man aura pour but série en français (La Révolution nationale), je voulais procé-
de donner une idée de notre catastrophe (aghed), la Déporta­ der à une répétition générale, en abordant une par une toutes
tion. » Ici le mot aghed apparaît sans majuscule. C’est encore les questions que je me suis tou­jours posées à propos de cette
un nom commun. Nous al­lons voir un peu plus tard que, vingt relation. Celle-ci n’est pas accidentelle. Si j’étais autorisé à
ans auparavant, dans son livre de 1911, Zabel Essa­yan utilisait parler en termes philoso­phiques, je dirais qu’il y une relation
dé­jà elle aussi le mot aghed, exactement de la même manière, d’essence entre littérature et Catastrophe. Comment faut-il le
sans le capi­taliser, pour les évé­nements de 1909 et leurs consé- comprendre? La question est sans doute prématurée mais il est
quences. Aghed à l’époque ne s’était pas encore trans­formé en sûr que c’est ceci que nous devons comprendre, à toute force.
nom propre. Parlant des événements de 1915-1916, Oshagan Sans cette thématisa­tion de la relation d’es­sence qui existe entre
emploie donc l’ex­pres­sion « notre catastrophe, la Déportation ». littérature et Catastrophe, ma série de confé­ rences n’aurait
« Déportation » est ici la tra­duction du mot armé­nien Tara­gru­ qu’un in­térêt limité. Elle apporterait quelques informations sur
t’iun. Oshagan fait résonner celui-ci comme un nom propre. A un certain nombre d’écrivains de langue arménienne, ou encore
la page suivante, il dit: « Le contenu du troisième volume sera de manière plus générale sur l’ex­pé­rience arménienne au cours
la Dépor­ta­tion. Le titre en se­ra “ En­fer ” ». Ici en­­core, « Dépor- du XXe siècle. Et, certes, cela ne serait pas négligeable. Je sais
tation » est le nom propre de l’événe­ment. Mais quelques pages qu’il y a en Turquie un douloureux déficit d’information. Déficit
plus loin, nous lisons ce qui suit: « Cette partie du roman qui d’information sur les événe­ments inauguraux, sur ce moment
sera consacrée à la déportation pro­vient d’une veine atavique, de l’histoire que les Arméniens ont vécu comme une ter­rible
qui a toujours été présente dans l’âme de notre peuple […] En (et définitive) déchirure. Déficit d’information sur le destin des
consé­quence, en travaillant sur le mode de l’approfon­dissement, survivants (qui faisaient partie du corps de la société ottomane
de la concentration, et surtout d’un traitement honnête, je pense avant 1915). Déficit d’information, en­fin, sur la production litté­
qu’il est pos­sible de s’approcher de la Catas­trophe. » Et ici, pour raire des Arméniens en diaspora. Que l’on se rassure: au moins
la toute première fois, le mot Aghed porte une majuscule. Il sur ce dernier point, le dé­ficit d’information n’est pas moindre
est de­venu le nom propre de l’événement, par la grâce de la chez les Arméniens eux-mêmes, que ce soit en Ar­mé­nie ou en
ca­pi­talisation. Si au­jour­d’hui, donc, j’utilise le nom de « Catas- diaspora, pour des raisons différentes. C’est triste à dire mais
trophe », c’est à cause de Hagop Oshagan, c’est parce que lui c’est ainsi. Bien sûr, mon intention est aussi d’apporter des
a com­­mencé à l’utiliser de manière systéma­tique comme nom informations, de jeter un pont au-dessus de l’abîme qui nous
propre. Dans cette mesure, je suis (avec quelques autres, à coup sé­pare, d’établir les conditions pour une amitié entre vous et
sûr) l’héritier d’Oshagan, son continuateur et son inter­prète. moi, d’ex­plorer les condi­tions pour que devienne possible une
202 marc nichanian une logique folle 203

politique de l’amitié, dans le res­pect de la déchirure inaugu­rale. l’événement catas­tro­phique. Non des faits génocidaires. Mais la
Tout cela est important. Mais mon intention première est bien confusion est systématique chez les survivants, qui n’emploient
celle-là: tenter de comprendre ce qui lie si fortement, si essen­ le mot de « gé­no­cide » que pour nier leur propre Catastrophe.
tiel­le­ment, la littérature et la Catastrophe. Sur­vival is denial. Pas de survie sans déni de la Catastrophe. A
Je ne vais pas parler de ce que l’on appelle « littérature de part Hagop Oshagan, au­cun survivant arménien n’a jamais fait
la Catastrophe », cette litté­rature que nous connaissons si bien, usage du mot Aghed d’une manière cohérente et systéma­tique
celle qui raconte des atrocités. La somme des atro­ci­tés n’est pas en tant que nom propre de l’évé­nement. Aghed n’est donc que
la Catastrophe. Et, de toute façon, personne n’est en mesure de le nom propre à venir de l’évé­nement. En tant que nom propre,
totaliser la somme des atrocités commises. (C’est cette impuis- il ne peut nous (re)venir que du futur.
sance à totaliser qui obsédait littérale­ ment Zabel Essayan, ll nous faudra rendre tangible l’idée d’une relation essen-
quand elle découvrait avec effarement la souffrance des survi- tielle entre littérature et Catas­trophe. Si la Catastrophe est cette
vants d’Adana, en 1909.) Il est possible, après tout, que les des- désintégra­tion du langage qui rend im­possible toute représenta-
criptions pseudo-artistiques des déportations, des souffrances, tion de l’événement dans une langue humaine, si elle est cette
des massacres, de l’exil, des viols, ne soient pas entiè­re­ment élimination du té­moin qui supprime l’événement du domaine
inutiles. Il est possible qu’elles contribuent à une certaine prise civilisé de tous les événe­ments qui pour­raient prendre place
de conscience dans la sphère pu­blique. Et même là, j’en doute. dans l’histoire et re­vendiquer aux yeux du sujet une exis­tence
Je suis plutôt sûr du contraire. Je suis sûr que ces des­crip­tions histo­rique, alors ce ne sont certainement pas les récits des sur-
pseudo-artistiques représentent une pure et simple exploitation vivants qui pour­ront dire quoi que ce soit de la Catastrophe. La
des évé­ne­ments. C’est ce que disait avant moi Hagop Oshagan, Catas­trophe est défini­tivement au-delà de tout ce que le témoi-
en 1943, à propos d’un écrivain de langue arménienne, Souren gnage des survivants peut en dire. Les témoi­gnages des survi-
Bartévian, qui s’était fait une spécialité de cette littérature obs- vants peuvent raconter la perte des proches, les meurtres, les
cène qui décrit des atrocités   5. Aujourd’hui, les exemples se sont routes de la dépor­ta­tion, les tueries en masse, l’éli­mi­nation des
multipliés. Cela n’a rien chan­gé à la nature de ces récits roma- hommes, le viol sys­té­matique des femmes, oui. En revanche, ils
nesques qui exploitent l’atrocité en prétendant faire de la litté- ne peuvent rien dire dans un langage humain à propos de la
rature. Si l’on considère une seconde les quatre écrivains que désin­té­gration du langage humain ou à propos de la mort du
j’ai étudiés dans le vo­lume I de Writers of Disaster, aucun d’eux témoin. Les té­moins sont supposés témoigner. On appelle cela
n’a jamais utilisé l’atrocité au béné­fice de la litté­rature. Seule « bearing witness » en anglais. La sup­po­sition derrière l’ex­pres­
parmi eux, Essayan a produit un témoignage sur les survi­vants, sion « bear­ing witness » est qu’il y avait un témoin, que témoi-
ceux de 1909. Et, en tout cas, la dis­tinction que j’ai affirmée gner était possible, que le survivant n’était pas en­ tière­
ment
et établie précédemment, entre « gé­no­cide » et « Ca­tastrophe », détruit dans sa capacité d’être té­moin (de voir) et ensuite de
est ici de première importance. Si l’on confond les deux, on té­moi­gner (de por­ter té­moignage), de parler comme témoin au
ne com­pren­dra jamais ce que je dis sur la mystérieuse réci­pro­ cours de son propre procès et de son propre juge­ment. La consé-
cité entre la littérature et la Ca­tastrophe. Il est ques­tion ici de quence de tout ceci est que les té­moi­gnages des survivants ne
204 marc nichanian une logique folle 205

parlent ja­mais de la chose même. Comment, en effet, témoigner les absurdes affirmations des pseudo-victimes. Il emploie une
de l’im­possibilité de témoigner? C’est pourquoi seul un acte de armée de savants à cet effet. Il utilise les universités pour pro-
langage situé au-delà du té­moi­gnage peut por­ter témoi­gnage de pager la bonne parole. Il instaure des prix décernés aux meil-
l’impossibilité de porter témoi­gnage. Il faut que ce soit un acte leurs étudiants qui auront su écrire un mémoire de fin d’études
de lan­gage à la limite du langage, un acte qui fasse en lui-même prouvant une fois de plus, s’il en était besoin, que les allégations
l’expérience de cette limite dans sa confrontation avec la Catas- génocidaires sont du pipeau et qu’elles doivent être retournées
trophe. Cet acte de langage situé au-delà du témoi­gnage (mais contre ceux qui les énoncent et les fomentent. Il met en branle
qui en expérimente de l’intérieur l’impuis­sance et l’impossi­bi­ la machine d’Etat pour s’opposer partout dans le monde à toute
li­té), cet acte qui porte le langage à sa limite, c’est la littérature. velléité de prêter oreille à ces allégations et de les traduire en
Comment une telle chose est-elle possible? Comment le lan­ articles de droit. Il utilise aussi quelques historiens dans les uni-
gage peut-il expérimenter sa propre limite? Et si la tâche de la versités occidentales, qui se font volontiers les relais de cette
littérature est d’éprou­ver ainsi les limites du langage, où est-ce bonne parole, en toute bonne foi. Et puis il y a un second type
que cette épreuve a lieu? Est-ce à travers la repré­sentation de la de négationnisme, le type moderne, nouvellement apparu dans
Catastrophe ou bien au contraire est-ce à travers l’expérience nos contrées, négationnisme savant, intelligent et redoutable.
d’une impos­si­bilité à repré­sen­ter la Catas­trophe? Est-ce à tra- Celui-là ne nie rien. Ni en détail, ni en bloc. Il ne cherche à
vers une restauration rétrospective du témoin, c’est-à-dire aussi humilier personne. Il n’a rien à voir avec les machines étatiques.
une réconciliation curative du sujet survivant avec lui-même et Il n’est même pas payé pour faire ce qu’il fait. Il ne retire aucun
l’épreuve qu’il a traversée, ou bien est-ce à travers l’expérience émolument de ses apparitions publiques. Il n’instaure pas de
(si c’en est encore une) d’une impossibilité à restaurer le témoin, prix et de concours pour démontrer l’évidence de la contre-
c’est-à-dire la terrible expérience du fait qu’il n’y a pas de cure expertise. C’est le négationnisme des historiens. Des historiens
et pas de récon­ci­liation en ce domaine? très occidentaux. C’est le négationnisme de l’histoire comme
discipline. C’est la perversion historiographique. Celui-ci, je le
répète, ne nie rien du tout. Il accepte tout en bloc. Les faits se
Annexe: six thèses
sont bien déroulés comme nous pensons qu’ils se sont déroulés.
Thèse numéro 1: Il y a au moins deux types de négationnismes. Ce qui ne veut dire pas pour autant qu’ils aient un sens dans
Le premier, pour simplifier, est celui du perpétrateur. Il nie tout l’histoire et pour l’histoire. Jusqu’à présent, les colloques sur le
en bloc. Il redouble son acte de sa négation. Il humilie la victime négationnisme se sont beaucoup intéressés au négationnisme du
et le survivant, ou ceux qui se prétendent tels. Il se solidifie sous perpétrateur, je ne sais pourquoi. C’est en effet le moins intéres-
la forme d’un négationnisme d’Etat. Il érige des monuments à la sant. On peut toujours se demander, certes, pourquoi la dénéga-
mémoire de Hitler et de Gœbbels au centre de Berlin. Il envoie tion fonctionne à plein dans tous les cas génocidaires, on peut
ses ambassadeurs de par le monde pour exposer la contre- se donner pour but de réfléchir sur la psychologie de la déné-
expertise d’un non-génocide. Il ouvre des officines de la déné- gation, on peut s’interroger sur la paranoïa du dénégateur, on
gation, où des historiens très sérieux travaillent à débusquer peut toujours imaginer que c’est cette paranoïa qui se solidifie
206 marc nichanian une logique folle 207

en machine d’Etat. Tout cela est bel et bon. Mais on n’avance du néga­tion­nisme dernier cri, du négation­nisme postmoderne,
pas d’un pouce. Parce que là n’est pas l’essen­tiel. On réussit de celui des historiens. Et ce dernier est incontrable parce que…
cette façon plutôt à échapper à l’essentiel, qui est que ce néga- tout simplement parce que c’est l’histoire qui dit la vérité des
tionnisme d’Etat, individuel et col­lectif, n’est qu’une face de faits. C’est-à-dire à la fois la vérité de leur occurence, comme
l’affaire, un peu poussive, bien huilée, c’est d’accord, mais qui on dit en anglais, et la vé­rité de leur inter­prétation. C’est elle
appartient quand même au passé. Il y a un négationnisme beau­ qui détient les rênes du sens. Et depuis Hegel tout le monde sait
coup plus puissant, qui est celui des historiens. bien qu’il n’y a de réalité que là où il y a du sens. Vous com-
Thèse numéro deux: L’histoire comme discipline est prenez que je com­mente ici une fois de plus, avec mes propres
né­gationniste en son essence. Et j’ajouterais (pour illustrer mots, bien sûr, l’hallucinante déclaration d’Eric Hobsbawm, qui
ensemble les deux premières thèses) que Pierre Vidal-Naquet, disait en 1995, je crois, que :
qui avait si bien su dénoncer le né­gationnisme d’Etat dans son
Nous ne pouvons pas inventer nos faits. Elvis Pres­­ley est mort, ou pas.
livre Les Assassins de la mémoire, a participé de tout son poids
L’on peut ré­pondre à la question sans ambiguïté en s’appuyant sur des
d’historien renommé et de moraliste respecté à la cam­pagne preuves, dans la me­sure où des preuves existent, ce qui ar­rive par­fois.
négationniste de 1999, la campagne postmoderne des grands Le gouvernement turc actuel, qui nie la ten­tative de génocide de 1915
historiens de notre temps, celle qui a don­né le ton dans l’Af­faire contre les Armé­niens, dit vrai ou pas. Pour la plupart d’entre nous, un
Veinstein. Et, au fond, puisque la même campagne s’est répé­ discours historique sérieux rejettera la né­gation de ce mas­sacre, bien
que toute con­clusion reste ambiguë quant à aux dif­férentes ver­sions de
tée en 2006, quand il a été question de voter en France une loi l’événe­ment, ou à son inté­gra­tion au contexte élargi de l’His­toire.
péna­lisant la négation, avec cette fois six-cent signatures d’his-
toriens au bas de la pétition qui demandait que l’on laisse les Je passe. Mais voyons: ce que je dis ici sur la vérité des faits,
his­to­riens faire leur travail, sans que le droit s’en mêle, au fond, J.-F. Lyotard ne le disait-il pas avant moi? Les historiens per-
donc, la mémoire de Pierre Vidal-Naquet a été respectée et cor- vers « plaident le né­ga­tif, ils réfutent les preuves, et c’est leur
rectement perpétrée. Le droit n’a rien à faire dans ces histoires. bon droit de défenseurs. » Il est bien clair, de toute façon, que
Laissons les historiens faire leur travail. ce n’est pas l’histoire, comme science ob­jec­tive, qui peut tran-
Thèse numéro trois: Le négationnisme, aussi bien dans cher dans une telle situa­tion. La dif­fé­rence, entre la vérité et
sa forme étatique que dans sa forme historiographique, est le mensonge, entre la réfutation de la non-réalité et la réfu­ta­
« incontrable » et irréfutable. Aucun moyen de le contrer, de tion de la réalité, n’est pas d’ordre his­to­riographique. Avec les
lui faire face, de le déjouer, de le dé­mentir, de lui opposer la mots de Lyotard: « Si la jus­tice consistait seule­ment à respecter
vérité des faits. Et pourquoi? Tout simplement, parce qu’il n’y a ces règles, et si l’his­toire ne donnait lieu qu’à la science histo-
pas de vérité des faits. La vérité est du côté du néga­tion­nisme. rique, on ne pour­rait accuser [les historiens révi­sion­nistes] d’un
Le négationnisme est incon­trable dans sa forme étatique, sim- déni de justice  7 ». C’est bien clair. Il n’y a rien à redire. Mais
plement à cause de sa toute-puissance, de son opi­niâtreté, de ces lignes ont été publiées il y a vingt-cinq ans. Qui les a lues
ses moyens diplomatiques et financiers. Mais il est incontrable depuis? Qui en a tiré les conséquences? A quoi servent les phi-
aujourd’hui plus que ja­mais, parce qu’il se soutient désormais losophes si personne ne les lit?
208 marc nichanian une logique folle 209

Thèse numéro quatre: Puisque le négationnisme est dans cette insulte. J’avais honte. Ter­riblement honte. Les miens, à
tous les cas irréfutable, il n’est pas question un seul instant de moi, ils ont été déportés, ils ont survécu. Mais ils n’ont pas « vu »
faire fonctionner le témoignage en tant que ré­fu­tation. Je ne le gé­nocide. Il n’y avait rien à voir. Tout le monde savait par­
sais pas pour quoi est fait le témoignage, mais il n’est pas fait faitement que c’était bien une élimination programmée qui était
pour cela. Ni l’ensemble des témoignages pris en bloc (et d’ail- à l’œuvre. Mais tout le monde mourait en route de toute façon
leurs il ne peut pas y avoir de tel bloc, les témoi­gnages étant avant d’avoir pu faire quoi que ce soit de ce savoir. Les femmes
par définition en nombre infini), ni chacun des témoi­gnages pris qui ne mouraient pas, qui ne se sui­cidaient pas, étaient ensuite
en lui-même, dans le détail des atrocités qu’il raconte, ne peut condamnées à couver dans leur sein l’engeance du per­pétrateur.
servir de réfutation. D’où le corol­laire: tout usage du témoi- Elles n’ont rien vu, elles non plus. Personne n’a rien vu, parce
gnage comme réfutation, comme réfutation du négationnisme, que je le ré­pète: il n’y avait rien à voir de ce quelque chose que
et donc comme auxiliaire de l’établissement des faits en tant l’on veut à toute force présenter comme une réalité, à force de
que tels, est un usage lui-même pervers, profondément pervers. réfu­tations de la non-réalité. Et chaque réfutation de la non-réa-
C’est l’inévitable perversion de la victime. Et puis­que c’est la lité, chaque prétention à avoir vu le géno­cide enfonce dans mon
perversion de la victime, c’est une source renouvelée de honte. corps l’injure du réalisme et la honte consé­cutive à cette injure.
A l’Université Haigazian de Beyrouth, tous les jours, en pas- Je cite Lyotard encore: le nom em­ blématique (Auschwitz)
sant, je voyais (c’était en 2007) une affiche, une grande affiche, dé­signe « ce qui n’a pas de nom dans la spécu­lation, un nom
créée en Arménie, qui montre, collés l’un à l’autre, les visages de l’ano­nyme ». Et il ajoute « Pourquoi dire que cet anonyme
de cen­taines de survivants, de vieilles personnes aux traits ridés, désigne une “ expérience de langage ”[…] ? N’est-ce pas faire
photo après photo, et au bas de laquelle est écrit: « Ces yeux in­sulte aux millions de morts réelles dans les bara­quements et
ont vu le génocide ». En armé­nien: Ays ach­k’erë tesan ts’eghas­ les chambres à gaz réels des camps réels ? On devine quel parti
panut’iunë. Ah bon! Quel génocide? Le leur? Celui de leur une in­di­gnation bien menée peut tirer de ce mot de réalité. Et
peuple peut-être? Il n’y en a donc qu’un seul? « Gé­nocide » est ce que couve cette indignation : l’œuf du justicier. Mais c’est elle
donc son nom propre? Et d’ail­leurs qu’ont-ils vu au juste, ces qui avec son réalisme fait insulte au nom d’Ausch­witz. »
yeux? La déportation, parfois l’élimi­nation des mâles, la dis- Thèse numéro cinq: Il ne saurait y avoir de génocide. Géno-
tribution des fe­melles, le viol généralisé, la marche vers d’im­ cide est un nom qui se contre­dit lui-même dans son propre
probables camps de concentration sur les bords de l’Euphrate, énoncé. A chaque fois que j’énonce et que j’annonce le mot de
la folie qui gagne, les enfants dont on se dé­barrasse? Oui, tout « génocide », je fais état de la réalité d’un fait. Comme si (je dis
cela, plus ou moins, ils l’ont vu. Mais le gé­nocide? Comment ceci en sus) le fait d’énoncer et d’annoncer mille fois la réalité
au­raient-ils pu voir le génocide? Et donc, à chaque fois que je du fait allait rendre le fait plus réel. Si le fait est réel, alors il
passais devant cette af­fiche, je me faisais tout petit, je fai­sais devrait l’être par lui-même, pour toutes les consciences éveil-
sem­blant de ne rien voir, je dé­tournais les yeux, je me cachais à lées. Il ne devrait pas l’être parce que je l’énonce et l’annonce
moi-même, je m’enfonçais dans mon for intérieur. Cette af­fiche sur toutes les places publiques. Donc à chaque fois que j’énonce
m’insultait. Et je n’avais aucun moyen de me défendre contre ce mot, c’est la réalité du fait et donc le réalisme qui parle
210 marc nichanian une logique folle 211

par ma bouche. L’un et l’autre, la réalité du fait et le réa­lisme forcé­ment, mine en son cœur le caractère civilisé de ce monde
parlent avec indignation. Mais c’est elle, dit Lyotard, et moi avec civilisé. Une seule phrase contra­dictoire? Oui, celle par laquelle
lui, qui avec son réalisme fait insulte au nom d’Ausch­witz. Oui, je suis obligé de dire: « le génocide, c’est… » alors même que
mais alors pourquoi génocide est-il un nom qui se contredit cette phrase énonce que le génocide n’est pas. Et donc, en tout
lui-même dans son propre énoncé? Tout simplement par­ce que état de cause, il ne saurait y avoir de géno­cide, c’est bien clair.
l’énoncé performatif « génocide » (c’était un gé­nocide, il y a eu En tout cas pas comme fait. Le génocide n’est pas un fait. Il ne
un génocide, ces yeux ont vu le génocide, à chaque fois ce sont saurait y avoir de gé­nocide en aucun cas. Si c’est un fait, alors
des énon­cés perfor­matifs et non pas constatifs, ils veulent faire ce n’est pas un géno­cide. Et si ce n’est pas un fait, ce n’est pas.
être ce dont ils disent que c’est) fait état de la réalité d’un fait Ce qui n’est pas ne peut pas être quelque chose, par exemple un
alors même que, hors de tout énoncé performatif, le géno­­cide « géno­cide ». Ce qui explique une fois de plus, si c’était néces-
en acte c’est la destruction même du fait (disais-je tout au début saire, que ces yeux, ces yeux de survi­vants, ne peuvent pas avoir
de la Perver­sion), la destruction de la factualité du fait, la des- vu le génocide. Ils ne peuvent pas avoir vu quel­que chose qui
truction du fait même qu’il y ait des faits. Et l’on voit bien que n’était pas, qui ne pouvait pas avoir lieu d’être, puisque le géno-
je suis obligé moi-même d’employer des phrases contradictoires, cide est sa propre négation en tant que fait. D’où :
des phrases au statut incertain, puisque je dis: « le génocide, Thèse numéro six: Il ne saurait y avoir de négationnisme. On
c’est… », alors que, dans la même phrase, je dis qu’il ne sau- le voit, je ne suis pas prêt à dire ce que chacun veut entendre à
rait être ceci ou cela, puisqu’il est sa propre contradiction. C’est propos du né­g­ationnisme, à propos de ses causes et de ses rai-
bien la fo­lie à laquelle la volonté génocidaire accule le survivant sons, à propos de ses formes tenta­cu­laires, ou encore à propos
et en fait, avec le survivant, l’ensemble du monde civilisé. Et la des fa­çons de le contrer. Je l’ai dit au début: de toute façon,
volonté gé­nocidaire coiffée de négationnisme fait cela en toute il est incontrable. On voit main­tenant mieux pourquoi. Il est
(bonne) conscience, avec un cynisme parfait, un cynisme para- incontrable parce qu’il n’est pas. Il ne saurait y avoir quoi que
digmatique ou, au choix, un cynisme transcendantal. Je ne sais ce soit qui mérite le nom de négationnisme. Pourquoi? Parce
pas comment le monde civilisé se débrouille avec ce cynisme, que ce serait un dis­cours de négation, un discours de négation
dont il est à son tour, j’en suis sûr, par­fai­tement conscient. C’est du fait, un discours qui nierait la réalité du génocide en tant que
sans doute que le monde civilisé croit pouvoir circon­scrire la fait. Mais le génocide s’est déjà nié lui-même en tant que fait,
folie pro­voquée par ce cynisme transcendental. Il croit pouvoir bien avant tout négation­nisme. Et puisqu’il s’est déjà nié lui-
la circonscrire à l’espace res­treint de ceux qui sont immédiate- même en tant que fait, tout dis­cours qui nie le génocide ne fait
ment concernés, les sur­vivants et leurs descendants, en se croy­ que nier quelque chose qui, déjà, n’existe pas en tant que fait,
ant lui-même, monde civilisé, exempt de cette folie. Oui, c’est nonobstant toute indignation à propos des morts réelles, de la
bien possible. C’est bien possible que l’on puisse ainsi la cir- déporta­tion réelle, des massacres réels, des camps de concentra-
conscrire. Et que le monde ne soit pas touché par le cynisme tion réels au bord de l’Eu­phrate réel, des enfants turcs réels nés
transcendental de la volonté géno­cidaire. Mais qu’il y ait une des dizaines de milliers de femmes armé­niennes réelles main-
seule phrase contradictoire dans le monde civilisé, cette phrase, tenues dans un esclavage sexuel réel pendant des décennies et
212 marc nichanian

au-delà.
Voilà donc six thèses, six propositions. Je les répète dans leur
inéluctable succession: 1. Il y a au moins deux types de néga-
tionnismes. 2. L’histoire comme discipline est né­ga­tion­niste en
son essence. 3. Le négationnisme, aussi bien dans sa forme éta-
Notes
tique que dans sa forme historiographique, est incontrable. 4. Il
Dois-je rappeler ce que dit J.-F. Lyotard dans Le Différend, Paris, Minuit,
1
n’est pas question un seul instant de faire fonctionner le témoi- 1983, p. 157 ? « On n’ose pas penser le na­zisme parce qu’il a été abattu
gnage en tant que ré­fu­tation (il ne saurait y avoir de réfutation comme un chien enragé, par police et non conformément aux règles
du né­gationnisme et donc établissement du génocide comme ad­mises par les genres de discours de ses adversaires (l’ar­gu­mentation du
fait par un quelconque appel au té­moignage). 5. Il ne saurait libéralisme, la contradic­tion du mar­xisme). Il n’a pas été ré­futé. » Pour
un rapide commentaire, je renvoie à mon livre La Perversion histo­rio­gra­
y avoir de génocide. 6. Il ne saurait y avoir de né­gation­nisme.
phique, Paris, Léo Scheer, 2006, p. 127.
Est-ce que par hasard ma dernière proposition semble con­
On lira ces mots décisifs de Benjamin dans les thèses 6 et 7 sur le concept
2

tredire la première, selon laquelle il y avait des « types de néga- d’histoire. Gesammelte Schriften, Francfort, Suhrkamp, 1980, vol. I,
tionnisme », donc en toute logique il y avait du né­ga­tionnisme pp. 695-696. Dans la traduction française de Maurice de Gandillac et Pierre
en ce monde. Il faut se débrouiller avec cette contradiction. On Rusch: « Le don d’attiser dans le passé l’étincelle de l’espérance n’appartient
peut imaginer, par exemple, que je me trompais au début, que je qu’à l’historiographe (Ge­schicht­schreiber) inti­ me­ment persuadé que, si
l’ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sûreté. Et cet ennemi
n’au­­­rais jamais dû employer le mot « né­gationnisme », puisque
n’a pas fini de triompher » (Œuvres III, Paris, 2000, p. 431). Dans la thèse 7,
le discours négation­niste est celui qui dit la vérité des faits. Et l’historien de l’his­­toricisme (Geschichtschreiber des Historismus) est décrit
on aura raison. On peut aussi dire que la volonté génocidaire comme celui qui fonctionne par em­pathie. A qui s’identifie-t-il? « On devra
(qui est aussi, bien sûr, une vo­ lonté négationniste, elle l’est inévitablement répondre: au vainqueur » (Ibid., p. 432).
même par excellence) accule le survivant à faire l’expérience Et si le lecteur veut en savoir plus, je le renvoie au seul livre historique
3

d’une logique folle, dont il ne peut se dépêtrer à aucun prix, sérieux sur la question, celui de Raymond Kévorkian, Le Génocide des
Arméniens, Paris, Odile Jacob, 2005.
en aucun cas, au grand ja­mais. Puisqu’il fait par avance l’expé-
Hagop Oshagan, « 
4
Mayrineru shuk’in tak  » [A l’ombre des cèdres],
rience du cynisme transcendental du perpétrateur et du cynisme
Hayrenik Monthly, mars et mai 1932. L’ensemble de l’entretien a été
redoublé de la gent historienne, qui est à cet égard pire que les repris en volume (sous le même titre) en 1983, dans l’édition dite du
perpétrateurs, qui eux au moins semblaient avoir des raisons de Centenaire, à Beyrouth. J'ai publié en traduction française la première
mener à bien leur politique extermi­natrice et de pra­ti­quer sur partie de l'entretien en annexe de mon livre Le Roman de la Catastrophe
(MétisPresse, Genève, 2008).
le terrain, à ciel ouvert, leur philosophie destructrice du fait, du
génocide comme fait. Cette logique folle, c’est ce que Derrida
5
Pour plus d’informations et pour une analyse plus complète, je renvoie
le lecteur à mon essai en anglais, le premier essai de quelque importance
appelle la « logique de l’ar­chive », il vaut mieux le savoir, j’y que j’aie écrit sur ces questions: «  The Style of Violence », Armenian
reviens ailleurs. Review, printemps 1985.
6
Jean-François Lyotard, op.cit., p. 92.
les mots absents 223
224 janine altounian

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