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Archipel

Le Prince A.A. Djajadiningrat à Marseille.


P. L

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L P. Le Prince A.A. Djajadiningrat à Marseille.. In: Archipel, volume 3, 1972. pp. 102-105;

doi : https://doi.org/10.3406/arch.1972.988

https://www.persee.fr/doc/arch_0044-8613_1972_num_3_1_988

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Résumé
Le Prince Aria Achmad Djajadiningrat est issu d'une grande et célèbre famille de Banten (ouest de
Djakarta), qui, s'il faut en croire les propos du grand-oncle de l'auteur serait originaire du Pays Baduj.
Son frère R.A. Dr. Hussein Djajadiningrat est également connu par ses travaux d'érudition et
particulièrement son dictionnaire atjihais-hollan- dais. Le Prince était destiné par sa naissance à la
carrière des honneurs qu'il accomplira fidèlement au service du gouvernement colonial. Il fait son
éducation au pesantren de Karundang, puis à Batavia à la Hoogere Burger School. A 22 ans il est
Secrétaire du Contrôleur de Serang, en 1900 Assistant Wedana à Bodjonegara, puis Régent de
Serang (1906), de Bantam (1917), enfin de Batavia (1924). Il siège également au Volksraad. A sa
retraite en 1929, il entreprend un voyage en Europe où il sera flatté de rencontrer la Reine {Sert
Baginda Maharadja Ratoe) mais il comprendra mal l'agitation des étudiants indonésiens nationalistes
qu'il tente en vain de sermoner, en bon partisan du "Groot Nederland".
Au retour, il écrit ses mémoires en hollandais (1936), qui seront traduits en indonésien et édités au
Balai Pustaka. Le livre fourmille d'anecdotes extrêmement intéressantes et nous avons extrait un
passage où l'auteur raconte son premier contact avec l'Europe, à Marseille justement.
Le Prince A.A. Djajadiningrat qui est assez imbu de son fang et de sa culture conserve à l'étranger une
attitude condescendante mais polie. Nous versons son témoignage à notre dossier sur l'exotisme et les
mentalités où les documents sont plus rares dans ce sens là.

Abstract
(6)No less "exotic" but of an inverse exoticism is P.A.A. Achmad Djajadiningrat's description in his
Herinneringen ("Memories", 1936) of the moment, when, on the way to Holland, he lands at Marseille
and prepares himself to taste a good "bouillabaisse"

ringkasan
6.Jang tak kurang "eksotiknja", tetapi dalam arah jang berlawanan, adalah apa jang digambarkan
P.A.A. Achmad Djajadiningrat dalam kenang2-annja (1936), ketika dalam perdjalanan ke negeri
Belanda, beliau singgah di Marseille dan memutuskan untuk mentjitjipi sop ikan jang enak dan chas
dari kota itu: "bouillabaise" . . . j
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LE PRINCE A.A. DJAJADININGRATA MARSEILLE (1929)

Le Prince Aria Achmad Djajadiningrat est issu d'une grande et célèbre famille de
Banten (ouest de Djakarta), qui, s'il faut en croire les propos du grand-oncle de l'auteur
serait originaire du Pays Baduj. Son frère R.A. Dr. Hussein Djajadiningrat est également
connu par ses travaux d'érudition et particulièrement son dictionnaire atjihais-hollan-
dais. Le Prince était destiné par sa naissance à la carrière des honneurs qu'il accomplira
fidèlement au service du gouvernement colonial. Il fait son éducation au pesantren de
Karundang, puis à Batavia à la Hoogere Burger School. A 22 ans il est Secrétaire du
Contrôleur de Serang, en 1900 Assistant Wedana à Bodjonegara, puis Régent de Serang
(1906), de Bantam (1917), enfin de Batavia (1924). Il siège également au Volksraad.
A sa retraite en 1929, il entreprend un voyage en Europe où il sera flatté de rencontrer
la Reine {Sert Baginda Maharadja Ratoe) mais il comprendra mal l'agitation des étudiants
indonésiens nationalistes qu'il tente en vain de sermoner, en bon partisan du "Groot
Nederland".
Au retour, il écrit ses mémoires en hollandais (1936), qui seront traduits en
indonésien et édités au Balai Pustaka. Le livre fourmille d'anecdotes extrêmement intéressantes
et nous avons extrait un passage où l'auteur raconte son premier contact avec l'Europe,
à Marseille justement.
Le Prince A.A. Djajadiningrat qui est assez imbu de son fang et de sa culture
conserve à l'étranger une attitude condescendante mais polie. Nous versons son
témoignage à notre dossier sur l'exotisme et les mentalités où les documents sont plus rares
dans ce sens là.

Quand le bateau fut sur le point de toucher au port de Marseille, des


amis de voyage vinrent de partout me prévenir de quelques dangers
auxquels s'exposait celui qui débarque en Europe. Il s'agissait en tout premier
lieu de Marseille où l'on trouvait foule de voleurs et où les porteurs avaient
l'habitude de s'enfuir avec les bagages des passagers. Je ne manquai pas
de les remercier de tous leurs conseils.
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Avant de quitter Batavia, j'avais eu audience avec le Vice-Président


du Parlement des Indes, pour prendre congé. Ce haut fonctionnaire outre
son rang de "second" dans la hiérarchie gouvernementale des Indes
néerlandaises, avait toujours l'avantage d'être un homme de bon conseil.
Il pensait sans doute que j'étais grand amateur de poisson, car il
m'était fréquemment arrivé au Parlement d'évoquer les problèmes de pêche.
Aussi m'avait-il vivement recommandé, quand je serai de passage à
Marseille, de goûter la bouillabaisse.
Comme il était "le second" de la colonie des Indes néerlandaises, mais
encore, comme je l'ai déjà souligné, un homme de bon conseil, j'avais aussi
noté ses recommandations en grosses lettres dans mon carnet. Bien qu'il ne
fût prévu à Marseille qu'une courte halte, j'avais malgré tout suffisamment
de temps pour me rassasier de bouillabaisse.
A peine le bateau eut-il jeté l'ancre que je confiai mes bagages à un
porteur qui s'était présenté. Il devait les porter à la gare. Pour commencer,
je lui offris un grand verre de bière et un cigare de Hollande. Il va de soi,
pour un ancien Régent de Bantam comme moi, que j'avais en réalité deux
sortes de cigares que le Régent Basoedin appelait, pour les différencier,
roko-roko et roko C). C'était bien-sûr du roko-roko que j'avais donné au
porteur.
Comme je devais me rendre en ville pour manger de la bouillabaisse,
il ne m'était pas loisible d'aller dans les bureaux de la douane pour faire
examiner mes bagages. Aussi confiai-je également cette tâche au porteur.
Outre mes valises, je lui remis encore mon passeport avec une lettre du
Consul général de France à Batavia qui devait me servir de
recommandation pour toutes les douanes françaises.
Un des mes amis de voyages me dit: "Qu'avez-vous fait ! Monsieur
le Régent ! Vous pouvez être sûr à présent de ne plus revoir vos bagages".
Mais moi je pensais autrement. La physionomie ouverte du porteur
m'avait inspiré confiance. Aussi fut-ce d'un coeur léger que je partis en ville
en quête du restaurant que l'on m'avait recommandé. "Là, m'avait-on dit,
vous aurez la meilleure des bouillabaisses."

x) roko-roko "mauvais tabac" ici (on dit aussi uang roko "pourboire") par opposition
sans doute à roko "vrai tabac".
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Lorsque la soupe de poisson fut servie et que je l'eus goûtée, le


souvenir me revint du temps où j'étais assistant-wedana à Bodjonegara. Au
cours de mes tournées dans la baie de Bantam, j'avais l'habitude de manger
du poisson préparé de cette manière-là. Le cuisinier, un expert, s'appelait
Tjeming et, à ce moment-là, il était lurah de Njamuk (2). Les gens
appelaient ce plat pindang koening ketnpalah (3). Il était fait avec les mulets pris
par les pêcheurs de Bodjonagara dans leurs filets.
Lorsque j'arrivai à la gare, le porteur m'attendait fidèlement, avec tous
mes bagages; il avait aussi mon passeport et la lettre du Consul général
de France. Il eut droit de nouveau à un cigare, non plus un roko-roko,
mais un roko cette fois. Au moment où je voulus prendre mes bagages
de ses mains, il me dit poliment: "Laissez, Monsieur, j'attendrai ici
jusqu'à ce que le train parte".
A peine avais-je mis depuis une heure le pied en Europe que j'avais
déjà pu vérifier ce qu'avait dit Kipling:

Oh, l'Orient est l'Orient et l'Occident l'Occident,


Et les deux frères ne doivent jamais se rencontrer,
Jusqu'à l'heure prochaine où la terre et le ciel,
Se présenteront au jugement suprême de Dieu.
Mais il n'y a plus d'Orient ni d'Occident,
Ni de frontière, ni de race, ni de naissance,
Quand deux hommes forts se rencontrent.
Extraordinaire ! Tous les Occidentaux qui habitent les Indes et suivent
les courants politiques qui veulent pousser à la séparation de ce pays et
préserver son évolution, ont aussi l'habitude de citer ces paroles de Kipling.
Mais quand on cite ces vers pour en souligner la vérité profonde, on
ne reprend que le premier. A se contenter de cela, on en vient à penser
que, de l'avis de cet écrivain, les différences entre l'Orient et l'Occident
sont si grandes que l'Orient ne peut s'unir à l'Occident. Aussi je préfère
les deux autres vers:
Mais il n'y a plus d'Orient ni d'Occident
Ni de frontière, ni de race, ni de naissance.

2) Lurah "maire". Njamuk et Bodjonegara se trouvent dans la baie de Bantam.


•) Pindang façon de saler le poisson avec des épices, koening kempaîah est sans doute
le nom du poisson, à rapprocher de ikan koening sorte de mulet (Sumatra Est).
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En vérité, à peine avais-je, depuis une heure, mis le pied en Europe que
je savais déjà qu'il y avait entre l'Orient et l'Occident beaucoup plus
d'affinités que de différences.
Où était la différence entre ce porteur et nos coolies de là-bas ?
Seulement dans la langue, la couleur de la peau et les signes extérieurs. Mais
le coeur est le même. Tous les deux apprécient les bonnes manières (un
verre de bière et un cigare), tous les deux craignent la "grosse voix" (la
lettre du Consul général de France). Même la bouillabaisse, on peut en
avoir à Bodjonegara, il n'y a guère que le nom qui diffère.
Plus je prolongeai mon séjour en Europe, plus forte me vint la
conviction que les différences entre l'Orient et l'Occident n'étaient que
superficielles. Tous les deux ont de bons et de mauvais côtés qui sont en vérité les
mêmes. Tout au plus les Occidentaux seraient-ils plus habiles à réprimer
leurs mauvais côtés et à parfaire leurs bons. Cet art, en vérité, manque
encore aux Orientaux.

P.L.

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