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2023
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MATTHIEU CROIZIER POUR M LE MAGAZINE DU MONDE

• CINÉMA

Les derniers jours de Jean-


Luc Godard
Par Ariane Chemin

Publié le 02 décembre 2022 à 05h00, modifié le 02 décembre 2022 à 18h14

Lecture 18 min. Read in English

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RÉCIT | Fatigué, usé, le réalisateur de 91 ans a décidé cet été que


son heure était venue. Il a contacté une association et organisé sa
mort : un suicide assisté, comme l’autorise la loi suisse. Mis dans la
confidence, certains de ses proches témoignent de ses derniers
instants dans la petite ville de Rolle, en Suisse.

« Roland ? C’est Anne-Marie. »

En cette fin d’été, la voix d’Anne-Marie Miéville, la femme de Jean-Luc


Godard, résonne au bout d’un téléphone fixe.

« J’espère que c’est pour une bonne et pas une mauvaise nouvelle,
s’inquiète, de l’autre côté du fil, Roland Tolmatcho!.

— Un peu les deux, hésite Anne-Marie Miéville. Je te passe Jean-Luc. »

Quand on choisit de préparer sa mort, on a le temps d’ordonner la valse


de ses adieux. Si Godard a téléphoné à Roland Tolmatcho!, c’est peut-être
parce que cet ancien comédien, assistant réalisateur, vendeur de yoyos,
chineur et libraire suisse de 92 ans était son plus vieux copain. Son plus
vieux copain vivant, en tout cas, quelques mois de plus que Godard, la
même collection de souvenirs dans le siècle dernier : ils avaient 20 ans
en 1950. Et voilà que résonne dans le combiné du vieil homme cette voix
unique, à la fois tremblée et grave à force de cigares fumés, ralentie par
un léger cheveu sur la langue et un soupçon d’accent suisse.

« Roland, je t’embrasse, je m’en vais. »

Quelques semaines ont passé depuis la mort de Jean-Luc Godard, le


matin du 13 septembre. Un « suicide assisté », autorisé et encadré par la
législation helvétique. Depuis sa maison de retraite genevoise, au
terminus de la ligne de bus 7 qui mène au lieu-dit Bout du monde, Roland
Tolmatcho! remonte le fil de sa vie et de son amitié avec le cinéaste de la
Nouvelle Vague. Le pensionnaire suisse est né à Kharkov, dans l’une des
républiques soviétiques d’alors, aujourd’hui en Ukraine.

Il avait 8 ans quand sa mère, pour fuir les bolcheviques, l’a pris sous le
bras avec ses frères et sœurs en 1938 et s’est exilée en Suisse. « Je crois que
mon père, un pur Ukrainien opposé aux purges de Staline, écrivain
diplomate qui, par francophilie, m’a prénommé du nom de l’écrivain
Romain Rolland, a été dévoré par des loups après s’être échappé d’un
bagne des îles Solovki », dans la mer Blanche, raconte Tolmatcho!. Avec sa
longue barbe neige-argent et ses cheveux e"lochés, on croirait Gandalf
ou Saroumane, les magiciens du Seigneur des anneaux, de Tolkien.

Trois noces et un témoin


Durant les années 1950, le Parador, un tea-room de la place de Rive à
Genève, est le repaire d’une petite bande qui ne vit que pour le cinéma.
Un jeune dandy mi-suisse, mi-francais aux lunettes fumées en est. En
terrasse, Tolmatcho!, autodidacte des salles obscures et fabuleux
collectionneur de livres sur le 7e art, impressionne Jean-Luc Godard par
son culot avec les filles et son « archivisme mental » : « Je récitais par cœur
les génériques des moindres petits films, les noms des assistants, des
éclairagistes et des décorateurs. »
Lire aussi : Antoine de Baecque : « Les leçons de Jean-Luc Godard »

L’un comme l’autre ra!olent des poésies de Supervielle et des films de


Marcel Carné ou de Julien Duvivier. Dans la « boîte aux trésors » de
Tolmatcho!, un carton rangé sous le lit médicalisé, on trouve quelques
archives émouvantes de ces jeunesses emmêlées, comme ces deux billets
de cinéma du Palace, à Lausanne, et vieux de plus d’un demi-siècle. Ils
datent de 1960, quand Godard tournait Le Petit Soldat, son deuxième
long-métrage, et avait enrôlé Roland comme assistant. Un matin, il
décommande le tournage et fait renvoyer chez eux les techniciens et les
acteurs, « soit, précise Tolmatcho!, ma mère, ma sœur et mes maîtresses
de l’époque : j’avais fait tout le casting. » Le futur maestro a rendez-vous
« au cinéma avec Anna », l’actrice vedette de son film. Les tickets sont là,
roses, sous nos yeux. Sur l’un, Godard a écrit : « J’aime. » Sur l’autre,
« Anna ».

Sur des photos de Richard Dumas, deux billets de cinéma sur lesquels Jean-Luc Godard déclare son
amour pour Anna Karina, conservés par son ami Roland Tolmatchoff, à Genève. MATTHIEU CROIZIER
POUR M LE MAGAZINE DU MONDE
Un an plus tard, en 1961, l’Ukrainien fut le témoin du mariage de Jean-Luc
Godard avec Anna Karina. Et encore, en 1967, pour celui avec la
comédienne et future écrivaine Anne Wiazemsky, petite-fille de François
Mauriac. En Suisse, les deux fois, à Begnins, bourg plutôt cossu posé dans
une campagne vaudoise verdoyante et proprette, avec vue dégagée sur le
Léman. A l’époque de sa première union, le réalisateur d’A bout de sou!e
a Paris Match à ses trousses, qui fait sa « une » sur les noces. « Le syndic
[le maire] avait pour bureau une pièce de l’auberge communale, bref, la
mairie faisait bistrot, raconte Tolmatcho!, c’est pour ça que Godard l’avait
choisie deux fois. Il voulait aussi épouser Marina Vlady [qui avait tourné
avec lui Deux ou trois choses que je sais d’elle en 1966], mais ça n’a pas
marché. » Un peu plus tard, Jean-Luc Godard dira : « Anna Karina, Anne
Wiazemsky (…) ont joué un rôle dans mes films, Anne-Marie Miéville a joué
un rôle dans ma vie. » Pas très élégant.

Le reclus de Rolle
Le réalisateur a passé son enfance entre le 16e arrondissement parisien et
ce coin du canton de Vaud où s’était un temps installé son père médecin.
Anne-Marie Miéville, elle, a vécu une enfance suisse dans une famille de
la petite bourgeoisie horlogère, avant d’épouser le publicitaire français
Philippe Michel. Elle est aussi venue à la photographie de plateau de
cinéma par militantisme : elle gérait la librairie Palestine à Paris et a
croisé Godard en 1972, signant avec lui Ici et ailleurs, réflexion sur le
trucage de l’information à partir du cas palestinien.

Elle devient sa compagne et sa complice pour une grosse dizaine de films,


comme Passion, tour à tour ou à la fois monteuse, coscénariste – Sauve
qui peut (la vie), Prénom Carmen, Détective –, assistante, avant de signer
seule ses réalisations, à partir de 1983. Suit un mariage, mais en toute
discrétion, cette fois – il y a douze ans, croit savoir le New York Times. Soit
très longtemps après leur rencontre et leur installation, au milieu des
années 1970, au bord du lac Léman, à Rolle.
Roland Tolmatchoff, l’ami de jeunesse de Godard, à Genève. MATTHIEU CROIZIER POUR M LE MAGAZINE
DU MONDE

Pourquoi ce bourg ? « Parce que c’est nulle part », répondait Godard, qui
trouvait que, avec ses plans d’eau, ses villes, ses flancs de coteau, ses ciels
et ses montagnes, la Suisse était à elle seule un décor de cinéma idéal. A
20 kilomètres de là, Nyon la belle se visite : Tintin s’y est arrêté dans
L’A"aire Tournesol, Pablo Neruda y a caché ses amours, les festivaliers
amateurs de chanson s’y retrouvent l’été, Godard y a randonné avec les
éclaireurs et joué au foot enfant. Rolle, elle, se traverse sans s’arrêter,
comme ces trains directs de Genève à Lausanne qui fendent les quais de
la gare dans un si#ement strident avant de s’évanouir : « F"#ou"""… »

Ses 6 000 habitants semblent tous tendre vers un


bien-être bourgeois o!ert à chaque pas-de-porte
« Rolle est encore plus de ses rues silencieuses – boutiques de toilettage

discret que le reste de la pour chien, ateliers de yoga, méditation,


« coaching émotionnel », réflexologie plantaire…
Suisse. » Un commerçant « Breathe Life », propose une enseigne de la rue du
du bourg où vivait Godard Nord, à quelques centaines de mètres de la petite
maison du réalisateur de Pierrot le fou, entre un
temple et une église évangélique : deux sentinelles
protestantes qui semblent veiller à son insu sur ce descendant de la
grande famille huguenote des Monod, les riches fondateurs de la Banque
de Paris et des Pays-Bas.

La maison endormie
Pour dénicher ce domicile, ne compter ni sur le voisinage ni sur les
retraités en goguette occupés à promener leurs chiens, comme naguère
Godard avec Loulou-tout-fou ou Roxy. « Rolle est encore plus discret que le
reste de la Suisse », résume un commerçant de la Grand-Rue. Pas grave, la
dernière demeure du cinéaste figure dans ses derniers films,
intérieur/extérieur, et même dans ceux de collègues descendus un jour
ou l’autre en Suisse pour converser ou quémander l’onction du grand
homme.

Lire aussi | Jean-Luc Godard à travers cinq entretiens dans les


archives du « Monde » : « Le moment heureux pour le cinéma, c’est
presque avant qu’on en fasse »

Une scène du documentaire Visages villages, d’Agnès Varda et JR, filmée


en 2016, est devenue culte. La réalisatrice, décédée en 2019, pleure de
trouver close la porte du maître et un mot inscrit à son intention. Vrai
lapin ou trucage ? « J’avais provoqué gentiment Varda : “Tu avais tout
combiné avec lui, c’est clair, une scène de vos retrouvailles n’aurait eu
aucun intérêt pour ton film”, confie le critique de cinéma Alain Bergala. Je
trouve qu’elle s’était défendue mollement… »
Les hommages d’anonymes à Jean-Luc Godard sur sa porte d’entrée, à Rolle, en Suisse, en
novembre. MATTHIEU CROIZIER POUR M LE MAGAZINE DU MONDE

Rue des Petites-Buttes, les volets sont clos – ils l’étaient souvent, même
de son vivant. Des fans ont dessiné des haïkus sur les vitres d’une
véranda dont la peinture s’écaille : « JLG 4 ever », trois initiales rendues
fameuses par l’autoportrait du réalisateur, JLG/JLG, sorti en salle en 1995.
Un tournesol a été accroché à la butée des persiennes. Un bouquet de
plumes s’ennuie dans un mug décoré d’une mauvaise copie du Clovis
endormi de Paul Gauguin, posé sur la boîte aux lettres. En 1997, dans
Nous sommes tous encore ici, l’avant-dernier long-métrage d’Anne-Marie
Miéville, une femme jouée par Aurore Clément disait à son compagnon,
interprété par Godard : « J’aime l’homme que tu es, mais je ne te supporte
pas toujours. » L’épouse du cinéaste vivait à la fois tout près et ailleurs, à
350 mètres de là, mais devant chez lui, leurs noms restent accolés comme
dans un générique : « JL Godard/AM Miéville ».

Le jeune homme et la mort


« Comment imaginer qu’il n’ait pas pris la décision de ce suicide
programmé avec elle ? », interroge l’ex-critique de cinéma de Libération
Gérard Lefort. Voilà longtemps que Jean-Luc Godard manque de mourir,
longtemps qu’il parle de sa mort, longtemps qu’il flirte avec elle… Avant
de ressusciter, fringant et plein de vie. Jeune, il se tape parfois
étrangement la tête contre les murs. Jaloux à en crever d’Anna Karina, il
découpe ses costumes au rasoir ou feint de se taillader les veines. « Je me
souviens qu’à deux reprises Eric Rohmer et moi, inquiets d’être sans
nouvelles, l’avions cherché dans tout Paris », raconte Roland Tolmatcho!.

Ils le dénichent une première fois dans l’un de ses


meublés bon marché « rue de la Harpe, avec à ses
« La dernière fois que je pieds un portrait en carton de l’acteur Humphrey

suis venu le voir, en 2015, Bogart. Un autre jour, je l’ai pisté jusqu’au rez-de-
chaussée d’un studio du quai aux Fleurs, où il avait
Anne-Marie m’avait ses habitudes », près de Notre-Dame. Le cinéaste
remercié en disant : “Il est Eric Rohmer disait avoir retrouvé cette fois-là
très seul et il aime bien Godard baignant dans son sang après une histoire

qu’on vienne lui rendre d’amour qui avait mal tourné.

visite.” » L’ancien député On ne compte plus ses fausses sorties. En 1971, à la


européen Daniel Cohn- suite d’un accident de Mobylette rue de Rennes, il
manque vraiment d’y passer : un cric est
Bendit nécessaire pour le dégager de la camionnette dans
laquelle il s’est encastré. Un miracle dont il fait,
neuf ans plus tard, un film, Sauve qui peut (la vie). En 2013, une rumeur se
propage dans Paris : Godard serait (très) malade. « Une journaliste de Libé
est passée voir notre critique de cinéma Olivier Séguret pour lui demander
de préparer la nécrologie de Godard », raconte aujourd’hui Gérard Lefort.
Le lac Léman, à Rolle. MATTHIEU CROIZIER POUR M LE MAGAZINE DU MONDE

Pour le quotidien préféré du réalisateur, si ce dernier passe l’arme à


gauche, tout le déroulé du journal explose : « Il faut qu’on ait sa nécro au
frigo », explique-t-elle, soit son portrait prêt pour une future publication.
« Olivier restait silencieux », croit se souvenir Lefort, et n’écrivit rien. De ce
refus d’obstacle naît un joli petit livre, Godard vif (G3J Editeur, 2015), sorte
d’anti-nécro à couverture orange signée par Séguret, qu’on aperçoit sur le
bureau de Godard dans A vendredi, Robinson, documentaire réalisé
en 2022 par une peintre et cinéaste iranienne, Mitra Farahani. Elle a capté
les toutes dernières images du maestro vivant : dans un étrange coup de
dés, son film, produit par Jean-Paul Battaggia et monté par Fabrice
Aragno, est sorti en salle le 14 septembre, au lendemain de la disparition
du cinéaste.

« Le club des cinq »


Ces deux-là ont accompagné Godard presque jusqu’au bout. « Ils sont
mon comité de réalisation, à la fois ma tête et mes jambes », disait-il
souvent. « Deux fées », préfère Olivier Séguret pour décrire Battaggia-
Aragno, à la fois « assistants, régisseurs, directeurs de production, scripts,
secrétaires, costumiers, machinos, électros, monteurs, chefs opérateurs,
ingénieurs du son, chargés des restos, des taxis, de l’argent et des bouteilles
d’eau ».

Lire aussi | L’abécédaire de Jean-Luc Godard

Deux garçons indispensables qui, par « respect » et refus d’une amitié


trop facile, maintenaient un vouvoiement de rigueur, « comme Frédéric
Moreau et Madame Arnoux à la fin de L’Education sentimentale »,
réfléchit d’une voix douce Aragno dans le studio de création, au sein
d’anciens entrepôts industriels de Lausanne. Ni l’un ni l’autre n’étaient
d’ailleurs des « godardiens » historiques. « Quand il me demande en 2002
de travailler avec lui, sourit le réalisateur de 50 ans, j’étais plutôt
Kiarostami et Antonioni. » Avec Jean-Paul Battaggia, il présente jusqu’au
18 décembre à la Ménagerie de verre, à Paris, un « parcours visuel et
sonore » autour de cinq des derniers films du « maître ».
Fabrice Aragno, en novembre, à Paris, à la Ménagerie de Verre. MATTHIEU CROIZIER POUR M LE
MAGAZINE DU MONDE

Ce duo dévoué partageait avec trois autres personnes un groupe


WhatsApp consacré à « Jean-Luc ». « Le club des cinq », sourit, émue,
Matilde Incerti, attachée de presse du réalisateur depuis Eloge de l’amour,
en 2001, et membre du groupe. Mitra Farahani en est aussi, et Nicole
Brenez, une historienne et théoricienne du cinéma rencontrée il y a sept
ans et que Godard, émerveillé par sa culture et sa dextérité à retrouver
des archives, surnommait sa « documentaliste ». Cinq vigies veillant sur
lui, pas plus que les cinq doigts d’une main. Le groupe était baptisé « Au
contraire », deux mots par lesquels Godard a toujours aimé commencer
ses phrases, comme une promesse de disputatio, d’engueulade, de
polémique.

Comme ceux qui ont l’ironie, la critique et la


brouille faciles, Godard, homme d’amitiés
« Cet été, nous recevions séquentielles, ne suscitait plus tant de fidélités que

encore par e-mail des ça. Ses provocations en 2014 pour expliquer que
rébus, énigmes et « François Hollande devrait nommer Marine Le Pen
premier ministre », ses saillies de militant de la
devinettes que Jean-Luc cause palestinienne sur les juifs, fatigantes pour
inventait chaque jour. » certains, antisémites pour d’autres, en avaient
L’historienne et éloigné plus d’un. « La dernière fois que je suis venu

théoricienne du cinéma le voir, en 2015, raconte l’ancien député européen


Daniel Cohn-Bendit, camarade des années Mao du
Nicole Brenez cinéaste auquel Godard envoyait un message
chaque 22 mars, pour l’anniversaire du
mouvement étudiant de Nanterre, Anne-Marie
m’avait remercié en disant : “Il est très seul et il aime bien qu’on vienne lui
rendre visite.” » Des mots d’ordinaire réservés aux personnes âgées sans
beaucoup d’amis et qui avaient surpris l’ancien leader de Mai-68.

L’obsession de sa fin
C’est en 2014-2015 que, tout à coup, Godard, à 80 ans passés, se prend à
évoquer la vieillesse. Voilà déjà cinq ans qu’il ne joue plus au tennis à
cause d’une douleur au genou. Devant Olivier Séguret en visite à Rolle,
l’ancien jeune homme qui marchait sur les mains pour épater ses
fiancées s’épanche à voix haute : « Les animaux, on les pique ; mais nous,
même si on demande, personne ne nous pique, même un ami médecin…
Bien sûr, je connais un ou deux endroits où je me dis parfois, quand je me
promène : tiens, je pourrais me jeter de cette falaise, ce serait une mort
certaine. Et en même temps je me dis aussi : ça fait peur, je vais avoir peur
de sauter… Peut-être que si j’étais de cette époque, j’irais au Moyen-Orient –
dans une ONG plutôt que chez les djihadistes –, mais en prenant des risques
et en espérant prendre une balle au bon endroit. »

L’ancien journaliste de Libé n’est pas choqué par


cet aveu. Serge Daney, le grand critique ciné du
« Il a sollicité une mort quotidien dans les années 1980, se sachant très

volontaire pour échapper malade, avait un jour chargé Olivier Séguret (sans
succès) de lui « trouver de la digitaline », rapporte-
au malheur des jours. » t-il à Jean-Luc Godard. Moue de l’intéressé : « Le
Pierre Beck, l’ancien vice- poison, je n’aimerais pas. Je me méfierais du
président de l’association résultat », répond celui qui s’est pourtant « raté »

Exit Suisse romande tant de fois avant sa rencontre avec Anne-Marie


Miéville. Le sujet l’obsède. Il l’évoque cette même
année avec le journaliste Darius Rochebin, en
public cette fois, sur la Télévision suisse romande (TSR) : « Si je suis trop
malade, je n’ai aucune envie d’être traîné dans une brouette. Je demande
souvent à mon médecin, à mon avocat, comme ça : “Si je viens vous
demander du barbitural [il veut dire du pentobarbital], je ne sais pas
comment ça s’appelle, ou de la morphine, est-ce que vous m’en donnerez ? »
Et regrette de ne jamais obtenir de réponse favorable.

Dans les bois jouxtant le lac Léman. MATTHIEU CROIZIER POUR M LE MAGAZINE DU MONDE

Il confessait à l’époque se sentir « tout jeune » dans sa tête. Mille projets


fusaient encore de son séjour ou de l’atelier empli de petites caméras et
de matériel numérique dernier cri, rue des Petites-Buttes. « Le corps (…)
est intéressant à suivre » : devant le journaliste suisse, il faisait même
mine de prendre goût à disséquer les évolutions physiques dues au grand
âge, qui, au passage, lui avait adouci le caractère. « Le Jean-Luc Godard que
j’ai eu la chance de rencontrer en 2015 voulait rire, avec ce savoir-faire que
l’on voit dans tous ses films, depuis le burlesque physique jusqu’au trait
d’esprit le plus sophistiqué, raconte l’historienne et théoricienne Nicole
Brenez. Cet été, Jean-Paul, Fabrice et moi recevions encore par e-mail des
rébus, énigmes et devinettes que Jean-Luc inventait chaque jour. »

L’heure du grand départ


Mais, tout à coup, le reclus de Rolle n’a plus trouvé « intéressants » les
stigmates du temps. Il n’a plus eu envie de jouer. « Il ne tenait plus très
bien debout, M. Godard, confie, à Rolle, Gino Siconolfi, le patron de la
société de taxi Arc-en-ciel, qui le conduisait ici et là depuis vingt ans. A la
fin de l’été, il m’a dit qu’il était très très fatigué. » Fin août, le cinéaste lui
indique que c’est sans doute « la dernière fois qu’il promène ses chiens au
bord du lac » et jusqu’à l’embouchure de l’Aubonne, comme dans son
avant-dernier film, Adieu au langage, dont Gino, le chau!eur de taxi, était
d’ailleurs l’un des figurants. « Deux scènes, je n’ai pas bien compris mon
rôle, j’étais le chau"eur d’un monsieur important. »

Lire aussi | Jean-Luc Godard, une vie de révolutions

Sa décision est prise le 3 septembre 2022. « Il va partir. » Anne-Marie


Miéville l’annonce à quelques intimes. « Il a sollicité une mort volontaire
pour échapper au malheur des jours », nous explique Pierre Beck, l’ancien
vice-président de l’association Exit Suisse romande, créée en 1982 et
choisie par le couple Godard. « Depuis 2013, les autorités pénales de notre
pays autorisent l’assistance ou le suicide pour des personnes sou"rant de
polypathologies liées à l’âge : perte d’équilibre, de vue, d’audition, tout cet
ensemble de petites choses qui, isolément, ne sont pas forcément graves
mais ensemble rendent la vieillesse intolérable à certains », ajoute cet
ancien interniste. « Ce n’était pas à cause d’une maladie ou de sou"rances,
confirme Olivier Séguret. Il était épuisé, déprimé, et ne pouvait plus
travailler. »
Sur la porte de la chambre de Roland Tolmatchoff, dans sa maison de retraite à Genève. MATTHIEU
CROIZIER POUR M LE MAGAZINE DU MONDE

Le 5, une date est arrêtée dans l’agenda ultrachargé de l’association : le


suicide assisté de Godard est programmé le 13 septembre. « N’y voir
aucun signe particulier », préviennent ses amis. Le 11, coup de tonnerre,
voilà que l’autre gloire du cinéma romand, Alain Tanner, meurt à Genève.
La Suisse est en deuil. Elle ignore que, deux jours plus tard, une autre
disparition va totalement éclipser celle de l’auteur de La Salamandre. « Je
crois sans en être certain que j’avais tenté d’en plaisanter avec lui en
disant : “Tu ne veux pas retarder la venue d’Exit ?” Mais quand c’est fixé, ces
choses-là, c’est fixé », raconte Fabrice Aragno.

La veille de la date prévue, l’épouse du cinéaste prévient quelques


proches. Parmi eux, Olivier Séguret. Ou encore le patron historique de
Libé, Serge July : il a connu le réalisateur par la mère de son fils, la
journaliste et éditrice Blandine Jeanson, qui, comme actrice, a traversé
trois des films de Godard. En 2009, July lui-même a coécrit le
documentaire Il était une fois… Le Mépris. De Rolle, l’homme qui a choisi
de mourir ajoute parfois quelques mots derrière ceux de sa femme : « Au
revoir », « Je m’en vais », ou, plus rare, « Je t’embrasse », comme à son
vieux « Roland ».

« Il est à côté de moi, c’est fini, il dort »


Tolmatcho! pose sur son visage ému ses longues mains piquées de
taches de vieillesse, comme un rideau. Il fut l’impresario de Georges
Moustaki et le protégé de Romain Gary à Los Angeles, mais surtout,
en 1955, le bel acteur à chapeau d’Une femme coquette, court-métrage à
petit budget tourné en 16 mm par Godard, d’après Le Signe, de
Maupassant. Il a aussi inspiré costumes et répliques à son ami de la
bande du Parador : « Mon chapeau, il s’est retrouvé sur la tête de Piccoli et
de tas d’autres. Michel Poiccard [Belmondo] qui crie dans la voiture d’A
bout de sou#e, ce sont mes onomatopées quand je filais au volant de mon
Opel Olympia ou de ma Galaxy. » « Les plus belles filles du monde ne sont
pas à Londres, ni à Stockholm, ni à Paris, mais à Genève ou Lausanne » et
« la voix de France Inter » entendus dans le film, c’est encore lui. Un des
amis de Poiccard porte son nom. Le cinéaste le savait, et cela compte à
l’heure des adieux.

Ce qui s’est passé le lendemain, sur le lit de Jean-


Luc Godard, dans la maison d’Anne-Marie Miéville,
« J’aimerais mieux être ils sont peu à le savoir. Et ce ne sont pas les deux

enterré dans les bois, mais « fées » qui le raconteront. « Avant, je travaillais
dans le monde de la marionnette. Je ne suis pas un
pour cela il n’y aura pas parleur, sinon je ne ferais pas de cinéma », prévient
d’autorisation. Donc il Fabrice Aragno. On sait que la présence d’une
faudra jeter les cendres infirmière est requise et que l’usage est de recourir

dans le lac. » Jean- à une dose de pentobarbital de 15 grammes. « Trois


minutes maximum d’endormissement avant de s’en
Luc Godard en 2019 à la aller », précise l’ancien vice-président de
télévision l’association Exit Suisse romande. Exit, comme
« une porte de sortie en cas de nécessité », dit-il.
Exit, comme l’enseigne lumineuse qui indique la sortie dans les salles
obscures : « Jean-Luc ne peut pas ne pas y avoir pensé », sourit Olivier
Séguret.

« Il est à côté de moi, c’est fini, il dort », annonce, le matin du 13 septembre,


Anne-Marie Miéville à quelques proches. A 9 h 58, le site de Libération
sort en exclusivité la nouvelle. Vingt-huit pages sont bouclées dans la
journée pour le journal du lendemain. Parmi les derniers de ses 150 films,
Adieu au langage a tout juste dépassé les 30 000 entrées, Le Livre d’image
n’a été di!usé que sur Arte malgré une Palme d’or spéciale à Cannes.
Mais le « qu’est-ce que c’est “dégueulasse” ? » de Jean Seberg dans A bout
de sou!e (1960), le madison de Bande à part (1964) ou la « ligne de
chance » de Marianne et Ferdinand dans Pierrot le fou (1965)
appartiennent à la légende.

Le mausolée de Milan
Le décès du génie fait le tour de la planète. Au Kiosque (le nom suisse des
tabacs) des Amis, Carmelo Conti, un carreleur du coin passé jouer au
tiercé, qui n’a jamais vu un film de Godard, montre la photo que son fils
Tony lui a envoyée de Los Angeles lorsque leur voisin de Rolle est mort :
« Repose en paix Jean-Luc Godard », a"chait en lettres rouges le Nuart
Theater, une institution de Santa Monica. « Tout le monde me connaît
mais personne n’a vu mes films », a résumé un jour le prince de la
Nouvelle Vague.

Jean-Paul Battagia, en novembre, à Paris, à la Ménagerie de Verre. MATTHIEU CROIZIER POUR M LE


MAGAZINE DU MONDE
Les messages a#uent, certains mystérieux, d’autres inattendus. Le
16 septembre, Le Monde fait paraître dans sa page consacrée aux avis de
décès un hommage à « Jean-Luc Godard » envoyé par la grande dame de
la mode, Miuccia Prada, 73 ans. « Miuccia Prada se souvient avec émotion
des sollicitations intellectuelles vécues à travers ses films qui ont joué un
rôle important dans sa propre formation culturelle et des précieuses
rencontres qui ont eu lieu au fil des ans », a dicté la riche Milanaise. Des
proches de Godard se souviennent des longues manœuvres de la
milliardaire pour approcher le cinéaste désargenté et tenter d’unir le
nom de la marque à celui de l’icône du 7e art, et notamment de ce jour
où, pour cause de météo, le jet de la couturière n’avait pu se poser près de
Rolle.

Un accord avait été trouvé en 2019 : dédiée à l’art contemporain, la


Fondation Prada abrite désormais, à Milan, une reconstitution à
l’identique de l’atelier suisse de l’artiste : le « Studio d’Orphée ». Son Lion
d’or, son dernier film, son cahier et son écriture, ses moniteurs, « les
dernières années de sa vie sont là, sa vie est là », explique Matilde Incerti.
Plus sa raquette de tennis, son imper, son petit aspirateur Dyson… De
quoi s’interroger durant la visite : Godard ne se serait-il pas un peu
moqué de Prada et de ses fans ?

Dispersé dans le lac


Pas du tout, au contraire… Dans les années 1980, Anne-Marie Miéville
avait trouvé que ces deux mots, « au contraire », feraient, le jour venu,
une parfaite épitaphe pour son mari. Sur une tombe d’un cimetière de la
Riviera suisse, façon Nabokov à Montreux ou Charlie Chaplin à Corsier-
sur-Vevey ? « J’aimerais mieux être enterré dans les bois », avait prévenu
Godard en 2019, lors d’un entretien avec la journaliste Elisabeth Quin sur
Arte, sans cercueil, à même la terre. « Mais pour cela il n’y aura pas
d’autorisation. Donc il faudra jeter les cendres dans le lac. Après tout, c’est
un peu mon lac, puisque [ma famille et moi] avons fait des va-et-vient
entre Paris et la Suisse et entre la Suisse et la Savoie » – son grand-père
maternel avait une propriété côté français, entre Yvoire et Thonon.

Lire aussi : Jean-Luc Godard, Dieu et la religion

Il est décidé que Jean-Luc Godard sera incinéré le 15 septembre. « Fabrice


et moi partirons avec l’urne dans une frêle embarcation », téléphone
Anne-Marie Miéville à Roland Tolmatcho!, comme pour s’excuser de ne
pouvoir l’embarquer avec eux – le bateau n’était en réalité pas si frêle que
cela. Godard a tant de fois filmé les embarcadères du « lac de Genève »,
comme il disait pour emmerder les Français, ses bateaux Riva et ses
cygnes, et, rouges et blancs sur fond bleu, ses drapeaux suisses flottant à
la brise, qu’on imagine le plan.
Le lac Léman, à Rolle, où les cendres de Jean-Luc Godard ont été dispersées. MATTHIEU CROIZIER
POUR M LE MAGAZINE DU MONDE

Une référence, chuchotent quelques initiés, à la dernière phrase de


Sépulture sud, nouvelle où Faulkner se souvient avec une minutieuse
exactitude des heures précédant les obsèques de son grand-père, et que
Godard cite en 2017 dans Grandeur et décadence d’un petit commerce de
cinéma. Il y est question d’« ossements vides et pulvérisés », de « poussière
ino"ensive et sans défense », d’abolition des saisons. Un brin obscur, mais
une chose est sûre : ce jour de cendres, un orage s’est levé, la couleur du
lac a viré d’un coup, le vent a commencé à friper la surface de l’eau et
Godard s’est envolé.
Ariane Chemin

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