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PRÉAMBULE.

LES GESTES PROFESSIONNELS : PETITE HISTOIRE D'UNE


APPROCHE DIDACTIQUE NOUVELLE

Dominique Bucheton
in Dominique Bucheton et al., Le développement des gestes professionnels dans
l'enseignement du français

De Boeck Supérieur | « Perspectives en éducation et formation »

2008 | pages 7 à 14
ISBN 9782804159511
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P R É A M B U L E 1

Les gestes professionnels:


petite histoire d’une approche
didactique nouvelle
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1 Dominique BUCHETON

RÉSUMÉ
Est retracé ici le parcours intellectuel de quelques chercheurs interrogeant aujourd’hui
la nécessité de professionnaliser les approches de la didactique du français et propo-
sant pour ce faire de s’intéresser aux gestes professionnels des enseignants.

Un bref retour en arrière s’impose pour comprendre d’où vient cette


problématique des gestes professionnels dans le champ de la didactique du
français, comment elle apparaît dans une équipe de recherche technologique.
Ce préambule témoigne du parcours intellectuel d’un certain nombre
de chercheurs et formateurs qui ont travaillé sur la question de la didactique
de la lecture et de l’écriture, notamment pour les élèves en difficultés, et qui
aujourd’hui se sont regroupés dans une équipe de recherche technologique en
éducation située à l’IUFM de Montpellier 2. Il s’inscrit dans le cadre de l’évolu-

1 Ce texte m’a été demandé par les collègues, et ami(e)s pour nombre d’entre eux, ayant parti-
cipé au symposium du REF dont cet ouvrage est issu. La proposition m’a touchée et honorée. Il
n’en demeure pas moins qu’il m’a été difficile en quelques pages de retracer un parcours de pen-
sée d’une vingtaine d’années, de choisir les traits saillants explicatifs a posteriori des déplace-
ments accomplis, d’autant que ceux-ci se confondent le plus souvent avec ceux de la
communauté des didacticiens du français. C’est un point de vue, il court le risque permanent
d’être partiel autant que partial. Qu’on le prenne pour tel.
2 Cette ERTe (Équipe de recherche technologique en éducation), que je dirige, est rattachée au
LIRDEF (Laboratoire interdisciplinaire de recherche en éducation et formation). Elle rassemble des
didacticiens de plusieurs disciplines et concernant la didactique du français, des chercheurs issus de
l’équipe de l’IUFM (Institut universitaire de Formation des Maîtres) de Bordeaux (J.-P. Bernié, M.
Rebière, M. Jaubert, V. Boiron), du CREFI de Toulouse (A. Jorro), du LIRDEF de Montpellier (D.
Bucheton, Y. Soulé, C. Dupuy, J.-C. Chabanne, A. Decron, J. Caillé, D. Broussal, Y. Brénas).
8 Le développement des gestes professionnels dans l’enseignement du français

tion du champ de la didactique du français et aussi d’une certaine façon dans


celui plus général des didactiques des autres disciplines. Il s’inscrit ainsi dans
le cadre de la rencontre actuelle du champ des didactiques disciplinaires avec
celui de la didactique professionnelle et de l’analyse du travail.

Commençons par un rapide tour d’horizon historique autour de quel-


ques termes partagés dans la communauté didactique pour tenter d’en com-
prendre les filiations et situer l’émergence d’une nouvelle problématique à
laquelle le terme de gestes professionnels renvoie. Comment est-on ainsi
passé de la notion de pratiques à modèles didactiques, à postures ou con-
duites, au couplage pratique des maîtres – activité des élèves et aujourd’hui
à la notion générique de gestes professionnels ?

PRATIQUES
Pour les didacticiens de français, le mot évoque immédiatement la
revue Pratiques. C’est elle qui donne l’impulsion et l’orientation au champ.
Soyons « pratiques » ! La visée est militante et transformatrice. Elle est politi-
que. Des valeurs : démocratisation de l’accès au savoir, à la lecture, à l’écri-
ture, à la culture la fondent. La discipline français pour faire face à la massifi-
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cation devait alors trouver une sortie pour dépasser cette bipolarisation d’un
enseignement qui fonctionnait soit à la connivence : les « humanités », pour
les héritiers, soit dans une visée pragmatique : « la lecture expliquée, gram-
maire, orthographe » pour les moins favorisés. Les universités d’été de la
revue sont des lieux de débats, de questionnements passionnés. D’autres
revues elles aussi « pratiques » : Enjeux, Le Français aujourd’hui vont
dans le même sens. Des enseignants de terrain, observateurs attentifs et aver-
tis deviennent chercheurs pour comprendre ce qui se passe dans la classe de
français, dans la mise en œuvre de contenus d’enseignement. C’est le point de
départ, banal, de ce parcours. Les didacticiens du français s’intéressent aux
problèmes concrets de la classe qui apparaissent. Ils font feu de tout bois et
vont puiser des explications dans de multiples disciplines contributoires
(sociologie de la lecture, structuralisme, narratologie, linguistique textuelle,
théories de la littérature). Les articles sont donc « pratiques » et théoriques.
Ils se veulent lisibles pour des chercheurs, des praticiens et des formateurs.
Ils proposent des modalités de travail alternatives. Les innovations ponctuel-
les, réfléchies, analysées, théorisées ou non en sont la source principale.

Peu à peu, dans les années 1980, une communauté scientifique se met
en place. Des équipes de recherche en didactique se constituent. Mais la com-
munauté des didacticiens du français demeure hétérogène. Elle comporte des
enseignants devenus des chercheurs de statut universitaire mais aussi des
militants pédagogiques, des enseignants de terrain, souvent devenus forma-
teurs d’enseignants. Ces derniers continuent de participer largement à la
réflexion lors des colloques de l’association (DFLM) qui s’est fondée. Une
association internationale qui, dans ses statuts d’origine, s’affirme comme une
Préambule 9

association militante et non corporatiste pour la promotion et la défense de la


recherche en didactique du français, inscrit dans ses valeurs et statuts le souci
central d’œuvrer à la démocratisation de la culture.

LE TEMPS DES NÉCESSAIRES MODÉLISATIONS


DIDACTIQUES ET DES NOUVELLES PRESCRIPTIONS
Cette communauté est progressivement à même de décrire, de théori-
ser et d’objectiver les pratiques traditionnelles ou innovantes et cherche à cons-
truire des modèles didactiques alternatifs. La didactique de l’écriture en est
l’exemple le plus frappant. Plusieurs modèles de l’enseignement de l’écriture
sont analysés, répertoriés, inventés (Barré de Miniac, 1996). Les nouveaux
modèles didactiques qui s’élaborent alors témoignent de la rencontre avec
d’autres communautés et d’autres champs : les didactiques des mathématiques
et de la physique qui élaborent alors les concepts centraux de transposition
didactique, de dévolution, de milieu, de situation didactique, etc., les Scien-
ces de l’Éducation qui questionnent les théories des apprentissages, les appro-
ches sociologiques de l’école, les MTP (modes de travail pédagogique), le
champ des sciences cognitives anglo-saxonnes qui produisent alors des modèles
de processus cognitifs supposés applicables à certains domaines didactiques,
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etc. Ces connaissances nouvelles, bien vulgarisées par les revues, sont transpo-
sées, agrégées, interrogées, et au final intégrées dans des dispositifs dits inno-
vants. Et à ce moment, ils l’étaient réellement ! Cette époque se traduit par un
énorme effort collectif pour faire la clarté sur les contenus enseignés en didac-
tique de l’écriture, de la lecture littéraire, de l’écriture, de l’oral, et ceci en cher-
chant à distinguer les rapports entre pratiques sociales, scolaires, lettrées,
expertes. Le chantier principal est de faire la clarté sur la nature des savoirs
enseignés, sur leur transposition didactique et sur les manières de les enseigner.
La logique devient alors descendante. Les chercheurs élaborent des
modèles, précisent les tâches, identifient les objets enseignés, modélisent et
proposent aux institutions ou aux éditeurs qui les sollicitent fortement, des
séquences, des leçons types. Dans la période 1995 à 2001, les programmes
officiels français valident en grande partie ces travaux qui deviennent réfé-
rence (Baudry, Bessonnat, Laparra, Tourigny, 1997) Maîtrise de la langue,
document ministériel est coordonné par M. Laparra de l’équipe Pratiques).
Les manuels emboîtent le pas et transposent de façon parfois très approxima-
tive et aveugle ces nouveaux modèles.

ON AVAIT OUBLIÉ LES ACTEURS : LA FORCE


DU SUJET QUI PENSE, PARLE, SE CONSTRUIT
OU RÉSISTE (BUCHETON, 1995)
Dans cette logique prescriptive nouvelle, instrumentée
« scientifiquement », les acteurs du système, les maîtres et les élèves dans leur
10 Le développement des gestes professionnels dans l’enseignement du français

immense diversité sont insuffisamment pris en compte comme « variable


résistante ». La question des conditions de leur implication, de la modification
de leurs pratiques ou postures, de leur développement n’est pas objet d’étude.
Or, on le sait aujourd’hui, tous les travaux en didactique professionnelle ne ces-
sent de le confirmer, on ne transforme pas les pratiques par décret.
Lorsqu’on analyse après coup les principaux modèles didactiques en
français et dans les autres disciplines qui émergent à cette époque et sont
valorisés alors institutionnellement et éditorialement, on constate qu’ils se
caractérisent par une survalorisation d’un mode de pensée strictement ratio-
nalisant et cartésien : un idéal de méthode, de clarté cognitive, d’évaluation
objectivée. Ils ne prennent qu’assez peu en compte qu’écrire, parler, penser et
se construire, se développer, est aussi affaire d’affects, d’expérience, de pra-
tiques sociales et langagières, de rencontres, de contextes sociaux, scolaires
et culturels, dans lesquels les sujets s’engagent ou auxquels ils résistent.
Les dimensions psycho-socio-affectives et langagières des acteurs (les
maîtres comme les élèves), leur ancrage identitaire, le rôle des contextes, des
émotions, des valeurs et projets partagés sont laissés à l’état d’implicite (un
arrière-plan vacant abandonné au talent ? au charisme ? à la motivation de
l’enseignant ?). Les leçons de C. Freinet, pourtant partagées par nombre des
chercheurs promoteurs de ces modèles didactiques, semblent tellement évi-
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dentes qu’il n’est pas besoin de les réaffirmer et de les théoriser à nouveau.
Elles disparaissent sous la force des démarches technicistes et rationalisantes
de la pédagogie des critères, des objectifs, qui se met alors en place. Elles som-
brent en même temps que la vague des compétences objectivées et objecti-
vantes déferle. À l’heure où seule compte l’efficience immédiate et mesurable,
il n’y a que peu de place pour s’intéresser au développement lent et divers des
personnes singulières que sont les élèves.

LE TEMPS DES DÉSILLUSIONS


On découvre alors un peu douloureusement que les modélisations
didactiques ne sont pas des outils suffisants pour conduire toute la classe et
notamment les élèves qui résistent. On constate aussi les dérives fâcheuses
dans les manuels et les pratiques auxquelles ces modélisations donnent lieu
lorsqu’elles sont appliquées.
Par exemple, le modèle dit des processus rédactionnels (Garcia-
Debanc, 1986), diffusé largement par l’INRP et sa revue Repères n’apporte
pas les fruits escomptés. Ce modèle, très complexe dans ses fondements théo-
riques, articulant les démarches des enseignants autour de plusieurs
dimensions : la clarté cognitive des tâches et des objets d’écriture, le repérage
des lacunes et manques des élèves, l’analyse linguistique et textuelle fine des
textes à produire, et de nouvelles formes d’évaluation diagnostique et forma-
tive, donne dans les classes de maîtres pourtant expérimentés des résultats
surprenants : il fait s’envoler les bons élèves, progresser de manière variable
Préambule 11

les moyens. Il n’accroche pas les élèves faibles, en tout cas ne résout pas leur
problème. Les écarts se creusent ! Le projet de démocratisation est raté.
On sait aujourd’hui à peu près pourquoi : enseignement beaucoup
trop abstrait, trop rapidement sur le registre simplement métalangagier,
métacognitif adressé à des élèves dont le problème est précisément d’être
enfermés dans des postures premières de non-prise de distance avec les
tâches, de non-prise de distance avec le langage. Trop loin d’eux, de leur rap-
port à la langue et aux tâches, la « méthode » pourtant en apparence brillante
ne fait pas sens pour eux. Il manque le sas d’entrée : le sésame ouvre-toi.

DES CONDUITES, DES POSTURES


C’est à partir de ce constat localisé d’échec qu’avec un groupe de cher-
cheurs et d’enseignants de terrain en collège et en lycée professionnel, nous
avons développé, à partir des années 1990, la problématique du « sujet
écrivant » (Bucheton, 1995). De leur côté, à Rouen, A. Jorro, R. Delamotte,
M.-C. Penloup travaillaient tant sur la lecture que l’écriture des approches
phénoménologiques voisines. La démarche n’était pas de jeter les modèles
précédents mais d’en mesurer les apories.
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De ces travaux est né le concept de postures (Bucheton, Bautier,
1997) : des formes de l’activité socialement et scolairement préconstruites qui
se manifestent dans diverses conduites en partie inconscientes dans l’accomplis-
sement des tâches d’écriture ou de lecture. Pour un même élève, elles sont plu-
rielles, non homogènes, variables selon les tâches ou les objets enseignés. Les
élèves les plus faibles en ont un catalogue plus réduit à leur disposition. Certai-
nes ne favorisent pas la réflexivité seconde attendue en classe pour réaliser les
tâches. Ce ne sont donc pas seulement des manques qui caractérisent les diffi-
cultés de ces élèves réfractaires, mais des rapports à des représentations en
actes du « comment faire », des schèmes préréflexifs disponibles. Les élèves en
réussite disposent d’un capital plus grand de « conduites ». Ils sont capables de
s’ajuster de manière plus précise et plus évolutive aux situations et attentes de
l’enseignant. Dans les quelques études que nous avons pu mener, cette diversité
de conduites est apparue plus grande chez les élèves de milieux favorisés. Autre-
ment dit, ce n’est pas l’école qui leur a appris cette labilité du langage et de la
pensée qui leur permet de circuler langagièrement dans des contextes multiples.

DES POSTURES ET CONDUITES DES ÉLÈVES


À CELLES DES MAÎTRES
Le choix du terme conduites pour le titre de l’ouvrage : Conduites
d’écriture au CLG et LP, publié en 1997, outre le fait qu’il insistait sur le rôle
de l’action, faisait un clin d’œil au déterminisme sociologique pour le conjurer.
Nous voulions insister sur la dimension partagée de ces conduites entre les
élèves et les maîtres, sur la nécessité pour les enseignants d’identifier et de
12 Le développement des gestes professionnels dans l’enseignement du français

prendre en compte les conduites variées des élèves pour les ouvrir, les multi-
plier en diversifiant et ajustant leurs propres conduites de classe.
La co-activité maître-élèves : dans ce paradigme, c’est le rôle du
maître, de son langage pour le développement de la réflexivité qui devient
l’objet de recherche central.
Les journées d’étude : Pratiques enseignantes-activité des élèves
dans la classe de français (Bucheton, Chabanne, 1997) organisées en sep-
tembre 1997 à l’IUFM de Montpellier par notre équipe ont mis en évidence la
façon dont la conduite de la classe s’actualise non seulement dans des écarts,
des modifications, voire des dérives, mais aussi chaque fois par de nécessaires
réélaborations des séquences modèles prescrites. Elles ont permis ainsi de
constater que la co-activité maître-élèves échappe au simple pilotage par des
dispositifs didactiques bien préparés et très objectivés. Toutes sortes d’événe-
ments, des arts de faire très spécifiques, des négociations et microrégulations
cognitives, langagières, relationnelles, entrent aussi en jeu.

VERS UNE CONCEPTION ÉLARGIE ET RENVERSÉE


DU MOT DIDACTIQUE
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Cette co-activité langagière, cette réflexivité montrée, objectivable
dans les discours écrits et oraux de la classe est devenue alors un objet de
recherche central. L’oral et l’écrit réflexifs pour penser, apprendre et se
construire (Chabanne et Bucheton, 2002) que nous étudions alors modifie
profondément le regard porté sur l’acquisition des objets didactiques en fran-
çais et dans les autres disciplines. Elle permet de préciser une conception de
la didactique où les contenus d’enseignement ne peuvent être séparés ni épis-
témologiquement (Bernié, Jaubert et Rebière, 2004) ni pédagogiquement des
pratiques langagières scolaires multiples mises en œuvre dans la classe. Ils
dépendent fortement des capacités des maîtres à faire circuler les élèves sur
des régimes de pensée-langage, cognitifs, linguistiques, perceptifs, émotion-
nels, multiples. L’appropriation des savoirs ne peut être dissociée des condui-
tes singulières des élèves et des maîtres, de la culture commune mise en cons-
truction, de la dynamique des situations et contextes que ces mêmes prati-
ques partagées génèrent (Lave et Wrengler, 1991).
Il restait alors à aller voir ce qui se passe réellement dans le chaudron
mystérieux qu’est une classe, où bouillonnent toutes sortes de ferments et nutri-
ments. Une soupe qui comme dans certaines préparations culinaires est sans
cesse allongée, enrichie, remise sur le feu, une soupe dont le « goût » est unique
et difficilement reproductible. Il restait à mettre à l’étude ces configurations
dynamiques ou délétères de l’activité des uns avec les autres (Veyrunes, 2004)
pour en identifier les points d’accroche (recherche sur les débuts de cours de
l’ERT montpelliéraine), les nœuds névralgiques, les gués difficiles à passer.
Au même moment, Anne Jorro (2004), de son côté, explorait d’un
point de vue phénoménologique et éthique les pratiques enseignantes et cher-
Préambule 13

chait à distinguer les gestes de métier des gestes professionnels qui permettent
aux enseignants de saisir et accompagner pleinement l’instant qui passe, un
instant toujours unique. Elle soulignait l’importance de la corporéité de l’ensei-
gnant.
Le constat commun auquel nous arrivons (les équipes de Bordeaux,
Montpellier, Aix-Marseille regroupées dans le projet ERT de Montpellier) est
alors que la didactique d’une discipline d’enseignement, et plus précisément la
didactique du français, doit être pensée dans ses relations précises aux contex-
tes dans lesquels elle s’actualise, dans la multitude des micro-actions, déci-
sions, qu’elle nécessite. Elle n’a d’existence réelle que dans le jeu des acteurs
dont les recherches de l’équipe de Bordeaux sur la manière dont les élèves
reconstruisent le contexte social de l’apprentissage ont montré qu’il est à l’ori-
gine d’une véritable reconstruction du savoir enseigné. Leurs gestes récipro-
ques concrétisent et concatènent leur dire, leur faire, leur manière de penser
et de ressentir, leur manière de s’engager ou de rester en dehors du jeu pro-
posé. Les prescriptions officielles, instructions, séquences modèles ou modéli-
sations plus élaborées de méthodes diverses ne sont que des artefacts, certes
nécessaires. Il convient de ne pas les confondre avec les réalités diverses du
métier d’enseignant de français. Celles-ci ne sont encore que peu décrites dans
le détail ordinaire de leur quotidien. Pour les chercheurs, didacticiens, forma-
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teurs d’enseignants que nous sommes, un vaste champ de recherche s’ouvre.

LES POSTURES ET CONDUITES DE CLASSE


DES STAGIAIRES DÉBUTANTS
En même temps qu’arrivent ces constats, nous commençons à observer
les postures des enseignants débutants, lorsque pour la première fois ils ont la
responsabilité pour un mois d’une classe pendant laquelle ils tiennent au quoti-
dien un « journal de bord » (Bucheton et Chabanne, 2002). Nous notons des
conduites fermées, répétitives, ou d’autres multiples et ouvertes. Nous consta-
tons que seuls les stagiaires capables d’observer les élèves dans la singularité de
leurs résultats ou comportements cherchent à modifier le lendemain leur pro-
grammation pour prendre en compte la diversité des élèves. Ils ajustent au con-
texte leur manière de faire, autorégulent leur action sur les élèves et non sur la
commande qui a pu leur être faite. Toutes les conduites des enseignants ne
révèlent donc pas le même degré et les mêmes formes de réflexivité. Celle-ci est
tapie dans la manière de mobiliser sa culture propre : des valeurs, des expérien-
ces scolaires ou sociales, des émotions, des savoirs théoriques, didactiques, un
positionnement identitaire encore très instable chez ces jeunes enseignants : ce
qu’aujourd’hui nous appelons leurs « logiques profondes ».
Il est clair aussi que pour se conformer au contexte professionnel ren-
contré ou pour s’en démarquer vivement parfois, le poids de la parole du col-
lègue ou du formateur-tuteur de terrain est décisif. C’est chez lui qu’on va
chercher les arts de faire, non dans les théories ou modèles didactiques.
14 Le développement des gestes professionnels dans l’enseignement du français

LE RETOUR AUX PRATIQUES RÉELLES


ET AUX « GESTES ORDINAIRES » DE LA PROFESSION
Les modèles didactiques dont nous disposons aujourd’hui sont pré-
cieux. Ils nous donnent des macro-instruments d’analyse de ces pratiques et
de ces genres scolaires. Il reste à aller observer finement les manières diver-
ses, efficaces ou inhibantes dont les enseignants les mettent en œuvre, com-
ment ils s’ajustent aux divers publics, comment ils choisissent leurs objets et
instruments de travail, comment ils régulent leur travail et celui des élèves,
comment ils évaluent, modifient leurs projets didactiques, leurs représenta-
tions des possibles des élèves, de la discipline, de l’établissement, etc.

D’où l’idée de reprendre le problème du développement professionnel


par le bas : par le réel de la culture professionnelle des enseignants experts ou
novices, par leurs macro et micromanières de faire, imitées, inventées, sédi-
mentées, transformées lentement.

Il s’agit bien de défaire la pelote de ce qu’on appelle l’effet maître dans


la classe de français pour identifier les gestes responsables de ces retentisse-
ments heureux ou fâcheux sur les élèves.
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L’entreprise n’est pas nouvelle ! S’intéresser à l’effet maître et à ses
caractéristiques est une tradition très ancienne en Sciences de l’Éducation. Mais
la contextualisation dans une discipline spécifique de ces gestes professionnels,
le grain d’analyse recherché, les méthodes d’investigation qu’offre l’utilisation de
la vidéo, les autoconfrontations simples ou croisées, la prise en compte du point
de vue des élèves, diffèrent et remettent en cause certains résultats. Les travaux
de Goigoux (2002) portant sur la didactique de la lecture dans l’éducation spé-
cialisée, identifient clairement certains gestes produisant des différences entre
les apprentissages des élèves et invitent à observer avec une extrême finesse ces
manières d’agir, d’interagir, de donner à voir ou non le savoir.

L’ENTREPRISE EST-ELLE INSENSÉE ?


Aller voir la nature, l’organisation, l’architecture et l’ancrage profond
de ces gestes professionnels nécessitera du temps, de la patience, des métho-
dologies d’analyse fines et rigoureuses. Comprendre la dimension vivante, col-
laborative du travail de l’enseignant et de l’apprentissage/développement des
élèves comme des enseignants est un immense chantier, affaire de longue
haleine. On peut s’attendre à des avancées bribe par bribe, secteur par sec-
teur, chaque analyse d’un micropoint névralgique en laissant entrapercevoir
un autre et permettant de résoudre déjà nombre de problèmes. C’est à l’iden-
tification de quelques-uns de ces micro-ajustements, microgenres, micro-
moments que travaille actuellement l’ERTe de Montpellier.

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