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LA PERCEPTION

L’essentiel pour comprendre

1 DE LA QUALITÉ SENTIE À L’OBJET PERÇU


A. Sensation et perception
Pour désigner la connaissance sensible de l’univers, nous disposons de
deux termes : sensation et perception. La sensation paraît être le donné
le plus élémentaire, ce qui est vécu immédiatement par un sujet
incarné : le chaud, le froid, le rouge, le piquant, le sucré. Et encore
l’usage de tels mots pour exprimer les sensations trahit-il leur essence.
Une sensation exprimée par des mots est déjà interprétée, conceptua-
lisée ; une sensation pure serait ineffable.

B. Qu’est-ce que la perception ?


La perception paraît plus élaborée, elle porte sur un objet significatif
et situé dans l’espace. Par exemple, je perçois à quelques mètres de
moi une chaise. La perception suppose toute une construction mentale
par laquelle les sensations vécues sont extériorisées (ce qui aboutit à
la perception d’un objet dans l’espace) et interprétées (je perçois des
objets significatifs, non pas des lignes et des couleurs, mais des mai-
sons, des champs, des hommes, etc.). La perception serait donc un
ensemble de sensations transformées, extériorisées, interprétées. Je me
dis par exemple que pour « percevoir » cette chaise, il faut que j’aie
préalablement la « sensation » de certaines lignes, de certaines cou-

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leurs que j’interprète ensuite et que j’organise pour aboutir à la per-
ception de cet objet : la chaise.

2 LA THÉORIE INTELLECTUALISTE DE LA PERCEPTION


A. Toute perception est jugement


La théorie qui insiste sur ce caractère construit, élaboré de la perception,
est appelée « théorie intellectualiste ». Ce serait en effet l’intelligence
qui, grâce à son travail d’interprétation, transforme les sensations en per-
ceptions, opère un travail de synthèse pour donner à la diversité des sen-
sations une cohésion et un sens. Dans ses Éléments de philosophie
(1941), Alain a bien mis en évidence ce surplus intellectuel qui est dans
la perception. Par exemple, je dis que je perçois un cube. Or, je n’ai pas
vraiment la sensation d’un cube, puisque le cube possède par définition
six faces et douze arêtes, et qu’il m’est impossible de les voir toutes
simultanément ; j’aurais au mieux la sensation de trois faces et de neuf
arêtes. Donc, lorsque je dis que je perçois un cube, en réalité je juge
d’après les trois faces et les neuf arêtes que c’est un cube. En regardant
le cube sous un autre point de vue, je verrais d’autres faces ; mon juge-
ment fait la synthèse de ces perspectives diverses. Ainsi, comme dit
Alain, « un objet est pensé et non pas senti ».

B. Exemple de la perception des distances


● De même, la perception de la distance serait le résultat d’un travail
intellectuel. Je ne vois pas la distance puisque chaque rayon lumineux,
de si loin qu’il me parvienne, frappe la rétine à bout portant. Mais
j’interprète la grandeur apparente des objets, les ombres et les
lumières. Berkeley prétendait qu’un aveugle-né rendu soudainement
à la vision croirait que les objets « touchent » ses yeux, et que c’est
seulement par expérience et par raisonnement qu’il apprendrait à
reconnaître les distances.
● Alain raconte qu’assoupi dans un wagon de chemin de fer, il regarde
distraitement le paysage, quand il aperçoit soudain dans l’herbe, à côté
d’une vache, un monstre à six pattes, noir et velu, d’une taille énorme.
Bien vite, il reconnaît à quelques centimètres de lui une mouche sur la
vitre du compartiment ! En reconnaissant la mouche, il lui a restitué
aussitôt la distance qui correspondait à sa grandeur apparente.

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Chapitre 8 La perception

▲3 CRITIQUE DE LA THÉORIE INTELLECTUALISTE

A. La théorie de la forme
Mais une célèbre école psychologique, l’école de la Gestalt ou de la
« forme », fondée en 1910 par les Allemands Wertheimer, Koffka et
Köhler, prétend que les intellectualistes ont exagéré le rôle de l’intel-
ligence et des constructions mentales dans la perception. Ce n’est pas
l’intelligence qui construit une forme avec des sensations dispersées,
mais la forme qui est sentie, ou perçue d’emblée. Toute perception
serait d’emblée perception d’un ensemble. Pour la théorie intellectua-
liste, les sensations sont la matière de la perception, et c’est le juge-
ment et la mémoire qui leur donnent une forme. Mais pour la Gestalt-
theorie (ou « psychologie de la forme »), il n’y a plus de distinction
entre sensation et perception. La forme est inséparable de la matière et
nous est donnée intuitivement avec la matière : les objets se découpent
d’eux-mêmes – du fait de leur structure propre – sur un fond indiffé-
rencié. J’ouvre les yeux, non sur une poussière de lignes et de couleurs
en désordre, mais sur un monde d’objets qui, indépendamment de mes
habitudes et de mes jugements, se trouve d’emblée organisé selon la
loi de la « bonne forme », la plus simple et la plus cohérente.

B. Le rôle du sujet dans la perception


Pourtant, dans la perception, le sujet percevant n’est pas un spectateur
passif de formes objectives. Le ciel bleu dans une rue étroite dessine
au-dessus des maisons un rectangle qui constitue une très bonne
forme. Or, ce n’est pas le ciel qui est vu comme figure, ni les lignes
des toits comme simples bords du ciel ; ce sont au contraire les mai-
sons qui sont perçues comme « figure » et le rectangle du ciel, malgré
sa forme géométrique, joue seulement le rôle de fond. Les objets qui
ont un sens humain (ici les maisons), les objets qui sont investis par
mes préoccupations subjectives, sont valorisés dans le champ percep-
tif. Sans doute n’est-il pas question de revenir à l’intellectualisme
qui a exagéré la part des raisonnements, des opérations intellec-
tuelles dans la perception. Mais il ne faut pas oublier le rôle du sujet
dans la perception, du sujet affectif et vivant. La perception ne peut
se comprendre qu’à partir de l’être vivant, de ses besoins, de ses
valeurs. Le monde perçu est plein de nous-mêmes ; mais ce n’est pas
le moi intellectuel qu’il reflète. Le monde perçu qui sourit de notre joie
ou grimace de nos angoisses n’est pas le monde objectif de la science.

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