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ROSE M.

BECKER

NOËL, MON MILLIARDAIRE


ET MOI
Intégrale
RESUME : Noël, un milliardaire… que demander de plus ? Milliardaire
au passé douloureux, Harrison Cooper déteste les fêtes. Il se rend pourtant
dans le Montana pour retrouver sa famille. Mary Elligson est son opposée,
étudiante vive et enjouée, elle est une amoureuse inconditionnelle de Noël.
Entre eux, tout commence mal : jetant leur dévolu sur le même cadeau,
Mary et Harrison se disputent au moment où ils font connaissance. Ils
aimeraient tous les deux ne plus jamais se revoir ! Mais la magie de Noël
peut faire des miracles, et voilà que leurs chemins se croisent à nouveau !
Invités à la même soirée, coincés sous une branche de gui, ils ne pouvaient
imaginer pire situation… Et pourtant, de hasards en surprises, ils ne vont
cesser de se rapprocher… Mais pourront-ils se supporter ?
1. Un cadeau empoisonné

Un œil fixé sur la pendule de mon tableau de bord, je tourne dans les
petites rues de ma ville natale. Bienvenue à West Yellowstone !
Population ? Mille habitants et quelques… et moi, et moi, et moi. Perdue
au nord-ouest du Montana, la minuscule agglomération se dresse au beau
milieu des montagnes à perte de vue et des sapins qui se plient sous les
bourrasques du mois de décembre. Ici, tout le monde se connaît. À peine
ai-je le temps de tourner dans l’avenue principale que M. Stone, le
garagiste, et Patrick Cunningham, l’agent immobilier, me saluent d’un
petit signe de la main.

Home sweet home.

Je me gare devant une enfilade de bâtiments en bois qui s’étirent tout le


long de Main Street. Et avant de sortir, je fais les vérifications d’usage.
Écharpe ? Oui ! Manteau boutonné ? OK ! Gants ? Mis ! Bonnet en laine
noire ? Yes ! Je suis prête à affronter la rigueur de l’hiver montanais.
Dernier coup d’œil au rétroviseur. Bon, je ressemble un peu à Bibendum
avec ma grosse parka molletonnée rouge. On me tirerait dessus, je crois
qu’elle ferait gilet pare-balles…

Mais après vingt ans passés dans cet État, je sais comment survivre au
froid glaciaire qui s’abat sur notre région en cette saison. Pas envie de
finir avec les orteils cristallisés au fond de mes chaussures ! Quand j’étais
petite, mon père me racontait qu’un touriste avait été amputé des doigts de
pied pour avoir marché trop longtemps dans la neige. Franchement ? Je
crois qu’il se fichait de moi ! Mais je ne peux pas m’empêcher d’y songer
avec un petit sourire en descendant de mon gros 4x4. Mon père… il me
manque terriblement. Comme maman.

– Ça va, Mary ?
Stan Travis, le fils cadet du gérant du plus grand hôtel de la ville,
travaille à mi-temps dans l’établissement, destiné à accueillir les touristes
venus profiter du parc national tout proche de Yellowstone. Quand je
disais qu’on ne peut pas faire un pas ici sans être reconnu…

Intimité : zéro. Par contre, question convivialité…

– Ça roule.
– Qu’est-ce qui t’amène dans les parages ? me demande-t-il, lui aussi
emmitouflé jusqu’à la racine des cheveux dans une parka XXL.

On ressemble à deux bonshommes de neige en train de faire la


conversation. Les habitants de West Yellowstone ne sont pas très glamour
en hiver. Mais revenez en été et vous verrez ce que vous verrez !

– Je dois faire une petite course avant d’aller chercher Brittany au


collège. D’ailleurs, je suis à la bourre !
– Pour changer ! se moque-t-il.

Si je n’étais pas si pressée, je lui réglerais son compte, à mon vieux


copain de lycée. Mais pour cette fois, je me contente d’une grimace avant
de m’éloigner au petit trot – aussi vite que mes vêtements me permettent
d’avancer – en direction de la boutique d’antiquités située au bout de la
rue. Gérée par l’adorable Mme Miller depuis des temps immémoriaux (on
la soupçonne d’avoir été une contemporaine d’Abraham Lincoln), elle
propose toutes sortes d’objets rares, délicats et généralement hors de prix.
Mais j’ai prévu le coup, quitte à multiplier les heures de boulot entre mes
heures de cours à la fac de médecine.

– Bonjour ! claironné-je en entrant dans le magasin.

Au-dessus de ma tête, un petit carillon retentit tandis que la porte en


verre se referme derrière moi. Aucune réponse. Apparemment, il n’y a
personne. Surprise, je m’avance entre les étagères garnies de petites fioles
en cristal, d’étuis à cigares anciens et de poupées en porcelaine. J’en
profite pour enlever quelques couches : mon écharpe, mon bonnet… et
j’abaisse le zip de ma parka. Histoire de respirer un peu dans mon airbag.
– Où est-il ? fais-je à mi-voix.

Deux mois plus tôt, j’ai repéré le cadeau idéal pour Serena Cooper, la
vieille dame avec laquelle je suis devenue amie au cours de mes
nombreuses visites en tant qu’aide-soignante. Malgré nos cinquante ans
d’écart, nous avons tissé des liens profonds. C’est la femme la plus
intègre, la plus intelligente et la plus bienveillante de ma connaissance. Je
la considère parfois comme une grand-mère, moi qui n’ai presque plus de
famille en dehors de ma petite sœur Brittany.

Or, je voudrais la remercier. De sa gentillesse. De son attention. De nos


fous rires. Et de son invitation à sa grande fête de l’hiver, donnée chaque
année au début de la saison. Je me faufile derrière une grande vitrine
format Dwayne Johnson. Quand soudain, j’aperçois le superbe coffret à
bijoux que je souhaite acheter.

Dans les mains d’un homme.

Pilant comme si je venais de prendre une porte en plein visage, je reste


interdite à l’autre bout de l’allée. Qui est cette bombe ? 1,85 mètre de
cheveux châtains coupés court, de barbe de trois jours un peu piquante, de
lèvres charnues et d’yeux vert-noisette à tomber par terre. Sa carrure
athlétique, ses larges épaules cachées sous un manteau en cachemire noir,
me barrent entièrement la route. Mon cœur manque un battement. Ou
deux. Ou trois.

Dans le jargon médical, on appelle ça une crise cardiaque.

Je n’ai jamais vu un type aussi canon. Il est si impressionnant que j’en


avale ma salive de travers. Je me sens soudain très gauche, incapable
d’avancer. Zut ! Je ne vais pas jouer les mijaurées ! J’hésite pourtant à
l’aborder tandis qu’il examine mon coffret sous toutes les coutures. Un
instant, je ne peux m’empêcher d’admirer ses grandes mains, fines mais
puissantes. Elles caressent le bois avec une douceur et une attention qui
me rendent… toute chose. C’est presque sensuel.

Bon Dieu ! Je dois vraiment me trouver un petit copain !


De profil, lui n’a toujours pas remarqué ma présence, complètement
absorbé par son examen. Tiens, je ne sais pas si je dois me vexer… J’en
profite pour repérer la petite cicatrice qui barre son menton. Souvenir
d’une bagarre ou d’un accident ? Je l’imagine bien en train de braver les
dangers dans la jungle comme Indiana Jones. Avec un fouet, peut-être.

Un seau d’eau froide, par ici !

Reprenant mes esprits, je m’approche en toussotant. Sauf que mon bel


inconnu ne se retourne pas. Je suis invisible ou quoi ? Me plantant derrière
lui, je me racle à nouveau la gorge et mon demi-dieu pivote enfin dans ma
direction, tiré de sa profonde réflexion. Le coffret à bijoux entre les doigts,
il baisse les yeux sur moi, plus petite d’une bonne vingtaine de
centimètres. Des yeux comme je n’en ai jamais vus. Profonds et
mélancoliques. D’une beauté à couper le souffle. Sauvages, aussi. À peine
m’a-t-il entraperçue qu’une lueur méfiante danse dans ses pupilles,
assombrissant son regard. Comme s’il se mettait en garde.

– Vous disiez ?

Il a une voix chaude, grave, bien timbrée, à vous donner des frissons
partout… sauf que les mots claquent sèchement, comme une cravache.

– Excusez-moi de vous déranger mais…

Moi, par contre, je ne brille pas par mon élocution. Je me force à


redresser les épaules, bien décidée à ne pas me laisser impressionner par
cet étranger.

– … c’est le coffret que je voulais acheter pour une amie.

L’homme hausse les sourcils. Et sans me répondre, il se met à détailler


ostensiblement le magnifique objet, passant en revue le couvercle ouvragé,
les côtés incrustés de pierres semi-précieuses et le dos ciselé. Puis il
relève la tête :

– Comment vous appelez-vous ?


– Euh…

Je ne vois pas le rapport.

– Mary Elligson.
– Eh bien, c’est bizarre, Mary Elligson… parce que je ne vois votre
nom écrit nulle part.

J’en ai le souffle coupé.

– En fait, j’ai prévu d’offrir ce coffret depuis plusieurs semaines…


– Alors pourquoi ne pas l’avoir acheté ? À présent, c’est moi qui vais le
faire.

Le sale type !

Et sur ces mots, il me plante au beau milieu de l’allée, près de la vitrine


« The Rock ». Mon cœur tambourine. D’accord. Monsieur Petite-
Cicatrice-au-menton le prend sur ce ton. À peine s’est-il éloigné de
quelques pas que je me lance à sa poursuite. Je ne suis pas le genre de fille
à me décourager facilement. Ce coffret, je l’aurai ! Il correspond
exactement aux goûts de Serena et je refuse qu’il me file sous le nez, pas
après avoir sué sang et eau pendant deux mois pour réunir la somme.

– Attendez !

Déjà, mon inconnu gagne la caisse, posée sur un comptoir en verre où


sont exposés une myriade de bijoux anciens hors de prix. Mme Miller sort
au même moment de sa réserve. Sourde comme un pot, elle a sans doute
été attirée par mes éclats de voix. Je tapote sur l’épaule de l’homme… qui
se retourne encore. Il pince ses lèvres sensuelles, l’air franchement agacé.
Mais pas seulement. Je dirais aussi qu’il semble… suspicieux. Comme s’il
se méfiait de moi.

– Je croyais le problème réglé.


– Écoutez, fais-je avec mon plus beau sourire. J’aimerais vraiment
acquérir cet objet. C’est très important pour moi.
– Pour moi aussi.

Je tente de lui faire du charme en papillonnant de mes longs cils noirs.


Sauf qu’il ne tique même pas face à mes grands yeux verts. Là, je me sens
vexée. Carrément. Cela dit, cette technique n’a jamais fonctionné avec
personne… Le visage fermé, il me contemple comme s’il attendait la suite
et ne comprenait pas où je voulais en venir.

OK. Pour le côté femme fatale, on repassera.

– J’ai économisé longtemps pour l’acheter…

Je tente de l’amadouer en penchant la tête sur le côté comme un cocker


battu.

– Dites-le-lui, madame Miller !

Prise à témoin, la vieille dame sursaute avant de hocher la tête. Je sais


qu’elle m’aime beaucoup. Surtout, elle connaît mon attachement à ce bel
objet. Toutes les semaines, je passe vérifier qu’il se trouve bien en
exposition. Car Mme Miller, dont les affaires périclitent en ces temps
hivernaux, ne pouvait guère se permettre de le réserver à mon nom sans
que je verse un acompte. Elle se mord les lèvres, embarrassée… jusqu’à ce
que l’inconnu lui décoche un sourire. Là, elle fond comme neige au soleil,
les joues rouges.

Je rêve ou Mme Miller, 85 ans, sourde et presbyte, est sous le charme ?

– Pouvez-vous me faire un paquet cadeau, s’il vous plaît ?


– Avec plaisir, monsieur.

La traîtresse.

Très bien. La politesse ne marche pas. La persuasion non plus. Le


charme, encore moins (no comment…) ! Ne reste que la supplique.

– Je me permets d’insister…
– Je vois ça ! s’exclame Monsieur Cicatrice-sexy avec un petit
claquement de langue agacé.
– Je vous en prie, faites un geste. Je suis certaine que vous pourrez
trouver une foule d’autres cadeaux géniaux dans cette boutique. Regardez
ces bracelets en argent ! fais-je, en les pointant du doigt à travers la
vitrine. Ou ce ravissant médaillon qui s’ouvre !

Il m’enveloppe d’un long regard des pieds à la tête, l’air indéchiffrable.

– Eh bien achetez-les, s’ils vous plaisent tant.

Le bide. Le méga four.

– S’il vous plaît ! fais-je en serrant les mains et en renonçant à toute


dignité. C’est très important. Noël est dans moins de quinze jours… vous
ne pouvez pas faire un petit geste ?

Un peu inquiète, Mme Miller emballe le coffret en nous contemplant


tour à tour. Le cœur de cette femme que je connais depuis l’enfance
semble balancer entre nous deux. On dirait presque qu’elle assiste à un
match de tennis, attendant le dénouement avec impatience. Pour une fois
qu’il se passe quelque chose dans sa boutique… L’inconnu fronce les
sourcils, comme s’il réfléchissait intensément. Puis :

– Non.

Et il paie son achat sous mes yeux ronds de poisson rouge. Celle-là, je
ne m’y attendais pas. Cachant un sourire en coin, il s’empare finalement
de son cadeau et sort de la boutique après nous avoir saluées toutes les
deux d’un petit signe de tête. Mme Miller a le culot de soupirer au
moment où il quitte son magasin. Je lui jette un regard furibard. Adieu,
mon joli cadeau ! Je pense à tous ces mois de travail qui n’ont servi à rien
à cause de cet homme. Outrée, je quitte finalement la boutique bredouille.

Et en rogne, je claque la portière de ma voiture avec force, histoire de


marquer le coup et d’avertir la moitié de la population de West
Yellowstone. Puis je démarre en maugréant dans ma barbe. Voleur ! Sale
voleur ! Mon 4x4 file sur la route en direction du collège de ma petite
sœur. Il est presque 15 heures et elle va bientôt quitter son club de théâtre.
Mon cœur tambourine dans ma poitrine. Je n’arrive pas à me calmer. Non
seulement Monsieur Cicatrice-au-menton m’a piqué le cadeau de mes
rêves… mais en plus, il a le culot, l’audace, le toupet d’être canon !

Soupir.

Tout en roulant sur les routes sauvages du Montana, je le maudis


copieusement. Avec sa luxueuse veste en lainage et son portefeuille
Vuitton, je suis certaine qu’il aurait pu s’acheter la moitié du magasin
d’antiquités. Mais non ! Il a fallu qu’il jette son dévolu sur ce malheureux
coffret. J’expire par la bouche en serrant un peu trop mon volant. Puis
j’attrape ma bombe désodorisante pour assainir l’air et éloigner toutes les
ondes négatives. Je ne vais pas me laisser polluer par cet apollon ! Non,
non, non ! Je vais po-si-ti-ver ! À mi-voix, je répète mes mantras favoris.

– Si la vie te donne des citrons, fais de la limonade !

Tout va bien. Tout va très bien. Ce n’est pas si grave. Ce n’était qu’un
coffret – un magnifique coffret, unique et irremplaçable ! J’essaie
d’afficher un sourire convaincant en pensant aux fêtes de fin d’année. Par
bonheur, je suis d’une nature enthousiaste. Je ne me laisse jamais
abattre… au point d’être une tornade difficile à suivre pour mes proches.
J’ai une énergie débordante. Surtout que Noël me déchaîne.

J’adoooore Noël.

Je ralentis en vue du collège de ma sœur et je l’aperçois presque tout de


suite. À 12 ans, Brittany me ressemble beaucoup : mêmes cheveux noirs et
raides comme des baguettes, même yeux verts en amande, un peu bridés,
hérités d’un grand-père chinois, même petite taille. Aucun doute ! Nous
sommes de la même famille. Je ralentis à son niveau en donnant un joyeux
coup de klaxon. Si bien qu’elle lève les yeux au ciel en grimpant sur le
siège passager.

– S’te plaît, ne fais pas ça !


– Quoi ? Klaxonner ?
– Oui… tout le monde nous regarde !

Tout le monde ou juste Mike Tanner, le beau gosse de sa classe de


cinquième ? Je réprime un sourire tandis qu’elle jette son sac à dos plein à
craquer de bouquins sur la banquette arrière. Et j’attends patiemment
qu’elle mette sa ceinture avant de démarrer. Je ne plaisante pas avec la
sécurité – pas depuis la mort de nos parents dans un accident de la route
deux ans plus tôt. Fauchés sur le coup. Ils n’ont pas souffert, d’après les
médecins. Aussitôt, je bloque l’afflux des souvenirs.

Je ne veux plus y penser. PLUS JAMAIS.

À la place, je décoche un sourire radieux à Brittany en roulant. Même si


nous sommes le 11 décembre, il n’a pas encore neigé sur le Montana – un
phénomène rare, quasi exceptionnel. À cette période de l’année, nous
croulons d’habitude sous un mètre de poudreuse. Au moins, les voitures
peuvent rouler… mais je regrette la magie des plaines cachées sous une
couche de diamants.

– Alors, ta journée ?
– Bof. Tania a dit à Maria que James lui avait raconté que…

Je m’accroche. Vraiment, j’essaie. Je le jure. Mais suivre les aventures


d’une bande d’ados au collège demande autant de connaissances
géopolitiques que si j’étais diplomate à l’ONU. Ma sœur se tourne vers
moi, l’air entendu.

– Tu y crois, toi ?
– Euh… non. C’est dingue.

Je joue la carte de la sécurité. Et ça marche ! Ma cadette hoche


vigoureusement la tête, ravie.

– Mark est un imbécile, conclut-elle.


– Un minable ! renchéris-je, à fond derrière ma sœur quoi qu’il arrive.
– Exactement ! Je lui ai dit que ce n’était pas la peine de me demander
de l’aide pour son prochain devoir de maths.
– Surtout que tes devoirs de maths, c’est moi qui les fais…

Ma sœur prend une mine vaguement coupable tandis que je lui décoche
un clin d’œil malicieux. De l’avantage d’avoir une aînée en deuxième
année de médecine…

– Ouais, enfin, tu vois ce que je veux dire…

Je secoue la tête, amusée. Et parce que nous sommes aussi pipelettes


l’une que l’autre, nous occupons sans peine le silence durant les dix
kilomètres qui nous séparent de notre chalet. Je m’enflamme au sujet des
vacances de fin d’année qui approchent.

– On va pouvoir faire la grasse matinée ! m’exclamé-je, aux anges.


Manger du pain d’épices et des sucres d’orge ! Regardez cinquante fois La
Vie est belle de Capra à la télévision en buvant du lait de poule !
– Oh, non… tu recommences !
– Je recommence ?
– Tu es encore atteinte de Noëlite aiguë !

Je hausse les épaules. Tout ça parce que je me montre une toute petite
minuscule rikiki joie exubérante dès que j’aperçois une branche de sapin
ou des santons. À mon grand désarroi, ma petite sœur ne partage pas mon
enthousiasme. Pragmatique et tête de mule, Brittany ne s’en laisse pas
conter facilement. Mais je regrette qu’elle ne goûte pas la magie des fêtes.
Bien décidée à la convertir, je brandis le disque posé sur le tableau de
bord.

– Tu veux écouter des cantiques ?


– Tu rigoles, Mary ! T’as quand même pas apporté ton CD de chants de
Noël dans la voiture ? me lance-t-elle, accablée.
– Siiii, petite veinarde ! Et il y a tout : « Holy night », « Winter
Wonderland », « Jingle Bells », « Let it snow » !
– Noooon ! J’ai trop honte !
Je sens qu’elle aimerait bien mourir. Pour la peine, elle m’entendra
chanter a capella « All I want for Christmas » jusqu’à la fin du trajet !

***

De retour à la maison, nous vaquons toutes les deux à nos occupations.


Pendant que Brittany fait ses devoirs devant la télévision laissée en fond
sonore, je m’active en cuisine à préparer le dîner. Je ne suis pas un cordon-
bleu. Comprendre : je fais même brûler des toasts. Je suis la seule fille sur
terre capable de rater des pâtes. Heureusement, les pizzas surgelées
existent ! Sans compter la générosité de nos voisins. Depuis la disparition
de nos parents, toute la petite communauté de West Yellowstone nous
soutient. Et nous ne manquons jamais de salades de pommes de terre et
autres gratins de chou-fleur !

D’ailleurs, le chou-fleur devrait être illégal. Comme la drogue. Et les


brocolis.

Sortant un plat du congélateur, j’enlève la cellophane en continuant à


fredonner mes sacro-saintes chansons festives. Ma sœur râle dans le salon,
sans doute pour que je la mette en sourdine. Bien entendu, j’augmente les
décibels, juste pour la faire enrager. Nous sommes sœurs ou non ? Je
l’entends étouffer un rire, penchée au-dessus de sa leçon d’histoire sur la
table basse. À mon tour, je souris. Cela fait deux ans que nous sommes
seules. De notre ancienne famille, il ne reste que nous. Mais nous avons
réussi à reconstruire notre vie. Pas à pas.

J’enfourne le plat de lasagnes au thon offert par Mme Ford, la


propriétaire de la quincaillerie, sur le gril. Grâce à la prévoyance de nos
parents, Brittany et moi habitons dans ce ravissant chalet qu’ils nous ont
légué. À 18 ans, je me suis battue pour garder ma petite sœur avec moi, et
pour éviter qu’elle ne parte en foyer ou dans une maison d’accueil.
Heureusement, l’assistante sociale, Joan Simmons, était de notre côté.
Refusant de nous séparer après le drame, elle a appuyé notre dossier de
toutes ses forces auprès des services sociaux.
Et Brittany est restée.

Bien sûr, cela demande des prodiges d’ingéniosité et de logistique pour


organiser notre vie à deux. Entre mes cours de médecine et sa scolarité,
mais aussi mes petits boulots d’appoint pour ramener un peu d’argent à la
maison, ce n’est pas facile tous les jours. D’autant que le pécule laissé par
nos parents fond comme neige au soleil. Encore cinq ans à tenir ! Cinq ans
et je serai médecin ! Rien d’insurmontable. Je suis une incurable optimiste
– et je n’ai aucune envie de guérir.

Je règle le minuteur en me grattant la tête. Dix minutes ? Vingt


minutes ? De toute manière, quoi que je fasse, ce sera brûlé ! Puis je me
tourne vers la vaisselle empilée dans l’évier depuis l’époque des colons…
quand une odeur bizarre me chatouille les narines. Pas bizarre, non.
Plutôt… pestilentielle.

Un ragondin est venu mourir dans la cuisine ?

Au même moment, la voix de Brittany s’élève :

– Tu ne trouves pas que ça schlingue ?

Sans rire.

– Non, tu crois ? fais-je, sarcastique, en plaquant un torchon sur mon


visage, histoire de ne pas mourir asphyxiée.

Tandis que Brittany me rejoint, un bras braqué devant son nez, je


m’approche de l’évier comme si je m’apprêtais à désamorcer une bombe.
Minimum. D’un doigt prudent, je soulève deux assiettes et recule aussitôt
d’un bond. Qui a balancé du gaz moutarde dans notre maison ? Ma sœur
est hilare. Je me tourne vers elle, furieuse. Elle n’a pas fini de se moquer,
cette chipie ?

– Je voudrais bien t’y voir, tiens !


– Ah, non ! C’est toi l’aînée !
Prenant mon courage à deux mains, je soulève la vaisselle sale,
repousse les verres de Coca à moitié vides, range l’éponge dans un coin…
et découvre l’ampleur du carnage. Le diagnostic tombe, sans appel.

– C’est encore la tuyauterie qui refoule.

Cela arrive tout le temps dans les vieilles maisons au plancher


lambrissé, aux murs épais et aux poutres apparentes. Elles ont le charme
des chalets traditionnels… et la plomberie hors d’âge qui va avec. Sans
parler de l’électricité défaillante les soirs d’orage. Le Montana, ce n’est
pas pour les mauviettes ! Brittany soupire. Ça recommence. C’est au
moins la troisième fois en deux semaines que notre évier décide de vomir
ce qu’on lui donne à manger.

Comment ça, il ne faut pas nourrir son évier ?

Le torchon sur la figure, je renvoie ma sœur à ses devoirs et traverse la


cuisine à grands pas. Il est temps d’appeler mon sauveur. SOS Chris.
Ouvrant la porte de la maison, je hèle mon voisin et meilleur ami. Il habite
le chalet d’en face, de sorte que seule une petite allée en terre nous sépare,
sinuant ensuite vers les chaînes montagneuses. Nous sommes les deux
dernières habitations de la ville. M’apercevant par la fenêtre de son salon,
Chris sort tout de suite.

– Un problème ? me lance-t-il, inquiet.

Chris. Le merveilleux Chris Donovan. Grand blond aux yeux bleus et à


la peau tannée par l’altitude, il fait craquer toutes les filles… en dehors de
moi. Chris, c’est le frère que je n’ai jamais eu. Un peu plus âgé, il veille
sur moi depuis l’enfance – car nous étions déjà inséparables à l’école. En
ville, toutes les marieuses nous imaginaient finir ensemble avec quatre
enfants. Sauf que non ! Aucune attirance entre nous. Seulement une
complicité hors du commun. À lui, je peux tout dire. Comme il vient tout
me raconter. Ses désastres amoureux, mes soucis à la fac, ses problèmes de
guide touristique… Et Brittany aussi le considère comme un grand frère.

– Je ne te dérange pas ? demandé-je, inquiète.


– Jamais ! Mais…

Il s’interrompt une seconde pour respirer l’air froid, comme un chien


flaire une piste.

– C’est quoi cette odeur ?


– Devine qui est revenu ?

Nous éclatons de rire en même temps. Pas besoin d’explications. Car


Chris, en plus d’être notre voisin, ami et frère… se trouve également être
notre plombier attitré. Et notre dépanneur de voiture certains jours.

Un vrai couteau suisse.

Sans ajouter un mot, il disparaît dans sa cuisine. Je l’attends sur le


palier, les bras serrés autour de ma poitrine malgré mon gros gilet noir. Le
thermomètre affiche -5 °C. Autant dire que je me gèle le popotin. Une
minute plus tard, Chris revient… armé de sa ventouse.

– Allons lui faire cracher son jus ! me balance-t-il.

Déterminé, il ouvre la marche en direction de la cuisine. Et durant cinq


bonnes minutes, il se bagarre bec et ongles avec notre évier récalcitrant.
De drôles de bruits s’élèvent. Schlurps. Gloups. Krong. Les sourcils
froncés, je reste un peu en recul. Le pauvre s’escrime, les dents serrées par
l’effort.

– Je ne sais vraiment pas comment te remercier pour tous les services


que tu nous rends, Chris.
– Surtout pas en me faisant un bon petit plat !
– Ha, ha ! Très drôle !

Et… pssssschiiiit !

Toute l’eau putride remonte à la surface comme un geyser en


éclaboussant le pull à col roulé de mon meilleur ami… ainsi qu’une partie
de son visage. C’est moche. Vraiment moche. Mais je dois me mordre les
joues pour ne pas rire tandis qu’un liquide saumâtre lui barbouille le
menton. Chris reste les mains en l’air, sa ventouse dégoulinante à la main.

– Par contre, une douche, je ne dirais pas non…


2. Les meilleurs ennemis

Juchée sur un escabeau, je tends le bras au maximum pour atteindre un


angle du plafond. Je ressemble à une équilibriste sur la corde raide, je suis
mûre pour le Cirque du Soleil ! Serena retient son souffle tandis que je
joue les trapézistes de fortune. Tirant un peu la langue, je suis au sommet
de ma concentration au moment où j’accroche un ravissant ange doré dont
les ailes se déploient gracieusement.

– Faites attention, ma chérie !


– Tout est sous contrôle.

Satisfaite, je me perche à nouveau sur la plus haute marche de l’échelle,


les poings plantés sur les hanches. Je ressemble à un contremaître en train
d’admirer son chantier, ou à un roi qui contemple son royaume. Je ne
plaisante pas avec Noël ! Et encore moins avec les guirlandes, les
lampions et autres angelots bouffis. Ne suis-je pas connue dans toute la
ville pour être la maniaque des fêtes, l’obsédée des santons, la dingue de
décembre ?

J’assume ! À fond !

J’adore cette période : la neige, les cadeaux, les bons sentiments. N’est-
ce pas le temps des grandes tablées et des réunions de famille ? Moi qui ai
perdu la mienne, je sais combien ces instants sont précieux. Même si
j’éprouve toujours ce douloureux pincement au cœur. Et ce vide en pleine
poitrine.

– Qu’est-ce que vous en pensez ? dis-je en me tournant vers Serena.


– C’est ravissant !
– Et encore, vous n’avez rien vu ! Quand j’en aurai fini avec votre
salon, les décorateurs du Rockefeller Center rougiront de honte devant leur
petit arbre.

La vieille dame éclate de rire, conquise par mon enthousiasme. Assise


dans un confortable fauteuil, une couverture sur les genoux, elle profite du
feu ronflant dans la cheminée. Par moments, des crépitements s’élèvent,
parfumant l’atmosphère de chaudes fragrances boisées. Et de petites
étincelles jaillissent, modelant le visage ridé de mon amie de lueurs
orange. Cette année, Serena m’a demandé de venir lui prêter main-forte
pour transformer son rez-de-chaussée.

– Je ne sais pas ce que j’aurais fait sans vous, Mary.


– Oui, beaucoup de gens se posent cette question…

À nouveau, son rire élégant, aristocratique, résonne dans la pièce. Elle


semble en forme aujourd’hui. À 75 ans, elle lutte contre une sévère
arthrose qui lui déforme les mains. Ses crises sont parfois si fortes qu’elle
ne peut plus écrire. Et c’est sous l’auspice de sa maladie que nos routes se
sont croisées. Aide à domicile, j’arrondis en effet mes fins de mois en
assistant des personnages âgées dans leurs petits travaux quotidiens. Pas
seulement pour l’argent, d’ailleurs. Ce métier demande un véritable
engagement de cœur. J’aime les gens. J’aime les aider. N’est-ce pas la
raison pour laquelle je veux les soigner, les sauver, en devenant un jour
médecin ?

Peut-être parce que personne n’a pu les sauver, eux…

– Vous avez des doigts de fée, soupire Serena.

Je n’ai pas besoin de me retourner pour savoir qu’elle jette un regard un


peu désabusé à ses mains abîmées. Pourtant, elle ne se plaint guère. Jamais
je n’ai entendu un gémissement franchir ses lèvres, même au plus fort de
ses crises. Serena Cooper, propriétaire du plus luxueux chalet de la ville,
est une grande dame. Fille d’un ambassadeur et jouissant d’une grosse
fortune, elle est devenue un pilier de notre communauté depuis son
installation à West Yellowstone, cinq ans plus tôt.

– Que diriez-vous d’un Noël blanc et or ? dis-je soudain, pensive.


– Je vous laisse carte blanche, Mary. De toute manière, ce sera
spectaculaire.
– J’espère en mettre plein la vue à vos invités pour la fête de l’hiver.

Car cette soirée qui ouvre la saison des fêtes approche à grands pas.
Enthousiaste, j’installe au plafond de délicates guirlandes arachnéennes,
ainsi qu’une kyrielle de flocons et de cristaux. C’est magique ! Les
décorations étincellent. Entre Serena et moi, la conversation roule. Et sans
préciser que le cadeau était pour elle, je lui parle de mon voleur.

Mon voleur sexy.

– Cela faisait deux mois que je convoitais ce cadeau. Deux mois ! fais-
je, toujours furax.

La méthode Coué : échec.

– Et cet homme arrive… et me pique mon cadeau des mains !

OK, ça ne s’est pas tout à fait passé comme ça. Mais c’est moi qui
raconte l’histoire, pas vrai ?

– Quel goujat ! s’exclame Serena, outrée.


– Je n’aurais pas dit mieux ! m’écrié-je, enchantée par son soutien. Un
vrai mufle !

Mais alors un mufle super sexy. Avec une classe folle dans sa veste en
cachemire noire. Et que dire de sa voix grave, posée ? Et de sa petite
cicatrice au menton ? Ou de ses lèvres charnues ? Je me sens toute chose
au sommet de mon escabeau. Prise de vertige, je ferme les paupières et
refoule mon trouble. Cet inconnu me donne encore des palpitations. La
colère, bien entendu. Rien que la colère.

Qu’est-ce que ça pourrait être d’autre ?

– Où sont donc passés les hommes galants ? s’indigne Serena. À mon


époque, on n’aurait jamais vu cela…
Elle tapote le chignon blanc noué sur sa nuque, lasse. La pauvre
semblait sincèrement touchée par ma mésaventure.

– Ce n’est pas bien grave, dis-je pour la rassurer. Par contre, je vais
devoir trouver un autre cadeau…

Rassérénée par mon indéfectible optimisme, Serena se rencogne dans


son siège. Moi, je déplace mon escabeau à l’autre extrémité de la pièce
avant de tirer les cartons chargés de décorations.

– Je suis vraiment navrée de ne pas pouvoir vous aider, Mary.


– Cela me fait plaisir. En plus, à cette heure, Brittany est au collège et
j’ai tout mon temps. Je peux vous consacrer l’après-midi.

Contrairement à ma petite sœur, je suis déjà en vacances. Je remonte


sur mon perchoir tandis que la vieille dame tend les mains vers la grille en
fer forgé placée devant l’âtre. La chaleur pénètre ses articulations
douloureuses, lui tirant un petit soupir.

– Si Harrison avait été là, il aurait pu vous prêter main-forte.


– Harrison ? fais-je en essayant de démêler les cheveux d’ange
emberlificotés ensemble.

J’ai l’impression de coiffer Lady Gaga.

– Mon petit-fils !

Son petit-fils, of course.

Comment ai-je pu l’oublier ? Serena me serine à longueur de journée à


son sujet. Habitant New York à l’année, il est venu dans le Montana pour
les vacances d’hiver… ce qui comble mon amie. C’est bien simple, je ne
l’ai jamais vu aussi emballée ! Et grâce à elle, je connais toute la
biographie d’Harrison Cooper, le mystérieux multimilliardaire qui fuit les
interviews depuis des années. Il est pourtant le créateur du logiciel
d’exploitation pour ordinateur le plus vendu et le plus célèbre au monde.
Un véritable petit génie de la programmation qui a révolutionné
l’informatique.

Un geek, quoi.

– Je vais enfin pouvoir le rencontrer, dis-je dans un sourire.


– Vous allez l’adorer, Mary ! Harrison est un garçon si charmant…
même s’il peut se montrer très timide au premier abord.

Pourvu qu’il ne porte ni bretelles ni appareil dentaire.

– Il y a si longtemps que je rêve de vous le présenter… mais il croule


sous le travail et il n’aime pas beaucoup voyager. Il se montre parfois un
peu casanier. D’ailleurs, c’est moi qui lui ai rendu visite l’hiver dernier.
Vous vous souvenez ?

Je hoche la tête en imaginant un grand dadais qui vit en reclus dans un


bunker au sommet d’une tour de verre new-yorkaise. J’en frissonne.
Brrrr ! Cette vision me donne la chair de poule. Mais Serena ne remarque
rien. Les yeux en forme de cœur, elle me dresse un portrait enamouré de
son petit-fils. Tandis que je dispose des bougies sur le manteau de la
cheminée, elle me raconte ses derniers exploits professionnels. Elle, si
pondérée, ne tarit pas d’éloges sur Harrison. Elle s’enflamme comme une
midinette pour la grande fierté de sa famille.

– C’est l’homme parfait, si je comprends bien ? dis-je, amusée.


– Voilà. Vous y êtes.

À son tour, elle me rend mon sourire.

– Pardonnez-moi si je m’emporte mais il y a si longtemps que je ne l’ai


pas vu. Douze mois, c’est long ! Il me manque terriblement.
– Je suis ravie qu’il vienne passer quelques jours avec vous.
– Vous êtes un ange, Mary.

Je lui décoche un clin d’œil.


– Alors il n’y a plus qu’à m’accrocher dans le sapin !

***

Mission accomplie !

J’ai transformé le salon et la salle à manger de Mme Cooper en


véritable œuvre d’art. On se croirait dans l’atelier du père Noël.
Chaudement emmitouflée dans ma parka et mes grosses bottes, je dévale
l’escalier extérieur du chalet, juché sur une excavation rocheuse au cœur
de la forêt. Autour de moi souffle une violente bourrasque qui plie les
pins. Je lève la tête, admirant les cimes courbées par le vent. J’aime ma
région. Mais en baissant les yeux, je sursaute.

Une… une ombre ?

J’ai cru voir quelque chose bouger dans les fourrés. Une forme
indistincte dissimulée par les buissons de houx qui bordent l’allée. Mon
cœur manque un battement tandis que je me fige. J’hésite à poursuivre ma
route. Les animaux sauvages sont légion dans le Montana, à commencer
par les redoutables couguars ! Poussés par la faim, il n’est pas rare que ces
puissants félins s’aventurent près des habitations certains hivers. Et ils
peuvent vite devenir dangereux. Sans parler des ours qui rôdent dans les
bois, même si l’hibernation a probablement commencé. Je reste sur mes
gardes.

Je n’ai pas envie de servir de goûter à un grizzli.

– Y a quelqu’un ?

Comme si un couguar allait répondre !

Je lève les yeux au ciel, mi-amusée, mi-inquiète. Puis en vraie fille de


la montagne, je rassemble mon courage et marche en direction de ma
voiture. Je ne vais pas me laisser impressionner par une petite bébête…
avec des crocs énormes et des griffes comme des rasoirs. Je presse le pas.
Bon, d’accord : je cours carrément. Devant mon 4x4 rouge, je cherche
fébrilement les clés dans mon sac. Quand mon prédateur sort enfin des
fourrés…

– Maggie ? fais-je, abasourdie.

Maggie O’Malley. Et croyez-moi, c’est bien pire qu’un couguar


affamé !

– Mary Elligson ? fait-elle, l’air désarçonné. Qu’est-ce que tu fiches


ici ?
– Je te retourne la question.

La rouquine ne répond pas, m’enveloppant d’un regard peu amène. Elle


me détaille des pieds à la tête. Dans son impeccable tailleur, pantalon
dissimulé sous un somptueux manteau en fourrure brun, elle n’a
visiblement que mépris pour ma tenue de Bibendum. Ce qui ne me fait ni
chaud ni froid. En ville, tout le monde sait que Maggie O’Malley,
journaliste d’investigation au Daily News, est une véritable peste…
doublée d’une fouine ! Sa plume trempée dans le venin opère des ravages
au sein du quotidien. Tout en assurant d’importantes ventes.

Tout le monde la redoute. Même son boss.

Sans cesse à la recherche du scoop qui la rendra célèbre et qui lui


permettra de quitter notre « petit bled minable », elle ne fait pas dans la
dentelle. Vous avez volé un rouleau de papier toilette chez l’épicier ? Elle
le sait ! Vous avez copié sur Jimmy Meyer en sixième ? Elle est au
courant !

Une vraie plaie.

– C’est vrai…, s’amuse-t-elle. J’avais oublié que tu jouais les


Cendrillon chez la vieille Cooper.
– Je suis l’aide-soignante de Mme Cooper.

J’insiste sur les derniers mots, scandalisée par son manque de respect.
– Et aujourd’hui, je suis venue chez elle en amie.
– Une amie qui pèse trois millions de dollars.

Je hausse les sourcils, surprise. Comment peut-elle connaître l’état de


la fortune de Serena ? Moi-même, j’ignore tout des comptes bancaires de
ma confidente ; et je m’en moque complètement.

– Qu’est-ce que tu insinues ? Que je m’intéresse à Mme Cooper pour


être couchée sur son testament ?
– C’est toi qui l’as dit ! Moi, je me contente d’énoncer des faits.

Respirer, respirer. Et po-si-ti-ver !

– Que veux-tu, Maggie ? dis-je d’une voix aussi calme que possible.

Je ne compte pas entrer dans son jeu, encore moins entamer une
querelle avec elle. Car je n’ai toujours pas digéré l’article racoleur publié
dans son torchon après la disparition de mes parents.

– Ça, ça ne te regarde pas, ma petite !

Positiver… tu parles !

Croisant les bras sur sa poitrine, la journaliste arbore un petit sourire


suffisant de mauvais augure. Mais je ne recule pas, désireuse de protéger
l’intimité de Mme Cooper de cette désagréable incursion. Je n’ai aucune
envie que Maggie frappe à la porte de la vieille dame pour lui chercher des
noises. Elle pourrait la rendre malade… même si les domestiques de
Serena feraient probablement barrage.

– Je te signale que tu te trouves sur une propriété privée. Tu n’as aucun


droit de traîner dans les parages.
– Je ne « traîne » pas, comme tu dis. Je travaille. Je suis même sur une
enquête qui promet d’être fructueuse.

Malgré moi, je hausse un sourcil interrogateur, la curiosité piquée. Ce


qui n’échappe guère à Maggie et son sourire sarcastique.
– On dirait que tu as mordu à l’hameçon, Cendrillon ! s’amuse-t-elle. Je
n’ai aucun compte à te rendre mais pour ta gouverne, sache que je
m’apprête à écrire un papier croustillant sur Harrison Cooper, le
milliardaire.
– Le petit-fils de Serena ? m’étonné-je.

Maggie ricane.

– Tu en connais un autre ? Je l’attends pour lui parler et lui donner une


chance de se défendre avant que je ne le crucifie.

Partant d’un rire triomphant, elle tourne les talons et me plante là pour
se consacrer à sa surveillance. Malheureusement, je n’ai aucun moyen
d’intervenir, sinon de prévenir le personnel de Serena qu’une femme rôde
dans les environs. Maligne, Maggie reste néanmoins à la lisière du
domaine. Elle ne commet aucune infraction. Mais en montant dans ma
voiture, je me demande tout de même pourquoi cette peste semble aussi
remontée contre le geek new-yorkais…

Quelque chose m’échappe.

***

Au volant de ma voiture, je m’engage sur la petite route de terre qui


sinue hors de la propriété. Au-dessus de moi, le ciel gris se fait menaçant,
tandis que des cumulus s’amoncellent par-delà les montagnes au profil
ciselé. Un orage approche – mais toujours pas de neige ! J’augmente le
chauffage à l’intérieur. Les températures sont négatives, sans possibilité
d’amélioration avant des mois. Le Montana ne se trouve-t-il pas à la
lisière du Canada ? En même temps, je vérifie machinalement ma ceinture
de sécurité. Plusieurs fois.

C’est presque un TOC…

Je m’apprête à accélérer quand une autre voiture s’engage en sens


inverse. Misère ! Jamais deux véhicules ne pourront passer, surtout face à
face. Cela dit, c’est un problème fréquent sur les sentiers sauvages de la
région. Et l’un des deux conducteurs finit invariablement par se garer dans
le fossé. Je ralentis en faisant des appels de phares à l’autre voiture. Et
quelle voiture ! Une superbe et puissante BMW d’un noir métallisé, aussi
bien adaptée à la ville qu’à notre campagne. J’entends ses vrombissements
jusque dans mon habitacle. Je peux presque sentir la route trembler sous
ses roues.

– Toi, je ne t’ai jamais vu par ici…

Un tel bolide, je m’en serai souvenue ! Pas très rassurée, je rétrograde,


un pied sur le frein. En face de moi, l’autre conducteur m’imite jusqu’à ce
que nos voitures se retrouvent museau contre museau. De mon côté, je
multiplie les appels de phares, sans que l’autre réagisse. Il a pourtant plus
de place que moi pour reculer, grâce à un petit tertre placé sur le côté.
Moi, je sens que je n’y arriverai pas… mais qui est l’autre conducteur,
d’ailleurs ?

Plissant les yeux, je me penche vers mon pare-brise et… pincez-moi, je


rêve ! C’est lui ! C’est mon voleur sexy ! Je reste interdite, courbée en
deux sur mon volant comme une commère en train d’épier ses voisins.
Mon cœur s’emballe, lancé au grand galop. À travers la vitre, je reconnais
ses traits parfaits, ses mâchoires viriles, ses lèvres sensuelles. Par contre,
je suis trop loin pour discerner sa petite cicatrice.

Ce petit détail qui me fait craquer.

Je ne vois pas non plus ses yeux, d’un vert moucheté de brun. Par
contre, je discerne sans peine son expression contrariée. Il fronce les
sourcils et semble m’observer lui aussi. Je crois même qu’il pince la
bouche… avant de donner un coup de klaxon ! Bien pète-sec ! Aussitôt, le
charme se brise. Ah ! J’avais presque oublié que Monsieur Petite-Cicatrice
était aussi Mister Goujat.

Docteur Jekyll et M. Hyde.


Pour la peine… je klaxonne aussi. Oui, je sais, c’est mesquin. Mais je
n’ai pas pu m’en empêcher. Je n’aime pas qu’on me marche sur les pieds.
Et visiblement, lui non plus. En parallèle, nous ouvrons nos portières et
quittons nos voitures au même moment. Ou plutôt, je bondis comme un
diable hors de sa boîte. En pétard. Comme chaque fois que cet énergumène
croise ma route.

Parce que c’est de la colère, on est d’accord ?

– Vous ! m’écrié-je.
– Vous ! s’exclame-t-il sur le même ton.

Synchronisme : parfait !

– Vous êtes mon voleur de cadeau !


– Ce raccourci ne m’étonne pas de vous, Mademoiselle Casse-Pied…
Dois-je vous rappeler que je n’ai rien volé ? Il me semble bien avoir payé
mon achat avant d’avoir quitté la boutique.

Furieux, nous avançons comme si nous allions nous percuter de plein


fouet. Et nous ne nous arrêtons qu’à quelques centimètres l’un de l’autre,
exactement comme nos voitures. Sauf que… je ne m’attendais pas à cette
décharge électrique. Au moment où ma poitrine effleure son torse, je suis
parcourue d’un électrochoc. Comme si tous mes muscles, tout mon corps
se raidissaient. Suis-je la seule ? Mon inconnu recule aussitôt d’un pas. On
dirait qu’il s’est brûlé à la flamme d’une bougie. Je lis la surprise sur son
visage. La surprise ? Ou le choc ? Puis soudain, ses yeux s’assombrissent.

– Vous bouchez la route, mademoiselle !


– Vous plaisantez ? C’est vous qui m’empêchez de passer !
– Je ne peux pas reculer. La terre du tertre est trop meuble, une voiture
risquerait de s’y enliser.

Oups. Je n’avais pensé à ça. Mais plutôt mourir sur une roue de torture
que de l’avouer.

– Vous êtes gonflée, Monsieur BMW !


L’air grésille entre nous, saturé d’électricité. Et à nouveau, nos corps se
rapprochent, littéralement aimantés l’un par l’autre. Si lui a parlé avec un
calme remarquable, l’agacement monte de mon côté. Et je sens quelque
chose s’éveiller au creux de mon ventre. Mon voleur se penche lentement
au-dessus de moi, me dominant de toute sa carrure. Il me barre toute la
vue, je ne vois ni ne sens plus que lui. L’espace d’un instant, tout l’univers
se réduit à lui ; mon monde, du moins.

– Je…

Les mots meurent sur mes lèvres et nos yeux se croisent, ferraillant
comme des épées. Une seconde, rien qu’une petite seconde, je me
demande s’il ne va pas m’embrasser. Mon cœur trébuche dans ma poitrine.
Son visage se rapproche tandis que je reste pétrifiée. Le temps, lui, se
suspend. Puis :

– Je crois que je ferais mieux d’y aller.

Et il se détourne. D’un seul coup. Comme s’il s’arrachait à moi, au


champ de force qui nous lie. À moins que je n’aie rêvé ? Je me pose la
question alors qu’il n’offre que son large dos à ma vue. Il marche sans
empressement vers sa voiture. Je ne vois plus sa figure, mais il ne me
semble pas troublé. Au contraire, il paraît si maître de lui ! Je reste
immobile, incapable de réagir, de reprendre le cours de ma vie.

– Oui, moi aussi, dis-je tout bas.

Et parce qu’il remonte dans son bolide en claquant la portière, je me


dirige à mon tour vers mon 4x4. J’y grimpe en vitesse, me réfugiant dans
son cocon protecteur. Mon cœur, lui, continue sur sa lancée. À l’instar de
mon pouls, toujours en accéléré. J’ai l’impression d’avoir mis les doigts
dans une prise électrique. En face de moi, le moteur de mon voleur gronde.
À peine ai-je le temps de fermer ma porte qu’il recule sur l’étroite bande
de terre avec une dextérité stupéfiante. Il va si vite que ses pneus n’ont
même pas le temps de s’enliser. La seconde suivante, il s’élance droit
devant, évite mon véhicule d’un coup de volant et poursuit sa route.
Je ne bouge toujours pas. Assise derrière mon volant, je laisse une
minute s’écouler en silence. Les vrombissements de la BMW décroissent
jusqu’à disparaître. Et je me retrouve seule, plantée au beau milieu de ce
chemin de terre.

Que s’est-il passé, au juste ?


3. La fête de l’hiver

Dans une longue robe noire et soyeuse, agrémentée d’une broche rouge
qui rappelle les guirlandes du sapin, je me faufile au milieu des invités.
Pour une fois, j’ai remisé la blouse blanche de mes études de médecine au
placard. Je n’ai pas si souvent l’occasion d’enfiler une tenue de gala !
Aussi me suis-je fait plaisir en choisissant un modèle vaporeux, taille
haute, digne de l’impératrice Joséphine. Mes bras nus s’échappent de
manches courtes tandis qu’un décolleté rond et profond laisse voir le
renflement de… ma toute petite poitrine. Bon. Je n’ai pas vraiment les
arguments d’Adriana Lima. Cela dit, je ne suis pas mannequin.

– Tiens, Mary ! Ça va ?

Je souris à Patrick Cunningham, l’agent immobilier qui a vendu à


Serena son chalet lors de son installation dans le Montana. Lui aussi a été
invité à la grande fête de l’hiver donnée par mon amie. Chaque année, la
vieille dame se plaît à convier tous ses amis, qu’ils appartiennent à la
haute société où elle est née ou à notre petite bourgade sans prétention.

– Génial, le décor ! me lance M. Higgins, le médecin de la ville.


– Oh la la ! merci…

Je rougis légèrement. Rien ne pouvait me faire plus plaisir qu’un


compliment sur le magnifique décor imaginé pour mon amie. Dans le
grand salon comme dans la salle de réception, les invités pullulent. Et il y
a foule ! Tout le monde semble s’être donné rendez-vous sous les tresses
de gui et les couronnes de houx disposées aux quatre coins de la vaste
demeure. Des serveurs circulent avec de lourds plateaux d’argent chargés
de coupes de champagne.
Cerise sur le cupcake, la nuit m’appartient ! Avant de me rendre au
chalet, j’ai déposé ma petite sœur à une pyjama-party organisée par sa
meilleure amie, Anna, pour qu’elle s’amuse de son côté. Contournant
l’immense conifère qui dresse fièrement ses épines et sa tonne de
guirlandes vers le plafond, je m’approche d’un des garçons. Et je tends le
bras vers la dernière coupe posée sur son plateau. Quand soudain, une
autre main se referme sur le verre. De grands et longs doigts, puissants et
hâlés.

Je sursaute et mes yeux remontent le long de la main, du bras, de


l’épaule… jusqu’à apercevoir le visage de… mon voleur. Pincez-moi ! À
ce stade, ça ne peut plus être une coïncidence.

– Dites-moi que ce n’est pas vrai ! fais-je entre mes dents serrées.
– Encore vous !

Monsieur Cicatrice me décoche un sourire amusé, sans pour autant


lâcher le verre auquel nous nous agrippons tous deux. Mon cœur, lui,
oublie de battre pendant une minute. Et mes tempes se mettent à
bourdonner. Ce sale type est beau à damner une sainte dans son costume
noir agrémenté d’une fine cravate sombre barrée d’une épingle d’or. La
classe absolue. Simple, sans ostentation. Ses yeux vert-noisette pétillent
de malice tandis que sa paume recouvre la mienne, gagnant du terrain. Je
suis… électrifiée.

Pire qu’une guirlande en train de clignoter.

– Vous le faites exprès, espèce de… de grossier personnage !

Dans le feu de l’action, je n’ai pas trouvé mieux.

Son sourire s’affirme, encore plus irrésistible. J’ai le sentiment qu’il


adore me faire tourner en bourrique. Et ça marche ! C’est à peine si un
nuage de fumée ne me sort pas du nez et des oreilles, comme dans les
dessins animés. Je suis furieuse, ou autre chose, même si je n’arrive pas à
définir ces émotions étranges qui me traversent. Ça pulse au creux de mon
ventre, comme si des papillons cherchaient à me soulever de terre. Ça me
tourne la tête, me donne le vertige.

C’est de la colère. Je vais en rester à cette explication.

– Grossier personnage ? sourit-il, caustique. Allons, allons… je suis


sûre que vous pouvez faire mieux, miss Elligson.

Au moins, il n’a pas oublié mon nom. Ce qui affole ma tension. Ne


suis-je pas ridicule ? Je suis ravie qu’un goujat se souvienne de moi !
Précisons : un goujat ultra-séduisant. Redressant fièrement le menton, je
plante mes yeux dans les siens. Le serveur, lui, toussote. Nous le prenons
en otage avec notre affrontement, chacun une main posée sur cette
malheureuse coupe alors qu’une foule d’autres plateaux circulent. Mais
non. C’est ce verre que nous voulons. Surtout moi.

Celui-là et pas un autre.

– Vous avez décidé de me dépouiller jusqu’au bout ?


– Ce n’est pas ma faute si nous désirons précisément la même chose…

Pourquoi ai-je soudain l’impression qu’il ne parle ni du cadeau ni de la


coupe ?

Mon cœur repart à cent à l’heure, pulsant beaucoup trop vite. Au même
moment, une voix familière résonne derrière nous, de sorte que nous
lâchons tous les deux notre prise. Encore une fois, coordination parfaite. À
croire que nous avons répété avant de venir ! Une élégante silhouette se
glisse vers nous, slalomant entre les invités avec la souplesse d’un chat. Et
Monsieur Cicatrice et moi nous tournons vers Serena, impériale dans une
robe bleu nuit décorée d’une unique et grosse broche en or torsadé,
accrochée au niveau de son épaule.

– Mes deux invités préférés ! annonce-t-elle, aux anges.

Elle serre ses mains avec enthousiasme, nous englobant de son regard
bleu pervenche plein de tendresse.
– Depuis le temps que je rêve de vous présenter l’un à l’autre.

Attendez. Il doit y avoir un malentendu.

– Harrison, je suis ravie de te présenter ma chère Mary : c’est


l’adorable jeune fille qui vient parfois me donner un coup de main à la
maison.

Ha… Harrison ? !

– Et Mary… je crois que tu l’as compris. Il s’agit de mon petit-fils,


Harrison Cooper, sourit-elle avant de se tourner vers l’intéressé. Dire que
je lui ai parlé de toi un million de fois est un euphémisme !

Lui ? Un geek ?

Je manque d’en avaler ma langue. Mon sexy voleur, mon conducteur


sans foi ni loi, mon emmerdeur de première catégorie depuis trois jours…
n’est autre que le petit-fils chéri de Serena. J’aimerais une chaise pour
m’asseoir, s’il vous plaît. Je m’attendais plutôt à rencontrer un grand
échalas timide avec une houppette sur la tête comme Mark Zuckerberg !
Pas cette bombe sexuelle en costume de James Bond ! Où est le garçon
casanier décrit par sa grand-mère ? Où sont les dents de cheval et le gilet
jacquard ? C’est une arnaque ! J’humecte mes lèvres à la pointe de ma
langue.

– Je ne…
– Enchanté de vous rencontrer, m’interrompt Harrison en me tendant la
main.

Devant Serena, je ne peux refuser sa paume offerte, de sorte que nous


nous saluons comme si nous nous croisions pour la première fois. À
l’étincelle dans son regard, je vois bien qu’Harrison s’en amuse. Et il
garde ma main un peu trop longtemps dans la sienne, à moins que ce ne
soit moi qui oublie de récupérer mes doigts ?
– Au fait, mon chéri… j’ai oublié de te remercier pour ton merveilleux
cadeau.

Serena lisse un revers de la veste de son héritier, époussetant avec soin


le tissu dénué de la moindre poussière. À l’évidence, elle aime ce sale
type. Moi, par contre…

– Quand j’ai vu ce magnifique coffret à bijoux, j’ai tout de suite pensé à


toi.

En prononçant ces mots, Harrison me glisse un discret clin d’œil. Oh !


le mufle ! L’abject personnage ! Je rêve ou il est train de se faire mousser
avec MON cadeau ! Et en plus, il l’a offert à la même personne. Je vois
rouge, obligée de ravaler ma rancœur comme une grande cuillerée d’huile
de foie de morue.

– Je vous le montrerai, me déclare Serena. Cet objet est une splendeur


en bois ciselé avec de petites pierres précieuses incrustées sur les côtés.
– J’imagine très bien.

J’ai l’air d’avoir mangé un kilo de citrons. Et je n’ai aucune envie de


faire de la limonade.

– Quelque chose ne va pas, mademoiselle Elligson ? demande Harrison


d’une voix suave. Vous avez l’air contrarié.
– Non, non. Sûrement un truc qui ne passe pas.

Un truc de la taille d’un coffret à bijoux, par exemple.

Le salaud ! Il sait bien que je ne le dénoncerai pas. À aucun prix je ne


voudrais gâcher la joie de Serena, ravie par la trouvaille de son petit-fils
bien-aimé. Il me décoche un regard moqueur tandis que j’enrage toute
seule dans mon coin.

Je crois qu’il va y avoir un meurtre avant la fin de la soirée.

***
Durant les deux heures suivantes, je me tiens éloignée de Monsieur
Cicatrice-au-menton. D’accord, je lui lance parfois un regard en coin. Ou
souvent. Ou tout le temps. Mais je ne lui adresse plus la parole, préférant
me mêler aux autres invités. Par chance, je ne manque pas
d’interlocuteurs. Je connais tout le monde ici ! J’échange d’abord quelques
mots avec Mme Ford, qui m’a encore apporté une foule de plats cuisinés
dans le coffre de sa voiture.

J’en connais deux qui vont manger du chou-fleur à tous les repas.

– C’est si gentil à vous ! dis-je, sincère et consciente du temps qu’elle


passe pour nous dans sa cuisine.
– Comme je le dis tout le temps à Bobby, s’il y en a pour quatre, il y en
a pour six. Pas vrai ?

Car dès qu’elle se met aux fourneaux pour son mari et ses deux grandes
filles, elle ne nous oublie pas, Brittany et moi. Je dépose un baiser sur sa
joue avant de répondre aux questions de notre médecin de famille au sujet
de mes études. Pourtant, même si je donne le change, je continue à
observer mon séduisant voleur. Il serre des mains, parle avec les uns et les
autres avec une assurance digne d’un businessman aguerri. Je décèle
pourtant autre chose. C’est furtif. À peine visible. Mais sans trop savoir
pourquoi, j’arrive à lire en cet homme comme dans un livre ouvert.

Il est mal à l’aise. Il semble en porte à faux, comme s’il n’était pas à sa
place.

Je le devine à de petits détails : quand il recule d’un pas à l’approche


d’un inconnu, quand la commissure de ses lèvres se retrousse en un sourire
forcé. Il n’aime pas la foule. Il semble submergé. Par moments, il survole
la pièce du regard comme s’il cherchait une issue. Mon cœur se serre. Je
devrais être furieuse… mais quelque chose me touche, en lui. Il paraît si
perdu, presque sur le point d’étouffer. Mais parce qu’il donne bien le
change, personne d’autre ne semble s’en apercevoir.

Mystérieux Harrison Cooper.


Bientôt, d’autres discussions m’absorbent… mais après avoir siroté
deux coupes de champagne, j’ai la tête qui tourne. Je n’ai pas l’habitude de
l’alcool, j’évite d’ailleurs toutes les fêtes des confréries à la fac. Pas envie
de me retrouver en photo sur Facebook avec ma culotte sur la tête. Avec un
sourire, je m’évade sur le balcon. L’air frais me dégrise aussitôt.
M’approchant du vide, je m’appuie à la balustrade en bois avant de lever
la tête vers un ciel piqueté d’étoiles. Et je frissonne dans ma belle robe
noire. J’ai oublié mon étole à l’intérieur.

Quand soudain, je sens un poids sur mes épaules. Une veste. Une veste
de smoking d’où émane un parfum viril et boisé.

– Vous allez prendre froid par ce temps…

Harrison.

Sorti sur le balcon avant moi, il sort de la semi-pénombre où il s’était


réfugié. Sans son blazer, il me sourit dans sa simple chemise blanche.
C’est la première fois qu’il me regarde avec ces yeux-là, doux et tendres.
Et carrément… craquants. Je frissonne. Et pas seulement à cause de la bise
insidieuse qui souffle sur la forêt. L’espace d’un instant, on n’entend plus
que le bruissement des conifères qui se penchent et des branches qui
dansent.

– Vous essayez de vous faire pardonner ? dis-je.


– Peut-être.
– Ah ! fais-je en pointant sur lui un index triomphant. Vous avouez
votre crime ?
– Je n’ai pas volé ce coffret… mais je regrette de vous avoir fait
enrager face à ma grand-mère. Il semblerait que vous réveilliez en moi…
les pires instincts.

Rouge pivoine. C’est la nouvelle couleur de mon visage, coordonnée


aux boules du sapin. Néanmoins, hors de question de battre en retraite
dans cet étonnant bras de fer qui s’est engagé entre mon voleur et moi
depuis notre rencontre explosive.
– Je ne vous imaginais pas si direct pour un homme timide.

Il ouvre la bouche, puis la referme dans un bruit sec. Il semble…


interdit. Un point partout, nous sommes à égalité. Qui va remporter la
belle, maintenant ? Car j’ai réussi à gêner Monsieur Cicatrice. Il finit par
hocher la tête. Et à nouveau, un sourire amusé court sur ses lèvres.

– Qu’est-ce qui vous fait dire cela ? Est-ce ma grand-mère qui vous a
raconté ces bêtises ?
– Non, pas du tout. Plutôt votre langage corporel.

Il hausse un sourcil ironique.

– Seriez-vous mentaliste, mademoiselle Elligson ?


– Juste observatrice.

Et je vous devine, je vous comprends… même si j’ignore pourquoi.

– Je vous ai observé pendant que vous parliez à ce gros monsieur


chauve.
– Maître Goldstein, l’avocat de ma grand-mère, rit-il dans sa barbe,
visiblement amusé par ma description.
– Quand il a posé la main sur votre épaule, vous êtes devenu raide
comme un piquet. Et quand Mme Ford a voulu prendre en photo les
invités, vous vous êtes éclipsé dans une autre pièce.
– Je n’aime pas me faire tirer le portrait.

Avec un physique pareil, c’est presque criminel !

– Et pour être honnête, je ne suis pas un fanatique des fêtes de fin


d’année, confesse-t-il avec une grimace.

Alors là, l’heure est grave. Très grave.

– Vous voulez dire que vous n’aimez pas Noël ?

Harrison éclate de rire devant ma mine outrée.


– Je vous aurais annoncé que je pose des bombes dans des écoles
maternelles que vous ne me regarderiez pas autrement.
– Non, non… mais tout le monde aime Noël !
– Tout le monde sauf moi.
– Vous n’aimez pas recevoir de cadeaux ? Décorer votre maison ? Être
entouré des gens que vous aimez ?

Ma voix tremble sur les derniers mots et ses yeux se font plus perçants.
Apparemment, je ne suis pas la seule à décrypter l’autre. Je me sens
soudain mise à nue, vulnérable. Et je n’aime pas ça. La première, je
détourne la tête, perdant mon regard dans la forêt. Accoudés côte à côte à
la rambarde, nous sommes plongés dans les ténèbres, seulement trouées
par le clignotement des guirlandes déployées sur le toit et la façade.
Comme moi, Harrison fixe le paysage devant lui. Trop proches, nos bras
se frôlent… sans que ni l’un ni l’autre ne songions à nous écarter.

Il se passe quelque chose. À moins que je n’imagine tout ? À moins que


je ne me trompe sur toute la ligne ?

– Je n’aime pas les grandes réunions de famille, déclare-t-il enfin. Je


les trouve hypocrites. Les gens se rassemblent une fois par an, simulent la
parfaite entende et promettent de se voir toute l’année… mais au final, ils
ne sont jamais là quand on a besoin d’eux.

Surprise, je lui coule une œillade appuyée. Lui continue à regarder droit
devant lui, enfermé en lui-même. J’ai presque l’impression qu’il réfléchit
à voix haute, sans réelle conscience de ma présence.

– On ne peut compter que sur soi.


– Vous avez une vision du monde bien pessimiste. Moi, je crois que
cette période de l’année sert à se rapprocher, à se rappeler les choses et les
êtres qui comptent vraiment… parce qu’ils peuvent disparaître n’importe
quand.

À son tour, Harrison se tourne vers moi et nos regards se croisent. À


notre corps défendant, nous avons tous les deux perdu nos masques durant
quelques secondes. Comme si l’autre nous en libérait. Comme si nous
étions soudain nous-mêmes. Lui ne semble pas mal à l’aise avec moi. Pas
plus que je ne me sens obligée de surjouer les filles positives pour cacher
la blessure qui saigne au fond de moi.

– Nous ferions peut-être mieux de rentrer…, lâche finalement Harrison


en se redressant.

Je l’imite aussitôt, enveloppée dans le cocon de sa veste. Sa fragrance


me suit partout, se diffusant sur ma peau.

– Oui. Je commence à avoir froid.

Fin des confidences avec ce parfait inconnu, ou presque. Mais pourquoi


ai-je la certitude qu’il me comprend mieux que personne ?

***

Nous franchissons ensemble la porte vitrée coulissante… de sorte que


nos corps se frôlent. Nos poitrines s’accolent, mes seins pressés contre son
torse à travers nos vêtements. Je sens la tension monter tandis qu’Harrison
s’efface pour me laisser entrer. Il est galant, finalement. Je note qu’il évite
mon regard ; serait-il troublé, lui aussi ? Et je passe devant lui, les joues
roses. Il s’apprête à me suivre quand une voix masculine résonne depuis le
fond du salon :

– Et le bisou, alors ?

Quoi ? Quelqu’un est-il en train de lire dans mes pensées ?

Un petit homme en costume bleu marine s’approche de nous, un verre à


la main. Ce n’est pas son premier, à mon avis ! Il a l’air complètement
éméché. Il ressemble un peu à Danny DeVito avec sa bedaine, sa chevelure
brune clairsemée et son œil qui frise. Jouant de l’effet de surprise, il
s’égosille :

– Eh bien, les enfants ! Vous avez oublié la tradition ?


Je ne comprends pas, pas davantage qu’Harrison, immobile derrière
moi. À cause de cet homme, nous sommes l’objet de toutes les attentions.
Ce dernier part dans un grand rire imbibé d’alcool avant de pointer un
doigt au-dessus de nos têtes, hilare. Suivant son geste, j’aperçois la longue
guirlande de gui qui pend au plafond. Harrison gronde aussitôt,
désapprobateur :

– Oncle Barry…

Ils sont de la même famille ? Je vais finir par comprendre pourquoi


Monsieur Cicatrice n’aime pas les fêtes !

– Allez, Harrison ! Tu ne vas pas jouer les rabat-joie !

L’oncle Barry ne perçoit-il guère notre embarras, pourtant palpable ?


Apparemment pas ! Une minute plus tard, il tape dans ses mains pour
entraîner la petite foule des convives avec lui. Et tous reprennent en chœur
avec lui :

– Un bisou ! Un bisou ! Un bisou !

Harrison et moi nous tournons l’un vers l’autre tandis que les rires
fusent. Nous n’y couperons pas. Mieux vaut s’en débarrasser le plus vite
possible. Face à face, nous échangeons un regard désemparé. Lui semble
s’excuser d’avoir un oncle aussi pénible. Et moi… moi je tente de
ménager mon pauvre cœur, qui n’en finit pas de battre la chamade. Sous
les exclamations des invités, Harrison passe alors les bras autour de ma
taille. Ses mains glissent sur le tissu de ma robe, m’arrachant un long
frisson. La faute à la porte-fenêtre encore ouverte. Et certainement pas à
son visage qui se rapproche du mien tandis qu’il se penche sur moi. Ce
n’est qu’une tradition de Noël. Rien d’autre. Alors pourquoi ai-je
l’impression que le sol va se dérober sous mes pieds ?

Nos lèvres se touchent.

C’est rapide, fugace. Autour de nous, les applaudissements potaches


retentissent tandis que la plupart des convives, leur curiosité assouvie, se
détournent. Mais je n’entends plus rien. Et je ferme les paupières tandis
que la bouche d’Harrison se presse contre la mienne. Une bouche douce
mais impérieuse. Autoritaire mais sensuelle. Je noue les bras autour de sa
nuque, aimantée par son corps, par sa chaleur.

Et le jeu dérape.

J’entrouvre les lèvres au moment où Harrison introduit sa langue dans


ma bouche. À la seconde, je suis coupée du monde, de la réalité, comme
emportée avec lui dans une bulle. Nos salives se mêlent, nos goûts
s’unissent. Soudés l’un à l’autre, nous nous étreignons à perdre haleine. Et
l’on n’entend plus un bruit dans le salon. Le petit bisou sous le gui se
transforme en un baiser brûlant, passionné, flamboyant. Nous sommes
comme envoûtés, incapables de nous détacher.

Sous les boules blanches du gui, nos bouches s’entre-dévorent, nos


langues s’affrontent, nos corps se cherchent… comme si nous évacuions la
tension accumulée depuis trois jours. Sa salive a un goût de whisky, de
menthe, d’homme. Je lui rends coup pour coup, caresse pour caresse. Tour
à tour vorace et tendre, notre baiser s’éternise dans un silence de mort. Et
c’est ce qui nous frappe en premier. Ce silence étrange, opaque. Car nous
ne sommes pas seuls… mais plantés au beau milieu d’une foule.

Oups… j’avais oublié !

Nous nous arrachons l’un à l’autre. En même temps. Et en pleine


confusion, nous reculons. Harrison est livide, moi écarlate. Comme s’il
s’agissait d’un jeu, des bravos jaillissent du groupe des invités, enchantés
par notre petit spectacle. De mon côté, j’essaie de ne pas croiser le regard
d’Harrison. À la place, je tourne la tête… et rencontre les yeux pervenche
et perspicaces de Serena.

Trop perspicaces.
4. Mon beau sapin

Je potasse mes cours d’anatomie depuis vingt minutes sans parvenir à


retenir le moindre mot. Plusieurs croquis du système digestif, pas très
ragoûtants, sont étalés sur la table de la cuisine entre deux piles de
bouquins. J’ai également ouvert mon bloc sans y écrire une seule note. Et
je relis sans cesse le même paragraphe comme s’il était écrit en araméen
ancien. Impossible de me concentrer ! Je n’arrête pas de songer à mon
baiser de la veille avec Harrison. À ses lèvres sur les miennes. À son goût,
à son parfum, à ses mains autour de moi.

Je dois couver un truc. Une grippe, peut-être ?

Je secoue la tête, un peu mortifiée. J’ai embrassé un inconnu en plein


milieu d’une fête, et devant la moitié de la ville ! Un instant, j’imagine les
conversations dans les boutiques, ce matin. Ça doit jaser ! Les yeux perdus
dans le vide, je pousse un profond soupir avant de jeter un coup d’œil à la
pendule accrochée au-dessus du réfrigérateur. 7 h 30. Dans un quart
d’heure, je dois emmener Brittany au collège, situé à dix kilomètres de la
maison. Dans le Montana, toutes les distances sont gigantesques. Je pousse
un petit soupir, toujours obsédée par mon baiser sous le gui. Je n’arrive
pas à le sortir de ma tête.

Le baiser… ou Harrison ?

Je tripote un crayon de papier, agacée. Puis je claironne à l’attention de


ma petite sœur, occupée à réviser son examen d’histoire dans le salon :

– On part dans cinq minutes !


– Mmm…
– Tu as fini tes corn-flakes ?
– Mmm…
Pourquoi les ados râlent-ils autant ? Et pourquoi communiquent-ils
principalement avec leur famille par des grognements ? Forte de ces
questions existentielles, je quitte mon siège et pose mon mug de café à
moitié vide dans l’évier. Étais-je comme ma cadette à 12 ans ? Je ne me
souviens pas. Je suis sans doute victime d’une amnésie partielle qui me
permet de refouler des souvenirs trop embarrassants. À base d’acné et de
portes qui claquent. Brrr. J’en ai la chair de poule.

– Pour ton déjeuner, tu as pensé à prendre… ?

Je n’ai pas le temps de terminer ma phrase qu’un bruit de tonnerre


éclate dans la pièce voisine. Figée, je rentre la tête dans les épaules tandis
que mon cœur s’emballe. Qu’est-ce que c’était ?

– Brittany ? crié-je, paniquée.

Pas de réponse.

Oh mon Dieu !

– Brittany ? Tu m’entends ?

Toujours aucune voix. Contournant la table, je me précipite en direction


du salon… quand ma petite sœur jaillit devant moi. Se plantant sur le
seuil, elle écarte les bras en croix pour me barrer la route.

– Tu n’as rien ? Tu vas bien ?


– Oui, oui. T’en fais pas. C’est…

Elle s’interrompt en scrutant mon visage d’un air inquiet, comme si elle
s’attendait à me voir perdre connaissance d’une seconde à l’autre. Une
main posée sur son épaule, je tente de l’écarter. En vain. Elle est solide,
ma petite sœur. Elle reste campée sur ses positions, plantée comme un
videur devant l’entrée d’une boîte de nuit huppée.

– Non, Mary ! Tu n’es pas prête à voir ça !


– « Ça » quoi ?
– Attends, tu vas te faire du mal…

Ma cadette est peut-être forte, elle l’est cependant moins que moi. La
repoussant sur le côté, je me précipite au salon sans réfléchir. Et là, le
drame. Sous le choc, je recule d’un pas en plaquant une main sur ma cage
thoracique afin de calmer mon pauvre cœur palpitant. J’ignore s’il va tenir
le coup face à l’horrible spectacle.

– Le… le sapin… il…

La mine défaite, je découvre l’étendue des dégâts comme si j’étais sur


une scène de crime. Mon magnifique sapin de Noël est étendu par terre de
tout son long, comme évanoui. Sous son poids, plusieurs décorations se
sont brisées, notamment des boules translucides en verre achetées une
fortune l’année dernière. Je pâlis. Je… je crois que je vais vomir. Ou
m’évanouir. J’hésite.

– Il était malade, me réconforte Brittany en me rejoignant en deux


enjambées. Mais je suis presque sûre qu’il n’a pas souffert, ajoute-t-elle,
malicieuse.

Je ne réponds pas, anéantie – que dis-je ? dévastée – par la catastrophe !


Sous les guirlandes et les figurines de bonshommes de neige, je remarque
les branches abîmées de l’arbre. La plupart des épines sont tombées et les
rares survivantes semblent calcinées. Bien entendu, comme seules les
ramures tournées vers le mur ont été atteintes, il était impossible
d’anticiper l’accident. Privé de ses forces, mon sapin s’est écroulé sous le
poids des décorations à 7 h 38.

– Mary ? demande ma sœur, inquiète. Est-ce que tu veux t’asseoir ?

Non, je ne veux pas m’asseoir. Non, non, non ! Me précipitant vers mon
arbre momifié, je pousse un long cri déchirant.

– Nooooon ! Mon sapin ! Mon beau sapin ! Mon roi des forêts !
Je crois que Brittany, ce monstre d’insensibilité, doit se retenir pour ne
pas exploser de rire. Cette enfant n’a jamais eu la moindre once
d’empathie pour son aînée. Tournant autour de la dépouille, j’étire mes
joues avec mes mains comme si j’effectuais un lifting gratuit sans cesser
de gémir. Et soudain, la porte du chalet s’ouvre avec fracas dans notre
dos… Surprises, ma sœur et moi nous tournons de concert vers l’entrée.

– Où est-il ? Où ? s’exclame Chris.

Mon meilleur ami déboule au milieu du salon avec sa ventouse à la


main, brandi comme une épée. J’ouvre des yeux ronds.

– Euh… bonjour, Chris.


– Est-ce qu’il vous a fait du mal, à Brittany et toi ? éructe-t-il en me
saisissant par les épaules.
– Mais de quoi parles-tu ?
– Je t’ai entendue crier et j’ai tout de suite compris qu’un fou s’était
introduit dans votre chalet. Alors où est-il ?

Cette fois, Brittany ne peut pas s’en empêcher : elle se tord de rire. Et
malgré la mort tragique de mon sapin, je rejoins ma sœur, vite imitée par
Chris dès qu’il est mis au parfum de la situation.

Rest in peace, Christmas Tree.

***

Après avoir déposé ma sœur à son collège, je me dirige vers la forêt


avoisinant notre chalet. À bord de mon 4x4, je longe un chemin de terre
qui mène au milieu de nulle part. Parfait ! Je me gare sur le côté, près
d’une barrière en bois à demi défoncée, et saute à terre dans ma grosse
parka rouge. Normalement, je devais réviser mes cours pour la reprise de
la fac… mais il y a urgence. Vitale, l’urgence. Ouvrant mon coffre, je
récupère une grande bâche en plastique, des sangles et une hache.

Non, je ne vais pas commettre un meurtre.


Armée de mon matériel, je m’enfonce dans la forêt. Née dans le
Montana, je connais par cœur les alentours et slalome entre les arbres. La
nature est complètement sauvage par ici. Les branches squelettiques des
arbres s’élancent au-dessus de ma tête, enchevêtrées, avant que je ne
gagne un terrain à découvert… où se déploient des sapins. Voilà ce qu’il
me faut ! Un nouvel arbre pour la maison. Parce que un Noël sans sapin, ce
n’est pas un vrai Noël. Un peu comme un été sans soleil, non ?

– Au boulot !

Remontée à bloc, je me mets au travail. D’abord, je sélectionne le plus


bel arbre des environs – en vérifiant une bonne dizaine de fois qu’il n’est
pas malade. Au bout d’un quart d’heure, je trouve mon champion et
déploie la vaste bâche destinée à l’accueillir. Car je m’apprête à le couper
moi-même. Comme une grande. Une grande première, je l’avoue. Je ne
suis pas Davy Crockett, hein ! Normalement, j’achète mon sapin en
magasin, comme tout le monde. Mais après un passage éclair en ville, j’ai
appris que tous les fleuristes et autres grossistes étaient en rupture de
stock. Et moi, je ne peux pas attendre.

Il me faut ma dose d’épines, mon shoot de guirlandes, mon fix de boules


dorées.

Levant ma hache, je vais frapper un grand coup dans le tronc quand un


cri résonne dans mon dos :

– Nooon !

Puis un bruit de course s’élève. Des pas qui font trembler la terre.
Faisant volte-face, je vois un homme se précipiter vers moi… et
m’arracher mon arme des mains.

– Vous avez perdu la tête ou quoi ?


– Harrison Cooper ?

En personne.
– Ne me dites pas que vous comptiez abattre ce sapin toute seule à la
hache ? s’exclame-t-il, visiblement énervé.
– Euh, si…
– Ma parole, vous êtes folle ! Vous auriez pu vous blesser !

Waouh. Je suis en train de me faire enguirlander par Monsieur


Cicatrice-au-menton. À l’évidence, il s’inquiète pour moi. Ce qui ne me
déplaît pas du tout. Je peux lire le soulagement sur son visage au moment
où il recule, en possession de ma hache. Il secoue alors la tête, l’air
accusateur.

– Et pourquoi voulez-vous couper ce pauvre sapin, au fait ?


– J’en ai besoin à cause d’un accident. Et… et c’est une longue histoire,
fais-je dans un soupir. Vous ne comprendriez pas.

Mon ton est catégorique. Mais je ne me vois guère lui raconter la


tragédie de ce matin. Il se ficherait de moi.

– Vraiment ? ironise-t-il, l’air de penser que je le prends sans doute


pour un idiot.

Nous sommes comme une allumette et un bidon d’essence : incapables


de nous comprendre. Harrison me regarde longuement, les sourcils
froncés. Des éclats sombres parsèment ses yeux vert-noisette, trahissant sa
colère. Moi, je plante les poings sur mes hanches, faisant face à cet adonis
en parka noire et jean ultra-sexy.

– Maintenant, si vous pouviez me rendre ma hache, s’il vous plaît…

Tendant les bras, j’agite les doigts pour récupérer mon arme… sans
grand succès.

– N’y comptez pas !

Face à cet homme bâti comme une armoire à glace, je n’ai aucune
chance. Et contre toute attente, c’est lui qui contourne le sapin et se met en
place, pieds bien plantés dans le sol, pour l’abattre.
– Je préfère encore m’en occuper moi-même.
– Mais je ne peux pas vous demander ça…
– Vous ne me demandez rien du tout. C’est moi qui l’ai décidé.

Pendant quelques secondes, je reste coite tandis qu’il entame le tronc à


grands coups. Le bruit de la découpe résonne dans toute la forêt. J’ai
l’impression qu’une véritable tornade s’est abattue sur moi. Je me
rapproche d’Harrison, secrètement touchée. Il n’y a peut-être pas mis les
formes, mais ses intentions ne sont-elles pas louables, sinon gentilles ? Et
surtout, cela ne prouve-t-il pas qu’il s’en fait pour moi ? Et…

Et qu’est-ce que ça peut faire ? Ce n’est pas comme s’il avait une
quelconque importance dans ma vie !

Niant les papillons au creux de mon ventre, j’entame la conversation


d’une voix dégagée… en essayant de ne pas imaginer ses biceps bandés
sous son anorak et son pull à col roulé. Pourtant, voir cet homme canon
donner des coups de hache dans un arbre me rend rêveuse. C’est très…
érotique. Je nourris peut-être un fantasme secret pour les bûcherons ?

La vache ! Ça fait trop longtemps que je vis dans le Montana.

– Qu’est-ce que vous faites dans le coin ? dis-je d’une voix aussi neutre
que possible. Vous vous baladiez ?
– Je faisais un petit tour de la propriété.
– La propriété ? Vous parlez de la forêt ?
– Oui. Cinq hectares m’appartiennent.

Oh. J’avais presque oublié qu’il était multimilliardaire.

– J’habite un chalet dans le coin, à côté de chez ma grand-mère,


précise-t-il entre deux coups de hache.

J’acquiesce faiblement pendant qu’il tourne autour de l’arbre. Après


avoir sérieusement entamé le tronc d’un côté, il s’attaque à l’autre partie.
Du beau travail ! Mon père n’aurait pas fait mieux. Un peu empotée, les
bras ballants, je tente de faire la conversation.
– Je regrette vraiment qu’il ne neige pas cet hiver. Pas vous ?
– Non, pourquoi ?
– Un Noël blanc, c’est quand même plus joli !

Je suis sûre qu’il sourit. Même si je ne vois que son dos, penché au-
dessus de l’arbre, je suis certaine qu’il rit dans sa barbe. Je l’entends à son
souffle, je le vois à ses épaules qui tressaillent à peine. Comme si je
connaissais d’instinct ses réactions. Comme si je le connaissais déjà, lui.

– J’avais presque oublié que vous étiez une fanatique des fêtes !
– Je ne suis pas fanatique. Je suis enthousiaste. Nuance.
– Écoutez, pas de neige, cela signifie aussi que les voitures circulent
mieux, que les magasins sont approvisionnés, que…
– Ça va, j’ai compris, espèce de rabat-joie !

Pour la peine, je tourne moi aussi autour du sapin, en bonne inspectrice


des travaux finis.

– Vous ne vous en sortez pas trop mal.


– Je vous remercie, riposte-t-il, sarcastique.
– Jamais je n’aurais pensé que vous saviez manier une hache.
– Ai-je l’air d’avoir deux mains gauches ?

J’ai piqué monsieur au vif. Pour être honnête, il ne semble guère


maladroit. Au contraire… La hache vole en l’air et percute plus
violemment le tronc tandis que de petites gouttes de sueur se forment sur
son front. Son beau visage est marqué par la concentration… et
l’agacement.

– Non. C’est juste étonnant… pour un geek ! souris-je, espiègle.


– Aïe !

À peine ai-je lâché ce petit mot qu’Harrison se raidit et lâche la hache


en tenant sa main. L’arme tombe lourdement à terre tandis qu’il réprime
une petite grimace de douleur. Il s’est blessé. Je me précipite vers lui,
confuse.
– Oh, je suis désolée ! À force de jacasser, je vous ai déconcentré !
– Ce n’est rien.
– Je n’aurais jamais dû vous parler, monsieur Cooper.
– Je vous assure que ce n’est pas grave.

Je tente de m’emparer de sa main mais il recule, comme s’il redoutait


mon contact. Je m’immobilise à mon tour, surprise, et mes bras retombent
le long de mon corps. Lui presse sa paume avec ses doigts et m’adresse un
sourire contrit. C’est moi… ou il a peur que nous nous touchions ? Un
instant, le souvenir de notre baiser torride flotte entre nous. Et il
s’empresse de ramasser la hache pour finir le boulot.

– Rien qu’une petite égratignure. Laissez-moi encore dix minutes et


vous aurez votre sapin !

***

Une demi-heure plus tard, nous roulons tous les deux à bord de mon
4x4. Harrison a absolument tenu à me raccompagner à mon domicile,
refusant de m’abandonner seule avec un sapin à transporter. Il est vraiment
très galant quand il ne pique pas les cadeaux des demoiselles en détresse.
D’ailleurs, n’a-t-il pas traîné l’arbre sans mon aide jusqu’à la voiture,
avant de le charger sur la galerie de la voiture à la seule force de ses bras ?

– Comment va votre main, monsieur Cooper ?

Assis à la place du passager, il me jette un regard en coin alors qu’un


lent sourire se dessine sur ses lèvres.

– Appelez-moi Harrison.
– N’est-ce pas un peu prématuré ? le taquiné-je.
– Couper un arbre dans la forêt ensemble, ça crée des liens…

Et s’embrasser à pleine bouche au milieu d’une foule aussi.


Apparemment, nous pensons à la même chose car il détourne la tête,
s’obstinant à fixer le paysage qui défile à travers le pare-brise. Pendant un
moment, nous n’échangeons plus un mot. Une tension palpable règne dans
la voiture. Nos cuisses sont toutes proches, même si nous ne bougeons pas.
On dirait que nous avons tous les deux un manche à balai dans le derrière.
Je lui jette un coup d’œil par en dessous. Puis bien vite, je fixe la route.
Mais trente secondes plus tard, je jurerai qu’il m’observe aussi… avant de
se dérober.

Fuis-moi, je te suis. Suis-moi, je te fuis.

Un peu mal à l’aise, je finis par me racler la gorge en cherchant quoi


dire. Je n’ai jamais très bien supporté le silence, hormis en pleine nature,
lors de mes promenades solitaires. Hélas, aucune repartie spirituelle ne me
vient à l’esprit. C’est le vide, le néant, le trou noir. Je toussote. Lui se
tortille en effleurant machinalement la petite cicatrice qui barre son
menton. Hum… très sexy.

– Vous ne m'avez pas répondu : comment va votre main, Harrison ?

C’est bien, ça. C’est neutre.

– Je ne me plains pas.
– Je peux voir ?

Tout en tenant le volant d’une main, je lui offre mes doigts pour qu’il
me tende sa paume… qu’il s’empresse de planquer. Il croise même les
bras afin que je ne puisse plus l’atteindre et arbore un air détaché.

– N’insistez pas, Mary.


– Ne faites pas l’enfant !
– Et vous, tâchez de vous concentrer sur votre conduite !

On dirait une partie de ping-pong.

– Montrez-moi ça !

Cette fois, je ne lui laisse pas le choix et je tire la manche de sa parka


d’un coup sec, de sorte qu’il ouvre sa paume. Aussitôt, je lâche un petit cri
– sans pour autant cesser de surveiller la route. Et j’aperçois une large
plaie couverte de sang coagulé. À l’évidence, il s’est entaillé assez
profondément la main. Pas au point de nécessiter des points de suture,
mais il ne peut pas rester dans cet état.

– Vous appelez ça une « égratignure » ? m’écrié-je.


– Je vous assure que j’ai connu pire.
– Pas question que je vous laisse rentrer chez vous dans cet état ! Je
vais vous soigner dès que nous serons dans mon chalet.
– Mary…

Il fronce les sourcils, visiblement contrarié à l’idée de se retrouver


entre quatre murs avec moi. Je jurerais qu’il a hâte de me quitter. Parce
qu’il redoute de passer du temps à mes côtés ? Parce qu’il sent comme
moi l’air grésiller entre nous ? Ou parce qu’il ne peut pas me supporter ?
Je sens alors que la tension entre nous monte d’un cran. Serons-nous
jamais d’accord sur un sujet ?

– Vous avez eu la gentillesse de me couper un arbre sur votre terrain et


en plus, vous avez récolté une blessure par ma faute. Alors vous venez
avec moi, un point c’est tout.
– Vous êtes une tête de mule.
– Vous pouvez parler, Monsieur Tête-de-pioche !
– Miss Tête-en-bois !

Et nous continuons pendant tout le trajet, qui finit dans les rires.

***

J’ai eu le dernier mot. Je dirais bien : « nananère ! » mais je ne suis pas


mesquine. Harrison entre dans mon chalet en m’aidant à porter le sapin.
Nous en tenons chacun une extrémité. Avançant à reculons, j’entre la
première dans le salon. Lui jette des regards intrigués autour de lui, sans
doute curieux de découvrir l’habitat naturel de son enquiquineuse de
première catégorie. Amusé, il détaille les innombrables décorations
exposées sur le manteau de la cheminée, la table de la salle à manger et
presque tous les meubles. Même le canapé n’a pas été épargné avec des
gros coussins à l’effigie du père Noël.

– Vous n’êtes pas une fanatique, hein ? sourit-il.


– Je ne vois pas du tout de quoi vous voulez parler.

Il éclate de rire avant que nous n’installions ensemble mon nouveau


sapin. Avant de partir, j’ai eu le temps de jeter son misérable prédécesseur
et d’en retirer les guirlandes et boules en bon état. Malgré sa main abîmée,
Harrison stabilise sans peine l’arbre à côté de l’âtre où ronfle un feu
discret.

– Vous êtes vraiment habile, Monsieur le Geek !


– Je ne suis pas un « geek ». Je suis un créateur de logiciels et de
systèmes d’exploitation informatique.
– Ah ? Il y a une différence ?

Je le fais enrager.

– Venez avec moi dans la salle de bains pour que je jette un œil à votre
blessure. Vous aurez tout le temps de m’expliquer pourquoi vous n’êtes
pas un geek.

Traversant le chalet, je m’efface devant lui au seuil de la salle de bains


et je lui propose de s’asseoir sur le rebord de la baignoire pendant que je
fouille dans l’armoire à pharmacie. Il s’exécute de mauvaise grâce.
Difficile de ne pas remarquer combien il aimerait être ailleurs. Mais je ne
peux pas le laisser repartir ainsi. Pas alors qu’il s’est entaillé par ma faute.
Je sors une bouteille d’alcool à 90 °, une pommade cicatrisante, du tulle
gras et une bande. Puis debout devant lui, je me mets à l’ouvrage.

– Cela va peut-être vous piquer un peu…

Sauf qu’Harrison ne bronche guère malgré la brûlure du désinfectant.


Son visage reste impassible. Ne m’a-t-il pas dit en avoir vu d’autres, au
cours de sa vie ? À l’évidence, il ne mentait pas… Cela se devine à son
maintien, à sa manière de rester sur ses gardes. Quel homme
insaisissable ! Un instant, je songe aux propos qu’il m’a tenus sur le
balcon, lors de la fête de l’hiver. Qui est-il ? Quelle est son histoire ?

– À mon tour de vous complimenter sur votre adresse, Mary. Vous avez
des doigts de fée.
– Je suis étudiante en deuxième année de médecine.
– Vraiment ? Ma grand-mère m’a pourtant dit que vous exerciez la
profession d’aide à domicile.
– Seulement pour arrondir les fins de mois. Et pour aider les gens qui
en ont besoin.
– C’est très altruiste. Je ne doute pas que vous ferez un excellent
médecin.
– Soigner est pour moi une vocation.
– Ce qui explique votre entêtement…

Nos regards se croisent, intenses. Dans l’espace étroit de la salle de


bains, nos corps sont tout proches. Soudain, je ne sens plus le froid glacial
de l’hiver. La température monte d’un seul coup quand Harrison pose une
main sur la mienne, de sorte que je cesse de presser le coton imbibé de
désinfectant. Je ne lâche pas ses yeux, perdue dans cet océan vert pailleté.
À nouveau, je sens ce vertige, cette ivresse. Et j’ignore ce qui me prend
mais je me penche vers lui pour effleurer ses lèvres. Je perds pied. Je
perds la tête.

– Je… je suis désolée…

Je me redresse brutalement, confuse… quand Harrison s’empare de


mon coude de sa main vaillante et m’attire à lui. Je m’abats sur son torse
au moment où nos deux bouches se plaquent. Au cœur de la minuscule
salle d’eau, nous nous embrassons pour la seconde fois avec une ardeur,
une fougue décuplée. À nouveau, des ailes me poussent tandis que nos
langues se caressent, se pourchassent, se désirent. Harrison m’enlace. Ses
lèvres soyeuses se font exigeantes, s’appropriant les miennes avec
autorité. Assis sur la baignoire, il m’enserre la taille à deux bras et
j’enfouis mes mains dans ses cheveux.
Je le veux. J’ai envie de lui. Jamais de ma vie je n’ai éprouvé une telle
flambée de désir. Quand il me relâche enfin, je peine à retrouver mon
souffle.

– C’était…, fais-je, à court de mots.

Impossible de nier ce qui vient de se produire. Même avec toute la


mauvaise foi du monde.

– Que diriez-vous d’enterrer définitivement la hache de guerre, Mary ?


J’aimerais vous inviter à dîner chez moi, ce soir.

J’écarquille les yeux. Voilà une proposition qui ne se refuse pas.

– Je… d’accord. Avec plaisir.

Une soirée avec Monsieur Cicatrice-au-menton ? Je chavire !


5. Let it snow !

En prévision de mon dîner avec Harrison, je profite de l’après-midi


pour effectuer quelques emplettes en ville. Trop accaparée par mes études,
il y a longtemps que je ne suis pas sortie avec un garçon. Encore moins
avec un homme ; mon voleur sera le premier ! D’ordinaire, je fréquente
des étudiants de ma faculté. Il y a eu Matthew, gentil et prévenant… mais
notre relation était plus amicale qu’autre chose. Puis Jimmy, un peu trop
porté sur les soirées alcoolisées. Chaque fois, nous nous sommes quittés
comme nous nous sommes aimés : sans heurt ni fracas.

Là, c’est différent. Là, c’est lui.

Dans la petite parfumerie de West Yellowstone, je choisis des fards à


paupières et un nouveau vernis à ongles rose pâle. Joli et discret. Je n’ai
pas envie de me déguiser – seulement d’être à mon avantage. En parallèle,
une nuée de questions tournent dans ma tête. Et s’il m’avait juste invitée
pour faire la paix ? S’il s’agissait d’un simple dîner amical ? Si je tirais
des plans sur la comète ? Car je dois me rendre à l’évidence : cet homme
m’attire.

Et pas qu’un peu…

Dès que je pense à ses lèvres, à nos baisers, je suis dans un état second.
Jamais je n’avais éprouvé cette sensation de flottement avant. Comme si
je me révélais dans ses bras. Ce n’était pourtant pas gagné avec nos
incessantes prises de bec ! À moins qu’elles n’aient été le combustible
indispensable au feu qui brûle entre nous ? Je me mordille la lèvre
inférieure en examinant un crayon khôl. Je ne saurai jamais étaler ce truc-
là… Je le repose finalement avec prudence.
Pas question de ressembler à une Cléopâtre passée dans le tambour de
la machine.

Après mon passage en caisse, je quitte la boutique et me dirige vers ma


voiture, garée au bout de la rue. J’étais persuadée que ces achats
calmeraient ma nervosité… mais pas du tout. Je suis super stressée.
Harrison n’a pourtant pas parlé de jouer à Tarzan et Jane. Le pauvre, ce
n’est pas sa faute si je suis une obsédée, une déviante, une monomaniaque,
une fille qui n’a pas fait l’amour depuis un an ! En déposant mon sac
rempli de maquillage sur le siège passager, j’étouffe un fou rire.

– Ça ne s’arrange pas, marmonné-je.

Je claque la portière et en me tournant… je manque de percuter Maggie


O’Malley de plein fouet. Crise cardiaque assurée. Avec un petit cri de
surprise, je recule et me cogne à ma voiture. La journaliste sourit, ravie de
son petit effet. Je jurerais qu’elle a fait exprès de me surprendre.

– Tu es dingue ! Cela t’arrive souvent de coller les gens sans


t’annoncer ?

Pas de réponse. Seulement son sourire qui s’élargit alors qu’elle


détaille avec dédain mon anorak, mon jean et mes grosses bottes en
fourrure. Comme la dernière fois, elle est tirée à quatre épingles dans un
tailleur blanc cassé et un long manteau de lainage assorti. Issue d’une
riche famille, elle ne cache ni son argent ni son ambition.

– Je t’ai vue rentrer chez toi avec Harrison Cooper, ce matin.

Ne vivez pas dans une petite ville. Jamais. Tout se sait.

– Qu’est-ce que tu veux, Maggie ?


– Savoir ce que ce milliardaire faisait chez toi.

Au moins, elle est directe. Mais la reporter n’est pas connue pour faire
dans la dentelle. Je fronce les sourcils et contourne mon 4x4 sans
répondre. Je n’ai pas de comptes à rendre à cette femme. Surtout,
j’éprouve d’instinct l’envie de protéger Harrison. Hélas, Maggie
m’emboîte le pas et me suit jusqu’à ma portière. Sans doute a-t-elle
l’espoir de me coincer. Ils ne sont pas rares, ceux qui ont craché le
morceau par mégarde après avoir été cuisinés par cette fouineuse.

– D’après mon informateur, vous étiez tous les deux dans ton affreuse
jeep et vous avez débarqué un sapin avant de le rentrer dans ta baraque en
rondins.

Radio commère, bonjour !

– Qui t’a raconté ça ?


– Un bon journaliste ne révèle jamais ses sources, me répond-elle avec
un sourire carnassier.
– Et une personne saine d’esprit ne répondra jamais à tes questions, dis-
je, sur le même ton.

Amusée, elle plante les poings sur les hanches. Notre escarmouche ne
semble guère la déstabiliser. On ne se débarrasse pas si facilement d’une
peste professionnelle ! À cause de nos quatorze ans d’écart, je vois bien
qu’elle ne me prend pas au sérieux. La rouquine me considère depuis
toujours comme une paysanne mal dégrossie.

– Très drôle, Elligson. Mais tu ferais mieux de me répondre, sinon…


– Sinon quoi ?

Je lui jette un regard froid en déverrouillant ma portière. Je n’aime pas


qu’on me menace. Surtout pas elle.

– Sinon tu risques de le regretter.


– Quoi ? Tu vas écrire un papier salé sur moi dans ton journal ? Tu vas
faire courir une rumeur honteuse sur mon compte en ville ?

Maggie éclate de rire.

– Comme si les gens s’intéressaient à une petite étudiante en médecine


de ton acabit ! Moi, je dis ça pour toi, pour qu’il ne t’arrive rien…
Cette fois, je n’y comprends rien. Et je grimpe dans la voiture, me
glissant derrière le volant tandis qu’elle retient ma portière pour éviter que
je ne la lui claque au nez.

– Tu ferais mieux de rester aussi éloignée que possible d’Harrison


Cooper.
– Que lui veux-tu au juste ? Et pourquoi toutes ces questions ? Tu as
une dent contre lui ? Tu détestes le système d’exploitation de ton
ordinateur et tu cherches à te venger ?
– Tu devrais m’écouter, ma petite. Et te méfier.

Tapotant sa queue de cheval frisée, elle part alors comme la première


fois. La tête haute, la démarche chaloupée, elle remonte la rue sans rien
ajouter. Très bien ! Qu’elle garde ses mystères ! Toutefois, je reste
contrariée durant tout le trajet vers mon chalet. Pourquoi cette journaliste
de malheur s’acharne-t-elle sur le beau milliardaire depuis son arrivée ?
Devant chez moi, je m’apprête à entrer quand je repère un gros paquet
posé sur le paillasson avec mon nom inscrit dessus.

Je le ramasse et l’ouvre dans la cuisine, une fois bien au chaud et la


théière en train de siffler sur le feu. Une petite carte l’accompagne.

« Vous en aurez besoin ce soir ! »

La carte est signée « Harrison », avec son adresse inscrite au verso. Un


sourire me vient aux lèvres. Qu’a-t-il encore inventé pour me faire
bisquer ? Je déchire le papier et découvre…

– Une parka ? !

Une merveille en soie vert foncé, parfaitement accordée à la couleur de


mes yeux. Avec sa doublure et sa capuche auréolée de fourrure, elle est
superbe. Soudain, je trouve mon gros anorak rouge à boudins un peu…
minable. Je l’enlève en vitesse pour me glisser dans ma nouvelle veste.

Mmm… c’est divin.


Je tire la fermeture Éclair, amusée. Mais qu’est-ce qu’Harrison a prévu
pour ce soir ?

***

Le moment venu, je me sens un peu idiote dans ma robe de soirée


blanche et ma superbe parka. La mousseline diaphane se marie pourtant
bien avec la fourrure brune qui tapisse ma veste… par sécurité, j’ai aussi
enfilé mes grosses bottes de yeti. Après tout, j’ignore ce que Monsieur
Cicatrice-au-menton a prévu pour moi. Je n’ai pas envie de me retrouver
comme une bécasse en chaussures à talons – d’autant que je ne suis pas
très à l’aise en stilettos ! Dans le Montana, on a rarement l’occasion de
marcher sur des échasses.

Dès ma descente de voiture, j’aperçois les contours d’un immense


chalet perdu au milieu des arbres. Jamais encore je n’étais venue ici, moi
qui me targuais de connaître les moindres recoins de la région. La maison
est splendide, dissimulée au milieu des sapins et d’une nature sauvage. Ses
épais murs en bois sont troués de grandes fenêtres et de baies vitrées,
comme un écrin de modernité au cœur de la forêt. J’en ai le souffle coupé.
Pourtant, je n’ai encore rien vu !

– Par ici, Mary ! me lance la voix grave d’Harrison.

Je l’entends avant de l’apercevoir. Il m’appelle depuis l’arrière de la


bâtisse. Le cœur battant, je longe l’édifice et… c’est le choc.

– Oh my God !

De la neige. De la neige à perte de vue. Une immense nappe de


poudreuse s’étend sur une centaine de mètres. Le chalet semble posé sur
un tapis de diamants scintillants. Des étoiles plein les yeux, je porte les
mains à ma bouche, étouffant un cri. Harrison, lui, me sourit, debout au
milieu du somptueux décor. Il m’attend dans un élégant pantalon noir et un
anorak à capuche de fourrure qui rappelle un peu le mien, comme si nous
étions assortis. Il paraît guetter ma réaction avec fébrilité.
– Vous disiez bien qu’un Noël sans neige n’est pas un vrai Noël ?

Je finis par hocher la tête, subjuguée. Et parce qu’il me tend la main,


j’ose enfin approcher.

– Venez donc en profiter ! lance-t-il avec un sourire craquant.

Il est irrésistible alors que ses yeux pétillent de malice face à mon air
émerveillé. Comment a-t-il accompli ce miracle ? Comment a-t-il amené
des tonnes de neige au cœur de cette forêt épargnée par le blizzard ?
Intimidée, je marche enfin sur les milliers de petits cristaux artificiels.
Mes bottes s’enfoncent jusqu’aux chevilles dans l’épaisse couche. Une
sensation grisante, enfantine ! Avec un éclat de rire, je donne un coup de
pied et j’envoie voler la divine poussière.

– Harrison, je ne sais pas quoi dire !


– Dites seulement que cela vous plaît et je serai heureux.
– Vous êtes… un magicien !

Il éclate de rire alors que je braque sur lui des yeux éperdus. Lui pose
une main un peu gênée sur sa nuque, se frottant doucement le cou.

– Je n’ai pas fait grand-chose, m’assure-t-il.

En cet instant, il semble à la fois si fort et vulnérable… je dois lutter


contre l’envie de le prendre dans mes bras. Peu à peu, j’entrevois l’homme
qui se cache sous la cuirasse. Un homme capable d’amener la neige à moi
pour mon seul plaisir. Un homme capable d’un miracle pour une jeune
fille inconnue, ou presque.

– Je me suis contenté de faire livrer ces tonnes de neige dans la journée.


Je pensais que cela vous ferait plaisir.
– C’est magique, Harrison !

Je m’approche de lui et je me dresse sur la pointe des pieds pour


déposer un baiser sur sa joue, juste à la commissure de ses lèvres.
– Rien n’aurait pu me toucher davantage.

Cette neige, c’est plus beau, plus fou, plus extraordinaire qu’une rivière
de diamants.

– Merci, Harrison. Du fond du cœur.

***

Une table dressée pour deux nous attend dans la véranda du chalet.
Immense, celle-ci couvre un pan entier de la bâtisse avec ses portes vitrées
qui offrent une vue imprenable sur la forêt enneigée par miracle. Je vis un
rêve. Prévenant, Harrison m’avance une chaise avant de s’installer à son
tour. Entre nous, un magnifique bouquet de poinsettia s’épanouit – les
fameuses fleurs rouges, surnommées les « étoiles de Noël », en raison de
leur forme.

– Pour quelqu’un qui n’apprécie pas les fêtes, vous avez frappé fort !
m’exclamé-je, ravie.
– Ce ne sont pas les fêtes que j’apprécie.

Sa phrase flotte entre nous. Sans vaciller, sans tricher, il me regarde


dans les yeux. Et mon pouls s’emballe. Comment ne pas fondre devant un
tel mélange d’assurance et de timidité ? Tendant la main, il couvre mes
doigts, posés sur une nappe blanche à fin liseré écarlate. Je tressaille. La
flamme des petites bougies, rouges elles aussi, dansent dans des
photophores translucides. À nos pieds, des branches de houx jaillissent de
grands vases, mêlant petites boules rouges et feuilles dentelées.

– Vous êtes un homme surprenant.

Je ne reconnais pas ma voix, troublée.

– Je le prends comme un compliment.


– Vous êtes un homme surprenant… et mystérieux. Je ne sais presque
rien de vous.
– Je pensais pourtant que ma grand-mère vous avait fourni une
biographie complète pendant vos visites ! rit-il.
– Peut-être… mais je préfère les informations de première main.

Du bout de ses longs doigts, il dessine des symboles et des arabesques


sur le dos ma main. J’en frissonne. Son contact m’électrise, éveillant des
sensations inconnues au creux de mon corps. Sous la table, je croise les
jambes et frôle par mégarde son pied. Nos corps sont aimantés,
irrésistiblement attirés l’un vers l’autre. Bientôt, la table me paraît de trop,
à l’instar de nos vêtements et de tout ce qui peut se glisser entre nous…

Le désir… j’ignorais ce que c’était avant aujourd’hui.

Au cours du dîner, nous racontons tous les deux de petits morceaux de


notre vie, nous dévoilant sans trop en dire. Nous avançons à tâtons, pas
après pas, l’un vers l’autre. Il ne s’agit pas seulement de faire la paix.
Quelque chose flotte dans les airs. Quand je porte mon verre de vin rouge
à ma bouche, je vois son regard s’attarder sur mes lèvres humides. Quand
lui effleure sa cicatrice au menton, je ne peux détacher les yeux de son
index.

– J’ai conçu mon système d’exploitation à l’âge de 18 ans, m’explique


Harrison. Je l’ai mis au point durant une période difficile de ma vie. Me
concentrer sur ce projet m’a permis de m’en sortir.
– Et de devenir le plus grand programmateur de la planète ! ajouté-je
avec un clin d’œil.
– Oh, je…

Modeste, il hausse les épaules.

– L’informatique est une passion pour moi. C’est un langage, comme


l’anglais, comme la musique. Il suffit de savoir en jouer, en user… et l’on
peut créer tout un univers, qui plus est, utile aux autres.
– Vous continuez à créer des logiciels malgré le succès ?
– J’améliore constamment mon système en proposant des versions
enrichies pour accompagner chaque nouvelle génération de machines. En
parallèle, je crée aussi des logiciels gratuits, traitement de texte et
comptabilité, mis en ligne sur Internet.

Il semble si animé, si vivant. Il aime son métier, à n’en pas douter.


Travaillant toujours avec la même équipe, il bosse généralement depuis le
vaste penthouse qu’il occupe à Manhattan. Moi, je découvre un homme
sensible, profond, habitué à se tenir loin des autres. Confusément, je
devine qu’il cache quelque chose. Un secret ? Un drame ? Je n’ose pas
l’interroger. Tout le monde porte des cicatrices et les cache plus ou moins
bien.

– Vous vivez seule avec votre petite sœur ? me demande-t-il


doucement.

Quand on parle de blessure…

– Je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer l’absence de vos parents.


– Serena ne vous a rien dit ?

Il secoue la tête. Sans doute n’est-il pas le genre d’homme à fouiller le


passé des autres ou à interroger ses proches pour obtenir une information.
Voilà la véritable classe. Je finis par acquiescer.

– Mes parents sont morts tous les deux.

Il presse aussitôt ma main avec délicatesse.

– Pardonnez mon indiscrétion. Rien ne vous oblige à en parler.


– C’est encore très…

Je ne termine pas ma phrase. Puis je me racle la gorge et reprends :

– Brittany et moi vivons toutes les deux dans le chalet où nous avons
grandi. Grâce à l’aide d’une excellente assistante sociale, nous n’avons pas
été séparées. J’étais majeure, j’ai obtenu sa garde… et nous nous
débrouillons plutôt bien malgré les circonstances.
Harrison porte ma main à ses lèvres, déposant un baiser au creux de ma
paume. Durant tout le reste du repas, il veille à ne plus aborder ce chapitre
douloureux. Nous avons tous les deux notre part d’ombre. Statu quo. Avec
élégance, il dévie vers des sujets plus légers.

– Vous pensez toujours que je suis… comment dites-vous, déjà ?


– Un geek ? complété-je, amusée.
– Voilà, c’est ça.
– Eh bien… je vais essayer de poser un diagnostic, souris-je en lui
décochant un regard charmeur sous mes paupières mi-closes.

Saisissant sa main, je l’examine longuement en caressant sa paume de


mon pouce. J’ignore d’où me vient cette audace mais je me sens en
confiance avec lui. Libre d’être moi-même. Dans la pièce, la tension
grimpe, les pouls s’affolent. Je remonte vers son coude, le caressant à
travers son pull noir. Il cesse de bouger, attentif, au moment où je quitte
ma chaise. Je me tiens devant lui tandis que les reliefs du repas reposent à
table.

– Vous avez des mains de pianiste… et je suis certaine que vous faites
beaucoup de sport, ajouté-je en m’arrêtant sur ses biceps durs et musclés.
Vous n’avez pas l’air de vivre en reclus ni d’être un accro des jeux vidéo.
– Je suis démasqué !

Ma voix s’éteint presque, rauque.

– Je suis presque sûre que vous n’étiez pas un geek… Et vous pouvez
me croire, je serai bientôt médecin.

Un sourire s’épanouit lentement sur ses lèvres, séducteur. J’ai


l’impression que le désir flambe entre nous. Nos regards se cherchent, nos
doigts se nouent.

– « Presque sûre », docteur ?


– Je vais avoir besoin d’effectuer des recherches approfondies.
– Je serais ravi de vous servir de cobaye.
– Vous êtes très courageux, monsieur Cooper.
– Je suis prêt à tout pour aider la science.
– Quel sens du devoir !

Et tout bascule. En une seconde. Au moment où nos lèvres se joignent,


je sais qu’il y aura un avant et un après. Ma vie d’avant cette nuit, d’avant
lui. Et ma vie d’après ses bras, d’après ce moment.

Plantée devant Harrison, je n’ai qu’à pencher la tête pour prendre sa


bouche tandis qu’il lève ses traits parfaits vers moi. Mon cœur s’arrête à
l’instant où nos lèvres se touchent. Sous l’aiguillon du désir, c’est moi qui
l’embrasse la première. Moi qui introduis ma langue dans sa bouche et
caresse la sienne. Je suis en apnée, je flotte. Encadrant son visage entre
mes mains, j’enfonce mes doigts dans ses courts cheveux châtains. Ils sont
doux, soyeux, épais. Je pourrais les toucher des heures, comme je pourrais
embrasser cet homme jusqu’à la fin de mes jours.

Très vite, il me répond avec une fougue égale. Et soudain, c’est sa


langue qui guide le ballet, qui s’enroule autour de la mienne tandis que nos
bouches se pressent, se frôlent, se détachent, se reprennent. Il me donne le
baiser qu’on ne m’a jamais offert, le baiser qui me marque dans ma chair,
dans mon âme. Ses larges mains se posent sur ma taille avant de remonter
le long de ma colonne vertébrale. Je me cambre instinctivement. Comme
si j’attendais plus, toujours plus. Lui s’approprie ma bouche avec une
ferveur redoublée. Nous nous dévorons, poussés l’un vers l’autre par le
plus puissant des moteurs.

Je le veux. Je le veux comme je n’ai jamais voulu personne.

Son goût envahit mon palais, enivrant, un peu alcoolisé. J’ai


l’impression que la terre tremble sous mes pieds, que je ne tiendrai plus
longtemps debout. Les doigts audacieux d’Harrison redescendent,
épousant les courbes de mon corps. Tout à coup, il me fait asseoir sur lui.
Je pousse un petit cri surpris, étouffé par sa bouche. En une seconde, je me
retrouve assise sur ses genoux. Et ses bras m’enveloppent, me pressant
contre son torse, me renversant en arrière. Il embrasse comme un dieu.
Possessives, ses lèvres s’impriment sur les miennes au fer rouge du désir.
Bientôt, je sens ses dents mordiller ma lèvre inférieure, s’attarder à la
commissure de ma bouche… puis la pointe de sa langue en redessine le
contour. Je vois mille étoiles. Quand je rouvre enfin les paupières,
Harrison se détache un peu de moi. Nos visages sont tout proches. Nos nez
se frôlent. Mais je ne vois que ses yeux, ses yeux d’un vert-noisette
magnifique qui me parlent de désir, de la nuit devant nous.

– Est-ce que tu es sûre, Mary ?

Le tutoiement me semble si normal, si naturel. Une barrière, ou plutôt


un barrage, vient de tomber entre nous. J’acquiesce d’un hochement de
tête

– Oui.
– Dis-le-moi encore, Mary. Je veux te l’entendre dire.
– J’en ai envie.

Les mots s’étranglent dans ma gorge. Et les yeux d’Harrison


flamboient, éclairés par un feu sauvage. Sa poitrine vibre à travers son
pull, comme si une onde brûlante le traversait. Je noue mes mains derrière
sa nuque, me raccrochant à lui.

– J’ai envie de toi.


– Mary…

Sa voix n’est plus qu’un murmure rauque, heurté, bouleversé. En


réponse, il me soulève contre lui, un bras derrière mes épaules, un autre
sous mes genoux. Il me porte comme une princesse sans me lâcher des
yeux. Nos prunelles se confondent ; son vert-noisette et mon vert
émeraude ne forment qu’une seule toile, une seule couleur. Traversant la
véranda, il rejoint la pièce voisine. Je n’en vois pas le décor, incapable de
me détacher de son visage. Je sais seulement qu’il s’agit d’un salon où
ronfle un feu de cheminée.

Harrison me dépose par terre, sur un épais tapis de fourrure, jeté devant
l’âtre. Il m’allonge avec précaution, en prenant soin d’appuyer ma tête sur
l’un des nombreux coussins répandus sur le plancher. C’est si confortable
que j’ai presque l’impression d’être sur un lit. Lui s’agenouille près de
moi. D’un geste rapide, il retire son pull noir, le faisant passer par-dessus
sa tête. Il se retrouve en chemise blanche, de sorte que j’aperçois le dessin
de ses larges épaules. Couchée, je tends les bras dans sa direction et
j’atteins les premiers boutons. Je les fais sauter un à un. Jusqu’à ouvrir son
vêtement dont j’écarte les pans.

Wa-ouh. Waouh, waouh, waouh.

Pour le cliché de l’informaticien gringalet… on repassera ! Je découvre


son large torse sculpté. Du bout de l’index, je suis le tracé de ses
pectoraux. Puis j’applique ma paume sur son ventre dur et plat. Le grain
velouté de sa peau tranche avec sa musculature de sportif. J’en pousse un
soupir de satisfaction. Et dans un sourire, il se débarrasse de sa chemise,
sortant ses bras des manches avant de se coucher sur moi.

Je l’accueille à bras ouverts. Je sens son poids sur mon corps, viril,
sécurisant. Je n’ai pas peur avec lui. Je me sens si bien, si à l’aise. J’ai
l’impression de flotter dans les vapes alors qu’il m’embrasse à nouveau. Il
dépose une série de petits baisers sur mes lèvres, mes pommettes, mon
menton. Il fait le tour de mon visage tandis que je renverse la tête en
arrière, son torse nu pressé contre mes seins. Sensation grisante,
vertigineuse. Je le serre dans mes bras, possessive, avide.

À cet instant, des crépitements s’élèvent dans la cheminée. Une bûche


s’effondre, répandant une douce chaleur près de nous. La peau d’Harrison
se pare de lueurs orangées, comme son visage, ses cheveux. L’espace
d’une minute, il semble coulé dans l’or vif. Puis se redressant sur les
coudes, il descend vers ma poitrine. Ses lèvres s’attardent dans mon cou
avant de tracer leur sillon de feu. Mon cœur cogne à gros coups dans ma
cage thoracique et mon corps entier s’alanguit.

À travers la mousseline blanche de ma robe, je sens la bouche de mon


amant presser l’un de mes tétons. Je gémis. Lui relève la tête pour
m’interroger du regard, sans un mot. « Je peux ? » semblent me dire ses
yeux. J’acquiesce d’un battement de paupières. Car je ne veux pas briser
ce silence entre nous, seulement troublé par les craquements du feu. De
ses doigts experts, Harrison fait glisser les bretelles de ma robe avant
d’enfouir une main entre mon dos et le tapis. Il abaisse le zip. Puis il fait
couler le tissu vaporeux le long de mon corps.

– Mary…

Je me retrouve en sous-vêtements devant lui. Soutien-gorge et culotte


en dentelle blanche. Harrison reste une minute immobile. Ce sont
maintenant ses yeux qui me caressent, sans épargner le moindre détail de
mon anatomie. Et sous la vague chaude de son regard, je me sens…
femme. Et tellement désirable. Finis, les complexes sur mes petits seins
ou ma carrure de crevette. Je suis belle dans ses yeux.

– Tu es divine.

Il s’allonge près de moi. À nouveau, sa peau semble coulée dans le


bronze alors que les flammes dansent dans un ronflement. Tendant le bras,
il repousse la bretelle de mon soutien-gorge, avant de descendre plus bas,
toujours plus bas. Son index suit la ligne de ma poitrine vers mon nombril,
puis l’élastique de ma culotte. Je frissonne, en proie à l’envie brutale,
presque animale, d’être étreinte.

– Viens.
– Laisse-moi t’admirer encore un peu…

Du plat de sa main, il enveloppe mon sexe à travers la dentelle, le


couvre entièrement. Je reçois un électrochoc. Son majeur suit ma fente…
avant de s’en aller, me laissant pantelante et humide. Ce n’est plus du
désir, là… c’est au-delà ! Je tends les bras. Lui roule sur un flanc pour se
coller à moi. Aussitôt, la chaleur de son corps se diffuse à travers ma peau.
Et je sens une bouffée de son parfum boisé, qui se mêle à l’odeur
particulière, délicieuse, de sa peau.

– Tu es belle, Mary.
Du bout du doigt, il fait glisser l’autre bretelle de mon soutien-gorge.
Puis il le dégrafe dans mon dos. Je l’aide en décollant un peu les hanches
du sol, si bien qu’il le retire sans peine, libérant deux petites perles de
nacre. Je rougis légèrement.

– Je veux te regarder, t’aimer tout entière.

Et quand il pose les yeux sur mes seins, je vois crépiter l’étincelle du
désir. Il a envie de moi, il ne ment pas. C’est comme une libération. Une
nouvelle barrière qui s’écroule entre nous. Et c’est sans retenue que je
m’abandonne à sa bouche quand elle se pose sur mon sein. Sa langue
suçote l’un de mes tétons, avant de lécher le tour rose de l’aréole. Je
gémis, en proie au plaisir. D’une main, il s’occupe de mon autre sein,
titillant la pointe, la pinçant avant de mieux me caresser de sa paume
tiède.

Je perds tous mes repères. Je ne sens plus que sa langue, ses doigts. Je
n’ai plus conscience de rien hormis de mon corps qui s’embrase. Quand il
se redresse, ce n’est que pour retirer sa ceinture, son pantalon. Il se
détache à peine, allant le plus vite possible pour revenir à moi. Et c’est en
boxer qu’il se couche sur moi. Je sens son sexe pressé contre une de mes
cuisses. Oui, son désir ne fait aucun doute. En même temps, ses mains
s’aventurent vers ma culotte… qu’il m’ôte avec une lenteur délibérée,
comme s’il révélait un trésor.

Je l’entends déglutir avec peine. Et nue sous lui, je tremble de plaisir


quand ses doigts se posent sur mes fesses. Il me soulève un peu pour
caresser mes rondeurs, le temps de me donner la chair de poule.

– Harrison… j’en ai envie.

C’est presque un sanglot dans ma bouche. Sa main vient sur mon sexe,
s’y introduisant avec douceur pour se perdre dans son cœur moite de désir.
Il en découvre les replis intimes, la douceur soyeuse. Et soudain, son
regard se brouille. Je le perds alors qu’il joue avec ma féminité humide de
lui, pour lui. Sauf que je n’en peux plus. Je le veux. Je le veux maintenant
alors que ses caresses vont crescendo, de plus en plus intimes, de plus en
plus osées.

– Viens, viens, s’il te plaît…

Ce timbre n’est pas le mien. Et pourtant ! En parallèle, je caresse son


dos, laissant de longs sillons rouges avec mes ongles, le griffant
doucement de ses omoplates jusqu’à ses reins. Je l’apaise ensuite en le
caressant de mes paumes, encore et encore. Puis je m’attarde sur ses
fesses, rondes et fermes, parfaitement musclées, à travers le tissu noir de
son boxer.

– Tu me rends fou, souffle-t-il.

Comme il s’assoit sur le tapis, je l’imite. Nous sommes face à face.


Moi nue, lui presque. Et cette fois, c’est moi qui l’aide à retirer son boxer,
libérant son sexe déjà érigé. Sa peau est encore plus douce à cet endroit
que sur le reste de son corps. L’entourant de ma main, je le caresse. À son
tour de me demander grâce ! Mes doigts vont et viennent sur lui, de bas en
haut. Bientôt, il pousse un râle rauque alors que le désir monte en lui
comme une sève.

– Attends si tu ne veux pas que je perde tout de suite la tête.

Posant une main sur la mienne, il la repousse délicatement avant de


franchir le point de non-retour. Puis il attrape son portefeuille, resté sur la
table basse, pour sortir un petit étui argenté. Et il le déchire d’un coup sec
avant de sortir un préservatif. Portée par l’envie qui me tenaille, je me
sens prise de toutes les audaces. Et j’ose le lui prendre des mains pour le
gainer moi-même avec des gestes langoureux, doux.

J’aime son gémissement. J’aime ses bras qui se referment autour de


moi, qui me recouchent dans les coussins. J’aime son poids quand il vient
s’allonger sur mon corps, mêlant nos jambes, nos chairs moites. Harrison
plonge dans mes yeux, quêtant une dernière fois ma permission. Car il
veut m’aimer à mon rythme.
– S’il te plaît !

Aime-moi. Aime-moi de toutes tes forces.

Je le sens alors entrer en moi. Son sexe me pénètre, se glissant au creux


de mon corps. Il s’enfonce en me tirant un long gémissement de plaisir. Et
me remplissant tout entière, il s’arrête avant de ressortir lentement… pour
faire durer ce moment magique. Moi, je noue les jambes autour de sa
taille, croisant mes chevilles. Ma poitrine et son torse se frottent alors
qu’il reste dressé sur ses coudes. À nouveau, il plonge dans le tréfonds de
mon être. Encore et encore. Il bouge en moi, de plus en plus vite, de plus
en plus fort. Mais je refuse de fermer les paupières. Même si les murs
commencent à bouger, même si le plafond tourne au-dessus de ma tête,
même si le plancher tangue.

Je me raccroche à ses yeux. Je me perds en eux, je m’abandonne


totalement. Une immense vague se lève en moi, grandissant, grossissant
de seconde en seconde… jusqu’à me submerger totalement, me noyer sous
une déferlante de plaisir. C’est si intense que j’en suis presque aveuglée. Je
crois que je crie son nom, mais je ne suis sûre de rien. Lui gémit mon nom
à mon oreille, tombant à son tour dans l’abysse. La jouissance est si forte
que tout s’arrête. C’est le noir total. Et tout mon corps, tous mes muscles
se contractent, agités par des spasmes.

Le plaisir. Tel que je ne l’ai jamais connu. À l’état brut.

Je ne redescends qu’après une éternité. Et à bout de souffle, Harrison se


laisse tomber à côté de moi. Roulant sur un flanc, je reste collée à lui
tandis qu’il m’entoure d’un bras.

– Votre diagnostic, docteur ? sourit-il.


– Je ne peux pas encore me prononcer. Je vais avoir besoin d’étudier
votre cas plus longtemps, monsieur Cooper. Beaucoup plus longtemps…
6. Scoop

Après une nuit magique aux côtés d’Harrison, je quitte sa maison à


l’aube. Mais en remontant dans ma voiture, je l’emporte avec moi, sur
moi, en moi. Je sens toujours ses mains, sa bouche, sur ma peau. Notre
étreinte m’a marquée à jamais. Comme le long baiser qu’il m’a donné
devant sa maison, avant mon départ.

Que la femme qui ne craquerait pas pour Harrison Cooper me jette son
premier talon aiguille !

Dès qu’il est là, mon cœur bat plus vite. Tout a commencé dans la
boutique d’antiquités de Mme Miller avant de monter crescendo. Les
disputes. L’asticotage. Le flirt. Jusqu’au dérapage sous le gui. Dois-je déjà
parler d’amour ? Je n’en ai pas la moindre idée. Je ne suis pas une experte,
loin de là ! Toutes ces émotions sont nouvelles pour moi. Et puis, c’est
peut-être un peu tôt. Après tout, nous nous connaissons depuis trois jours.

Trois jours… et il a déjà changé ma vie.

Pour être honnête, je redoute un peu la suite des événements. Cela dit,
je m’interroge sur la suite de l’histoire. En me raccompagnant à mon 4x4,
Harrison a clairement manifesté son envie de me revoir. Vite, très vite.
Sauf qu’il habite à New York… et moi, dans le Montana. Nous avons des
vies si différentes ! À la fin des vacances de Noël, il pliera bagage et
rentrera chez lui.

Alors qu’adviendra-t-il de moi ? De nous ?

Abordant le petit chemin de terre de ma propriété, je pousse un soupir.


Ce n’est pas le moment de penser à ça ! Je suis certaine que le destin fera
bien les choses. Pour l’heure, je me concentre sur les souvenirs de notre
étreinte. Et j’ai le sourire aux lèvres en franchissant le seuil de mon chalet.
L’oreille tendue, je pousse la porte avec précaution. Centimètre après
centimètre. Je récite mes prières pour que les gonds ne grincent pas. À
nouveau, j’ai 15 ans et je viens de dépasser le couvre-feu imposé par mes
parents.

Sauf que je n’ai plus d’acné. Amen.

Je ne veux pas réveiller ma petite sœur. Pour ne pas la déranger, bien


sûr. Elle doit se lever dans une demi-heure pour aider Chris avec un groupe
de touristes. Bon, c’est vrai : je mens. Un tout, tout petit peu. J’avoue : je
n’ai aucune envie d’être surprise dans cette situation compromettante.
Encore moins de répondre à ses questions. Plutôt affronter un grizzli au
mano a mano. J’avance dans le couloir sur la pointe des pieds en rasant les
murs.

En mode ninja.

Aucun bruit dans la maison. C’est plutôt bon signe. Toute contente, je
jette un coup d’œil dans le salon désert où clignote encore notre sapin de
Noël bardé de guirlandes électriques. Ma cadette a sans doute oublié de le
débrancher avant de se coucher. Amusée, j’entre dans la cuisine et…

Raté !

– Tiens, tiens ! Ce ne serait pas ma grande sœur ?

Ma petite sœur. Devant son bol de céréales. Assise face à la porte


comme un gardien de prison guettant une évasion.

– Brittany ? Tu… tu es déjà debout ?


– Ouais. On est samedi mais j’ai promis à Chris de l’aider.
– Je…
– Toi, par contre, tu n’as pas l’air d’avoir beaucoup dormi.
– C’est-à-dire que…
Je suis écarlate. Allez expliquer à votre sœurette que vous avez fait des
folies de votre corps toute la nuit ! Le problème ? Elle est loin d’être bête !
Elle a 12 ans, pas 5 ! Hélas…

– Pas besoin de me faire un dessin. Ton milliardaire et toi, vous avez


fait des cochonneries !
– Des cochonneries ?

Mais où a-t-elle appris à parler comme ça ?

– Vous avez fait crac-crac, quoi !


– Brittany !
– Vous avez…
– Tu vas te taire, oui !

Hilare, je lui saute dessus en attrapant le torchon à vaisselle et je le lui


plaque sur la bouche. Une minute plus tard, nos rires résonnent dans la
toute la cuisine tandis qu’elle se débat comme une folle. Moi, je réprime
le flot d’horreurs qui sort de sa bouche, morte de rire. Cela me rappelle les
bagarres de notre enfance. Cette chipie venait m’asticoter dans ma
chambre, voler mon journal intime ou mes bijoux fantaisie… et elle
finissait bâillonnée et saucissonnée sur mon lit.

– Tu n’as pas honte, Brittany Rose Elligson ?


– Arg, murch, chtrump, trump !
– Quoi ? Je n’ai pas bien entendu ? la taquiné-je. Ça t’apprendra à faire
enrager ta grande sœur, petite peste !

Quand je la relâche, elle avale une grande goulée d’air, les larmes aux
yeux à force d’avoir tant ri. Moi-même, je ne suis pas en reste. Que ça fait
du bien ! Je me laisse tomber sur le siège d’à côté. Dans notre lutte, nous
avons renversé une bonne partie du lait de ses Cheerios sur la table. Je n’ai
qu’à tendre le bras pour ramasser ses céréales d’un coup d’éponge.

– Je suis ton aînée : n’oublie pas que tu me dois le respect !


– Pfff…
Voilà qui est encourageant.

– Tu ferais mieux de te préparer au lieu de m’enquiquiner. File à la salle


de bains !
– C’est bon, je suis en avance. Chris ne m’attend pas avant 8 heures.

Elle se lève néanmoins en traînant des pieds. Mais au lieu de quitter la


salle, elle s’approche du panier en osier où nous empilons notre courrier ;
je l’ouvre seulement une fois par semaine, histoire de ne pas perdre le
moral. Parce qu’il s’agit toujours de factures, d’impôts, de taxes, de lettres
de la banque… Brittany en extrait une longue enveloppe rouge qu’elle
m’apporte avec un grand sourire.

– Je suis sûre que ça va te faire plaisir. On l’a reçue hier.


– Dis-moi que c’est ce que je pense !

Je l’ouvre avec mes ongles, presque avec mes dents, et je découvre un


somptueux carton d’invitation à l’ancienne, sur un épais papier rouge
décoré d’un liseré doré et de deux petites feuilles de houx entrecroisées.
Cette année, Serena Cooper nous convie à son réveillon du 24 décembre en
compagnie de sa famille et de ses proches. Je pousse un grand cri de joie,
hors de contrôle. Et bondissant de ma chaise, j’attrape les mains de ma
sœur pour la faire valser. Elle éclate de rire.

Un vrai réveillon, une grande tablée dans une vraie famille ! Ce n’était
pas arrivé depuis… trois ans.

***

Pendant que ma petite sœur donne un coup de main à mon meilleur ami,
harassé de travail en ces périodes de fêtes de fin d’année, je me rends en
ville pour remplir le frigidaire. Je déteste la corvée des courses. Cela dit,
je ne suis pas sectaire : je déteste toutes les corvées ménagères.
L’aspirateur, la vaisselle, la lessive : tout, je vous dis ! Je file en vitesse
chez l’épicier du coin pour acheter quelques denrées urgentes : œufs,
farine, lait, flocons d’avoine… Et j’en ressors un quart d’heure plus tard
avec deux gros paquets en papier kraft bien remplis.

– Bonjour, Mary ! me lance le libraire.

Je lui rends son salut d’un grand sourire en poursuivant ma route…


avant de freiner net. Minute ! J’ai des hallucinations ou je viens
d’apercevoir la photo d’Harrison en une du Daily News ? En marche
arrière, je reviens sur mes pas malgré mes courses qui pèsent une tonne. Je
m’arrête devant la pile de quotidiens du matin. Oui, c’est bien lui. Un
superbe portrait en noir et blanc. Levant les yeux, j’aperçois ensuite la
manchette.

« Un assassin parmi nous ? »

Quoi ?

Je lis les premières lignes et… mes sacs m’échappent des mains dans
un grand fracas. Ma brique de lait se renverse par terre, à mes pieds, sans
que je réagisse. Dans ma poitrine, mon cœur s’emballe alors que les mots
dansent devant mes yeux, signés par Maggie O’Malley. Non, non, ce n’est
pas possible.

– Est-ce que tout va bien, Mary ?

La voix du libraire me parvient dans le lointain, comme si je me


trouvais derrière une épaisse vitre en verre. J’offre sans doute un curieux
spectacle, debout au milieu de mes emplettes éparpillées, un numéro du
journal régional à la main. Je ne réponds pas, trop occupée à parcourir
l’article écrit au vitriol. D’après la journaliste, Harrison a été deux ans en
prison pour mineurs… après avoir tué une famille, les parents et un petit
garçon, dans un accident de voiture un soir de Noël.

***

Je n’ai pas ramassé mes courses. Je n’ai pas réfléchi une minute. Je me
suis précipitée vers ma voiture pour rouler à tombeau ouvert jusqu’au
chalet du milliardaire. J’ai jeté le journal sur le siège passager, mais je l’ai
retourné, incapable de supporter la vue de sa photo. À grand-peine, je
retiens les larmes qui menacent de couler. Je préfère m’abandonner à la
colère pour ne pas céder au chagrin. Pas tout de suite. Pas maintenant. Pas
tant que je n’aurai pas réglé mes comptes.

Freinant brusquement, je m’arrête devant sa superbe maison en pleine


forêt. On peut dire qu’il mène une vie heureuse malgré le sang sur ses
mains ! Tout en moi se révolte. Une rage brûlante se déverse dans mon
cœur. Bientôt, je saute de voiture et cours vers sa porte, hors de moi. J’ai
surtout l’impression de rêver, comme si j’agissais dans un état second,
comme si rien n’était réel. À chaque seconde, je me demande si je ne vais
pas entendre mon réveil sonner et me redresser d’un bond dans mon lit, en
sueur. Mais non. Je grimpe les marches et sonne. En fait, j’écrase le
bouton de mon index sans discontinuer. Dans mon autre main, je garde le
journal froissé.

– J’arrive !

La voix d’Harrison s’élève à l’autre bout de la maison qu’il traverse au


pas de course. Je l’entends à travers la cloison. Puis le battant s’ouvre
devant moi, laissant apparaître mon voleur, mon meilleur ennemi, mon
amant… et ma pire erreur.

– Mary ? s’étonne-t-il.

Il est superbe dans son jean et son pull marron. D’épais cheveux
châtains un peu en pétard, un début de barbe mal rasée surmonté par ses
yeux vert-noisette en amande… il est chaque fois plus beau que dans mes
souvenirs. Ce qui rend toute cette scène encore plus douloureuse. J’ai
l’impression d’avoir un poignard planté dans la poitrine. Je sens la lame
dès que je bouge et je ne peux rien y faire.

– Que se passe-t-il ? me demande-t-il, anxieux. Il t’est arrivé quelque


chose ? Quelqu’un t’a fait du mal ?
Il s’inquiète face à mon visage défait. Tout à l’heure, je me suis vue
dans le rétroviseur… et je n’étais pas brillante. Teint de papier mâché,
yeux étincelants de larmes, bouche pincée sur des sanglots que je ne peux
pas verser. Devant lui, je me contente de brandir le journal où sa photo
s’étale. Il recule, sans comprendre… avant que je ne le lui jette à la figure.
Les feuilles s’ouvrent dans un horrible bruit de froissement tandis qu’il les
rattrape au vol. Déboussolé, il découvre alors le gros titre et blêmit. Mais
ne semble pas surpris. Comme s’il s’y attendait. Comme s’il savait déjà
qu’une telle chose se produirait un jour.

– Tu es un monstre !

Quand il avance vers moi, je recule d’un pas. Je ne veux pas qu’il
m’approche, pas qu’il me touche.

– Mary…

Il ne cherche pas à se justifier, à s’expliquer. Il prononce seulement


mon nom comme une prière, une supplique. Je secoue farouchement la
tête malgré ses yeux éperdus qui s’accrochent désespérément aux miens.

– Est-ce que je t’ai déjà raconté comment mes parents sont morts ?

Il ne répond pas. Il sait déjà. Il a deviné.

– Ils rentraient d’une fête entre amis. C’était le 27 octobre 2013. Ils
roulaient à bord du vieux break de la famille sur une route tranquille…
quand un chauffard ivre mort est arrivé en face. D’après les experts et les
traces de pneus, mon père a essayé de donner un coup de volant, de se jeter
dans le fossé. Sans succès. L’autre conducteur les a percutés de plein fouet
avec ses deux grammes et demi d’alcool dans le sang.

Cette fois, les larmes coulent. Je ne peux plus les retenir.

– Ma mère est passée à travers le pare-brise. Mon père a eu la cage


thoracique défoncée par son volant. Officiellement, ils sont morts sur le
coup. Officieusement, ils ont agonisé des minutes entières.
J’essuie mon visage, mon nez qui coule, mes joues trempées.

– Et toi, tu es comme cet homme, tu es comme ce monstre qui les a


tués !

Harrison ne se défend même pas.

– Je ne veux plus jamais te voir.

Je m’enfuis alors à toutes jambes, laissant derrière moi un homme à


l’air brisé et un bout de mon cœur.
7. Grosse déprime

Vautrée sur le canapé de mon meilleur ami, je fixe le poste de télévision


sans le voir. C’est la centième rediffusion de Love Actually en cette
période de fêtes de fin d’année. Avec un gros reniflement, je plonge ma
main dans le saladier de pop-corn dégoulinant de beurre et j’en avale une
énorme poignée. Pendant quelques secondes, je ressemble à un hamster –
un rongeur en plein nervous breakdown. Pour la peine, j’attrape une
tranche de pain d’épices pour m’en goinfrer. Je vais prendre 30 kilos mais
je m’en fous !

De toute manière, je vais finir seule, obèse et dévorée par des chats.

Pendant que Hugh Grant improvise une petite danse à l’écran, je pousse
un énorme soupir. Assis à côté de moi, Chris entoure mes épaules d’un
bras protecteur. Il ne dit rien. Notre complicité se passe de mots. Nos deux
visages seulement éclairés par l’écran, nous restons silencieux. Chris a
respecté le code de déontologie de l’amitié et éteint toutes les lumières…
afin que je puisse pleurer en paix dans mon coin.

Harrison Cooper est un assassin.

La phrase me trotte dans la tête, impitoyable. Prenant une serviette en


papier, je fais mine d’essuyer ma bouche alors que je tamponne mes joues
humides. Deux jours après la découverte du secret d’Harrison dans la
presse, je suis encore sous le choc. Sonnée comme si j’avais reçu une
enclume sur la tête. Il a tué toute une famille dans un accident de voiture !
Il a tué des gens de la même manière que mes parents ont été tués.

– Tu veux un sucre d’orge ?


Chris me tend un bâtonnet à rayures rouges et blanches. C’est orgie de
sucre, ce matin ! Enfermés dans le chalet de mon voisin, nous nous
bâfrons avec toutes les cochonneries à notre portée. Chris a déclenché le
plan « Alerte cœur brisé ». Je lui ai raconté toute mon histoire avec
Harrison : de notre rencontre dans la boutique d’antiquités jusqu’à notre
nuit sous la neige artificielle… et notre rupture. Et il s’est montré à la
hauteur, tel le grand frère que je n’ai jamais eu.

Qu’est-ce que je ferais sans lui ?

Je secoue la tête en croquant dans le bâton. Tant pis pour mes dents !
Tant pis pour mes fesses ! Je hausse les épaules en continuant l’orgie.
Chris, lui, me couve d’un œil inquiet et passe une main dans mes cheveux
bruns, retenus en une haute queue de cheval au sommet de ma tête. Des
mèches folles s’en échappent, comme si j’avais tenu un bâton de dynamite
entre les mains. Je n’ai pas l’air brillant avec mon legging noir et mon
gros gilet avec la tête du père Noël tricoté.

– Je n’arrive pas à y croire ! craqué-je soudain.

Chris ouvre la bouche mais je ne lui laisse pas le temps de caser un


mot. Trop tard ! La machine est lancée.

– Trois personnes sont mortes à cause de lui ! Toute une famille !


Comment a-t-il pu me cacher un truc pareil ?
– Ce n’est pas vraiment le genre de choses qu’on raconte entre le plat et
le dessert…
– Tu prends sa défense ?

Je lui jette un regard furibond. Mon ami, toujours aussi canon avec son
look de surfer égaré dans le Montana, recule contre l’accoudoir du canapé,
les mains en l’air en signe de reddition.

– Tu sais bien que je suis de ton côté.

Il marque un bref arrêt, l’air de marcher sur des œufs.


– Mais je me demande si tu devrais vraiment croire cet article. Après
tout, il a été écrit par Maggie O’Malley ! Cette femme est une vraie vipère
et elle a la fâcheuse habitude de transformer la réalité.

Je pousse un énième soupir, désabusée.

– J’y ai bien pensé et j’ai vérifié toutes ces informations sur le Net. Ce
qu’elle a écrit est parfaitement exact. À l’âge de 16 ans, Harrison Cooper a
percuté de plein fouet une voiture familiale et fait trois victimes. Il est
passé devant le juge pour enfants et a été envoyé deux ans dans un centre
de détention pour mineurs.
– C’est terrible.

Chris presse doucement mon genou de sa grande main hâlée. Mon


meilleur ami semble catastrophé. Il devine combien cette histoire réveille
de douloureux souvenirs en moi. Le crime d’Harrison me rappelle le
drame qui a fauché mes parents deux ans plus tôt, sur une petite route de
campagne. J’ai failli donner mon cœur à un meurtrier. Je lui ai fait
confiance ! J’essaie de ne pas fondre en larmes. À la place, j’enfourne une
pelletée de grains de maïs soufflés, bien décidée à mourir du diabète en fin
de matinée.

– Je suis là si tu as besoin d’en parler.

Je ne peux pas répondre. J’ai la bouche trop pleine. Et Chris en profite


pour se racler la gorge. Il se tortille sur le sofa comme s’il était pris d’une
envie pressante.

– Je l’ai croisé, hier.


– Qui cha ? fais-je, les joues gonflées par les bonbons. Harrichon ?
– Lui-même. Il était en train de faire des courses en ville, je crois. Et je
peux t’assurer qu’il faisait peine à voir.

Mon cœur manque un battement. Même si cela devrait m’indifférer.


Même si cela ne devrait plus me toucher. Harrison n’est plus qu’une vaste,
une gigantesque erreur pour moi. Alors pourquoi ai-je toujours ce trou noir
dans la poitrine ? Pourquoi mon cœur refuse-t-il de s’accorder à mon
cerveau, à ma raison ? Comme s’il menait sa vie propre !

– C’est vrai ? dis-je, après avoir avalé ma tonne de glucides.


– Il semblait porter le poids du monde sur les épaules. Alors je ne
connais pas du tout cet homme… mais tu l’imagines vraiment dans la
peau d’un tueur ?

Quelques secondes filent.

Rien n’est plus possible entre lui et moi. Voilà tout ce que j’ai besoin de
savoir.

– Les gens n’ont pas toujours l’air de ce qu’ils sont. Et maintenant,


change de chaîne, s’il te plaît. Rien n’est plus déprimant qu’une comédie
romantique !

***

En fin de matinée, je vais en ville pour effectuer quelques emplettes.


Avec toute cette histoire, je n’ai toujours pas rempli le frigidaire – et j’ai
abandonné mes dernières courses en plein milieu de la rue, devant le
kiosque du libraire, après avoir découvert la une du journal. Depuis deux
jours, ma sœur et moi mangeons uniquement les plats congelés offerts par
nos voisins. Parce que je n’ose plus sortir. Parce que je redoute de le
croiser à chaque coin de rue, même si Harrison est plutôt du genre à rester
en retrait. Je me gare néanmoins sur le parking du supermarché Walmart le
plus proche en mode « furtif ».

Sautant de mon gros 4x4 rouge, j’entre dans les allées du supermarché
avec ma liste à la main. En ce moment, les boutiques ne désemplissent
pas. Nous sommes déjà le 17 décembre et toutes les mères de famille sont
à la recherche de la dinde idéale. Au rayon boucherie, j’aperçois Mme
Ford en train d’arracher une énorme volaille des mains d’une rivale. C’est
la folie ! Plus loin, des enfants traînent au milieu des jouets en détaillant
leurs listes au père Noël.
D’ordinaire, j’adore cette agitation ; obsession pour les fêtes oblige !
Mais aujourd’hui, je me presse d’un couloir à l’autre, remplissant en
vitesse mon panier pour rejoindre les caisses embouteillées et m’enfuir.
Toutes ces familles réunies me donnent le bourdon. Je n’ai plus le cœur à
la fête. Moi, la folle de la guirlande, la dingue du santon ! Je n’ai même
pas envie d’acheter des chocolats.

Comment dire ? Je fais une petite overdose de sucre, là…

Derrière les portes automatiques, un vent glacé m’accueille. L’air de


l’hiver est tranchant comme du verre en cette mi-décembre. Pourtant,
toujours pas de neige sur West Yellowstone ! Aussitôt, le souvenir de la
neige artificielle offerte par Harrison m’assaille. Stop ! Ce n’est pas le
moment de craquer ! À la place, je range mes courses dans le coffre et
remonte derrière mon volant. Tremblante, les joues rouges et le nez
écarlate, je pousse le chauffage à fond.

Quand soudain, elle jaillit de nulle part. Une voiture de sport bleu
électrique. Dans un crissement de pneus, elle traverse le parking avec
force rugissements. Moi, je mets tranquillement le contact… mais le
bolide se rapproche de moi. À toute allure. Mon cœur s’arrête. Euh… je
rêve ou on frôle l’accident ? Une seconde plus tard, la Chevrolet tape-à-
l’œil percute l’aile de mon véhicule avec son pare-chocs. Pan ! Un horrible
bruit de tôle froissée s’élève et je me recroqueville dans mon siège. En
marche arrière, le conducteur fou embraye… et s’en va comme si de rien
n’était.

– C’est qui, ce dingue ?

Ni une ni deux… je descends de voiture et cours derrière lui. Je sais


pertinemment qu’il ne pourra pas sortir du parking. Un bouchon monstre
empêche les véhicules de circuler à cause de la foule de clients venue cet
après-midi. En anorak et en après-skis, je m’élance vers la voiture de luxe.
Il – ou elle ! – ne va pas s’en sortir comme ça ! M’arrêtant à son niveau, je
frappe du poing à sa vitre.

– Hé, vous !
Pas de réponse. La vitre teintée reste obstinément close. Comme si je
n’étais pas là. Je cogne plus fort, en colère. Je n’ai pas eu le temps de voir
les dégâts sur mon 4x4 mais j’ai entendu le choc. La réparation va me
coûter une petite fortune ! Je tape jusqu’à faire trembler la fenêtre mais le
propriétaire se contente d’un furieux coup de klaxon. À mon adresse ? À
l’intention des conducteurs devant lui ?

– Ouvrez, s’il vous plaît !

Je ne me démonte pas. Pas mon genre.

– Vous venez d’emboutir ma voiture !

Je m’agite en pointant un index accusateur en direction de mon


véhicule. Malheureusement, le malotru n’a pas l’air décidé à me répondre.
Son moteur gronde sous le capot. À mon avis, il attend la première
occasion pour filer sur les chapeaux de roue. Avec mon poing, je
tambourine comme si je voulais casser sa fenêtre. Sans m’arrêter. On verra
bien qui aura le dernier mot.

– Ça va pas, espèce de cinglée ?! me balance une voix d’homme au


moment où la vitre s’abaisse enfin. Vous allez péter ma vitre !

La bonne blague !

– Une vitre pour une portière, ça ne vous semble pas équitable ? lancé-
je.

D’autant que sa précieuse vitre n’a pas la moindre rayure. Et moi, je me


retrouve face à un homme d’une trentaine d’années aux cheveux châtains
mi-longs retenus par un catogan. Ses yeux noisette étrécis par la rage sont
fixés sur moi. Je recule d’un pas, impressionnée. L’inconnu n’est pas très
rassurant avec sa mâchoire taillée à la serpe et son rictus méprisant. Il a
l’air… patibulaire. Je remarque aussi ses doigts crispés sur son volant, les
jointures blanchies.

Jack l’Éventreur ? Dexter ?


– Vous comparez votre tas de boue à ma bagnole ? me lance-t-il.
– Vous venez de défoncer la portière de ma voiture, monsieur ! Et en
plus, vous prenez la fuite ! Vous avez conscience d’avoir déjà commis
deux délits ?

Autour de nous, les têtes se tournent. M. Higgins, le docteur de notre


bonne ville, se rapproche déjà, les sourcils froncés. Et Peter Stewart, l’un
des employés du Walmart, semble prêt à intervenir. Sans parler de toutes
les commères qui cessent de papoter devant le supermarché, alertées par
les cris. Vivre dans un petit bourg a aussi ses avantages… et l’homme
paraît s’en rendre compte. Il perd un peu de sa superbe en voyant tous les
yeux braqués sur lui.

– Elle n’a rien, votre bagnole !


– Vous voulez vérifier par vous-même ?
– Quoi ? Pas question ! Je suis pressé. Je ne vais pas perdre mon temps
avec vos conneries.
– Vous oubliez un petit détail : nous devons dresser un constat et…
– C’est ça. Dans tes rêves.

Et il démarre en trombe, sous mon nez. Comme ça ! Comme si je


n’étais pas là ! Appuyée des deux mains à sa portière, je manque de perdre
l’équilibre tandis que la voiture file devant moi. Ses pneus évitent de
justesse mes pieds et le sale type file sur la route, profitant de la fin de
l’embouteillage pour disparaître dans la circulation. Je bats des bras pour
rester debout tandis que Peter arrive en courant.

– Tu n’as rien, Mary ?

Moi, non. Mais ma voiture…

***

Sur la route du retour, je maugrée dans ma barbe en conduisant avec


prudence. Décidément ! Je ne suis pas en veine ces derniers temps. Que
va-t-il m’arriver ensuite ? Une météorite sur le toit du chalet ? J’essaie de
me calmer grâce à mes méthodes de relaxation. Mantras, respiration,
pensée positive : je ne lésine pas ! Je finis par retrouver mon calme aux
abords de la maison. Lorsque j’aperçois une silhouette devant la porte, en
train de m’attendre. Chris ? Non, pas Chris. Pas Chris du tout.

Harrison.

Il se tient sur le palier, insolemment beau dans un simple jean, des


bottes et un anorak noir. Ses cheveux châtains s’agitent au gré d’une
violente bourrasque, dissimulant un instant ses yeux en amande aux éclats
verts. Mon cœur, lui, ne bat plus. M’arrêtant devant la maison, j’hésite à
descendre, transpercée par sa vision. C’est encore plus douloureux que je
ne le croyais. Non, je n’étais pas amoureuse de lui. Mais presque…

Et ce « presque » me bousille la poitrine.

Faute de choix, je descends et récupère mes courses dans le coffre à


toute vitesse. Je suis en mode Speedy Gonzales. Parce qu’il a vu mon
véhicule, Harrison s’approche de la rambarde qui ceinture la terrasse en
planches de bois et il longe la façade de la maison. Je n’ose plus jeter le
moindre regard dans sa direction. Mais je sens les ondes brûlantes qui
émanent de lui. Elles résonnent dans mon propre corps.

– Mary, commence-t-il.

Non, non, il n’y pas de « Mary » qui tienne !

Je fonce aveuglément devant moi, me précipitant vers ma porte. Je


cours tête baissée, tel un coureur de fond en pleine épreuve. Et je me
cramponne à mes deux gros sacs en kraft plaqués contre ma poitrine. J’ai
un peu l’impression de brandir un bouclier devant moi. Comme si cela me
protégeait de lui, de son regard désemparé.

– Attends, s’il te plaît.

Sa voix grave se brise sur le dernier mot, trahissant sa propre douleur.


Qu’espère-t-il au juste ? Pouvoir justifier le meurtre d’une famille ? Je
n’ai pas envie d’écouter les excuses d’un assassin ! Ce serait comme
prêter l’oreille au chauffard de mes parents. Ce serait comme les trahir.

– Va-t’en ! Je n’ai pas envie de te voir.


– Écoute-moi. Rien qu’une minute.
– Non !

Il me suit jusqu’à la porte, ne me lâchant pas une seconde. Il tente


même de prendre mes paquets pour m’aider à les porter. Car je peine à
ouvrir la serrure avec mes courses dans les bras. Sauf que je ne cède pas.
Je ne veux plus rien de sa part. D’autant qu’au contact de ses doigts,
l’étincelle renaît. Cette magie, ce lien unique qui vibre entre nous. Mon
corps me trahit… puis je recule brutalement.

– Pars ! Tout de suite !

Portant mes paquets d’un seul bras, je déverrouille la porte et l’ouvre


d’un coup d’épaule tandis qu’Harrison recule, le visage défait. Il semble
si… bouleversé. Mon cœur pèse une tonne dans ma poitrine.

– Je dois absolument te parler.


– Tu ne comprends donc pas ? fais-je en entrant sans lui tourner le dos.
Je ne veux plus te voir, je ne veux plus te parler.

Nos regards se croisent, aussi blessés l’un que l’autre. J’ajoute alors, le
cœur en miettes :

– Et c’est définitif.
8. Veritaserum

Rassemblant mon courage, je suis l’employé de Serena à travers les


couloirs de son vaste chalet. Grâce à mon intervention, le décor est
magnifique. Les guirlandes électriques s’enroulent autour de la rampe
d’escalier, les anges et les boules de gui foisonnent au plafond et un arbre
majestueux, avoisinant les deux mètres, se dresse à l’autre bout du salon.
Au-dessus de la cheminée, plusieurs chaussettes en laine pendent,
chargées de confiseries. Mon cœur bat la chamade. Pour la première fois,
je ne me sens pas très à l’aise sous le toit de la vieille dame.

Je franchis le seuil de la bibliothèque où Serena s’est réfugiée. Telle une


ombre discrète, mon guide s’évanouit dans la nature après m’avoir
annoncée. Et ma confidente relève la tête, son visage altier chaussé de
fines lunettes à monture métallique. Assise dans un fauteuil à haut dossier,
elle referme son exemplaire de Tess d’Urberville sur ses genoux. Ses longs
cheveux retenus en chignon forment un halo blanc autour de ses traits,
accentuant sa dignité naturelle. Surtout, ses yeux bleu pervenche me
transpercent par-dessus ses verres en demi-lune.

– Mary ! Quelle bonne surprise !

La pauvre, si elle savait…

– Bonjour, Serena. Excusez-moi d’être passée chez vous sans


m’annoncer, je…
– Pas de ça entre nous, voyons. Vous êtes ici chez vous. Vous savez bien
que vous pouvez venir quand vous le souhaitez.

Super. Maintenant, je me sens carrément nulle.

– Oh, euh… merci…


Pas nulle : minable.

Je m’apprête à blesser l’une de mes plus proches amies en déclinant son


invitation au réveillon. À aucun prix je ne souhaite attrister la vieille dame
qui s’est toujours montrée charmante avec la petite aide à domicile que je
suis en dehors de mes cours de médecine. Au fil des mois, j’ai appris à la
considérer comme une confidente… mais elle est aussi la grand-mère
d’Harrison. Et je refuse de prendre le risque de le croiser entre ces murs.
Encore moins de jouer un double jeu devant Serena en faisant mine
d’écouter ses récits dithyrambiques sur son héritier.

Comme elle me propose un siège, je m’installe nerveusement en face


d’elle, tout au bord d’un fauteuil crapaud en velours et en bois de rose. Je
suis si nerveuse que je pourrais grimper au mur façon Spiderman. Serena
me contemple avec acuité. À croire qu’elle peut lire dans mes pensées.

Mais ce n’est pas possible, hein ?

– Serena, je voulais vous remercier pour votre invitation à Noël.


– C’est normal, ma chère. J’imagine combien Brittany et vous devez
vous sentir seules en cette période de fêtes ! Alors je serai ravie de vous
compter parmi nous.

Je me force à sourire, même si elle remue le couteau dans la plaie. Elle


n’a pas tort. Ma petite sœur se fait une véritable fête de réveillonner à une
grande tablée, au milieu d’une véritable famille. Aussitôt, je refoule les
images de mon passé, tous ces souvenirs avec mes parents devant la dinde
ou les paquets cadeaux. Je les enferme dans une petite boîte noire, tout au
fond de mon esprit.

– Justement, nous ne pourrons pas venir.

Clair. Net. Précis. Et triste.

– Je suis vraiment désolée. J’aurais aimé passer cette soirée avec vous
mais… nous… j’ai déjà pris d’autres engagements, vous comprenez…
et…
Je m’enlise. Gravement.

Mon amie hoche la tête, l’air entendu. Ce qui ne manque pas de me


désarçonner. On dirait qu’elle n’est pas surprise. Avec un petit soupir, elle
se contente de retirer ses lunettes de lecture et de les poser sur la table
basse, où le roman de Thomas Hardy les rejoint très vite. Puis, tendant la
main, elle allume la petite lampe verte posée sur le meuble. Dehors, des
nuages noirs s’amoncellent, obscurcissant la pièce en plein après-midi.

– C’est à cause d’Harrison, n’est-ce pas ?

OK. Elle est télépathe.

– Je… non, voyons… quelle idée !


– Nous nous connaissons depuis trois ans, Mary. Et votre amitié m’est
très précieuse. Ne pensez-vous pas que je mérite la vérité ?

Comme je reste silencieuse, empêtrée dans ma gêne, elle se penche vers


moi et tapote mon genou. Elle semble si bienveillante, si maternelle.
Malgré tout, mes lèvres demeurent closes, scellées par l’embarras.

– Harrison m’a un peu parlé de vous. Je sais qu’il vous est très attaché.
– C’est-à-dire que… je préférerais ne pas parler de toute cette histoire.
– Cela tombe bien, je vous demande seulement d’écouter.

Serena me contemple longuement.

– J’ai vu le gros titre de cet horrible journal, moi aussi. Si vous saviez
comme ce genre d’article me met en colère ! s’exclame-t-elle d’une voix
tremblante.

Je me garde de répliquer. D’autant que la vieille dame poursuit :

– Il y a toujours quelqu’un pour déterrer le passé et raconter n’importe


quoi ! lâche-t-elle avant de marquer un bref arrêt. Harrison n’a pas tué
cette famille.
Je ne suis pas sûre d’avoir bien entendu.

– Pardon ?
– C’est son frère aîné qui se trouvait au volant de la voiture. Harrison
était son passager. Ce soir-là, il a tout fait pour empêcher Jonathan de
prendre le volant car celui-ci se trouvait déjà dans un état d’ébriété
avancé. Hélas, son frère ne l’a pas écouté et Harrison a préféré
l’accompagner dans l’espoir de veiller sur lui.

Mon cœur ne bat plus. Pas plus que je ne respire. Dans la bibliothèque,
on pourrait entendre une mouche voler.

– Jonathan a percuté de plein fouet le break de cette malheureuse


famille. Il avait 18 huit ans, il faisait déjà pas mal de bêtises… et il a
demandé à son frère de 16 ans de prendre sa place derrière le volant.
– Quoi ? m’étranglé-je.
– Jonathan savait qu’il finirait en prison si la police l’arrêtait. Alors que
son frère, encore mineur, risquait une sanction moins grave. Sous le choc,
face aux cadavres dans la voiture défoncée et à son frère désespéré,
Harrison a accepté. Il n’a pas réfléchi, il a agi au plus vite pour sauver son
aîné. Puis Jonathan a appelé les urgences… et Harrison a été arrêté, jugé,
condamné.

Serena me regarde droit dans les yeux.

– Aujourd’hui encore, Harrison paie pour un crime qu’il n’a pas


commis. Bien qu’innocent, il est partout traité en criminel.

Le silence tombe sur la pièce, lourd, opaque. Les lèvres tremblotantes,


je n’arrive pas à prononcer le moindre mot. Envahie par la confusion,
j’essaie d’intégrer ces révélations. Harrison n’est pas un assassin. Pire, il
est une victime dans cette histoire, obligé de porter le fardeau d’un autre
sur ses épaules. Mais quel genre de frère peut demander un tel sacrifice à
son cadet ? Je me frotte les paupières, reprenant contact avec la réalité.
J’ai l’impression d’avoir reçu un coup de poing dans l’estomac.

– Il n’a jamais cherché à rétablir la vérité ?


– Comme il n’y a pas encore prescription pour le crime, il continue à
protéger Jonathan. Harrison est un homme d’honneur : il a donné sa parole
de ne jamais révéler la vérité. En fait, il s’est seulement confié à moi à sa
sortie du centre de détention.

Serena s’empare de ma main dans la pièce mangée par la pénombre. Je


soutiens son regard translucide, y lisant son inquiétude, sa colère sourde.
Je comprends mieux son attachement à son petit-fils. Tous deux sont liés
par un lourd secret, une terrible vérité qui explique leur complicité.

– Je suis la seule à être au courant… avec vous, à présent. Mais je sais


qu’Harrison ne m’en voudra pas d’avoir parlé.
– Je vous remercie de votre confiance, Serena. Je vous assure que je ne
le trahirai jamais.
– Je le sais, ma chérie. Mais vous ne croyez pas qu’Harrison a assez
payé pour le crime d’un autre ?

***

En sortant du chalet de mon amie, je suis complètement sonnée.


Bouleversée, je grimpe dans ma voiture et je m’apprête à prendre la route
de ma maison… quand je freine à l’embranchement au bout de la
propriété. Quelle route dois-je prendre ? À gauche pour rentrer chez moi ?
À droite pour aller chez lui ? Je croise mon reflet dans le rétroviseur. J’ai
commis une grave erreur avec Harrison… et je dois l’assumer. D’un coup
de volant, je m’engage dans le sentier de terre qui sinue au cœur de la
forêt.

Objectif : amende honorable.

Quelques minutes plus tard, je me gare au milieu des sapins qui


poussent en gros bouquets autour de la maison de bois et de verre du
milliardaire. Je ne suis pas revenue depuis notre rupture. Et je me souviens
de la fameuse nuit où nous sommes devenus amants. La neige artificielle a
disparu, laissant place à un sol dur, couvert d’une fine couche de glace.
Retournée, je quitte mon véhicule et me dirige vers l’entrée. Tant de
pensées se bousculent dans ma tête ! La stupeur, le soulagement,
l’inquiétude…

Je frappe à la porte, poing levé. Je n’ose pas utiliser sa sonnette. En


vérité, j’espère secrètement qu’il ne va pas m’entendre. Je sais, c’est
lâche. D’autant qu’une minute plus tard, j’entends des bruits de pas
grandir dans le couloir. Jusqu’à ce que le battant s’ouvre devant moi…

– Mary ?

Harrison me dévisage à travers l’entrebâillement, ses superbes yeux


verts pailletés de brun posés sur moi. Il ne regarderait pas autrement une
grenade dégoupillée. Je remarque tout de suite la petite barbe de trois
jours qui ombre ses mâchoires, lui donnant un air négligé très sexy.
Visiblement surpris, il passe une main dans ses épais cheveux châtains et
un peu dépeignés.

– Que viens-tu faire ici ? lance-t-il.

Réticent, il ne lâche pas la porte comme s’il craignait une nouvelle


volée de bois vert.

– Je suis venue pour m’excuser.


– De quoi ?
– De t’avoir mal jugé.

Cette fois, la cloison s’ouvre davantage, laissant paraître ses larges


épaules tandis qu’il s’appuie d’une main au chambranle, insolemment
séduisant. Il n’a pas l’air vraiment conscient du charisme qu’il dégage, qui
éclabousse l’entrée et me tient en son pouvoir. Je déglutis avec peine :

– J’ai parlé à Serena, tout à l’heure. Elle m’a raconté pour toi et ton
frère, elle m’a expliqué ton sacrifice pour lui éviter la prison et… je
voulais te demander pardon.

Un ange passe. Ou une douzaine.


– Quand j’ai lu cet article, j’ai vraiment cru qu’il racontait la vérité.
Pourtant, j’aurais dû tiquer en voyant qu’il était signé Maggie O’Malley !

Un peu piteuse, je souris faiblement. Harrison, lui, me décoche un


véritable sourire, lent et sincère. Lui si secret, si solitaire, semble soudain
s’ouvrir un peu. Mais sans doute faudrait-il des semaines, peut-être des
mois, pour apprivoiser un tel homme, rendu sauvage par son passé, sa
blessure… et la réaction des êtres autour de lui. D’ailleurs, je ne me suis
pas mieux comportée que les autres en l’accusant sans chercher à creuser
davantage. Car hélas, tous les faits jouaient en sa défaveur.

– Je suis désolée.
– Tu ne pouvais pas savoir, Mary. Personne ne sait, d’ailleurs.
– Et tu n’as jamais eu envie de révéler la vérité ? demandé-je
timidement.
– Bien sûr que si !

Il y a soudain une telle fougue dans sa voix que je sursaute. Une


étincelle illumine son regard… et ce n’est qu’un aperçu de l’incendie qui
le ravage à l’intérieur depuis des années. On ne ressort pas indemne d’un
tel drame, couronné par deux années d’emprisonnement. Surtout qu’aux
yeux des gens, il reste toujours coupable, même après avoir purgé sa
peine. J’entrevois maintenant pourquoi il demeure sur ses gardes,
pourquoi il travaille avec une équipe réduite depuis son penthouse new-
yorkais.

– C’est pour cette raison que je suis venu te voir, ce matin.


– Tu voulais tout me raconter ?
– Oui, même si je n’étais pas certain que tu me croies. Après tout, je ne
dispose d’aucune preuve.

Comme je regrette de ne pas l’avoir écouté, de ne pas lui avoir laissé


une chance !

– Je m’en veux.
– Ce n’est pas la peine, Mary. Toi plus que quiconque, tu avais toutes
les raisons du monde d’être scandalisée par cette tragédie. Tes parents sont
morts de la même manière que M. et Mme Garrett et leur fils.

Je botte en touche. Comme chaque fois qu’une personne aborde la


disparition de mon père et ma mère.

– Je me suis beaucoup projetée dans cette histoire, dis-je simplement.


– Je comprends, Mary. Crois-moi.
– Alors tu n’es pas fâché ?

Il secoue la tête, sûr de lui. Et à cet instant précis, je sens à nouveau


battre mon cœur sous la couche de glace où notre rupture l’avait
emprisonné. Un poids tombe de mes épaules, lourd comme des ailes de
plomb. Maintenant que nous nous sommes tout dit, nous restons plantés
face à face sur le paillasson, sans oser bouger. Nos regards restent
accrochés l’un à l’autre. Notre nuit, nos caresses, notre ancienne
complicité flottent entre nous. Pouvons-nous reprendre le fil de l’histoire
où nous l’avions laissé ? Posés sur moi, ses yeux s’adoucissent. Et je me
dresse sur la pointe de pieds… pour déposer un léger baiser sur sa joue,
tout près de ses lèvres.

– Au revoir, Harrison.

Je m’apprête à faire un pas et partir… quand il m’attrape par le coude.


Avec une rapidité de fauve, il me retourne et m’attire contre sa poitrine,
m’emprisonnant entre ses bras avant de trouver mes lèvres. Il me rend
mon baiser au centuple, me laissant clouée sur place. Je suis… foudroyée.
Nos langues se caressent, nos goûts se mêlent en une étreinte brûlante,
sauvage. C’est comme si un torrent de lave se déversait dans mes veines.
Malgré les températures négatives, je fonds contre son torse et je
m’abandonne entièrement, donnant sans compter.

Rien n’est terminé. Ce n’est que le début, le début de nous.

Quand nous nous séparons, je pose une main tremblante sur ma bouche
un peu gonflée, encore humide. Harrison, lui, a le souffle coupé.
– J’ignore ce que j’éprouve pour toi, Mary. Mais je sais au moins une
chose : cette séparation a failli me rendre fou. Je ne veux pas te perdre.
– Moi non plus, je ne veux pas te perdre.

Ce n’est pas de l’amour. Pas encore. Mais ça y ressemble drôlement…


et quand je m’éloigne de son chalet, je suis prise d’un vertige. J’ai
l’impression de me tenir au bord d’un précipice, le cœur battant la
chamade.

***

Au terme de cette longue journée, je dois encore accomplir une ultime


tâche : déposer ma voiture chez le garagiste. Mon aile froissée ne va pas se
réparer toute seule… hélas pour mon pauvre porte-monnaie ! Sans doute
fulminerais-je encore contre le chauffard à l’origine du désastre… si je
n’avais pas Harrison plein la tête ! Difficile de penser à autre chose que lui
tandis que je roule vers le garage de M. Stone. Que va-t-il se passer
ensuite ? J’en ai des palpitations. Sur place, j’attends un mécanicien pour
lui confier mes clés… quand j’aperçois une silhouette familière.

Maggie O’Malley. Cette vipère !

Mon sang ne fait qu’un tour. J’avais oublié ce petit détail : le garage se
situe face à l’antenne locale du Daily News, le journal régional où officie
cette peste depuis des années. Profitant d’une pause cigarette, elle souffle
une bouffée de nicotine en parlant à deux collègues. Au grand sourire
plaqué sur ses lèvres, je devine le contentement qu’elle éprouve. Elle ne
cesse d’ailleurs de parler avec les mains, d’envoyer sa fumée dans le nez
de ses camarades, de rire très fort. Hypnotisée, je traverse la rue en
tripotant mon trousseau sans attendre M. Stone. Bientôt, les éclats de voix
de la journaliste me parviennent. Je rêve ou elle est en train de se vanter ?

– … le directeur de la chaîne m’a téléphoné ce matin. John Wiseman


voulait me parler en personne : il a adoré mon article sur Cooper. Il a
trouvé ça « punchy » et « culotté ».
– En tout cas, le journal s’est vendu comme des petits pains ! répond un
petit chauve à lunettes.

Maggie lui décoche un sourire suffisant.

– J’ai bien bossé. Et figure-toi que Wiseman cherche une présentatrice


pugnace pour sa nouvelle émission spécialisée dans les scoops !
– Une chaîne régionale ? demande un grand échalas grisonnant.
– Oui, mais ce n’est que le premier échelon. Je veux monter beaucoup
plus haut, devenir une journaliste de premier plan.

Non seulement Maggie salit la réputation d’Harrison… mais en plus,


elle est récompensée ? C’est plus que je ne peux en supporter ! Je me
plante dans son dos, les poings sur les hanches dans ma grosse parka rouge
rembourrée. Ses comparses me voient avant elle, qui continue à se pavaner
et à faire de grands moulinets avec les bras. Ses cendres de cigarette se
répandent sur les marches du perron, au-dessus duquel clignote l’enseigne
du journal. Un journal ? Tu parles ! Un torchon, oui ! Une « feuille de
chou » comme le dirait Serena, en pinçant les lèvres, telle une vraie lady.
J’ai presque de la fumée qui me sort des narines.

– Une journaliste, toi ? Laisse-moi rire ! fais-je, cassante.

Maggie se retourne lentement, un sourcil arqué façon Scarlett O’Hara.


Fidèle à son habitude, elle me prend de haut.

– Tiens, ce ne serait pas la petite Mary ?

Cette façon qu’elle a de m’appeler sans cesse la « petite » !

– Mon article sur Harrison Cooper n’a pas eu le bonheur de te plaire ?


Tout ça parce que tu as fait ami-ami avec lui dans la forêt en coupant ton
sapin de Noël ? Mais sors de ta cambrousse, Mary Ingalls ! Ce type est un
meurtrier : il était de mon devoir d’avertir notre communauté.

Je vois rouge. Je dois mobiliser toutes mes ressources zen pour ne pas
lui sauter au cou et l’étrangler. J’essaie d’imaginer le murmure d’une
cascade pour m’apaiser… mais cela me donne juste envie de hurler. De
faire pipi, un peu aussi.

– Avertir les gens ? De qui te moques-tu ? Ton article n’est qu’un tissu
de mensonges ! Tu as écrit n’importe quoi sans connaître la vérité.
– Tu crois que je n’ai pas fait de recherches ?
– Ce n’est pas ce que je voulais dire !

Évidemment, elle s’est documentée… sauf qu’elle ne peut pas


connaître la vérité ! Personne ne la connaît ! Et les journalistes contribuent
à répandre les mensonges qui détruisent Harrison et que j’ai moi-même
avalés ! Je me sens prise au piège, enfermée dans ce cercle vicieux où
Harrison se débat seul depuis des années.

– Mais tu ne devrais pas remuer le passé juste pour vendre du papier :


douze ans se sont écoulés, il a payé sa dette envers la société. Il ne mérite
pas d’être encore montré du doigt après tout ce temps ! Il a le droit à une
vie normale !
– Quel feu ! s’amuse Maggie. Je trouve que tu mets beaucoup de cœur à
défendre ce parfait inconnu.

Je ne m’attendais pas à ce coup-là. Et malheureusement, je rougis. Ce


qui n’échappe pas à l’œil de lynx de Maggie. Moqueuse, elle retrousse les
commissures de ses lèvres en un sourire carnassier.

– C’est qu’elle rougit, la petite paysanne !


– Tu peux te moquer de moi autant que tu veux ! Il n’empêche que tu ne
connais pas Harrison ! Tu ne sais pas quel homme il est vraiment !
– Harrison ? rebondit-elle. Tu l’appelles Harrison ?

Oups.

– Pourquoi t’intéresses-tu tant à ce type ? Qu’est-ce que mon article


peut bien te faire, Mary ? Je trouve que tu t’enflammes bien vite.

Je viens de mettre la puce à l’oreille de Maggie O’Malley. Ce qui


équivaut à attirer une tête de missile dans ma direction. Quelle cruche ! Je
me mettrais des claques. À la place, je secoue la tête, furieuse.

– Occupe-toi de tes affaires !

Après un dernier regard noir, je tourne les talons et retourne à


l’intérieur du garage où m’attend M. Stone. Malgré tout, je ne peux
m’empêcher de sentir les yeux de la journaliste rivés à moi. Figée sur le
perron, elle continue à m’observer.

Super. L’œil de Sauron est braqué sur moi.

– Tout va bien, Mary ? Si tu t’en fais pour ta voiture, ne t’inquiète pas


elle sera réparée dans quelques jours.
– Non, ce n’est pas le problème. Je suis juste un peu contrariée.

Un peu… beaucoup !
9. Brothers & Sisters

Au courant de la vérité sur Harrison, je comprends mieux son aversion


pour les fêtes de fin d’année et les réunions familiales. Dur, dur d’être
chaque année sous le même toit qu’un frère lâche qui vous a poussé vers la
case prison ! Et encore plus dur d’être regardé comme un assassin par vos
proches ! De plus, l’accident qui a fauché la famille Garrett n’a-t-il pas eu
lieu un 24 décembre ? Forte de ces réflexions, je retourne dès le lendemain
au chalet de Monsieur Cicatrice-au-menton. Parce que savoir qu’il n’aime
pas Noël, c’est au-dessus de mes forces !

Je ne peux pas laisser faire ça. Je dois réagir. Emmitouflée dans ma


ravissante parka verte à capuche de fourrure, je sonne à la porte
d’Harrison. Je compte bien lui transmettre le virus des guirlandes et des
santons. Par chance, je suis hyper contagieuse ! Il ne serait pas le premier
que je convertirais à la magie des fêtes. À moins que toutes mes victimes
ne cèdent par épuisement, terrorisées par la seule fille vêtue d’un chandail
à l’effigie du père Noël ?

À creuser.

– Mary ! s’exclame Harrison en m’ouvrant. Je ne t’attendais pas !

Comme il se penche pour me donner un léger baiser, je sens une


bouffée de son parfum boisé m’envelopper. Ça sent bon. Ça sent lui. D’une
main, il enserre le haut de mon bras, presque au niveau de mon épaule. Ses
doigts pénètrent ma chair à travers les couches de vêtements et à nouveau,
je ressens cette tension, cette onde d’énergie. J’ai l’impression qu’un
courant électrique irrigue mon corps. D’un simple contact, nos peaux
s’appellent, se réclament, aimantées l’une par l’autre.
Nos bouches se frôlent… puis se capturent. La vérité ? Nous sommes
incapables de nous contenter d’un petit bisou ! Une seconde plus tard, il
m’embrasse avec fougue – et je le lui rends bien. Les doigts noués autour
de sa nuque, je renverse la tête en arrière tandis qu’il s’approprie mes
lèvres. Quand nous nous séparons, c’est à bout de souffle… et un peu
dépassés par la situation. Le pouls affolé, je m’appuie à l’encadrement de
la porte tant mes jambes flageolent.

Waouh ! Ça réveille !

– Tu veux entrer ? me propose Harrison avec son irrésistible sourire


gêné.

Il est tellement craquant. En même temps, une étincelle pétille dans ses
yeux vert-brun, illuminant son visage. Comme je m’évente avec une main,
il se met à rire. Cet homme aura ma peau, c’est sûr ! Il est si… sexy ! Rasé
de près, il arbore la petite marque bien visible à son menton qui me rend
complètement folle. Et il passe une main dans ses cheveux en bataille,
sobre et élégant dans un pantalon noir et un pull assorti. S’esquivant sur le
seuil, il me libère la place.

– Je ne te dérangerai pas longtemps, dis-je en retrouvant l’usage de la


parole.
– Tu ne me déranges jamais.

Je souris.

– Je voulais t’inviter à déjeuner ce midi… si tu n’as rien de prévu,


ajouté-je précipitamment.

Et s’il pensait que je le harcèle ? Ou que je cherche à tout prix à l’attirer


dans mes filets ? Ou que je suis obsédée par sa personne ? Ou que… que…
heureusement, Harrison sourit à son tour.

– Je ne sais pas si tu as remarqué… mais je ne suis pas vraiment la


coqueluche de la ville, ces derniers temps. Je suis libre de tout
engagement.
– Oh, Harrison…
– Ne fais pas cette tête, Mary. Je t’assure que j’ai survécu à pire. Et je
serai ravi de passer chez toi.
– C’est vrai ? Comme ça, tu pourras rencontrer ma petite sœur ! Elle est
en vacances depuis hier soir.

Harrison s’apprête à répondre quand une silhouette s’encadre devant la


porte du chalet. Je sursaute comme dans les films d’horreur. Ne manque
qu’une hache, un rire sardonique et le tableau est complet ! Plaquant une
main sur mon cœur, je recule. Harrison, lui, se place devant moi, comme
s’il cherchait à me protéger. C’est imperceptible – un pas en avant, un
léger geste du bras… – mais à l’évidence, il veut me garder derrière lui.
Tout se passe en une seconde.

– Salut, Harry ! Je suis…

L’inconnu s’interrompt. Un grand type baraqué aux cheveux mi-longs


rassemblés en un petit chignon sur la nuque. Malgré leur coût évident, ses
vêtements paraissent froissés, presque sales. Ai-je des hallucinations ou
s’agit-il de l’homme qui a embouti ma voiture ?

– Je ne savais pas que tu avais de la compagnie ! s’interrompt-il,


goguenard.

C’est à peine s’il n’émet pas un sifflement en me détaillant des pieds à


la tête. Je repousse machinalement une mèche de mes cheveux noirs mi-
longs derrière mon oreille.

– Eh ben ! Tu ne t’embêtes pas, mon vieux ! s’exclame-t-il d’une voix


de stentor avant de donner un coup de coude à Harrison. Tu ne me
présentes pas à la demoiselle ?

Aucun doute : c’est mon chauffard. Et le regard noir que je lui jette
l’arrête sur-le-champ, cassant son petit numéro. Qui est ce cinglé ? Que
fait-il ici ? Pour l’heure, je m’en moque ! Je sens la moutarde me monter
au nez. Un bon kilo de moutarde extra-forte. Ou mieux, du Tabasco ! La
colère pulse dans mes veines.
– Nous nous connaissons déjà, dis-je froidement.
– Oh ! rit le grand brun. Désolé si je ne me rappelle pas ton prénom,
alors…

Que… quoi ?! Je rêve où il sous-entend que nous avons couché


ensemble, lui et moi ? Cette fois, mon sang ne fait qu’un tour ! Je dois me
retenir tant ma main me démange. Harrison, lui, gronde :

– Arrête ça tout de suite !

Jamais je ne l’avais vu aussi tendu, tous les muscles de son corps


transformés en pierre. Il semble prêt à passer à l’attaque. L’autre homme
lève les mains en l’air.

– Chasse gardée, c’est ça ?

Waouh ! Ce type a vraiment l’art de tout salir ! Il part dans un grand


éclat de rire qui me donne des frissons. Harrison tend alors un bras devant
moi, comme s’il voulait me garder en arrière, me préserver. Mais je n’ai
besoin de personne pour me défendre – même si son attitude
chevaleresque fait battre mon cœur plus vite.

– Je ne suis pas votre ex-petite amie ! Je suis la fille dont vous avez
défoncé la portière sur le parking du Walmart ! Vous me remettez,
maintenant ? Vous vous êtes enfui avant de remplir le constat…

Le pire ? Le brun n’a pas l’air gêné du tout. Il hausse les épaules et
traverse le vestibule, direction le salon. Se penchant vers la table basse, il
prend la bière ouverte mais pas encore entamée d’Harrison et la vide à
moitié en deux gorgées.

– Vous devez me confondre avec quelqu’un d’autre, miss !

Puis, sans autre préambule :

– J’ai besoin de fric, Harrison !


Quel comédien ! Un vrai cliché sur pattes ! Je ne peux pas m’empêcher
de penser qu’il joue un rôle, qu’il ne peut pas être vraiment comme ça, que
cet homme exagère et force le trait juste pour provoquer. D’ailleurs, ne
nous prend-il pas pour de simples spectateurs de son show, planté au
milieu de la pièce, à occuper tout l’espace ? Il s’est tourné vers Harrison,
toujours droit comme un soldat au garde-à-vous. Des ondes de colère
émanent de lui, même si notre intrus ne semble guère s’en apercevoir. Ne
ressent-il pas la terrible vague glacée qui envahit la pièce ? On se croirait
au pôle Nord ! Je me tourne vers Harrison en l’interrogeant du regard,
incrédule. Qui est donc cet énergumène ?

– Mary… je te présente, Jonathan. Mon frère.

Jonathan ? « Le » Jonathan ? Celui qui a sacrifié son petit frère pour sa


propre sécurité ? Celui qui a expédié Harrison en prison par lâcheté ? J’en
reste bouche bée, au point d’oublier complètement mon histoire de
4x4 abîmé. L’autre homme siffle la bière jusqu’au bout avant de la reposer
sur la table, près des piles de papier sur lesquels Harrison travaillait sans
doute avant mon interruption – des codes, des chiffres d’après ce que je
peux voir à cette distance. Puis il s’essuie la bouche d’un revers du bras.

Beurk.

– Alors, Harry ? Tu peux me dépanner de cent billets ?

Jonathan s’approche de lui, la main tendue, comme si sa réponse n’était


qu’une formalité. Au fait, je déteste sa manière de l’appeler « Harry ».

– Non.
– Cinq cents, ça devrait su… quoi ?
– Non, je ne te donnerai pas cinq cents dollars.

Sans peur, Harrison fixe son frère droit dans les yeux. Sur son visage,
impossible de lire la moindre expression. Et sa voix elle-même demeure
d’une neutralité absolue. S’agit-il du masque qu’il porte face à sa famille,
à son frère ? Je recule, mal à l’aise. J’aimerais vraiment me trouver
ailleurs mais j’ignore comment m’esquiver sans attirer l’attention. Et je ne
veux pas abandonner Harrison dans un pareil moment.

– Pourquoi ne pas te trouver un emploi, Jon ?


– Alors que tu es milliardaire ?
– Là n’est pas la question.
– Tu ne veux pas me filer cinq cents dollars alors que t’es plein aux as ?
Tu t’en fous complètement ! Ce n’est rien pour toi !

Disparaître. Sous une table ? Sous terre ?

– Tu sais parfaitement pourquoi je refuse, Jon.


– Tu vas encore me balancer une de tes leçons de morale à la con ! Tu
veux que je te dise ? Jamais vu un mec plus radin…

J’écarquille les yeux, choquée, et je me retiens à grand-peine


d’intervenir. Mais Harrison n’a guère besoin de mon aide. Parfaitement
calme, il désigne la porte à son frère. J’ignore par quel miracle il parvient
à garder son sang-froid. Les mots de son aîné semblent glisser sur lui sans
l’atteindre. Et si ce n’était qu’une façade ? Je le devine à son regard, à
l’éclat qui vient de s’éteindre dans ses yeux.

– Pars, s’il te plaît.


– Comme si j’avais envie de rester !

Deux secondes plus tard, Jonathan passe devant moi. Sans un regard à
mon endroit, c’est normal. Mais pour son petit frère… a-t-il donc la
mémoire si courte ? Apparemment, cet homme souffre d’amnésie ! Quand
la porte claque, je rentre la tête dans les épaules. Les tableaux accrochés
aux murs tremblent dans leurs cadres. Harrison, lui, reste de glace.
L’habitude, sans doute. Ou autre chose, très profondément enfoui en lui.
Après un long silence, troublé par le vrombissement d’un moteur à
l’extérieur, il se tourne vers moi :

– J’aurais mieux aimé que tu n’assistes pas à ce genre de scènes


familiales.
– Je suis désolée.
– Pourquoi ? Ce n’est pas ta faute.

Puis il esquisse un sourire sincère :

– Et cette invitation à déjeuner ? Elle tient toujours ?

***

Finalement, je ramène Harrison à la maison plus tôt que prévu. Gagné


par mon enthousiasme légendaire, il se laisse conduire au chalet à bord de
la voiture que Chris m’a prêtée pour la matinée. Je ne voulais pas
l’abandonner après le coup d’éclat de son frère. Durant le trajet, il en
profite pour me reparler de l’accident causé par son frère, me demandant
quelques précisions. Je lui raconte brièvement notre accrochage, en
essayant de minimiser. Je ne veux pas lui causer de peine.

– Je voudrais payer pour les dégâts, Mary.


– Non, ce n’est pas ta faute.
– J’insiste.

En lui jetant un coup d’œil, je devine combien c’est important pour lui.
Réparer les erreurs de son aîné. Encore. Je finis par hocher la tête, blessée
pour lui et bouleversée par son intégrité. Puis je décide de lui changer les
idées, pour ne pas laisser ses sombres pensées le dévorer. En bon moulin à
paroles, je pépie tout mon saoul. D’ailleurs, ça marche ! Il éclate de rire en
écoutant mon CD de chants de Noël et lors de notre arrivée à la maison,
Jonathan est sorti de sa tête… au moins pour un moment ! Ma sœur nous
accueille dans le salon.

– Brittany, je suppose ? sourit Harrison en s’approchant d’elle.

Ma cadette quitte le divan où elle regardait un DVD du concert des One


Direction (mais comment je survis ?) avec un grand sourire.

– Moi, je parie que vous êtes Harrison Cooper ! s’amuse-t-elle avec un


aplomb sidérant pour ses 12 ans. Mary n’arrête paaaaas de parler de vous !
– En bien ?
– Je crois qu’elle craque pour vous ! balance-t-elle tout de go.

Je rougis comme une pivoine.

Ça, tu n’auras pas assez de toute ta vie pour le regretter, Brittany Rose
Elligson ! Toasts cramés au petit déjeuner, savonnette au fond de la
baignoire, poil à gratter dans ton lit ! Je ne reculerai devant rien !

Mais pour l’heure, je file dans un coin comme si je n’entendais pas le


rire d’Harrison, très amusé par mon insupportable cadette. Tous les deux
sympathisent vite dans mon dos. Les ingrats ! Pendant ce temps, je rejoins
la cuisine. Le savoir aux côtés de mon agaçante sœurette, en train de
plaisanter, me rend nerveuse. J’ai besoin de m’occuper les mains. Et s’ils
parlaient de moi ? Oh Mon Dieu ! Pourvu qu’elle ne lui raconte pas la fois
où mon appareil dentaire s’est coincé avec celui de Tim Robertson. C’était
mon premier baiser !

Pour ne plus les entendre, je me mets à chantonner des cantiques de ma


délicieuse voix de casserole. Au salon, je débarrasse la table, couverte de
dizaines de décorations que je fabrique moi-même en fredonnant. Je les
pose avec précaution, comme s’il s’agissait du Graal. Harrison échange un
long regard avec Brittany.

– C’est normal, ça ?

Ma cadette lève les yeux au ciel.

– Ouais. Elle est tout le temps comme ça…


– Mais tout le temps, tout le temps ?
– Vous inquiétez pas ! On finit par s’habituer.

C’est beau, la solidarité familiale.

– Vous feriez mieux de ne pas dire trop de mal de moi, tous les deux, si
vous voulez manger ce midi ! lancé-je entre deux couplets de « Jingle
Bells ».
Impériale, je les snobe et m’éloigne vers la cuisine. Ma sœur pouffe de
rire. Puis je l’entends ajouter plus bas :

– De toute manière, elle ne sait pas cuisiner…

***

À croire que ma sœur a des dons de médium (ou simplement du bon


sens)… parce qu’un quart d’heure plus tard, c’est carnage en cuisine. À
ma décharge, la présence d’Harrison me met dans tous mes états ! Je suis
si nerveuse que j’en oublie la poêle sur le feu, trop occupée à couper les
légumes en petits morceaux. J’aimerais vraiment lui servir un menu
convenable. Sauf qu’une odeur de brûlé s’élève dans la pièce,
accompagnée d’une horrible fumée grise. Adossé au chambranle de la
porte, Monsieur Cicatrice-au-menton essaie de ne pas rire.

Je tourne sur moi-même à la recherche d’un extincteur qui n’existe pas.


Bah oui, je n’en ai pas ! Amusé, Harrison s’approche et retire les blancs de
dinde carbonisés, et à moitié en flammes, pour les déposer dans l’évier.
Mieux, il ouvre le robinet pour refroidir la poêle. Mon tablier noué autour
de la taille, je le rejoins avec une courgette dans les mains. Et je fais de
grands moulinets avec le légume :

– Ce n’était pas du tout censé se passer comme ça !


– Je me doute bien, sourit Harrison.

Il doit se mordre les joues pour ne pas rire.

– Ne te fiche pas de moi. Je ne suis pas un cordon-bleu…


– Sans blague !

Je lui assène une petite tape sur l’épaule. Ce n’est pas joli de se moquer.
Ma sœur, elle, rigole depuis le salon où elle a remis son horrible DVD en
marche.

– … mais je t’assure que je suis moins nulle, d’habitude.


– Elle ment ! fait la voix de Brittany depuis l’autre pièce.
– Merci ! réponds-je sur la même fréquence. Merci de m’enfoncer !

Conciliant, Harrison contemple la viande couverte d’une curieuse


braise noire avec bienveillance.

– On peut essayer de la récupérer. Si on gratte un peu ici… et là… et


encore là… et aussi de ce côté…
– Ça va, j’ai compris ! Direction la poubelle ! dis-je en joignant le geste
à la parole.

Harrison éclate de rire, incapable de se contenir plus longtemps, tandis


que mes malheureuses escalopes disparaissent dans le vide-ordures. Au
même moment, un grand bruit s’élève dans l’évier. Comme si quelqu’un
vomissait après une soirée bien arrosée. Puis une odeur ignoble se répand
autour de nous. Je dirais… pourriture, rehaussée d’une note de lait écaillé
et de viande avariée.

– Non ! fais-je en comprenant tout de suite. Non, non, non ! Pas ça ! Pas
aujourd’hui !

Ce n’est pas possible. J’ai la poisse. Le mauvais œil. La scoumoune.

Encore l’évier qui reflue ! Et pas qu’un peu ! Il est en train de vomir
une bouillabaisse extraterrestre. Les yeux écarquillés, Harrison découvre
l’étendue du désastre. Apparemment, il n’avait encore jamais vu une
canalisation possédée par un esprit diabolique. Dire que Chris l’a réparée
la semaine dernière…

– C’est… spectaculaire, note-t-il avec amusement. Mais je peux peut-


être essayer de réparer ça ? As-tu une trousse à outils quelque part ?

Un bras devant la figure pour survivre à la puanteur, je le regarde d’un


air soupçonneux. J’ai du mal à imaginer ce milliardaire, génie de
l’informatique, en train de bidouiller la plomberie.

– Tu es sûr ?
Comme il insiste, je m’exécute. Et cinq minutes plus tard, je suis bien
obligée de reconnaître mon erreur. Soit c’est le fils caché de MacGyver,
soit il n’y a rien qu’il ne sait pas faire ! Accroupi sous l’évier, les manches
de son pull noir retroussées, il donne un dernier tour de pince plate pour
resserrer l’écrou.

– Je vais aussi jeter un coup d’œil au broyeur, si tu es d’accord. Je


pense que tes problèmes de reflux viennent de là.
– Oh… d’accord.

Je me mords les lèvres, les bras serrés autour de moi à cause des
fenêtres grandes ouvertes pour aérer. Impossible de rester dans cette odeur
faisandée.

– Je suis gênée de te demander ces services. Tu étais supposé être mon


invité.
– Rien n’empêche de donner un coup de main ! me lance-t-il avec un
clin d’œil à faire fondre la banquise.
– Et en plus, je vais te servir un horrible plat surgelé, me lamenté-je.

C’est le fiasco, le fiasco complet. Je pousse un soupir. Je ne peux pas


servir une pizza préchauffée à Harrison Cooper. Je secoue la tête. Et sur la
table de la cuisine, mon ordinateur portable émet un petit bruit. Ping ! Je
soulève discrètement l’écran : je viens de recevoir un e-mail
d’avertissement de la plate-forme de cours en ligne que je fréquente
depuis mon entrée à la fac. Un nouveau cours gratuit est disponible dans la
section « médecine ». Derrière moi, Harrison sourit en s’essuyant les
mains dans un torchon. Apparemment, il est aussi venu à bout du broyeur.

Mon héros.

– Tu utilises la plate-forme LOL ? me demande-t-il.

Lessons on line. LOL. Un acronyme facile à retenir pour les enfants, les
ados et les étudiants qui utilisent cet immense site gratuit regroupant tous
les programmes scolaires, des forums d’entraide, des dossiers spéciaux
rédigés par d’éminents professeurs…
– Oui. Ça m’a pas mal aidée quand j’étais en première année de
médecine. C’était très dur, au début.
– Alors je suis content.

Je le regarde sans comprendre tandis qu’il repose le torchon sur le


dossier d’une des chaises en bois.

– C’est moi qui ai créé cette plate-forme d’enseignement à distance,


sourit-il. Et je suis ravi de découvrir que tu l’utilises, toi aussi.

J’en reste bouche bée. Puis je me rappelle vaguement quelques


coupures de presse, des articles de journaux qui évoquaient le lancement
de cette plate-forme, il y a cinq ou six ans, par le prodige de
l’informatique à l’origine du système d’exploitation intégré dans la
plupart de nos ordinateurs. Je pose sur lui un regard admiratif. Je sais que
ce site a changé la vie de milliers d’enfants malades, hospitalisés ou qui
rencontraient des difficultés scolaires.

Un héros, vraiment.

Mais Harrison ne s’attarde pas sur le sujet. À la place, il me décoche


une œillade rieuse :

– Je crois qu’on peut oublier notre déjeuner. Et si je t’invitais à dîner ce


soir au restaurant ? En attendant, que dirais-tu que je passe chez le
traiteur ? Il n’est qu’à quelques rues d’ici…

M’approchant de lui, je glisse les bras autour de sa taille, le cœur


battant. Et je renverse la tête en arrière pour plonger mes yeux dans les
siens :

– J’en dirais que tu n’arrêtes plus de me sauver la mise !


10. Le meilleur de lui

C’est la première fois que je dîne dans un restaurant de luxe. À bord de


sa puissante berline noire, Harrison m’a conduite jusqu’à Missoula, l’une
des villes les plus verdoyantes et les plus peuplées du Montana. Située à
presque 1 000 mètres d’altitude et ceinturée de montagnes, c’est elle qui
accueille le campus de ma fac. Mais jamais encore je n’avais franchi la
porte d’un de ces établissements hors de prix. Je me sens comme
Cendrillon. Avec des bottes fourrées.

– Tu crois qu’ils servent des écrevisses ? dis-je à son oreille.

Pour moi, c’est le comble du raffinement.

Tandis que nous traversons la salle aux éclairages tamisés et à l’épaisse


moquette crème, Harrison me jette un coup d’œil amusé.

– J’en suis certain.


– Waouh ! fais-je avec un enthousiasme naïf.

Nous suivons un serveur stylé jusqu’à notre table tandis que je brille de
mille feux dans ma courte robe de cocktail à sequins dorés. À col rond et
manches courtes, elle laisse seulement paraître mes jambes, mon meilleur
atout. Car ce soir, je suis bien décidée à séduire Harrison. Enfin… pas au
point de renoncer à mes chaussures de yeti.

Hé ! Je suis née dans le Montana quand même…

Mais sous mon mince gilet blanc, je ne me défends pas trop mal.
Harrison, lui, est… spectaculaire. Vêtu d’un smoking noir, avec chemise
blanche et nœud papillon, il est à la fois sobre, élégant et sophistiqué. Je
ne peux m’empêcher de penser à James Bond alors que je déambule à son
bras, consciente que toutes les femmes lui jettent des regards curieux ou
enamourés. Une grande tige blonde ose même lui adresser un clin d’œil !
Retenez-moi ou je lui fais avaler ses huîtres par les trous de nez !

Monsieur Cicatrice-au-menton, outrageusement sexy avec ses cheveux


châtains un peu ébouriffés et ses yeux verts piquetés de brun, ne s’aperçoit
de rien. Devançant le serveur, il tire ma chaise devant moi. Je me sens
vraiment comme une princesse, ce soir. Mon gentleman fait ensuite le tour
de la table pour prendre place en face de moi, près du somptueux bouquet
de roses blanches qui orne la nappe damassée. Les verres en cristal, les
assiettes en porcelaine… tout respire la classe.

– Oh là là ! fais-je en découvrant la carte, présentée dans une reliure de


cuir aux titres dorés à l’or fin.
– Écrevisses à la troisième ligne, me signale Harrison, complice.
– Et homards gratinés, aussi ! J’ai bien envie de goûter tous les plats…

Pour ma défense, je meurs de faim après une après-midi de révisions


pour l’université et une heure de cruels dilemmes devant la glace : la robe
dorée ou la robe rose ? du rouge à lèvres ou du gloss ? Note pour moi-
même : pas de gloss, jamais. Du moins pas si je compte embrasser un
homme sans le transformer en Bozo parfumé à la framboise. J’esquisse un
sourire tandis qu’Harrison guide mon choix, parfaitement à son aise dans
ce décor grandiose, sous le lustre en cristal qui ruisselle de pampilles. Ici,
il est dans son élément – mais dans la forêt aussi !

C’est un homme tout-terrain !

Au final, je commande la moitié de la carte, encouragée par Harrison


qui semble ravi de me faire plaisir. Et quand mes écrevisses arrivent, je
commence à regretter un peu mon choix. Armée de ma pince, je me bats
contre mon crustacé avec style et élégance.

Comme une guerrière, quoi.

Avec un petit rire, mon compagnon me vient rapidement en aide… et je


peux enfin goûter au mets des dieux. Un pur délice ! Nous sommes très
loin du plat que je comptais mitonner ce midi avant de transformer la
cuisine en centre d’entraînement pour une caserne de pompiers – et une
succursale des égouts, pour couronner le tout !

– Tu sais ce qui me plaît le plus, cette année, dans les fêtes ?


– Les cadeaux ? Les décorations ? Le sapin ? Les sucres d’orge ? La
musique ?

Je lui envoie un petit coup de pied sous la table alors qu’il se moque
gentiment de moi et de mon enthousiasme.

– Pas du tout. Je vais pouvoir passer le réveillon avec Serena… et toi.

Touché, Harrison repose le verre de sauvignon qu’il tenait à la main. Et


un lent sourire étire ses lèvres – ce beau et profond sourire qu’il ne réserve
qu’à moi, venu du fond de son âme. Mon cœur chavire alors que ses yeux
s’adoucissent en se posant sur moi.

– Pourtant, ce ne doit pas être une période facile pour toi, déclare-t-il
avec prudence.
– Je… oui, c’est vrai.

Je marque un bref arrêt. Bien sûr, il évoque pudiquement la disparition


de mes parents, d’autant plus douloureuse en ces temps de réjouissances
familiales. Ma lèvre inférieure se met à trembloter jusqu’à ce que je ravale
ma salive et me force à sourire. Harrison, lui, me transperce d’un regard
perçant. Comme s’il cherchait à lire dans mes pensées. Comme s’il
devinait le chagrin refoulé derrière la façade trop joyeuse. J’essaie de
soutenir son regard… mais finis par baisser les paupières.

– J’essaie juste de ne pas y penser.

Harrison se mord les lèvres, à croire qu’il retient sa réplique.

– Noël doit rester une période festive, surtout pour Brittany ! ajouté-je
avec un curieux vibrato dans la voix.
Il couvre alors ma main de ses doigts tièdes, rassurants. Exerçant une
légère pression, il me transmet… sa force, son assurance. Et j’ai
l’impression qu’à nouveau, le sang circule dans mes veines. Je respire
mieux. Voilà. Pas besoin de s’emballer. Encore moins de penser aux
mauvais souvenirs ce soir.

– Je trouve formidable tout ce que tu fais pour ta sœur, Mary.


– Je l’aime.
– Et il semblerait que tu aies un vrai don pour t’occuper des gens, sourit
Harrison. Ta sœur, ma grand-mère…

Je lui rends son sourire, touchée par son compliment, tandis qu’il porte
ma main à ses lèvres pour y poser un léger baiser, fugace et profond.

– Pour toi non plus, les fêtes ne doivent pas être faciles.

Harrison esquisse une petite grimace expressive.

– Disons qu’il ne s’agit pas de ma saison préférée ! Mais je fais un


effort pour Serena, quitte à jouer la comédie de la bonne entente avec toute
la famille. Et avec Jonathan.

Il hausse les épaules. De mon côté, je n’ose pas l’interrompre, trop


heureuse que cet homme si secret, si réservé, s’ouvre à moi.

– Nous avons des relations très tendues depuis ma sortie du centre de


détention. Déjà avant, nous nous disputions souvent car Jon a toujours eu
une fâcheuse tendance à s’attirer des ennuis. À l’adolescence, il s’est mis à
toucher à la drogue, à partir en vrille… et rien n’est vraiment terminé,
hélas !
– Et vous…

J’hésite, refusant de le presser de questions, de paraître trop curieuse.


Mais à ces mots, tout en moi se révolte.

– Vous avez déjà parlé de l’accident ?


– Non, jamais.
Jamais ?!

– Quelque chose s’est définitivement brisé entre nous. Lorsque je suis


retourné à la vie civile, il a fait comme si de rien n’était, comme si j’étais
simplement parti en vacances à l’étranger durant plusieurs mois. J’ai
parfois l’impression qu’il se sent coupable ou qu’il m’en veut ; c’est très
confus.
– Et toi ?
– Moi, je…

Il bute sur les mots, se tait une seconde. Mais parce qu’il est plus
courageux que moi, il relève la tête et me regarde droit dans les yeux.

– J’ai appris à vivre en assumant le crime d’un autre, en subissant les


regards des gens. C’est sûrement pour cette raison que je me suis enfermé
dans ma bulle, à New York. Je travaille avec quelques amis, je code depuis
mon appartement, je donne très peu d’interviews…

Je le sens réticent, méfiant – pas à mon égard mais envers les autres.
Combien d’épreuves a-t-il dû traverser à cause de son frère ? À sa place, je
n’éprouverais que colère et injustice. Mais il semble si calme, presque
résigné. J’ai pourtant la certitude qu’on ne peut pas vivre ainsi. Quel
innocent ne rêverait pas de rétablir la vérité, de laver son honneur ? Mais
par sens de l’honneur, pour l’amour d’un frère qui ne le mérite pas, il
continue à se taire. À mon tour, je serre sa main. Et à cet instant, il n’y a
plus que nous dans le restaurant. Là l’un pour l’autre.

Se penchant au-dessus de la table, Harrison ajoute alors à voix basse, à


ma seule intention :

– Je crois qu’une partie de moi est restée là-bas. En détention.


– Oh, Harrison…
– Un bout de moi – le meilleur – est resté enfermé dans cette cage,
derrière cette porte verrouillée, dans cette chambre minuscule.
– Non, pas le meilleur ! dis-je avec force.
Car le meilleur morceau de son âme, de son cœur, je le vois devant moi.
Dans tout son courage, dans toute son intégrité. J’aimerais tellement
l’aider, arranger la situation avec son aîné.

– Je n’imagine pas la force de caractère qu’il t’a fallu pour t’en sortir.
– Mais justement, on n’en sort jamais vraiment. Un homme qui a perdu
la liberté n’est plus jamais le même.
– Tu es sûrement différent, Harrison. Mais tu es surtout exceptionnel.
Tu es l’homme le plus courageux que j’aie jamais rencontré.

À nouveau, il dépose un baiser au creux de ma main, avant de l’appuyer


très fort contre sa joue – et c’est plus fort, plus intense que n’importe
quelle étreinte. J’en ai les larmes aux yeux. D’autant qu’un instant plus
tard, il sort une petite boîte de sa poche – un écrin !

– Je voulais profiter de ce repas pour te donner ceci.


– Harrison, tu n’aurais pas dû ! fais-je d’une voix blanche. Je n’ai rien
pour toi…
– Tu es là, Mary. C’est plus que ce dont j’ai besoin.

Déglutissant avec peine, je m’empare de la boîte en velours noir qu’il


fait glisser vers moi. Et, non sans impatience, j’ouvre le couvercle… et
pousse un petit cri de surprise.

– Oh ! Oooh !

Un flocon de neige aux délicates branches incrustées de diamants,


pendu au bout d’une longue chaîne d’or blanc. Je me mords les lèvres,
subjuguée par la beauté de ce présent. Ce n’est pas un bijou ordinaire,
acheté dans n’importe quelle bijouterie. Ce flocon, ce petit bout d’hiver et
de Noël, a été choisi pour moi et pour moi seule.

– C’est magnifique.
– J’ai pensé que tu voudrais garder ce souvenir de l’hiver avec toi toute
l’année, sourit Harrison.
Quittant sa chaise, il sort le somptueux pendentif de son écrin et se
place derrière ma chaise pour l’attacher à mon cou. Soulevant mes
cheveux bruns, il clôt le délicat fermoir tandis que je frissonne au contact
de ses doigts. Faites que les vacances d’hiver ne s’arrêtent jamais. Faites
qu’il ne reparte pas à New York. Faites que je ne le perde jamais…

***

À la sortie du restaurant, je ne peux retenir un cri de joie enfantin. Il a


neigé ! Il a neigé ! Dire que je n’ai rien remarqué pendant le dîner. J’étais
trop occupée à me noyer dans les yeux d’Harrison, à boire ses paroles, à
frôler ses genoux sous la table, sa main sur la nappe… Moi, la dingue de
Noël, je n’ai rien vu ! Et le petit tapis de poudreuse blanche qui recouvre
les alentours m’enchante. Dans son long manteau de cachemire noir,
Harrison éclate de rire, ravi par mon entrain.

Alors qu’il se dirige vers sa voiture, je me précipite vers les amas


blancs disséminés aux quatre coins du parking, situé en recul du restaurant
et des habitations. En anorak et robe courte, je n’ai pas forcément très
chaud, les jambes à l’air. Je grelotte, même. Mais je m’en moque, trop
excitée par cette première neige ! N’est-ce pas magique ? Mon pendentif
m’a porté chance ! Toute contente, je plonge mes mains gantées de daim
marron dans la poussière diaphane.

On va voir ce qu’Harrison a dans le ventre…

– Tu viens, Mary ? me lance-t-il, debout à côté de la portière ouverte de


sa voiture.

Brutalement, je me retourne… et je lui envoie une grosse boule de


neige en pleine figure. Bon, il est très grand ! Si bien que mon projectile
éclate sur sa poitrine et le revers de son beau manteau. Écarquillant les
yeux, il ne recule même pas. Il reste droit dans ses bottes, encaissant le
coup. Il a les nerfs solides ! La neige dégouline le long de son vêtement
tandis qu’il l’époussette.
– Ah oui ? dit-il, un sourcil arqué.

Pour être honnête, c’est moi qui recule au ton glacé de sa voix. Est-ce
que… est-ce que je l’aurais fâché ? Je me mords la lèvre inférieure.

– C’est comme ça que tu le prends, Mary Elligson ?

Quand il relève la tête… j’aperçois son sourire en coin, moqueur,


presque juvénile. Ses yeux pétillent sous le halo du lampadaire qui éclaire
le parking. À nouveau, mon sourire revient… du moins jusqu’à ce qu’il se
jette sur le premier tas de neige à sa portée. Et avant même que je ne
puisse réagir, il m’envoie un véritable boulet de canon… et me touche en
plein cœur.

Forcément en plein cœur.

Nos rires se répondent, résonnant sur la place déserte, en marge des


rues, dans la nuit froide. Dos à dos, chacun à un bout du parking, nous
préparons nos munitions aussi vite que possible, tels deux gamins.

– Tu n’aurais pas dû commencer ! me lance Harrison. Tu ne sais pas à


qui tu as affaire !

Au roi de la boule de neige, apparemment. Parce qu’une seconde plus


tard, je suis criblée de tirs. Une, deux, trois, quatre boules frappent mon
dos, éclatant en poussière à mon contact. Je ris de plus belle, heureuse, les
joues rouges. Et je n’ai guère les mains vides. À mon tour, je vise
Harrison. Une épaule, le ventre puis… je le manque chaque fois.
Pourquoi ? Parce qu’il court vers moi ! Lâchant un cri aigu, je tente de
prendre la tangente pour lui échapper.

Je ne donne pas cher de ma peau s’il m’attrape !

Mais pas le temps de m’élancer, de fuir lâchement ! Déjà, ses bras me


ceinturent tandis qu’il bondit sur moi. Je criaille de plus belle, me
débattant comme une diablesse. Et ensemble, nous basculons en avant, sur
l’un des tas de neige. La poudreuse amortit notre chute, et Harrison prend
garde de rouler sous moi pour m’épargner. Il me garde dans ses bras,
collée contre sa poitrine. Moi, je bats des jambes, imprimant la marque de
mes bottes dans la neige alors qu’il rit comme un môme.

Et puis… autre chose.

Autre chose s’éveille entre nous, comme une étincelle. Je le sens à la


manière dont il se raidit sous mon poids. Je le sens au nœud dans mon
ventre, aux battements affolés de mon cœur. Le désir. Le désir qui renaît,
qui nous submerge. Roulant dans la neige, Harrison se place au-dessus de
moi. Je ne sais pas comment c’est arrivé. À quel moment je suis tombée
amoureuse. Mais je m’en rends compte à cet instant précis, alors que ses
yeux vert-noisette plongent dans les miens.

Nos visages se rapprochent, à l’instar de nos bouches. Harrison me


regarde comme si j’étais… précieuse, unique. Comme personne ne m’a
jamais regardée avant lui. Un petit nuage de buée blanche s’échappe de ses
lèvres. L’air même de la nuit est coupant. Alors pourquoi ai-je si chaud ?
Pourquoi suis-je léchée par des flammes de l’intérieur ? Mon cœur bat si
fort qu’il trouble le silence. Je redoute qu’Harrison ne l’entende.

– On peut dire que j’ai gagné ? chuchote-t-il contre ma bouche.

J’opine du chef, muette, comblée par ma défaite. Et je ferme à demi les


paupières tandis qu’il se penche vers moi, nos corps emmêlés, nos jambes
empêtrées ensemble, dans son manteau, dans la neige. Poitrine contre
poitrine, il me couvre entièrement alors que la neige recommence à
tomber, saupoudrant la scène de sa poussière étincelante. C’est…
magnifique.

Puis j’oublie tout.

Parce que nos bouches se rejoignent, parce qu’il m’embrasse comme


j’en rêve depuis toujours. D’abord doucement, sur la pointe de la langue.
Puis de plus en plus intensément, comme si l’incendie le gagnait aussi,
nous embrasant en une unique torche. Je m’étonne presque de ne pas voir
la neige fondre sous nos deux corps. Nos bouches s’escriment, se dévorent.
Nos corps semblent en fusion. Je ferme les yeux, subjuguée par l’étreinte.
Quand soudain, un bruit s’élève dans notre dos.

Sur ses gardes, Harrison s’arrache à moi, se retournant vivement. La


magie se brise en une seconde. Toujours couchée sous lui, je cherche aussi
un intrus du regard. L’espace d’une seconde, j’aurais juré que nous
n’étions plus seuls. Mais le parking est désert.

– Je suis désolé, j’ai cru que…, commence Harrison avant de secouer la


tête.

Il se redresse le premier et me prend par la main pour m’aider à me


relever. Mais il ne me reconduit pas tout de suite à la voiture. Passant les
bras autour de mes hanches, il me plaque contre son torse et ouvre les pans
de son manteau afin de m’y envelopper. Son geste, sa tendresse me
bouleversent. Soudée à lui, je me réchauffe tandis qu’il pose sa joue au
sommet de mon crâne. Et nous restons un instant enlacés sous la neige,
dans la nuit, avant qu’il ne me demande :

– Veux-tu rester avec moi cette nuit ?

Puis, très vite, comme s’il avait besoin d’une excuse :

– La route est très longue en pleine nuit jusqu’à West Yellowstone. J’ai
pensé que…
– Oui, l’interromps-je.
– J’ai réservé deux chambres à l’hôtel, me précise-t-il aussitôt.
– Deux chambres ? Mais pour quoi faire ?
– Je pensais que… enfin je n’étais pas sûr que tu…

Je le regarde dans les yeux, touchée par son respect envers moi… et son
manque d’assurance. À cet instant, je prends la pleine mesure de sa
blessure, des cicatrices laissées par la prison, par son ostracisme. Cet
homme me bouleverse.

– J’ai envie de toi, Harrison. J’ai envie de cette nuit…


Nos lèvres se retrouvent, éperdues. Et je ne sais pas comment nous
remontons en voiture, traversons une partie de la ville et parcourons les
couloirs de l’hôtel pour nous retrouver dans la suite d’Harrison. Je ne
reprends conscience qu’au moment où la porte se referme sur nous, sur
notre désir, sur notre attirance électrique. Je n’ai pas le temps de bouger,
de reprendre mon souffle. Monsieur Cicatrice-au-menton me plaque
directement contre le battant. M’attrapant par les poignets, il plaque mes
deux mains de chaque côté de ma tête.

Je ne peux pas m’échapper – et je n’en ai aucune envie.

Son corps se colle au mien, brûlant malgré la neige fondue sur nous. Et
son regard se brouille alors que nos visages se rapprochent
inexorablement. Mon cœur, lui, tambourine. J’ai l’impression d’avoir un
gong dans la poitrine. Incapable d’attendre, j’entrouvre la bouche, le
souffle court, le pouls affolé. Mais joueur, Harrison s’amuse à éviter mes
lèvres, me soumettant à la plus délicieuse des tortures en déposant un
baiser à leur commissure, puis sur ma pommette, ma tempe…

J’en frémis. Un long tremblement me parcourt alors qu’il continue à


m’embrasser. Sa bouche effleure mes paupières, l’une après l’autre. En
son pouvoir, je ferme les yeux et son parfum me monte aux narines, mêlé
à l’odeur de la neige, de la nuit glacée, ramenée sur nous du dehors.
J’exhale un nouveau soupir quand il s’amuse à picorer ma bouche, la
frôlant pour mieux s’éloigner, la touchant pour mieux l’ignorer. Mon
ventre se noue sous l’effet du désir qui monte.

– Tu es certaine de ne pas préférer ta chambre ? s’amuse Harrison.


– J’hésite encore…, mens-je d’une voix rauque.

Étouffant un rire contre mon oreille, il en profite pour en mordiller le


lobe, le tirer délicatement entre ses dents avant de le gober. Inclinant la
tête, je me laisse aller. Je m’offre à sa bouche qui descend vers ma veine
jugulaire, formant un suçon sur ma peau blanche. Son souffle me
chatouille, comme ses courts cheveux châtains alors qu’il enfouit son
visage dans mon cou. Toujours épinglée à la porte, je suis entièrement à sa
merci – et j’adore ça ! Quand il relève la tête, je laisse filtrer un regard
plein de promesses de sous une rangée de longs cils noirs.

– Tu sais que tu vas me rendre fou ? susurre-t-il.

Eh ben ! qu’est-ce que je devrais dire…

Enfin nos lèvres se touchent, se prennent, se mordent. Et c’est le


détonateur ! À cette seconde, nous nous jetons l’un sur l’autre comme
deux fauves. Depuis nos retrouvailles, nous avons eu le temps de laisser le
désir monter, jusqu’à exploser entre les murs de cette chambre. Tandis que
nos langues se caressent, que sa salive m’envahit, enivrante, un peu
alcoolisée, je me décolle de la porte. Et je repousse Harrison avant de lui
arracher son long manteau. Je le saisis par les épaules, je fais glisser les
manches et je le laisse tomber par terre, en une flaque de tissu. En même
temps, je balance mes bottes au loin dans la pièce, dénudant mes jambes.

Harrison me répond, aussi vif, aussi intense. Au milieu de la salle, tout


en me dévorant, en m’embrassant à perdre haleine, il fait glisser le zip de
mon anorak avant de m’en libérer. Je l’aide, en feu sous mes vêtements. La
moindre étoffe me semble en trop, me brûle la peau. J’ôte mes bras des
manches et je piétine à moitié la malheureuse parka lorsqu’elle chute sur
la moquette. Je suis comme droguée, accro à mon milliardaire.

M’approchant de lui, je mordille et suçote sa lèvre inférieure. Je la tire,


je la prends entre mes dents… avant de revenir m’approprier sa bouche
pour y introduire une langue audacieuse. Avec lui, je me sens capable de
tout. Je serre son cou à deux bras alors qu’il me porte en direction du lit.
En même temps, il envoie balader ses mocassins abîmés par la neige.
S’aidant de ses pieds, il balance une première chaussure, puis une seconde.
Dans la chambre, nous semons nos affaires comme le Petit Poucet.

En proie à la fièvre, j’enfonce mes doigts dans ses cheveux châtains,


goûtant à leur douceur soyeuse. Lui ne peut s’empêcher de sourire, gagné
par mon emportement. Nous sommes pris dans la même tornade. Et
soudain, il me fait tomber sur le lit. Se penchant en avant, il me lâche à
seulement quelques centimètres du matelas sur lequel je rebondis… avant
de l’entraîner dans ma chute. Hors de question que je me sépare de lui une
seconde. Gardant les bras autour de sa nuque, je le fais chuter à mes côtés,
sur le délicat plaid blanc cassé du palace. Nos rires résonnent, comme sous
la neige. Des rires pleins de désir, de vie, de folie, de passion.

– J’ai tellement envie de toi…, souffle-t-il en me retirant mon gilet.

Il tire sur les manches sans vergogne, sans grand souci pour la pauvre
laine. Mais je m’en moque complètement, trop occupée à picorer ses
lèvres, à caresser son torse musclé à travers le tissu de sa chemise. Mieux,
je lui ôte aussi sa veste tandis que nous nous asseyons tous les deux, l’un
en face de l’autre, pour aller plus vite. Nous cédons à l’urgence du désir,
de l’envie qui nous tenaille le ventre, qui nous jette l’un vers l’autre. Mes
doigts volettent sur les boutons de sa chemise, les ôtant un par un.

Lui garde ma taille emprisonnée entre ses paumes. Et ses mains


montent et descendent vers ma poitrine, caressant mes courbes à travers le
fin tissu de ma robe. Je sens mes seins se gonfler, se dresser sous ses
assauts. Puis il retire sa chemise ouverte et la jette au bout du lit. Je le
dévore des yeux, fascinée par sa beauté. Jamais je n’ai vu un homme aussi
séduisant. Il n’est pas humain ! D’une main tremblante, je caresse ses
pectoraux, ses muscles durs et nerveux. Je n’arrive pas à croire qu’il
existe.

Ses pupilles se mettent à briller. Posant mes deux mains sur ses biceps,
je caresse ses bras, ses avant-bras. Puis je reviens vers ses épaules
puissantes, athlétiques. Je m’y cramponne au moment où il m’attire de
nouveau à lui en entourant mes hanches d’un bras autoritaire. Il me veut !
Tout de suite ! Je le lis dans ses yeux. Je me retrouve collée à son torse.
Lui m’embrasse, plongeant sa langue en moi, s’appropriant chaque
parcelle de ma bouche. En même temps, sa main trouve le zip de ma robe
dans mon dos… et bientôt, je sens un courant d’air froid.

Aucun vêtement ne fait long feu, entre nous. J’en ai la tête qui tourne,
le sang qui pulse à mes tempes. Je suis comme ivre, et lui comme fou.
Abaissant ma robe, il la fait tomber sur mes reins, libérant ma poitrine…
et c’est alors que je le repousse, les deux paumes posées sur son torse.
Non, je n’ai pas perdu la tête ! Enfin, pas complètement ! Harrison me
jette un regard d’incompréhension où brûle l’excitation. Mais je recule de
quelques centimètres pour m’extraire moi-même du tissu. Et me retrouver
en sous-vêtements devant lui.

– J’ai une petite surprise pour toi…

Incompréhension, d’abord. Puis… lueur d’intérêt. Et enfin, le désir, le


désir à l’état brut.

– Mary…, souffle-t-il, une lueur d’envie dans les yeux.

Il me détaille longuement, me donnant l’impression d’être un bibelot


précieux. Car je n’ai pas enfilé n’importe quels sous-vêtements pour lui –
oui, j’espérais bien finir la nuit avec lui ! Et j’ai donc choisi un ensemble
très particulier.

– Ne me dis pas que…


– Eh bien, quoi ? fais-je d’une voix lascive. Tu m’as bien dit que tu
n’aimais pas Noël ?

Ses yeux pétillent de malice alors qu’il tend déjà la main vers moi.
Mais j’assène sur ses doigts une légère tape et attends encore un peu.

– Je crois que je vais changer d’avis ! s’amuse-t-il.


– Tu vois ! Je suis prête à tous les sacrifices pour te redonner le goût
des fêtes !
– Tous les sacrifices…, répète-t-il, un brin narquois.

J’entends aussi la note de désir dans sa gorge. Et, suave, j’ajoute :

– Eh bien ? Tu n’ouvres pas ton cadeau ?

Car j’ai choisi non pas un soutien-gorge… mais un bustier entièrement


lacé ! Avec son large ruban de velours rouge emberlificoté autour de mes
reins et de mon ventre, il forme un paquet cadeau sophistiqué et, je
l’espère, torride. Le nœud se place entre mes seins… de sorte qu’il suffit
de tirer dessus pour ouvrir le paquet – moi, en somme !

– Tu es la jeune femme la plus surprenante que j’aie rencontrée…

Il s’avance vers moi. Ses paumes brûlantes enveloppent mes seins à


travers le tissu. Et lentement, très lentement, il tire sur le nœud. Bientôt, le
ruban qui forme le corset se détend, se défait. Harrison a l’air de savourer
chaque seconde de la révélation. Je le vois à ses yeux voilés. Mes deux
seins émergent, mon ventre blanc, mes hanches étroites. Il en a le souffle
coupé.

– Tu es tellement belle…

Puis encore plus bas :

– C’est toi que je veux à Noël !

J’éclate d’un rire de gorge tout féminin tandis que sa bouche s’abat sur
ma poitrine, prenant la pointe d’un de mes seins entre ses lèvres.
M’allongeant sur le matelas, je me laisse aller et je cambre
instinctivement les reins. Lui s’attarde sur ma poitrine, suçotant un téton
en titillant l’autre de sa main. Butinant l’aréole, il en redessine le tracé à la
pointe de sa langue, me donnant des frissons partout. Le plaisir monte,
monte, monte. D’une large paume, il enveloppe l’une des petites perles
blanches, la caresse, la presse. Je me transforme en cire malléable entre
ses doigts.

Mmm…

Puis il poursuivit son exploration. Sa langue descend le long de mon


ventre, laissant un frais sillon de salive sur ma chair. J’en tremble presque
lorsqu’il souffle dessus. Diabolique, il souffle le chaud et le froid. Et il
glisse deux doigts sous l’élastique de ma culotte rouge, elle aussi… avant
de la tirer le long de mes jambes. Entièrement nue devant lui, je m’offre
sans fausse pudeur. Je suis si confiante, avec lui. Je ne crains pas son
regard qui brille, qui me met en valeur, en sécurité.
Alors, sa bouche se pose sur mon sexe, comme s’il l’embrassait. Je me
raidis, électrifiée. Sa langue s’introduit entre mes lèvres, les caressant
l’une après l’autre avant de se perdre dans mes méandres.

– Tu as un goût sucré, souffle-t-il, relevant un instant la tête avant de


replonger.

À cette seconde, je perds tous mes repères. Sa langue m’explore, se


perdant dans les replis humides et moites de ma féminité. Et quand il
trouve le petit bouton de chair rose, je me liquéfie. C’est comme s’il
stimulait tous mes centres nerveux à partir de ce point unique. Prenant
mon clitoris dans sa bouche, il le suçote, le presse, puis le délaisse avant
d’y revenir, encore et encore, en un jeu qui me rend folle. Bientôt, des
spasmes grondent au creux de mon ventre. Je sens les cheveux d’Harrison
caresser l’intérieur de mes cuisses. Je sens sa langue en moi, sa salive qui
me mouille.

Et la vague grandit, grandit… jusqu’à m’emporter au sommet de la


jouissance. Tout mon corps se contracte d’un seul coup, jusqu’à la pointe
de mes orteils. Tendue comme un arc, j’atteins le septième ciel tandis
qu’une série d’ondes brûlantes, comme des secousses sismiques, résonnent
en moi. Poussant un long gémissement, je ferme les yeux, arc-boutée. Et
Harrison ne me lâche pas, m’emmenant plus loin, toujours loin. Quand
j’atterris enfin, je trouve ses yeux brillants qui m’observent.

– Le plus délicieux des cadeaux, sourit-il.

Je le regarde, les joues rouges, hors d’haleine. Et tout de suite, je tends


les bras. Car je ne suis pas encore rassasiée de lui. J’en veux plus, plus !
Son sourire s’agrandit. Se redressant sur le lit, il ôte sa ceinture, son
pantalon. Il refuse même mon aide pour aller plus vite, saisi par l’urgence.
Je l’attends, nue sur le lit, abandonnée, encore moite de plaisir. Et à en
croire ses yeux fiévreux, cette vision l’embrase tout entier.

– Dépêche-toi ! l’imploré-je.
Admirative, je ne peux m’empêcher de détailler son corps parfait : ses
jambes minces et musclées, son ventre dur et plat, ses hanches étroites
d’homme, ses larges épaules, ses bras athlétiques… et son sexe érigé pour
moi. J’avale ma salive avec peine. Et lorsqu’il me rejoint, c’est pour se
coller nu contre moi. Corps à corps. Peau à peau. Il me couvre de son
corps musclé, durci par l’envie folle, viscérale, que nous ne formions plus
qu’un. J’écarte spontanément les jambes pour qu’il vienne en moi,
l’appelant de tous mes vœux.

Ouvrant le préservatif récupéré dans la table de chevet, Harrison


l’enfile aussi vite que possible, enivré par mes gémissements de désir.
M’asseyant près de lui, je noue les bras autour de sa nuque et l’embrasse,
avide. Pressée, c’est moi qui le pousse puis l’allonge sur le matelas. C’est
moi qui me juche sur ses reins pour le chevaucher. À mon tour de
l’emmener au paradis dont je descends tout juste. Me dressant sur mes
genoux, je m’empale sur lui. Je laisse son sexe entrer en moi, me remplir
tout entière, jusqu’au bout.

Harrison pose ses mains sur mes hanches pour me guider, pour
m’indiquer le rythme. La tête renversée dans les oreillers, il me regarde
bouger au-dessus de lui. Car je me mets à onduler, le laissant entrer et
sortir en moi. Lui en profite pour caresser mes courbes, mes seins, jouir de
mon corps entier alors que le plaisir se réveille à nouveau au fond de moi.
Nos corps bougent en rythme, de plus en plus vite. À chaque poussée, nous
montons plus haut, jusqu’à toucher du doigt le ciel.

Et soudain, je le sens qui cède en moi. Ses doigts se crispent sur ma


peau au moment où il sombre, emporté par le plaisir. Un long râle tombe
de ses lèvres alors qu’il continue à me regarder droit dans les yeux. Alors,
à mon tour, je me laisse emporter par la déferlante. Je ne résiste pas,
submergée par la jouissance. Pendant quelques instants, nous ne formons
plus qu’un seul être, un seul cœur.

Lui et moi. Moi et lui. Jusqu’au bout de la nuit.


11. Disparue

Où est mon sac ? Où est mon sac à main ? Je cherche fébrilement dans
l’entrée de la maison avant de me rendre à l’évidence : j’ai dû l’oublier
dans la voiture d’Harrison après notre nuit à l’hôtel. Et quelle nuit ! J’en ai
encore des palpitations, des papillons dans le ventre. Avec un petit soupir
d’extase, je m’empare du téléphone pour contacter Monsieur Cicatrice-au-
menton, dieu du sexe et du sexy. Oui, il faut en rajouter un au panthéon
grec ! Surtout aussi musclé, aussi torride, aussi…

Bref, je m’égare.

Il décroche dès la première sonnerie et je frissonne au seul son de sa


voix. Elle me rend toute chose, faisant renaître en moi une foule de
souvenirs brûlants. Après cette soirée, je peine à redescendre. Harrison,
lui, confirme : il a bien retrouvé l’objet de toutes mes convoitises (après
lui, du moins) sous le siège passager de sa berline. Et il promet de me
restituer mon sac dans la soirée. Pour l’heure, il est occupé par une
visioconférence avec New York en raison d’un problème avec un logiciel.

Un génie de l’informatique n’est jamais vraiment en vacances. Surtout


quand il pèse des milliards de dollars. De mon côté, je passe la journée
avec ma petite sœur. Même si, au bout d’une heure, je m’interroge :
Brittany est-elle en réalité un agent de police sous couverture ? Parce que
je n’ai jamais été autant bombardée de questions de ma vie. On dirait un
interrogatoire ! Ne manquent que les menottes et la lampe dans les yeux.
Ma sœur est plus curieuse que Mme Morrison, la propriétaire du salon de
coiffure, animatrice officielle de « Radio Cancan ».

– Tu n’es pas rentrée de la nuit ! Tu n’es pas rentrée de la nuit !


chantonne-t-elle à tue-tête dans le salon.
Ne pas l’étrangler. La garder en vie encore quelques années.

– Toi et Harrison, vous l’avez fait !

Ou pas.

– Pitié, Brittany ! Tu as 12 ans, pas 3…

Parce qu’elle adore m’asticoter, elle hausse les épaules pendant que je
m’active devant notre cheminée. Nous sommes le 19 décembre et selon la
tradition familiale, il est temps d’accrocher nos chaussettes en laine
devant l’âtre ronflant. Excitée comme une puce, je les suspends aux petits
clous prévus à cet effet. Puis je m’empare des énormes paquets de
bonbons achetés pour l’occasion, les remplissant de toutes sortes de
friandises. Dans mon dos, le sapin clignote joyeusement, illuminé de mille
feux. Et Brittany m’adresse une grimace comique.

– C’est fou ce que tu es rabat-joie quand tu es amoureuse !

Je reste pétrifiée. Et tant pis pour la proximité des flammes qui dansent
à mes pieds en roussissant les jambes de mon jean. Je rêve… ou ma petite
sœur vient de me faire rougir comme une tomate ? J’aperçois mon reflet
dans la glace, suspendue au-dessus de la cheminée. Non, non… j’ai
vraiment la couleur des fringues du père Noël. Ce qui n’échappe guère au
regard sagace de ma petite peste préférée. Elle rigole bien, lovée dans le
canapé pendant que je bafouille.

– Je n’ai… jamais… enfin… je n’ai jamais dit que j’étais amoureuse !

Brittany lève les yeux au ciel.

– Comme si tu avais besoin de parler ! C’est inscrit sur ta figure, Mary :


tu clignotes comme le sapin.
– Quoi, je… ?

Secouée, je me laisse tomber sur le sofa à ses côtés et je m’empare d’un


coussin à l’effigie de Rodolphe, le renne préféré de Santa Claus (j’ai déjà
dit que j’étais une maniaque de Noël, peut-être ?). Je le serre contre moi
comme une bouée de sauvetage.

– Ça se voit tant que ça ? demandé-je, un peu incrédule.

Cette fois, ma sœur éclate de rire.

– Comme le nez au milieu de la figure ! Mais lui ? Il t’a déjà dit qu’il
t’aimait ?

Elle est trop maligne pour ses 12 ans, cette gamine. Je secoue la tête
tandis qu’elle me répond d’une petite moue réprobatrice. À l’époque du
collège, un envoi de SMS, une sortie au ciné et c’est plié : vous êtes un
couple officiel. Pourquoi n’est-ce pas si simple ? Je n’aurais qu’à jeter une
boulette de papier dans les cheveux d’Harrison pour lui clamer mon amour
et tout serait réglé ! Je pousse un gros soupir.

– De toute manière, j’ignore si notre relation est sérieuse ou pas.


– Tu vas encore dire que je n’y connais rien… mais quand il te regarde,
il a l’air drôlement amoureux. À mon avis, il a crushé sur toi.

« Crushé » ?

– Il a eu un coup de foudre, si tu veux ! précise ma sœur, excédée par sa


vieille grande sœur de 20 ans.
– Tu crois ? Franchement, je n’en sais rien… Je ne peux pas nier qu’il y
a un truc entre nous. Quelque chose de très fort. Mais il vit à New York et
moi dans le Montana. Je sais qu’il repartira bientôt, après les fêtes.

Que se passera-t-il ensuite ? Je doute qu’il décide d’emménager dans


nos montagnes glaciales et nos paysages grandioses pour coder dans un
chalet. Pour ma part, je n’ai guère les moyens de m’installer à Manhattan.
D’ailleurs, le voudrait-il seulement ? Nous nous connaissons seulement
depuis quelques jours – même si j’ai l’impression que nos corps, nos âmes
se sont reconnus dès la première seconde. Comme si nous étions liés,
comme si c’était écrit dans les étoiles. Je me mords les lèvres, entraînée
par mes pensées loin de ce salon, loin de ma petite sœur qui me lorgne du
coin de l’œil. J’aime Harrison. Et lui ? Jamais nous n’avons parlé d’avenir
ensemble.

– Hé, Mary ! s’exclame Brittany en agitant une main devant mon


visage. Tu es encore avec moi ?
– Hein ? Oh, euh… oui.
– Tu pensais à Harrison ?
– Je me demandais comment j’allais pouvoir nous empoisonner à
l’heure du déjeuner ! riposté-je du tac au tac.

Quittant le sofa, je me dirige vers la cuisine afin de couper court à cette


conversation beaucoup trop intime. Je préférerais parler de tout cela avec
Chris ! Finalement, je me plante devant le frigidaire et j’ouvre le
compartiment du congélateur.

– Alors pizza… ou pizza ?

***

Durant l’après-midi, ma petite sœur passe le nez collé à son ordinateur


pour « chatter » avec ses copines ou poster des photos de son groupe
préféré sur son blog. Ah, les jeunes ! Au lieu de prendre l’air lors d’une
longue balade en forêt.

Ça y est. Je parle comme ma grand-mère.

J’éclate de rire en terminant mes révisions – et en essayant de ne pas


songer aux résultats de mes partiels, début janvier. Vers 16 heures,
Brittany quitte sa tanière.

À ma grande surprise, je la vois sortir non pas de sa chambre… mais de


celle de nos parents ! Je manque de m’étrangler. Depuis leur disparition,
j’ai conservé cette pièce intacte, sans rien changer, sans rien toucher. Moi-
même, je n’ose jamais y pénétrer, hormis pour astiquer les meubles et
chasser la poussière. Mais je ne m’attarde guère, m’acquittant des corvées
ménagères à toute allure, comme si j’avais le diable aux trousses. Le
diable… ou deux fantômes trop aimés ?

– Regarde ce que j’ai trouvé ! me lance Brittany, enthousiaste.

S’approchant de moi, elle brandit un énorme album photos à la reliure


de faux cuir brun. Nouveau choc : il ne s’agit pas de son classeur
entièrement consacré à Harry Styles, chanteur à l’origine de mon urticaire
géant. Non, non, non ! D’un simple coup d’œil, je reconnais le gros
volume qui contient nos plus belles photos de famille. C’est maman qui le
remplissait soigneusement, année après année. À travers un flash, je la
revois assise en tailleur sur son lit, en train de coller de nouveaux clichés
pendant que papa brûlait un plat en cuisine.

Sauf que… non ! Secouant la tête de toutes mes forces, je repousse ce


souvenir au loin, à l’autre bout de ma galaxie. Depuis deux ans, ma
mémoire est cadenassée, fermée à double tour. Je ne veux plus aborder le
sujet du passé. S’asseyant sur le tapis, ma petite sœur pose son trésor sur
la table basse.

– Où as-tu pris cela ? dis-je sèchement.

Étonnée, elle relève la tête avec des yeux ronds.

– C’était dans l’armoire de maman, sous ses pulls.


– Tu as fouillé dans ses affaires ?

Assise à la table de la salle à manger, je suis entourée par mes classeurs


et mes polycopiés. Mon ordinateur portable affiche un écran de veille
représentant un paysage enneigé.

– Bah, non… je…


– Va le ranger tout de suite !

Je crie car en vérité je suis terrorisée à l’idée qu’elle n’ouvre la


couverture et révèle les visages rayonnants de mes parents le jour de leur
mariage. Il s’agit du premier cliché de l’album, je m’en souviens. Comme
je me rappelle bien d’autres choses, bien d’autres jours, bien d’autres fêtes
que je cherche seulement à enterrer sous des tonnes de non-dits.

– Pourquoi ? me demande Brittany.


– Parce que… parce que tu n’as pas le droit d’entrer dans leur
chambre !

Manquant de renverser ma chaise, je me relève brutalement et me


précipite vers la table basse pour attraper l’album. Je m’en empare comme
s’il s’agissait d’une bombe à retardement. Ma sœur demeure bouche bée
par mon angoisse palpable sous la colère. Puis à son tour, elle se redresse
lentement, des éclairs dans les yeux. À présent, elle semble aussi furieuse
que moi.

– Qu’est-ce qui ne va pas chez toi, Mary ?


– Moi ? fais-je, interloquée.
– Oui, toi ! Pourquoi je n’ai jamais le droit de parler d’eux ? Pourquoi
tu as transformé leur chambre en sanctuaire ? Pourquoi on doit tout le
temps faire comme s’ils n’avaient pas existé ? Et pourquoi tu deviens
dingue dès qu’on aborde le sujet de leur mort ?

Je reste sans voix. Elle aussi est à bout de souffle. Une larme roule
maintenant sur sa joue, zébrant sa figure fine, pâle.

– Je… je ne veux pas en parler, c’est tout ! dis-je, les dents serrées. Ça
ne sert à rien à part à rouvrir nos plaies.
– C’était nos parents, Mary ! On doit parler d’eux ! On doit s’en
souvenir ! On doit les garder encore un peu avec nous !

En pleurs, Brittany recule alors que je reste pétrifiée, l’album dans les
bras. Elle semble si secouée ; et je le suis aussi. Ses mots me touchent en
plein cœur, me criblant comme des balles. Je sais qu’elle a raison, j’ai
conscience de la blesser par mes silences… mais je ne peux pas, je ne sais
pas faire autrement. C’est plus fort que moi.

– Tu peux jouer la comédie, Mary, et faire comme si tu étais une fille


optimiste, enthousiaste et positive… dans le fond, tu es aussi malheureuse
que moi ! Nos parents sont morts, tu entends ? MORTS ! Et tu auras beau
sourire à la terre entière et accrocher dix tonnes de guirlandes dans ton
sapin à la noix, ça n’y changera rien !

Les joues mouillées, la figure rougie, elle me jette un regard chargé de


colère.

– Va dans ta chambre, s’il te plaît, dis-je seulement d’une voix blanche.


– Non ! Tu n’es pas maman !
– Je suis responsable de toi…
– Tu parles ! Tu n’es même pas capable de pleurer ! Tu n’es même pas
capable de t’occuper de toi !

Tournant les talons, ma petite sœur s’enfuit. Et une seconde plus tard,
j’entends la porte de sa chambre claquer.

***

À 18 h 30, je commence à m’inquiéter. Brittany n’est toujours pas sortie


de sa cachette et je me sens affreusement mal. Bien sûr, ses accusations
m’ont blessée… mais a-t-elle tort ? Mes sourires ne sont qu’une façade,
ma bonne humeur, une fuite en avant. Je tourne en rond dans la cuisine
devant le gratin de brocolis au saumon réchauffé. Et si j’allais la voir ?
Rassemblant mon courage, je traverse le corridor et frappe à sa porte. Pas
de réponse.

Ça s’annonce bien…

Je récidive et finis par tourner la poignée.

– Brittany ?

Je me retrouve dans une pièce vide. Je hausse les sourcils, surprise, et


l’appelle encore. Personne. Le cœur battant de plus en plus vite, je fais le
tour du chalet, ouvrant toutes les portes à la volée – y compris la chambre
de nos parents. Aucune trace de Brittany, nulle part. Je vérifie trois fois
dans la salle de bains, comme si elle avait pu s’endormir dans la baignoire
ou se cacher dans l’armoire à linge !

– Brittany ?

L’angoisse perce dans ma voix. Nerveuse, je sors en pull dans la nuit et


fais le tour de la maison en courant. Laissant la porte grande ouverte
derrière moi, j’encercle le chalet en fouillant les environs. La neige a tout
recouvert : aucune trace de pas ! Pas de petite sœur dans les parages ! En
proie à une panique croissante, je traverse l’allée en courant et tambourine
à la porte de Chris. Toutes les lumières sont éteintes chez mon meilleur
ami, absent pour la soirée. Ne m’a-t-il pas expliqué qu’il sortait avec une
charmante touriste italienne rencontrée durant l’une de ses visites
guidées ?

– BRITTANY !

Mon cri transperce les ténèbres. À cette heure, la nuit est déjà tombée
sur les montagnes, transformant la forêt en une rangée de silhouettes
squelettiques et sinistres. Je dois me rendre à l’évidence : Brittany a
disparu. Je tourne sur moi-même sans songer à rentrer quand les deux
phares d’une voiture m’illuminent. Une BMW noire remonte le chemin de
terre jusqu’à la maison. Un homme en jaillit une seconde plus tard :

– Mary ? Que se passe-t-il ?

Harrison, Harrison… au secours !

Parce qu’il a entendu mon cri de détresse, il se précipite vers moi, mon
sac dans une main. J’avais complètement oublié qu’il devait me le
rapporter. D’ailleurs, je ne m’en saisis pas, courant à sa rencontre pour
m’agripper des deux mains aux pans de sa chemise. Pourquoi ai-je soudain
l’impression qu’il est le seul à pouvoir m’aider ? Lui lâche ma besace et
referme ses mains sur mes bras.

– Mary ?
Je perçois l’angoisse dans sa voix, l’éclat inquiet dans ses yeux, ses
lèvres légèrement retroussées, prêtes à mordre.

– C’est Brittany. Elle a disparu. Je… je n’arrive plus à la trouver. Elle


n’est pas à la maison, ni dans les bois. Nous nous sommes disputées. Et
maintenant, elle…
– Calme-toi.

Sa voix posée m’apaise instantanément, tout comme ses mains serrées


autour de mes bras. Il me soutient, m’évitant de flancher. Plongeant ses
yeux dans les miens, il me force à soutenir son regard. J’y puise le courage
nécessaire pour me calmer, rassembler mes idées. Maintenant qu’il est là,
les choses vont s’arranger. Forcément.

– Ta sœur ne peut pas être bien loin. C’est une petite ville où tout le
monde connaît tout le monde. Nous allons vite la retrouver.

Cinq minutes plus tard, Harrison a pris la situation en main avec une
efficacité digne de… de lui. Soudain, l’implacable businessman apparaît
derrière l’homme blessé, solitaire et discret qui m’a touchée en plein cœur.
Et cette facette de lui me rassure malgré mon ventre noué et la peur qui
m’étreint. Assis devant la table de la cuisine, nous passons plusieurs coups
de fil. Bien sûr, le portable de Brittany sonne dans sa chambre, oublié sur
son lit. Harrison me propose de contacter toutes ses copines.

– Madame Peters ? Mary Elligson à l’appareil. Je me demandais si ma


sœur n’était pas chez vous…

Et toujours la même réponse, de Mme Peters, de M. Martinez, de Mme


Brown :

– Non, Brittany n’est pas là. Je suis vraiment désolée. Pourquoi ? Vous
avez des ennuis, Mary ?

Après un ultime appel à Anna, la meilleure amie de ma cadette, je


désespère. Raccrochant le combiné, je tourne des yeux éperdus vers
Harrison, toujours calme. Des ondes paisibles émanent de lui, assainissant
l’atmosphère tendue de la pièce. Et il parvient à m’imposer son sang-froid.

– Personne ne l’a vue, dis-je, toute pâle.


– Cela ne signifie pas qu’elle est en danger pour autant, tempère-t-il en
posant une main rassurante sur la mienne.
– Il est 19 h 30 ! Et elle n’est toujours pas rentrée…

Se tournant vers la fenêtre, Harrison laisse errer son regard à


l’extérieur, sur la ligne lointaine et acérée des montagnes, plongées dans
les ténèbres nocturnes. Puis, il se tourne à nouveau vers moi :

– Je crois qu’il est temps d’appeler le shérif.

***

Une battue s’organise en moins d’une heure. Au milieu de toute cette


agitation, je me trouve plongée dans un état second. Comme si ce n’était
pas réel. En fait, je m’attends presque à voir Brittany surgir de sa chambre,
son affreux classeur des One D (pour les intimes) à la main. Remarquant
mes yeux perdus dans le vide, Harrison enveloppe mes épaules d’un bras
protecteur. Il ne m’a pas quittée une seconde pendant que le shérif
Williams m’interrogeait.

– Brittany ne doit pas être bien loin ! nous a assuré le vieil homme de sa
grosse voix bourrue. Ne t’en fais pas, Mary.

Toute la ville nous connaît et les hommes du shérif se mobilisent


rapidement dans le but de ramener ma sœur sous son toit. Deux adjoints se
chargent d’interroger les habitants en ville, dans l’espoir de glaner une
information. Pendant ce temps, Williams et son équipe balisent la forêt
avoisinante.

– Elle s’est peut-être perdue dans les bois. J’ai déjà vu de braves gars
nés ici se paumer dans nos forêts en pleine nuit !
Je ne sais pas si cette idée doit me rassurer ou m’épouvanter. Je n’arrête
plus d’imaginer ma petite sœur, la cheville brisée au fond d’une ornière, à
la merci des couguars et d’autres animaux sauvages. Refusant de rester les
bras ballants, je me mêle à la battue. Avec l’accord du shérif, Harrison et
moi quadrillons la partie sud du terrain, armés de torches électriques. Et
dans la forêt glacée par l’hiver, nous marchons d’abord en silence. Seul un
nuage de buée blanche s’échappe de nos bouches.

J’ai peur. Je crève de trouille.

Le faisceau de nos lampes glisse devant nous, illuminant les troncs


immobiles. D’ordinaire accueillante, la forêt de mon enfance ressemble
soudain à un décor de cauchemar avec ses branches tordues et ses chausse-
trapes invisibles. Le sol glacé, couvert d’une grosse couche de neige,
craque sous nos bottes.

– Merci d’être venu.


– Je veux retrouver ta sœur autant que toi, Mary. Je ne partirai pas avant
de la savoir en sécurité, me répond-il simplement.

Lui aussi semble très inquiet, ce qui me touche profondément. Mais peu
à peu, je me transforme en pelote de nerfs. Au cœur de cette nature
sauvage et hostile, ma tension grimpe en flèche. Où est Brittany ? Où est
Brittany ? Mon cœur scande ces mots alors que le vent s’infiltre sous ma
parka, enfilée à la va-vite. Je frissonne. Et, soudain, j’explose :

– Et si elle avait eu un accident ? Si un fou l’avait enlevée ? Si je ne la


revoyais jamais ?

Les larmes me montent aux yeux, ces larmes que je peine tant à verser
pour mes proches. Non pas parce que je ne les aime pas… mais, au
contraire, parce que je les aime trop. Si le barrage cède, je redoute d’être
noyée, ensevelie par un océan. Or je sens la digue se fissurer de toutes
parts.

– C’est ma faute si elle est partie de la maison ! J’ai refusé de parler de


nos parents. Je lui ai même crié dessus parce qu’elle voulait regarder un
vieil album photos. Mais quelle sœur agit ainsi ?
– Une sœur qui souffre, répond très doucement Harrison.

Nous nous arrêtons au milieu d’une clairière déserte, face à face.

– Je me sens tellement coupable ! Je refuse toujours de parler de la


disparition de papa et maman, même deux ans après. J’ai encore trop mal.
Et j’ai si peur de craquer devant elle et de ne plus réussir à me relever. Elle
n’a plus que moi. Je dois être forte pour elle, pour nous deux, tout le
temps !
– Vous avez juste besoin de pleurer vos parents, Mary. Ensemble.

J’opine du chef. Mais au moment où je m’apprête à essuyer les larmes


qui coulent sur mes joues, Harrison les efface avec ses pouces.

– Tu as le droit d’être malheureuse. Tu as le droit de te sentir mal.


– Mais je ne veux pas !
– Personne ne veut ! sourit-il. Seulement, tu ne pourras jamais te
relever si tu n’acceptes pas de tomber.

Me prenant dans ses bras, il me presse alors contre son torse et étouffe
ma réponse contre son épaisse parka noire. Je déteste être vue dans cet
état. Et j’enfouis ma tête dans son anorak, consciente qu’il me maintient la
tête hors de l’eau. Sous le poids de mon chagrin, il est plus solide qu’un
roc. Mais après avoir respiré un bon coup, je m’écarte de lui.

– On repart ? fais-je, la voix tremblante.

Harrison m’emboîte le pas. Pendant une heure, nous fouillons les


moindres recoins de la forêt sans débusquer le plus petit indice. Et nous
rentrons bredouilles au chalet. En route, j’ai l’espoir secret que mon
téléphone sonne pour m’annoncer le retour de ma petite sœur. Mais rien. À
notre arrivée, je n’aperçois personne devant la porte de la maison. Par
contre, je repère un détail étonnant. Arrivés par le sud, Harrison et moi
passons devant le chalet de mon meilleur ami avant de regagner mon
domicile. Or une fenêtre est restée ouverte chez lui. Par ce froid !
– Bizarre…

M’approchant de l’ouverture, je repère la petite lampe allumée près du


canapé, à l’autre bout du salon. Harrison se penche à son tour. Et de
l’index, il me désigne une paire de pieds qui dépasse du canapé. Des bottes
rouges. Comme celles de ma sœur. N’écoutant que mon cœur, j’entre à
l’intérieur grâce à Harrison qui me fait la courte échelle.

– Brittany ?

Eh oui ! C’est bien elle, roulée en boule sous un plaid et assoupie, les
yeux encore bouffis de larmes. Sans doute s’est-elle réfugiée chez Chris
après notre dispute. Et à l’évidence, elle ignore que tant de gens la
cherchent et s’inquiètent de son sort. Elle semble tombée des nues quand
je la réveille en la secouant par l’épaule, sous le regard bienveillant
d’Harrison, resté en recul.

– Si tu savais comme tu m’as fait peur ! m’écrié-je, en larmes.

Elle n’a pas le temps de respirer que je la serre contre moi à lui briser
les os. Elle est là, bien vivante ! Que pourrais-je demander de plus pour
Noël ? N’est-elle pas ma seule famille ? Je l’étreins comme si nous avions
été séparées des années alors que ma pauvre sœur n’y comprend rien.

– Je te rappelle qu’on est fâchées ! marmonne-t-elle.

Mais face à mon visage défait, elle n’a pas le cœur de me repousser.
D’autant plus que je me répands en excuses, folle de soulagement :

– Pardonne-moi. Je me suis comportée comme la dernière des idiotes.


On va le regarder ensemble, cet album, je te le jure.
– C’est vrai ?
– Évidemment ! Mais à une condition : ne me refais plus jamais une
peur pareille !
12. Mauvais endroit, mauvais moment

C’est moi… ou il fait chaud ? Pour une fois, pas à cause de Monsieur
Cicatrice-au-menton. Hélas, Harrison n’est même pas dans les parages.
J’ai juste… affreusement chaud. Tirant sur un bout de mon pull, je le
soulève pour amener un petit peu d’air. Je ne me sens pas dans mon
assiette. Sûrement la disparition de Brittany, que je n’arrive pas encore à
digérer ! Après un tel choc, impossible de dormir. D’autant que j’étais
vraiment gênée d’avoir mobilisé toutes ces forces de police pour rien –
même si le shérif Williams s’est montré très compréhensif.

– Mary ?

Je passe une main sur mon front. À moins que le chauffage ne soit
détraqué dans le salon ? Peut-être les domestiques de Serena ont-ils réglé
les appareils au maximum par erreur… j’ai l’impression de baigner dans
un sauna. Et je n’ai qu’une envie : courir me rouler toute nue dans la
neige.

– Mary ? Vous m’écoutez ?

Je sursaute, étonnée. Arrachée à ma rêverie légèrement comateuse, je


relève la tête vers mon amie. Assise dans un fauteuil en face de moi, la
vieille dame me dévisage avec inquiétude. Soumise aux rayons X de ses
yeux bleu transparent, je me rabougris et rentre la tête dans les épaules.

– Excusez-moi, Serena. J’ai la tête ailleurs aujourd’hui.


– Vous pensez encore à Brittany ? Plus de peur que de mal,
heureusement.

Je lui souris avant d’agiter le gros carnet et le stylo que je tiens à la


main, prête à noter toutes nos idées. Car elle et moi sommes en plein
« Christmas brainstorming ». D’ailleurs, je suis en train de gagner Serena
à ma cause : elle aussi devient totalement accro aux fêtes. Ne m’a-t-elle
pas demandé de passer à son domicile pour que nous réfléchissions
ensemble au parfait menu de réveillon ? Bien entendu, impossible de
résister à pareille invitation. Et depuis une demi-heure, notre conversation
tourne autour des marrons glacés, du foie gras, du saumon en croûte, des
dindes farcies…

Gloups. J’ai comme une petite envie de vomir.

Tous ces plats savoureux me mettraient d’ordinaire l’eau à la bouche


mais pour le moment, je suis étranglée par la nausée. Sans parler des murs
qui tournent autour de moi, dansant un boogie-woogie endiablé. Je n’ai
pourtant pas ingéré la moindre goutte d’alcool… mais j’ai l’impression
d’être sur le pont d’un navire.

Ne manque que l’iceberg.

– Pour le dessert, vous avez parlé d’une bûche aux…

Je hoquette, retenant un haut-le-cœur.

– … au champagne ? complété-je. C’est très original !

De petites gouttes de sueur ruissellent dans mon dos, collant la laine à


mes omoplates. Je me tortille dans mon jean tandis que les yeux de Serena
s’étrécissent, pareils à ceux d’un chat aux aguets. Levant le poing, j’en
profite pour étouffer une petite quinte de toux.

– Vous m’aviez aussi parlé d’une bûche aux fruits exotiques, je me


trompe ? Et que diriez-vous de… d’un… ?

Ma toux éclate à nouveau, prenant des proportions incontrôlables. La


poitrine agitée de soubresauts, je plaque une main devant ma bouche pour
ne pas incommoder mon amie. J’imite le bruit d’un vieux moteur en train
de tourner à vide. Serena, elle, fronce les sourcils. Dans une somptueuse
veste kimono en cachemire blanc, elle croise les bras sur sa poitrine, l’air
déterminé.

– Vous avez attrapé froid, Mary ! Vous n’êtes pas sérieuse, voyons, vous
auriez dû rester au lit et ne pas venir !
– Mais non, je me sens parfaitement bien…

… pour un mort-vivant.

– Vous avez l’air épuisée, ma pauvre enfant. Harrison m’a raconté qu’il
vous a trouvée hier soir courant en petit pull autour de votre chalet. Pas
étonnant que vous ayez attrapé un méchant virus !
– Je ne suis jamais malade, vous le savez bien. J’ai une santé de cheval.

Serena lève les yeux au ciel avec agacement. Puis, après avoir sonné un
de ses employés :

– Vous êtes irrécupérable ! Eh bien même si vous refusez de l’admettre,


je vais m’occuper de vous aujourd’hui.
– C’est moi qui suis censée vous aider ! protesté-je aussitôt.
– Pas question. Pour une fois, c’est moi qui vais jouer les gardes-
malades. De toute manière, vous ne tenez plus debout !

Car au moment où j’essaie de me relever, le sol se met à tanguer sous


mes pieds. Prise de vertige, j’ai presque le mal de mer. Je me raccroche au
dossier de ma chaise, pas très vaillante. Même si, par fierté, je refuse de
l’admettre. Surtout, je ne veux pas gêner mon amie et répandre mes
microbes sous son toit.

– Vous allez vous coucher tout de suite dans une de mes chambres,
Mary Elligson !
– Non, je… je ferais mieux de rentrer chez moi. Pour le réveillon…
– Oubliez ce fichu repas !

Curieusement, la vieille dame semble ravie au moment où elle quitte


son fauteuil avec entrain. Je jurerais que mon brusque accès de fièvre
l’enthousiasme. Non pas qu’elle soit sadique ! Elle paraît juste heureuse
d’avoir trouvé un prétexte pour me retenir entre ses murs. Ce qui me tire
un petit sourire.

– Hors de question que vous rentriez chez vous dans cet état. Qui
s’occuperait de vous ?
– Euh… moi.
– Vous plaisantez ? Pour une fois, vous allez vous laisser dorloter. Et je
ne veux plus entendre un mot !

***

Une journée entière au lit ! Je crois que ça ne m’était pas arrivé


depuis… depuis… jamais ! Allongée au milieu d’une myriade d’oreillers,
un épais plaid en laine sur les genoux, je me sens comme un coq en pâte.
Et pourtant, je ne suis pas brillante ! Entourée de mouchoirs, je passe mon
temps à renifler, à cracher mes poumons et à lutter contre des accès de
nausée dignes du Fléau de Stephen King. Une bonne grippe, d’après le
docteur Higgins, venu à la demande de Serena. Additionnée d’un début
d’angine.

Deux virus pour le prix d’un : joyeux Noël, Mary !

En début d’après-midi, Serena me tient compagnie. Il faut dire que j’ai


« comaté » toute la matinée après avoir téléphoné à la maison pour
prévenir Brittany de mon absence. J’ai également averti Chris afin qu’il
garde un œil sur elle. Certes, elle n’est plus une petite fille… mais il me
faudra du temps avant d’oublier ma peur bleue de la veille. Sur la table de
chevet repose un bol de bouillon auquel je n’ai pas touché. Un employé a
aussi déposé une pile de magazines au pied du lit, pour m’occuper.

– Vous devriez manger un peu, me gronde mon amie.

Puis, comme toujours, elle me parle de… son petit-fils adoré. Ce n’est
pas moi qui risque de l’interrompre ! Je bois ses paroles. On dirait la
réunion d’un fan-club. Et tandis que j’ouvre de grands yeux, Serena
ébauche un sourire amusé.
– Vous tenez à lui, n’est-ce pas ?
– Moi… si… ?

La rougeur qui me monte aux joues est sans doute éloquente. Même si,
de parfaite mauvaise foi, je m’empresse de la mettre sur le dos de ma
vilaine fièvre. Je m’évente avec une de mes mains, fébrile.

– Je ne sais pas ce qui m’arrive, tout à coup. Ce doit être le virus.


– Un bien méchant virus qui vous frappe.

Serena n’a pas l’air dupe avec son œil qui frise et son sourire en coin…
qui me rappelle son petit-fils. Car elle sait parfaitement qu’une nouvelle
forme de grippe mutante m’a attaquée : la souche Harrison Cooper. Une
maladie incurable qui s’en prend à vos nerfs avant de vous prendre votre
cœur. Une maladie dont je suis l’heureuse et consentante victime. Refusant
de faire durer mon supplice plus longtemps, la vieille dame change de
sujet par égard pour mes joues en flammes.

– Je suis heureuse pour Harrison, vous savez. Personne ne mérite plus le


bonheur que mon garçon. Par contre, je suis toujours aussi inquiète pour
son frère, ajoute-t-elle dans un soupir.

Je songe aussitôt à Jonathan : sa fuite lors de notre accident de voiture,


ses exigences financières auprès de son cadet. Je n’arrive pas à croire
qu’Harrison et lui soient frères. Et pourtant !

– À 31 ans, Jon n’a toujours pas trouvé d’emploi stable. Il mène une vie
bancale, bohème… et compte sur mon argent ou celui de son frère pour
éponger ses dettes de jeu ou régler ses notes d’hôtels.

Elle semble si déçue, si dépitée que je regrette de ne pas pouvoir la


consoler. Je déteste voir les gens souffrir, et d’autant plus les gens que
j’aime !

– Il peut encore changer…


– Je l’espère. Je sais qu’au fond de lui, il n’a jamais digéré cette
histoire d’accident, il se sent toujours coupable vis-à-vis d’Harrison… ce
qui le rend très agressif. Son petit frère est l’image vivante de sa lâcheté,
de ses remords. Et…

Elle s’interrompt brutalement.

– Je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout cela. Je vous ennuie avec
ces vieilles histoires de famille.

Puis, se levant avec un sourire qui me réchauffe le cœur, elle ajoute :

– C’est sans doute parce que j’ai l’impression que vous faites déjà
partie des nôtres…

Et sur ces mots énigmatiques, elle sort de la chambre en laissant


derrière elle un peu de son parfum. J’y réfléchis quelques instants, le cœur
battant… avant de sombrer comme une pierre dans un profond sommeil.

Quand je rouvre les yeux, une heure s’est écoulée ! Je suis en train de
me transformer en marmotte. Surtout, j’aperçois une haute silhouette sur
le seuil de ma chambre.

– Je ne voulais pas te déranger ! s’excuse Harrison en passant une main


embarrassée sur sa nuque. Mais tu es tellement jolie quand tu dors… je
n’ai pas pu résister à l’envie de t’admirer.

Jolie ? Avec mon gros nez rouge et mes yeux vitreux ? Pauvre homme !
J’ignorais qu’il était myope…

– Ma grand-mère m’a prévenu que tu étais malade et clouée au lit.


– Ce n’est rien mais… non ! Ne t’approche pas !

Je braque les bras devant ma figure tandis qu’il vient vers moi sans la
moindre hésitation.

– Je suis très contagieuse, dis-je, alarmée.

Mais il s’empare délicatement de mes poignets pour écarter mes mains


et dévoiler mon visage… avant de déposer un long et doux baiser sur mes
lèvres. L’espace d’un instant, c’est comme si mon mal de gorge
disparaissait, comme si les courbatures s’envolaient. Puis il se relève en
caressant ma joue de son pouce.

– Rien au monde ne pourrait m’empêcher de t’embrasser.


– Même une éruption de furoncles géants ?
– Non.
– Même pas la peste ?
– Non ! rit-il. Même pas la peste ou le choléra ! Mais où vas-tu
chercher des trucs pareils ?

Amusé par mes idées folles, il s’assoit finalement sur le bord du lit.
Abandonnés sur la couette, les magazines apportés par l’un des employés
glissent vers lui. Les ramassant, il les repose près du journal régional…
avant de se figer. Son expression change d’un seul coup. Il semble
soudain… très contrarié. Puis, avec un sourire forcé, il s’empare de
l’édition du matin et la plie.

– Il y a un problème, Harrison ?
– Non, pas du tout.

Il ment très bien, je dois l’admettre. Mais j’aperçois un minuscule pli


au bord de ses lèvres qui le trahit. Surtout, il se raccroche à son bout de
papier sans le lâcher. Ma tension grimpe en flèche, me donnant un coup de
fouet. Et avant qu’il ne recule, je m’empare du journal. Je bondis sur les
feuilles recyclées et déploie la une. Déjà, je redoute le pire, un autre article
au vitriol de Maggie O’Malley.

Et… bingo !

– Mais c’est… nous ?!

Si je m’attendais à ça ! Je reste bouche bée devant la photo qui s’étale


sur la première page du Daily News.

« Un nouvel amour pour l’assassin »


Harrison et moi. En train de nous embrasser. Sous la neige. À Missoula.
Ou plus précisément, à la sortie du restaurant. Sur le cliché, nous sommes
couverts de poudreuse. Et nous avons l’air… amoureux, très amoureux.
Mon cœur de midinette fond. Puis je me ressaisis :

– D’où sort cette photo ?

Le visage fermé et l’air franchement contrarié, Harrison me reprend le


journal des mains.

– Je n’en ai pas la moindre idée. Apparemment, nous avons été suivis


ce soir-là, sans doute par un photographe du journal.
– Mais je ne suis pas connue. Cette photo n’a aucun intérêt.
– Au contraire !

Se massant l’arête du nez, Harrison ferme une seconde les paupières,


gérant le torrent d’émotions qui semble s’agiter en lui. Des ombres
passent sur sa figure, trahissant l’inquiétude, la colère, le dégoût, et encore
la colère, qui semble tout dominer. Car même si je n’ai pas eu l’occasion
de lire l’article, je ne peux ignorer qui l’a signé. Maggie O’Malley.
Comme la dernière fois. Quand cessera-t-elle de s’acharner sur Harrison,
dont elle ne connaît rien ?

Se levant d’un bond, il quitte le lit pour tourner comme un lion en cage.
Il fait les cent pas dans la vaste chambre où je me repose. Des ondes de
fureur émanent de lui, faisant vibrer l’atmosphère. Je le suis des yeux avec
inquiétude. Je peine à imaginer ce qu’il peut ressentir. En raison de sa
réussite, sa vie est en permanence fouillée, exposée et jetée en pâture à des
journalistes comme cette vipère rousse. Son honneur et sa dignité à jamais
entachés par un crime qu’il n’a pas commis, il n’a aucun moyen de se
défendre. Et soudain, il se tourne vers moi :

– Pardonne-moi, Mary. C’est entièrement ma faute si tu te retrouves


entraînée dans cette histoire sordide.
– Quoi ? Tu n’es pas responsable des agissements de Maggie !
m’insurgé-je.
– Tu ne comprends donc pas ?
Il passe une main sur son front. Et je réalise tout à coup qu’il ne
s’inquiète pas une seule seconde pour lui… mais pour moi ! Bouleversée,
je l’écoute continuer :

– Je savais qu’en m’approchant trop de toi, je risquais de te faire du


tort. Et j’avais raison : mon passé est en train de rejaillir sur toi.
– Je m’en moque !
– Tu ne te rends pas compte. Je ne veux pas que des gens empoisonnent
ton existence ou te traînent dans la boue parce que tu sors avec un… un
meurtrier !

Cette fois, je me redresse sur mes genoux et j’avance sur le lit jusqu’à
l’atteindre. Tendant les bras, je l’attrape par les revers de sa veste et
l’attire à moi. Lui se tient debout au pied du lit. Et beaucoup plus petite, je
suis obligée de lever les yeux vers sa figure pour capter son regard. Il
semble si torturé.

– Tu n’es pas un meurtrier. Tu es un homme bon, tu es un homme


d’honneur. Je me moque de ce que les autres peuvent penser.
– Je veux te protéger de moi, Mary !
– Je ne veux pas être protégée ! Et surtout pas de toi !

De toi, je veux seulement être aimée.

Hélas, les mots restent bloqués dans ma gorge, encore prématurés.


Même si, en cet instant, je sens une nouvelle barrière tomber entre nous.

– Je suis fière d’être vue et photographiée à ton bras. Si je le pouvais, je


crierais à la terre entière que je sors avec Harrison Cooper.

Il sourit faiblement.

– Et puis, tu ne te rends pas compte ! ajouté-je, malicieuse. C’est la


première fois que je me retrouve à la une d’un journal. Je vais prendre la
grosse tête.
Il éclate de rire et le malaise se dissipe enfin. Je n’ai plus qu’à me
blottir contre lui, dans ses bras, la tête enfouie dans sa veste… en priant
pour ne pas éternuer et tout salir !

***

Couchée en chien de fusil, je m’entortille dans les draps de flanelle. En


fin d’après-midi, mon état de santé s’est dégradé. Outre les nausées, la
fièvre et la toux… j’ai maintenant la tête prise dans un étau. Charmant.
J’ai l’impression qu’une fanfare, soutenue par une escouade de pom-pom
girls, joue ses plus grands tubes sous mon crâne. Vidée de mon énergie,
j’écrase ma tête sous un oreiller dans l’espoir d’arrêter le massacre.
Résultat ? Je n’ai pas pu rentrer chez moi à la nuit tombée. Impossible de
tenir sur mes jambes flageolantes. Avec sa gentillesse habituelle, Serena
m’a proposé de passer la nuit sous son toit.

– Comme cela, vous ne risquerez pas de contaminer Brittany.


– Mais…
– Il n’y a pas de « mais ». Votre ami Chris est passé pour apporter vos
affaires de nuit et il a promis de garder la petite. Tout est organisé. Je vous
retiens en otage, faites-vous une raison !

Amusée par son clin d’œil et pas vraiment en état de me battre, je me


suis laissé convaincre sans trop de résistance. D’autant qu’Harrison a lui
aussi proposé de rester cette nuit sous le toit de sa grand-mère.
Officiellement, il veut passer du temps en famille. Officieusement, je
crois qu’il s’inquiète pour moi. Enfin, j’espère ! Si bien que je ne peux
m’empêcher de tirer des plans sur la comète. Nous nous sommes beaucoup
rapprochés ces derniers jours. Mais il reste toujours la question de
l’avenir, en suspens.

Je pousse un soupir… avant de m’abîmer dans une grosse quinte de


toux. Je m’en décroche presque les lobes des poumons. Que ça fait mal !
Cerise sur le cupcake : je suis percluse de courbatures ! À grand-peine, je
m’allonge sur le dos et j’essaie de retrouver une respiration régulière. Dur,
dur !
Je n’arrive pas à dormir. Quand soudain…

– Qu’est-ce… ?

Je me redresse dans mon lit, aux aguets. J’ai cru entendre quelque
chose, comme un bruit bizarre dans une pièce voisine. À moins que ce ne
soit un effet secondaire de la maladie ? Je ne suis pas très fraîche avec
mon nez écarlate qui a doublé de volume et mes yeux larmoyants. J’essaie
de tendre l’oreille, inquiète. Et à nouveau, le plancher grince. Puis
j’entends des tiroirs qui s’ouvrent. Cela provient du vaste dressing de
Serena.

La vieille dame a-t-elle un problème ? Je quitte mon lit, mue par un


étrange pressentiment. Comme je grelotte de froid, j’enfile mon énorme
gilet à l’effigie du père Noël par-dessus mon pyjama. Puis je me faufile
dans le corridor en priant très fort. Pourvu que je ne croise pas Harrison,
pourvu que je ne croise pas Harrison. Le pauvre ! Il risquerait l’infarctus.
Je l’imagine déjà fuyant le chalet, les cheveux tout blancs, en hurlant de
terreur. Parce qu'aucun sentiment ne peut résister à ce genre de visions !

– Y a quelqu’un ? appelé-je à voix basse.

Plus je me rapproche du dressing, plus les bruits augmentent. Mon


pouls s’accélère. À en croire les sons étouffés, quelqu’un est en train de
mettre à sac la pièce ! Portes ouvertes, cintres qu’on déplace sur la tringle,
objets qu’on jette sur la moquette. Un mince rai de lumière filtre sous la
porte. Figée sur le seuil, je la pousse doucement et…

Un voleur. Un voleur en train de piller le coffre à bijoux de Serena.

Statufiée, je découvre un homme de haute stature, en jean et sous-pull


noir, avec une cagoule sur la tête, en train d’empocher les somptueux
colliers de la vieille dame. De ses doigts gantés, il rafle un maximum de
pierres précieuses dans le petit meuble éventré. Ce ne sont pas ses plus
belles pièces, placées à la banque ou dans un coffre blindé muni d’un code.
Mais il s’agit de jolies parures qui valent quand même des centaines de
dollars chacune.
–…

Sous le choc, je n’arrive pas à crier pour appeler à l’aide. Et d’un seul
coup, le cambrioleur se retourne. Je croise alors son regard noisette,
vaguement familier. J’ai déjà vu ces yeux quelque part.

– Jonathan ?

C’est sorti tout seul. Et le voleur tressaille. Mais oui ! C’est bien lui ! Je
ne sais pas pourquoi, mais ma peur reflue un peu. Sans doute parce qu’il
n’est plus un inconnu masqué. Je pénètre dans le dressing où une bombe
semble avoir explosé.

– Mais qu’est-ce que vous faites ? dis-je, incrédule.

Bon, je vois bien ce qu’il fait. Mais c’est tellement… dingue !

– Ferme-la ! siffle-t-il entre ses dents.

Avant que je n’aie le temps de réagir, il bondit sur moi et me repousse


violemment contre le mur. Projetée en arrière, je me cogne méchamment
les épaules et lâche un gémissement. Lui tente déjà de s’échapper, de
courir vers la porte mais… je ne le laisse pas faire. Me redressant, je me
jette sur lui et l’attrape par la taille. Non ! Il ne partira pas avec les bijoux
de mon amie ! Une brève bagarre s’ensuit. Dans un état second, je
l’observe comme une spectatrice… alors même que je lutte bec et ongles.

– Lâche-moi, salope !
– C’est vous ! Je sais que c’est vous !
– Espèce de cinglée !

Il tente de se dégager mais je m’attaque à sa capuche et l’arrache,


griffant au passage sa joue sur toute la longueur. En retour, il m’administre
une violente bourrade dans les côtes. Trop tard ! Je viens de voir sa
figure ! Et en trébuchant, je me retiens à ses épaules. C’est à cet instant
qu’il panique complètement. Je le devine à son expression, à la lueur un
peu folle qui danse dans ses yeux.
Et je ne le vois pas venir. Je sens juste quelque chose de froid et
métallique dans mon corps. Qu’est-ce que… ? Je reste immobile tandis
que Jonathan recule brutalement. Il a un couteau à la main. Un couteau à la
lame rougie. Lentement, je me penche en avant et je découvre une tache
rouge en train de se former sur mon pull, au niveau de mon flanc.
Bizarrement, je ne ressens la douleur qu’à ce moment précis. Une douleur
fulgurante.

J’ai… j’ai été poignardée ?

Dans un silence de mort, je tombe lourdement par terre. Mes genoux


s’enfoncent dans la moquette tandis que je pose les mains sur ma blessure,
pour la comprimer. Jonathan, lui, me jette un dernier regard. Et
m’abandonnant dans la pièce, il s’enfuit en courant avec son butin.
13. Merci, père Noël !

Tombée à genoux sur la moquette, je tiens ma blessure à deux mains. La


tache rouge perce à travers le tissu de mon pyjama, sous la grosse laine de
mon gilet. Un frisson me secoue l’échine. Il fait froid tout à coup, comme
si ma fièvre était tombée. Sentant la douleur irradier dans mon flanc, je
presse la plaie de toutes mes forces. Dans le couloir, une cavalcade
retentit, les marches de l’escalier tremblent – sans doute Jonathan qui
s’enfuit. Et dans mon cerveau embrouillé, la même phrase revient en
boucle :

J’ai été poignardée par le frère d’Harrison !

Non, je dois dormir, c’est forcément un rêve !

Un rêve qui craint, alors…

Une seconde plus tard, j’entends le bruit d’une porte qui claque, une
autre qui s’ouvre. Dans le chalet de Serena, c’est le branle-bas de combat.
Je halète, chaque inspiration me fait mal. Je n’ose plus jeter le moindre
coup d’œil à ma blessure. J’ai trop peur de voir mes boyaux à l’air ! Et
bientôt, la lumière s’allume dans le corridor, des bruits de pas résonnent.
Seule dans le dressing, je relève la tête, mes cheveux bruns en pétard
autour de mon visage blême, et j’aperçois la haute silhouette d’Harrison
sur le seuil. Il y a comme un flottement et…

– Mary !

Le cri du cœur. Il a vu le sang. Il a vu la tache entre mes doigts. Figé, il


semble à la limite de perdre son légendaire sang-froid. Moi, je lui souris
faiblement. J’ai connu des jours meilleurs, j’avoue. Puis je pointe l’index
en direction du couloir :
– Jonathan…

Ma voix vacille, tremblote telle la flamme d’une bougie sous le vent.


Me raclant la gorge, je répète plus fort :

– Jonathan… par là…

Sauf qu’Harrison ne s’élance pas à l’assaut de mon agresseur. À la


place, il se précipite vers moi, fondant sur ma pauvre forme recroquevillée
dans un coin. À moitié tombée dans les belles robes de soirée de Serena,
j’ai la tête perdue au milieu des ourlets soyeux et les jambes repliées sous
les fesses. Surtout, je reste penchée en avant, côté blessure. Harrison
s’agenouille près de moi.

– Laisse-moi voir.
– Non… ton frère…
– Mary ! Il n’y a qu’une seule urgence : toi !

Surprise par le ton autoritaire de sa voix, j’ouvre de grands yeux tandis


qu’il pose ses mains très douces sur les miennes. Son visage à quelques
centimètres du mien, je distingue nettement ses mâchoires serrées, ses
pupilles dilatées. Mon cœur se met à battre très vite malgré la douleur. Je
crois qu’il tient à moi. Je le sens à ses doigts qui tremblent lorsqu’il écarte
les miens pour constater l’étendue des dégâts. Je ne peux quitter ses yeux
vert-noisette où danse une lueur angoissée. Serait-il possible que lui
aussi… ?

Aïe !

Un violent pincement dans ma chair me rappelle le coup de couteau


reçu. Ça fait mal ! Je me mords les lèvres, retenant un gémissement au
moment où une seconde forme apparaît à l’entrée du dressing. Serena en
personne. Dans son luxueux peignoir blanc, la vieille dame s’immobilise
en jetant un regard incrédule à la scène. Elle me voit, moi, par terre, avec
du sang sur mon gilet. Et Harrison, accroupi, qui cherche à l’ouvrir
fébrilement pour m’aider.
– Seigneur !

Son cri terrifié résonne jusqu’au plafond, où les néons illuminent


crûment la pièce. Un authentique cri de panique, viscéral.

– Oh mon Dieu ! répète-t-elle en plaquant les deux mains sur sa bouche,


les yeux écarquillés par cette vision de cauchemar.

À cet instant, Harrison se détourne de moi pour lui jeter un regard


acéré, impatient. De mon côté, je sens un courant d’air s’inviter sous le col
de mon pyjama rose. Hélas, le tissu colle à la petite flaque d’hémoglobine.
Ma blessure me lance, comme si mon cœur y pulsait. Où est Jonathan ?
Tout s’embrouille dans ma tête.

– Appelle une ambulance ! lance Harrison à sa grand-mère.

Son calme est presque contagieux. Serena hésite, prise entre deux feux,
entre son désir de me secourir et sa terreur. Puis elle finit par hocher la tête
alors qu’Harrison insiste sans la quitter de son regard assuré, pénétrant. Il
sait ce qu’il fait. Or il ne peut rien arriver d’irréparable tant qu’il est là.
J’en ai la certitude.

Les dents serrées, je continue à me raccrocher à l’une de ses mains. Je


m’y cramponne pendant qu’il comprime ma blessure de ses doigts libres,
jouant le rôle de garrot pour endiguer l’hémorragie. Doucement, il colle
son front au mien dans le silence. Nez contre nez, je sens son parfum, sa
chaleur, son aura. Et malgré la souffrance, je suis emportée dans une bulle,
à l’abri, comme si j’avais trouvé mon refuge.

Nous ne bougeons pas. Et nous sommes encore dans cette position


lorsque les sirènes retentissent dans le lointain.

***

Vingt minutes plus tard, je suis assise sur la planche d’auscultation du


docteur Higgins. Transportée dans la clinique de West Yellowstone, je
soulève d’une main le haut de mon pyjama rose pour qu’il accède à ma
blessure. Le vieux docteur est penché au-dessus de mon flanc, occupé à
recoudre ma plaie désinfectée. Je me sens un peu ridicule, pieds nus et en
vêtements de nuits. Un peu, beaucoup, énormément… Par chance, la
méchante morsure de l’aiguille me distrait de la honte. Pas le temps de
penser à ma moumoute en folie ou à mon nez rouge de Bozo. Je renifle
bruyamment tandis que le fil resserre les lèvres de ma blessure.

Ouille, ouille, ouille !

Harrison est là, lui aussi, resté à ma demande. Comprendre : je me suis


cramponnée à sa main sans vouloir la lâcher. Et à aucun moment il ne s’est
dérobé. Il m’a même portée sur la table d’auscultation, quitte à prendre la
place du brancardier. À présent, il m’observe depuis l’autre bout de la
salle, en retrait pour ne pas gêner. Comme moi, il n’a guère eu le temps de
s’habiller. Sauf que je ressemble à une serpillière quand lui paraît si…
élégant. Certes, il a toujours son pantalon de pyjama noir, mais il a aussi
enfilé un manteau de cachemire et ses chaussures en cuir sombre.
Impeccable malgré tout.

– Tu as eu de la chance dans ton malheur, Mary ! s’exclame le docteur,


en redressant les lunettes métalliques en demi-lune qui glissent sur son
nez.

Le docteur coupe le bout du fil.

Ouf ! c’est fini !

Je pousse un soupir de soulagement lorsqu’il pose ses ciseaux et ses


instruments dans un haricot stérilisé.

– Non seulement ton agresseur n’a pas touché tes poumons ni aucun
organe, mais sa lame n’a pas pénétré profondément ta chair.
– Parce que je bougeais trop ?

Je me suis débattue comme une lionne, face à lui. Avec le recul, je me


demande quelle mouche m’a piquée. J’aurais pu être plus gravement
blessée à jouer les héroïnes. Mais voir Jonathan s’enfuir avec les bijoux de
Serena était au-dessus de mes forces. Enfin, plus de peur que de mal. À
mon étonnement, le docteur Higgins s’empare de mon gros gilet à l’effigie
du père Noël et le déploie devant lui.

– Et voilà ton gilet pare-balles !


– Mon… quoi ?

Le médecin éclate de rire.

– C’est grâce à ton chandail si la lame n’est pas entrée dans tes tissus.
Le couteau a été arrêté par l’épaisseur de la laine.

Que… quoi ?

Ce malheureux gilet dont Brittany, Chris et tout le monde à West


Yellowstone (du moins tous les habitants de moins de 80 ans) se moque
depuis des lustres m’a sauvé la vie ? J’en reste interdite. Je m’empare du
chandail avec respect, non sans poser un regard attendri sur la tête de
Santa Claus.

Merci, petit papa Noël !

Harrison, lui, s’évertue à ne pas rire, tout comme le docteur Higgins,


soudain très concentré sur la pose du pansement.

– Vous pouvez vous moquer, tous les deux ! C’est le père Noël qui m’a
sauvée !

Bon, d’accord, dis comme ça, c’est un peu bizarre…

Au terme de la petite intervention, Harrison me rejoint et s’empare de


ma main pour la porter à ses lèvres avant de m’aider à quitter mon
perchoir. Je rougis, touchée. Dans le mille. En plein cœur. Le docteur
Higgins, lui, fait le tour de son bureau pour rédiger mon ordonnance :
pommade cicatrisante, compresses, antidouleurs… Il m’énumère les
médicaments à récupérer à la pharmacie de la clinique pendant que je
m’assois avec difficulté sur la chaise en face de lui, soutenue par Harrison.
Pas facile de bouger avec des points de suture. Ça pique et ça tire.

– Je voudrais te garder en observation cette nuit, Mary.


– Quoi ? Je ne peux pas rentrer chez moi ?
– Il serait préférable de surveiller l’évolution de ta blessure jusqu’à
demain matin.
– Le docteur a raison, intervient Harrison.

Deux contre un ? Je ne fais pas le poids.

– C’est plus prudent, conclut Monsieur Cicatrice-au-menton.

Bien entendu, le médecin abonde dans son sens, ravi de ce soutien


inattendu – car à West Yellowstone, chacun connaît mon entêtement. Je
finis par hausser les épaules, magnanime. En vérité, mes paupières se
ferment toutes seules. Je suis épuisée… mais je ne l’avouerais pour rien au
monde. Au contraire, je joue les bravaches.

– Si vous y tenez vraiment…

Parce qu’il voit clair dans mon jeu, Harrison cache un demi-sourire
derrière son poing. Quant au docteur, il fait semblant de croire que je suis
en pleine forme, par affection pour moi. N’est-ce pas lui qui m’a mis au
monde, ainsi que ma petite sœur Brittany, au sein de cette clinique ?
Emmenée par une infirmière, je téléphone d’abord à Chris pour lui confier
ma petite sœur et le rassurer, au cas où des bruits circuleraient déjà en
ville. Tout se sait si vite, ici ! Puis je me retrouve dans l’une des chambres
de l’hôpital, munie d’un petit lit simple. J’emporte avec moi le baiser
déposé par Harrison sur mon front, en guise d’adieu. Adossée à l’oreiller,
je sens encore la marque de ses lèvres.

Je ne suis pas amoureuse. Je suis follement amoureuse.

Il me manque, même s’il a promis de revenir demain matin, à la


première heure. Je voudrais ses bras, sa voix, son torse contre lequel
m’appuyer.
« Raide dingue » serait plus approprié.

À cette heure tardive, toutes les lumières sont éteintes à l’exception


d’une lampe au bout du couloir, sur le bureau des infirmières. Très
secouée par ma mésaventure, je fixe le plafond avec intensité. Où est
Jonathan à cette heure ? A-t-il réussi à s’enfuir ? Dans la panique du
moment, Harrison et moi n’avons guère abordé le sujet. Mes pensées
s’envolent vers Serena, sans doute bouleversée par le cambriolage de son
petit-fils. À force de cogiter, je n’arrive pas à trouver le sommeil. Et
tiraillée par les points de suture, j’ignore comment me coucher et je
m’agite. La porte s’ouvre soudain sans un bruit. Je me redresse sur un
coude malgré un vif élancement au côté.

Et si c’était Jonathan ? S’il était revenu pour me tuer ? Non, non, je ne


suis pas dans un épisode d’Esprits criminels. J’ouvre néanmoins des yeux
comme des soucoupes en priant pour que Serena ou Harrison (ou
n’importe qui, d’ailleurs) ait prévenu la police. Dans le feu de l’action,
personne n’y a songé tout à l’heure. Une silhouette s’encadre sur le seuil
tandis que je psychote à fond.

– Harrison ?! fais-je, interdite.

Himself.

Avec des yeux de chouette, je le regarde se faufiler dans ma chambre.


Dans la pénombre, il pose un doigt sur ses lèvres, m’incitant au silence.
Chuuut… Il referme le battant en jetant un dernier coup d’œil dans le
couloir. Personne en vue. Il s’adosse finalement à la porte et ses yeux
étincellent dans le noir.

– Qu’est-ce que tu fais là ? dis-je tout bas.


– Je ne voulais pas te laisser seule.
– Et les infirmières… ?
– Une formalité ! sourit-il en venant vers mon lit. Je peux être très
discret, tu sais. Et il était hors de question que je t’abandonne cette nuit.
Mon cœur ne bat plus dans ma poitrine – du tout. Je contemple le
magnifique visage d’Harrison, dont les traits émergent de la pénombre,
fins et réguliers, renforcés par sa mâchoire virile. Lui pose une main sur
ma joue avant d’enfouir ses doigts dans mes cheveux.

– Je suis là pour toi, Mary. Je veux que tu le saches.

Sa paume tiède se pose sur ma nuque alors que nos lèvres se joignent en
un baiser lent, intense, profond – comme mes sentiments pour lui. Nos
bouches se caressent, ne se détachant qu’à regret. Et Harrison s’allonge à
côté de moi, dans le petit lit conçu pour un unique malade. Malgré sa
carrure athlétique, il se fait tout petit. Je me pousse un peu sur le côté mais
il me retient en passant un bras autour de mes épaules. Je n’ai plus qu’à
poser ma tête sur son torse, à l’endroit précis où son cœur pulse.

Pour moi ? Si seulement…

Je ferme les paupières, le laissant caresser mes cheveux. Je sens son


souffle sur moi, il soulève les petites mèches brunes en bataille dans mon
cou. Alanguie par sa chaleur, par son étreinte rassurante, je sens le
sommeil m’envahir. Et je sombre avec le sentiment d’être exactement à
ma place sur cette terre.

***

Aucune complication pendant la nuit, si l’on excepte la disparition


d’Harrison au petit matin, qui m’avait caché ses capacités de
prestidigitateur. Un vrai courant d’air, cet informaticien ! Il pourra
toujours se convertir à Las Vegas s’il arrête les logiciels et les systèmes
d’exploitation. Imprévisible, il réapparaît à l’heure officielle des visites
avec un petit sac rempli d’effets personnels à mon intention.

– Qu’est-ce que je ferais sans toi ?


– On se le demande ! sourit-il avec un clin d’œil malicieux.
– Je suis sérieuse, fais-je en posant une main sur la sienne. Je voudrais
te remercier pour cette nuit. Tu as été formidable.
– C’était bien la moindre des choses. C’est mon frère qui t’a blessée,
Mary. Il aurait pu te tuer si…

Ne terminant pas sa phrase, il détourne la tête, comme s’il ne parvenait


pas à continuer. Combien de temps encore réparera-t-il les erreurs de son
frère ? Combien de temps passera-t-il derrière lui, à endosser des
responsabilités qui ne lui incombent pas ? Mon cœur se serre alors que je
m’habille dans la salle de bains. Ou plutôt, j’essaie de m’habiller. Parce
qu'avec ma cicatrice, j’enfile ma tenue au ralenti. Et quand je sors enfin, je
m’étonne de ne pas trouver Harrison avec une barbe blanche et des rides.

– Non, ne dis rien ! fais-je avec mon pull noir de travers et mes bottines
délacées.

Très amusé, c’est lui qui finit de m’habiller comme si j’avais 5 ans.
Glamour et mystère, on oublie tout de suite ! Et je ne suis pas au bout de
mes surprises. Au moment où j’arrive dans le hall après la signature de
mon formulaire de sortie, je retrouve… une petite foule. Mon comité
d’accueil, apparemment ! Je repère tout de suite ma sœur, au premier rang.
Aussitôt, celle-ci se jette sur moi, non sans m’arracher au passage un petit
cri de douleur.

– Oh, pardon, pardon ! s’excuse-t-elle, affolée.


– Ce n’est rien.
– Je suis tellement contente que tu n’aies rien !
– Ne minimise pas ma blessure de guerre, s’il te plaît, réponds-je du tac
au tac en soulevant mon pull pour lui montrer mon gros pansement.

Je lui adresse un sourire qui achève de la rassurer malgré ses yeux


brillants de larmes. Ma pauvre cadette a dû passer une nuit atroce à
s’inquiéter pour moi. Je la prends par la main au moment où Chris me
claque la bise sur les deux joues. Mon meilleur ami aussi est venu. J’ai un
peu l’impression d’être Miss Montana en sortie officielle. Le bouquet de
fleurs et le buffet de saucisses en moins…

– Tu nous as fichu une trouille bleue !


– Mais je…
Je viens d’apercevoir Stan Travis, mon copain de lycée, fils du gérant
de l’hôtel. À côté, Mme Jones, la propriétaire du salon de beauté. Et un
peu en arrière, Mme Peters, la maman d’Anna, la meilleure copine de ma
sœur.

– Tout le monde est au courant ? dis-je en me penchant vers Chris.

Il me regarde comme si j’étais tombée sur la tête ou qu’il doutait de ma


santé mentale.

– Allô, Mary ! On vit à West Yellowstone !

C’est vrai… comment ai-je pu l’oublier ?

Par conséquent, tous les habitants de notre charmante bourgade sont


déjà au courant de l’incident de cette nuit : le cambriolage de Serena, mon
attaque au couteau, suivie de mon hospitalisation. À cet instant, les portes
en verre du bâtiment s’ouvrent devant M. Smith, le directeur de la
bibliothèque municipale, à bout de souffle.

– Elle est sortie ? Je n’ai rien manqué ? lance-t-il, hors d’haleine.

Je dois me retenir pour ne pas rire – et rouvrir mes points de suture.


Harrison, lui, observe la scène avec un petit sourire aux lèvres. Solitaire et
discret, il n’a sans doute pas l’habitude de ces grands élans de solidarité
communautaire, ce qui est bien dommage… Devant le bureau d’accueil, je
me laisse embrasser par tout le monde, ensevelie sous les bons vœux de
rétablissement. Au moins, je ne me sens pas seule ! Un peu écrasée, un peu
comprimée, mais seule… non, vraiment pas !

– On s’est tous fait du mouron. Quand M. Cunningham m’a appris que


tu avais été agressée…
– Quoi ? interromps-je la mère d’Anna. Parce que M. Cunningham
aussi est au courant de mon accident ?
– Évidemment ! Il l’a appris par la boulangère qui le tient de…

Non. Stop. Je ne veux plus rien savoir.


En quittant la clinique, je suis un peu sonnée. Dans mon dos, j’entends
déjà les rumeurs aller bon train : « Ce n’était pas Harrison Cooper avec
elle ? » « Tu crois que c’est lui qui a essayé de la tuer ? » « Et regardez
comme il lui tient la main… » C’est reparti pour un tour ! Vive les petites
villes… Mon sang bouillonne dans mes veines. À nouveau, le passé de
mon compagnon refait surface. Quelle injustice ! Je m’apprête à faire
volte-face quand Harrison presse discrètement mon bras, apaisant.

– Ce n’est rien, me souffle-t-il. J’ai l’habitude.

Cet aveu me brise le cœur. Lui est accoutumé à entendre les gens parler
dans son dos ! À mon tour, je m’empare de ses doigts pour les serrer très
fort, et lui montrer que je suis là, avec lui. Comme lui l’a été hier soir, et
depuis notre rencontre, pour moi. Je comprends ce qu’il peut éprouver
depuis toutes ces années. Et je le suis, laissant tout le monde jacasser.
Derrière nous, Chris et Brittany ferment la marche. Harrison en profite
pour se pencher à mon oreille, un brin moqueur :

– Quand je suis arrivé en ville, je trouvais ta popularité suspecte. Tous


les commerçants me parlaient de toi. Il suffisait que j’évoque ma grand-
mère pour qu’ils chantent aussitôt les louanges de son aide-soignante.

Je rougis.

La honte, quand même…

– Non ? C’est vrai ?

Il hoche la tête tandis que nous nous dirigeons vers sa voiture.

– Je pensais qu’il y avait un truc… mais non, tout le monde t’adore.


– Tout le monde ? dis-je, en le regardant droit dans les yeux.

Il ne cille pas.

– Tout le monde, me répond-il d’une voix un peu rauque. Et certains


plus que d’autres.
14. All I want for Christmas…

Guidée par l’agent de police Hattaway, je pénètre dans le commissariat


de la ville à pas de souris. Pas facile de marcher avec des points de suture !
Je clopine comme une bossue sans cesser de me moucher. Un vrai « son et
lumière » à moi toute seule. Mon paquet de mouchoirs à la main, je
m’assois sur la chaise offerte par Stephen, un ancien ami de mon père.
Tous deux allaient au lycée ensemble avant que papa ne rencontre maman.
Et tous deux sont entrés en même temps dans les forces de l’ordre. Je
contemple les murs gris de l’édifice avec un petit pincement au cœur.
Combien de fois suis-je venue ici déposer des beignets à mon père et ses
hommes ?

– Je sais à quoi tu penses, me déclare Stephen.


– Il… il me manque toujours autant.
– À nous aussi.

Je suis un peu surprise par ma propre audace. Mais depuis quelques


jours, je n’arrête pas de songer à ma dispute avec Brittany au sujet des
albums photos, et à ma conversation avec Harrison dans la forêt. Je ne
peux pas fuir éternellement mon passé.

– Comme je te l’ai dit au téléphone, nous avons arrêté Jonathan Cooper


hier soir, après son vol.

Ne suis-je pas précisément convoquée pour cette raison ? Le collègue


de mon père me raconte brièvement l’histoire : Jonathan a été arrêté aux
abords de la propriété de Serena alors qu’il fuyait à bord de sa voiture,
l’engin rutilant qui a expédié mon pauvre 4x4 au garage !

– Il avait caché les bijoux dans la boîte à gants. Un grand classique, me


précise Stephen avec un regard entendu.
– Il est en détention ?
– Oui, entre nos murs. Tu l’as sacrément amoché durant votre lutte,
Mary. Il a une grande griffure sur toute la joue mais… tu as pris des
risques inconsidérés, hier soir. Tu n’aurais jamais dû t’interposer en plein
milieu d’une effraction.

Je souris piteusement.

– Cela dit, ton père serait fier de toi ! ajoute-t-il avec un clin d’œil.

Mon sourire s’agrandit, sincère. Je me sens tout de suite mieux sur ma


petite chaise métallique, face au bureau en désordre du sergent. Une odeur
de mauvais café flotte dans l’air, mêlée à l’encre de la photocopieuse
toujours en panne, du moins si les choses n’ont pas changé ! Dans mon
dos, le téléphone n’arrête pas de sonner, une porte claque et une rumeur de
conversation me parvient depuis un autre bureau, encore Jeremiah Miles
arrêté en état d’ébriété. La routine de notre petit commissariat.

– Maintenant, la question est de savoir si tu comptes porter plainte,


ajoute Stephen. Entre l’effraction et le vol avec violence, tu peux envoyer
ce type à l’ombre pour un bon bout de temps.

Je garde le silence, trop occupée à fixer mes doigts entrecroisés sur mes
genoux. C’est une lourde décision. Élégant, Harrison ne m’en a pas touché
mot, sûrement pour ne pas influencer mon jugement. Que faire ? Envoyer
un homme qui le mérite en prison ? Lui faire connaître ce qu’il a infligé à
son petit frère innocent ? Je me mords les lèvres. Ou, au contraire, le
laisser filer par amour pour son cadet, pour sa grand-mère ? Je suis
perdue…

– Alors ?

Je relève la tête. Et, prise d’une brusque impulsion :

– Est-ce que je pourrais le voir ?


– Jonathan Cooper ?
– Oui. Je voudrais lui parler avant de trancher.
– C’est-à-dire que…

C’est-à-dire que c’est illégal, bien sûr. Une victime n’a pas le droit de
discuter avec son agresseur en cellule. Mais je suis la fille de Robert
Elligson, ancien lieutenant de police, et Stephen m’a vue grandir entre ces
murs. Il se mord les lèvres, jette un coup d’œil à droite et à gauche comme
si quelqu’un pouvait nous surprendre et…

– Tu sais que tu es impossible ?

Je sais.

– Allez, suis-moi ! Mais je te préviens : pas plus de cinq minutes !

Je lui décoche un sourire rayonnant avant de lui emboîter le pas en


direction de la double cellule qui sert principalement à dégriser nos
pittoresques alcooliques locaux, de braves types que tout le monde connaît
et qui n’ont pas eu de chance dans la vie. À mesure que je traverse le
couloir en linoléum, mon ventre se noue. Dans ma tête, je répète en boucle
mon petit discours.

– Cinq minutes ! me répète Stephen.

Puis le sergent tourne les talons, m’abandonnant devant la cellule


munie de barreaux. Jonathan est là, assis sur l’unique lit qui ressemble
davantage à un banc en plastique soudé au mur. J’aperçois la grande
balafre sur sa joue, infligée par mes ongles. Nos regards se croisent dans
un silence de plomb. Lui ne bouge pas. Il ne semble pas surpris de ma
présence et porte les mêmes vêtements que la veille : jean et pull noir. Je
le revois une seconde avec sa capuche, son couteau, et une bouffée
d’angoisse me monte à la gorge.

– Tu es venue te repaître du spectacle ? me lance-t-il, sarcastique.


– Vous n’avez rien d’autre à me dire après m’avoir poignardée ?

Je suis étonnamment calme. Mais je ne suis pas ici pour moi. Une
ombre passe sur le visage de Jonathan. Et à cet instant, l’espoir renaît en
moi. Parce qu’il n’est peut-être pas complètement mauvais.

– Ça, je te jure que ce n’était pas prévu. J’ai paniqué.


– De toute manière, je ne suis pas venue pour vous parler du
cambriolage.
– De quoi, alors ?
– D’Harrison. De l’accident de voiture. De la prison pour mineurs.

Il semble foudroyé sur son banc.

– Je suis au courant de toute l’histoire.

Je plonge mes yeux dans les siens, sans hésiter. Et j’enroule mes doigts
autour des barreaux, me rapprochant de lui. De son côté, il reste assis au
fond de sa cellule, muet, immobile. Il contemple le plancher d’un air
pénétré, comme s’il ne m’entendait pas.

– Vous avez détruit la vie de votre frère, Jonathan. Vous l’avez envoyé
en prison à votre place, vous laissez les gens le regarder comme s’il était
un meurtrier pour continuer à vivre bien tranquillement…
– Tais-toi !
– Non. Je ne me tairai pas parce que la vérité vous déplaît. Ne croyez-
vous pas qu’il est temps d’assumer vos actes ? Vous n’en avez jamais
assez de fuir ? J’ignore comment vous parvenez à trouver le sommeil la
nuit !

Je ne crie ni ne m’énerve, un véritable exploit pour moi. Jonathan, lui,


bondit sur ses pieds. Et sortant de ses gonds, il fonce vers moi. Je ne recule
pas, à aucun prix. Ce n’est pas le moment de perdre l’avantage. Sans doute
suis-je la première personne à le mettre en face de ses responsabilités. Je
me mêle peut-être de ce qui ne me regarde pas… mais je ne peux pas
abandonner Harrison, je ne peux pas rester sans rien faire.

– Tu ne comprends rien !
– Comment faites-vous pour vous regarder dans une glace ? Vous avez
laissé un gamin de 16 ans porter le chapeau d’un triple homicide à votre
place ! Et vous le regardez encore aujourd’hui être traîné dans la boue par
des journalistes sans scrupule ! Cela ne vous fait donc ni chaud ni froid ?
– Bien sûr que si !

Il crie. Et l’espace d’une seconde, je vois la culpabilité, la colère dans


son regard.

– Je suis peut-être un sale type mais je ne suis pas un monstre !


– Alors faites quelque chose.
– Lui parler ? Ça ne servirait à rien.
– Je ne vous parle pas d’excuses. Je vous parle d’actes.

Devinant mes pensées, il secoue vigoureusement la tête, rejetant cette


éventualité le plus loin possible.

– Pas question ! Toute cette histoire est derrière nous, maintenant.


– Derrière vous. Harrison, lui, la subit encore chaque jour alors qu’il est
innocent, qu’il est la victime de l’histoire.
– Ferme-la !
– Dénoncez-vous. Dites enfin la vérité. C’est le seul moyen pour que
vous recommenciez tous les deux à vivre. C’est votre seule chance de
délivrer Harrison et de mener, vous, une vie normale en arrêtant cette
spirale infernale.

À nouveau, il fait « non » de la tête, plusieurs fois, comme s’il ne


voulait pas entendre parler de cette solution.

– Tu peux toujours courir pour ça !


– Je suis sûre qu’il y a du bon en vous.

Jonathan se met à ricaner. Et, peut-être par provocation, il me lance à la


figure un dernier aveu :

– Tu sais quoi ? C’est moi qui ai vendu les photos de mon frangin et toi
à la sortie du restaurant à Missoula. C’est moi qui vous ai suivis pour
gagner un peu de thune en balançant les clichés à Maggie O’Malley.
Salaud.

J’encaisse le choc. Même si ce n’est pas facile, je tâche de garder un


visage hermétique.

– Dénoncez-vous, répété-je.

Faute de réponse après une longue minute de silence, je quitte les lieux
à mon tour, le cœur lourd comme une pierre.

***

En deux jours, je me remets de ma blessure et de ma fichue grippe.


Brittany et Chris se relaient à mon chevet, héroïques. Quant à Harrison,
j’essaie de le maintenir à distance de cette vision d’horreur. Hors de
question qu’il me voie avec mon gros nez rouge ! Il me téléphone tous les
jours mais je refuse absolument sa visite.

Je veux le séduire, pas le traumatiser.

Après quarante-huit heures, il sonne à la porte, las de cette mise en


quarantaine. Par chance, j’ai enfin retiré ma vieille robe de chambre pour
enfiler un jean et un gros pull à col roulé rouge.

– Je suis venu te kidnapper ! m’annonce Harrison dès l’instant où


j’ouvre la porte.
– Tu me menaces ?
– Non, je m’exécute !

Et avant que j’aie pu réagir, il m’arrache à la terre ferme. Un bras dans


mon dos et un autre sous mes genoux, il me soulève comme une plume
tandis que je pousse de grands cris, secrètement ravie par ce kidnapping.
J’évite cependant de m’agiter… à cause de ma cicatrice. D’ailleurs, je
ressens un petit tiraillement au moment où j’éclate de rire, emportée par
mon chevalier servant. Tout juste prend-il le temps de décrocher ma parka
de la patère avant de m’entraîner dehors.
– J’ai prévu une petite surprise pour toi.
– Un cadeau avant Noël ? fais-je, tout excitée.

Il ne reste que deux jours à attendre avant le grand moment. D-Day. Que
dis-je ? « Ultimate Day » ! Traversant la terrasse en bois devant le chalet,
Harrison remonte l’allée. Il me serre contre lui, comme s’il voulait me
protéger du froid glacial, et me couve du regard. À moins qu’il ne guette
mes réactions ? Car soudain, je vois une forme apparaître, en travers du
chemin. Et ce n’est pas une voiture ! Je pousse un cri émerveillé.

– Une motoneige !

Je n’en ai jamais fait de ma vie. Cette fois, j’ai toutes les peines du
monde à rester dans les bras d’Harrison. Mes jambes me démangent de
courir jusqu’à l’engin noir, juché sur de longs skis et muni d’un pare-brise
fumé.

– Tu as envie d’une petite balade ? me demande-t-il en me reposant sur


le sol enneigé avec précaution.
– Tu plaisantes ? En selle, cow-boy !

Il éclate de rire… avant de s’interrompre net en apercevant la petite


grimace peinte sur mes traits. J’ai eu la mauvaise idée de lever la jambe
pour grimper à l’arrière. Danseuse à Vegas, on oublie !

– Mary ?

Pressant d’une main ma cicatrice, je rassure mon compagnon d’un


sourire. Ce n’est rien, rien du tout. Mais Harrison me soulève déjà pour
m’installer sur l’épaisse selle de cuir noir, faite pour un conducteur et son
passager. Il sort ensuite du porte-bagages une épaisse couverture écossaise
qu’il déploie sur mes genoux et remonte le zip de mon anorak jusqu’à mon
menton. Il m’aide aussi à enfiler de grosses lunettes teintées, faites pour le
ski, et un bonnet.

– Tu ne prendras pas froid avec moi.


Puis il monte devant moi, les mains sur le guidon. Avec délice, je passe
les bras autour de sa taille et je me serre contre lui – beaucoup plus fort
que nécessaire, mais jamais assez ! Même si je ne le vois pas, je devine
son sourire et j’appuie ma joue contre son dos, collant ma tête à sa veste
noire doublée de fourrure. J’ai l’impression de faire corps avec lui au
moment où le moteur se met à gronder. L’appareil vrombit sous mes
jambes.

– Accroche-toi bien ! s’écrie Harrison pour couvrir les bruits de la


mécanique.

Une minute plus tard, nous nous élançons au milieu des étendues
blanches du Montana. Pas besoin de suivre les routes ! Cramponnée à
Harrison, je regarde les paysages défiler autour de nous. La motoneige part
à l’assaut des dénivelés, des pentes, des montées abruptes alors que les
montagnes se découpent à l’horizon. Le voyage est… vertigineux ! Pas
seulement à cause de l’océan de diamants sur lequel nous glissons à toute
allure. Collés l’un à l’autre, grisés par la vitesse, nous ne formons qu’une
seule silhouette dans ce décor grandiose.

De petits flocons volettent autour de nous tandis que la promenade se


prolonge. Harrison m’entraîne dans les étendues solitaires de mon État
natal. En communion avec lui, j’en prends plein les yeux. Jusqu’à ce qu’il
s’arrête à l’orée de sa propriété. À l’horizon, je devine la silhouette de
verre de son incroyable chalet. Mais apparemment, il ne s’agit pas de
notre destination. Coupant le moteur, Harrison se tourne vers moi.

– J’ai une autre surprise pour toi. En fait, je voulais fêter ta sortie de
l’hôpital et…

Comme il s’interrompt, je l’interroge du regard en soulevant mes


grosses lunettes de ski. Lui aussi a retiré les siennes, les gardant sur son
front.

– … je souhaitais aussi te remercier d’avoir abandonné les poursuites


contre mon frère. Tu aurais pu porter plainte.
– Je ne voulais pas jeter de l’huile sur le feu.
D’autant que Serena aussi a refusé d’attaquer son petit-fils en justice
malgré le cambriolage dont elle a été victime.

– Tu as un grand cœur, Mary.


– Je ne l’ai pas fait pour lui. Je l’ai fait pour toi, ajouté-je d’une voix un
peu tremblante.

Il le sait déjà. Je le vois à ses yeux, au lent sourire qui se dessine sur ses
lèvres.

– Jonathan m’a parlé de votre petite discussion à sa sortie de garde à


vue.
– Vraiment ? fais-je, incapable de cacher mon étonnement.
– Merci de lui avoir parlé, Mary.

Je ne sais pas quoi répondre, j’ai une grosse boule d’émotion dans la
gorge. Je me contente de baisser les yeux en tripotant la fermeture de ma
parka. Prenant mon visage entre ses mains, Harrison cherche mon regard.
Et je ne peux échapper à ses yeux vert-noisette.

– Ce n’est rien, tu sais.


– Personne n’avait jamais pris ma défense comme toi. Alors merci,
merci d’être là, merci d’être avec moi, à mes côtés.

Il s’interrompt une seconde.

– Ou plutôt, merci d’être de mon côté.

Se penchant vers moi, il effleure très doucement mes lèvres et c’est


comme si l’aile d’un papillon me frôlait, comme si le temps s’arrêtait. Je
n’entends plus un bruit dans la forêt, dans la nature. Puis, déjà, il se
redresse pour m’aider à descendre de la motoneige en me prenant par la
main. Je le suis, un peu étourdie par la vitesse… ou par son baiser, ses
paroles, ses doigts noués aux miens. En secret, je prie pour que Jonathan
m’écoute et assume son passé.

On peut rêver…
Dans le sillage d’Harrison, je remonte le long du sentier. Nous ne
marchons pas longtemps, juste quelques centaines de mètres au milieu des
arbres trop serrés pour que la moto passe. Bientôt, je ne pense plus qu’au
contact de sa paume, qu’à la chaleur de son corps près du mien. Nous
sommes si bien, tous les deux, au milieu de nulle part. Non loin de sa
maison, je découvre la dernière partie de ma surprise…

– J’ai pensé que cela te ferait plaisir.

J’ouvre la bouche sans qu’aucun son n’en sorte.

– Ça ne te plaît pas ? s’inquiète Harrison en soulevant la porte en tissu.

Il se tient devant une yourte plantée au bout de son jardin, à l’arrière de


son vaste terrain. Dressée au milieu de la forêt, la tente traditionnelle
abrite à l’intérieur une myriade de tapis épais, de coussins, de couvertures
que j’aperçois par les tentures entrebâillées. Une habitation en pleine
nature, au cœur de la neige et de l’hiver. Je rejoins Harrison et noue mes
deux mains autour de son cou.

– Ce n’est pas possible.

L’inquiétude se lit dans les yeux d’Harrison tandis que je secoue la tête.

– Tu n’es pas réel. Tu es un robot créé par le gouvernement américain.


Ou un extraterrestre égaré sur terre.

Il éclate de rire et cette fois, c’est moi qui l’embrasse à pleine bouche,
bouleversée par son idée. Il ne se contente pas de dépenser de l’argent : il
vise juste, il vise bien. Et il me touche toujours au cœur. J’ai l’impression
qu’il connaît tout de moi, qu’il n’ignore rien de mes passions, de mes
secrets. Même si notre rencontre date d’une quinzaine de jours, il est…
mon évidence.

Ensemble, nous entrons dans la vaste yourte montée à mon intention.


Un panier-repas nous attend, accompagné d’une bouteille de champagne.
Un grand millésime de Moët & Chandon.
– Je suis épatée !
– C’était un peu le but. Je voulais t’en mettre plein la vue, sourit-il avec
un clin d’œil amusé. Que dirais-tu de trinquer avec moi ?

Je m’assois au milieu des gros coussins, étonnée par l’agréable


température qui règne sous la tente alors que la neige commence à tomber
plus dru à l’extérieur. J’admire la structure en bois qui soutient notre
yourte, formant une grande pièce circulaire à l’abri des intempéries. Tout
en me tendant une coupe, Harrison me parle de cet habitat traditionnel
venu de Mongolie…

– Elles sont démontables et spécialement conçues pour les plaines et les


hivers rigoureux de l’Asie centrale. Rapproche-toi du poêle si tu ne veux
pas prendre froid. Tu sors d’une mauvaise grippe.

Conquise, je tends les mains au-dessus du feu en me frottant les doigts.


Il fait si bon que je n’éprouve même pas le besoin de me moucher ! Moi !
La fille d’Atchoum ! Avec un sourire nerveux, Harrison me rejoint pour
entrechoquer nos verres.

– À ton rétablissement, Mary !


– À la magie que tu as fait entrer dans ma vie ! D’abord la neige,
maintenant la yourte !

Monsieur Cicatrice-au-menton rougit légèrement. Et c’est le véritable


Harrison que je vois. Pas le génie de l’informatique qui a révolutionné son
domaine. Pas l’homme d’affaires en costume-cravate capable de négocier
les meilleurs contrats. Pas le petit-fils dévoué et serviable ou l’étranger
méfiant rencontré dans une boutique d’antiquités. C’est lui, vraiment lui.
Discret, silencieux, complexe, solitaire… et tellement digne d’amour. Mon
cœur bat la chamade. Il parle le premier, d’une voix éraillée :

– J’aimerais t’avouer quelque chose mais ce n’est pas facile, Mary.


– Tu es marié ?
– Non, sourit-il.
– Tu es le père de cinquante enfants ?
– Non plus.
Il peine à ne pas rire mais j’éprouve le besoin de détendre l’atmosphère
face à son visage tendu. Prenant sa main, je la serre en trempant mes
lèvres dans le champagne, pétillant et savoureux.

– Je…

Il se tait à nouveau. Je l’encourage d’un regard. Et d’un seul coup :

– Je t’aime, Mary.

Avalant mes petites bulles de travers, je manque de m’étouffer et


commence à tousser comme une damnée. Je ne m’y attendais pas. Du tout.

– Tout va bien ? s’inquiète Harrison, un peu décontenancé.


– Oui, excuse-moi. Je… c’est… je…

C’est le choc.

– Depuis que je t’ai rencontrée dans le magasin d’antiquités, je n’ai pas


pu te sortir de ma tête. J’étais furieux en sortant de la boutique et je ne
parvenais plus à penser à autre chose, à quelqu’un d’autre.

Je l’écoute en retenant mon souffle… J’ai la furieuse impression de


vivre un rêve.

– Et puis, nos chemins n’ont plus arrêté de se croiser. Chez ma grand-


mère, dans la forêt, sur la route… puis il y a eu le baiser sous le gui, et
tout ce qui s’est ensuivi. Jusqu’à ce jour où tu as découvert les titres des
journaux. À ce moment-là, j’ai cru te perdre et j’ai eu l’impression qu’on
m’arrachait une partie de moi.

Il s’arrête une minute, reprenant son souffle. Je devine combien cette


déclaration doit coûter à un homme aussi secret. Je suis trop émue,
bouleversée, pour l’interrompre.

– J’étais déjà amoureux, même si je refusais de me l’avouer. Je ne suis


pas un homme qui se laisse emporter par ses passions ou ses émotions.
Depuis ma sortie de prison, j’aime tout contrôler, vivre dans un univers
stable, sécurisant, uniforme et… ennuyeux. Et puis, un beau jour… toi !
Tu débarques dans ma vie avec ton sale caractère, ton humour, ta joie de
vivre, ton obsession pour les fêtes.

S’emparant de ma main, il la porte à ses lèvres pour la baiser


fiévreusement avant de l’appuyer contre sa joue.

– C’est comme si mon monde en noir et blanc avait repris des couleurs.
Comme si je respirais à nouveau, comme si tout s’animait enfin autour de
moi. Je n’ai pas tout de suite compris ce qui m’arrivait. Je me suis d’abord
dit que tu m’attirais, qu’il s’agissait de désir… mais c’était autre chose.
Un sentiment si fort qu’il ne passait pas. Tu étais toujours là, ajoute-t-il en
tapotant sa tempe de son index. Et là, fait-il en désignant son cœur.
– Harrison…
– J’ai ouvert les yeux lors du cambriolage. Quand je t’ai trouvée par
terre dans le dressing, blessée, du sang sur les mains…

Il ferme les yeux, comme s’il essayait de surmonter ce souvenir. Moi, je


laisse une larme rouler sur ma joue, incapable de réprimer le flot
d’émotions qui me balaie. Ces mots, je n’aurais même pas osé les rêver.

– Pendant quelques minutes, j’ai cru te perdre, je t’ai vue morte. Et j’ai
essayé d’imaginer ma vie sans toi.

Il pose sa coupe de champagne par terre et prend mon visage entre ses
mains. Nos regards se croisent. Le sien plonge alors en moi jusqu’à
trouver mon âme. Je suis prise de vertige. Tout tourne autour de moi.

– Je me suis dit qu’elle ne vaudrait pas la peine d’être vécue si tu


n’étais plus là.

De son index, il essuie la larme qui zèbre ma joue.

– Je t’aime, Mary.
Alors, nos lèvres se trouvent, nos corps s’accolent, nos montres
s’arrêtent. Le temps ne reprendra que plus tard, bien plus tard. Et ses
paroles dansent dans ma tête tandis qu’il m’entraîne vers les coussins pour
m’y aimer.

Dans les bras d’Harrison, je ne le quitte pas des yeux, hypnotisée par
son regard vert-noisette. Il m’emmène vers les plaids de fourrure, les
couvertures et les épais tapis asiatiques qui forment une couche par terre.
Blottie contre sa poitrine, je sens son cœur battre à grands coups. À moins
que ce ne soit le mien ? À son contact, dans sa chaleur, je sens le désir
s’éveiller au creux de mon ventre. Du bout du doigt, j’effleure la petite
cicatrice qui barre son menton. Je la redessine avec une infinie douceur.

– Un souvenir de l’accident, me dit-il sobrement.

Il n’ajoute rien mais j’ai compris. Soudain, ce petit détail tellement


craquant devient… bouleversant. Et je lui offre mes lèvres, renversant la
tête sur son épaule. Notre baiser est profond, intense, sincère. Car ce n’est
pas la passion qui nous porte, comme la dernière fois… mais quelque
chose de plus fort, cette petite flamme qui danse dans ma poitrine et me
pousse vers lui. L’amour ? Oui, le véritable amour. Celui qu’on ne vit
qu’une fois. Celui dont on rêve chaque nuit. Celui que certains cherchent
toute leur vie.

Nos langues se caressent, nos bouches jouent l’une avec l’autre. Pressée
contre son torse, je passe une paume douce et tiède sur son cou avant de
descendre vers sa poitrine. Je caresse sa puissante musculature à travers
son pull kaki. Je remonte ensuite vers son bras droit, son biceps, son
épaule. Lui ne cesse pas de m’embrasser, de m’enlacer. Nos lèvres
s’accolent tandis que nos goûts, nos salives s’unissent en une caresse sans
fin. Je m’abandonne à son baiser.

Parce qu’il m’aime. Parce que je me sens aimée.

C’est comme si une barrière était tombée entre nous, la dernière à


franchir. Avec précaution, Harrison me dépose parmi les gros coussins qui
gisent au sol. Il m’étend comme si j’étais une princesse, m’arrachant au
passage un petit rire. Sans doute veille-t-il à ne pas abîmer ni rouvrir ma
cicatrice. Mais je ne le laisse pas partir. L’attrapant par son pull, je le force
à s’étendre avec moi. Nos langues, elles, ne cessent pas de s’affronter.
Veillant à ne pas rouler sur moi, Harrison me serre dans ses bras, allongé à
mes côtés.

– Je t’aime, me répète-t-il.

Je pourrais l’entendre mille fois, toute la journée, toute ma vie. J’en


ronronne de plaisir pendant que sa bouche dérape sur mon menton, dérive
sur mon cou. Ses baisers se répandent sur mon épiderme en une traînée de
feu. Lui glisse ses mains sous mon pull, trouvant ma peau sous les couches
de vêtements. Au moment où ses doigts effleurent mon ventre, je
tressaille. Puis je me cambre sous l’assaut de ses paumes qui montent,
montent, montent. Quand elles trouvent mes seins à travers la dentelle de
mon soutien-gorge, j’en pousse un petit gémissement.

La fièvre grandit au moment où Harrison dégrafe ma lingerie… avant


de me déshabiller. Me faisant lever les bras, il m’aide à me dévêtir –
toujours à cause de ce gros pansement à mon flanc. Délicatement, il
soulève mon pull et mon sous-pull, enlevant mes vêtements l’un après
l’autre. Et lorsque mon corps émerge enfin, je vois une étincelle s’allumer
dans ses yeux, l’embraser tout entier – le désir.

– J’ai une telle chance, Mary…


– Non, c’est moi.

Nos sourires se répondent avant qu’il ne retire son propre pull en les
jetant au loin, à côté du poêle. Toujours allongée, je le regarde se dévêtir,
se mettre torse nu devant moi. Il s’est assis pour aller plus vite… puis il se
courbe vers moi pour prendre l’un de mes seins dans sa bouche. À peine
titille-t-il mon téton que je m’envole. Sa langue, elle, explore mon aréole,
en suit le cercle avant d’en gober la pointe. Sa salive me donne la chair de
poule tandis que mon bas-ventre se contracte. Et longuement, il s’attarde
sur chacun de mes seins, les enveloppant de ses paumes, les pinçant en
m’infligeant une délicieuse petite douleur. Bientôt, ma poitrine durcit, se
tend vers lui.

Je fonds sous ses doigts, telle de l’argile à modeler. De mes mains, je


me raccroche à ses biceps ; tout son corps semble se durcir au fil des
secondes, trahissant sa propre excitation. D’un coup de langue, il lèche
mon téton et descend vers mon nombril qu’il s’amuse à agacer. Je retiens
un éclat de rire lorsqu’il souffle sur mon flanc gauche. Ça chatouille… et
ça m’émoustille. Harrison en profite pour poser ses lèvres sur ma peau,
déposant une pluie de petits baisers pendant que j’arrondis le dos comme
un chat, décollant mes hanches du sol.

– J’ai envie de toi…, dis-je dans un murmure rauque.

Sans doute n’aurais-je jamais osé prononcer ces mots, simples et


directs, avant lui. Relevant la tête, Harrison m’adresse un sourire plein de
promesses. Tout en faisant bien attention à ma blessure, je me redresse sur
les coudes. Les cheveux en bataille, je me mords les lèvres.

– Ça me rend dingue, souffle-t-il soudain.


– Quoi ?
– Quand tu fais ça…, me dit-il en effleurant du pouce la lèvre que je
mordille.

Je ne rougis pas, je ne rougis plus devant lui. Mais encouragée par son
regard brûlant, par son désir presque palpable, par les ondes de chaleur qui
émanent de lui, je me sens libérée, lascive, confiante. Et m’asseyant en
face de lui, je tends les bras pour l’attirer à moi, pour m’occuper à mon
tour de lui. J’ai envie de le toucher, de m’approprier son corps. J’ai envie
de découvrir la moindre parcelle de sa peau. Audacieuses, mes mains
retracent toutes les lignes de son corps, de ses pectoraux jusqu’à ses
abdominaux et son ventre dur et plat.

Il n’est pas beau… il est pire.

Mes doigts s’engagent le long de son dos musclé, profitant de sa peau


veloutée. Je l’embrasse dans le cou avant de dériver vers son torse. Je le
picore, centimètre après centimètre. Je m’attarde sur l’un de ses tétons
avant de poursuivre ma route. Inexorablement, je me rapproche de sa
ceinture. Tandis qu’il m’observe, je l’entends déglutir avec peine au
moment où mes mains se referment sur la boucle en métal. Plongeant mes
yeux dans les siens, je la retire doucement, faisant durer le suspense. Il fait
soudain chaud, très chaud sous notre yourte… même si le vent hurle à
l’extérieur, même si la neige continue à tomber.

Abaissant la fermeture Éclair de sa braguette, je lui retire son pantalon


tandis qu’il m’aide. Le jean coule le long de ses cuisses puis de ses
mollets athlétiques. Il est parfait, de la tête aux pieds. Joueuse, je m’amuse
à glisser l’index sous l’élastique de son boxer. On ne se quitte pas des
yeux, assis l’un en face de l’autre dans les couvertures en fourrure. Puis je
touche la bosse à travers le tissu noir, gonflée. Je la moule au creux de la
paume, avant de la presser doucement. Harrison émet un râle de plaisir,
d’impatience. Alors, avec une insupportable lenteur, je finis de le
déshabiller.

– Ce soir, tu es à moi…, dis-je tout bas.

Je crois qu’il ne demande pas mieux tandis que je libère son sexe
dressé. Je le caresse en l’effleurant à peine, comme une promesse à venir.
Puis, à mon tour, je retire mon jean et je ne m’agenouille devant lui
qu’une fois en culotte. En fait, je rampe vers lui, avançant sur les genoux
et les mains avec souplesse en dépit de ma blessure. Bon, je penche un peu
d’un côté… mais je continue à le fixer dans les yeux avec un aplomb
sidérant. Un aplomb qu’il me donne.

Quand, enfin, ma main se referme sur sa virilité. Entre mes doigts, je


sens sa peau soyeuse, si douce et chaude à cet endroit. Harrison lâche un
soupir extatique. De mon côté, je commence un lent mouvement, de bas en
haut, de haut en bas… tout en pressant de plus en plus fort. Créant un
anneau entre mes doigts, je lui tire un autre râle. Je le sens palpiter au
creux de ma paume. Et tout en soutenant son regard, je me penche vers
lui… pour le prendre dans ma bouche. C’est la première fois que je goûte
à sa peau, que je découvre son parfum mâle et légèrement salin.
Harrison, lui, renverse la tête en arrière, en mon pouvoir. Je le laisse
coulisser en moi, le prenant entre mes lèvres, dans ma chaleur. Le
mouillant de ma salive, je l’emmène aux confins du plaisir, au bord de ce
précipice où il manque de lâcher totalement prise. M’aidant de ma main,
je l’entraîne au loin. Lui me regarde avec une lueur brûlante dans les yeux
– du désir à l’état brut, mêlé à la jouissance qui monte. Posant une main
dans mes cheveux, il l’enfonce dans la masse brune avec un regard
embrumé.

– Mary…

Sa voix cassée ressemble à une prière, une supplique.

– Arrête ou…

Il ne termine pas sa phrase et, m’attrapant par les épaules, il me fait


reculer tandis qu’il glisse hors de ma bouche. À la flamme dans ses yeux,
à la température de sa peau, je devine qu’il ne tiendra plus longtemps à ce
rythme.

– … je vais vraiment perdre la tête, sourit-il.

Je lui rends son sourire tandis que ses bras se referment autour de ma
taille. Ses doigts remontent le long de mon dos avant qu’il ne me couche
dans les coussins avec mille précautions. Il n’oublie pas mes points de
suture. Pas une seconde nous ne nous perdons de vue. C’est si intense que
je peine à respirer. Je sens le lien entre nous, ce lien magique, invisible,
ténu qui nous relie. Sans se presser, Harrison me retire ma culotte. Puis sa
main se pose sur moi, en moi. Ses doigts s’invitent au creux de mon corps
déjà humide, trempé pour lui.

J’en ai envie. J’ai envie qu’il m’aime. Avec chaque atome de son être.
Parce que je veux me donner à lui, sans condition, sans retenue. Mon
amant ne s’éloigne qu’un instant pour récupérer un préservatif dans son
portefeuille. Revenant vers moi, il se place entre mes jambes déjà
ouvertes. Déchirant l’étui, il enfile notre protection et je lui tends les bras
au moment où il s’allonge sur mon corps, me couvrant entièrement.
Dressé sur ses coudes, il ne s’appuie pas sur moi.

– Je t’aime, Mary. Je t’aime comme je n’ai jamais aimé personne.

Bouleversée, je noue les bras autour de sa nuque. Et je le laisse venir en


moi. Son sexe me pénètre, me remplissant tout entière de sa chaleur, de sa
force. J’en ferme les paupières tandis que mon corps se contracte autour
de lui. Puis, lentement, il se retire… avant de revenir plus fort, toujours
plus fort. Nos corps ondulent, bougent au rythme qu’il nous impose. Le
plaisir monte au gré de ses va-et-vient. Non, pas le plaisir. Plus, bien plus.
Une lame de fond surgit de mon ventre. Et Harrison cède avec moi.
Fauchés par la jouissance, nous poussons un même râle à l’oreille de
l’autre.

C’est magique. Comme si nous ne formions plus qu’un. Pour une


minute, une éternité.

Soudain, j’ai l’impression qu’une myriade d’étoiles explose derrière


mes paupières. Et je sens Harrison se raidir dans un dernier spasme au-
dessus de moi. Secouée par les dernières répliques de l’orgasme, je m’arc-
boute. Jusqu’à ce que je reprenne contact avec la réalité, jusqu’à ce
qu’Harrison vienne se coucher à mes côtés en me gardant dans ses bras.
Nous ne nous séparons pas. Et, alanguie, je niche ma tête au creux de son
épaule tandis qu’il dépose un baiser dans mes cheveux. Nos jambes nues
s’entremêlent dans les couvertures en bataille.

Autour de nous, le silence. Et je suis bien près de lui dire que je l’aime
aussi. Je l’aime comme aucun autre, même si les mots ne franchissent pas
mes lèvres. Mais en cet instant de communion, je lui donne tout, mon
corps et mon cœur.
15. D-Day

Après ma soirée torride sous la yourte, j’ai encore la tête dans les
nuages le lendemain matin. Ma petite sœur est partie chez une copine, ce
qui me laisse tout le temps pour penser à Harrison, récurer l’évier,
réfléchir à Harrison, nettoyer le frigidaire, rêver à Harrison, lessiver le
carrelage, et – pourquoi pas ? – fantasmer sur Harrison. Non, cet homme
ne m’obsède pas du tout. Il occupe juste chacune de mes pensées.
J’esquisse un sourire en nettoyant la table d’un coup d’éponge. Quand un
coup de sonnette retentit dans l’entrée. Un tablier autour des hanches et
mes gants en plastique aux mains, je vais ouvrir en claironnant de ma voix
de casserole :

– J’arrive, j’arrive !

Et si c’était Harrison, justement ? Sauf que je ne me retrouve pas du


tout en face de mon amoureux.

– Jonathan ? m’étranglé-je.

Ma blessure au côté me chauffe à la seule vision de cet homme, debout


sur mon paillasson, les mains enfoncées dans un blouson de cuir hors de
prix – et pas assez chaud pour les hivers dans le Montana. Comme je
recule, il lève les mains en l’air en signe de bonne foi. Sans doute veut-il
me montrer qu’il n’est pas armé ni dangereux. D’ailleurs, je ne retrouve
pas son habituelle arrogance sur ses traits. Il semble plus… calme.
Presque fatigué, avec des cernes gris sous ses yeux noisette.

– Je ne veux pas vous faire peur, Mary.

Tiens… il me vouvoie enfin ? Toutes les fois où nous nous sommes


croisés, il avait pourtant tendance à me tutoyer comme si nous nous
connaissions depuis toujours. Je me mords les lèvres, méfiante. Des
fragments de notre lutte me reviennent en mémoire. Lui, tout de noir vêtu,
dans le dressing, en train de fourrer les bijoux de sa grand-mère dans ses
poches. Moi qui lui arrache sa cagoule. Et notre lutte, soldée par un coup
de couteau. D’une main, je continue à tenir le battant de la porte, refusant
de lui céder le passage.

– Je suis venu pour vous parler. Je peux entrer cinq minutes ?

Pourquoi ? Le palier, c’est très bien…

– Je ne suis pas venu chercher la bagarre, assure-t-il. Je voudrais juste


vous donner quelque chose.

Un autre coup de couteau, peut-être ?

Non sans appréhension, je m’efface devant lui avant de le mener


jusqu’au salon dans un désordre indescriptible. Avec toutes les péripéties
des derniers jours, je n’ai toujours pas emballé mes présents. Pire, je n’ai
pas trouvé certains cadeaux alors que le calendrier affiche un alarmant
24 décembre ! Au secours ! La fête a lieu ce soir et il me manque encore
des babioles ! Le frère d’Harrison dédaigne le fauteuil que je lui désigne.

– Non, je ne resterai pas longtemps.

Puis, avec brusquerie :

– Tenez, c’est pour vous.

Il me tend un grand feuillet de la taille d’un journal. Mon cœur manque


un battement. En ce moment, je ne raffole pas vraiment des médias. Je
m’en empare avec réticence, et sans quitter des yeux Jonathan. Il me
semble différent de notre dernière confrontation avec sa barbe de trois
jours et ses cheveux mi-longs lâchés sur les épaules.

– C’est la maquette du prochain numéro du Daily News, à paraître le


26 décembre, m’explique-t-il.
Et c’est censé me rassurer ?

Je parcours les premières lignes et je me sens prise de vertige. Je dois


m’asseoir sur le canapé. Waouh. Est-ce bien ce que je pense ? Lentement,
je relève les yeux vers Jonathan, qui semble guetter ma réaction avec
impatience.

– Vous avez accordé une interview à Maggie O’Malley ? demandé-je,


incrédule.
– Oui. Pour lui raconter la vérité.
– Vous… vous lui avez tout avoué ?

Il opine du chef et je retourne à son entrevue, découvrant ses réponses


imprimées noir sur blanc : il y raconte l’accident survenu douze ans plus
tôt, son véritable rôle dans le drame, son taux d’alcoolémie, le sacrifice de
son plus jeune frère et sa fuite en avant depuis toutes ces années. Rien ne
manque. Je suis même stupéfaite par la justesse, la sincérité de son
discours.

– L’article doit paraître dans trois jours, comme ça, je ne peux plus
reculer, ajoute-t-il. Maintenant que j’ai parlé, je suis obligé d’assumer.
– Jonathan…

Je ne sais pas quoi dire. Car je mesure toutes les implications pour lui,
mais aussi pour Harrison. C’est enfin le bout du tunnel pour l’homme que
j’aime, la fin d’un calvaire de douze longues années et d’une injustice
insupportable, invivable.

– Vous avez conscience que vous risquez de finir en prison ? demandé-


je enfin, très calme.
– Oui. Après la fête de Noël, j’ai prévu de rentrer à New York pour me
livrer moi-même au procureur.

Il se tait une minute et je le fixe avec intensité, abasourdie par sa


brusque volte-face. Je ne m’en attribue pas le mérite, loin de là. Sans
doute la culpabilité qui le ronge depuis des années a-t-elle enfin eu raison
de lui. Mais notre confrontation au commissariat n’a-t-elle pas été le
déclencheur ?

– Vous aviez raison, dit-il. Il est temps que j’assume mes erreurs.
– Harrison est-il au courant de vos projets ?
– Pas encore. Je vais le voir juste après vous.

Comme il tend la main vers moi, je lui rends la maquette du journal,


impressionnée.

– Je voulais vous le dire en premier. Déjà parce que ça me demande


moins de courage que parler à mon frère, et ensuite pour…

Il marque un temps d’arrêt.

– … pour vous remercier. Et m’excuser. J’ai vraiment été trop loin


l’autre nuit, et ce que vous m’avez dit m’a fait réfléchir. Je ne peux plus
continuer à vivre comme ça. Et Harrison non plus.

Après un dernier hochement de tête, il quitte mon salon et sort.


Secouée, je reste enfoncée dans le sofa placé devant la cheminée. Une
bûche s’effondre dans les flammes, accompagnée d’un craquement et un
torrent d’étincelles. Harrison va enfin sortir la tête de l’eau, retrouver son
honneur perdu. Quant à Maggie O’Malley, elle a enfin le scoop dont elle a
rêvé toute sa vie !

***

Dans l’après-midi, ce n’est pas Santa Claus que j’appelle à l’aide…


mais Harrison. Après sa longue conversation avec son frère, il passe me
chercher à mon chalet pour m’emmener faire les courses dans la grande
ville la plus proche. Située à une cinquantaine de kilomètres, elle offre une
multitude de magasins où terminer mes emplettes urgentes. Or, impossible
de m’y rendre seule ! Mon 4x4 est toujours immobilisé au garage de M.
Stone, fermé en ces temps de fêtes. Et puis, j’admets : c’est aussi un super
prétexte pour m’isoler avec mon milliardaire.
Je suis accro. Sans blague.

Durant le trajet, Harrison me raconte sa discussion avec son aîné,


encore sous le coup de l’émotion. Lui aussi a lu l’article qui paraît dans
quelques jours et qui risque de tomber comme un pavé dans la mare. Car
l’information de notre quotidien régional risque d’être relayée à travers
tout le pays, puis dans le monde entier. On parle d’Harrison Cooper, l’un
des hommes les plus riches de la planète, et de son frère borderline.
Bientôt, tout le monde connaîtra la vérité.

– Je ne pensais pas qu’il prendrait un jour cette décision.


– Il ne pouvait pas fuir éternellement, dis-je doucement, en posant une
main sur la sienne.

En se garant devant l’entrée du vaste centre commercial enfouie sous


une kyrielle de guirlandes électriques et hérissée d’immenses sapins
étincelants, Harrison pose son regard sur moi. J’en frissonne, envoûtée par
ses yeux.

– Rien n’aurait été possible sans toi.


– Je suis certaine du contraire… cela aurait juste été un peu plus long.
– Tu as changé ma vie, Mary. Dans tous ses aspects.

Je rougis, émue. Et je ne peux pas m’empêcher de plaisanter un peu


pour détendre l’atmosphère :

– Au moins, ce fichu coup de poignard aura servi à quelque chose !

Finalement, nous entrons dans la vaste galerie marchande et sa centaine


de boutiques. À l’intérieur, c’est la cohue. Il y a des familles partout, des
mères échevelées au bord de la crise de nerfs, des pères perdus avec des
listes longues comme le bras, des enfants qui hurlent dans tous les recoins.
Horrifié, Harrison écarquille les yeux :

– Que font tous ces gens ? me lance-t-il, désarçonné.

Le pauvre n’aime pas la foule, j’avais oublié !


– Ils sont venus faire les courses de Noël.
– Un 24 décembre ? Qui serait assez fou pour s’y prendre au dernier
moment ?

Je lui adresse un sourire rayonnant :

– Nous !

Il éclate de rire malgré la musique assourdissante déversée par les


enceintes, les cris, l’effervescence et les guirlandes qui clignotent comme
si nous étions à Reno. D’un commun accord, nous nous séparons pour aller
plus vite. La vérité ? Je veux lui trouver un cadeau ! Un cadeau très
spécial, à l’image de notre relation. Et lui aussi semble pressé de faire
cavalier seul. Je soupçonne Monsieur Cicatrice-au-menton, l’empereur de
l’organisation, le dieu du planning, de ne pas avoir acheté tous ses
cadeaux… mais, magnanime, je ne lui en ferai pas la remarque.

Une fois seule, je pénètre dans une bijouterie au-dessus de mes moyens.
Là, devant les vitrines, je choisis une chevalière en argent finement ciselée
et demande à la vendeuse une gravure. Nos initiales entremêlées. Pendant
qu’elle s’acquitte de ma commande, j’en profite pour compléter mes
achats. À la parfumerie, je choisis un assortiment de perles de bain et de
savons fantaisie pour Brittany. Et je vais récupérer la belle boussole
commandée pour mon ami Chris. Si bien qu’à mon retour, la bague est
prête et emballée.

Mon cœur bat la chamade. Certes, je viens de dépenser toutes mes


économies… mais je ne regrette rien. À mon tour, j’aimerais avouer mon
amour à Harrison. Et quel meilleur moment que Noël ? En plus, je
voudrais qu’il emporte un souvenir de moi à New York. Car je n’oublie
pas la réalité : la fin des vacances approche à grands pas et il ne compte
pas s’installer dans le Montana. Alors ? Quel avenir pour nous ?
M’aimera-t-il assez pour multiplier les allers-retours dans les montagnes ?

– Tu as trouvé ton bonheur ?


Surgissant dans mon dos, Harrison me fiche la trouille de ma vie. Une
main sur la poitrine, je me retourne néanmoins avec le sourire.
Heureusement, il ne m’a pas vue quitter la bijouterie ! Nous nous étions
donné rendez-vous devant le plus grand sapin du centre commercial à 16 h
30. N’est-il pas temps de rentrer à la maison ? Nous avons encore une
cinquantaine de kilomètres à parcourir.

– J’ai tout ce qu’il me faut.

Ne reste qu’à trouver une bonne dose de courage pour lui parler de
nous.

– Moi aussi, me répond-il, les mains enfoncées dans les poches de son
somptueux manteau en cachemire noir.

Enlacés, nous nous apprêtons à quitter la galerie quand j’aperçois le


père Noël. Assis sur son traîneau, il se laisse photographier avec tous les
enfants au milieu des faux cadeaux en papier brillant. Je tire Harrison par
la manche. Et je pose sur lui de grands yeux implorants.

– On y va ?
– Où ? s’affole-t-il.

Je crois qu’il a deviné, le malheureux. Mais il fait un déni.

– Prendre une photo avec papa Noël, voyons !


– Tu… tu plaisantes ?

Paniqué, son regard se pose sur l’escouade d’enfants qui papillonne et


criaille autour du bonhomme en costume rouge et à la barbe blanche
synthétique pleine de chocolat – sans doute le souvenir d’un petit qui s’y
est essuyé les mains. Harrison paraît proche de la crise d’apoplexie.

– Allez, viens, ce sera rigolo ! Je suis sûr que tu en meurs d’envie !


– Mary…, gronde-t-il entre ses dents.
Je le tire par le bras pour l’entraîner dans l’immense allée… avant
d’éclater de rire.

– Ah ! Si tu voyais ta tête !
–…
– Je blaguais, Harrison ! Je ne suis pas accro à Noël à ce point…

Le pire ? Il n’a pas l’air de me croire. Je ne sais pas si je dois me sentir


vexée. Me dressant sur la pointe des pieds, je dépose un baiser sur sa joue,
tout près de ses lèvres, pour qu’il se remette de ses émotions. Et il finit par
unir son rire au mien :

– Tu sais ce qui arrive aux filles qui n’ont pas été sages à Noël ? me
demande-t-il.
– Non, fais-je en lui mordillant le lobe de l’oreille. Mais j’ai très envie
de le savoir…
– Et si on rentrait vite ? chuchote-t-il d’une voix éraillée.

C’est à peine si nous ne faisons pas la course jusqu’à la voiture…

***

Nous roulons depuis vingt minutes quand la neige se met à tomber de


plus en plus dru. Mettant les essuie-glaces en marche, Harrison essaie de
chasser les énormes flocons accrochés au pare-brise. Lovée sur le fauteuil
passager, j’admire le paysage qui défile derrière les vitres. Le chauffage
crée un délicieux cocon autour de nous, à l’abri des montagnes acérées et
du vent glacial qui fouette notre véhicule. Jamais on ne croirait qu’il fait
-10 °C (ou pire) à l’extérieur ! Et pourtant…

– Le ciel est très bas, murmure Harrison.

Un peu surprise, je note la tension dans sa voix. Je surprends aussi le


regard anxieux qu’il tourne vers le ciel. Et du fond de ma torpeur, je
réalise qu’en cinq minutes, une grosse couche blanche s’est formée au sol,
ensevelissant les plaines à perte de vue…et la route. À cet instant, nos
pneus dérapent en dépit de leurs chaînes. Dans un crissement, les roues
font du surplace avant de repartir péniblement. Je m’accroche à mon
fauteuil tandis qu’Harrison rétrograde, prudent. Puis, sans quitter notre
chemin du regard, il pose une main apaisante sur mon genou.

– Tout va bien.

Je suis raide comme un bâton à côté de lui. Devinant ma tension, il


presse plus fort ma jambe et repose ses doigts sur le volant. Depuis la
disparition de mes parents, il m’arrive d’avoir des bouffées d’angoisse en
voiture. À l’instar d’Harrison, mâchoires crispées, complètement absorbé
par sa conduite. Nous avons en commun un même passé fantomatique et
angoissant sur le macadam, jonché d’accidents et de morts.

– Tout va bien, répète-t-il, peut-être pour lui-même.

Je meurs d’envie de le croire, d’autant qu’il arrive à m’imposer son


calme. Mais je ne suis pas aveugle. Autour de nous, la tempête s’intensifie
jusqu’à se transformer en véritable blizzard. En bonne native du Montana,
je ne suis guère surprise : la neige peut s’abattre sur notre État en quelques
minutes et laisser un mètre de neige après son passage. Seulement, mieux
vaut être tranquillement à l’abri chez soi que dehors. Inquiète, je
contemple la petite départementale déserte où nous progressons de plus en
plus lentement. Nous roulons au ralenti.

– Nous sommes encore loin de West Yellowstone ? demandé-je, une


note de crainte dans la voix.
– Une vingtaine de kilomètres.

Traduction : nous sommes au milieu de nulle part.

Un épais silence s’abat sur nous plusieurs minutes. La berline avance au


pas tandis que la bise hurle contre nos vitres. Énormes, les flocons tapent
le toit, le capot, le coffre, nous ensevelissant sous un tourbillon blanc.
Harrison n’y voit bientôt plus rien. Comment dire si un obstacle ou une
voiture se trouvent devant nous ? Des murs diaphanes et glacés se dressent
autour de nous. Mon pouls s’emballe, même si j’essaie de garder mon
sang-froid. Coincés dans une voiture en pleine tempête de neige ? Ce n’est
jamais très bon signe.

Ça peut même très mal finir…

– Je ne peux plus avancer, m’avertit Harrison.

Notre voiture s’immobilise complètement.

– Il doit y avoir au moins 20 centimètres de neige au sol, peut-être


davantage…

J’acquiesce faiblement. Puis je tente un sourire.

– Peut-être qu’un chasse-neige va passer par là ?

Je n’y crois pas davantage qu’Harrison. Celui-ci allume l’autoradio, en


permanence branché sur la station des informations en continu, comme il
me le précise. Cherchant un bulletin météo sur les ondes, il opte pour une
émission locale. Et bientôt, la voix agréable d’une présentatrice résonne
dans notre habitacle… en délivrant des pronostics alarmants.

« Avec la tempête qui arrive du Canada, nous prévoyons de fortes


chutes de neige durant toute la nuit. C’est un véritable blizzard qui
s’abattra sur Bozeman et le comté de Gallatin. Avec un mètre de neige au
sol, le centre météo préconise la plus grande prudence. Restez chez vous
dans la mesure du possible. Ou prévoyez vos luges et vos skis ! C’est ce
qu’on appelle un Noël blanc… »

Un petit jingle retentit, marquant la coupure publicitaire… avant qu’un


bourdonnement sourd ne parasite la ligne. Puis la radio se coupe dans les
grésillements. Nous ne captons plus rien ! Je tourne un regard angoissé
vers Harrison qui se contente de pousser le chauffage au maximum. Car en
dépit de l’épais habitacle et des fauteuils en cuir sombre, notre voiture est
bloquée, à la merci des éléments. Il sort alors son portable de la poche de
son manteau et compose un numéro, l’air tendu. Sans succès. Il brandit
ensuite l’appareil en l’air, vers le plafond, à la recherche d’ondes.
– Plus de réseau ! annonce-t-il.

Je sors mon propre smartphone pour vérifier. Aucune barre ne s’affiche


à l’écran. Je me cramponne au bras d’Harrison.

– Comment va-t-on prévenir Brittany ? dis-je, fébrile. Et Serena ?

Il est presque 17 h 30 et je devrais être à la maison. S’emparant de mes


doigts, il les presse avec force, rassurant, protecteur. Tant qu’il sera là, rien
de grave ne peut arriver, n’est-ce pas ?

– En fait, je pensais plutôt appeler les secours…, sourit-il.


– Oh, oui, évidemment.
– Tu n’as pas trop froid ? m’interroge-t-il, préoccupé.

Je fais « non » de la tête et les minutes commencent à s’écouler. Le vent


hurle, pareil à une meute de loups affamés. Je frissonne, pas à cause du
froid mais à cause de la peur. Mon estomac se contracte. Harrison ne
prononce plus un mot… parce qu’il n’est pas homme à faire des
promesses qu’il ne peut pas tenir. Au bout d’une demi-heure, je mesure
toute la gravité de la situation : nous sommes seuls, isolés dans une
voiture sur une route déserte, et prisonniers d’une tempête de neige.

Et maintenant ? Que va-t-il se passer ?


16. L'enfer blanc

Enfermés dans la voiture, Harrison et moi gardons le silence un long


moment, bien conscients que le piège se referme sur nous. À l’abri dans
l’habitacle, nous ne craignons rien… pour l’instant. Vigilant, mon
compagnon s’assure que je suis bien couverte : écharpe, anorak, gants.
Lui-même boutonne son manteau jusqu’au col tandis que le chauffage,
poussé à fond, nous enveloppe. À l’extérieur, la neige tourbillonne,
formant une muraille blanche devant nos yeux.

– Harrison ?
– Oui ?
– Tu crois que ça va durer encore longtemps ?

Certes, je suis née dans le Montana et je connais bien ce type de


tempête foudroyante, qui s’abat sur la région pour l’abandonner des heures
plus tard, exsangue et emprisonnée sous une couche de glace. Simplement,
je n’ai pas envie d’entendre la vérité. Perspicace, Harrison le devine très
bien mais au lieu de répondre par un mensonge, il s’empare de mon
bonnet, resté sur mes genoux, et le met sur ma tête avant de lisser les
cheveux bruns et mi-longs qui en dépassent.

– Je crois surtout qu’il est inutile de paniquer.

Je hoche la tête. Cela fait au moins une heure que nous sommes coincés
dans sa berline. Pour m’occuper les mains, je cherche à nouveau du réseau
sur mon téléphone. Je tente même de me connecter à Internet… sans
succès. Nous sommes complètement isolés au milieu du froid, comme
perdus sur la banquise. Je triture aussi les boutons de la radio pendant
qu’Harrison reste les mains tranquillement posées sur le volant, maître de
ses émotions. Lui aussi a enfilé ses gants de cuir noirs. Quand soudain, je
surprends ses coups d’œil en direction du tableau de bord.
Ce n’est pas bon signe, ça.

– Quelque chose cloche ?

Je veux dire autre chose qu’être pris dans une tempête de neige sans
possibilité d’avertir les secours.

– La batterie va bientôt être à plat, m’annonce-t-il calmement. Le


chauffage pompe trop d’énergie.
– Il va tomber en panne ?
– Il va s’arrêter. Et sans batterie, je ne pourrai pas redémarrer, même si,
par miracle, le blizzard cessait.
– Je vois.

Ne pas paniquer. Ne pas péter un câble. Ne pas tomber dans les pommes
non plus.

Harrison pose une main assurée sur la mienne, entremêlant nos doigts
alors que l’air chaud dans le véhicule commence à faiblir. Un curieux
cliquetis s’élève sous le capot, guère encourageant.

– Nous n’avons aucune chance de survivre si nous restons dans la


voiture, Mary. Nous risquons de finir congelés.

La native du Montana sait qu’il ne ment pas. Je hoche sobrement la


tête, partagée. Bien sûr, il a raison mais…

– Dehors, par cette température, nous ne tiendrons pas plus de quinze


minutes.
– Cela prendra peut-être plus de temps dans la voiture, mais nous
finirons exactement de la même manière.

Exact. Malheureusement exact.

– Alors que si nous tentons notre chance à l’extérieur, nous pourrons


peut-être trouver de l’aide ou un refuge. Nous ignorons où nous sommes
précisément. Peut-être y a-t-il des habitations à seulement 500 mètres ?
Mon cœur fait un bond dans ma poitrine, rempli d’espoir. Harrison
Cooper ou l’art de remotiver ses troupes ! Je finis par acquiescer d’un
signe de tête, convaincue par son raisonnement. Je sais aussi que nous ne
passerons pas la nuit si nous restons statiques. Chaque année, des
automobilistes meurent dans ce type de situation, coincés sur des routes en
pleine tempête. Et je n’ai guère envie d’être le prochain fait divers du
Daily News. Il ne manquerait plus que ça.

– Tu es prête ?
– Pas vraiment. Et toi ?
– Oui. Pour nous deux.

Je souris tandis que nous échangeons un long regard – un regard qui dit
tout, qui ne tait rien. Dans les yeux d’Harrison, je lis son amour, sa peur,
sa rage de se battre et de s’en sortir. Pour la première fois, je découvre son
instinct de survie, ce moteur si puissant qui lui a permis de tout surmonter,
y compris deux années en prison. Et je le contemple avec la même
intensité, la même passion. Cette fois, je m’en remets entièrement à lui. Je
suis même prête à lui confier ma vie.

– Go ! me lance-t-il.

Nous ouvrons nos portières en parallèle. Et c’est comme si nous


pénétrions dans le cercle Arctique. Le choc thermique entre la voiture et la
campagne est si violent que je manque de rester pétrifiée sur place. Tout
mon organisme s’arrête, frappé par une gigantesque gifle glacée. Agrippée
à la portière, j’hésite à remonter et à me barricader… mais Harrison
s’élance vers moi en contournant le véhicule. Un vent cinglant nous griffe
la figure tandis que la neige s’écrase sur nous en énormes flocons. C’est
comme si des bouts de verre grêlaient sur nous. Comme si des milliers
d’aiguilles nous transperçaient.

– Mary !

Il est obligé de hurler pour couvrir les sifflements fous de la bise. Et


encore ! Sa voix puissante se perd au milieu de l’enfer blanc qui nous
entoure. Tout est blême, tout est glacé, à perte de vue. La main de mon
compagnon se referme sur la mienne. Transie, tremblant de tous mes
membres, je me laisse entraîner vers l’avant. À grandes foulées, nous
quittons la route pour nous enfoncer vers l’est, coupant à travers champs.
En moins de cinq minutes, mes pieds se transforment en blocs de glace
dans mes chaussettes. Sans parler de ma peau écarlate, couverte d’une fine
pellicule de neige.

– Harrison ! crié-je. Attends !


– Non ! On continue !

Nous courons, pauvres silhouettes pliées en deux dans la tempête.


Courbé pour résister aux assauts du blizzard, Harrison me garde contre lui.
Un bras passé autour de mes épaules, il m’abrite de son propre corps, tel
un bouclier. Moi, je me cramponne à lui malgré mes doigts engourdis, mes
muscles douloureux. J’ai trop peur de le perdre. Par ce temps, nous
pourrions nous égarer, même à dix mètres l’un de l’autre !

– Attention ! s’exclame-t-il.

Il me rattrape par la capuche de ma parka avant que je ne trébuche et


m’étale de tout mon long. C’était moins une !

– On avance ! articule-t-il à grand-peine.

Même ouvrir la bouche demande un effort considérable. Fouettés par


les rafales glacées, de la poudreuse plein les yeux, nous poursuivons notre
route sans savoir où nous allons. Je ne sens plus mes orteils. C’est comme
s’ils avaient disparu… et ce n’est pas très encourageant. J’essaie en vain
de les remuer. Je suis en train de me transformer en bâton d’esquimau.
Malgré les hurlements de la bise à mes oreilles, je perçois la respiration
hachée d’Harrison. Nous sommes tous les deux à bout de forces… en
seulement dix ou douze minutes.

– Regarde !

Le cri de mon compagnon me perfore les tympans. Paupières plissées,


je suis du regard son index tendu… et retiens une exclamation sauvage,
primitive. Une maison ! Harrison désigne du doigt une maison !

***

Nous nous élançons comme deux damnés avec le diable aux trousses.
De ma vie, je n’ai jamais cavalé aussi vite. Quant à Harrison, il ne court
pas… il vole et me porte à moitié tandis que nos mollets s’enfoncent dans
25 centimètres de neige. Frigorifiés, nous nous arrêtons devant la petite
bâtisse en bois. Hélas, il ne s’agit pas d’une habitation – plutôt d’un
rendez-vous de chasse ou d’une cabane de bûcheron. Ce qui nous
conviendra parfaitement ! Nous prenons tout, tout !

– C’est fermé, fais-je en abaissant vainement la poignée.

Il doit y avoir un loquet ou un verrou de l’autre côté. À moins que le


froid n’ait givré les huisseries ?

– Recule, Mary !

Je m’écarte tandis qu’Harrison prend son élan. Le cœur battant,


j’entremêle mes doigts comme si je priais. Un souffle blanc s’échappe de
mes lèvres et mon cœur, lui, bat au ralenti. Sans hésiter, Harrison se jette
contre le battant. Une fois. Deux fois. La cloison de bois se met à trembler
sur ses gonds. À la troisième prise, il la heurte de plein fouet avec son
épaule et parvient à l’ouvrir.

Alléluia !

– Vite ! me crie-t-il en me tendant la main.

Dans l’urgence, il m’attrape par la manche, me tire et me fait passer


devant lui, pour me mettre à l’abri. Seulement après, il se précipite à
l’intérieur. En moins d’une minute, il claque la porte derrière nous et
pousse le premier objet à sa portée devant. Il s’agit d’une grosse commode
en pin, tout éraflée et sans âge. Malgré mes doigts gourds, je l’aide à
déplacer l’énorme meuble pour nous barricader.
– Ça y est ! s’écrie Harrison en claquant des dents.

Une fois que nous sommes claquemurés, il pousse un soupir de


soulagement, appuyé contre le meuble. Moi, je reste debout à côté de
l’entrée, les bras le long du corps. Je dois ressembler à Hibernatus. Je n’en
reviens pas.

– On a réussi ? demandé-je, presque incrédule.

Harrison me sourit faiblement et nous passons les minutes suivantes à


reprendre notre souffle. Couverte de neige, je tape mes bottes par terre et
j’en profite pour jeter un coup d’œil aux alentours. Le relais de chasse est
constitué d’une unique pièce avec deux couchettes, une table, deux
chaises, des placards, un évier, des plaques électriques de camping et un
âtre. Ce n’est pas un palace : c’est mieux, bien mieux !

– Comment va ta blessure ? me demande Harrison, l’air inquiet, en


retirant son bonnet.
– Ma… ? Oh, je ne la sens plus. En fait, je ne sens plus aucune partie de
mon corps.
– Alors il faut se réchauffer, et vite !

J’avance jusqu’à l’âtre, dressé à l’autre bout de la pièce. Je campe


depuis ma plus tendre enfance – il s’agissait du loisir favori de mon père,
qui ne ratait jamais une occasion de nous entraîner dans ses périples
« nature sauvage » ma mère, ma sœur et moi. Maman avait pourtant
horreur de dormir sous une tente à cause de sa peur bleue des insectes et
des serpents ! J’entends encore ses cris hystériques lorsqu’un mille-pattes
géant s’était invité dans son sac de couchage.

M’agenouillant sur le plancher poussiéreux, je m’empare des journaux


empilés à côté de la petite cheminée. Tous datent de 2008. Apparemment,
cet endroit n’a pas été utilisé depuis un bail. Harrison se rapproche, lui
aussi. Comme moi, il arbore une teinte bleutée assez inquiétante. Il est
temps que j’en remontre à ce petit New-Yorkais ! Il sort avec une vraie
fille des montagnes, non ? Sauf que… les vieux quotidiens aux pages
gondolées sont trop humides pour s’enflammer.
– Besoin d’aide ? me demande Harrison.
– Non. Je vais m’en sortir.

Je passe en mode MacGyver.

Où trouver du papier ou du petit bois pour démarrer un feu ? Accroupi


près de moi, Monsieur Cicatrice-au-menton me couve d’un œil inquiet.
Moi-même, je réfléchis à toute allure. Même si nous sommes entre quatre
murs, même si notre situation s’est améliorée, nous ne sommes pas encore
tirés d’affaire. Sauf si…

Eurêka !

Plongeant les mains dans mes poches, j’en extrais une multitude de
tickets de caisse et de banque, ces affreux petits papiers que je ne jette
jamais. Mon manque d’organisation va enfin être récompensé ! Malgré la
situation, Harrison manque d’éclater de rire en voyant l’amas que je forme
dans la cheminée.

– Tu n’as pas vidé tes poches depuis ton entrée au collège, non ?
– Tu peux rigoler : ça va peut-être nous sauver la mise !

J’y ajoute quelques tickets de bus. Et je m’empare de mon vieux briquet


en métal.

– Que la lumière soit ! fais-je en enflammant mon petit tas, placé au-
dessus des quelques bûches restées dans l’âtre.

D’abord, une petite fumée grise s’élève, piquante et désagréable pour


les yeux. Puis, dans un craquement, le bois s’enflamme malgré sa
mollesse. Quelques minutes plus tard, un modeste feu brûle dans l’abri de
chasse. Retirant mes gants, je libère mes doigts raidis par le froid et les
présente aux flammes. Harrison émet un petit sifflement.

– Tu ne manques pas de ressources. Je suis impressionné.


– Hé ! Je suis née dans le Montana, ne l’oublie pas. Et pour ta gouverne,
je peux même allumer un feu avec des silex.
– Frimeuse !

Sous mes rires, il se dirige vers les deux lits de camp rangés le long du
mur. Malin, il en arrache les couvertures et m’enveloppe dans l’une
d’entre elles avant de me frictionner les bras. Je revis ! À nouveau, je sens
le sang circuler dans mes veines. À son tour, Harrison s’installe près de
moi face au feu ronflant. Nos épaules se chevauchent. Emmitouflé dans
son plaid, il passe un bras autour de moi. Après cette épreuve, je ferme les
yeux de contentement, baignée dans sa chaleur. Le vent, lui, hurle à
l’unique fenêtre de notre refuge. Nous sommes en sécurité… mais pour
combien de temps ?

***

– Tu te rends compte que nous sommes en train de manquer le


réveillon ? me lamenté-je soudain.

Depuis deux heures, nous sommes bloqués dans le relais de chasse,


blottis devant la cheminée. Les flammes dansent joyeusement devant
nous, régulièrement alimentées grâce à la petite réserve de bûches trouvée
près du tisonnier. Nous avons eu de la chance dans notre malheur ! Je
secoue néanmoins la tête, désemparée. Moi ? Manquer Noël ? Quelle
hérésie ! C’est comme Disneyland sans Mickey ou les Bahamas sans
cocotiers !

– Le sapin doit briller de mille feux dans le salon. Tu imagines tous les
cadeaux posés à son pied ? Là-bas, nous aurions pu trinquer au champagne
ou boire un verre de lait de poule. J’ai presque le goût du foie gras dans la
bouche…

J’en ai les papilles tout émoustillées. Le bras d’Harrison se resserre


avec plus de force autour de moi. Sa façon de me soutenir
psychologiquement, sans doute. En même temps, il me coule un regard
amusé. Je finis par pousser un soupir.
– Si seulement je pouvais prévenir Brittany ! Elle doit être morte
d’inquiétude à l’heure qu’il est.
– Et je n’imagine même pas l’état de ma grand-mère.
– Tu penses qu’elles ont prévenu la police ?
– Sans doute. Mais avec ce blizzard, aucune voiture ne peut circuler,
pas même celle des secours. Il va falloir attendre que la tempête tombe
pour qu’on nous envoie de l’aide.

Mais où nous chercheront-ils ? Nous n’avons aucun moyen de leur


indiquer notre position ! Silencieuse, je niche ma tête contre l’épaule de
Monsieur Cicatrice-au-menton. À son tour, il colle sa joue à mes cheveux,
formant une unique silhouette sous les couvertures. Nous nous réchauffons
mutuellement, mêlant l’odeur, la tiédeur de nos corps. Et malgré la bise
qui frappe à notre porte, malgré la neige qui tourbillonne dehors, je suis
dans une bulle avec l’homme que j’aime.

– Je n’avais pas vraiment imaginé mon Noël comme ça, dis-je.


– Ce n’est pas une raison pour renoncer à le fêter.
– Quoi ?

Malicieux, il quitte notre délicieux cocon, non sans s’assurer que la


couverture est en place sur mes épaules. Puis, d’un pas alerte, il rejoint le
coin kitchenette. Celui-ci se résume aux plaques de camping, à un évier
crasseux et à trois placards en chêne rustiques. Harrison les ouvre les uns
après les autres sous mes yeux ronds.

– Qu’est-ce que tu fais ?


– J’improvise ! sourit-il. Alors… que dirais-tu d’une conserve de
raviolis, d’une boîte de biscottes et de barres de céréales ?
– Ce n’est pas un menu très conventionnel.

Sauf que mon estomac crie famine dans un élégant et discret


gargouillis… qui roule jusqu’au plafond. Je ne rougis même pas. Je
préfère en rire alors qu’Harrison dégaine une vieille casserole qui date
sans doute de la guerre d’Indépendance.

– Je vois qu’il y a urgence ! sourit-il.


– Il se peut que j’aie légèrement faim. Je peux t’aider ?
– Certainement pas : tu es mon invitée.

Dix minutes plus tard, notre dîner est prêt. Et malgré le goût chimico-
douteux de notre conserve, nous n’en laissons pas une miette. Notre
maigre pitance, mangée directement dans la casserole à l’aide de deux
fourchettes, disparaît en un clin d’œil. Drôle de Noël, vraiment. Je croque
dans une biscotte saveur périmée pendant qu’Harrison fourre une nouvelle
bûche dans l’âtre. Les étincelles crépitent, modelant son beau visage de
lueurs orangées. J’admire un instant son profil, sa mâchoire affirmée, ses
longs cils bruns, sa peau hâlée. En même temps, je triture mon briquet.

– Il est très joli, remarque-t-il.

Je le lui tends spontanément, de sorte qu’il admire son capuchon en


métal.

– R.E. & H.E. ? lit-il à voix haute.


– Ce sont les initiales de mes parents, Robert et Helen Elligson. Ma
mère le lui avait offert pour leur premier anniversaire de mariage. À
l’époque, ils n’avaient pas beaucoup d’argent.

Je me tais, choquée par ma facilité à évoquer ce souvenir. C’est comme


s’il attendait sur le bout de ma langue, ne demandant qu’à sortir. Mais
n’est-ce pas le cas de tout mon passé, cadenassé depuis si longtemps au fin
fond de ma mémoire ? Je me suis toujours interdit de songer à mes
parents, à notre ancienne vie de famille par peur de m’écrouler. Car ma
petite sœur a raison : je ne suis qu’un château de cartes qui menace de
s’effondrer derrière mes sourires et mon éternelle bonne humeur. Sa fugue
m’a fait réfléchir. Et puis, quelque chose est arrivé dans ma vie.

Quelque chose de grand, musclé et châtain. Quelque chose qui a


bouleversé mes jours et mes nuits, et qui a chamboulé mon cœur.

– Tu dois beaucoup penser à eux en ce moment.


– Oui. Pour moi, c’est la pire période de l’année.
Je crois que nous en restons tous les deux sans voix. Est-ce vraiment
sorti de ma bouche ? Nos regards se croisent et mon masque se fissure.
J’ignore ce qui me prend – peut-être l’intimité de la cabane ? Peut-être le
regard doux d’Harrison ? Peut-être la lassitude de lutter contre mon
passé ? J’ai soudain envie de me confier :

– Si je dépense une telle énergie pendant les fêtes, c’est pour éviter de
songer à eux, aux repas de ma mère, au déguisement tout raté de mon père
en Santa Claus. À 5 ans, Brittany avait arraché sa barbe et reconnu papa.
Un vrai drame !

Je souris malgré moi, à l’instar d’Harrison. Il m’écoute avec une


attention soutenue, muet. Sans doute ne veut-il pas m’effrayer au moment
où j’avance à pas prudents sur le chemin de mes souvenirs. Ils sont tous là,
intacts, à m’attendre depuis des mois, des années. Mon père qui
m’apprend à grimper sur un vélo. Ma mère qui me coud le plus horrible
costume de fée pour mon spectacle de fin d’année. Je sens les larmes
former une boule dans ma gorge.

– Tu sais pourquoi j’aime tant Noël ? Parce que le temps d’une soirée,
avec ta grand-mère, mes amis et ma sœur, j’ai l’impression d’avoir à
nouveau une vraie famille. Dans le fond, c’est tout ce que je veux.
– Tu l’auras, Mary. Tu fonderas un jour ta propre famille.
– Je sais… mais mes parents sont morts et…
– Et rien ne sera plus jamais comme avant ? Et ils ne verront pas tes
enfants grandir ?

Je hoche la tête, les larmes aux yeux. Dans la cheminée, les flammes
lèchent les bûches dans un craquement sonore et une pluie d’étincelles.
Nos visages s’embrasent, mordorés. Les yeux rivés à ceux d’Harrison, je
le laisse voir au plus profond de moi, toucher mon âme blessée.

– Mais ils vivent en toi, Mary. Ils vivent à travers toi et ta sœur. Cela,
rien ne pourra jamais le changer. Tu dois justement réussir ta vie pour eux,
pour toi. Tu dois vivre ton existence pour trois.
– Je sais.
Je lui souris malgré l’unique goutte salée qui coule sur ma peau et qu’il
essuie de son pouce.

– Si nous nous en sortons, j’agirai différemment. Je cesserai de fuir,


comme toi tu as cessé de te cacher.

M’ouvrant ses bras, Harrison me prend contre lui et m’étreint si fort


que mon corps craque presque. Moi aussi, je me raccroche à lui. Et la tête
contre son torse, je m’abandonne complètement. Ici, je suis en sécurité.
Ici, rien ne peut m’arriver. Si bien que je finis par m’endormir dans ses
bras, épuisée.

À ma place.
17. Le miracle de Noël

Combien de temps me suis-je assoupie ? À mon réveil, je suis


désorientée et percluse de courbatures. Le come-back de ma grippe ? Pas
du tout ! Plutôt les ressorts de la couchette sur laquelle Harrison m’a
allongée. Je ne me trouve plus devant l’âtre mais sur l’un des lits du
refuge. Émergeant d’un lourd sommeil sans rêve, je me rappelle très vite
notre situation : la tempête de neige, la voiture abandonnée, le relais de
chasse, et notre réveillon improvisé, assaisonné de confidences. Tout me
revient. Y compris la légère rougeur à mes joues. Car jamais encore je ne
m’étais ouverte ainsi à un homme, ni à personne d’ailleurs.

Mais lui, c’est différent. C’est Harrison.

Dressée sur un coude, je garde la couverture posée sur mes épaules. En


anorak et en jean, je tremble de froid. Malgré nos précautions, la bise
s’infiltre entre les planches de bois de la maisonnette. Dans la cheminée,
les flammes tremblotent, vacillent. Et la nuit est loin d’être finie !
J’entends alors la voix d’Harrison depuis le coin cuisine. Que se passe-t-
il ? Il répète en boucle les mêmes mots. Je me frotte les paupières, les
yeux encore gonflés.

Glamour toujours.

Ma montre indique 1 h 30 du matin. Je m’assois sur le lit, dur comme


une planche de bois. Harrison, lui, est assis à la table de la kitchenette et
tient un étrange appareil entre ses mains. Avec une régularité de
métronome, sa voix basse s’élève à nouveau :

– Notre voiture est bloquée sur la route départementale 20. Nous avons
trouvé refuge à l’est mais nous ignorons notre position exacte. Est-ce que
vous me recevez ?
Des grésillements lui répondent. Je m’approche avec des yeux ronds,
incrédule. Sans s’apercevoir de ma présence, Harrison coupe le contact et
repose l’engin bizarre sur la table. Puis il se passe les mains sur le visage,
cherchant à en chasser la fatigue. Derrière lui, je pose des mains très
douces sur ses épaules. Il ne sursaute pas, je ne fais quand même pas peur
à ce point avec mes cheveux en bataille sous mon gros bonnet !

– Ah, tu es réveillée…, sourit-il en se tournant vers moi. Tu dormais si


bien que je n’ai pas osé te déranger.
– Qu’est-ce que tu faisais ?
– Oh, ça ! fait-il avec un haussement d’épaules. J’envoyais un message
de détresse.

Il recule sa chaise et me laisse m’asseoir sur ses genoux. Aussitôt, je


me sens mieux, comme si sa chaleur, sa présence, se répandaient en moi.
Il me rassure. Il me donne l’impression qu’une issue nous attend, une
solution. Nous allons nous en sortir, j’en suis certaine. Collant mon dos à
sa poitrine, je m’abandonne aux bras qu’il referme autour de moi. Et je
tends les doigts vers l’appareil qui mobilise toute mon attention. Jamais je
n’ai vu un truc pareil.

– Qu’est-ce que c’est ?


– Un émetteur radio.
– Quoi ? manqué-je de m’étrangler. Mais où l’as-tu trouvé ?
– Je l’ai fabriqué.

Il me le prend des mains et me montre le fonctionnement de sa


création, appuyant sur un bouton, tirant la petite antenne.

– J’ai trouvé cette vieille radio sur l’une des étagères de la cuisine et je
l’ai améliorée avec des composants de mon propre téléphone.

D’un coup de menton, il désigne le smartphone éventré, à demi caché


derrière notre casserole. Je ne l’avais pas remarqué ! Mais il ne reste pas
grand-chose de son mobile, pillé pour booster son émetteur. Le micro a été
utilisé, ainsi que d’autres petites pièces dont j’ignore tout. Je suis
scotchée.
Excusez-moi, Einstein, je ne vous avais pas reconnu !

– Pour le moment, continue-t-il, j’ai préféré l’éteindre pour éviter de


griller toute la batterie. Notre petite aventure en voiture m’a servi de
leçon.
– Qui peut recevoir tes appels ?
– A priori, l’appareil émet des ondes de moyenne distance. On ne
pourra sans doute pas recevoir notre message à West Yellowstone mais s’il
y a des habitations proches, nous serons entendus.
– Mais… si les résidents n’ont pas de radio ?
– La police peut capter nos appels. Les camions munis d’émetteurs
aussi. Et ce ne sont que des exemples…

Je hoche la tête, si impressionnée que j’en ai la chique coupée. Je passe


mes bras autour de son cou, assise sur ses cuisses, blottie contre lui. Et je
plonge mes yeux dans les siens :

– Tu sais que tu es un génie ?


– Non, ce n’était pas très difficile.
– Un génie modeste ? Je craque complètement !

Je pose un baiser sur ses lèvres, brûlant malgré ma bouche glacée. Je


l’embrasse en enfouissant mes doigts dans ses courts cheveux châtains, si
soyeux qu’ils glissent entre mes doigts. À son tour, Harrison me serre
contre lui, partageant nos chaleurs. Puis nous finissons par éclater de
rire… essayez donc de vous embrasser avec un anorak, un manteau et deux
grosses couvertures !

***

Une heure s’écoule sans que la tempête se calme. Lorsque je jette un


nouveau coup d’œil au cadran, il est presque 3 heures. Toutes les vingt
minutes, Harrison envoie un message dans le vide, telle une bouteille à la
mer. Je l’écoute en silence et je prie pour qu’une bonne âme écoute notre
appel. À présent, une fine couche de givre recouvre la fenêtre, nous
empêchant de voir à travers les vitres. Mais j’imagine sans peine les
plaines blanchies, avalées sous une trentaine de centimètres de poudreuse.
Rien n’est plus beau et dangereux que cette couche blanche, à la fois
superbe et mortelle. Je frissonne malgré ma couverture, frigorifiée. À
force de rester immobile, je suis de plus en plus sensible au froid. Et si
Harrison le cache pour ne pas m’alarmer, il se trouve dans le même état
que moi. Même le feu ne parvient pas à nous réchauffer.

Nous allons finir congelés. Comme deux surgelés.

Après avoir envoyé un énième appel de détresse, Harrison revient


s’asseoir près de moi, devant la cheminée, devenue notre QG. Les
flammes diminuent peu à peu. Bientôt, nous aurons utilisé toute la réserve
de bois. Sans doute finirons-nous par casser et jeter des bouts de meubles
pour nourrir le feu. La situation devient extrême. Et je n’arrête pas de
songer aux familles qui fêtent Noël au même moment, bien à l’abri dans
leur maison, devant leurs sapins étincelants.

– Mary…

La voix rauque d’Harrison perce le brouillard dans lequel je m’enfonce.


Nous ne nous regardons pas tous les deux. Nous continuons à fixer l’âtre,
notre profil illuminé par sa faible lumière. Pourtant, sans nous toucher,
sans nous contempler, nous n’avons jamais été aussi proches. Comme si
nous communiquions sans mot dire, comme si nos corps se partageaient le
même espace hors du temps. Tout semble si simple. Cet homme à côté de
moi, sa main toute proche…

– Je voudrais te demander quelque chose.


– Je t’écoute.

Nos chuchotements se perdent dans les hurlements du blizzard qui sévit


autour de nous. Nous n’allons peut-être pas nous en sortir… pourtant, je
n’arrive pas à m’affoler, pas tant qu’il est près de moi, pas temps qu’il
posera sur moi ses yeux verts et brillants. Tourné vers moi, il m’observe
maintenant avec une acuité bouleversante, me donnant la sensation d’être
la seule personne à me voir réellement. Quand soudain, il plonge une main
dans la poche de son manteau… pour en sortir une petite boîte en velours
bleu marine.

Un écrin.

– Harrison…, fais-je d’une voix si étranglée que je ne la reconnais plus.

Est-ce bien ce que je pense ?

Il m’adresse son irrésistible sourire, à la fois gêné et charmeur. Il est


désarmant, renversant, craquant. Et mon cœur fond tandis qu’il ouvre la
petite boîte pour révéler une superbe bague : un anneau d’or surmonté
d’un diamant ovale aux mille facettes, entouré par un cercle de petits
rubis. Sobre et élégant comme lui, avec une touche de fantaisie et de rouge
pour moi et mon amour démesuré des fêtes. Mon pouls s’emballe.

– Je suis allé récupérer cette bague tout à l’heure, pendant que tu faisais
tes derniers achats. En fait, je l’avais commandée après le cambriolage de
mon frère, après cette nuit où j’ai cru te perdre…

Plaquant les deux mains sur mon visage, devant ma bouche, je


m’empêche de parler, de pleurer, malgré les larmes qui me montent aux
yeux. Je dois sûrement être endormie sur le lit de campeur, à l’autre bout
de la pièce. Je ne peux pas être éveillée. Impossible. Assise sur le tapis, je
regarde Harrison s’agenouiller devant moi. Mon cœur manque toute une
série de battements.

– Je ne suis pas le genre d’homme à prendre des décisions hâtives ou à


me précipiter. Je n’ai jamais cédé à une impulsion de ma vie. Depuis ma
sortie de prison, j’ai toujours essayé de tout contrôler…

Nos yeux se croisent, intenses.

– Mais toi, ce que je ressens pour toi, je ne peux pas le contrôler. Je ne


maîtrise plus rien quand je suis avec toi. C’est plus fort que moi – tu es
plus forte que moi, Mary. Tu es dans ma tête, dans ma peau, dans mes
veines. Tu as mis ma vie sens dessus dessous et je n’aurai plus jamais
envie de retourner à mon ancienne existence.

Je dois me retenir de ne pas pleurer comme une madeleine. Sa


déclaration se fiche dans mon cœur comme une flèche, une flèche
merveilleuse qui n’en ressortira jamais.

– Tu m’as appris la passion, tu m’as appris à lâcher prise, tu m’as


appris le véritable amour. Et je ne veux plus que tu quittes ma vie, Mary.
Jamais. Je veux que tu en fasses partie jusqu’au bout, que tu
m’accompagnes jusqu’au dernier jour.

Perdue dans son regard, je pose une main sur ma poitrine, incapable de
retrouver un rythme cardiaque normal.

– Cela va peut-être te sembler précipité – après tout, nous nous


connaissons depuis seulement une vingtaine de jours. Mais je ne sais pas
si nous allons nous en sortir et s’il nous arrivait malheur, je voudrais que
tu portes cette bague maintenant.

Avec d’infinies précautions, comme si j’étais l’objet le plus précieux


qu’il ait jamais touché, Harrison s’empare de ma main. Et, à ses lèvres, la
question que je n’espérais pas, que je n’osais même pas rêver :

– Mary, veux-tu m’épouser ?


– Si… si je veux ? fais-je, sous le coup de l’émotion.

Il plaisante ou quoi ?

– Un peu que je veux !

Sans réfléchir un millième de seconde, je me jette littéralement à son


cou, m’abattant sur sa poitrine pour ne plus le lâcher. Harrison éclate de
rire, réceptionnant son boulet de canon entre ses bras.

– Je prends ça pour un oui.


– Et moi, je prends la bague ! lui réponds-je du tac au tac. Et je te
prends, toi ! Toi et toute la vie qui nous attend !

Dans les rires étouffés, chargés d’émotion, Harrison s’empare de ma


main pour y passer la précieuse bague. Une seconde, je tends le bras pour
admirer l’effet du diamant à mon doigt. C’est surréaliste. Puis je me pends
de nouveau au cou de mon compagnon, incapable de contenir ma joie
malgré la précarité de notre situation. Je suis la femme la plus heureuse du
monde !

– Si Brittany et toi êtes d’accord, vous pourrez m’accompagner toutes


les deux à New York, me souffle Harrison. Je pourrai l’inscrire dans le
meilleur collège de la ville pendant que tu suivras tes cours à la fac. Ce ne
sont pas les bonnes universités qui manquent sur la côte Est. Bien sûr,
nous pourrons retourner dans le Montana pour les vacances…

Je le regarde avec des yeux émerveillés. Il me parle d’avenir. Au fil des


mots, j’imagine une vie à ses côtés, un quotidien dominé par son sourire,
son intelligence, son sang-froid, son amour… Prise de vertige, j’en arrive
à oublier la tempête qui sévit sur les montagnes et menace notre bonheur.
À la place, je plonge une main dans ma poche pour en sortir la chevalière
achetée dans la bijouterie, quelques heures plus tôt. Alors, d’une voix
enrouée, j’ose enfin me jeter à l’eau :

– Moi aussi, j’ai quelque chose pour toi.

Je lui tends la boîte avec une certaine brusquerie. Je ne suis pas très à
l’aise avec les sentiments. Mais comment pourrais-je cacher plus
longtemps ce que j’éprouve pour lui ? S’emparant de l’écrin avec surprise,
il l’ouvre lentement avant de relever la tête vers moi, incrédule.

– Elle est magnifique.


– J’ai fait graver nos initiales à l’intérieur.
– H.C. & M.E.

Lui et moi. Pour toujours. Comme mon père et ma mère avant nous.
– Je… je t’aime, Harrison.

Je passe ma langue sur mes lèvres, choquée par mon propre aplomb, par
mon aveu. Les yeux de mon compagnon se mettent à briller.

– Je suis amoureuse de toi depuis le premier jour, même si tu restes un


sale voleur de cadeau !
– C’est censé être une déclaration d’amour ? sourit-il, amusé.
– Pire que ça ! En fait…

Je respire un bon coup.

– Je voudrais te demander de devenir mon mari même si je suis


ingérable pendant les fêtes, même si j’ai un caractère de cochon, même si
je n’arrive pas à avouer mes sentiments.
– L’emploi n’a pas l’air facile…
– Ne te moque pas !

M’emparant de la chevalière en argent, je la glisse moi-même à son


annulaire avec l’impression que nous nous unissons ici et maintenant, au
cœur de cette tempête dans cette nature isolée.

– Dès notre première rencontre, j’ai eu la sensation de te connaître


depuis toujours. Tu as été pour moi une évidence. Et en quelques jours, tu
as changé ma vie, tu m’as aidée à accepter mon passé… et tu m’as donné
une famille.

Je déglutis avec peine.

– Toi.

Cette fois, c’est lui qui me prend dans ses bras, m’attire contre sa
poitrine et me chuchote à l’oreille, tout contre mon tympan :

– Oui, je veux être ton mari… et bien plus que ça. Je veux être ton ami,
ton confident, le père de tes enfants.
Prenant mon visage en coupe entre ses paumes, il se penche vers moi
pour m’embrasser… quand un bruit étrange retentit à l’extérieur. En même
temps, nous tournons la tête vers l’unique fenêtre givrée tandis que le son
ne cesse plus de grandir, encore et encore. Et nous nous relevons
ensemble, le cœur battant.

***

Bientôt, le bruit couvre les sifflements du vent, dominant la tempête. À


notre grande surprise, le blizzard semble calmé. La neige tombe toujours
en gros flocons mais la bise ne souffle plus, rendant au paysage sa
quiétude glacée. Énorme, le grondement grandit au fil des secondes. Je
jette un regard inquiet à Harrison, sans comprendre. Mais déjà, il se
précipite vers la porte et pousse la commode. Retirant notre barricade, il
parvient à dégager l’entrée en une poignée de secondes. Je n’ai même pas
le temps de lui prêter main-forte qu’il ouvre déjà le battant.

– Vite, Mary !

Il me tend la main, m’attendant pour franchir le seuil du cabanon. Un


peu inquiète, je me joins à lui. À l’extérieur, la température est toujours
intenable. Instantanément, je me mets à claquer des dents, même si
Harrison me garde contre son flanc. Je le vois alors lever la tête vers le
ciel. Car les bruits viennent de là ! Quelque chose se rapproche de nous,
là-haut ! Une imposante forme qui se détache sur la trame noire du ciel.

– Ne me dis pas que…

Je ne parviens pas à terminer ma phrase, abasourdie. Ce bruit… ce sont


les pales d’un hélicoptère qui tourne à toute allure et entame sa descente
vers notre abri. Mon cœur fait un bond – non, toute une série de loopings !
Quant à Harrison, il reste le nez en l’air, comme frappé de stupeur.

– Attention ! me lance-t-il en reculant.


Devinant la manœuvre de l’appareil, mon fiancé m’entraîne derrière la
maisonnette. À mesure qu’il s’approche, l’hélicoptère soulève de
véritables marées de neige, créant un tourbillon blanc au moment où il se
pose dans les plaines environnantes. Je rentre la tête dans les épaules,
assourdie. Harrison, lui, me presse contre son torse, m’abritant du vent et
des remous. Il fait bouclier de son corps tandis que bientôt, des voix
humaines résonnent dans ce no man’s land.

Les secours ! Enfin !

– L’appel a été émis de cette position ! crie une voix masculine.

Harrison et moi nous redressons… avant de nous élancer en courant en


direction des urgentistes en train de descendre de l’appareil. En anoraks et
en uniformes, ils se dirigent vers notre cabane. Jaillissant de l’arrière,
nous nous ruons à leur rencontre sans qu’Harrison me lâche la main. Il me
tient comme s’il redoutait que je ne disparaisse au moment fatal.

– Ils sont là ! crie l’un de nos sauveurs.


– Deux victimes ! lance un autre, à l’adresse du pilote qui n’éteint pas
l’appareil, déjà prêt à s’élever dans les airs.

À partir de ce moment, tout se passe comme dans un rêve. Spectatrice


plus qu’actrice, je vois un médecin venir à notre rencontre et nous
envelopper dans des couvertures de survie en aluminium. Un autre
urgentiste pose des questions à Harrison pour s’assurer que nous sommes
seuls, qu’il n’y a personne d’autre à aider. Puis nous grimpons en vitesse
sur les sièges arrière de l’engin. Harrison me fait passer devant lui,
s’assurant que je suis à l’abri avant de grimper. Le médecin, lui, contrôle
nos fonctions vitales.

– Ils sont en hypothermie. On va les conduire à l’hôpital.

Puis, à notre adresse :

– Depuis combien de temps êtes-vous coincés ici ?


– Nous avons été surpris par la tempête vers 17 h 30, répond Harrison
en broyant presque mes doigts à force de les serrer.
– Vous avez eu un excellent réflexe en quittant votre voiture. Vous avez
sauvé vos vies. Et maintenant, c’est à nous de prendre le relais.

Les pales de l’hélicoptère s’emballent. Dans une secousse, l’appareil


commence sa lente ascension, s’élevant progressivement dans le ciel.
Secouée, je contemple la cabane diminuer au sol, se réduire à un petit
point noir minuscule avant de disparaître complètement. Les secours nous
emportent vers Bozeman, la ville la plus proche, bien à l’abri dans la
cabine.

– Vous avez reçu notre dernier appel ? demande Harrison.


– Pas nous, non ! répond le docteur dans un sourire. Un petit garçon de
5 ans. Sa maison se trouve à six kilomètres de votre refuge. Il a capté votre
message sur le talkie-walkie qu’il venait de recevoir en cadeau à Noël. Il
l’a apporté à ses parents et ceux-ci ont contacté le commissariat le plus
proche.

Harrison et moi nous regardons, abasourdis par cette histoire. Nous


avons été sauvés par un enfant et un jouet ? Un sourire nous vient aux
lèvres tandis que les montagnes défilent à nos pieds, nous éloignant
chaque minute davantage de ce cauchemar.

– Un vrai miracle ! crie le pilote dans son casque.

Mais un Noël sans miracle, ça n’existe pas…


18.Épilogue : Mary’s Christmas

Sous un pâle soleil d’hiver, je saisis la main d’Harrison pour l’entraîner


vers le chalet de sa grand-mère. Un mètre de neige recouvre les plaines du
Montana, ensevelissant toute la petite ville de West Yellowstone et ses
forêts sous un manteau cristallin. Un spectacle magique ! Gravissant les
marches du perron, je sens mon cœur battre la chamade. Ce matin, je me
sens si… vivante.

– Viens, dépêche-toi ! fais-je, impatiente.

Je ne tiens plus en place depuis notre sortie de l’hôpital de Bozeman.


Heureusement, plus de peur que de mal. Grâce aux réflexes d’Harrison et à
mon feu de cheminée – j’y tiens ! – nous avons évité le pire. Et les
médecins nous ont laissés sortir à l’aube, une fois rassurés quant à notre
état. Peut-être ne voulaient-ils pas nous priver des fêtes avec nos proches ?
Car pour la première fois de ma vie, j’ai manqué le réveillon. Moi ! Oui,
oui ! Une erreur que je compte bien rattraper.

– On y va ? sourit Harrison.

Je hoche la tête avant de lever le poing pour toquer à la porte de Serena.


Sur la façade, les guirlandes électriques ne clignotent plus. Tout semble
éteint, silencieux. Sans doute la tempête est-elle passée par là, coupant
l’électricité pendant quelques heures. À moins que personne n’ait eu
vraiment le cœur à la fête à cause de notre disparition ? Harrison frappe à
son tour, aussi fébrile que moi. Pour nous, c’est un nouveau départ, une
nouvelle vie qui commence ce matin.

Le premier jour de notre vie, à tous les deux.


Des bruits de pas s’élèvent derrière la porte. Et c’est mon meilleur ami
qui ouvre le battant, escorté par l’un des employés de Serena.
Apparemment, tout le monde s’est réuni sous le toit de Serena, comme
prévu. Chris reste un instant immobile, comme s’il venait de voir deux
revenants.

– Qui est-ce ? fait une voix de femme.

Je reconnais le timbre de Serena, velouté et aristocratique, en


provenance du salon. Pétrifié, Chris ne répond pas. Il semble incapable de
bouger, de lever le petit doigt. Je lui adresse un grand sourire.

– Alors ? Tu ne me dis pas bonjour ?

Nous n’avons pas eu le temps de les prévenir. Entre notre extraction en


urgence par hélicoptère et les premiers soins médicaux, nous n’avons pas
eu une minute à nous. Sans parler des lignes téléphoniques coupées par la
tempête ou de nos portables, l’un cassé l’autre déchargé. Pour nos proches,
c’est le choc. Sans doute nous imaginaient-ils coincés quelque part – ou
pire ! Brusquement, Chris semble reprendre vie.

– Mary ! s’égosille-t-il avant de me prendre dans ses bras pour me faire


tournoyer en l’air. Je n’y crois pas !

Puis, à l’intention des autres :

– Ce sont Mary et Harrison ! beugle-t-il.

Sans cérémonie, il me repose sur le plancher pour donner une joyeuse


bourrade à un Harrison un peu décontenancé. Mon fiancé n’a guère
l’habitude de ce genre d’étreinte, lui si peu accoutumé à la foule et aux
embrassades. Mais contre toute attente, il rend son accolade à mon ami
avec chaleur. Je crois que cette nuit nous a transformés tous les deux. À
jamais. Au même moment, la double porte du salon s’ouvre avec fracas,
livrant passage à… ma petite sœur !

– Mary ! crie-t-elle, en larmes. Mary !


Je la reçois comme un boulet de canon. D’ailleurs, je manque de
vaciller et grimace douloureusement à cause de ma cicatrice. Comme le
froid ne m’anesthésie plus, je goûte de nouveau les joies des points de
suture. Mais surtout, je savoure mon plaisir. De toutes mes forces, je
presse Brittany contre mon cœur, passant une main dans ses longs cheveux
noirs, semblables aux miens. Je dépose même un baiser au sommet de son
crâne, moi si peu démonstrative.

– J’ai cru que tu étais morte !


– Hé ! On ne se débarrasse pas de moi si facilement ! rétorqué-je dans
un sourire.

Ma sœur m’entoure de ses deux bras, m’écrasant à m’en donner mal


aux côtes tandis qu’Harrison s’approche pour presser doucement son
épaule. Quand tout à coup, des dizaines de voix éclatent autour de nous.
C’est une déferlante de cris de joie et de visages sidérés dans le vestibule.
Serena fait son apparition et se précipite vers son petit-fils, fondant sur lui
avec des yeux brillants.

– Vous êtes vivants ! soupire-t-elle. Mais où étiez-vous passés ? Nous


avons failli mourir de peur !
– Nous avons été surpris par la tempête, explique Harrison en
l’embrassant tendrement sur la joue.

Malgré ses mains déformées par l’arthrose, Serena attrape ses doigts
avec intensité, visiblement bouleversée par notre retour. Moi-même, je
sens ma gorge se nouer quand elle s’approche pour m’embrasser sur le
front, comme si je faisais déjà partie de sa famille. Mais n’est-ce pas un
peu le cas, dorénavant ? Les autres invités s’approchent à leur tour : le
docteur Higgins, Jonathan, qui vit sans doute son dernier jour de liberté,
ainsi qu’une ribambelle d’oncles, de tantes et de cousins de la famille
Cooper. Je reconnais aussi quelques figures importantes de la ville,
notamment le maire.

Submergée par les questions, les rires, les larmes d’émotion, je ne sais
plus où donner de la tête. Surtout, je ne lâche pas ma petite sœur une
seconde tandis que le docteur Higgins propose de sabrer le champagne. En
même temps, tout le monde nous demande le récit de nos aventures.

– Mais qu’avez-vous fait pendant toute une nuit ? s’inquiète Serena.


– J’ai demandé Mary en mariage, répond Harrison avec une désarmante
simplicité.

Au même moment, une de ses cousines, venue tout spécialement pour


les fêtes, semble remarquer la superbe bague à mon doigt. Les cris
redoublent, bientôt suivis par un torrent de félicitations.

– Vous allez vous marier ? me demande Brittany au milieu de la cohue


générale.
– Oui… je suis très amoureuse et…
– Je le savais ! m’interrompt-elle, triomphante.

Cette petite chipie m’avait vraiment manqué.

– Et si tu es d’accord, nous allons partir vivre à New York toutes les


deux…
– On reviendra ?
– Oui. Et on pourra toujours emmener nos albums photos avec nous,
ajouté-je dans un sourire.

Interrompant notre conversation, Serena me claque une bise sonore,


chaleureuse :

– J’ai toujours su que cela se terminerait comme ça. Depuis le soir où


vous vous êtes embrassés sous le gui.

En gros, tout le monde savait, sauf nous…

Harrison et moi échangeons un long regard de connivence, et j’ai toutes


les peines du monde à ne pas rougir tandis qu’il me tend une coupe de
champagne. L’espace d’un instant, tout s’évanouit autour de nous. Les
gens, les paroles, les voix, les cris, le bruit des bouchons qui sautent, de la
mousse qui coule. Il n’y a plus que lui et moi. S’approchant de moi, il
entrechoque nos deux verres sans me lâcher de ses yeux vert-noisette.

– Joyeux Noël, Mary.


– J’ai été très gâtée cette année, lui dis-je en caressant un revers de son
manteau noir.

Je lève la tête vers lui tandis que nos lèvres se rapprochent


inexorablement. Mon cœur bat la chamade. Je ne sais pas ce que je vais
pouvoir demander l’année prochaine… puisque j’ai déjà eu un milliardaire
pour Noël !

Fin.

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