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INTeGRALE Noel Mon Milliardaire Et Moi Rose M. Becker
INTeGRALE Noel Mon Milliardaire Et Moi Rose M. Becker
BECKER
Un œil fixé sur la pendule de mon tableau de bord, je tourne dans les
petites rues de ma ville natale. Bienvenue à West Yellowstone !
Population ? Mille habitants et quelques… et moi, et moi, et moi. Perdue
au nord-ouest du Montana, la minuscule agglomération se dresse au beau
milieu des montagnes à perte de vue et des sapins qui se plient sous les
bourrasques du mois de décembre. Ici, tout le monde se connaît. À peine
ai-je le temps de tourner dans l’avenue principale que M. Stone, le
garagiste, et Patrick Cunningham, l’agent immobilier, me saluent d’un
petit signe de la main.
Mais après vingt ans passés dans cet État, je sais comment survivre au
froid glaciaire qui s’abat sur notre région en cette saison. Pas envie de
finir avec les orteils cristallisés au fond de mes chaussures ! Quand j’étais
petite, mon père me racontait qu’un touriste avait été amputé des doigts de
pied pour avoir marché trop longtemps dans la neige. Franchement ? Je
crois qu’il se fichait de moi ! Mais je ne peux pas m’empêcher d’y songer
avec un petit sourire en descendant de mon gros 4x4. Mon père… il me
manque terriblement. Comme maman.
– Ça va, Mary ?
Stan Travis, le fils cadet du gérant du plus grand hôtel de la ville,
travaille à mi-temps dans l’établissement, destiné à accueillir les touristes
venus profiter du parc national tout proche de Yellowstone. Quand je
disais qu’on ne peut pas faire un pas ici sans être reconnu…
– Ça roule.
– Qu’est-ce qui t’amène dans les parages ? me demande-t-il, lui aussi
emmitouflé jusqu’à la racine des cheveux dans une parka XXL.
Deux mois plus tôt, j’ai repéré le cadeau idéal pour Serena Cooper, la
vieille dame avec laquelle je suis devenue amie au cours de mes
nombreuses visites en tant qu’aide-soignante. Malgré nos cinquante ans
d’écart, nous avons tissé des liens profonds. C’est la femme la plus
intègre, la plus intelligente et la plus bienveillante de ma connaissance. Je
la considère parfois comme une grand-mère, moi qui n’ai presque plus de
famille en dehors de ma petite sœur Brittany.
– Vous disiez ?
Il a une voix chaude, grave, bien timbrée, à vous donner des frissons
partout… sauf que les mots claquent sèchement, comme une cravache.
– Mary Elligson.
– Eh bien, c’est bizarre, Mary Elligson… parce que je ne vois votre
nom écrit nulle part.
Le sale type !
– Attendez !
La traîtresse.
– Je me permets d’insister…
– Je vois ça ! s’exclame Monsieur Cicatrice-sexy avec un petit
claquement de langue agacé.
– Je vous en prie, faites un geste. Je suis certaine que vous pourrez
trouver une foule d’autres cadeaux géniaux dans cette boutique. Regardez
ces bracelets en argent ! fais-je, en les pointant du doigt à travers la
vitrine. Ou ce ravissant médaillon qui s’ouvre !
– Non.
Et il paie son achat sous mes yeux ronds de poisson rouge. Celle-là, je
ne m’y attendais pas. Cachant un sourire en coin, il s’empare finalement
de son cadeau et sort de la boutique après nous avoir saluées toutes les
deux d’un petit signe de tête. Mme Miller a le culot de soupirer au
moment où il quitte son magasin. Je lui jette un regard furibard. Adieu,
mon joli cadeau ! Je pense à tous ces mois de travail qui n’ont servi à rien
à cause de cet homme. Outrée, je quitte finalement la boutique bredouille.
Soupir.
Tout va bien. Tout va très bien. Ce n’est pas si grave. Ce n’était qu’un
coffret – un magnifique coffret, unique et irremplaçable ! J’essaie
d’afficher un sourire convaincant en pensant aux fêtes de fin d’année. Par
bonheur, je suis d’une nature enthousiaste. Je ne me laisse jamais
abattre… au point d’être une tornade difficile à suivre pour mes proches.
J’ai une énergie débordante. Surtout que Noël me déchaîne.
J’adoooore Noël.
– Alors, ta journée ?
– Bof. Tania a dit à Maria que James lui avait raconté que…
– Tu y crois, toi ?
– Euh… non. C’est dingue.
Ma sœur prend une mine vaguement coupable tandis que je lui décoche
un clin d’œil malicieux. De l’avantage d’avoir une aînée en deuxième
année de médecine…
Je hausse les épaules. Tout ça parce que je me montre une toute petite
minuscule rikiki joie exubérante dès que j’aperçois une branche de sapin
ou des santons. À mon grand désarroi, ma petite sœur ne partage pas mon
enthousiasme. Pragmatique et tête de mule, Brittany ne s’en laisse pas
conter facilement. Mais je regrette qu’elle ne goûte pas la magie des fêtes.
Bien décidée à la convertir, je brandis le disque posé sur le tableau de
bord.
***
Sans rire.
Et… pssssschiiiit !
J’assume ! À fond !
J’adore cette période : la neige, les cadeaux, les bons sentiments. N’est-
ce pas le temps des grandes tablées et des réunions de famille ? Moi qui ai
perdu la mienne, je sais combien ces instants sont précieux. Même si
j’éprouve toujours ce douloureux pincement au cœur. Et ce vide en pleine
poitrine.
Car cette soirée qui ouvre la saison des fêtes approche à grands pas.
Enthousiaste, j’installe au plafond de délicates guirlandes arachnéennes,
ainsi qu’une kyrielle de flocons et de cristaux. C’est magique ! Les
décorations étincellent. Entre Serena et moi, la conversation roule. Et sans
préciser que le cadeau était pour elle, je lui parle de mon voleur.
– Cela faisait deux mois que je convoitais ce cadeau. Deux mois ! fais-
je, toujours furax.
OK, ça ne s’est pas tout à fait passé comme ça. Mais c’est moi qui
raconte l’histoire, pas vrai ?
Mais alors un mufle super sexy. Avec une classe folle dans sa veste en
cachemire noire. Et que dire de sa voix grave, posée ? Et de sa petite
cicatrice au menton ? Ou de ses lèvres charnues ? Je me sens toute chose
au sommet de mon escabeau. Prise de vertige, je ferme les paupières et
refoule mon trouble. Cet inconnu me donne encore des palpitations. La
colère, bien entendu. Rien que la colère.
– Ce n’est pas bien grave, dis-je pour la rassurer. Par contre, je vais
devoir trouver un autre cadeau…
– Mon petit-fils !
Un geek, quoi.
***
Mission accomplie !
J’ai cru voir quelque chose bouger dans les fourrés. Une forme
indistincte dissimulée par les buissons de houx qui bordent l’allée. Mon
cœur manque un battement tandis que je me fige. J’hésite à poursuivre ma
route. Les animaux sauvages sont légion dans le Montana, à commencer
par les redoutables couguars ! Poussés par la faim, il n’est pas rare que ces
puissants félins s’aventurent près des habitations certains hivers. Et ils
peuvent vite devenir dangereux. Sans parler des ours qui rôdent dans les
bois, même si l’hibernation a probablement commencé. Je reste sur mes
gardes.
– Y a quelqu’un ?
J’insiste sur les derniers mots, scandalisée par son manque de respect.
– Et aujourd’hui, je suis venue chez elle en amie.
– Une amie qui pèse trois millions de dollars.
– Que veux-tu, Maggie ? dis-je d’une voix aussi calme que possible.
Je ne compte pas entrer dans son jeu, encore moins entamer une
querelle avec elle. Car je n’ai toujours pas digéré l’article racoleur publié
dans son torchon après la disparition de mes parents.
Positiver… tu parles !
Maggie ricane.
Partant d’un rire triomphant, elle tourne les talons et me plante là pour
se consacrer à sa surveillance. Malheureusement, je n’ai aucun moyen
d’intervenir, sinon de prévenir le personnel de Serena qu’une femme rôde
dans les environs. Maligne, Maggie reste néanmoins à la lisière du
domaine. Elle ne commet aucune infraction. Mais en montant dans ma
voiture, je me demande tout de même pourquoi cette peste semble aussi
remontée contre le geek new-yorkais…
***
Je ne vois pas non plus ses yeux, d’un vert moucheté de brun. Par
contre, je discerne sans peine son expression contrariée. Il fronce les
sourcils et semble m’observer lui aussi. Je crois même qu’il pince la
bouche… avant de donner un coup de klaxon ! Bien pète-sec ! Aussitôt, le
charme se brise. Ah ! J’avais presque oublié que Monsieur Petite-Cicatrice
était aussi Mister Goujat.
– Vous ! m’écrié-je.
– Vous ! s’exclame-t-il sur le même ton.
Synchronisme : parfait !
Oups. Je n’avais pensé à ça. Mais plutôt mourir sur une roue de torture
que de l’avouer.
– Je…
Les mots meurent sur mes lèvres et nos yeux se croisent, ferraillant
comme des épées. Une seconde, rien qu’une petite seconde, je me
demande s’il ne va pas m’embrasser. Mon cœur trébuche dans ma poitrine.
Son visage se rapproche tandis que je reste pétrifiée. Le temps, lui, se
suspend. Puis :
Dans une longue robe noire et soyeuse, agrémentée d’une broche rouge
qui rappelle les guirlandes du sapin, je me faufile au milieu des invités.
Pour une fois, j’ai remisé la blouse blanche de mes études de médecine au
placard. Je n’ai pas si souvent l’occasion d’enfiler une tenue de gala !
Aussi me suis-je fait plaisir en choisissant un modèle vaporeux, taille
haute, digne de l’impératrice Joséphine. Mes bras nus s’échappent de
manches courtes tandis qu’un décolleté rond et profond laisse voir le
renflement de… ma toute petite poitrine. Bon. Je n’ai pas vraiment les
arguments d’Adriana Lima. Cela dit, je ne suis pas mannequin.
– Tiens, Mary ! Ça va ?
– Dites-moi que ce n’est pas vrai ! fais-je entre mes dents serrées.
– Encore vous !
Mon cœur repart à cent à l’heure, pulsant beaucoup trop vite. Au même
moment, une voix familière résonne derrière nous, de sorte que nous
lâchons tous les deux notre prise. Encore une fois, coordination parfaite. À
croire que nous avons répété avant de venir ! Une élégante silhouette se
glisse vers nous, slalomant entre les invités avec la souplesse d’un chat. Et
Monsieur Cicatrice et moi nous tournons vers Serena, impériale dans une
robe bleu nuit décorée d’une unique et grosse broche en or torsadé,
accrochée au niveau de son épaule.
Elle serre ses mains avec enthousiasme, nous englobant de son regard
bleu pervenche plein de tendresse.
– Depuis le temps que je rêve de vous présenter l’un à l’autre.
Ha… Harrison ? !
Lui ? Un geek ?
– Je ne…
– Enchanté de vous rencontrer, m’interrompt Harrison en me tendant la
main.
***
Durant les deux heures suivantes, je me tiens éloignée de Monsieur
Cicatrice-au-menton. D’accord, je lui lance parfois un regard en coin. Ou
souvent. Ou tout le temps. Mais je ne lui adresse plus la parole, préférant
me mêler aux autres invités. Par chance, je ne manque pas
d’interlocuteurs. Je connais tout le monde ici ! J’échange d’abord quelques
mots avec Mme Ford, qui m’a encore apporté une foule de plats cuisinés
dans le coffre de sa voiture.
J’en connais deux qui vont manger du chou-fleur à tous les repas.
Car dès qu’elle se met aux fourneaux pour son mari et ses deux grandes
filles, elle ne nous oublie pas, Brittany et moi. Je dépose un baiser sur sa
joue avant de répondre aux questions de notre médecin de famille au sujet
de mes études. Pourtant, même si je donne le change, je continue à
observer mon séduisant voleur. Il serre des mains, parle avec les uns et les
autres avec une assurance digne d’un businessman aguerri. Je décèle
pourtant autre chose. C’est furtif. À peine visible. Mais sans trop savoir
pourquoi, j’arrive à lire en cet homme comme dans un livre ouvert.
Il est mal à l’aise. Il semble en porte à faux, comme s’il n’était pas à sa
place.
Quand soudain, je sens un poids sur mes épaules. Une veste. Une veste
de smoking d’où émane un parfum viril et boisé.
Harrison.
– Qu’est-ce qui vous fait dire cela ? Est-ce ma grand-mère qui vous a
raconté ces bêtises ?
– Non, pas du tout. Plutôt votre langage corporel.
Ma voix tremble sur les derniers mots et ses yeux se font plus perçants.
Apparemment, je ne suis pas la seule à décrypter l’autre. Je me sens
soudain mise à nue, vulnérable. Et je n’aime pas ça. La première, je
détourne la tête, perdant mon regard dans la forêt. Accoudés côte à côte à
la rambarde, nous sommes plongés dans les ténèbres, seulement trouées
par le clignotement des guirlandes déployées sur le toit et la façade.
Comme moi, Harrison fixe le paysage devant lui. Trop proches, nos bras
se frôlent… sans que ni l’un ni l’autre ne songions à nous écarter.
Surprise, je lui coule une œillade appuyée. Lui continue à regarder droit
devant lui, enfermé en lui-même. J’ai presque l’impression qu’il réfléchit
à voix haute, sans réelle conscience de ma présence.
***
– Et le bisou, alors ?
– Oncle Barry…
Harrison et moi nous tournons l’un vers l’autre tandis que les rires
fusent. Nous n’y couperons pas. Mieux vaut s’en débarrasser le plus vite
possible. Face à face, nous échangeons un regard désemparé. Lui semble
s’excuser d’avoir un oncle aussi pénible. Et moi… moi je tente de
ménager mon pauvre cœur, qui n’en finit pas de battre la chamade. Sous
les exclamations des invités, Harrison passe alors les bras autour de ma
taille. Ses mains glissent sur le tissu de ma robe, m’arrachant un long
frisson. La faute à la porte-fenêtre encore ouverte. Et certainement pas à
son visage qui se rapproche du mien tandis qu’il se penche sur moi. Ce
n’est qu’une tradition de Noël. Rien d’autre. Alors pourquoi ai-je
l’impression que le sol va se dérober sous mes pieds ?
Et le jeu dérape.
Trop perspicaces.
4. Mon beau sapin
Le baiser… ou Harrison ?
Pas de réponse.
Oh mon Dieu !
– Brittany ? Tu m’entends ?
Elle s’interrompt en scrutant mon visage d’un air inquiet, comme si elle
s’attendait à me voir perdre connaissance d’une seconde à l’autre. Une
main posée sur son épaule, je tente de l’écarter. En vain. Elle est solide,
ma petite sœur. Elle reste campée sur ses positions, plantée comme un
videur devant l’entrée d’une boîte de nuit huppée.
Ma cadette est peut-être forte, elle l’est cependant moins que moi. La
repoussant sur le côté, je me précipite au salon sans réfléchir. Et là, le
drame. Sous le choc, je recule d’un pas en plaquant une main sur ma cage
thoracique afin de calmer mon pauvre cœur palpitant. J’ignore s’il va tenir
le coup face à l’horrible spectacle.
Non, je ne veux pas m’asseoir. Non, non, non ! Me précipitant vers mon
arbre momifié, je pousse un long cri déchirant.
– Nooooon ! Mon sapin ! Mon beau sapin ! Mon roi des forêts !
Je crois que Brittany, ce monstre d’insensibilité, doit se retenir pour ne
pas exploser de rire. Cette enfant n’a jamais eu la moindre once
d’empathie pour son aînée. Tournant autour de la dépouille, j’étire mes
joues avec mes mains comme si j’effectuais un lifting gratuit sans cesser
de gémir. Et soudain, la porte du chalet s’ouvre avec fracas dans notre
dos… Surprises, ma sœur et moi nous tournons de concert vers l’entrée.
Cette fois, Brittany ne peut pas s’en empêcher : elle se tord de rire. Et
malgré la mort tragique de mon sapin, je rejoins ma sœur, vite imitée par
Chris dès qu’il est mis au parfum de la situation.
***
– Au boulot !
– Nooon !
Puis un bruit de course s’élève. Des pas qui font trembler la terre.
Faisant volte-face, je vois un homme se précipiter vers moi… et
m’arracher mon arme des mains.
En personne.
– Ne me dites pas que vous comptiez abattre ce sapin toute seule à la
hache ? s’exclame-t-il, visiblement énervé.
– Euh, si…
– Ma parole, vous êtes folle ! Vous auriez pu vous blesser !
Tendant les bras, j’agite les doigts pour récupérer mon arme… sans
grand succès.
Face à cet homme bâti comme une armoire à glace, je n’ai aucune
chance. Et contre toute attente, c’est lui qui contourne le sapin et se met en
place, pieds bien plantés dans le sol, pour l’abattre.
– Je préfère encore m’en occuper moi-même.
– Mais je ne peux pas vous demander ça…
– Vous ne me demandez rien du tout. C’est moi qui l’ai décidé.
Et qu’est-ce que ça peut faire ? Ce n’est pas comme s’il avait une
quelconque importance dans ma vie !
– Qu’est-ce que vous faites dans le coin ? dis-je d’une voix aussi neutre
que possible. Vous vous baladiez ?
– Je faisais un petit tour de la propriété.
– La propriété ? Vous parlez de la forêt ?
– Oui. Cinq hectares m’appartiennent.
Je suis sûre qu’il sourit. Même si je ne vois que son dos, penché au-
dessus de l’arbre, je suis certaine qu’il rit dans sa barbe. Je l’entends à son
souffle, je le vois à ses épaules qui tressaillent à peine. Comme si je
connaissais d’instinct ses réactions. Comme si je le connaissais déjà, lui.
– J’avais presque oublié que vous étiez une fanatique des fêtes !
– Je ne suis pas fanatique. Je suis enthousiaste. Nuance.
– Écoutez, pas de neige, cela signifie aussi que les voitures circulent
mieux, que les magasins sont approvisionnés, que…
– Ça va, j’ai compris, espèce de rabat-joie !
***
Une demi-heure plus tard, nous roulons tous les deux à bord de mon
4x4. Harrison a absolument tenu à me raccompagner à mon domicile,
refusant de m’abandonner seule avec un sapin à transporter. Il est vraiment
très galant quand il ne pique pas les cadeaux des demoiselles en détresse.
D’ailleurs, n’a-t-il pas traîné l’arbre sans mon aide jusqu’à la voiture,
avant de le charger sur la galerie de la voiture à la seule force de ses bras ?
– Appelez-moi Harrison.
– N’est-ce pas un peu prématuré ? le taquiné-je.
– Couper un arbre dans la forêt ensemble, ça crée des liens…
– Je ne me plains pas.
– Je peux voir ?
Tout en tenant le volant d’une main, je lui offre mes doigts pour qu’il
me tende sa paume… qu’il s’empresse de planquer. Il croise même les
bras afin que je ne puisse plus l’atteindre et arbore un air détaché.
– Montrez-moi ça !
Et nous continuons pendant tout le trajet, qui finit dans les rires.
***
Je le fais enrager.
– Venez avec moi dans la salle de bains pour que je jette un œil à votre
blessure. Vous aurez tout le temps de m’expliquer pourquoi vous n’êtes
pas un geek.
– À mon tour de vous complimenter sur votre adresse, Mary. Vous avez
des doigts de fée.
– Je suis étudiante en deuxième année de médecine.
– Vraiment ? Ma grand-mère m’a pourtant dit que vous exerciez la
profession d’aide à domicile.
– Seulement pour arrondir les fins de mois. Et pour aider les gens qui
en ont besoin.
– C’est très altruiste. Je ne doute pas que vous ferez un excellent
médecin.
– Soigner est pour moi une vocation.
– Ce qui explique votre entêtement…
Dès que je pense à ses lèvres, à nos baisers, je suis dans un état second.
Jamais je n’avais éprouvé cette sensation de flottement avant. Comme si
je me révélais dans ses bras. Ce n’était pourtant pas gagné avec nos
incessantes prises de bec ! À moins qu’elles n’aient été le combustible
indispensable au feu qui brûle entre nous ? Je me mordille la lèvre
inférieure en examinant un crayon khôl. Je ne saurai jamais étaler ce truc-
là… Je le repose finalement avec prudence.
Pas question de ressembler à une Cléopâtre passée dans le tambour de
la machine.
Au moins, elle est directe. Mais la reporter n’est pas connue pour faire
dans la dentelle. Je fronce les sourcils et contourne mon 4x4 sans
répondre. Je n’ai pas de comptes à rendre à cette femme. Surtout,
j’éprouve d’instinct l’envie de protéger Harrison. Hélas, Maggie
m’emboîte le pas et me suit jusqu’à ma portière. Sans doute a-t-elle
l’espoir de me coincer. Ils ne sont pas rares, ceux qui ont craché le
morceau par mégarde après avoir été cuisinés par cette fouineuse.
– D’après mon informateur, vous étiez tous les deux dans ton affreuse
jeep et vous avez débarqué un sapin avant de le rentrer dans ta baraque en
rondins.
Amusée, elle plante les poings sur les hanches. Notre escarmouche ne
semble guère la déstabiliser. On ne se débarrasse pas si facilement d’une
peste professionnelle ! À cause de nos quatorze ans d’écart, je vois bien
qu’elle ne me prend pas au sérieux. La rouquine me considère depuis
toujours comme une paysanne mal dégrossie.
– Une parka ? !
***
– Oh my God !
Il est irrésistible alors que ses yeux pétillent de malice face à mon air
émerveillé. Comment a-t-il accompli ce miracle ? Comment a-t-il amené
des tonnes de neige au cœur de cette forêt épargnée par le blizzard ?
Intimidée, je marche enfin sur les milliers de petits cristaux artificiels.
Mes bottes s’enfoncent jusqu’aux chevilles dans l’épaisse couche. Une
sensation grisante, enfantine ! Avec un éclat de rire, je donne un coup de
pied et j’envoie voler la divine poussière.
Il éclate de rire alors que je braque sur lui des yeux éperdus. Lui pose
une main un peu gênée sur sa nuque, se frottant doucement le cou.
Cette neige, c’est plus beau, plus fou, plus extraordinaire qu’une rivière
de diamants.
***
Une table dressée pour deux nous attend dans la véranda du chalet.
Immense, celle-ci couvre un pan entier de la bâtisse avec ses portes vitrées
qui offrent une vue imprenable sur la forêt enneigée par miracle. Je vis un
rêve. Prévenant, Harrison m’avance une chaise avant de s’installer à son
tour. Entre nous, un magnifique bouquet de poinsettia s’épanouit – les
fameuses fleurs rouges, surnommées les « étoiles de Noël », en raison de
leur forme.
– Pour quelqu’un qui n’apprécie pas les fêtes, vous avez frappé fort !
m’exclamé-je, ravie.
– Ce ne sont pas les fêtes que j’apprécie.
– Brittany et moi vivons toutes les deux dans le chalet où nous avons
grandi. Grâce à l’aide d’une excellente assistante sociale, nous n’avons pas
été séparées. J’étais majeure, j’ai obtenu sa garde… et nous nous
débrouillons plutôt bien malgré les circonstances.
Harrison porte ma main à ses lèvres, déposant un baiser au creux de ma
paume. Durant tout le reste du repas, il veille à ne plus aborder ce chapitre
douloureux. Nous avons tous les deux notre part d’ombre. Statu quo. Avec
élégance, il dévie vers des sujets plus légers.
– Vous avez des mains de pianiste… et je suis certaine que vous faites
beaucoup de sport, ajouté-je en m’arrêtant sur ses biceps durs et musclés.
Vous n’avez pas l’air de vivre en reclus ni d’être un accro des jeux vidéo.
– Je suis démasqué !
– Je suis presque sûre que vous n’étiez pas un geek… Et vous pouvez
me croire, je serai bientôt médecin.
– Oui.
– Dis-le-moi encore, Mary. Je veux te l’entendre dire.
– J’en ai envie.
Harrison me dépose par terre, sur un épais tapis de fourrure, jeté devant
l’âtre. Il m’allonge avec précaution, en prenant soin d’appuyer ma tête sur
l’un des nombreux coussins répandus sur le plancher. C’est si confortable
que j’ai presque l’impression d’être sur un lit. Lui s’agenouille près de
moi. D’un geste rapide, il retire son pull noir, le faisant passer par-dessus
sa tête. Il se retrouve en chemise blanche, de sorte que j’aperçois le dessin
de ses larges épaules. Couchée, je tends les bras dans sa direction et
j’atteins les premiers boutons. Je les fais sauter un à un. Jusqu’à ouvrir son
vêtement dont j’écarte les pans.
Je l’accueille à bras ouverts. Je sens son poids sur mon corps, viril,
sécurisant. Je n’ai pas peur avec lui. Je me sens si bien, si à l’aise. J’ai
l’impression de flotter dans les vapes alors qu’il m’embrasse à nouveau. Il
dépose une série de petits baisers sur mes lèvres, mes pommettes, mon
menton. Il fait le tour de mon visage tandis que je renverse la tête en
arrière, son torse nu pressé contre mes seins. Sensation grisante,
vertigineuse. Je le serre dans mes bras, possessive, avide.
– Mary…
– Tu es divine.
– Viens.
– Laisse-moi t’admirer encore un peu…
– Tu es belle, Mary.
Du bout du doigt, il fait glisser l’autre bretelle de mon soutien-gorge.
Puis il le dégrafe dans mon dos. Je l’aide en décollant un peu les hanches
du sol, si bien qu’il le retire sans peine, libérant deux petites perles de
nacre. Je rougis légèrement.
Et quand il pose les yeux sur mes seins, je vois crépiter l’étincelle du
désir. Il a envie de moi, il ne ment pas. C’est comme une libération. Une
nouvelle barrière qui s’écroule entre nous. Et c’est sans retenue que je
m’abandonne à sa bouche quand elle se pose sur mon sein. Sa langue
suçote l’un de mes tétons, avant de lécher le tour rose de l’aréole. Je
gémis, en proie au plaisir. D’une main, il s’occupe de mon autre sein,
titillant la pointe, la pinçant avant de mieux me caresser de sa paume
tiède.
Je perds tous mes repères. Je ne sens plus que sa langue, ses doigts. Je
n’ai plus conscience de rien hormis de mon corps qui s’embrase. Quand il
se redresse, ce n’est que pour retirer sa ceinture, son pantalon. Il se
détache à peine, allant le plus vite possible pour revenir à moi. Et c’est en
boxer qu’il se couche sur moi. Je sens son sexe pressé contre une de mes
cuisses. Oui, son désir ne fait aucun doute. En même temps, ses mains
s’aventurent vers ma culotte… qu’il m’ôte avec une lenteur délibérée,
comme s’il révélait un trésor.
C’est presque un sanglot dans ma bouche. Sa main vient sur mon sexe,
s’y introduisant avec douceur pour se perdre dans son cœur moite de désir.
Il en découvre les replis intimes, la douceur soyeuse. Et soudain, son
regard se brouille. Je le perds alors qu’il joue avec ma féminité humide de
lui, pour lui. Sauf que je n’en peux plus. Je le veux. Je le veux maintenant
alors que ses caresses vont crescendo, de plus en plus intimes, de plus en
plus osées.
Que la femme qui ne craquerait pas pour Harrison Cooper me jette son
premier talon aiguille !
Dès qu’il est là, mon cœur bat plus vite. Tout a commencé dans la
boutique d’antiquités de Mme Miller avant de monter crescendo. Les
disputes. L’asticotage. Le flirt. Jusqu’au dérapage sous le gui. Dois-je déjà
parler d’amour ? Je n’en ai pas la moindre idée. Je ne suis pas une experte,
loin de là ! Toutes ces émotions sont nouvelles pour moi. Et puis, c’est
peut-être un peu tôt. Après tout, nous nous connaissons depuis trois jours.
Pour être honnête, je redoute un peu la suite des événements. Cela dit,
je m’interroge sur la suite de l’histoire. En me raccompagnant à mon 4x4,
Harrison a clairement manifesté son envie de me revoir. Vite, très vite.
Sauf qu’il habite à New York… et moi, dans le Montana. Nous avons des
vies si différentes ! À la fin des vacances de Noël, il pliera bagage et
rentrera chez lui.
En mode ninja.
Aucun bruit dans la maison. C’est plutôt bon signe. Toute contente, je
jette un coup d’œil dans le salon désert où clignote encore notre sapin de
Noël bardé de guirlandes électriques. Ma cadette a sans doute oublié de le
débrancher avant de se coucher. Amusée, j’entre dans la cuisine et…
Raté !
Quand je la relâche, elle avale une grande goulée d’air, les larmes aux
yeux à force d’avoir tant ri. Moi-même, je ne suis pas en reste. Que ça fait
du bien ! Je me laisse tomber sur le siège d’à côté. Dans notre lutte, nous
avons renversé une bonne partie du lait de ses Cheerios sur la table. Je n’ai
qu’à tendre le bras pour ramasser ses céréales d’un coup d’éponge.
Un vrai réveillon, une grande tablée dans une vraie famille ! Ce n’était
pas arrivé depuis… trois ans.
***
Pendant que ma petite sœur donne un coup de main à mon meilleur ami,
harassé de travail en ces périodes de fêtes de fin d’année, je me rends en
ville pour remplir le frigidaire. Je déteste la corvée des courses. Cela dit,
je ne suis pas sectaire : je déteste toutes les corvées ménagères.
L’aspirateur, la vaisselle, la lessive : tout, je vous dis ! Je file en vitesse
chez l’épicier du coin pour acheter quelques denrées urgentes : œufs,
farine, lait, flocons d’avoine… Et j’en ressors un quart d’heure plus tard
avec deux gros paquets en papier kraft bien remplis.
Quoi ?
Je lis les premières lignes et… mes sacs m’échappent des mains dans
un grand fracas. Ma brique de lait se renverse par terre, à mes pieds, sans
que je réagisse. Dans ma poitrine, mon cœur s’emballe alors que les mots
dansent devant mes yeux, signés par Maggie O’Malley. Non, non, ce n’est
pas possible.
***
Je n’ai pas ramassé mes courses. Je n’ai pas réfléchi une minute. Je me
suis précipitée vers ma voiture pour rouler à tombeau ouvert jusqu’au
chalet du milliardaire. J’ai jeté le journal sur le siège passager, mais je l’ai
retourné, incapable de supporter la vue de sa photo. À grand-peine, je
retiens les larmes qui menacent de couler. Je préfère m’abandonner à la
colère pour ne pas céder au chagrin. Pas tout de suite. Pas maintenant. Pas
tant que je n’aurai pas réglé mes comptes.
– J’arrive !
– Mary ? s’étonne-t-il.
Il est superbe dans son jean et son pull marron. D’épais cheveux
châtains un peu en pétard, un début de barbe mal rasée surmonté par ses
yeux vert-noisette en amande… il est chaque fois plus beau que dans mes
souvenirs. Ce qui rend toute cette scène encore plus douloureuse. J’ai
l’impression d’avoir un poignard planté dans la poitrine. Je sens la lame
dès que je bouge et je ne peux rien y faire.
– Tu es un monstre !
Quand il avance vers moi, je recule d’un pas. Je ne veux pas qu’il
m’approche, pas qu’il me touche.
– Mary…
– Est-ce que je t’ai déjà raconté comment mes parents sont morts ?
– Ils rentraient d’une fête entre amis. C’était le 27 octobre 2013. Ils
roulaient à bord du vieux break de la famille sur une route tranquille…
quand un chauffard ivre mort est arrivé en face. D’après les experts et les
traces de pneus, mon père a essayé de donner un coup de volant, de se jeter
dans le fossé. Sans succès. L’autre conducteur les a percutés de plein fouet
avec ses deux grammes et demi d’alcool dans le sang.
De toute manière, je vais finir seule, obèse et dévorée par des chats.
Pendant que Hugh Grant improvise une petite danse à l’écran, je pousse
un énorme soupir. Assis à côté de moi, Chris entoure mes épaules d’un
bras protecteur. Il ne dit rien. Notre complicité se passe de mots. Nos deux
visages seulement éclairés par l’écran, nous restons silencieux. Chris a
respecté le code de déontologie de l’amitié et éteint toutes les lumières…
afin que je puisse pleurer en paix dans mon coin.
Je secoue la tête en croquant dans le bâton. Tant pis pour mes dents !
Tant pis pour mes fesses ! Je hausse les épaules en continuant l’orgie.
Chris, lui, me couve d’un œil inquiet et passe une main dans mes cheveux
bruns, retenus en une haute queue de cheval au sommet de ma tête. Des
mèches folles s’en échappent, comme si j’avais tenu un bâton de dynamite
entre les mains. Je n’ai pas l’air brillant avec mon legging noir et mon
gros gilet avec la tête du père Noël tricoté.
Je lui jette un regard furibond. Mon ami, toujours aussi canon avec son
look de surfer égaré dans le Montana, recule contre l’accoudoir du canapé,
les mains en l’air en signe de reddition.
– J’y ai bien pensé et j’ai vérifié toutes ces informations sur le Net. Ce
qu’elle a écrit est parfaitement exact. À l’âge de 16 ans, Harrison Cooper a
percuté de plein fouet une voiture familiale et fait trois victimes. Il est
passé devant le juge pour enfants et a été envoyé deux ans dans un centre
de détention pour mineurs.
– C’est terrible.
Rien n’est plus possible entre lui et moi. Voilà tout ce que j’ai besoin de
savoir.
***
Sautant de mon gros 4x4 rouge, j’entre dans les allées du supermarché
avec ma liste à la main. En ce moment, les boutiques ne désemplissent
pas. Nous sommes déjà le 17 décembre et toutes les mères de famille sont
à la recherche de la dinde idéale. Au rayon boucherie, j’aperçois Mme
Ford en train d’arracher une énorme volaille des mains d’une rivale. C’est
la folie ! Plus loin, des enfants traînent au milieu des jouets en détaillant
leurs listes au père Noël.
D’ordinaire, j’adore cette agitation ; obsession pour les fêtes oblige !
Mais aujourd’hui, je me presse d’un couloir à l’autre, remplissant en
vitesse mon panier pour rejoindre les caisses embouteillées et m’enfuir.
Toutes ces familles réunies me donnent le bourdon. Je n’ai plus le cœur à
la fête. Moi, la folle de la guirlande, la dingue du santon ! Je n’ai même
pas envie d’acheter des chocolats.
Quand soudain, elle jaillit de nulle part. Une voiture de sport bleu
électrique. Dans un crissement de pneus, elle traverse le parking avec
force rugissements. Moi, je mets tranquillement le contact… mais le
bolide se rapproche de moi. À toute allure. Mon cœur s’arrête. Euh… je
rêve ou on frôle l’accident ? Une seconde plus tard, la Chevrolet tape-à-
l’œil percute l’aile de mon véhicule avec son pare-chocs. Pan ! Un horrible
bruit de tôle froissée s’élève et je me recroqueville dans mon siège. En
marche arrière, le conducteur fou embraye… et s’en va comme si de rien
n’était.
– Hé, vous !
Pas de réponse. La vitre teintée reste obstinément close. Comme si je
n’étais pas là. Je cogne plus fort, en colère. Je n’ai pas eu le temps de voir
les dégâts sur mon 4x4 mais j’ai entendu le choc. La réparation va me
coûter une petite fortune ! Je tape jusqu’à faire trembler la fenêtre mais le
propriétaire se contente d’un furieux coup de klaxon. À mon adresse ? À
l’intention des conducteurs devant lui ?
La bonne blague !
– Une vitre pour une portière, ça ne vous semble pas équitable ? lancé-
je.
***
Harrison.
– Mary, commence-t-il.
Nos regards se croisent, aussi blessés l’un que l’autre. J’ajoute alors, le
cœur en miettes :
– Et c’est définitif.
8. Veritaserum
– Je suis vraiment désolée. J’aurais aimé passer cette soirée avec vous
mais… nous… j’ai déjà pris d’autres engagements, vous comprenez…
et…
Je m’enlise. Gravement.
– Harrison m’a un peu parlé de vous. Je sais qu’il vous est très attaché.
– C’est-à-dire que… je préférerais ne pas parler de toute cette histoire.
– Cela tombe bien, je vous demande seulement d’écouter.
– J’ai vu le gros titre de cet horrible journal, moi aussi. Si vous saviez
comme ce genre d’article me met en colère ! s’exclame-t-elle d’une voix
tremblante.
– Pardon ?
– C’est son frère aîné qui se trouvait au volant de la voiture. Harrison
était son passager. Ce soir-là, il a tout fait pour empêcher Jonathan de
prendre le volant car celui-ci se trouvait déjà dans un état d’ébriété
avancé. Hélas, son frère ne l’a pas écouté et Harrison a préféré
l’accompagner dans l’espoir de veiller sur lui.
Mon cœur ne bat plus. Pas plus que je ne respire. Dans la bibliothèque,
on pourrait entendre une mouche voler.
***
– Mary ?
– J’ai parlé à Serena, tout à l’heure. Elle m’a raconté pour toi et ton
frère, elle m’a expliqué ton sacrifice pour lui éviter la prison et… je
voulais te demander pardon.
– Je suis désolée.
– Tu ne pouvais pas savoir, Mary. Personne ne sait, d’ailleurs.
– Et tu n’as jamais eu envie de révéler la vérité ? demandé-je
timidement.
– Bien sûr que si !
– Je m’en veux.
– Ce n’est pas la peine, Mary. Toi plus que quiconque, tu avais toutes
les raisons du monde d’être scandalisée par cette tragédie. Tes parents sont
morts de la même manière que M. et Mme Garrett et leur fils.
– Au revoir, Harrison.
Quand nous nous séparons, je pose une main tremblante sur ma bouche
un peu gonflée, encore humide. Harrison, lui, a le souffle coupé.
– J’ignore ce que j’éprouve pour toi, Mary. Mais je sais au moins une
chose : cette séparation a failli me rendre fou. Je ne veux pas te perdre.
– Moi non plus, je ne veux pas te perdre.
***
Mon sang ne fait qu’un tour. J’avais oublié ce petit détail : le garage se
situe face à l’antenne locale du Daily News, le journal régional où officie
cette peste depuis des années. Profitant d’une pause cigarette, elle souffle
une bouffée de nicotine en parlant à deux collègues. Au grand sourire
plaqué sur ses lèvres, je devine le contentement qu’elle éprouve. Elle ne
cesse d’ailleurs de parler avec les mains, d’envoyer sa fumée dans le nez
de ses camarades, de rire très fort. Hypnotisée, je traverse la rue en
tripotant mon trousseau sans attendre M. Stone. Bientôt, les éclats de voix
de la journaliste me parviennent. Je rêve ou elle est en train de se vanter ?
Je vois rouge. Je dois mobiliser toutes mes ressources zen pour ne pas
lui sauter au cou et l’étrangler. J’essaie d’imaginer le murmure d’une
cascade pour m’apaiser… mais cela me donne juste envie de hurler. De
faire pipi, un peu aussi.
– Avertir les gens ? De qui te moques-tu ? Ton article n’est qu’un tissu
de mensonges ! Tu as écrit n’importe quoi sans connaître la vérité.
– Tu crois que je n’ai pas fait de recherches ?
– Ce n’est pas ce que je voulais dire !
Oups.
Un peu… beaucoup !
9. Brothers & Sisters
À creuser.
Waouh ! Ça réveille !
Il est tellement craquant. En même temps, une étincelle pétille dans ses
yeux vert-brun, illuminant son visage. Comme je m’évente avec une main,
il se met à rire. Cet homme aura ma peau, c’est sûr ! Il est si… sexy ! Rasé
de près, il arbore la petite marque bien visible à son menton qui me rend
complètement folle. Et il passe une main dans ses cheveux en bataille,
sobre et élégant dans un pantalon noir et un pull assorti. S’esquivant sur le
seuil, il me libère la place.
Je souris.
Aucun doute : c’est mon chauffard. Et le regard noir que je lui jette
l’arrête sur-le-champ, cassant son petit numéro. Qui est ce cinglé ? Que
fait-il ici ? Pour l’heure, je m’en moque ! Je sens la moutarde me monter
au nez. Un bon kilo de moutarde extra-forte. Ou mieux, du Tabasco ! La
colère pulse dans mes veines.
– Nous nous connaissons déjà, dis-je froidement.
– Oh ! rit le grand brun. Désolé si je ne me rappelle pas ton prénom,
alors…
– Je ne suis pas votre ex-petite amie ! Je suis la fille dont vous avez
défoncé la portière sur le parking du Walmart ! Vous me remettez,
maintenant ? Vous vous êtes enfui avant de remplir le constat…
Le pire ? Le brun n’a pas l’air gêné du tout. Il hausse les épaules et
traverse le vestibule, direction le salon. Se penchant vers la table basse, il
prend la bière ouverte mais pas encore entamée d’Harrison et la vide à
moitié en deux gorgées.
Beurk.
– Non.
– Cinq cents, ça devrait su… quoi ?
– Non, je ne te donnerai pas cinq cents dollars.
Sans peur, Harrison fixe son frère droit dans les yeux. Sur son visage,
impossible de lire la moindre expression. Et sa voix elle-même demeure
d’une neutralité absolue. S’agit-il du masque qu’il porte face à sa famille,
à son frère ? Je recule, mal à l’aise. J’aimerais vraiment me trouver
ailleurs mais j’ignore comment m’esquiver sans attirer l’attention. Et je ne
veux pas abandonner Harrison dans un pareil moment.
Deux secondes plus tard, Jonathan passe devant moi. Sans un regard à
mon endroit, c’est normal. Mais pour son petit frère… a-t-il donc la
mémoire si courte ? Apparemment, cet homme souffre d’amnésie ! Quand
la porte claque, je rentre la tête dans les épaules. Les tableaux accrochés
aux murs tremblent dans leurs cadres. Harrison, lui, reste de glace.
L’habitude, sans doute. Ou autre chose, très profondément enfoui en lui.
Après un long silence, troublé par le vrombissement d’un moteur à
l’extérieur, il se tourne vers moi :
***
En lui jetant un coup d’œil, je devine combien c’est important pour lui.
Réparer les erreurs de son aîné. Encore. Je finis par hocher la tête, blessée
pour lui et bouleversée par son intégrité. Puis je décide de lui changer les
idées, pour ne pas laisser ses sombres pensées le dévorer. En bon moulin à
paroles, je pépie tout mon saoul. D’ailleurs, ça marche ! Il éclate de rire en
écoutant mon CD de chants de Noël et lors de notre arrivée à la maison,
Jonathan est sorti de sa tête… au moins pour un moment ! Ma sœur nous
accueille dans le salon.
Ça, tu n’auras pas assez de toute ta vie pour le regretter, Brittany Rose
Elligson ! Toasts cramés au petit déjeuner, savonnette au fond de la
baignoire, poil à gratter dans ton lit ! Je ne reculerai devant rien !
– C’est normal, ça ?
– Vous feriez mieux de ne pas dire trop de mal de moi, tous les deux, si
vous voulez manger ce midi ! lancé-je entre deux couplets de « Jingle
Bells ».
Impériale, je les snobe et m’éloigne vers la cuisine. Ma sœur pouffe de
rire. Puis je l’entends ajouter plus bas :
***
Je lui assène une petite tape sur l’épaule. Ce n’est pas joli de se moquer.
Ma sœur, elle, rigole depuis le salon où elle a remis son horrible DVD en
marche.
– Non ! fais-je en comprenant tout de suite. Non, non, non ! Pas ça ! Pas
aujourd’hui !
Encore l’évier qui reflue ! Et pas qu’un peu ! Il est en train de vomir
une bouillabaisse extraterrestre. Les yeux écarquillés, Harrison découvre
l’étendue du désastre. Apparemment, il n’avait encore jamais vu une
canalisation possédée par un esprit diabolique. Dire que Chris l’a réparée
la semaine dernière…
– Tu es sûr ?
Comme il insiste, je m’exécute. Et cinq minutes plus tard, je suis bien
obligée de reconnaître mon erreur. Soit c’est le fils caché de MacGyver,
soit il n’y a rien qu’il ne sait pas faire ! Accroupi sous l’évier, les manches
de son pull noir retroussées, il donne un dernier tour de pince plate pour
resserrer l’écrou.
Je me mords les lèvres, les bras serrés autour de moi à cause des
fenêtres grandes ouvertes pour aérer. Impossible de rester dans cette odeur
faisandée.
Mon héros.
Lessons on line. LOL. Un acronyme facile à retenir pour les enfants, les
ados et les étudiants qui utilisent cet immense site gratuit regroupant tous
les programmes scolaires, des forums d’entraide, des dossiers spéciaux
rédigés par d’éminents professeurs…
– Oui. Ça m’a pas mal aidée quand j’étais en première année de
médecine. C’était très dur, au début.
– Alors je suis content.
Un héros, vraiment.
Nous suivons un serveur stylé jusqu’à notre table tandis que je brille de
mille feux dans ma courte robe de cocktail à sequins dorés. À col rond et
manches courtes, elle laisse seulement paraître mes jambes, mon meilleur
atout. Car ce soir, je suis bien décidée à séduire Harrison. Enfin… pas au
point de renoncer à mes chaussures de yeti.
Mais sous mon mince gilet blanc, je ne me défends pas trop mal.
Harrison, lui, est… spectaculaire. Vêtu d’un smoking noir, avec chemise
blanche et nœud papillon, il est à la fois sobre, élégant et sophistiqué. Je
ne peux m’empêcher de penser à James Bond alors que je déambule à son
bras, consciente que toutes les femmes lui jettent des regards curieux ou
enamourés. Une grande tige blonde ose même lui adresser un clin d’œil !
Retenez-moi ou je lui fais avaler ses huîtres par les trous de nez !
Je lui envoie un petit coup de pied sous la table alors qu’il se moque
gentiment de moi et de mon enthousiasme.
– Pourtant, ce ne doit pas être une période facile pour toi, déclare-t-il
avec prudence.
– Je… oui, c’est vrai.
– Noël doit rester une période festive, surtout pour Brittany ! ajouté-je
avec un curieux vibrato dans la voix.
Il couvre alors ma main de ses doigts tièdes, rassurants. Exerçant une
légère pression, il me transmet… sa force, son assurance. Et j’ai
l’impression qu’à nouveau, le sang circule dans mes veines. Je respire
mieux. Voilà. Pas besoin de s’emballer. Encore moins de penser aux
mauvais souvenirs ce soir.
Je lui rends son sourire, touchée par son compliment, tandis qu’il porte
ma main à ses lèvres pour y poser un léger baiser, fugace et profond.
– Pour toi non plus, les fêtes ne doivent pas être faciles.
Il bute sur les mots, se tait une seconde. Mais parce qu’il est plus
courageux que moi, il relève la tête et me regarde droit dans les yeux.
Je le sens réticent, méfiant – pas à mon égard mais envers les autres.
Combien d’épreuves a-t-il dû traverser à cause de son frère ? À sa place, je
n’éprouverais que colère et injustice. Mais il semble si calme, presque
résigné. J’ai pourtant la certitude qu’on ne peut pas vivre ainsi. Quel
innocent ne rêverait pas de rétablir la vérité, de laver son honneur ? Mais
par sens de l’honneur, pour l’amour d’un frère qui ne le mérite pas, il
continue à se taire. À mon tour, je serre sa main. Et à cet instant, il n’y a
plus que nous dans le restaurant. Là l’un pour l’autre.
– Je n’imagine pas la force de caractère qu’il t’a fallu pour t’en sortir.
– Mais justement, on n’en sort jamais vraiment. Un homme qui a perdu
la liberté n’est plus jamais le même.
– Tu es sûrement différent, Harrison. Mais tu es surtout exceptionnel.
Tu es l’homme le plus courageux que j’aie jamais rencontré.
– Oh ! Oooh !
– C’est magnifique.
– J’ai pensé que tu voudrais garder ce souvenir de l’hiver avec toi toute
l’année, sourit Harrison.
Quittant sa chaise, il sort le somptueux pendentif de son écrin et se
place derrière ma chaise pour l’attacher à mon cou. Soulevant mes
cheveux bruns, il clôt le délicat fermoir tandis que je frissonne au contact
de ses doigts. Faites que les vacances d’hiver ne s’arrêtent jamais. Faites
qu’il ne reparte pas à New York. Faites que je ne le perde jamais…
***
Pour être honnête, c’est moi qui recule au ton glacé de sa voix. Est-ce
que… est-ce que je l’aurais fâché ? Je me mords la lèvre inférieure.
– La route est très longue en pleine nuit jusqu’à West Yellowstone. J’ai
pensé que…
– Oui, l’interromps-je.
– J’ai réservé deux chambres à l’hôtel, me précise-t-il aussitôt.
– Deux chambres ? Mais pour quoi faire ?
– Je pensais que… enfin je n’étais pas sûr que tu…
Je le regarde dans les yeux, touchée par son respect envers moi… et son
manque d’assurance. À cet instant, je prends la pleine mesure de sa
blessure, des cicatrices laissées par la prison, par son ostracisme. Cet
homme me bouleverse.
Son corps se colle au mien, brûlant malgré la neige fondue sur nous. Et
son regard se brouille alors que nos visages se rapprochent
inexorablement. Mon cœur, lui, tambourine. J’ai l’impression d’avoir un
gong dans la poitrine. Incapable d’attendre, j’entrouvre la bouche, le
souffle court, le pouls affolé. Mais joueur, Harrison s’amuse à éviter mes
lèvres, me soumettant à la plus délicieuse des tortures en déposant un
baiser à leur commissure, puis sur ma pommette, ma tempe…
Il tire sur les manches sans vergogne, sans grand souci pour la pauvre
laine. Mais je m’en moque complètement, trop occupée à picorer ses
lèvres, à caresser son torse musclé à travers le tissu de sa chemise. Mieux,
je lui ôte aussi sa veste tandis que nous nous asseyons tous les deux, l’un
en face de l’autre, pour aller plus vite. Nous cédons à l’urgence du désir,
de l’envie qui nous tenaille le ventre, qui nous jette l’un vers l’autre. Mes
doigts volettent sur les boutons de sa chemise, les ôtant un par un.
Ses pupilles se mettent à briller. Posant mes deux mains sur ses biceps,
je caresse ses bras, ses avant-bras. Puis je reviens vers ses épaules
puissantes, athlétiques. Je m’y cramponne au moment où il m’attire de
nouveau à lui en entourant mes hanches d’un bras autoritaire. Il me veut !
Tout de suite ! Je le lis dans ses yeux. Je me retrouve collée à son torse.
Lui m’embrasse, plongeant sa langue en moi, s’appropriant chaque
parcelle de ma bouche. En même temps, sa main trouve le zip de ma robe
dans mon dos… et bientôt, je sens un courant d’air froid.
Aucun vêtement ne fait long feu, entre nous. J’en ai la tête qui tourne,
le sang qui pulse à mes tempes. Je suis comme ivre, et lui comme fou.
Abaissant ma robe, il la fait tomber sur mes reins, libérant ma poitrine…
et c’est alors que je le repousse, les deux paumes posées sur son torse.
Non, je n’ai pas perdu la tête ! Enfin, pas complètement ! Harrison me
jette un regard d’incompréhension où brûle l’excitation. Mais je recule de
quelques centimètres pour m’extraire moi-même du tissu. Et me retrouver
en sous-vêtements devant lui.
Ses yeux pétillent de malice alors qu’il tend déjà la main vers moi.
Mais j’assène sur ses doigts une légère tape et attends encore un peu.
– Tu es tellement belle…
J’éclate d’un rire de gorge tout féminin tandis que sa bouche s’abat sur
ma poitrine, prenant la pointe d’un de mes seins entre ses lèvres.
M’allongeant sur le matelas, je me laisse aller et je cambre
instinctivement les reins. Lui s’attarde sur ma poitrine, suçotant un téton
en titillant l’autre de sa main. Butinant l’aréole, il en redessine le tracé à la
pointe de sa langue, me donnant des frissons partout. Le plaisir monte,
monte, monte. D’une large paume, il enveloppe l’une des petites perles
blanches, la caresse, la presse. Je me transforme en cire malléable entre
ses doigts.
Mmm…
– Dépêche-toi ! l’imploré-je.
Admirative, je ne peux m’empêcher de détailler son corps parfait : ses
jambes minces et musclées, son ventre dur et plat, ses hanches étroites
d’homme, ses larges épaules, ses bras athlétiques… et son sexe érigé pour
moi. J’avale ma salive avec peine. Et lorsqu’il me rejoint, c’est pour se
coller nu contre moi. Corps à corps. Peau à peau. Il me couvre de son
corps musclé, durci par l’envie folle, viscérale, que nous ne formions plus
qu’un. J’écarte spontanément les jambes pour qu’il vienne en moi,
l’appelant de tous mes vœux.
Harrison pose ses mains sur mes hanches pour me guider, pour
m’indiquer le rythme. La tête renversée dans les oreillers, il me regarde
bouger au-dessus de lui. Car je me mets à onduler, le laissant entrer et
sortir en moi. Lui en profite pour caresser mes courbes, mes seins, jouir de
mon corps entier alors que le plaisir se réveille à nouveau au fond de moi.
Nos corps bougent en rythme, de plus en plus vite. À chaque poussée, nous
montons plus haut, jusqu’à toucher du doigt le ciel.
Où est mon sac ? Où est mon sac à main ? Je cherche fébrilement dans
l’entrée de la maison avant de me rendre à l’évidence : j’ai dû l’oublier
dans la voiture d’Harrison après notre nuit à l’hôtel. Et quelle nuit ! J’en ai
encore des palpitations, des papillons dans le ventre. Avec un petit soupir
d’extase, je m’empare du téléphone pour contacter Monsieur Cicatrice-au-
menton, dieu du sexe et du sexy. Oui, il faut en rajouter un au panthéon
grec ! Surtout aussi musclé, aussi torride, aussi…
Bref, je m’égare.
Ou pas.
Parce qu’elle adore m’asticoter, elle hausse les épaules pendant que je
m’active devant notre cheminée. Nous sommes le 19 décembre et selon la
tradition familiale, il est temps d’accrocher nos chaussettes en laine
devant l’âtre ronflant. Excitée comme une puce, je les suspends aux petits
clous prévus à cet effet. Puis je m’empare des énormes paquets de
bonbons achetés pour l’occasion, les remplissant de toutes sortes de
friandises. Dans mon dos, le sapin clignote joyeusement, illuminé de mille
feux. Et Brittany m’adresse une grimace comique.
Je reste pétrifiée. Et tant pis pour la proximité des flammes qui dansent
à mes pieds en roussissant les jambes de mon jean. Je rêve… ou ma petite
sœur vient de me faire rougir comme une tomate ? J’aperçois mon reflet
dans la glace, suspendue au-dessus de la cheminée. Non, non… j’ai
vraiment la couleur des fringues du père Noël. Ce qui n’échappe guère au
regard sagace de ma petite peste préférée. Elle rigole bien, lovée dans le
canapé pendant que je bafouille.
– Comme le nez au milieu de la figure ! Mais lui ? Il t’a déjà dit qu’il
t’aimait ?
Elle est trop maligne pour ses 12 ans, cette gamine. Je secoue la tête
tandis qu’elle me répond d’une petite moue réprobatrice. À l’époque du
collège, un envoi de SMS, une sortie au ciné et c’est plié : vous êtes un
couple officiel. Pourquoi n’est-ce pas si simple ? Je n’aurais qu’à jeter une
boulette de papier dans les cheveux d’Harrison pour lui clamer mon amour
et tout serait réglé ! Je pousse un gros soupir.
« Crushé » ?
***
Je reste sans voix. Elle aussi est à bout de souffle. Une larme roule
maintenant sur sa joue, zébrant sa figure fine, pâle.
– Je… je ne veux pas en parler, c’est tout ! dis-je, les dents serrées. Ça
ne sert à rien à part à rouvrir nos plaies.
– C’était nos parents, Mary ! On doit parler d’eux ! On doit s’en
souvenir ! On doit les garder encore un peu avec nous !
En pleurs, Brittany recule alors que je reste pétrifiée, l’album dans les
bras. Elle semble si secouée ; et je le suis aussi. Ses mots me touchent en
plein cœur, me criblant comme des balles. Je sais qu’elle a raison, j’ai
conscience de la blesser par mes silences… mais je ne peux pas, je ne sais
pas faire autrement. C’est plus fort que moi.
Tournant les talons, ma petite sœur s’enfuit. Et une seconde plus tard,
j’entends la porte de sa chambre claquer.
***
Ça s’annonce bien…
– Brittany ?
– Brittany ?
– BRITTANY !
Mon cri transperce les ténèbres. À cette heure, la nuit est déjà tombée
sur les montagnes, transformant la forêt en une rangée de silhouettes
squelettiques et sinistres. Je dois me rendre à l’évidence : Brittany a
disparu. Je tourne sur moi-même sans songer à rentrer quand les deux
phares d’une voiture m’illuminent. Une BMW noire remonte le chemin de
terre jusqu’à la maison. Un homme en jaillit une seconde plus tard :
Parce qu’il a entendu mon cri de détresse, il se précipite vers moi, mon
sac dans une main. J’avais complètement oublié qu’il devait me le
rapporter. D’ailleurs, je ne m’en saisis pas, courant à sa rencontre pour
m’agripper des deux mains aux pans de sa chemise. Pourquoi ai-je soudain
l’impression qu’il est le seul à pouvoir m’aider ? Lui lâche ma besace et
referme ses mains sur mes bras.
– Mary ?
Je perçois l’angoisse dans sa voix, l’éclat inquiet dans ses yeux, ses
lèvres légèrement retroussées, prêtes à mordre.
– Ta sœur ne peut pas être bien loin. C’est une petite ville où tout le
monde connaît tout le monde. Nous allons vite la retrouver.
Cinq minutes plus tard, Harrison a pris la situation en main avec une
efficacité digne de… de lui. Soudain, l’implacable businessman apparaît
derrière l’homme blessé, solitaire et discret qui m’a touchée en plein cœur.
Et cette facette de lui me rassure malgré mon ventre noué et la peur qui
m’étreint. Assis devant la table de la cuisine, nous passons plusieurs coups
de fil. Bien sûr, le portable de Brittany sonne dans sa chambre, oublié sur
son lit. Harrison me propose de contacter toutes ses copines.
– Non, Brittany n’est pas là. Je suis vraiment désolée. Pourquoi ? Vous
avez des ennuis, Mary ?
***
– Brittany ne doit pas être bien loin ! nous a assuré le vieil homme de sa
grosse voix bourrue. Ne t’en fais pas, Mary.
– Elle s’est peut-être perdue dans les bois. J’ai déjà vu de braves gars
nés ici se paumer dans nos forêts en pleine nuit !
Je ne sais pas si cette idée doit me rassurer ou m’épouvanter. Je n’arrête
plus d’imaginer ma petite sœur, la cheville brisée au fond d’une ornière, à
la merci des couguars et d’autres animaux sauvages. Refusant de rester les
bras ballants, je me mêle à la battue. Avec l’accord du shérif, Harrison et
moi quadrillons la partie sud du terrain, armés de torches électriques. Et
dans la forêt glacée par l’hiver, nous marchons d’abord en silence. Seul un
nuage de buée blanche s’échappe de nos bouches.
Lui aussi semble très inquiet, ce qui me touche profondément. Mais peu
à peu, je me transforme en pelote de nerfs. Au cœur de cette nature
sauvage et hostile, ma tension grimpe en flèche. Où est Brittany ? Où est
Brittany ? Mon cœur scande ces mots alors que le vent s’infiltre sous ma
parka, enfilée à la va-vite. Je frissonne. Et, soudain, j’explose :
Les larmes me montent aux yeux, ces larmes que je peine tant à verser
pour mes proches. Non pas parce que je ne les aime pas… mais, au
contraire, parce que je les aime trop. Si le barrage cède, je redoute d’être
noyée, ensevelie par un océan. Or je sens la digue se fissurer de toutes
parts.
Me prenant dans ses bras, il me presse alors contre son torse et étouffe
ma réponse contre son épaisse parka noire. Je déteste être vue dans cet
état. Et j’enfouis ma tête dans son anorak, consciente qu’il me maintient la
tête hors de l’eau. Sous le poids de mon chagrin, il est plus solide qu’un
roc. Mais après avoir respiré un bon coup, je m’écarte de lui.
– Brittany ?
Eh oui ! C’est bien elle, roulée en boule sous un plaid et assoupie, les
yeux encore bouffis de larmes. Sans doute s’est-elle réfugiée chez Chris
après notre dispute. Et à l’évidence, elle ignore que tant de gens la
cherchent et s’inquiètent de son sort. Elle semble tombée des nues quand
je la réveille en la secouant par l’épaule, sous le regard bienveillant
d’Harrison, resté en recul.
Elle n’a pas le temps de respirer que je la serre contre moi à lui briser
les os. Elle est là, bien vivante ! Que pourrais-je demander de plus pour
Noël ? N’est-elle pas ma seule famille ? Je l’étreins comme si nous avions
été séparées des années alors que ma pauvre sœur n’y comprend rien.
Mais face à mon visage défait, elle n’a pas le cœur de me repousser.
D’autant plus que je me répands en excuses, folle de soulagement :
C’est moi… ou il fait chaud ? Pour une fois, pas à cause de Monsieur
Cicatrice-au-menton. Hélas, Harrison n’est même pas dans les parages.
J’ai juste… affreusement chaud. Tirant sur un bout de mon pull, je le
soulève pour amener un petit peu d’air. Je ne me sens pas dans mon
assiette. Sûrement la disparition de Brittany, que je n’arrive pas encore à
digérer ! Après un tel choc, impossible de dormir. D’autant que j’étais
vraiment gênée d’avoir mobilisé toutes ces forces de police pour rien –
même si le shérif Williams s’est montré très compréhensif.
– Mary ?
Je passe une main sur mon front. À moins que le chauffage ne soit
détraqué dans le salon ? Peut-être les domestiques de Serena ont-ils réglé
les appareils au maximum par erreur… j’ai l’impression de baigner dans
un sauna. Et je n’ai qu’une envie : courir me rouler toute nue dans la
neige.
– Vous avez attrapé froid, Mary ! Vous n’êtes pas sérieuse, voyons, vous
auriez dû rester au lit et ne pas venir !
– Mais non, je me sens parfaitement bien…
… pour un mort-vivant.
– Vous avez l’air épuisée, ma pauvre enfant. Harrison m’a raconté qu’il
vous a trouvée hier soir courant en petit pull autour de votre chalet. Pas
étonnant que vous ayez attrapé un méchant virus !
– Je ne suis jamais malade, vous le savez bien. J’ai une santé de cheval.
Serena lève les yeux au ciel avec agacement. Puis, après avoir sonné un
de ses employés :
– Vous allez vous coucher tout de suite dans une de mes chambres,
Mary Elligson !
– Non, je… je ferais mieux de rentrer chez moi. Pour le réveillon…
– Oubliez ce fichu repas !
– Hors de question que vous rentriez chez vous dans cet état. Qui
s’occuperait de vous ?
– Euh… moi.
– Vous plaisantez ? Pour une fois, vous allez vous laisser dorloter. Et je
ne veux plus entendre un mot !
***
Puis, comme toujours, elle me parle de… son petit-fils adoré. Ce n’est
pas moi qui risque de l’interrompre ! Je bois ses paroles. On dirait la
réunion d’un fan-club. Et tandis que j’ouvre de grands yeux, Serena
ébauche un sourire amusé.
– Vous tenez à lui, n’est-ce pas ?
– Moi… si… ?
La rougeur qui me monte aux joues est sans doute éloquente. Même si,
de parfaite mauvaise foi, je m’empresse de la mettre sur le dos de ma
vilaine fièvre. Je m’évente avec une de mes mains, fébrile.
Serena n’a pas l’air dupe avec son œil qui frise et son sourire en coin…
qui me rappelle son petit-fils. Car elle sait parfaitement qu’une nouvelle
forme de grippe mutante m’a attaquée : la souche Harrison Cooper. Une
maladie incurable qui s’en prend à vos nerfs avant de vous prendre votre
cœur. Une maladie dont je suis l’heureuse et consentante victime. Refusant
de faire durer mon supplice plus longtemps, la vieille dame change de
sujet par égard pour mes joues en flammes.
– À 31 ans, Jon n’a toujours pas trouvé d’emploi stable. Il mène une vie
bancale, bohème… et compte sur mon argent ou celui de son frère pour
éponger ses dettes de jeu ou régler ses notes d’hôtels.
– Je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout cela. Je vous ennuie avec
ces vieilles histoires de famille.
– C’est sans doute parce que j’ai l’impression que vous faites déjà
partie des nôtres…
Quand je rouvre les yeux, une heure s’est écoulée ! Je suis en train de
me transformer en marmotte. Surtout, j’aperçois une haute silhouette sur
le seuil de ma chambre.
Jolie ? Avec mon gros nez rouge et mes yeux vitreux ? Pauvre homme !
J’ignorais qu’il était myope…
Je braque les bras devant ma figure tandis qu’il vient vers moi sans la
moindre hésitation.
Amusé par mes idées folles, il s’assoit finalement sur le bord du lit.
Abandonnés sur la couette, les magazines apportés par l’un des employés
glissent vers lui. Les ramassant, il les repose près du journal régional…
avant de se figer. Son expression change d’un seul coup. Il semble
soudain… très contrarié. Puis, avec un sourire forcé, il s’empare de
l’édition du matin et la plie.
– Il y a un problème, Harrison ?
– Non, pas du tout.
Et… bingo !
Se levant d’un bond, il quitte le lit pour tourner comme un lion en cage.
Il fait les cent pas dans la vaste chambre où je me repose. Des ondes de
fureur émanent de lui, faisant vibrer l’atmosphère. Je le suis des yeux avec
inquiétude. Je peine à imaginer ce qu’il peut ressentir. En raison de sa
réussite, sa vie est en permanence fouillée, exposée et jetée en pâture à des
journalistes comme cette vipère rousse. Son honneur et sa dignité à jamais
entachés par un crime qu’il n’a pas commis, il n’a aucun moyen de se
défendre. Et soudain, il se tourne vers moi :
Cette fois, je me redresse sur mes genoux et j’avance sur le lit jusqu’à
l’atteindre. Tendant les bras, je l’attrape par les revers de sa veste et
l’attire à moi. Lui se tient debout au pied du lit. Et beaucoup plus petite, je
suis obligée de lever les yeux vers sa figure pour capter son regard. Il
semble si torturé.
Il sourit faiblement.
***
– Qu’est-ce… ?
Je me redresse dans mon lit, aux aguets. J’ai cru entendre quelque
chose, comme un bruit bizarre dans une pièce voisine. À moins que ce ne
soit un effet secondaire de la maladie ? Je ne suis pas très fraîche avec
mon nez écarlate qui a doublé de volume et mes yeux larmoyants. J’essaie
de tendre l’oreille, inquiète. Et à nouveau, le plancher grince. Puis
j’entends des tiroirs qui s’ouvrent. Cela provient du vaste dressing de
Serena.
Sous le choc, je n’arrive pas à crier pour appeler à l’aide. Et d’un seul
coup, le cambrioleur se retourne. Je croise alors son regard noisette,
vaguement familier. J’ai déjà vu ces yeux quelque part.
– Jonathan ?
C’est sorti tout seul. Et le voleur tressaille. Mais oui ! C’est bien lui ! Je
ne sais pas pourquoi, mais ma peur reflue un peu. Sans doute parce qu’il
n’est plus un inconnu masqué. Je pénètre dans le dressing où une bombe
semble avoir explosé.
– Lâche-moi, salope !
– C’est vous ! Je sais que c’est vous !
– Espèce de cinglée !
Une seconde plus tard, j’entends le bruit d’une porte qui claque, une
autre qui s’ouvre. Dans le chalet de Serena, c’est le branle-bas de combat.
Je halète, chaque inspiration me fait mal. Je n’ose plus jeter le moindre
coup d’œil à ma blessure. J’ai trop peur de voir mes boyaux à l’air ! Et
bientôt, la lumière s’allume dans le corridor, des bruits de pas résonnent.
Seule dans le dressing, je relève la tête, mes cheveux bruns en pétard
autour de mon visage blême, et j’aperçois la haute silhouette d’Harrison
sur le seuil. Il y a comme un flottement et…
– Mary !
– Laisse-moi voir.
– Non… ton frère…
– Mary ! Il n’y a qu’une seule urgence : toi !
Aïe !
Son calme est presque contagieux. Serena hésite, prise entre deux feux,
entre son désir de me secourir et sa terreur. Puis elle finit par hocher la tête
alors qu’Harrison insiste sans la quitter de son regard assuré, pénétrant. Il
sait ce qu’il fait. Or il ne peut rien arriver d’irréparable tant qu’il est là.
J’en ai la certitude.
***
– Non seulement ton agresseur n’a pas touché tes poumons ni aucun
organe, mais sa lame n’a pas pénétré profondément ta chair.
– Parce que je bougeais trop ?
– C’est grâce à ton chandail si la lame n’est pas entrée dans tes tissus.
Le couteau a été arrêté par l’épaisseur de la laine.
Que… quoi ?
– Vous pouvez vous moquer, tous les deux ! C’est le père Noël qui m’a
sauvée !
Parce qu’il voit clair dans mon jeu, Harrison cache un demi-sourire
derrière son poing. Quant au docteur, il fait semblant de croire que je suis
en pleine forme, par affection pour moi. N’est-ce pas lui qui m’a mis au
monde, ainsi que ma petite sœur Brittany, au sein de cette clinique ?
Emmenée par une infirmière, je téléphone d’abord à Chris pour lui confier
ma petite sœur et le rassurer, au cas où des bruits circuleraient déjà en
ville. Tout se sait si vite, ici ! Puis je me retrouve dans l’une des chambres
de l’hôpital, munie d’un petit lit simple. J’emporte avec moi le baiser
déposé par Harrison sur mon front, en guise d’adieu. Adossée à l’oreiller,
je sens encore la marque de ses lèvres.
Himself.
Sa paume tiède se pose sur ma nuque alors que nos lèvres se joignent en
un baiser lent, intense, profond – comme mes sentiments pour lui. Nos
bouches se caressent, ne se détachant qu’à regret. Et Harrison s’allonge à
côté de moi, dans le petit lit conçu pour un unique malade. Malgré sa
carrure athlétique, il se fait tout petit. Je me pousse un peu sur le côté mais
il me retient en passant un bras autour de mes épaules. Je n’ai plus qu’à
poser ma tête sur son torse, à l’endroit précis où son cœur pulse.
***
– Non, ne dis rien ! fais-je avec mon pull noir de travers et mes bottines
délacées.
Très amusé, c’est lui qui finit de m’habiller comme si j’avais 5 ans.
Glamour et mystère, on oublie tout de suite ! Et je ne suis pas au bout de
mes surprises. Au moment où j’arrive dans le hall après la signature de
mon formulaire de sortie, je retrouve… une petite foule. Mon comité
d’accueil, apparemment ! Je repère tout de suite ma sœur, au premier rang.
Aussitôt, celle-ci se jette sur moi, non sans m’arracher au passage un petit
cri de douleur.
Cet aveu me brise le cœur. Lui est accoutumé à entendre les gens parler
dans son dos ! À mon tour, je m’empare de ses doigts pour les serrer très
fort, et lui montrer que je suis là, avec lui. Comme lui l’a été hier soir, et
depuis notre rencontre, pour moi. Je comprends ce qu’il peut éprouver
depuis toutes ces années. Et je le suis, laissant tout le monde jacasser.
Derrière nous, Chris et Brittany ferment la marche. Harrison en profite
pour se pencher à mon oreille, un brin moqueur :
Je rougis.
Il ne cille pas.
Je souris piteusement.
– Cela dit, ton père serait fier de toi ! ajoute-t-il avec un clin d’œil.
Je garde le silence, trop occupée à fixer mes doigts entrecroisés sur mes
genoux. C’est une lourde décision. Élégant, Harrison ne m’en a pas touché
mot, sûrement pour ne pas influencer mon jugement. Que faire ? Envoyer
un homme qui le mérite en prison ? Lui faire connaître ce qu’il a infligé à
son petit frère innocent ? Je me mords les lèvres. Ou, au contraire, le
laisser filer par amour pour son cadet, pour sa grand-mère ? Je suis
perdue…
– Alors ?
C’est-à-dire que c’est illégal, bien sûr. Une victime n’a pas le droit de
discuter avec son agresseur en cellule. Mais je suis la fille de Robert
Elligson, ancien lieutenant de police, et Stephen m’a vue grandir entre ces
murs. Il se mord les lèvres, jette un coup d’œil à droite et à gauche comme
si quelqu’un pouvait nous surprendre et…
Je sais.
Je suis étonnamment calme. Mais je ne suis pas ici pour moi. Une
ombre passe sur le visage de Jonathan. Et à cet instant, l’espoir renaît en
moi. Parce qu’il n’est peut-être pas complètement mauvais.
Je plonge mes yeux dans les siens, sans hésiter. Et j’enroule mes doigts
autour des barreaux, me rapprochant de lui. De son côté, il reste assis au
fond de sa cellule, muet, immobile. Il contemple le plancher d’un air
pénétré, comme s’il ne m’entendait pas.
– Vous avez détruit la vie de votre frère, Jonathan. Vous l’avez envoyé
en prison à votre place, vous laissez les gens le regarder comme s’il était
un meurtrier pour continuer à vivre bien tranquillement…
– Tais-toi !
– Non. Je ne me tairai pas parce que la vérité vous déplaît. Ne croyez-
vous pas qu’il est temps d’assumer vos actes ? Vous n’en avez jamais
assez de fuir ? J’ignore comment vous parvenez à trouver le sommeil la
nuit !
– Tu ne comprends rien !
– Comment faites-vous pour vous regarder dans une glace ? Vous avez
laissé un gamin de 16 ans porter le chapeau d’un triple homicide à votre
place ! Et vous le regardez encore aujourd’hui être traîné dans la boue par
des journalistes sans scrupule ! Cela ne vous fait donc ni chaud ni froid ?
– Bien sûr que si !
– Tu sais quoi ? C’est moi qui ai vendu les photos de mon frangin et toi
à la sortie du restaurant à Missoula. C’est moi qui vous ai suivis pour
gagner un peu de thune en balançant les clichés à Maggie O’Malley.
Salaud.
– Dénoncez-vous, répété-je.
Faute de réponse après une longue minute de silence, je quitte les lieux
à mon tour, le cœur lourd comme une pierre.
***
Il ne reste que deux jours à attendre avant le grand moment. D-Day. Que
dis-je ? « Ultimate Day » ! Traversant la terrasse en bois devant le chalet,
Harrison remonte l’allée. Il me serre contre lui, comme s’il voulait me
protéger du froid glacial, et me couve du regard. À moins qu’il ne guette
mes réactions ? Car soudain, je vois une forme apparaître, en travers du
chemin. Et ce n’est pas une voiture ! Je pousse un cri émerveillé.
– Une motoneige !
Je n’en ai jamais fait de ma vie. Cette fois, j’ai toutes les peines du
monde à rester dans les bras d’Harrison. Mes jambes me démangent de
courir jusqu’à l’engin noir, juché sur de longs skis et muni d’un pare-brise
fumé.
– Mary ?
Une minute plus tard, nous nous élançons au milieu des étendues
blanches du Montana. Pas besoin de suivre les routes ! Cramponnée à
Harrison, je regarde les paysages défiler autour de nous. La motoneige part
à l’assaut des dénivelés, des pentes, des montées abruptes alors que les
montagnes se découpent à l’horizon. Le voyage est… vertigineux ! Pas
seulement à cause de l’océan de diamants sur lequel nous glissons à toute
allure. Collés l’un à l’autre, grisés par la vitesse, nous ne formons qu’une
seule silhouette dans ce décor grandiose.
– J’ai une autre surprise pour toi. En fait, je voulais fêter ta sortie de
l’hôpital et…
Il le sait déjà. Je le vois à ses yeux, au lent sourire qui se dessine sur ses
lèvres.
Je ne sais pas quoi répondre, j’ai une grosse boule d’émotion dans la
gorge. Je me contente de baisser les yeux en tripotant la fermeture de ma
parka. Prenant mon visage entre ses mains, Harrison cherche mon regard.
Et je ne peux échapper à ses yeux vert-noisette.
On peut rêver…
Dans le sillage d’Harrison, je remonte le long du sentier. Nous ne
marchons pas longtemps, juste quelques centaines de mètres au milieu des
arbres trop serrés pour que la moto passe. Bientôt, je ne pense plus qu’au
contact de sa paume, qu’à la chaleur de son corps près du mien. Nous
sommes si bien, tous les deux, au milieu de nulle part. Non loin de sa
maison, je découvre la dernière partie de ma surprise…
L’inquiétude se lit dans les yeux d’Harrison tandis que je secoue la tête.
Il éclate de rire et cette fois, c’est moi qui l’embrasse à pleine bouche,
bouleversée par son idée. Il ne se contente pas de dépenser de l’argent : il
vise juste, il vise bien. Et il me touche toujours au cœur. J’ai l’impression
qu’il connaît tout de moi, qu’il n’ignore rien de mes passions, de mes
secrets. Même si notre rencontre date d’une quinzaine de jours, il est…
mon évidence.
– Je…
– Je t’aime, Mary.
C’est le choc.
– C’est comme si mon monde en noir et blanc avait repris des couleurs.
Comme si je respirais à nouveau, comme si tout s’animait enfin autour de
moi. Je n’ai pas tout de suite compris ce qui m’arrivait. Je me suis d’abord
dit que tu m’attirais, qu’il s’agissait de désir… mais c’était autre chose.
Un sentiment si fort qu’il ne passait pas. Tu étais toujours là, ajoute-t-il en
tapotant sa tempe de son index. Et là, fait-il en désignant son cœur.
– Harrison…
– J’ai ouvert les yeux lors du cambriolage. Quand je t’ai trouvée par
terre dans le dressing, blessée, du sang sur les mains…
– Pendant quelques minutes, j’ai cru te perdre, je t’ai vue morte. Et j’ai
essayé d’imaginer ma vie sans toi.
Il pose sa coupe de champagne par terre et prend mon visage entre ses
mains. Nos regards se croisent. Le sien plonge alors en moi jusqu’à
trouver mon âme. Je suis prise de vertige. Tout tourne autour de moi.
– Je t’aime, Mary.
Alors, nos lèvres se trouvent, nos corps s’accolent, nos montres
s’arrêtent. Le temps ne reprendra que plus tard, bien plus tard. Et ses
paroles dansent dans ma tête tandis qu’il m’entraîne vers les coussins pour
m’y aimer.
Dans les bras d’Harrison, je ne le quitte pas des yeux, hypnotisée par
son regard vert-noisette. Il m’emmène vers les plaids de fourrure, les
couvertures et les épais tapis asiatiques qui forment une couche par terre.
Blottie contre sa poitrine, je sens son cœur battre à grands coups. À moins
que ce ne soit le mien ? À son contact, dans sa chaleur, je sens le désir
s’éveiller au creux de mon ventre. Du bout du doigt, j’effleure la petite
cicatrice qui barre son menton. Je la redessine avec une infinie douceur.
Nos langues se caressent, nos bouches jouent l’une avec l’autre. Pressée
contre son torse, je passe une paume douce et tiède sur son cou avant de
descendre vers sa poitrine. Je caresse sa puissante musculature à travers
son pull kaki. Je remonte ensuite vers son bras droit, son biceps, son
épaule. Lui ne cesse pas de m’embrasser, de m’enlacer. Nos lèvres
s’accolent tandis que nos goûts, nos salives s’unissent en une caresse sans
fin. Je m’abandonne à son baiser.
– Je t’aime, me répète-t-il.
Nos sourires se répondent avant qu’il ne retire son propre pull en les
jetant au loin, à côté du poêle. Toujours allongée, je le regarde se dévêtir,
se mettre torse nu devant moi. Il s’est assis pour aller plus vite… puis il se
courbe vers moi pour prendre l’un de mes seins dans sa bouche. À peine
titille-t-il mon téton que je m’envole. Sa langue, elle, explore mon aréole,
en suit le cercle avant d’en gober la pointe. Sa salive me donne la chair de
poule tandis que mon bas-ventre se contracte. Et longuement, il s’attarde
sur chacun de mes seins, les enveloppant de ses paumes, les pinçant en
m’infligeant une délicieuse petite douleur. Bientôt, ma poitrine durcit, se
tend vers lui.
Je ne rougis pas, je ne rougis plus devant lui. Mais encouragée par son
regard brûlant, par son désir presque palpable, par les ondes de chaleur qui
émanent de lui, je me sens libérée, lascive, confiante. Et m’asseyant en
face de lui, je tends les bras pour l’attirer à moi, pour m’occuper à mon
tour de lui. J’ai envie de le toucher, de m’approprier son corps. J’ai envie
de découvrir la moindre parcelle de sa peau. Audacieuses, mes mains
retracent toutes les lignes de son corps, de ses pectoraux jusqu’à ses
abdominaux et son ventre dur et plat.
Je crois qu’il ne demande pas mieux tandis que je libère son sexe
dressé. Je le caresse en l’effleurant à peine, comme une promesse à venir.
Puis, à mon tour, je retire mon jean et je ne m’agenouille devant lui
qu’une fois en culotte. En fait, je rampe vers lui, avançant sur les genoux
et les mains avec souplesse en dépit de ma blessure. Bon, je penche un peu
d’un côté… mais je continue à le fixer dans les yeux avec un aplomb
sidérant. Un aplomb qu’il me donne.
– Mary…
– Arrête ou…
Je lui rends son sourire tandis que ses bras se referment autour de ma
taille. Ses doigts remontent le long de mon dos avant qu’il ne me couche
dans les coussins avec mille précautions. Il n’oublie pas mes points de
suture. Pas une seconde nous ne nous perdons de vue. C’est si intense que
je peine à respirer. Je sens le lien entre nous, ce lien magique, invisible,
ténu qui nous relie. Sans se presser, Harrison me retire ma culotte. Puis sa
main se pose sur moi, en moi. Ses doigts s’invitent au creux de mon corps
déjà humide, trempé pour lui.
J’en ai envie. J’ai envie qu’il m’aime. Avec chaque atome de son être.
Parce que je veux me donner à lui, sans condition, sans retenue. Mon
amant ne s’éloigne qu’un instant pour récupérer un préservatif dans son
portefeuille. Revenant vers moi, il se place entre mes jambes déjà
ouvertes. Déchirant l’étui, il enfile notre protection et je lui tends les bras
au moment où il s’allonge sur mon corps, me couvrant entièrement.
Dressé sur ses coudes, il ne s’appuie pas sur moi.
Autour de nous, le silence. Et je suis bien près de lui dire que je l’aime
aussi. Je l’aime comme aucun autre, même si les mots ne franchissent pas
mes lèvres. Mais en cet instant de communion, je lui donne tout, mon
corps et mon cœur.
15. D-Day
Après ma soirée torride sous la yourte, j’ai encore la tête dans les
nuages le lendemain matin. Ma petite sœur est partie chez une copine, ce
qui me laisse tout le temps pour penser à Harrison, récurer l’évier,
réfléchir à Harrison, nettoyer le frigidaire, rêver à Harrison, lessiver le
carrelage, et – pourquoi pas ? – fantasmer sur Harrison. Non, cet homme
ne m’obsède pas du tout. Il occupe juste chacune de mes pensées.
J’esquisse un sourire en nettoyant la table d’un coup d’éponge. Quand un
coup de sonnette retentit dans l’entrée. Un tablier autour des hanches et
mes gants en plastique aux mains, je vais ouvrir en claironnant de ma voix
de casserole :
– J’arrive, j’arrive !
– Jonathan ? m’étranglé-je.
– L’article doit paraître dans trois jours, comme ça, je ne peux plus
reculer, ajoute-t-il. Maintenant que j’ai parlé, je suis obligé d’assumer.
– Jonathan…
Je ne sais pas quoi dire. Car je mesure toutes les implications pour lui,
mais aussi pour Harrison. C’est enfin le bout du tunnel pour l’homme que
j’aime, la fin d’un calvaire de douze longues années et d’une injustice
insupportable, invivable.
– Vous aviez raison, dit-il. Il est temps que j’assume mes erreurs.
– Harrison est-il au courant de vos projets ?
– Pas encore. Je vais le voir juste après vous.
***
– Nous !
Une fois seule, je pénètre dans une bijouterie au-dessus de mes moyens.
Là, devant les vitrines, je choisis une chevalière en argent finement ciselée
et demande à la vendeuse une gravure. Nos initiales entremêlées. Pendant
qu’elle s’acquitte de ma commande, j’en profite pour compléter mes
achats. À la parfumerie, je choisis un assortiment de perles de bain et de
savons fantaisie pour Brittany. Et je vais récupérer la belle boussole
commandée pour mon ami Chris. Si bien qu’à mon retour, la bague est
prête et emballée.
Ne reste qu’à trouver une bonne dose de courage pour lui parler de
nous.
– Moi aussi, me répond-il, les mains enfoncées dans les poches de son
somptueux manteau en cachemire noir.
– On y va ?
– Où ? s’affole-t-il.
– Ah ! Si tu voyais ta tête !
–…
– Je blaguais, Harrison ! Je ne suis pas accro à Noël à ce point…
– Tu sais ce qui arrive aux filles qui n’ont pas été sages à Noël ? me
demande-t-il.
– Non, fais-je en lui mordillant le lobe de l’oreille. Mais j’ai très envie
de le savoir…
– Et si on rentrait vite ? chuchote-t-il d’une voix éraillée.
***
– Tout va bien.
– Harrison ?
– Oui ?
– Tu crois que ça va durer encore longtemps ?
Je hoche la tête. Cela fait au moins une heure que nous sommes coincés
dans sa berline. Pour m’occuper les mains, je cherche à nouveau du réseau
sur mon téléphone. Je tente même de me connecter à Internet… sans
succès. Nous sommes complètement isolés au milieu du froid, comme
perdus sur la banquise. Je triture aussi les boutons de la radio pendant
qu’Harrison reste les mains tranquillement posées sur le volant, maître de
ses émotions. Lui aussi a enfilé ses gants de cuir noirs. Quand soudain, je
surprends ses coups d’œil en direction du tableau de bord.
Ce n’est pas bon signe, ça.
Je veux dire autre chose qu’être pris dans une tempête de neige sans
possibilité d’avertir les secours.
Ne pas paniquer. Ne pas péter un câble. Ne pas tomber dans les pommes
non plus.
Harrison pose une main assurée sur la mienne, entremêlant nos doigts
alors que l’air chaud dans le véhicule commence à faiblir. Un curieux
cliquetis s’élève sous le capot, guère encourageant.
– Tu es prête ?
– Pas vraiment. Et toi ?
– Oui. Pour nous deux.
Je souris tandis que nous échangeons un long regard – un regard qui dit
tout, qui ne tait rien. Dans les yeux d’Harrison, je lis son amour, sa peur,
sa rage de se battre et de s’en sortir. Pour la première fois, je découvre son
instinct de survie, ce moteur si puissant qui lui a permis de tout surmonter,
y compris deux années en prison. Et je le contemple avec la même
intensité, la même passion. Cette fois, je m’en remets entièrement à lui. Je
suis même prête à lui confier ma vie.
– Go ! me lance-t-il.
– Mary !
– Attention ! s’exclame-t-il.
– Regarde !
***
Nous nous élançons comme deux damnés avec le diable aux trousses.
De ma vie, je n’ai jamais cavalé aussi vite. Quant à Harrison, il ne court
pas… il vole et me porte à moitié tandis que nos mollets s’enfoncent dans
25 centimètres de neige. Frigorifiés, nous nous arrêtons devant la petite
bâtisse en bois. Hélas, il ne s’agit pas d’une habitation – plutôt d’un
rendez-vous de chasse ou d’une cabane de bûcheron. Ce qui nous
conviendra parfaitement ! Nous prenons tout, tout !
– Recule, Mary !
Alléluia !
Eurêka !
Plongeant les mains dans mes poches, j’en extrais une multitude de
tickets de caisse et de banque, ces affreux petits papiers que je ne jette
jamais. Mon manque d’organisation va enfin être récompensé ! Malgré la
situation, Harrison manque d’éclater de rire en voyant l’amas que je forme
dans la cheminée.
– Tu n’as pas vidé tes poches depuis ton entrée au collège, non ?
– Tu peux rigoler : ça va peut-être nous sauver la mise !
– Que la lumière soit ! fais-je en enflammant mon petit tas, placé au-
dessus des quelques bûches restées dans l’âtre.
Sous mes rires, il se dirige vers les deux lits de camp rangés le long du
mur. Malin, il en arrache les couvertures et m’enveloppe dans l’une
d’entre elles avant de me frictionner les bras. Je revis ! À nouveau, je sens
le sang circuler dans mes veines. À son tour, Harrison s’installe près de
moi face au feu ronflant. Nos épaules se chevauchent. Emmitouflé dans
son plaid, il passe un bras autour de moi. Après cette épreuve, je ferme les
yeux de contentement, baignée dans sa chaleur. Le vent, lui, hurle à
l’unique fenêtre de notre refuge. Nous sommes en sécurité… mais pour
combien de temps ?
***
– Le sapin doit briller de mille feux dans le salon. Tu imagines tous les
cadeaux posés à son pied ? Là-bas, nous aurions pu trinquer au champagne
ou boire un verre de lait de poule. J’ai presque le goût du foie gras dans la
bouche…
Dix minutes plus tard, notre dîner est prêt. Et malgré le goût chimico-
douteux de notre conserve, nous n’en laissons pas une miette. Notre
maigre pitance, mangée directement dans la casserole à l’aide de deux
fourchettes, disparaît en un clin d’œil. Drôle de Noël, vraiment. Je croque
dans une biscotte saveur périmée pendant qu’Harrison fourre une nouvelle
bûche dans l’âtre. Les étincelles crépitent, modelant son beau visage de
lueurs orangées. J’admire un instant son profil, sa mâchoire affirmée, ses
longs cils bruns, sa peau hâlée. En même temps, je triture mon briquet.
– Si je dépense une telle énergie pendant les fêtes, c’est pour éviter de
songer à eux, aux repas de ma mère, au déguisement tout raté de mon père
en Santa Claus. À 5 ans, Brittany avait arraché sa barbe et reconnu papa.
Un vrai drame !
– Tu sais pourquoi j’aime tant Noël ? Parce que le temps d’une soirée,
avec ta grand-mère, mes amis et ma sœur, j’ai l’impression d’avoir à
nouveau une vraie famille. Dans le fond, c’est tout ce que je veux.
– Tu l’auras, Mary. Tu fonderas un jour ta propre famille.
– Je sais… mais mes parents sont morts et…
– Et rien ne sera plus jamais comme avant ? Et ils ne verront pas tes
enfants grandir ?
Je hoche la tête, les larmes aux yeux. Dans la cheminée, les flammes
lèchent les bûches dans un craquement sonore et une pluie d’étincelles.
Nos visages s’embrasent, mordorés. Les yeux rivés à ceux d’Harrison, je
le laisse voir au plus profond de moi, toucher mon âme blessée.
– Mais ils vivent en toi, Mary. Ils vivent à travers toi et ta sœur. Cela,
rien ne pourra jamais le changer. Tu dois justement réussir ta vie pour eux,
pour toi. Tu dois vivre ton existence pour trois.
– Je sais.
Je lui souris malgré l’unique goutte salée qui coule sur ma peau et qu’il
essuie de son pouce.
À ma place.
17. Le miracle de Noël
Glamour toujours.
– Notre voiture est bloquée sur la route départementale 20. Nous avons
trouvé refuge à l’est mais nous ignorons notre position exacte. Est-ce que
vous me recevez ?
Des grésillements lui répondent. Je m’approche avec des yeux ronds,
incrédule. Sans s’apercevoir de ma présence, Harrison coupe le contact et
repose l’engin bizarre sur la table. Puis il se passe les mains sur le visage,
cherchant à en chasser la fatigue. Derrière lui, je pose des mains très
douces sur ses épaules. Il ne sursaute pas, je ne fais quand même pas peur
à ce point avec mes cheveux en bataille sous mon gros bonnet !
– J’ai trouvé cette vieille radio sur l’une des étagères de la cuisine et je
l’ai améliorée avec des composants de mon propre téléphone.
***
– Mary…
Un écrin.
– Je suis allé récupérer cette bague tout à l’heure, pendant que tu faisais
tes derniers achats. En fait, je l’avais commandée après le cambriolage de
mon frère, après cette nuit où j’ai cru te perdre…
Perdue dans son regard, je pose une main sur ma poitrine, incapable de
retrouver un rythme cardiaque normal.
Il plaisante ou quoi ?
Je lui tends la boîte avec une certaine brusquerie. Je ne suis pas très à
l’aise avec les sentiments. Mais comment pourrais-je cacher plus
longtemps ce que j’éprouve pour lui ? S’emparant de l’écrin avec surprise,
il l’ouvre lentement avant de relever la tête vers moi, incrédule.
Lui et moi. Pour toujours. Comme mon père et ma mère avant nous.
– Je… je t’aime, Harrison.
Je passe ma langue sur mes lèvres, choquée par mon propre aplomb, par
mon aveu. Les yeux de mon compagnon se mettent à briller.
– Toi.
Cette fois, c’est lui qui me prend dans ses bras, m’attire contre sa
poitrine et me chuchote à l’oreille, tout contre mon tympan :
– Oui, je veux être ton mari… et bien plus que ça. Je veux être ton ami,
ton confident, le père de tes enfants.
Prenant mon visage en coupe entre ses paumes, il se penche vers moi
pour m’embrasser… quand un bruit étrange retentit à l’extérieur. En même
temps, nous tournons la tête vers l’unique fenêtre givrée tandis que le son
ne cesse plus de grandir, encore et encore. Et nous nous relevons
ensemble, le cœur battant.
***
– Vite, Mary !
– On y va ? sourit Harrison.
Malgré ses mains déformées par l’arthrose, Serena attrape ses doigts
avec intensité, visiblement bouleversée par notre retour. Moi-même, je
sens ma gorge se nouer quand elle s’approche pour m’embrasser sur le
front, comme si je faisais déjà partie de sa famille. Mais n’est-ce pas un
peu le cas, dorénavant ? Les autres invités s’approchent à leur tour : le
docteur Higgins, Jonathan, qui vit sans doute son dernier jour de liberté,
ainsi qu’une ribambelle d’oncles, de tantes et de cousins de la famille
Cooper. Je reconnais aussi quelques figures importantes de la ville,
notamment le maire.
Submergée par les questions, les rires, les larmes d’émotion, je ne sais
plus où donner de la tête. Surtout, je ne lâche pas ma petite sœur une
seconde tandis que le docteur Higgins propose de sabrer le champagne. En
même temps, tout le monde nous demande le récit de nos aventures.
Fin.