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Résumé
Cet article propose de présenter le redéploiement des travaux sur la télévision, qui s'est opéré dans les années soixante-dix, en
rupture avec la théorie lazarsfeldienne. A la faveur de travaux systématiquement empiriques diversifiant les méthodologies
d'enquêtes, deux pôles de recherche se sont en effet dégagés. D'une part, un courant qui s'intéresse aux effets cognitifs à long
terme des médias ; d'autre part, un courant qui se concentre sur l'interprétation des messages et sur la réception. Non
seulement ces deux courants s'appuient sur des démarches analytiques différentes, mais, de plus, ils aboutissent à des
conclusions antinomiques sur le statut social de la télévision.
Abstract
Dominique Pasquier
20 Years of Research on Television : A Post-Lazarsfeldian Sociology ?
This article reviews the research on television that, breaking with Lazarsfeldian theory, changed orientations in the 1970s.
Thanks to systematically empirical studies that have diversified survey methodologies, two poles of inquiry have emerged : on
the one hand, an interest in the mass media's long-term cognitive effects ; and on the other, an interpretation of messages and
their reception. These two poles of research are based on different analytical procedures. They also reach antinomic
conclusions about television's social status.
Pasquier Dominique. Vingt ans de recherches sur la télévision : Une sociologie post lazarsfeldienne ?. In: Sociologie du travail,
36ᵉ année n°1, Janvier-mars 1994. pp. 63-84;
doi : https://doi.org/10.3406/sotra.1994.2157
https://www.persee.fr/doc/sotra_0038-0296_1994_num_36_1_2157
Dominique Pasquier
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Dominique Pasquier
Autant dire que la recherche sur les communications de masse, et tout parti¬
culièrement la recherche sur la télévision, est, pour la période qui nous inté¬
resse ici, extrêmement riche. Il a fallu se résoudre à opérer des choix. Les tra¬
vaux français étant par définition plus accessibles, et donc probablement
mieux connus, le propos sera centré, à quelques exceptions près, sur les
recherches étrangères2. D'autre part, nous avons choisi de privilégier les axes
de recherche qui ont représenté des tournants dans la discipline par rapport
aux traditions antérieures. Il ne s'agit bien évidemment pas d'un jugement de
valeur ni d'un pari sur la postérité de ces travaux. En revanche, tout laisse
penser que les nouvelles questions qui ont été posées, et surtout la manière
dont elles ont été formulées, sont particulièrement exemplaires de l'évolution
de la discipline.
Les recherches dont il sera fait état ici présentent plusieurs points com¬
muns. Tout d'abord, elles affichent une volonté systématique de vérification
empirique. Cette mise à l'honneur du terrain est intéressante à plusieurs titres.
Elle concerne désormais aussi des travaux qui s'inscrivent dans une problé¬
matique des effets puissants des médias : or, la tradition critique à travers ses
différentes écoles avait jusqu'alors largement fonctionné sur la base de posi¬
tions spéculatives. On assiste donc à un éclatement de la frontière qui séparait
traditionnellement les sociologues critiques des sociologues empiriques. D'autre
part, la pratique du terrain s'est élargie à de nouvelles méthodes : les travaux sur
Breton
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Sfez
2. (1992)
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(1991)Le;
(1989)
64
Vingt ans de recherches sur la télévision
la réception ont fondé leur démarche sur une observation de type ethnogra¬
phique, et les méthodes expérimentales de la psychologie ont été largement utili¬
sées dans plusieurs secteurs de la recherche. Il faut sans doute imputer en partie
à cette diversité méthodologique la relative disparité des résultats entre des tra¬
vaux qui s'inscrivent pourtant dans une lignée commune. En fait, les différents
courants de recherche se présentent moins comme des modèles théoriques que
comme des problématiques "en devenir" pour reprendre les termes de Dorine
Bregman (1989). Tout se passe comme si les hypothèses formulées au départ
étaient affinées, réorientées, reconsidérées à la lumière d'investigations empi¬
riques ultérieures qui opèrent chacune une nouvelle construction de l'objet. Ce
foisonnement, dans sa richesse comme dans ses faiblesses3, paraît caractéris¬
tique des recherches de la période étudiée ici.
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Dominique Pasquier
évidemment pas de couvrir l'ensemble des pistes qui ont été ouvertes par les
recherches menées en sociologie cognitive au cours des années soixante-dix.
Pour être plus complet, il faudrait aborder les travaux sur la cultivation qui se
sont intéressés aux effets des médias sur le système de croyance des individus
et sur leur perception de la réalité sociale (Gerbner et Gross, 1976) ; les
recherches sur l'écart de connaissance qui montrent que le niveau d'informa¬
tion acquis par le biais des médias dépend de différents paramètres liés aux
caractéristiques des individus et des messages (Tichenor et alii, 1970 ;
Galloway, 1974 ; Ettema et Kline, 1977, et en France, Souchon, 1969) ; ou
enfin les études portant sur le rôle de socialisation joué par les médias (voir
Comstock, 1978).
Les recherches sur l'agenda reposent sur l'hypothèse que les médias nous
disent non pas ce qu'il faut penser, mais à quoi il faut penser. Il existerait une
forte corrélation entre l'ordre d'importance donné par les médias à certaines
informations et l'attention que le public accorde à ces mêmes informations.
Les médias auraient pour effet d'imposer un rythme et de proposer des objets
à l'attention collective.
66
Vingt ans de recherches sur la télévision
dentielle de 1968 avec les enjeux qui sont privilégiés par les médias auxquels
ont eu accès ces électeurs pendant la même campagne (analyse des thèmes
principaux traités par la presse, la radio et la télévision) : la corrélation entre
l'importance accordée par les médias à certains enjeux et celle attribuée par
les électeurs à ces mêmes sujets apparaît très forte. Funkhouser élargit l'ana¬
lyse en 1973 : il propose un modèle qui intègre une troisième variable, les
événements réels tels qu'ils peuvent être mesurés à partir d'indicateurs statis¬
tiques, et étudie le processus de mise en agenda à l'échelle d'une décennie
(1960-1970). Il analyse l'évolution de huit thèmes (guerre au Vietnam, pro¬
blèmes raciaux, criminalité, etc.) à la fois dans l'opinion publique (sondages
Gallup), dans les médias (nombre d'articles consacrés à ces thèmes dans trois
hebdomadaires) et dans la "réalité" statistique (nombre de crimes, importance
des envois de troupes au Vietnam, etc) : il trouve une forte corrélation entre
l'importance donnée à une question par les médias et l'importance que lui
accorde le public dans les sondages d'opinion. En revanche, l'agenda des
médias est décalé par rapport à la réalité statistique : les médias anticipent sur
les questions qui ont un caractère médiatique sensationnel ( newsworthy ) en
leur accordant de l'importance avant que ces questions ne deviennent cri¬
tiques en réalité. Dans d'autres cas, la couverture médiatique dépend de fac¬
teurs externes (publication d'un rapport, journée de célébration, etc.).
Ces deux articles fondateurs ont été suivis d'un nombre considérable de tra¬
vaux (en 1987, Rogers et Dearing recensent 102 recherches en agenda setting,
voir aussi Bregman, 1989). Ces recherches empiriques ont entraîné une refor¬
mulation des hypothèses de départ. En 1974, les travaux de Mac Leod, Becker
and Byrnes montrent que l'effet d'agenda est plus fort sur les individus qui ont
eu des discussions sur les thèmes traités par l'agenda que sur ceux qui n'avaient
pas eu cette forme de communication interpersonnelle. Mac Combs en viendra
donc à intégrer au modèle d'origine d'autres dimensions. Dans un article publié
en 1976 il apporte plusieurs limites à son hypothèse de départ : l'effet d'agenda
ne fonctionne pas toujours, pas sur tout le monde et pas partout. Les nouveaux
facteurs qu'il prend en compte sont les suivants :
67
Dominique Pasquier
Zucker (1978) et Eyal (1979) établissent une autre distinction : plus l'évé¬
nement touche un sujet pour lequel les individus n'ont pas d'expérience
sociale directe, plus le pouvoir d'agenda des médias est grand. À l'inverse,
l'effet d'agenda est moindre sur des sujets familiers. Enfin, la recherche sur
l'agenda s'est raprochée de la psychologie cognitive avec des groupes tests
étudiés en situation de laboratoire : les individus les moins aptes ou les moins
désireux de contredire l'information sont les plus sensibles à l'effet d'agenda
et il y a un lien entre la manière dont l'information est présentée et l'effet
d'agenda (Iyengar, 1979 et 1987).
D'autres travaux ont apporté des précisions sur le processus lui-même, ainsi
l'étude de Salwen en 1986 qui cherche à évaluer le temps nécessaire à l'ins¬
tauration d'un effet d'agenda : il étudie la manière dont trois journaux du
Michigan couvrent pendant 33 semaines sept thèmes touchant à l'environne¬
ment (traitement des ordures, qualité de l'eau, problème du bruit, etc.) et
compare la progression de ces mêmes thèmes sur un échantillon de 300 per¬
sonnes interviewées en trois vagues successives. Il faut cinq à sept semaines
pour que l'effet d'agenda commence à se faire sentir et dix pour qu'il atteigne
son apogée. Puis il décline, en se maintenant toutefois plus longtemps dans
l'opinion publique que dans les médias.
Certaines des pistes ouvertes par les recherches sur l'agenda gagneraient à
être approfondies : Lang et Lang (1981) constatent que l'émergence d'un
item sur l'agenda est relative aux items qui l'ont précédé, et Crenson (1971)
note que certaines questions sont régulièrement soulevées ensemble et qu'à
l'inverse d'autres ne peuvent cohabiter. Ces associations gagneraient à être
étudiées de façon plus systématique. On comprend mal aussi pourquoi la pro¬
blématique de l'agenda n'intègre pas plus les résultats des travaux qui ont été
menés au cours des années soixante-dix et quatre-vingt sur la construction
sociale de l'information4. Ils permettraient pourtant d'apporter des éléments
de réponse à deux questions qui ont été pour l'instant trop peu étudiées: celle
du fonctionnement interne de l'agenda des médias et celle des relations
d'influence réciproque entre l'agenda des citoyens et l'agenda des médias.
Erbring, Goldenberg et Miller (1980) constatent que l'influence de l'agenda
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68
Vingt ans de recherches sur la télévision
des médias sur l'agenda des citoyens est plus forte lorsque les médias sont les
premiers informés, mais il reste à savoir dans quelle mesure ou dans quels cas
l'agenda des médias est défini par les attentes du public. Enfin, les travaux
sur l'agenda n'ont pas réussi à élucider un problème pourtant décisif : com¬
ment un événement est transformé en enjeu (issue5) par les médias et com¬
ment il devient à son tour un enjeu aux yeux de l'opinion publique. Non seu¬
lement, on constate que la plupart des travaux sur l'agenda ont porté sur des
événements - qui sont plus facilement identifiables et donc plus facilement
mesurables que des enjeux - mais il arrive aussi parfois que les unités d'ana¬
lyse retenues confondent les deux niveaux d'analyse.
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les
un
et
69
Dominique Pasquier
voir de définir les thèmes autour desquels portera le débat politique (pour être
interviewés les candidats sont obligés de suivre l'agenda des médias) et sur¬
tout de définir les enjeux qui donneront son sens au vote (Bregman et
Missika, 1987).
La spirale du silence
Ces hypothèses partaient d'un double constat à propos des élections fédérales
allemandes de 1965 : le premier était qu'il existait un décalage empiriquement
vérifiable entre la répartition effective d'une opinion et son expression en
public (elle reprend sur ce point la littérature sur "l'ignorance pluraliste", i.e. la
perception incorrecte des positions majoritaires ou minoritaires, voir par
exemple Taylor, 1982). La prévision d'une victoire des démocrates chrétiens
qui s'était renforcée dans les sondages au cours de la campagne (alors qu'au
départ les sociaux démocrates partaient à égalité dans les intentions de vote),
avait progressivement entraîné un changement dans les intentions de vote et
s'était soldée par une victoire effective des démocrates chrétiens. D'où un
deuxième constat : la pression pour se conformer à l'opinion perçue comme
majoritaire entraîne un changement de comportement en faveur de cette opi¬
nion. C'est en affirmant publiquement sa prétendue supériorité numérique
qu'un des camps politiques était parvenu à l'imposer dans les faits.
70
Vingt ans de recherches sur la télévision
La spirale du silence n'a pas suscité comme l'agenda une vaste entreprise
empirique au sein de la communauté scientifique : les travaux existant sont
tous plus ou moins réalisés par des équipes qui relèvent de la sphère institu¬
tionnelle d'Elisabeth Noelle-Neumann (elle dirige V Institut fur Demoskopie
d'Allensbach). En revanche, le débat autour de la spirale du silence a été vif
et intéressant, et les critiques théoriques qui lui ont été adressées ont conduit
l'auteur à affiner certains concepts et à intégrer d'autres variables dans l'ana¬
lyse (Noelle-Neumann, 1984, 1988, 1991).
71
Dominique Pasquier
- On ne peut étudier les effets d'un message avant d'avoir étudié la manière
dont le message est interprété par celui qui l'a reçu.
72
Vingt ans de recherches sur la télévision
- Face au message, celui qui décode peut adopter trois positions: il fait une
lecture dominante (i.e. il décode le message selon le sens dominant proposé
par celui qui l'a encodé) ; il fait une lecture négociée (i.e. il accepte certains
éléments du sens dominant mais s'oppose à d'autres) ; il fait une lecture
oppositionnelle (i.e. il s'oppose au sens dominant).
lyse des lectures culturelles, à travers les travaux sur la réception du feuille¬
ton, et l'analyse du rôle de la télévision dans le réaménagement de la sphère
domestique.
voir6.Morley,
Il existe1980
toutefois
; Lewis,
un certain
1985 ; Dahlgren,
nombre de 1985.
travaux portant sur la réception de l'information :
74
Vingt ans de recherches sur la télévision
gramme (ce qui avait été mis en évidence par le travail pionnier de David
Morley, 1980). Katz et Liebes ont mené une enquête sur 600 téléspectateurs
issus de cinq communautés culturelles (Américains, juifs Russes d'immigra¬
tion récente en Israël, Arabes vivant en Israël, juifs Marocains, et kibbutznik)
observés et interviewés par groupes de six devant le même épisode de Dallas.
Il ressort de ce travail que chaque communauté culturelle a sa propre manière
d'interpréter le programme et de le raconter. Les groupes arabes et juifs
marocains déroulent un discours linéaire, pris dans l'histoire séquentielle, et
situent les personnages par leurs rôles familiaux. Les kibboutzniks et les
Américains ont un récit segmenté, centré sur les personnages qu'ils identi¬
fient par leurs noms, et, contrairement aux précédents, ils aiment jouer de
l'histoire qui leur est racontée et anticiper les événements à venir. Les juifs
Russes se situent encore dans un autre schéma avec un récit thématique, cen¬
tré sur les messages, et un discours très critique qui fait abondamment réfé¬
rence au contexte de production du programme - les acteurs, les producteurs
hollywoodiens, l'idéologie capitaliste américaine - (Liebes et Katz, 1990).
Les autres travaux menés sur Dallas renforcent cette hypothèse d'une lecture
déterminée par l'inscription culturelle du téléspectateur : en Algérie (Stolz,
1983), les personnages et les intrigues de Dallas ne sont pas perçus comme
un univers réaliste ni une image du capitalisme moderne, mais comme un
récit qui met en scène une réalité que les Algériens ont connu par le passé
(valeurs traditionnelles d'allégeance à la famille large, autorité du père de
famille, solidarité de la famille contre l'extérieur). C'est une histoire prémo¬
derne de la famille. En Hollande (Ang, 1985), Dallas est vécu comme une
antidote à l'absence de structure familiale contraignante qui caractérise la
société néerlandaise. En Allemagne (Herzog-Massin, 1986), c'est l'inverse :
Dallas exalte chez les téléspectateurs le sens de la solidarité familiale large
telle que les Allemands la vivent mais sans oser l'assumer.
75
Dominique Pasquier
n'est pas pour autant signe de passivité puisqu'elle laisse toujours une place
pour des lectures oppositionnelles ou critiques. Katz et Liebes s'inscrivent
donc en faux avec l'opposition que fait Umberto Eco entre le lecteur naïf et
le lecteur intelligent. Dans leur analyse, le téléspectateur est tour à tour naïf
et critique, avec une propension à être plus d'un côté que de l'autre suivant
son origine socio-culturelle.
76
Vingt ans de recherches sur la télévision
que les contextes domestiques de la réception, qui sont ici au cœur de l'analyse,
ont des répercussions importantes sur les lectures des programmes qu'opèrent les
téléspectateurs.
Les travaux de David Morley (1986) ont permis de mettre en valeur une autre
dimension : l'importance du sexe sur le type de relation entretenu avec le média.
De son étude menée par observation participante dans une vingtaine de familles
ouvrières anglaises, il ressort que les manières particulières dont les hommes et
les femmes appréhendent l'espace domestique familial entraînent des comporte¬
ments très différents face à la télévision. Le foyer est considéré par les hommes
comme un lieu de repos et de détente dont la télévision fait partie intégrante : ils
aiment regarder la télévision dans le silence, ont une grande autorité en matière
de choix des programmes, et affichent une nette préférence pour les nouvelles,
le sport et les programmes d'action. D'autres études montrent d'ailleurs que
cette carte des préférences télévisuelles masculines se vérifie quels que soient
les pays (Lull, 1988), et quelles que soient les époques (Gans, 1962). Pour les
femmes au contraire, le foyer est un lieu de travail et la télévision est considérée
comme un plaisir coupable. Elles effectuent toujours une activité domestique en
même temps, et attendent les moments où l'homme est absent du foyer pour
regarder leurs programmes préférés : les fictions7. Pour elles la télévision est
roses
l'univers
7. Voir
est domestique
vécue
aussi par
sur les
ceet thème
lectrices
face à le
l'autorité
travail
commemasculine
de
une
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déclaration
Radway
(Radway,
d'indépendance
qui
1985).
montre queface
la lecture
aux exigences
de romans
de
77
Dominique Pasquier
beaucoup plus que pour les hommes un sujet de discussions soit au sein de la
famille soit dans le voisinage. Le travail de Morley est évidemment très mar¬
qué par les caractéristiques socio-culturelles de son échantillon et l'on trouve¬
rait vraisemblablement une division des sexes moins traditionnelle dans des
milieux sociaux plus aisés. Toutefois, plusieurs recherches s'accordent à sou¬
ligner un même clivage selon le sexe : Dorothy Hobson (1980) et Tania
Modleski (1983) observent des relations très étroites entre les routines
domestiques et la consommation télévisuelle des téléspectatrices de feuille¬
tons, tandis que la multiplication des interactions sociales entre femmes
autour de la télévision au sein ou en dehors de la cellule domestique ressort
des travaux de Ellen Seiter (1991). D'autres études ont porté sur le rôle de la
télévision dans les interactions au sein du milieu professionnel (Hobson, 1982
et 1991 ; Boullier, 1987).
Dans leurs orientations les plus récentes, les travaux sur la place de la télé¬
vision dans la sphère domestique débouchent sur une perspective d'analyse
plus large : le rôle joué par les médias dans l'articulation entre la sphère pri¬
vée et la sphère publique (Morley et Siverstone, 1990). Herman Bausinger
(1984) montre que la lecture du journal au sein de l'espace domestique
constitue à la fois un rituel dont la fonction est de structurer la vie domes¬
tique et une forme de participation symbolique à la communauté nationale.
Shaun Moores (1988) met en relation la progression de la radio dans
l'espace domestique avec l'évolution des relations entre espace privé et
espace public. Il rappelle en outre que les modes d'organisation des espaces
sociaux et notamment de l'espace domestique ont en retour des effets sur les
médias eux-mêmes.
78
Vingt ans de recherches sur la télévision
qui ont le sentiment que leurs travaux sur la réception ont été dépouillés de
leur dimension critique (Morley, 1993) et qui finissent par considérer que
l'opération de mise en valeur des capacités de résistance du téléspectateur
prend aujourd'hui des allures de dérive populiste (Ang, 1990 et Curran,
1990). Bref, on l'aura compris, les débats actuels dépassent largement le
cadre d'une opposition entre partisans d'une théorie des médias puissants et
79
Dominique Pasquier
partisans d'une théorie des téléspectateurs puissants. Ce qui est ici au cœur
du problème, c'est la question du statut social qu'il faut donner au média.
Et
télévision.
c'est sans doute la question que n'a cessé de poser la sociologie de la
Dominique Pasquier
CEMS ( Centre d'étude des mouvements sociaux)
EHESS/CNRS
MOTS CLÉS
BIBLIOGRAPHIE
80
Vingt ans de recherches sur la télévision
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