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CRITIQUE DOMAINE ÉTRANGER

Voix de passage
ENTRE POÉSIE ET POLITIQUE, DOROTHEE ELMIGER PUISE DANS LE DÉSORDRE DU MONDE
LA MATIÈRE D’UN OBJET LITTÉRAIRE DÉROUTANT MAIS AIGU SUR LES FRONTIÈRES,
LES MIGRATIONS ET LES RÉFUGIÉS.

uteure d’un premier roman Einladung an die de ses impressions et visions, la résurgence de souvenirs ou l’ac-

A
Waghalsigen (non encore traduit) couronné du cumulation d’instantanés devient la source d’une réflexion stimu-
prix Ingeborg Bachmann en 2010, Dorothee lante sur la langue, le corps, l’identité et les formes possibles de vie
Elmiger, née en 1985 en Suisse, confirme son en commun (inspirées du modèle des abeilles ou de l’utopie fou-
entrée fracassante sur la scène des lettres alle- riériste du français Victor Considerant).
mandes : d’ailleurs, La Société des abeilles ne Le désir d’hétérogénéité, comme pour dire qu’il ne peut y
commence-t-il pas sur l’« effondre(ment) de la montagne euro- avoir de lieu unique de la vérité dans la parole, la conscience ai-
péenne » ? : « les sommets se brisaient sous mes yeux (…) une explo- guisée de ce qui met en lien et sépare, on les trouvera au détour
sion soudaine ébranlait les Alpes, lentement et en silence j’ai vu les de chaque paragraphe. Dans l’esprit d’un Rolf Dieter Brinkmann
cimes, les arêtes, descendre dans ma direction » raconte « la traduc- qu’elle prend soin de citer en exergue, Dorothee Elmiger nous
trice », qui des heures plus tard, peine encore à se remettre de ce met en situation de partager directement ces regards kaléidosco-
cauchemar : « qu’annonçait-on, que cela impliquait-il ? » Le livre piques en élaborant une écriture fragmentée, poreuse et poly-
finira également par l’image de la chute d’un corps depuis le toit phonique, et un art du montage qui parvient à entrelacer, sur un
d’un immeuble. Entre ces deux motifs – l’effondrement et la même plan et comme hors frontière, citations (Whitman, Sha-
gravitation – qui hantent de bout en bout ce roman déjà distingué kespeare, Bebi Suso), références artistiques (Géricault, Delacroix
par plusieurs prix suisses, il sera question de frontières, d’appar- mais surtout – omniprésente – l’œuvre du plasticien hollandais
tenance, de précarité, de solitude, mais aussi du sommeil, de l’art Bas Jan Ader), histoires inventées et faits divers tirés d’informa-
et de la mort. Soit, du monde tel que nous le racontent dans ses tions entendues dans les médias.

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bigarrures et son inexorable violence, cinq personnages princi- Le logisticien par exemple, spécialisé dans l’import-export des
paux dont les voix se chevauchent, s’ignorent, s’interrompent, se marchandises, passe son temps à errer dans les villes et les gares
rejoignent, voire dialoguent, dans un flux discontinu et perpétuel. nocturnes, quand ce n’est pas entre les quatre murs de sa cham-
Comme si à travers cette nomadisation apparemment aléatoire bre. Pour cet insomniaque compulsif, l’absence de repos en vient
de la parole entre les narrateurs-témoins que sont « A.L. Erika », à lui faire voir la réalité « sans filtre ». Au fil du temps, ses pensées
« le logisticien », « la traductrice », « Fortunat Boll » et « l’écri- deviennent décousues, aucune ne « finit » jamais, c’est la folie –
vaine », il s’agissait avant tout d’assurer la « relève » du langage, la perte de possession de ses propres frontières – qui le guette.
son passage de relais par-delà les éclats dissonants du réel. A.L. Erika, quant à elle, raconte son séjour à Los Angeles duquel
Autant le reconnaître d’emblée, il est facile de perdre le fil de ce elle a rapporté des reportages sur les innombrables migrants
récit à la complexité parfois désordonnée à force de digressions et qu’elle a rencontrés ou vus chercher un peu de repos sur les pick-
d’intrications mais dont le rythme heurté, régulièrement détourné up et les bancs devant la Côte pacifique – à bout de force, une
par l’aventure du réel, avec ses rencontres et ses hasards, suffit à fois qu’ils ont réussi à franchir la frontière entre le Mexique et les
arrimer notre curiosité, jusqu’à créer par moments l’étrange sen- États-Unis. Le sommeil – comme « constante anthropologique » –
sation de naviguer en suspens, entre éveil et rêve. Dans ce dispositif est d’ailleurs l’un des grands thèmes, l’axiome de départ pour
expérimental où chaque protagoniste est une sorte d’arpenteur du ainsi dire, du livre d’Elmiger qui donne au terme « Schlafgänger »
monde – des États-Unis à l’Europe –, de voyeur et d’enregistreur [Locataires de lit] son titre en allemand. Tels ces « locataires de

Une réflexion stimulante sur


la langue, le corps, l’identité
et les formes possibles de vie
en commun.
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lit », ainsi désignés dans le contexte de croissance exponentielle à trois semaines). « Il y a là, commente « le journaliste », une ten-
des grandes villes du XIXe siècle pour rendre compte de la masse tative de faire disparaître le corps, de se faire disparaître, en quelque
d’arrivants – de jeunes travailleurs célibataires – qui n’avaient sorte, ne serait-ce que provisoirement, le temps de traverser une
alors pas les moyens de se payer un logement et louaient un lit frontière, ainsi ces gens finissent par agir conformément à ce qu’on
juste pour quelques heures, tout le monde aujourd’hui encore attend d’eux, de leur plein gré et au millimètre près. »
ne dispose pas d’un abri sûr qui lui permette de « se débarrasser Face à cette réalité d’une brutalité dramatique, traversée en
de son corps la nuit ». À l’heure de l’accélération vertigineuse de permanence par des histoires invisibles, inaudibles, quel peut
la marchandisation des échanges derrière lesquels l’individu dis- être le pouvoir de la littérature ? L’« écrivaine » parle de la diffi-
paraît toujours davantage, les « locataires de lit » ont certes un culté qu’elle éprouve à faire du sort « affligeant » des migrants
nouveau visage, une nouvelle désignation : roms, réfugiés, clan- « son capital de production » – elle finira par renoncer à écrire
destins, naufragés, migrants, demandeurs d’asile, mais le même sur eux. Sans prétendre « imaginer ce que d’autres vivent ou res-
malheur, d’exil ou de misère, plane sur ces « existences en fuite » sentent », le « journaliste » quant à lui, revendique du moins de
réduites elles aussi au même état de veille permanent, de vulné- « profondément s’y intéresser ». Avec une inventivité à la fois poé-
rabilité extrême, avec son lot d’angoisses inouïes – qu’elles errent tique et engagée qui prend à rebours les réflexes d’exclusion et
« comme une ombre ou une silhouette dans le champ de la caméra les jugements érigés en remparts, Dorothee Elmiger propose une
thermique », se terrent dans la peur au fin fond des cales d’un façon originale d’appréhender ce réel à fragmentations multi-
container ; qu’elles soient soumises aux coups de matraque d’un ples, afin d’en réverbérer les rumeurs, les échos, d’en dévoiler les
policier ou placées en détention. Outre le pouvoir de disposer fantômes et les hantises. Non sans y invoquer la matière d’une
d’une personne par la force – cette force capable de faire de qui- grammaire commune et émancipatrice, celle d’un humanisme
conque qui lui est soumis une chose, voire, en sa logique ultime, qui nous lierait, nous relierait, et nous obligerait.
un cadavre (Simone Weil, citée elle aussi en exergue) –, c’est le Sophie Deltin
fait d’aller jusqu’à s’infliger soi-même des violences qui pose
question. Comme se poncer la pulpe des doigts contre un mur La Société des abeilles, de Dorothee Elmiger
râpeux pour rendre ses empreintes digitales illisibles et retarder Traduit de l’allemand par Lila Van Huyen
son identification (la peau ne se régénérant qu’au bout de deux Éditions d’En bas, 148 pages, 14 €

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