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 Le masculin et le féminin dans l'exégèse de Rachi sur la Genèse

À la mémoire de mon maître, le Grand Rabbin Max Warschawski


1« Et que dit Rachi ? » C’est la question rituelle, presque incantatoire, qui a scandé et qui continue
de scander l’accès au savoir biblique et talmudique dans le monde juif tout entier.
2Rachi, Rabbi Chlomo Yitshaqi (1140-1205), a vécu et a enseigné à Troyes, en Champagne, où il
est mort. C’est le seul exégète dont le nom soit devenu inséparable de la notion même d’étude, le
seul dont le commentaire est désormais l’accompagnement obligé du texte biblique et talmudique, à
travers le monument universellement connu qu’est le « Houmach Rachi ».
3Une des traditions qui nous sont parvenues concernant ce grand Sage d’Israël évoque ses relations
avec ses trois filles, Myriam, Yochebed et Rachel, auxquelles, dit-on, il transmettait son
enseignement à une époque où l’accès au savoir pour les femmes n’était guère à l’ordre du jour [1]
[1]Avraham Grossmann, « Haicha bemichnato chel Rachi » (« La femme….
4Notre enquête se limitera au commentaire que fait Rachi des trois premiers chapitres de la Genèse,
chapitres cruciaux, il est vrai, puisque c’est là, dans les récits de l’apparition du premier couple, de
la transgression et du « châtiment », que l’Occident chrétien, développant un courant minoritaire de
l’interprétation juive, va enraciner pour deux millénaires l’évidence du statut inférieur des femmes.
5Rappelons quelques éléments importants du récit biblique. Le premier chapitre de la Genèse relate
les étapes de la création du monde en six jours ; c’est dans ce cadre que se situe l’apparition de
l’être humain : il est créé le sixième jour dans sa double dimension de masculin et de féminin et se
voit confier la tâche de peupler la terre et de la dominer [2][2]Genèse I, 27-28.. Le deuxième
chapitre raconte en détail la création de la femme : le projet divin de faire une « alliée face à lui », la
nomination des animaux par le premier homme et le constat de sa propre solitude, le prélèvement
opéré par Dieu, à la faveur d’un profond sommeil, d’une côte ou d’un côté, la suture, la
« construction » du côté prélevé en femme, l’exclamation de soulagement de l’homme et
l’institution du mariage [3][3]Genèse II, 18-24.. Enfin, dans le troisième chapitre, prennent place la
transgression de l’ordre divin entraînée par le serpent et les « châtiments » qui frappent les trois
coupables [4][4]Genèse III, 14-19..
6Que dit Rachi du masculin et du féminin dans le commentaire qu’il fait de ces trois chapitres ?

1 – Genèse I, 27-28 : L’être humain


7
« D. créa l’être humain à son image ; c’est à l’image de D. qu’il le créa. Masculin et
féminin il les créa.
D. les bénit en leur disant : Croissez et multipliez ! Remplissez la terre et soumettez-la !
Commandez aux poissons de la mer, aux oiseaux du ciel, à tous les animaux qui se
meuvent sur la terre ! »

Masculin et féminin
8Voici le commentaire de Rachi sur le verset 27 :
9
« Plus loin, en Genèse II, 21, il est dit : il prit l’une de ses côtes ou un de ses côtés ; le
Midrach nous enseigne que Dieu l’a créé à deux visages dans un premier temps et
qu’ensuite il l’a séparé en deux. Quant au sens littéral, au “pchat”, le verset vient nous
enseigner que les deux ont été créés le sixième jour et non pas comment ils ont été
créés, ce qui est expliqué ailleurs. »
(en Genèse II, 21)

10Rachi est alerté tout d’abord par une contradiction interne au verset, celle que constitue le
passage du singulier au pluriel pour le complément du verbe « créer » (« à l’image de Dieu il le
créa… masculin et féminin il les créa ») : comment comprendre que le verset puisse parler en même
temps d’un être et de deux ? Cette contradiction, il la souligne, et la résout en même temps, en
faisant appel à un verset du deuxième chapitre, qui semble, lui aussi, être en contradiction avec
notre texte [5][5]Cette contradiction a incité les tenants de la critique… : ici, dans le premier
chapitre, le texte semble parler d’une création simultanée de l’homme et de la femme, alors que
dans le deuxième chapitre, la femme apparaît dans un second temps, tirée de l’adam premier. La
réponse de Rachi s’articule en deux étapes : il commence par nous transmettre un enseignement
midrachique pour aboutir au sens littéral. Or, ce qui d’abord compte pour Rachi, ce qui l’intéresse
au premier chef, comme il le dit à maintes reprises, c’est le sens littéral : « Il y a de nombreux
midrachim et les Sages les ont recueillis. Quant à moi, je ne suis venu que pour préciser le sens
littéral du texte ; j’ai recours au midrach quand il en établit le vrai sens selon son contexte [6]
[6]Rachi sur Genèse 3, 8. Cf. aussi Rachi sur Genèse 3, 24.. » Si Rachi, comme il le fait parfois,
introduit son commentaire par un midrach, c’est donc que ce dernier éclaire « le vrai sens du
texte » : pour le maître de Troyes, la création de l’homme et de la femme se fait en deux temps
distincts ; dans un premier temps, l’humanité apparaît sous une forme bisexuée, l’être humain est
une créature à deux visages – le midrach que reprend notre exégète parle d’un être « androgyne [7]
[7]Genèse Rabba, 8, 1. » – et ce n’est que dans un deuxième temps que cet androgyne primitif est
coupé en deux êtres sexuellement distincts. On pourrait également dire, en reprenant autrement le
propos de Rachi, que le premier récit rend compte, sur le mode de la généralité, de l’apparition
d’une humanité caractérisée par son « double visage », sa double dimension masculine et féminine.
C’est d’ailleurs ce que dit explicitement le maître de Troyes dans son commentaire du Talmud [8]
[8]Traité Berakhot 61a du Talmud de Babylone. : « Au début, il [l’être humain] était d’un côté
masculin et féminin de l’autre côté. » Rachi choisit précisément, dans l’ensemble des commentaires
du midrach, cet enseignement-là, laissant délibérément de côté d’autres interprétations [9][9]Le
terme tsela’est interprété également dans le sens bien connu… ; il ne rapporte pas cet autre
texte [10][10]Genèse Rabba 18, 2. qui, au nom de Rabbi Yehochoua de Sikhnin, commente
longuement, sur le mode satirique ou peut-être humoristique, l’ablation de la côte d’Adam et son
utilisation comme matériau pour la création de la première femme, et qui conclut, sur un registre
commun à nombre de littératures populaires, que les femmes décidément sont bien redoutables,
puisque, en dépit de toutes les précautions prises par le Créateur, elles concentrent en elles tous les
défauts du monde [11][11]Cf. infra, Michèle Bitton, « Lilith et Adam : une légende sans… ! Rachi
ne rapporte pas non plus cet autre texte du midrach selon lequel « Satan a été créé en même temps
que la femme [12][12]Genèse Rabba 17, 6 : « Rabbi Hanina a dit au nom de Rabbi Idi :… ». En
privilégiant parmi tant d’autres commentaires celui qui pose la création d’une humanité à « double
visage », Rachi souligne cette évidence fondamentale que l’homme et la femme sont à la fois
semblables et différents, mieux, que leur différence s’ancre dans la similitude, sans laquelle ils ne
pourraient se reconnaître et que c’est dans cette similitude et cette différence assumées à la fois que
s’enracine la capacité du dialogue et de la rencontre.
11Rachi nous livre ensuite le sens littéral ou pchat, celui qui, nous l’avons dit, lui semble le plus
important, et l’enseignement fondamental qu’il distingue dans le verset concerne non pas la manière
dont la création du masculin et du féminin s’est effectuée, et qui sera précisée ultérieurement, mais
le fait qu’elle se soit effectuée le même jour : le commentateur insiste, semble-t-il, sur ce qui est au
fondement de leur unité et de leur égalité. Ils ont été créés tous deux le même jour, ils sont venus
tous deux couronner la création et le verset 28, dans sa lecture immédiate, ne fait que confirmer
cette approche : c’est à tous les deux, conjointement, qu’est confiée la tâche de peupler le monde.
Homme et femme sont créés le sixième jour : Rachi lui-même, dans un autre passage, nous fournit
matière à commenter cette précision.
12Dans son exégèse du verset qui clôture le récit de la création [13][13]Rachi sur Genèse I, 31., il
s’interroge sur la présence de l’article dans l’expression yom hachichi, le sixième jour [14][14]Pour
les autres jours mentionnés dans le texte, il n’y a pas…, et il explique qu’il y a là une allusion au 6
Sivan, date du don de la Tora au Mont Sinaï. Dire que le masculin et le féminin ont été créés le
sixième jour, c’est proclamer que l’humain, dans sa dimension masculine comme dans sa dimension
féminine, est concerné par la loi, mieux, que l’humain se définit au premier chef par le rapport à la
loi, dans son aspect transcendant et contraignant : être humain, c’est avoir intégré son statut de
créature, d’être second, et en relation avec l’autre.
13Ce premier commentaire présente donc l’humanité sous les traits de la similitude et de la
différence, et sous ceux de la soumission à la loi ; c’est une image égalitaire [15][15]Le choix
exégétique de Rachi prend toute sa dimension si on le….

La femme sous domination ?


14Le deuxième commentaire de Rachi sur la question du masculin et du féminin [16][16]Rachi sur
Genèse I, 28. est moins séduisant et nous renvoie apparemment aux vieux poncifs de l’infériorité
des femmes. Commentant l’expression : soumettez-la ! dans le verset 28, notre exégète remarque
que le mot est écrit sans vav et explique :
15
« Le mot vekhivchouhah – dominez-la – est écrit sans vav [et peut donc se lire
vekhivchah – domine-la] pour nous enseigner que le masculin – zakhar – domine le
féminin – nequeva – afin que ce dernier ne soit pas “quelqu’un qui sort”. C’est aussi
pour nous enseigner que c’est à l’homme, qui d’habitude – ou naturellement – domine,
qu’est donné l’ordre de se multiplier et non à la femme. »

16Là encore le commentaire se divise en deux parties distinctes. Dans sa première partie, prenant
appui sur une particularité orthographique, il propose de lire non pas : dominez-la, injonction
adressée par Dieu à l’humanité dans ses deux dimensions, mais : domine-la, injonction qui
s’adresserait à l’homme et qui aurait pour objet la femme. La deuxième partie, quant à elle, est
d’ordre juridique : elle précise l’application dans la loi juive hic et nunc de cette mitsva – ou
commandement – de la procréation donnée à l’humanité dès la création, et la restreint aux hommes :
seuls ces derniers seront soumis, stricto sensu, à l’obligation d’avoir des enfants [17][17]Michna
Yebamot 6, 6 ; Traité Yebamot 65b du Talmud de Babylone..
17Ainsi donc, à la proclamation de la maîtrise de l’humanité sur le monde, Rachi substitue celle de
la maîtrise du masculin sur le féminin ! Voilà un commentaire qu’un lecteur, et plus encore une
lectrice d’aujourd’hui, lit avec stupeur, avec douleur, un de ces textes qui justifient l’amertume et le
sentiment d’exclusion que nous avons rencontrés chez tant de femmes et qui les ont incitées à
chercher ailleurs la place qu’on leur refuse au sein de leur tradition. Ne nous arrêtons pas,
cependant, à la réaction émotionnelle qui est la nôtre, mais poussons plus loin l’analyse de ce texte.
18Remarquons tout d’abord que la métaphore guerrière est si universellement répandue quand il est
question d’amour que nous n’en avons même plus conscience : un homme conquiert une femme, la
prend, la possède ; une femme cède à un homme, se laisse conquérir, est vaincue ; l’entreprise de
séduction du masculin envers le féminin est une bataille ou un exploit et le lexique français le plus
courant témoigne de cette réalité têtue : les relations entre hommes et femmes s’articulent et
s’expriment en termes de maîtrise et de domination.
19D’autre part, ici comme ailleurs, Rachi se fonde sur le midrach [18][18]Genèse Rabba 8,12., en le
reformulant. Voici le texte du commentaire midrachique :
20
« – Rabbi El’azar au nom de Rabbi bar Zimra : Il est écrit vekhivchah : c’est l’homme
qui est soumis au commandement de la procréation, non la femme. Rabbi Yochanan ben
Beroqua dit : L’un comme l’autre y sont soumis puisque c’est des deux que le verset
dit : Il les bénit…
Il est écrit vekhivchah : l’homme domine sa femme afin qu’elle ne sorte pas sur la place
publique, car toute femme qui sort sur la place publique s’expose à tomber. D’où le
savons-nous ? De l’épisode de Dina. »

21Plusieurs questions se posent à la lecture du commentaire de Rachi : pourquoi forcer le texte


biblique, parfaitement cohérent et satisfaisant, pour y introduire l’affirmation du pouvoir de
l’homme sur la femme ? Rachi formule-t-il là une proposition qui lui paraît évidente, qui constitue
un cadre de pensée parfaitement courant à son époque ? Ou bien au contraire le rappel de cette
« norme » laisserait-il entendre que cette dernière était peut-être remise en question, à une époque
où la femme commençait à jouer un rôle plus important dans la société et où les chantres de l’amour
courtois répandaient le culte de la femme [19][19]Cf. Moshé David Herr, « Rachi novateur et les
réalités de son… ? Dans l’un et l’autre cas, on perçoit, quoi de plus normal, l’arrière-plan du
contexte socioculturel dans lequel baigne Rachi et qui est perceptible également dans ses
responsa [20][20]Rachi est l’auteur de nombreux responsa, réponses à des….
22À lire de plus près le texte, une remarque s’impose : l’affirmation de la suprématie du masculin
n’est pas formulée en soi comme une donnée absolue, définitive, inaccessible au questionnement,
mais est assortie d’un objectif, qui en constitue la justification ; si le masculin domine le féminin,
c’est afin que le féminin ne soit pas « sorteur ». En d’autres termes, le féminin serait porté
spontanément à « sortir » et seule la domination qu’exerce sur lui le masculin serait de nature à
empêcher cette sortie. Rachi reprend ici la mise en garde clairement reliée par le midrach à
l’épisode de Dina, qui « sortit pour s’enquérir des filles du pays », et qui fut violée par Chekhem,
fils de Hamor : sortir est dangereux [21][21]L’idée ou plus exactement la crainte de la « sortie »,
nous la…. Il la formule cependant en des termes plus généraux, sans citer Dina, mais en usant du
vocable yatsanit, une sorteuse, terme qui évoque la prostituée. Il est possible que Rachi ait eu en
tête également un passage des Proverbes qui évoque la prostituée en termes de « sortie » : « Or,
voici qu’une femme l’aborde, à la mine de courtisane et au cœur artificieux. Bruyante et
désordonnée, ses pieds ne tiennent pas en place à la maison ; tantôt dans la rue, tantôt sur les
places, à chaque coin, elle se met aux aguets [22][22]Proverbes 7, 10 à 12.. » Sortir, c’est donc
s’exposer au risque de la violence et c’est adopter le comportement des prostituées. Au-delà de cette
lecture purement sociologique et de cette condamnation de la « sortie » du féminin, quel danger
subtil pour le féminin et pour l’humain recèlerait, selon Rachi, le fait de « sortir » ? Qu’est-ce que
sortir ? Au sens propre, sortir, c’est quitter l’intérieur, espace clos, protégé, sûr, pour aller vers
l’extérieur, espace ouvert, exposé ; c’est peut-être aussi se décentrer, perdre le sens de l’ancrage, de
la stabilité, de l’équilibre, qui, pour Rachi, comme nous le verrons par la suite au sujet de la création
de la femme, constitue la caractéristique du féminin par excellence [23][23]Rachi sur Genèse II, 22..
Rachi, comme le midrach qu’il a choisi d’utiliser ici, perçoit, semble-t-il, un péril pour l’humain
dans la « sortie » du féminin, comme si le féminin devait préserver l’humain du danger de la perte
des repères, rester pour lui un phare ou une boussole. Cependant, cette condamnation de la
« sortie », qui choque les lecteurs et les lectrices d’aujourd’hui, doit être mise en perspective.
Moshé Herr [24][24]Op. cit., p. 186. compare à cet égard la position de Rachi et celle de
Maïmonide (1135-1204) ; ce dernier, qui vit en terre d’Islam, explique dans le Michné Tora [25]
[25]Hilkhot Quidouchim, 13, 11. : « C’est une honte pour la femme de sortir fréquemment “tantôt
dans les rues, tantôt sur les places”, et le mari doit en empêcher sa femme et ne la laisser sortir
qu’une ou deux fois par mois, en cas de besoin, car la beauté de la femme n’est que d’être assise
dans un coin de sa maison, comme il est écrit : “Toute la gloire de la fille du roi est à
l’intérieur [26][26]Psaumes, 45, 14..” » Rachi, commentant ce même verset des Psaumes, dit quant
à lui : « Chaste, elle n’a pas l’habitude de sortir et de flâner dans une ville qui n’est pas la sienne et
où on ne la connaît pas, à moins qu’elle ne circule dans la ville pour chercher du travail et gagner
sa vie [27][27]Rachi sur Traité Guittin 12a du Talmud de Babylone..  » On le voit, Rachi a un point
de vue plus permissif concernant cette question de la « sortie » ; l’influence de l’environnement
apparaît ici de façon évidente.
23La deuxième partie du commentaire de Rachi devient juridique ; elle reprend la première partie
du commentaire midrachique que nous avons cité plus haut. Rachi, comme ce dernier, utilise le
verset comme appui scripturaire pour la loi : puisque la domination, à travers le singulier du verbe,
est d’essence masculine, l’ordre de procréation qui précède, bien que formulé au pluriel, s’adresse
dans le principe à l’homme, non à la femme. Rachi met fortement l’accent sur cette lecture en
choisissant d’inverser l’ordre du midrach, de clore son explication sur le commentaire juridique et
de passer sous silence la controverse mentionnée par ce dernier : pourquoi ? On peut avancer
l’hypothèse que Rachi exprime ici un point de vue favorable aux femmes, dans la mesure où cette
interprétation a des conséquences pratiques importantes, puisqu’elle rend licite le principe de la
contraception féminine [28][28]La contraception masculine est, quant à elle, interdite, en… : Rachi
ouvre un espace de liberté aux femmes… et aux hommes.
24Cette seconde partie du texte appelle, elle aussi, quelques remarques : ici, le texte ne parle plus de
masculin et de féminin, mais d’homme et de femme ; nous passons du théorique au réel, de la
philosophie à la loi. Par ailleurs, dans l’expression ich chedarko likhboch, (qui d’habitude ou
naturellement domine) employée par Rachi dans son commentaire à propos de l’homme, le mot
derekh signifie le chemin, la voie, l’habitude : la domination est présentée comme une
caractéristique naturelle de l’homme, ou bien simplement comme une habitude, une tendance ; en
aucune façon, elle n’apparaît comme un idéal, comme une situation souhaitable ; Rachi se livre à un
constat, il fait état de ce qui est, non de ce qui doit être ; nous ne sommes pas face à une dimension
inéluctable, catégorique, définitive et sans appel de l’humain mais seulement face à une donnée du
réel qu’il faut bien prendre en compte, mais qui laisse place à l’espoir : le changement est possible.
25Ce qu’il est important de souligner ici précisément, c’est que même un commentaire comme
celui-ci, qui apparaît dans une première approche comme désespérément définitif et sans appel,
révèle, à une lecture attentive et ouverte, des issues d’interprétation insoupçonnées, des portes et des
pistes qui, loin de mener les femmes aux culs-de-sac du désespoir et de l’exclusion, leur ouvrent des
espaces où personne avant elles ne s’est encore aventuré.

2 – Genèse II : Des partenaires


De la solitude
26
– Verset 18
« L’Éternel D. dit : il n’est pas bon que l’être humain soit seul ; je vais lui faire un allié
en face de lui. »

27Voici le commentaire de Rachi :


28
« Il n’est pas bon que l’être humain soit seul : afin qu’on ne dise pas qu’il y a deux
détenteurs de l’autorité, le Saint béni soit-il dans les régions d’en haut, seul et sans
partenaire, et l’être humain dans les régions d’en bas, sans partenaire.
Un allié en face de lui : s’il le mérite, ce sera un allié ; s’il ne l’est pas, ce sera en face
de lui [un adversaire] pour lui faire la guerre. »

29Dieu justifie son projet par un jugement négatif sur la solitude ; c’est que, selon Rachi, cette
dernière est par essence un attribut divin : si l’homme se définit par et dans la solitude, s’il oublie
que ce qui fait son humanité c’est la relation, il risque d’être pris et de se prendre pour Dieu, et de
sombrer dans le totalitarisme et l’inhumanité. Thème qu’illustre Albert Camus dans Caligula, un
drame dans lequel il met en scène l’empereur romain du même nom qui, se substituant à Dieu,
distribue selon son bon plaisir la vie et la mort. La solitude est néfaste parce qu’elle déshumanise
l’être humain. Ce que le commentateur discerne et souligne d’entrée de jeu dans le verset, c’est la
fonction de dialogue qui, dès le projet divin, sous-tend l’apparition du premier couple. Et il met en
relief, à partir des termes utilisés, toute la difficulté, toute l’ambiguïté et tous les risques de ce
dialogue : le face-à-face peut être confrontation pacifique et bénéfique – ezer – ou affrontement sur
le mode de la guerre des sexes – kenegdo, terme qui peut signifier « face à lui » mais aussi « contre
lui ». Rachi, remarquons-le, met l’accent sur la responsabilité masculine dans l’échec ou la réussite
du dialogue entre les hommes et les femmes : c’est en fonction du « mérite de l’homme » que la
relation entre le masculin et le féminin aura le visage d’une alliance ou au contraire d’une guerre ;
quel est ce mérite de l’homme dont la présence ou l’absence va être si lourde de conséquences ?
Risquons une réponse : dans le commentaire de Genèse I, 26 [29][29]Dieu dit : Faisons l’humain à
notre image et selon notre…, Rachi use de la même formule : si l’être humain le mérite, il dominera
les animaux ou l’animalité, sinon il leur sera soumis. Peut-être le mérite dont dépendra l’issue du
face-à-face hommes femmes est-il lié à la capacité de l’homme de dominer en lui-même l’animalité,
ou son sentiment de puissance qui l’empêcheraient de faire place à la femme.

Côte ou côté ?
30
– Versets 21 – 22
« L’Éternel Dieu fit tomber une torpeur sur l’être humain qui s’endormit, il prit une de
ses côtes et ferma la chair à sa place.
L’Éternel D. construisit la côte qu’il avait prise à l’être humain en femme et il l’amena à
l’être humain.

31Voici le commentaire de Rachi :


32
« De ses côtes : de ses côtés, comme dans Exode XXVI, 20 [où le terme tsela désigne]
le côté du Tabernacle ; c’est ce que nous avions dit [dans le commentaire de I, 27].
Il ferma : à l’endroit de la coupure.
Il construisit : comme un bâtiment, large en bas et étroit en haut pour accueillir le fœtus,
comme un grenier à blé, large en bas et étroit en haut afin que la charge ne pèse pas sur
les parois.
Il construisit la côte en femme : pour qu’elle devienne une femme. »

33Ce commentaire se situe dans la continuité de la lecture choisie par Rachi [30][30]Genèse Rabba
17, 6 : Rachi prend le parti de Rav Chmouel Bar…, celle d’une création en deux temps et d’une
humanité à « double visage ». C’est le recours à l’intertextualité qui permet à Rachi d’interpréter le
mot tsela’dans le sens de « côté » : la femme n’est pas, dans cette lecture, issue de la côte d’Adam,
elle est définie, très simplement, comme un côté de l’humain. Les conséquences d’une telle lecture
sont bien entendu considérables : l’homme et la femme, définis comme les deux côtés de l’humain,
sont à égalité. Notons en passant que cette lecture a été complètement occultée dans la diffusion
chrétienne – et même dans la diffusion juive – de ce récit fondateur, qui a traversé les siècles sous la
version que tout le monde connaît, version qui a servi pendant deux mille ans de socle à la
misogynie ordinaire. Voilà donc, selon Rachi, les deux côtés de l’humain séparés ; D. ferme la chair
« à l’endroit de la coupure », précise le commentateur, insistant par là même sur le fait que la moitié
masculine est blessée, qu’elle se définit par le manque et l’incomplétude : l’adam ne peut devenir
ich, homme, accéder à la masculinité que par la prise de conscience qu’il n’épuise pas la totalité de
l’humain. La mila ou circoncision, donnée à Abraham [31][31]Genèse 17, 10 sq., viendra inscrire
dans le corps masculin cette « blessure » originelle. L’autre moitié de l’humain, quant à elle, sera
« construite » ; Rachi précise : « pour qu’elle devienne une femme » ; et cette précision, qui pourrait
passer à première vue pour une lapalissade, nous apprend qu’on ne naît pas femme, mais qu’on le
devient : être femme n’est pas simplement une condition qui relève du biologique, de l’ordre
naturel ; être femme implique quelque chose de l’ordre de la construction consciente, délibérée. En
même temps, le commentaire souligne, encore une fois, les dimensions contradictoires et
complémentaires de similitude et de différence qui relient l’homme et la femme ; celle-ci est
comparée à un bâtiment puis à un grenier à blé : le commentaire exploite le choix du verbe,
construire [32][32]Ailleurs, ce sont les verbes faire, créer, façonner, qui sont…, pour exprimer
l’idée d’une stabilité intrinsèque au féminin, liée à sa structure et à sa fonction : engranger l’avenir.

Être deux en un
34
– Verset 24
« C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère, il s’attachera à sa femme et ils
seront une seule chair. »

35Rachi commente l’expression une seule chair :


36
« Il s’agit de l’enfant qui est créé par eux deux : c’est en lui que leur chair devient une. »

37Le commentateur met ici le lecteur en garde : ce n’est pas sur le modèle fusionnel que le couple
doit se construire et fonctionner ; c’est à travers l’enfant que se réalise l’unification, mais l’homme
et la femme, loin de se fondre dans une unité fantasmatique et mortelle, restent séparés, autonomes,
donc vivants.

3 – Genèse III, 6. 15. 16. 20 :


Qui est coupable ?
38
– Verset 6
« La femme vit que l’arbre était bon comme nourriture, qu’il était désirable pour les
yeux, et plaisant, l’arbre, pour comprendre ; elle prit de son fruit, mangea, en donna
aussi à son homme avec elle, il mangea. »

39Rachi commente ainsi ce verset :


40
« La femme vit : Elle a considéré les paroles du serpent, celles-ci lui ont plu et elle les a
crues.
Que l’arbre était bon : pour être comme des dieux.
Qu’il était désirable pour les yeux : selon ce qu’il lui avait dit : vos yeux s’ouvriront.
(verset 5)
Qu’il était plaisant pour comprendre : selon ce qu’il lui avait dit : connaissant le bien
et le mal. (verset 5)
Elle en donna aussi à son homme : afin qu’elle ne soit pas seule à mourir alors que lui
vivrait et épouserait une autre femme.
Aussi : ce terme inclut les bêtes domestiques et sauvages auxquelles elle en a également
donné. »

41Rachi s’inspire ici également du midrach [33][33]Genèse Rabba 19, 4., mais en y apportant des
nuances significatives. C’est le choix du verbe voir qui suscite ici le commentaire midrachique
repris par notre exégète : ce que voit la femme, ce qu’elle considère, ce n’est pas l’arbre, dont la vue
en effet ne pourrait rien lui apprendre sur ses propriétés, mais les paroles qu’elle vient d’entendre,
les paroles du serpent, qui a fait miroiter à ses yeux les mirages alléchants du pouvoir. Voilà
l’enseignement du midrach. Rachi, en y ajoutant les notions de plaisir et de foi, nous révèle, sous
l’apparence anodine de son commentaire, que la confiance ou la foi ou la crédulité, celles d’Ève
comme celles de chaque être humain, ne s’appuient pas, d’abord, sur la raison, le raisonnement, la
pensée, mais s’enracinent dans le terreau favorable de l’intérêt, du plaisir, de la gratification :
d’emblée, le discours du serpent a plu à Ève, discours savamment élaboré en vue de flatter en elle le
désir de connaissance, de maîtrise, de pouvoir et de jouissance ; et, dans un second temps, elle y a
ajouté foi.
42La fin du commentaire est elle aussi d’origine midrachique [34][34]Ibid., 19, 5., et là encore, les
différences sont éclairantes. Le commentaire midrachique explique qu’Ève a convaincu Adam de
manger du fruit en usant de deux arguments :
43
« Quoi, dit-elle, tu crois que je vais mourir et qu’une seconde Ève sera créée pour toi ?
Mais “il n’y a rien de nouveau sous le soleil” [35][35]Ecclésiaste 1, 9.. Ou peut-être
crois-tu que je vais mourir et que tu vas être débarrassé de la charge [de peupler le
monde] ? Mais « Il l’a créée [la terre] non pour rester déserte mais pour être habitée [36]
[36]Isaïe, 45, 18.. »

44Le midrach suggère donc qu’Ève a compté sur le désir divin que la terre soit habitée et que
l’humanité se perpétue, pour rassurer Adam et le persuader qu’il pouvait sans risque s’associer à
elle dans la transgression. C’est l’image d’une femme certes rusée et calculatrice qui se dégage de
ce texte, mais aussi d’une femme relativement sympathique, peut-être parce qu’elle perçoit de Dieu
d’abord et principalement la dimension porteuse de vie du h’esed, de la miséricorde.
45Le commentaire de Rachi revêt une autre tonalité : il use du registre satirique pour livrer d’Ève
une image relativement négative et antipathique, celle d’une créature rouée, calculatrice, possessive,
qui, si envoûtée qu’elle soit par les propos charmeurs du serpent, ne perd ni le sens des réalités ni
celui de ses intérêts ; elle n’a pas oublié le risque de mort qu’elle encourt de par sa transgression et
dès lors, elle prend des précautions, car il n’est pas question pour elle d’envisager un seul instant
que son homme puisse épouser une autre femme : si elle doit mourir, elle ne mourra pas seule, et
elle fait donc en sorte d’embarquer son homme sur la même galère, son homme et même le reste de
la création ! Femme égocentrique, désireuse d’abîmer le monde entier dans sa chute, ou peut-être
aussi de diluer et même de dissoudre sa responsabilité propre dans celle de la collectivité tout
entière : si tout le monde est coupable, personne ne l’est. Femme cynique, habitée par la passion
selon Racine, éprise non de son homme mais du désir de le posséder, pour qui l’alternative est
redoutablement et mathématiquement simple : posséder l’objet de sa passion ou le tuer. Rachi, on le
voit, dresse d’Ève un portrait sévère, derrière lequel se profile sans doute une image des femmes en
général : la motivation qu’il lui prête en effet, aussi surprenante soit-elle, est énoncée sur le ton
d’une évidence, comme si un tel comportement était dans l’ordre des choses féminines, alors que le
lecteur aurait pu supposer qu’elle donne du fruit à Adam par exemple pour partager avec lui le
plaisir et l’ivresse de la consommation et/ou de la transgression. L’image des femmes est ici
incontestablement plus critique et plus négative que dans le midrach.
46Cependant, l’intérêt principal de ce commentaire réside ailleurs : ce que nous livre Rachi, si on
s’applique à l’interpréter, c’est que la femme, en transgressant la loi, en mangeant le fruit interdit et
en le donnant à son homme, n’est pas la vraie coupable ; elle a été, dans cette affaire, victime du
serpent, induite en erreur par lui ; c’est ce dernier qui l’a séduite, qui l’a savamment amenée à lui
faire confiance, et qui est en fin de compte le véritable coupable. Cette culpabilité du serpent, Rachi,
reprenant là aussi le midrach [37][37]Genèse Rabba 18, 6., l’a posée dès le départ, de manière très
forte, au début de l’épisode de la transgression ; commentant la ruse du serpent [38][38]Genèse 3,1.,
il dit :
47
« Quel rapport avec ce qui précède [l’indication de la nudité sans honte d’Adam et
Ève] ?… Cela t’apprend pour quelle raison le serpent leur a sauté dessus : il les a vus
nus et en train d’avoir des relations sexuelles aux yeux de tous et il l’a désirée. »

48Et le thème est repris, avec insistance, dans le commentaire des versets 15 et 20, au sujet des
conséquences de la faute que Dieu énonce :
49
– Verset 15
« C’est l’inimitié que je placerai entre toi et la femme, entre ta descendance et sa
descendance ; celle-ci t’écrasera la tête et toi tu lui mordras le talon. »

50Voici le commentaire de Rachi :


51
« C’est l’inimitié que je placerai : Toi, tu n’avais projeté que la mort d’Adam, puisqu’il
devait manger le premier, et tu comptais épouser Ève. Tu ne t’es adressé à Ève en
premier que parce que les femmes sont “da’atan quala”, sont faciles à persuader et
qu’elles savent ensuite persuader leurs maris. C’est pourquoi je placerai l’inimitié entre
toi et la femme. »

52Le verset 15 rapporte les propos adressés au serpent par Dieu, propos qui le condamnent à ramper
et à être en guerre perpétuelle avec la descendance de la femme. Le commentaire de Rachi reprend,
en le précisant et en l’enrichissant, le thème du désir originel du serpent : voilà que ce désir, pour
être assouvi, devient meurtrier, et ourdit un savant complot, qui révèle le machiavélisme du
serpent ; celui-ci ne tuera pas Adam directement, il s’attaquera à lui indirectement, en
instrumentalisant Ève, qui deviendra involontairement et étourdiment l’arme de ce crime parfait.
Plus loin, à propos du verset 2 ; 20, dans lequel Adam « nomme » Ève, Rachi, rendant compte de la
structure du récit, revient encore une fois sur ce thème :
53
« Le texte revient ici au sujet précédent, où l’homme donna des noms aux animaux [puis
apparaît la femme]…C’est après l’indication de leur nudité que vient l’épisode du
serpent, cela pour t’apprendre que l’ayant vue nue et les ayant vus pendant une relation
sexuelle, il l’a désirée et il les a attaqués avec des intentions hostiles et empreintes de
ruse. »

54Tout commence avec le serpent, ce mâle non humain, qui manigance pour assouvir son désir et
coucher avec Ève. La seule faute de la femme, c’est d’avoir cru à ses propos trompeurs. Le
commentaire de Rachi, à n’en pas douter, disculpe Ève du « péché originel » en inscrivant cette
dernière dans une chaîne de responsabilité dont elle n’est pas le premier maillon, mais dont l’origine
est le serpent, le serpent non humain, figure de l’animalité qui rôde et ruse en l’humain pour avoir
gain de cause, pour submerger sa raison, sa lucidité, pour le soumettre à l’immédiateté de la passion
et du désir de pouvoir.
55L’insistance du maître de Troyes est flagrante et ne laisse aucun doute quant à sa conception du
féminin : la femme n’a pas partie liée avec le mal, elle n’est pas responsable du malheur de
l’humanité ni de sa condition mortelle. L’origine du mal se trouve en dehors de l’humain, ni dans la
femme, ni dans l’homme, mais dans le « serpent », cet animal qui a la prétention de se dresser face
à l’humain, de lui « parler » et de le provoquer à un faux dialogue, en faisant miroiter à ses yeux
une condition inhumaine de puissance et en flattant en lui le désir de pouvoir à travers la sexualité.
La position de Rachi est ici en opposition flagrante avec celle d’un courant de la tradition juive qui
a véhiculé, reconnaissons-le, l’idée d’une culpabilité unilatérale et écrasante d’Ève en même temps
qu’une image négative des femmes [39][39]Cf. Genèse Rabba 17,8 : Dans ce long passage, Rabbi
Yehochoua…, mais aussi et surtout avec celle de la tradition chrétienne, qui a vu en Ève, depuis
deux mille ans, la responsable du malheur de l’humanité, vouée à la mort par sa faute.
56Le commentaire du verset 15, s’il renchérit sur la culpabilité in fine du serpent et donc sur
« l’innocence » d’Ève, comporte une autre indication intéressante : il introduit un jugement général
sur les femmes, présentées comme « faciles à persuader » et en même temps comme « habiles à
persuader leurs maris ». Notons tout d’abord la contradiction – volontaire ? – entre les deux
caractéristiques prêtées aux femmes, qui mine peut-être le crédit que l’on peut accorder à
l’affirmation. Le commentaire de Rachi appelle une deuxième remarque : il peut certes être lu
comme une critique et dénoncerait alors d’une part la naïveté, la crédulité et peut-être la sottise qui
seraient le propre des femmes, incapables du moindre esprit critique, et d’autre part, leur rouerie,
leur ruse et leur esprit tortueux ; mais on peut tout aussi bien l’interpréter comme un éloge de la
confiance qu’elles accorderaient spontanément à leurs interlocuteurs, de leur simplicité dépourvue
de toute arrière-pensée en même temps que de leur aptitude à la parole et au dialogue. Remarquons
enfin les limites évidentes de ce type de jugement, qui prétend attribuer à une catégorie humaine,
qu’elle soit ethnique, religieuse, ou sexuelle, des caractéristiques dont la généralité est toujours
contestable, car celles-ci relèvent davantage des différences entre individus que de traits
prétendument communs au groupe.
57Venons-en à l’expression utilisée par Rachi, qui nécessite, elle aussi, une mise au point : les
femmes sont da’atan quala ; le terme, qui apparaît dans le Talmud [40][40]Cf. TB Chabbat 33b et
Quidouchim 80b. Cf. aussi infra l’article…, est difficile à traduire, et son sens est ambigu ; da’at
signifie à la fois savoir, connaissance, esprit ; qual signifie léger, facile ; l’expression est très
souvent utilisée par les uns et les autres de façon péjorative – et abusive – pour souligner une sorte
d’infériorité intellectuelle des femmes : celles-ci auraient « l’esprit léger ». En réalité, si l’on en
croit Rav Ben Tsion Ouziel, (1880-1953), Grand Rabbin Sefarad d’Israël, ce terme concerne non les
capacités intellectuelles des femmes, mais leur sensibilité et leur aptitude à la compassion [41]
[41]Cf. Zohar (Zvi). Un grand décisionnaire sépharade défend les…. Rachi semble l’utiliser ici
comme une sorte de cliché, pour signaler une différence entre les hommes et les femmes, différence
qui peut être lue, nous l’avons souligné, sur un mode positif comme sur un mode négatif.

De la domination
58
– Verset 16
« À la femme il dit : Oui, je multiplierai ta peine et tes grossesses, dans la peine tu
enfanteras des fils, vers ton homme [ira] ton désir et lui te dominera ».
59Ce verset, qui fait partie de ce que l’on appelle communément les « châtiments » consécutifs à la
transgression de l’interdit divin, énumère cinq sanctions :
60
« Ta peine : il s’agit de la difficulté d’élever les enfants
Tes grossesses : il s’agit de la difficulté d’être enceinte
Dans la peine tu enfanteras des fils : il s’agit de la difficulté de l’accouchement
Et vers ton homme ira ton désir : pour les relations sexuelles ; pourtant, tu n’auras pas le
front d’exprimer ton désir à haute voix, mais lui te dominera, tout viendra de lui et non
de toi. »

61Le texte de ce commentaire est daté : il révèle, en particulier dans sa dernière partie, un contexte
social et culturel qui a longtemps prévalu mais qui n’est plus le nôtre et des normes qui n’ont plus
cours aujourd’hui. L’interprétation est tributaire d’une époque où exprimer son désir à son mari
relevait de l’audace et de l’impudeur et où le silence et la passivité étaient de mise dans le domaine
des relations conjugales [42][42]Il n’est pas sans intérêt de noter que des consignes allant….
62Mais c’est là une considération secondaire en regard de l’intérêt et de l’originalité du point de vue
exprimé ici.
63Comment Rachi lit-il ces sanctions ? Il y distingue les difficultés de la vie telle qu’elle est : il
évoque d’abord les trois premières sanctions, dans lesquelles il voit la difficulté d’être mère,
particulièrement sensible au moment de la grossesse, de l’accouchement et au cours de l’éducation ;
puis il commente les deux dernières sanctions, qui concernent la femme en tant qu’épouse, et qui
semblent légitimer la domination de l’homme sur la femme. Le verset se contentait d’énumérer ;
Rachi, lui, lie étroitement entre elles les deux dernières sanctions, rattachant la domination exercée
par l’homme au désir intense de la femme envers son homme et à l’impossibilité où elle se trouve
de l’exprimer [43][43]Cf. Traité Erouvin 100b du T.B.. De la sorte, il réduit la domination de
l’homme au strict domaine sexuel, se démarquant de la plupart des commentaires de son époque et
des époques ultérieures, qui lisent séparément les deux parties du verset et qui amplifient au
contraire et étendent à tous les domaines de la vie l’emprise de l’homme sur la femme. Des exégètes
éminents ont ainsi abondamment légitimé la domination masculine. Parmi eux, Ibn Ezra (1090-
1165) commente ainsi [44][44]Ibn Ezra sur Genèse 3, 15. : « Afin que tu obéisses à tous ses ordres,
car tu es sous son autorité et dois accomplir ses désirs ». Selon Maïmonide, le verset n’est pas
descriptif mais prescriptif : l’homme doit dominer sa femme, car c’est là la volonté de Dieu
consécutive à la faute commise au jardin d’Éden [45][45]Cf. Maïmonide, Le Guide des Égarés, 3,
8.. Radaq écrit [46][46]Radaq sur Genèse 3, 15. : « Il t’ordonnera ce qu’il voudra comme un maître
à son esclave. »
64Une autre dimension du commentaire frappe d’emblée le lecteur, c’est son extrême modération et
même l’absence de toute culpabilisation à l’encontre d’Ève : autant la culpabilité du serpent était
répétitivement soulignée à travers les divers commentaires de Rachi, autant celle de la femme est
tue ; Rachi se contente de faire état, sur un ton neutre, celui du constat, des difficultés auxquelles
chaque femme se heurte dans son identité de mère et de femme : mère, elle affrontera la peine qu’il
y a à mettre au monde des enfants ; femme, elle éprouvera la peine d’être dans un rapport
d’aliénation et de dépendance à l’égard de celui qu’elle désire et dont elle aurait dû être l’égale.
Rachi comprend le texte biblique dans un sens descriptif et non prescriptif : c’est ainsi que va la vie,
mais ce n’est pas ainsi qu’elle doit aller ; nuance qui mérite d’être précisée quand on sait que
l’Église s’est opposée aux méthodes de l’accouchement sans douleur sous prétexte qu’elles
contreviendraient au statut imposé aux femmes depuis le péché originel. C’est la vie réelle qui est
décrite ici, une vie placée sous le signe de l’effort, de la peine et du rapport de force pour les
femmes tout comme pour les hommes. Rachi, en donnant des « malédictions » qui frappent
l’humanité dès ses origines une lecture descriptive, ouvre du même coup la porte à la légitimité du
changement, à l’espoir d’un tiquoun, d’une réparation.
65Que conclure de cette investigation, faite dans le cadre limité de ce texte, de quelques
commentaires de Rachi concernant le masculin et le féminin ?
66Nous avons mis en évidence, bien entendu, la dépendance de Rachi par rapport à son temps et
aux conceptions hiérarchisées du masculin et du féminin qui avaient cours à son époque – à son
époque seulement ? – : le masculin, dans une certaine mesure, domine le féminin, une femme ne
peut pas exprimer son désir, les femmes ont des attributs spécifiques qui les déterminent et les
définissent. Rachi apparaît cependant incontestablement, à travers les choix qu’il opère dans le tissu
du midrach et à travers ses commentaires, comme un homme d’ouverture : il pose une humanité à
deux visages, opte pour une image égalitaire du couple, restreint l’emprise de l’homme sur la
femme, refuse d’enfermer celle-ci dans une culpabilité théologique et de la définir comme celle par
qui le malheur est arrivé au monde, renvoie l’origine du mal au serpent, à cette force non humaine,
animale, brute, qui s’introduit dans l’homme, fausse ses perspectives et le jette en proie à son désir
de pouvoir. Rachi, loin de coincer les femmes et les hommes dans des déterminations définitives et
fermées, est celui qui signale les issues, qui entrouvre les portes et qui, balisant la route, fraie des
voies d’espoir.

Notes
 [1]
Avraham Grossmann, « Haicha bemichnato chel Rachi » (« La femme selon Rachi ») in
Zion, Riv’on leh’equer toldot Israël, année 2005 p. 190 et du même auteur H’akhmé tsorfat
harichonim (Les premiers sages de France), Jérusalem 2003, p. 122-126 ; Simon
Schwarzfuchs, Rachi de Troyes.
 [2]
Genèse I, 27-28.
 [3]
Genèse II, 18-24.
 [4]
Genèse III, 14-19.
 [5]
Cette contradiction a incité les tenants de la critique historique à conclure que nous avons
affaire ici à deux traditions littéraires différentes qui ont été juxtaposées.
 [6]
Rachi sur Genèse 3, 8. Cf. aussi Rachi sur Genèse 3, 24.
 [7]
Genèse Rabba, 8, 1.
 [8]
Traité Berakhot 61a du Talmud de Babylone.
 [9]
Le terme tsela’est interprété également dans le sens bien connu de « côte ».
 [10]
Genèse Rabba 18, 2.
 [11]
Cf. infra, Michèle Bitton, « Lilith et Adam : une légende sans dessus dessous ».
 [12]
Genèse Rabba 17, 6 : « Rabbi Hanina a dit au nom de Rabbi Idi : Depuis le début du livre de
la Genèse jusqu’ici [c’est-à-dire jusqu’au mot vayisgor, il a fermé], la lettre Samekh n’a pas
été utilisée ; c’est pour nous enseigner que Satan, [dont le nom commence par la lettre Sin
qui se prononce comme le Samekh] a été créé en même temps qu’elle. »
 [13]
Rachi sur Genèse I, 31.
 [14]
Pour les autres jours mentionnés dans le texte, il n’y a pas d’article.
 [15]
Le choix exégétique de Rachi prend toute sa dimension si on le compare à d’autres
interprétations ; citons celle de Radaq, Rabbi David Kimhi (1160-1235), un des
commentateurs les plus éminents au Moyen Âge : «  La différence entre l’homme et les
autres créatures, le fait que toutes ont été créées mâles et femelles et que lui a été créé seul,
est à son avantage : car chez les autres créatures, le mâle n’est pas supérieur à la femelle,
alors que l’homme, lui, est supérieur à sa femelle et qu’il la domine et lui donne des ordres
comme il le veut, puisqu’elle est l’un de ses membres. »
 [16]
Rachi sur Genèse I, 28.
 [17]
Michna Yebamot 6, 6 ; Traité Yebamot 65b du Talmud de Babylone.
 [18]
Genèse Rabba 8,12.
 [19]
Cf. Moshé David Herr, « Rachi novateur et les réalités de son temps » in Héritages de
Rachi, sous la direction de René-Samuel Sirat, Paris, 2005, p. 187.
 [20]
Rachi est l’auteur de nombreux responsa, réponses à des questions halakhiques posées par
les Juifs de sa communauté et d’ailleurs, publiés dans divers ouvrages, et qui fournissent des
indications précieuses sur la vie quotidienne et les habitudes de cette époque ; cf. Moshé
David Herr, op. cit., p. 180 et 186.
 [21]
L’idée ou plus exactement la crainte de la « sortie », nous la retrouvons dans le commentaire
midrachique et chez Rachi à propos de Léa qui « sortit à la rencontre » de Jacob après avoir
négocié avec sa sœur Rachel le droit de passer la nuit avec lui.
 [22]
Proverbes 7, 10 à 12.
 [23]
Rachi sur Genèse II, 22.
 [24]
Op. cit., p. 186.
 [25]
Hilkhot Quidouchim, 13, 11.
 [26]
Psaumes, 45, 14.
 [27]
Rachi sur Traité Guittin 12a du Talmud de Babylone.
 [28]
La contraception masculine est, quant à elle, interdite, en vertu précisément de
l’interprétation restrictive du verset 28.
 [29]
Dieu dit : Faisons l’humain à notre image et selon notre ressemblance ; qu’ils dominent les
poissons de la mer, les oiseaux du ciel, le bétail et toute la terre et tous les êtres qui s’y
meuvent. Rachi : Le terme veyirdou connote à la fois les idées de domination (racine RDH)
et de chute (racine YRD). S’il a du mérite, l’homme domine la bête. S’il n’en a pas, il
descend plus bas qu’elle et c’est elle qui le domine.
 [30]
Genèse Rabba 17, 6 : Rachi prend le parti de Rav Chmouel Bar Nahmani dans la
controverse rapportée par ce midrach.
 [31]
Genèse 17, 10 sq.
 [32]
Ailleurs, ce sont les verbes faire, créer, façonner, qui sont utilisés, cf. I, 26-27 ; II, 7, etc.
Notons que nombre de commentaires soulignent la parenté au moins phonétique entre la
racine BNH, construire et le terme Ben, fils. Et ?
 [33]
Genèse Rabba 19, 4.
 [34]
Ibid., 19, 5.
 [35]
Ecclésiaste 1, 9.
 [36]
Isaïe, 45, 18.
 [37]
Genèse Rabba 18, 6.
 [38]
Genèse 3,1.
 [39]
Cf. Genèse Rabba 17,8 : Dans ce long passage, Rabbi Yehochoua de Sikhnin fait un portrait
particulièrement péjoratif des femmes, parfois même insultant, en utilisant le récit de la
création pour « expliquer » les traits négatifs qui selon lui les caractérisent ; par exemple :
Pourquoi une femme doit-elle se parfumer ? parce que l’homme a été créé à partir de la
terre, qui n’est pas susceptible de sentir mauvais, alors qu’Ève a été créée à partir d’un os :
laissez de la viande pendant trois jours sans sel, et elle sentira mauvais.
 [40]
Cf. TB Chabbat 33b et Quidouchim 80b. Cf. aussi infra l’article de Sonia Sarah Lipsyc :
« Quand les femmes interprètent la loi… »
 [41]
Cf. Zohar (Zvi). Un grand décisionnaire sépharade défend les droits de la femme
(responsum de Rabbi Uziel sur le suffrage féminin, 1920) dans Pardès n° 2 (1985) p. 128-
148.
 [42]
Il n’est pas sans intérêt de noter que des consignes allant dans ce sens étaient encore données
dans des manuels destinés à préparer les jeunes filles à leur vie de femmes en 1960.
 [43]
Cf. Traité Erouvin 100b du T.B.
 [44]
Ibn Ezra sur Genèse 3, 15.
 [45]
Cf. Maïmonide, Le Guide des Égarés, 3, 8.
 [46]
Radaq sur Genèse 3, 15.

Mis en ligne sur Cairn.info le 01/02/2013


https://doi.org/10.3917/parde.043.0015
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