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De Sclavinis et sclavis...
Monsieur Adam Lukaszewicz
Résumé
Le nom des peuples slaves est déjà présent (sous la forme de Sclavini) chez les auteurs byzantins. (Les "Sporoi" de
Procope sont-ils en vérité les protoplastes des Serbes ?). L'association Slave=esclave n'est pas née dès le Vie siècle où
les Slaves apparaissent dans les sources grecques et latines. Le mot latin de sdavus appartient au latin médiéval. Ce
n'est pas le seul exemple d'un nom ethnique qui est devenu une appellation péjorative.
Abstract
•Byzantine authors of the Vlth century mention the names of Slavonic peoples : Sporoi who may perhaps be identical with
Sorpi=Sorbi=Serbi and Sclavini. That appellation became later the western European name for slaves. The medieval Latin
word "sclavus" replaced in common usage the ancient servus. The association of Sclavini with people of servile condition
was a result of the massive trade of Slavonic prisoners taken by German invaders in Central Europe in the Xth century
and later.
Lukaszewicz Adam. De Sclavinis et sclavis.... In: Dialogues d'histoire ancienne, vol. 24, n°2, 1998. pp. 129-135.
doi : 10.3406/dha.1998.2394
http://www.persee.fr/doc/dha_0755-7256_1998_num_24_2_2394
De Sclavinis et sclavis...
Résumés
• Le nom des peuples slaves est déjà présent (sous la forme de Sclavini) chez les auteurs
byzantins. (Les Sporoi de Procope sont-ils en vérité les protoplastes des Serbes ?). L'association
Slave=esclave n'est pas née dès le Vie siècle où les Slaves apparaissent dans les sources grecques et
latines. Le mot latin de sdavus appartient au latin médiéval. Ce n'est pas le seul exemple d'un nom
ethnique qui est devenu une appellation péjorative.
• Byzantine authors of the Vlth century mention the names of Slavonic peoples : Sporoi
who may perhaps be identical with Sorpi=Sorbi=Serbi and Sclavini. That appellation became later
the western European name for slaves. The medieval Latin word sclavus replaced in common usage
the ancient servus. The association of Sclavini with people of servile condition was a result of the
massive trade of Slavonic prisoners taken by German invaders in Central Europe in the Xth century
and later.
Le nom des peuples slaves est déjà présent (sous la forme de Sclavini) chez
Jordanès, Procope et d'autres auteurs byzantins1 qui racontent la vie des tribus
des Sclavini et des Antae2.
Cette idée a été déjà rejetée par certains spécialistes (cf. infra), mais il semble
que la question reste encore ouverte.
Selon Procope les Antae et les Sclavini sont des nomades qui mènent une
vie extrêmement pauvre. Ce qui surprend c'est la couleur roussâtre (hyperythroï)
des cheveux des Sclavini et des Antae. Cela ne s'accorde pas avec l'image
stéréotype des Slaves.
La langue qu'ils parlent est très barbare (атеууйс pappapoç). Ils vivent sans
chef, "en démocratie"3.
Agathias le Scholastique de Myrine dans le livre III de ses "Histoires"
(Historiae) mentionne pourtant le nom d'un des chefs des Antes : Dabragezas4.
Le début de ce nom fait penser à une langue slave, mais la partie finale est
moins "slave". R. Werner y voit un Dobrogost5.
Ménandre le Protecteur qui écrivit sous l'empereur Maurice (582-602),
cite les noms suivants des Antes faisant partie d'une ambassade envoyée à
Constantinople : Mezamiros, Idarizios et Kelagastes. Comme c'est le cas du
nom qui nous est connu par Agathias, c'est une partie au moins du nom de
Mezamiros qui rappelle un mot slave (mir). Werner maintient qu'il s'agit ici
d'un nom iranien. Selon le même chercheur, qui d'ailleurs rejette l'idée que les
Antes pourraient être des Slaves, Kelagastes était un Celogost6. Seul Idarizios ne
correspond pas aux langues slaves.
Jordanès, en racontant les événements du IVe siècle de n.è., mentionne
"Antorum ... regem ... Boz nomine7". Werner donne de ce nom une etymologie
ossétienne, bien qu'il prenne en considération aussi le mot slave "Bož, Bože,
Gott, gôttlich"8. On pourrait y ajouter une autre possibilité, celle de "wódz"
(pour ne donner ici que la forme polonaise de ce mot qui existe dans plusieurs
langues slaves), dont la signification de "chef" correspondrait assez bien aux
circonstances.
Pourtant, il faut noter que F. Altheim mentionne dans sa Geschichte der
Hunnen le nom de Bozos qu'il explique comme buxs, une forme abrégée du mot
iranien bagabuxsa9-
Le tableau dessiné ci-dessus est compliqué par le texte latin de Jordanès qui
connaît les noms des Sclaveni et des Antes et qui les identifie avec les Vénètes:
"ab ortu Vistulae fluminis per immensa spatia Venetorum natio populosa
considet. quorum nomina licet nunc per varias familias et loca mutentur,
principaliter tamen Sclaveni et Antes nominantur"10. On pourrait naturellement
en chercher une explication en démontrant la similitude des noms des Antae et
Venedae ou Vendae11. Mais ce ne sont que des hypothèses.
On ne peut pas résister à l'idée que dans le cas des Sporoi, Sclavini et Antae
nous avons affaire à des communautés qui utilisaient également dans leurs
parlers des éléments linguistiques non-slaves (peut-être iraniens) et slaves.
Il est bien évident qu'un peuple peut avoir plus d'une seule culture
linguistique.
L'infiltration slave dans la fédération tribale, qui probablement se faisait par
étapes, a pu mener à la "slavisation" totale des Antae. Telle est - dans les
grandes lignes - l'opinion de R. Werner, qui - à l'encontre des chercheurs slaves
(Niederle, Deržavin) - s'efforce de démontrer les origines iraniennes et non
slaves des Antes. Mais ce même chercheur admet quand même que les Sclavini
étaient des Slaves.
Jusqu'à présent personne n'a osé nier les liens des Sclavini avec des peuples
slaves des époques postérieures. La même racine qu'on voit dans l'ethnique des
anciens Sclavini se retrouve aussi dans les noms des Slovènes, Slovincy et
Slovaques. La forme Sklav- {Sklaunoi-Sklavnï) ne doit pas nécessairement
reproduire la prononciation originelle de ce nom ethnique. Le grec ancien n'a
pas de mots en si- , mais il possède des mots qui commencent par ski- (p. ex.
axXripoç), ce qui permet de croire à une possibilité de transformation de Slav- en
Sclav-.
Werner ne se prononce pas au sujet des Spori, mise à part la constatation
suivante: "Zu welcher grôfieren volklichen Einheit Venether und Spori
gehôrten, zur iranischen, uralaltaischen oder mongolischen, bleibt wie immer in
der Besprechung der aus dem Osten kommenden Vôlker bei Byzantinern und
10. Jordanès, Getica 34, éd. F. Giunta, A. Grillone, p. 16. Dans le même texte apparaît le nom
géographique de Visela, qui pourrait n'être qu'une variante du nom de la Vistule, insérée ici à cause
de l'utilisation de plusieurs sources par l'auteur.
11. N.S. Deržavin, Die Slaven im Altertum, (ubers. von R. Winkler), Weimar 1948, cf. Werner, ibid.,
p. 592.
Lateinern imerôrterf'12. La possibilité des origines slaves des Spori n'est même
pas mentionnée.
Chez des chercheurs plus anciens, cette idée apparaît mais on la rejette13.
Il est évident que le nom propre de Sporos existe dans les papyrus, mais ce
nom - assez répandu d'ailleurs en tant que nom d'esclave - n'identifie pas son
porteur comme un représentant des Spori.
Selon S. Rospond, la dénomination Srb viendrait du slave srbati (cf. sorbo,
absorbo)u.
Si l'on rejette cette etymologie, le nom de Srb serait difficile à expliquer
comme slave15.
Les noms des Antes et des Vénèdes ne sont pas slaves. Quant au nom des
Sclavini, l'origine slave de leur appellation ethnique est très probable.
Pour un Européen occidental le nom des Slaves ( Slawen, Slavs etc.)
ressemble au mot désignant l'esclave. Cette association n'est pas née dès le Vie
siècle où les Slaves apparaissent dans les sources grecques et latines. Le mot
latin de sclavus appartient au latin médiéval. La question a été bien étudiée par
Ch. Verlinden (cf. infra).
En grec moderne l'esclave s'appelle axXapoç tandis que le nom d'un Slave
est iXapoç. Il paraît que dans les deux cas le mot ne remonte pas à une tradition
vivante des temps de Procope mais qu'il s'agit d'une influence occidentale.
Sclavus chez Du Cange16 est défini comme "captivus, servus, Italis Schiavo,
nostris Esclave". Les exemples cités par Du Cange commencent en 1252 : "Cum
omnibus Christianis captivis, quos vulgariter Esclavos appellamus etc." Et
ailleurs : "Similiter quotquot habere poterit Sclavas, vel servas, cum eis licenter
peccať', Jacobus de Vitriaco in Hist. Hierosyl. p. 1129).
17. Ch, Verlinden, L'origine de "sclavus" =esclave, ALMA 17, 1943, p. 97-128.
18.Verlinden, ibid., s. 113.
19. Verlinden, s, 106.
20. Ibid., p. 107.
21. Ibid., p. 109.
22. Ibid., p. 125.
23. Diplôme pour Magdeburg du 29 juillet 961, cité par Verlinden, p. 123.
Christiana religione šunt, pro servo et ancilla detineantur, sine légitima culpa, exceptis
his qui ex Sclavorum gente geniti šunt". Les "Sclavi" sont alors des "servi" par
excellence.
Saint Adalbert (Wojciech), l'évêque de Prague (et Slave lui-même), chercha
à sauver les esclaves chrétiens de la condition servile qui leur était imposée,
mais le résultat ne fut qu'une réussite partielle (an 989)24.
Verlinden considère le tarif de Coblence comme une pièce d'évidence
décisive en ce qui concerne la signification de sclavus au Xle siècle. On ne
saurait partager sa certitude que ce texte (pro unoquoque sclavo emticio etc.)
prouve la signification de sclavus égale à "esclave" tout court.
Au XHIe siècle en France et en Italie cette signification est déjà assurée. La
date de 1238 est bien certaine : dans les textes de Mathieu de Paris (Chronica
Majora) et de Jacques de Vitry Historia Hierosolymitana, sclavus et sclava sont déjà
"esclaves" tout court25.
Les esclaves d'origine slave déportés en masse dans le monde
méditerranéen portaient au sein du milieu arabe le nom de "Slaves" : saqaliba26. On en
retrouve les échos très loin de la Méditerranée, peut-être même dans le nom des
Sacalaves de Madagascar (Ces Sacalaves avaient des contacts avec les
commerçants arabes).
À l'encontre de Verlinden, nous sommes convaincus que le nom de Slaves
donné aux esclaves n'était pas une conséquence quasi automatique du grand
nombre d'esclaves d'origine slave mais qu'il s'agit ici aussi d'une certaine
tendance qui voulait donner une valeur péjorative au nom d'un peuple qu'on
méprisait. Il s'y exprime une attitude de supériorité et d'agression des
"occidentaux" envers ces peuples "barbares" qui, à l'époque, étaient, surtout en
Europe centrale, victimes d'extermination, d'asservissement et de christiani-
sation forcée, qui d'ailleurs ne suffisait pas à leur épargner la condition servile.
Est-ce que le nom des Serbi ne portait pas (mais exclusivement pour une
oreille habituée au latin) une association erronée avec servi ? Il est possible que
le nom de sclavi donné aux mancipia soit aussi dans une certaine mesure issu de
l'observation que certains Slaves se nomment - croyait-on - eux-mêmes servi.
Mais cela n'est qu'une hypothèse. Il est vrai que les Serbes sont présents dans
24. Vita Adalberti Auct. Johanne Canaparb (M.G.H. SS., t. IV, p. 586), cf. Verlinden, op. cit., p. 124.
25. Verlinden, op. cit., p. 126.
26. M. Maiowist, [in :] I. Biežurtska-Maiowist, M. Maiowist, Warszawa 1987, Niewolnictwo, p. 270.
(Cf. l'édition italienne, intitulée Schiavitii).
des parties bien différentes du monde slave. Pourtant, la forme sous laquelle le
nom des Serbes apparaît dans les sources médiévales englobe l'adjectif sorabicus
(limes sorabicus), le substantif Surbi etc.27, ce qui ne saurait évoquer des
associations avec servi.
Dans le monde byzantin il y avait sans doute déjà au Vie siècle des esclaves
d'origine slave. Même avant cette époque des individus originaires des tribus
en question, peut-être sous le nom de Spori, pouvaient se trouver parmi les
esclaves importés sur le territoire de l'empire.
Un jour la documentation papyrologique nous fournira-t-elle des noms
qu'on pourra identifier comme appartenant à ces peuples ?