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Houda Asal
in Omar Slaouti et al., Racismes de France
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Houda Asal
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où le capitalisme consumériste règne en maître, l’interdiction
d’un vêtement de sport, d’une marque française qui plus est,
a provoqué la consternation dans plusieurs pays 1. Peu après,
comme chaque été depuis quelques années, celui de 2019 a été
marqué par la fermeture de piscines publiques parce que des
femmes portant un burkini s’y étaient baignées. Plus récemment,
l’humiliation d’une mère accompagnant une sortie scolaire
au conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté qui s’est vu
demander de quitter la salle par un élu du Rassemblement
national car elle portait un foulard a été largement médiatisée
et a suscité l’indignation 2.
Ces polémiques provoquées par le hijab, que certains
qualifient d’« obsession française 3 », se conjuguent à d’autres
enjeux, donnant lieu à la construction d’un même « problème
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ces populations et de leur religion élaborées par des savants
français. Ce qui est alors un néologisme renvoie aux préjugés,
aux pratiques discriminatoires et à une « idéologie de conquête »
destinée à maintenir la domination française imposée aux
populations colonisées 4.
Si le terme apparaît d’abord en français, c’est en anglais qu’il
se diffuse à partir de 1997, avec la publication du rapport d’un
think tank britannique engagé dans la lutte contre le racisme,
le Runnymede Trust, intitulé Islamophobia. A Challenge for Us All.
Largement commentée, cette étude met au jour le rejet et les
discriminations que subissent des personnes en raison de leur
appartenance réelle ou supposée à l’islam. Le concept est alors
discuté par des militants et des universitaires qui tentent d’en
proposer une définition et d’en identifier les enjeux. Après le
11 septembre 2001, le terme connaît un écho plus large encore
au niveau international. En France, il faut attendre 2003‑2004
avec la publication de l’ouvrage de Vincent Geisser La Nouvelle
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manière l’impérialisme étatsunien et ceux qui le soutiennent
d’une façon ou d’une autre ont construit une image négative
des peuples musulmans dans le but d’asseoir leur domina‑
tion militaire et politique sur différentes régions. Aujourd’hui,
l’islamophobie atteint son paroxysme avec des théories comme
celle du « grand remplacement », qui se diffuse un peu partout
en Occident depuis une vingtaine d’années 6. Plusieurs attentats
récents contre des mosquées (la plus meurtrière s’étant déroulée
à Christchurch en Nouvelle-Zélande en mars 2019) ainsi que des
attaques contre des immigrés (notamment à El Paso aux États-
Unis en août 2019) illustrent l’inspiration que peut constituer
ce type d’idéologie 7.
5 Houda Asal, « Islamophobie : la fabrique d’un nouveau concept. État des lieux
de la recherche », Sociologie, vol. 5, n° 1, 2014, p. 13‑29.
6 Cette théorie conspirationniste d’extrême droite insiste sur la menace démogra‑
phique, aggravée par une immigration massive, que représentent les minorités,
musulmanes en particulier, vouées à remplacer la population française et
européenne. Raphaël Liogier, Le Mythe de l’islamisation. Essai sur une obsession
collective, Seuil, Paris, 2012.
7 L’écrivain français Renaud Camus est souvent cité comme l’inventeur de la
théorie du grand remplacement dans les années 2000. Les deux hommes respon‑
sables des attentats en question y font référence dans leurs écrits. Le premier,
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Les travailleurs immigrés maghrébins en lutte dans ces usines
ont été accusés, dans les médias et par le Premier ministre et
le ministre de l’Intérieur de l’époque, Pierre Mauroy et Gaston
Defferre, d’être influencés par les intégristes de pays étrangers 10.
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d’Algérie donc, rétabli en janvier 1985 en Kanaky (Nouvelle-
Calédonie), en novembre 2005 à la suite des « émeutes des
banlieues » en région parisienne, puis à nouveau de 2015 à
2017 contre le terrorisme.
C’est ainsi que se mêlent les images d’un ennemi extérieur
et intérieur musulman, vu comme le cheval de Troie des
« islamistes » qui sévissent sur le sol national, influencés par
des pays ou des mouvements que la France considère comme des
menaces politiques majeures, voire existentielles. Enfin, il s’agit
d’une islamophobie genrée qui construit la figure de l’homme
musulman violent et extrémiste face à celle de la femme musul‑
mane voilée, soumise mais dangereuse, soupçonnée de contri‑
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légitime (en s’attardant sur le suffixe « phobie ») et les manifes‑
tations de la foi musulmane comme prosélytes et antilaïques si
elles ne restent pas dans la sphère de l’intime. Beaucoup vont
jusqu’à contester les recherches universitaires et les rapports des
organisations internationales portant sur l’islamophobie 15. Ils
minimisent ainsi la gravité et l’ampleur des stigmatisations et
des discriminations, en accusant les victimes de s’auto-exclure
elles-mêmes par « communautarisme » 16. Pourtant, les études
relatives aux luttes contre l’islamophobie montrent que les reven‑
dications des personnes engagées portent principalement sur
l’égalité des droits ; la dimension religieuse est le plus souvent
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centrale réside dans une analyse du concept comme phéno‑
mène racial. L’islamophobie vise des personnes en raison d’un
marqueur religieux, réel ou supposé, justifiant de les infério‑
riser et les distinguer des autres. Plusieurs études ont montré le
glissement qui s’est opéré depuis plusieurs années du marqueur
« racial » ou de l’origine, souvent associé à l’immigration (la
couleur de peau, le nom, un aspect cultuel, vestimentaire, etc.),
vers le marqueur religieux. Ce marqueur est de plus en plus
prégnant et il obéit à un processus de racisation similaire.
Notons que ces différents marqueurs peuvent se distinguer ou
se superposer (voir l’amalgame très fréquent entre « Arabe »
et « musulman » notamment). Certains auteurs proposent une
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— la discrimination, que le code pénal français définit
comme une « distinction opérée entre les personnes sur le
fondement d’un critère prohibé par la loi 22 » ;
— les infractions criminelles et délictuelles répertoriées en
deux catégories : les actions (homicides, attentats et tentatives,
incendies, dégradations, violences et voies de fait) et les menaces
(propos, gestes menaçants et démonstrations injurieuses, inscrip‑
tions, tracts et courriers) 23.
20 Pour une synthèse des recherches sur le concept d’islamophobie, voir Houda
Asal, « Au nom de l’égalité ! », art. cit.
21 Définition de Statistique Canada : « Les minorités visibles correspondent à la
définition que l’on trouve dans la Loi sur l’équité en matière d’emploi. Il s’agit
de personnes, autres que les Autochtones, qui ne sont pas de race blanche
ou qui n’ont pas la peau blanche. Il s’agit de Chinois, de Sud-Asiatiques, de
Noirs, de Philippins, de Latino-Américains, d’Asiatiques du Sud-Est, d’Arabes,
d’Asiatiques occidentaux, de Japonais, de Coréens et d’autres minorités visibles
et de minorités visibles multiples. » Statistique Canada, « Minorité visible »,
<www.statcan.gc.ca/pub/81‑004-x/def/4068739-fra.htm>.
22 Il existe vingt-trois critères prohibés de discrimination en France, figurant dans
le code pénal et le code du travail, dont la religion et trois qui peuvent relever
du racisme : l’origine, le patronyme, l’appartenance ou la non-appartenance,
vraie ou supposée à une ethnie, une race ou une nation.
23 « Rapport sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie 2017 »,
CNCDH, p. 11.
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consultative des droits de l’homme (CNCDH), qui publie un
rapport annuel sur l’état des lieux du racisme en France, insiste
sur le « chiffre noir » des actes délictueux qui échappent aux
statistiques des ministères parce qu’ils n’ont pas été signalés par
les victimes 25. Si elles ne connaissent pas leurs droits ou ne font
pas confiance à la police et au système judiciaire, elles n’iront
pas signaler les actes islamophobes constatés et/ou directement
subis.
En ce qui concerne la « lutte contre les discriminations »,
le Défenseur des droits indique que sur 3 758 réclamations
enregistrées en 2017, les dossiers « religion » représentent 5 %
à 10 % de ce total 26. En raison des limites précitées, ces chiffres
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que son homologue chrétienne 29. Avec cette même méthode,
une étude comparable à partir des CV de candidats libanais
dont seule la religion diffère montre que Mohammed a quatre
fois moins de chances d’être appelé que son compatriote catho‑
lique 30.
En ce qui concerne l’ensemble des procédures qualifiées
dans le code pénal comme ayant été commises contre une
personne « en raison de la race présumée, de l’origine, de
l’ethnie ou de la religion », les statistiques du Service central du
renseignement territorial (SCRT), qui dépend du ministère de
l’Intérieur, s’appuient sur les données transmises par les services
de police et de gendarmerie, à partir des plaintes enregistrées
pour des actes à caractère raciste, antisémite et antimusulman
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et ceux du ministère 34. Après le pic jamais égalé de 2015 avec un
total de 905 actes islamophobes signalés, le CCIF en comptabilise
580 et 446 en 2016 et 2017. Il faut relever que parmi ces actes,
plus de 70 % des personnes visées sont des femmes.
En ce qui concerne les discours publics sur l’islam et les
musulmans, des études sur les médias révèlent que des amalgames
constants entre islam et violence sont véhiculés, créant ce que
certains qualifient de « panique morale 35 ». La spécificité de la
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Les restrictions dans les lois et la jurisprudence :
la spécificité de la France
Force est de constater que les discours islamophobes ainsi
que certaines discriminations visant les musulmans ont désormais
acquis une légitimité certaine. Les restrictions au port de signes
religieux en particulier sont considérées comme nécessaires par
une large frange des détenteurs d’une parole publique. Outre
les questions de droit que cela pose, l’impact de ces discours,
qui témoignent d’une forte hostilité à l’encontre des femmes qui
portent un hijab, doit être souligné. Ce « signe » est stigmatisé
parce qu’il est considéré comme un symbole d’oppression, de
prosélytisme et de militantisme islamiste.
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de 2012, d’inscrire dans le règlement intérieur des écoles l’inter‑
diction pour les parents de porter des signes religieux lors des
sorties scolaires. Après une bataille juridique et une importante
mobilisation, la circulaire n’a finalement plus été appliquée 40. Le
débat a cependant rejailli en 2019, aboutissant au vote d’une loi
d’interdiction adoptée en première lecture le 29 octobre 2019
au Sénat (contre « le port de signes religieux ostensibles aux
parents accompagnant des sorties scolaires ») 41.
En ce qui concerne les polémiques sur le port du burkini à
la plage tout d’abord, dans les piscines ensuite, elles ont donné
lieu à des arrêtés d’interdiction pris par certains maires au cours
38 Claire de Galembert, « Le voile en procès », Droit et Société, vol. 1, n° 68, 2008.
39 Luc Chatel est alors ministre de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et de la
Vie associative dans le gouvernement de François Fillon, sous la présidence de
Nicolas Sarkozy.
40 Houda Asal, « Au nom de l’égalité ! », art. cit.
41 Le débat sur les accompagnatrices scolaires a ressurgi avec la polémique du
conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté à l’automne 2019, donnant
lieu au vote d’une loi au Sénat. Le Monde avec l’AFP, « Le Sénat vote l’inter‑
diction des signes religieux pour les accompagnateurs de sorties scolaires »,
LeMonde.fr, 29 octobre 2019. À l’heure où nous écrivons ces lignes, le texte
n’avait pas encore été examiné par l’Assemblée nationale, mais il suscitait
déjà une grande opposition.
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de neutralité et restreignant la manifestation des convictions
des salariés », précisant que ces restrictions doivent être « justi‑
fiées », « proportionnées » et liées au « bon fonctionnement
de l’entreprise » 45. Cependant, une telle formulation ouvre la
porte à de multiples interprétations et pratiques pouvant être
discriminatoires.
Deux constats s’imposent : d’une part la multiplication des
dispositions relatives en fait à la religion musulmane, d’autre
part leur caractère toujours plus restrictif. La France n’est pas le
seul pays concerné par un tel phénomène. Plusieurs autres États
en Europe ont légiféré en restreignant les libertés religieuses :
notamment en interdisant le port du voile intégral dans l’espace
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semble s’être inspiré de la législation française 46.
46 Assemblée nationale, Projet de loi n° 21, Loi sur la laïcité de l’État. 16 juin
2019.
47 Carmen Teeple Hopkins, « Social reproduction in France : religious dress laws
and laïcité », Women’s Studies International Forum, vol. 48, janvier-février 2015,
p. 154‑164 ; Hanane Karimi, « Assignation à l’altérité radicale et chemins
d’émancipation. Étude de l’agency de femmes musulmanes françaises », doctorat
de sociologie, université de Strasbourg, 2018.
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associations, notamment antiracistes et musulmanes, des élus,
plusieurs organisations et responsables politiques de gauche
ainsi que des syndicats 52.
D’ailleurs, contrairement à l’accusation fréquente selon
laquelle l’islamophobie serait instrumentalisée par des musul‑
mans « communautaristes » qui voudraient imposer des régimes
d’exception, les mobilisations se sont souvent développées de
manière défensive et principalement autour de revendications
48 Houda Asal et Julien Talpin, « L’égalité, au cœur des luttes contre l’islamo‑
phobie », art. cit.
49 Le 29 janvier 2017, un homme lourdement armé pénètre dans la mosquée de
Québec et tire sur les fidèles, tuant six hommes et blessant dix-neuf autres.
Anne Pélouas, « Attentat dans une mosquée de Québec, l’acte d’un étudiant
d’extrême droite », LeMonde.fr, 31 janvier 2017.
50 AFP, « Loire, une femme voilée poignardée en pleine rue », LePoint.fr,
12 septembre 2019. En ce qui concerne les mosquées, les deux attaques
récentes les plus violentes qui ont eu lieu à Brest en juin 2019 et à Bayonne
en octobre 2019, faisant des blessés graves, ont été médiatisées.
51 Tribune, « Le 10 novembre, à Paris, nous dirons STOP à l’islamophobie ! »,
Tribune, Libération.fr, 1er novembre 2019.
52 Laurent de Boissieu, « Une partie de la gauche organise une “marche contre
l’islamophobie” », La-Croix.com, 4 novembre 2019 ; Pauline Graulle et Lucie
Delaporte, « Contre l’islamophobie, une manifestation pour “la liberté, l’éga‑
lité et la fraternité” », Mediapart, 10 novembre 2019.
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Découverte, Paris, 2013.