Vous êtes sur la page 1sur 18

L’ISLAMOPHOBIE EN FRANCE : LE DÉNI D’UN PHÉNOMÈNE BIEN RÉEL

Houda Asal
in Omar Slaouti et al., Racismes de France

La Découverte | « Cahiers libres »

2020 | pages 170 à 186


ISBN 9782348046247
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/racismes-de-france---page-170.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte.
© La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


L’islamophobie en France :
le déni d’un phénomène bien réel

Houda Asal

Au cours des trois dernières décennies en France, pas une


année ne s’est écoulée sans qu’éclate une nouvelle controverse
sur l’islam, la menace « islamiste » ou les « femmes voilées ». Pour
ne donner qu’un exemple, la mise sur le marché d’un « hijab
de sport » de la marque Décathlon a suscité en février 2019 une
polémique telle qu’il a dû être retiré de la vente. En ces temps
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
où le capitalisme consumériste règne en maître, l’interdiction
d’un vêtement de sport, d’une marque française qui plus est,
a provoqué la consternation dans plusieurs pays 1. Peu après,
comme chaque été depuis quelques années, celui de 2019 a été
marqué par la fermeture de piscines publiques parce que des
femmes portant un burkini s’y étaient baignées. Plus récemment,
l’humiliation d’une mère accompagnant une sortie scolaire
au conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté qui s’est vu
demander de quitter la salle par un élu du Rassemblement
national car elle portait un foulard a été largement médiatisée
et a suscité l’indignation 2.
Ces polémiques provoquées par le hijab, que certains
qualifient d’« obsession française 3 », se conjuguent à d’autres
enjeux, donnant lieu à la construction d’un même « problème

1 Hamdam Mostafavi, « Dans la presse étrangère. Du hidjab Décathlon au


burkini, des polémiques françaises à répétition », CourrierInternational.com,
27 février 2019.
2 Jean Pierre Tenoux, « Au conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté, un
responsable du RN agresse une femme voilée », LeMonde.fr, 12 octobre 2019.
3 Pierre Tévanian, « Du hijab au burkini : les dessous d’une obsession française.
Retour sur deux décennies de persécutions », Les mots sont importants,
12 juillet 2019.

170

RACISMES_CC2019_pc.indd 170 04/09/2020 14:13:16


L’islamophobie en France : le déni d’un phénomène bien réel

musulman »  : des guerres menées à l’étranger à la peur d’un


ennemi intérieur exacerbée après les attentats de 2015, en
passant par la défense des frontières et de l’identité nationale
que l’immigration et l’islam viendraient menacer. Afin de quali‑
fier ce phénomène, qui prend de multiples formes et affecte
désormais la plupart des pays occidentaux, le terme d’islamo‑
phobie s’est imposé, non sans susciter d’intenses débats.

Des origines du terme à la dimension historique


du phénomène
Les origines du terme islamophobie remontent au début
du xxe  siècle, alors que la France est une grande puissance
coloniale. Dès son apparition, au cours des années 1910 et 1920
dans les écrits d’administrateurs, ethnologues ou érudits, le
terme désigne notamment les inégalités de traitement subies
par les musulmans au sein de l’Empire colonial français (pour
les justifier ou les dénoncer) et les représentations biaisées de
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
ces populations et de leur religion élaborées par des savants
français. Ce qui est alors un néologisme renvoie aux préjugés,
aux pratiques discriminatoires et à une « idéologie de conquête »
destinée à maintenir la domination française imposée aux
populations colonisées 4.
Si le terme apparaît d’abord en français, c’est en anglais qu’il
se diffuse à partir de 1997, avec la publication du rapport d’un
think tank britannique engagé dans la lutte contre le racisme,
le Runnymede Trust, intitulé Islamophobia. A Challenge for Us All.
Largement commentée, cette étude met au jour le rejet et les
discriminations que subissent des personnes en raison de leur
appartenance réelle ou supposée à l’islam. Le concept est alors
discuté par des militants et des universitaires qui tentent d’en
proposer une définition et d’en identifier les enjeux. Après le
11 septembre 2001, le terme connaît un écho plus large encore
au niveau international. En France, il faut attendre 2003‑2004
avec la publication de l’ouvrage de Vincent Geisser La Nouvelle

4 Fernando Bravo López, « Towards a definition of Islamophobia : approxima‑


tions of the early twentieth century », Ethnic and Racial Studies, vol.  34, n°  4,
2011, p. 556‑573.

171

RACISMES_CC2019_pc.indd 171 04/09/2020 14:13:16


Prendre nos corps : les multiples incarnations du racisme

Islamophobie et les débats relatifs à l’interdiction des signes


religieux à l’école pour que le terme soit utilisé… et devienne
l’objet de polémiques qui n’ont jamais vraiment cessé 5.
Ce bref retour sur les origines du terme ne peut suffire à
retracer l’histoire de l’islamophobie comme phénomène, plus
ancien encore. En effet, la diffusion de représentations stéréo‑
typées et négatives de l’Orient, souvent associé à la religion
musulmane, remonte au Moyen Âge, marqué par des conflits
religieux et politiques entre chrétienté et islam. Parallèlement, à
partir du xvie siècle, l’Empire ottoman est l’une des principales
forces militaires et politiques contre laquelle luttent Français et
Anglais ; ceux-là mêmes qui, en 1918, se partagent le Moyen-
Orient après la chute du premier. Le xixe  siècle, analysé par
Edward Saïd dans L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, voit
se développer des écrits et des discours qui font de l’islam
une religion irrationnelle et arriérée. Plus proche de nous, les
guerres et conflits en Palestine, Iran, Irak, Afghanistan, Syrie ou
Yémen, surtout après le 11 septembre 2001, montrent de quelle
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
manière l’impérialisme étatsunien et ceux qui le soutiennent
d’une façon ou d’une autre ont construit une image négative
des peuples musulmans dans le but d’asseoir leur domina‑
tion militaire et politique sur différentes régions. Aujourd’hui,
l’islamo­phobie atteint son paroxysme avec des théories comme
celle du « grand remplacement », qui se diffuse un peu partout
en Occident depuis une vingtaine d’années 6. Plusieurs attentats
récents contre des mosquées (la plus meurtrière s’étant déroulée
à Christchurch en Nouvelle-Zélande en mars 2019) ainsi que des
attaques contre des immigrés (notamment à El Paso aux États-
Unis en août  2019) illustrent l’inspiration que peut constituer
ce type d’idéologie 7.

5 Houda Asal, « Islamophobie : la fabrique d’un nouveau concept. État des lieux
de la recherche », Sociologie, vol. 5, n° 1, 2014, p. 13‑29.
6 Cette théorie conspirationniste d’extrême droite insiste sur la menace démogra‑
phique, aggravée par une immigration massive, que représentent les minorités,
musulmanes en particulier, vouées à remplacer la population française et
européenne. Raphaël Liogier, Le Mythe de l’islamisation. Essai sur une obsession
collective, Seuil, Paris, 2012.
7 L’écrivain français Renaud Camus est souvent cité comme l’inventeur de la
théorie du grand remplacement dans les années 2000. Les deux hommes respon‑
sables des attentats en question y font référence dans leurs écrits. Le premier,

172

RACISMES_CC2019_pc.indd 172 04/09/2020 14:13:16


L’islamophobie en France : le déni d’un phénomène bien réel

Si l’existence d’un continuum historique et géographique


n’est pas facile à démontrer, il n’en demeure pas moins que les
discours islamophobes contemporains puisent dans ces imagi‑
naires, imprégnés par des spécificités locales importantes. En
France, on ne peut faire l’impasse sur la période coloniale, l’his‑
toire de l’immigration ou encore la guerre d’Algérie qui demeure
incontournable dans la mémoire nationale. Les cérémonies de
dévoilement des Algériennes, notamment celle du 13 mai 1958 à
Alger, décrites par Frantz Fanon 8 sont évoquées aujourd’hui afin
de montrer la continuité entre les représentations orientalistes
et sexistes des colons français et les discriminations qui frappent
actuellement les femmes issues de l’immigration postcoloniale 9.
Pour illustrer une autre spécificité hexagonale montrant l’imbri‑
cation entre la question sociale et la question religieuse cette
fois, rappelons que le « problème musulman » a commencé à
prendre de l’ampleur avec le « tournant de la rigueur » dans
les années  1983, lors des grèves ouvrières dans le secteur de
l’automobile, chez Citroën, Talbot et Renault en particulier.
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
Les travailleurs immigrés maghrébins en lutte dans ces usines
ont été accusés, dans les médias et par le Premier ministre et
le ministre de l’Intérieur de l’époque, Pierre Mauroy et Gaston
Defferre, d’être influencés par les intégristes de pays étrangers 10.

ayant tué quarante-neuf personnes dans deux mosquées de Christchurch, avait


intitulé son manifeste Le Grand Remplacement, alors que le second, ayant commis
un massacre dans un supermarché au Texas en tuant vingt personnes, rendait
hommage au tueur de Christchurch et à cette même théorie conspirationniste.
« Le profil du tireur d’El Paso, un adepte de la théorie du “grand remplace‑
ment” », NouvelObs.com, 5 août 2019.
8 Organisées, entre autres, par des femmes de généraux français comme
Mme  Salan, ces cérémonies consistaient à faire monter des Algériennes sur
un podium pour y brûler leur voile en signe d’émancipation (en mai  1958).
Frantz Fanon, « L’Algérie se dévoile », L’An  V de la révolution algérienne, La
Découverte, Paris, 1959 (2001).
9 Cité in Pierre Tévanian, « Du hijab au burkini », art. cit., et Zhor Firar, « Le
“dévoilement” des femmes, une longue histoire française », Contre-attaques,
16 mai 2016.
10 Des journalistes participent notamment à la diffusion de références à la
révolution iranienne lors de ces conflits sociaux. Par exemple, selon l’hebdo­
madaire Paris Match du 11 février 1983, des services secrets financés par l’Iran
et la Libye manipulaient des travailleurs immigrés chez Citroën et Renault.
Defferre parle du rôle « d’intégristes, de chiites », et Mauroy du fait que les
travailleurs immigrés sont « agités par des groupes religieux et politiques ».
Voir Vincent Gay, « Grèves saintes ou grèves ouvrières ? Le “problème

173

RACISMES_CC2019_pc.indd 173 04/09/2020 14:13:16


Prendre nos corps : les multiples incarnations du racisme

Depuis, les représentations médiatiques n’ont cessé de véhiculer


de tels amalgames où se mêlent questions sociales, raciales et
religieuses. Aux discours liant les jeunes de « banlieue », la
­délinquance et le radicalisme islamique dans les mosquées
françaises, très présents dans les années  1990 et  2000 11, sont
venus s’ajouter les dangers des jeunes partis en Syrie faire le
djihad et susceptibles de commettre des attentats à leur retour
en France. De là aussi le développement de politiques sécuri‑
taires qui visent de supposés « musulmans radicalisés », comme
ce fut le cas après les attentats de janvier et novembre  2015
(Charlie Hebdo, Hypercacher puis Bataclan). L’État français a été
dénoncé par plusieurs organisations pour avoir mis en place des
mesures de lutte contre le terrorisme jugées abusives et discrimi‑
natoires. Ces mesures d’exception ciblaient principalement des
« musulmans », mais sur 4 600 perquisitions, seules 16 ont donné
lieu à des poursuites pour acte d’apologie du terrorisme 12. Il
est intéressant de rappeler ici la continuité historique de l’état
d’urgence créé par la loi du 3  avril 1955, pendant la guerre
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
d’Algérie donc, rétabli en janvier  1985 en Kanaky (Nouvelle-
Calédonie), en novembre  2005 à la suite des « émeutes des
banlieues » en région parisienne, puis à nouveau de 2015 à
2017 contre le terrorisme.
C’est ainsi que se mêlent les images d’un ennemi extérieur
et intérieur musulman, vu comme le cheval de Troie des
« islamistes » qui sévissent sur le sol national, influencés par
des pays ou des mouvements que la France considère comme des
menaces politiques majeures, voire existentielles. Enfin, il s’agit
d’une islamophobie genrée qui construit la figure de l’homme
musulman violent et extrémiste face à celle de la femme musul‑
mane voilée, soumise mais dangereuse, soupçonnée de contri‑

musulman” dans les conflits de l’automobile, 1982‑1983 », Genèses, vol.  1,


n° 98, 2015, p. 110‑130.
11 Thomas Deltombe, L’Islam imaginaire. La construction médiatique de l’islamophobie
en France : 1975‑2005, La Découverte, Paris, 2005.
12 Les effets de ces mesures ont été documentés et critiqués par plusieurs organi‑
sations, par exemple : « Anti-terrorisme en France : une punition sans procès »,
Amnesty International, 21  novembre 2018 ; « Le recul de l’état de droit doit
être condamné lors de l’examen de la France à l’ONU », Communiqué FIDH
et LDH, 15  janvier 2018 ; « L’État d’urgence entre dans le droit commun »,
CCIF, 5 octobre 2017.

174

RACISMES_CC2019_pc.indd 174 04/09/2020 14:13:16


L’islamophobie en France : le déni d’un phénomène bien réel

buer à l’islamisation de la société et de mettre en péril un


principe majeur de la République : la laïcité.

Définir et mesurer l’islamophobie


Si le terme islamophobie s’est largement imposé aujourd’hui,
sa définition et ses usages demeurent l’objet de débats et de luttes,
ayant parfois abouti à l’interdiction de conférences publiques sur
le sujet 13. Sans nier les enjeux complexes de définition, il semble
que les oppositions au terme se conjuguent souvent avec un déni
de reconnaissance du phénomène lui-même 14. Il s’agit ainsi d’un
refus de considérer l’islamophobie comme une forme de racisme
et les populations musulmanes comme des victimes de préjugés,
de discriminations et d’agressions de plus en plus importantes,
en France et ailleurs. Les opposants au terme défendent la liberté
de critiquer les religions et accusent les personnes qui luttent
contre l’islamophobie d’être des censeurs. Mieux encore, les
premiers considèrent la peur de l’islam comme parfaitement
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
légitime (en s’attardant sur le suffixe « phobie ») et les manifes‑
tations de la foi musulmane comme prosélytes et antilaïques si
elles ne restent pas dans la sphère de l’intime. Beaucoup vont
jusqu’à contester les recherches universitaires et les rapports des
organisations internationales portant sur l’islamophobie 15. Ils
minimisent ainsi la gravité et l’ampleur des stigmatisations et
des discriminations, en accusant les victimes de s’auto-exclure
elles-mêmes par « communautarisme » 16. Pourtant, les études
relatives aux luttes contre l’islamophobie montrent que les reven‑
dications des personnes engagées portent principalement sur
l’égalité des droits ; la dimension religieuse est le plus souvent

13 Éric Fassin, « Comment un colloque sur “l’intersectionnalité” a failli être


censuré », bibliobs.nouvelobs.com, 20  mai 2017 ; Antoine Lévèque, « Quand
l’Université annule un colloque sur l’islamophobie  : une mécanique de
censure », Mediapart, 4 octobre 2017.
14 Jérôme Blanchet-Gravel et Éric Debroise (dir.), L’Islamophobie, Dialogue
Nord-Sud, Montréal, 2016 ; Pascal Bruckner, Un racisme imaginaire. Islamophobie
et culpabilité, Grasset, Paris, 2017 et Philippe d’Iribarne, Islamophobie. Intoxication
idéologique, Albin Michel, Paris, 2019.
15 Philippe d’Iribarne. Islamophobie, op.cit.
16 Haoues Seniguer, « Le communautarisme  : faux concept, vrai instrument
politique », Histoire, monde et cultures religieuses, vol. 1, n° 41, 2017, p. 15‑37.

175

RACISMES_CC2019_pc.indd 175 04/09/2020 14:13:16


Prendre nos corps : les multiples incarnations du racisme

seconde, voire absente 17. De même, contrairement à l’idée selon


laquelle lesdits musulmans seraient porteurs d’exigences identi‑
taires opposées aux « valeurs de la République », les mobilisations
contre l’islamo­phobie apparaissent majoritairement défensives 18.
Par ailleurs, pour les différents auteurs qui ont tenté de
conceptualiser le phénomène et participé à sa légitimation,
l’islamo­ phobie ne doit pas comprendre l’interdiction de
critiquer la religion ou la défense d’un quelconque courant
politique. Certains ont essayé d’analyser la frontière entre hosti‑
lité à l’égard des musulmans en tant que personnes et hostilité
à l’islam en tant que religion, tout en montrant que, dans les
discours publics actuels, les deux sont le plus souvent étroitement
liées. L’islamophobie est ainsi définie comme une idéologie
dont les ressorts, les fonctions et les buts sont similaires à ceux
du racisme. De là des représentations négatives de l’islam et des
musulmans qui donnent lieu à des pratiques discriminatoires
et d’exclusion, et parfois à des actes de violence 19. Les travaux
consacrés à ce sujet montrent que la clé de compréhension
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
centrale réside dans une analyse du concept comme phéno‑
mène racial. L’islamophobie vise des personnes en raison d’un
marqueur religieux, réel ou supposé, justifiant de les infério‑
riser et les distinguer des autres. Plusieurs études ont montré le
glissement qui s’est opéré depuis plusieurs années du marqueur
« racial » ou de l’origine, souvent associé à l’immigration (la
couleur de peau, le nom, un aspect cultuel, vestimentaire, etc.),
vers le marqueur religieux. Ce marqueur est de plus en plus
prégnant et il obéit à un processus de racisation similaire.
Notons que ces différents marqueurs peuvent se distinguer ou
se superposer (voir l’amalgame très fréquent entre « Arabe »
et « musulman » notamment). Certains auteurs proposent une

17 Claire de Galembert, « Le droit à porter le voile : cause perdue ou naissance


d’une “politics of rights” ? », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, vol.  74,
n° 2, 2015, p. 91‑114 ; Houda Asal, « Au nom de l’égalité ! Mobilisations contre
l’islamophobie en France », in Julien Talpin, Julien O’Miel et Frank Frégosi
(dir.), L’Islam et la Cité. Engagements musulmans dans les quartiers populaires, Presses
universitaires du Septentrion, Villeneuve-d’Ascq, 2017.
18 Houda Asal et Julien Talpin, « L’égalité, au cœur des luttes contre l’islamo‑
phobie », in Marwan Mohammed et Julien Talpin (dir.), Communautarisme ?,
PUF, Paris, 2019.
19 Chris Allen, Islamophobia, Ashgate, Farnham, 2010, p. 190.

176

RACISMES_CC2019_pc.indd 176 04/09/2020 14:13:16


L’islamophobie en France : le déni d’un phénomène bien réel

comparaison avec l’antisémitisme, qui, malgré les différences de


contexte importantes, permet d’insister sur le processus de racia‑
lisation religieuse qui a construit ces deux groupes de manière
essentialisée 20.
Si les débats de définition sont importants, le réel défi
consiste à objectiver la réalité du phénomène et ses manifes‑
tations concrètes. Outre des recherches qualitatives et des
rapports s’appuyant sur des témoignages de discriminations et
de violences islamophobes, des données quantitatives permet‑
traient de montrer leur dimension systémique et les inégalités
sociales qui en découlent. Mais, contrairement à un pays comme
le Canada par exemple, où les recensements posent la question
de l’appartenance à une « minorité visible » 21 mais aussi à une
religion et les croisent avec différentes données socioécono‑
miques, il est impossible en France de recueillir ce type de
données.
Des données chiffrées existent néanmoins pour deux types
d’actes :
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
— la discrimination, que le code pénal français définit
comme une « distinction opérée entre les personnes sur le
fondement d’un critère prohibé par la loi 22 » ;
—  les infractions criminelles et délictuelles répertoriées en
deux catégories : les actions (homicides, attentats et tentatives,
incendies, dégradations, violences et voies de fait) et les menaces
(propos, gestes menaçants et démonstrations injurieuses, inscrip‑
tions, tracts et courriers) 23.

20 Pour une synthèse des recherches sur le concept d’islamophobie, voir Houda
Asal, « Au nom de l’égalité ! », art. cit.
21 Définition de Statistique Canada  : « Les minorités visibles correspondent à la
définition que l’on trouve dans la Loi sur l’équité en matière d’emploi. Il s’agit
de personnes, autres que les Autochtones, qui ne sont pas de race blanche
ou qui n’ont pas la peau blanche. Il s’agit de Chinois, de Sud-Asiatiques, de
Noirs, de Philippins, de Latino-Américains, d’Asiatiques du Sud-Est, d’Arabes,
d’Asiatiques occidentaux, de Japonais, de Coréens et d’autres minorités visibles
et de minorités visibles multiples. » Statistique Canada, « Minorité visible »,
<www.statcan.gc.ca/pub/81‑004-x/def/4068739-fra.htm>.
22 Il existe vingt-trois critères prohibés de discrimination en France, figurant dans
le code pénal et le code du travail, dont la religion et trois qui peuvent relever
du racisme : l’origine, le patronyme, l’appartenance ou la non-appartenance,
vraie ou supposée à une ethnie, une race ou une nation.
23 « Rapport sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie 2017 »,
CNCDH, p. 11.

177

RACISMES_CC2019_pc.indd 177 04/09/2020 14:13:16


Prendre nos corps : les multiples incarnations du racisme

Les actes islamophobes se confondent parfois et leur quanti‑


fication est tributaire des conditions et des méthodes de collecte.
Premièrement, dans bien des cas, il est difficile de déterminer
ce qui distingue le marqueur religieux du marqueur « racial »
puisqu’une personne peut être discriminée ou agressée en raison
de préjugés associés à son origine ou à sa religion supposées,
ou les deux de manière imbriquée. Majoritairement originaires
de pays d’Afrique subsaharienne et du Maghreb, ou supposées
telles, les populations musulmanes en France peuvent subir,
en plus de l’islamophobie, un racisme visant les « Arabes » et
les « Noirs ».
Une seconde difficulté réside dans le fait que les données
nécessaires pour mesurer les actes discriminatoires en raison
de « croyances ou appartenance ou non-appartenance, vraie ou
supposée à une religion déterminée » s’appuient sur la compta‑
bilisation des plaintes. Or ces données dépendent d’abord de
la propension des victimes à porter plainte, puis de la forma‑
tion des agents qui les enregistrent 24. La Commission nationale
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
consultative des droits de l’homme (CNCDH), qui publie un
rapport annuel sur l’état des lieux du racisme en France, insiste
sur le « chiffre noir » des actes délictueux qui échappent aux
statistiques des ministères parce qu’ils n’ont pas été signalés par
les victimes 25. Si elles ne connaissent pas leurs droits ou ne font
pas confiance à la police et au système judiciaire, elles n’iront
pas signaler les actes islamophobes constatés et/ou directement
subis.
En ce qui concerne la « lutte contre les discriminations »,
le Défenseur des droits indique que sur 3 758  réclamations
enregistrées en 2017, les dossiers « religion » représentent 5 %
à 10 % de ce total 26. En raison des limites précitées, ces chiffres

24 Des enquêtes de victimisation qui recueillent le point de vue des victimes


montrent que sur la période 2012‑2017, moins de 6 % des victimes d’injures
racistes et moins de 30 % des victimes de menaces ou violences physiques
racistes ont signalé les faits subis à la police ou à la gendarmerie. Notons cepen‑
dant que la qualification islamophobe n’existe pas en France (les répondants
peuvent cocher « raciste, antisémite ou xénophobe »), « Rapport d’enquête
Cadre de vie et sécurité », 2018.
25 « Rapport sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie »,
2018, CNCDH, p. 40‑41.
26 « Rapport annuel du Défenseur des droits », 2017, p. 48.

178

RACISMES_CC2019_pc.indd 178 04/09/2020 14:13:16


L’islamophobie en France : le déni d’un phénomène bien réel

ne permettent pas de prendre la mesure des discriminations


religieuses en France. Quelques études ont tenté de pallier
cette lacune. L’enquête TeO, menée par l’Institut national
d’études démographiques (Ined) en 2008, a montré que près
de la moitié des personnes interrogées se disant musulmanes
font état de traitements discriminatoires dans différentes situa‑
tions de leur vie, bien qu’elles les attribuent le plus souvent à
leurs origines (seules 5 % les attribuent à leur religion) 27. En
revanche, une enquête menée en 2015 montre que 40 % des
musulmans d’Île-de-France interrogés rapportent avoir vécu une
discrimination spécifiquement religieuse dans les cinq dernières
années 28.
D’autres études, par testing cette fois, ont tenté d’isoler le
marqueur religieux de celui de l’origine en envoyant des CV à
des employeurs. Ainsi, à partir de CV de personnes ayant des
noms sénégalais et des signaux d’appartenance à une religion en
particulier, le testing a montré que la candidate musulmane avait
2,5  fois moins de chances d’obtenir un entretien d’embauche
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
que son homologue chrétienne 29. Avec cette même méthode,
une étude comparable à partir des CV de candidats libanais
dont seule la religion diffère montre que Mohammed a quatre
fois moins de chances d’être appelé que son compatriote catho‑
lique 30.
En ce qui concerne l’ensemble des procédures qualifiées
dans le code pénal comme ayant été commises contre une
personne « en raison de la race présumée, de l’origine, de
l’ethnie ou de la religion », les statistiques du Service central du
renseignement territorial (SCRT), qui dépend du ministère de
l’Intérieur, s’appuient sur les données transmises par les services
de police et de gendarmerie, à partir des plaintes enregistrées
pour des actes à caractère raciste, antisémite et antimusulman

27 Yaël Birnbaum, Mirna Safi et Patrick Simon, « Les discriminations en France :


entre perception et expérience », document de travail, n° 183, Ined, Paris, 2012.
28 Patrick Simon et Liza Rives, « Religion et discrimination », Hommes & Migrations,
vol. 1, n° 1324, 2019, p. 8‑9.
29 Claire Adida, David Laitin et Marie-Anne Valfort, Les Français musulmans
sont-ils discriminés dans leur propre pays ? Une étude expérimentale sur le marché du
travail, Presses de Sciences Po, Paris, 2010.
30 Marie-Anne Valfort, Discriminations religieuses à l’embauche : une réalité, Institut
Montaigne, Paris, 2015.

179

RACISMES_CC2019_pc.indd 179 04/09/2020 14:13:16


Prendre nos corps : les multiples incarnations du racisme

(l’adjectif « islamophobe » n’est pas employé) 31. L’année  2015


a représenté un record pour les actes antimusulmans qui ont
augmenté de 223 % (soit 429 infractions) par rapport à l’année
précédente, avant de retomber à 182 en 2016 puis à 121 en 2017.
En ce qui concerne les atteintes aux lieux de culte, 72 visaient
des sites musulmans en 2017 32.
Dans son dernier rapport annuel, la CNCDH souligne que
les témoignages rapportés par le Collectif contre l’islamophobie
en France (CCIF) confirment le constat du « chiffre noir »
des infractions déclarées 33. En effet, cette dernière association
indépendante qui a acquis une visibilité importante depuis
sa création en 2003, comptabilise les actes islamophobes, en
incluant les agressions, les attaques contre des institutions musul‑
manes, les propos et les menaces, ainsi que les discriminations.
Le CCIF s’appuie sur les déclarations des victimes, y compris les
cas réglés par médiation ou les cas médiatisés. La prise en compte
de l’ensemble de ces données, y compris celles n’ayant pas fait
l’objet d’une plainte, explique l’écart entre les chiffres du CCIF
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
et ceux du ministère 34. Après le pic jamais égalé de 2015 avec un
total de 905 actes islamophobes signalés, le CCIF en comptabilise
580 et 446 en 2016 et 2017. Il faut relever que parmi ces actes,
plus de 70 % des personnes visées sont des femmes.
En ce qui concerne les discours publics sur l’islam et les
musulmans, des études sur les médias révèlent que des amalgames
constants entre islam et violence sont véhiculés, créant ce que
certains qualifient de « panique morale 35 ». La spécificité de la

31 « Rapport sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie »,


2017, CNCDH, p. 2.
32 Ibid., p. 14.
33 Rapport sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie », 2018,
CNCDH, p.  40‑41. En 2014, le CCIF a mené une étude intitulée  : « Victimes
silencieuses », qui a montré que sur 1 200 personnes interrogées, seules 20 %
déclarent les actes islamophobes vécus. Rapport du CCIF 2014‑2015.
34 Notons que cette différence apparaît également s’agissant des infractions crimi‑
nelles : par exemple, le ministère recense 29 victimes d’agressions en 2015, 7 en
2016 et 6 en 2017 alors que le CCIF en comptabilise 55 en 2015, 39 en 2016
et 31 en 2017. Rapports annuels sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme
et la xénophobie de la CNCDH – Rapports annuels du CCIF.
35 George Morgan et Scott Poynting (dir.), Global Islamophobia  : Muslims and
Moral Panic in the West, Farnham, Ashgate, 2012 ; Thomas Deltombe, L’Islam
imaginaire, op. cit.

180

RACISMES_CC2019_pc.indd 180 04/09/2020 14:13:16


L’islamophobie en France : le déni d’un phénomène bien réel

France fut d’introduire les « banlieues » dans cette équation


empreinte de préjugés, les immigrés ou descendants d’immigrés
postcoloniaux, les jeunes délinquants, devenus des musulmans
souvent présentés comme refusant de s’intégrer et potentielle‑
ment intégristes 36.
De plus, des sondages paraissent régulièrement sur la
question de l’islam, bien que ceux-ci comportent de nombreux
biais qui nuisent à leur rigueur, tout en étant performatifs (les
résultats de sondages sur la peur de l’islam peuvent eux-mêmes
alimenter cette peur). Notons néanmoins que le baromètre
annuel du racisme de la CNCDH montre les positions ambiva‑
lentes des personnes interrogées : si elles sont 80 % à déclarer
que les Français musulmans sont des Français comme les autres,
elles sont 44 % à être d’accord avec l’affirmation selon laquelle
« l’islam est une menace pour l’identité de la France ». Quant
aux pratiques religieuses, notons que 59 % pensent que « le port
du voile pose problème pour vivre en société » 37.
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
Les restrictions dans les lois et la jurisprudence :
la spécificité de la France
Force est de constater que les discours islamophobes ainsi
que certaines discriminations visant les musulmans ont désormais
acquis une légitimité certaine. Les restrictions au port de signes
religieux en particulier sont considérées comme nécessaires par
une large frange des détenteurs d’une parole publique. Outre
les questions de droit que cela pose, l’impact de ces discours,
qui témoignent d’une forte hostilité à l’encontre des femmes qui
portent un hijab, doit être souligné. Ce « signe » est stigmatisé
parce qu’il est considéré comme un symbole d’oppression, de
prosélytisme et de militantisme islamiste.

36 Raphaël Liogier, Le Mythe de l’islamisation, op. cit. ; Vincent Geisser, La


Nouvelle Islamophobie, La Découverte, Paris, 2003 ; Abdellali Hajjat et Marwan
Mohammed, Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le problème
musulman, La Découverte, Paris, 2013.
37 « Baromètre racisme 2018. Xénophobie, antisémitisme, racisme, antiracisme
et  discriminations raciales en France », CNCDH et SIG. <www.ipsos.com/
sites/default/files/ct/news/documents/2019‑04/barometre_racisme_-_
vague_2018.pdf>.

181

RACISMES_CC2019_pc.indd 181 04/09/2020 14:13:16


Prendre nos corps : les multiples incarnations du racisme

De plus, la spécificité de la France réside dans la proliféra‑


tion de lois, d’arrêtés, de circulaires, de règlements intérieurs,
de jurisprudences, débouchant sur des atteintes significatives aux
libertés religieuses. Lors de la première polémique sur le voile
à Creil en 1989, le Conseil d’État, saisi par le gouvernement
pour donner un avis, a tranché en faveur des deux jeunes élèves
expulsées de leur école. Il avait considéré alors que le port de
ce signe ne devrait pas être jugé par lui-même comme « incom‑
patible avec le principe de laïcité ». Cette décision a suscité de
nombreuses réactions et cette haute juridiction administrative a
été accusée de trahir les fondements de la laïcité et de l’égalité
hommes/femmes, et de compromettre la mission intégratrice
de l’école 38. Ce débat s’est poursuivi jusqu’au vote d’une loi
interdisant les « signes religieux ostensibles » à l’école publique
en 2004. En 2010, une autre loi interdit le port du voile intégral
dans l’espace public. Dans les années qui suivent, les restrictions
se sont multipliées, menaçant de s’étendre à l’université et allant
jusqu’à la recommandation, contenue dans la circulaire Chatel 39
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
de 2012, d’inscrire dans le règlement intérieur des écoles l’inter‑
diction pour les parents de porter des signes religieux lors des
sorties scolaires. Après une bataille juridique et une importante
mobilisation, la circulaire n’a finalement plus été appliquée 40. Le
débat a cependant rejailli en 2019, aboutissant au vote d’une loi
d’interdiction adoptée en première lecture le 29 octobre 2019
au Sénat (contre « le port de signes religieux ostensibles aux
parents accompagnant des sorties scolaires ») 41.
En ce qui concerne les polémiques sur le port du burkini à
la plage tout d’abord, dans les piscines ensuite, elles ont donné
lieu à des arrêtés d’interdiction pris par certains maires au cours

38 Claire de Galembert, « Le voile en procès », Droit et Société, vol. 1, n° 68, 2008.
39 Luc Chatel est alors ministre de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et de la
Vie associative dans le gouvernement de François Fillon, sous la présidence de
Nicolas Sarkozy.
40 Houda Asal, « Au nom de l’égalité ! », art. cit.
41 Le débat sur les accompagnatrices scolaires a ressurgi avec la polémique du
conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté à l’automne  2019, donnant
lieu au vote d’une loi au Sénat. Le Monde avec l’AFP, « Le Sénat vote l’inter‑
diction des signes religieux pour les accompagnateurs de sorties scolaires »,
LeMonde.fr, 29 octobre 2019. À l’heure où nous écrivons ces lignes, le texte
n’avait pas encore été examiné par l’Assemblée nationale, mais il suscitait
déjà une grande opposition.

182

RACISMES_CC2019_pc.indd 182 04/09/2020 14:13:16


L’islamophobie en France : le déni d’un phénomène bien réel

de l’été 2016. Saisi, le Conseil d’État a suspendu ces arrêtés mais


il semblerait que quelques communes continuent à appliquer
ces interdictions 42. En janvier  2019, le Défenseur des droits a
donné raison à une femme qui, portant un burkini, avait été
expulsée d’une piscine et a exigé la modification du règlement
intérieur de celle-ci. Là encore, des cas récents montrent que
cette interdiction continue néanmoins à s’appliquer 43.
Si quelques victoires ont été remportées sur le terrain de la
jurisprudence, les affaires portées devant la Cour de cassation
n’ont pas toujours été couronnées de succès. Dans le secteur de
l’emploi, outre les discriminations à l’embauche évoquées plus
haut, plusieurs décisions de justice ont limité le droit de porter
des « signes religieux ». Après des mois de procédure et une
polémique médiatisée, une salariée qui était revenue d’un arrêt
de travail avec un hijab, s’est finalement vu interdire le droit
de le porter (crèche Baby Loup) 44. De même, un article de la
récente loi travail de 2016 permet aux entreprises d’inclure dans
leur règlement intérieur « des dispositions inscrivant le principe
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
de neutralité et restreignant la manifestation des convictions
des salariés », précisant que ces restrictions doivent être « justi‑
fiées », « proportionnées » et liées au « bon fonctionnement
de l’entreprise » 45. Cependant, une telle formulation ouvre la
porte à de multiples interprétations et pratiques pouvant être
discriminatoires.
Deux constats s’imposent : d’une part la multiplication des
dispositions relatives en fait à la religion musulmane, d’autre
part leur caractère toujours plus restrictif. La France n’est pas le
seul pays concerné par un tel phénomène. Plusieurs autres États
en Europe ont légiféré en restreignant les libertés religieuses :
notamment en interdisant le port du voile intégral dans l’espace

42 Émilie Tôn et Anna Benjamin, « Arrêtés anti-burkini  : ces communes qui


s’entêtent en dépit du droit », LExpress.fr, 6 juillet 2017.
43 « Burkini, le règlement d’une piscine privée jugé discriminatoire par le
Défenseur des droits » ; « Les femmes en burkini sont-elles sales ? », CCIF,
2 juin et 2 juillet 2019.
44 Jurisprudence « Baby-Loup » de la Cour de Cassation (Ass. Plén., 25 juin 2014,
Madame X. c. Association Baby Loup, n° 13‑28‑369).
45 Loi n°  2016‑1088 du 8  août 2016 relative au travail, à la modernisation du
dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, JORF, n° 0184
du 9 août 2016.

183

RACISMES_CC2019_pc.indd 183 04/09/2020 14:13:16


Prendre nos corps : les multiples incarnations du racisme

public et/ou pour les fonctionnaires. En Belgique, en Allemagne


et au Danemark, les législations peuvent varier selon les régions
administratives. Elles visent surtout l’interdiction du hijab aux
élèves dans les écoles publiques et/ou dans certains métiers de
la fonction publique. En Suisse, plusieurs cantons ont proscrit le
port du voile pour les enseignantes de l’école publique et une
votation de 2009 a interdit la construction de minarets. De plus,
des affaires concernant l’interdiction de certaines manifestations
religieuses dans le secteur privé font l’objet de jurisprudences qui
continuent à évoluer, selon les pays. Ceux de tradition libérale,
au sens anglo-saxon du terme, comme la Grande-Bretagne, les
États-Unis ou le Canada, bien qu’ayant connu de nombreux
débats sur ces questions, sont restés fidèles à une lecture du droit
qui considère ce type de restriction comme violant la liberté
religieuse. Seule exception récente  : en 2019, la province de
Québec a voté une loi interdisant le port de « signes religieux »
aux fonctionnaires en position d’autorité ainsi qu’aux ensei‑
gnants des écoles publiques, créant un précédent juridique qui
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
semble s’être inspiré de la législation française 46.

Mener la lutte contre l’islamophobie


L’idéologie et les préjugés islamophobes, lesquels légitiment
les discriminations et les violences à l’encontre de personnes
musulmanes ou perçues comme telles, visent majoritairement
des populations issues des classes populaires et de l’immigration
postcoloniale, avec une dimension genrée importante 47. Face aux
législations restrictives, aux discriminations dans tous les secteurs
de la vie et à certains discours médiatiques et politiques –  de
droite comme de gauche  – alimentant l’hostilité à l’encontre
des musulmans, des formes de résistance se sont développées.
Depuis 2004, l’espace militant contre l’islamophobie ne cesse

46 Assemblée nationale, Projet de loi n°  21, Loi sur la laïcité de l’État. 16  juin
2019.
47 Carmen Teeple Hopkins, « Social reproduction in France : religious dress laws
and laïcité », Women’s Studies International Forum, vol.  48, janvier-février  2015,
p.  154‑164 ; Hanane Karimi, « Assignation à l’altérité radicale et chemins
d’émancipation. Étude de l’agency de femmes musulmanes françaises », doctorat
de sociologie, université de Strasbourg, 2018.

184

RACISMES_CC2019_pc.indd 184 04/09/2020 14:13:16


L’islamophobie en France : le déni d’un phénomène bien réel

de se recomposer en élargissant ses alliances et en diversifiant


ses répertoires d’action : campagnes politiques, recours au droit,
recueil de témoignages, organisation d’événements publics 48…
Malgré un contexte global et un rapport de forces défavo‑
rable, la lutte contre l’islamophobie semble s’imposer et pousse
progressivement de nouveaux acteurs sociaux à se positionner.
Parallèlement, le phénomène a atteint son paroxysme ces
dernières années avec des attentats meurtriers contre des
mosquées (au Québec en 2017 49 et en Nouvelle-Zélande en
2019, notamment), en plus de la multiplication d’agressions
violentes contre des personnes (parfois dans des mosquées) 50.
En France, l’humiliation de la mère portant un foulard
au conseil régional de Bourgogne Franche-Comté et l’attentat
contre la mosquée de Bayonne au mois d’octobre  2019 ont
provoqué la nécessité de dire « STOP à l’islamophobie 51 ». Dans
la foulée de cette tribune, le 10  novembre 2019, une grande
manifestation contre l’islamophobie a réuni des dizaines de
milliers de personnes à Paris, avec la participation de diverses
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
associations, notamment antiracistes et musulmanes, des élus,
plusieurs organisations et responsables politiques de gauche
ainsi que des syndicats 52.
D’ailleurs, contrairement à l’accusation fréquente selon
laquelle l’islamophobie serait instrumentalisée par des musul‑
mans « communautaristes » qui voudraient imposer des régimes
d’exception, les mobilisations se sont souvent développées de
manière défensive et principalement autour de revendications

48 Houda Asal et Julien Talpin, « L’égalité, au cœur des luttes contre l’islamo‑
phobie », art. cit.
49 Le 29 janvier 2017, un homme lourdement armé pénètre dans la mosquée de
Québec et tire sur les fidèles, tuant six hommes et blessant dix-neuf autres.
Anne Pélouas, « Attentat dans une mosquée de Québec, l’acte d’un étudiant
d’extrême droite », LeMonde.fr, 31 janvier 2017.
50 AFP, « Loire, une femme voilée poignardée en pleine rue », LePoint.fr,
12  septembre 2019. En ce qui concerne les mosquées, les deux attaques
récentes les plus violentes qui ont eu lieu à Brest en juin  2019 et à Bayonne
en octobre 2019, faisant des blessés graves, ont été médiatisées.
51 Tribune, « Le 10  novembre, à Paris, nous dirons STOP à l’islamophobie ! »,
Tribune, Libération.fr, 1er novembre 2019.
52 Laurent de Boissieu, « Une partie de la gauche organise une “marche contre
l’islamophobie” », La-Croix.com, 4 novembre 2019 ; Pauline Graulle et Lucie
Delaporte, « Contre l’islamophobie, une manifestation pour “la liberté, l’éga‑
lité et la fraternité” », Mediapart, 10 novembre 2019.

185

RACISMES_CC2019_pc.indd 185 04/09/2020 14:13:16


Prendre nos corps : les multiples incarnations du racisme

d’égalité 53. Ainsi, au lieu de se demander sans cesse si « l’islam


est compatible avec la République » et si « les musulmans sont
une menace », il serait temps de s’interroger sur l’avenir d’une
société qui légitime des discriminations et marginalise plus
encore une partie entière de sa population.

Pour aller plus loin


Houda Asal, « Islamophobie  : la fabrique d’un nouveau
concept. État des lieux de la recherche », Sociologie, vol.  5,
n° 1, 2014, p. 13‑29.
Thomas Deltombe, L’Islam imaginaire. La construction média-
tique de l’islamophobie en France  : 1975‑2005, La Découverte,
Paris, 2005.
Vincent Geisser, La Nouvelle Islamophobie, La Découverte,
Paris, 2003.
Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, Islamophobie.
Comment les élites françaises fabriquent le problème musulman, La
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
Découverte, Paris, 2013.

53 De plus, l’engagement contre l’islamophobie – et contre le racisme plus généra‑


lement  – est coûteux, tant symboliquement que matériellement, pouvant se
traduire pour les militants par des formes de disqualification personnelle, des
diffamations dans les médias, des discours haineux sur Internet ou encore
aboutir à des difficultés professionnelles. Houda Asal et Julien Talpin,
« L’égalité, au cœur des luttes contre l’islamophobie », art. cit.

RACISMES_CC2019_pc.indd 186 04/09/2020 14:13:16

Vous aimerez peut-être aussi