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L’HISTOIRE DE L’EDITION

COMME HISTOIRE INTELLECTUELLE

Les avatars éditoriaux de l’œuvre d’Alberdi

L’histoire éditoriale offre souvent une perspective privilégiée sur


les acteurs et sur les moments de l’histoire intellectuelle d’un pays.
C’est particulièrement le cas des aléas de l’édition des œuvres de Juan
Bautista Alberdi en Argentine.
La pensée d’Alberdi s’est prêtée à des appropriations beaucoup plus
diverses que celle d’autres figures publiques de son époque. Il existe un
Alberdi scolaire et épigrammatique, un Alberdi essayiste et érudit ; un
Alberdi renommé, identifié à la nation au-dessus de toute les factions,
et un Alberdi politique, engagé dans toutes les querelles de son temps ;
un Alberdi rosiste et anti-rosiste ; unitaire et anti-unitaire ; un adepte
de la libre entreprise et un promoteur d’un État capable d’engendrer
les conditions infrastructurelles du capitalisme ; un romantique et un
libéral positiviste ; un libéral conservateur, quasi colonialiste, un libéral
progressiste, quasi socialiste ; un catholique et un laïque ; un gagnant
et un perdant ; il apparaît parfois courageux, parfois hésitant ; quelques
fois cohérent, d’autres opportuniste ; il existe, pour finir, un Alberdi
pro-Urquiza, un Alberdi pro-Roca, un Alberdi libéral, un Alberdi révi-
sionniste et les nombreux Alberdi de gauche : un Alberdi anarchiste, un
socialiste, un communiste et même un trotskiste.
Nous ne cherchons pas à savoir pourquoi, contrairement à d’autres
figures publiques du XIXe siècle argentin comme Echeverría, Sarmien-
to ou Mitre, Alberdi a suscité un éventail d’interprétations d’une telle
ampleur. La critique a signalé avec de nombreux exemples le poids des
virages tactiques d’Alberdi. Pour qualifier les différentes facettes de

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sa pensée, certains ont insisté sur les tensions que devait nécessaire-
ment subir l’importation du libéralisme depuis la périphérie capitaliste.
Nous devrions peut-être aussi tenir compte du caractère particulière-
ment « ouvert » des manuscrits inédits d’Alberdi et last but not least,
de l’absence d’héritier politique capable d’établir son œuvre de façon
définitive et de lui donner ainsi une forme cohérente. Contrairement à
son ennemi Bartolomé Mitre, Alberdi mourut loin de son pays, sans fa-
mille, parti politique ou journal pour défendre sa gloire posthume ; les
documents qu’il légua à son fils ne servirent pas non plus à la création
d’une Fondation ou d’un Musée à sa mémoire.
Les avatars des éditions de son œuvre sont, par conséquent, un cha-
pitre fascinant de l’historiographie et de la politique de l’Argentine mo-
derne. Si l’édition de ses œuvres complètes, sollicitée par le président
Roca au parlement, avait déjà rencontré une résistance féroce, l’édition
de ses Escritos Póstumos à la fin du siècle provoqua de nombreux mé-
contentements et fut l’objet d’une polémique acerbe. Au début du XXe
siècle, bien que l’héritage alberdien fut rejeté par certains, il était sur-
tout discuté par les courants politico-historiographiques les plus divers.
Les politiques de réédition de ses œuvres sont liées à une série de noms
de maisons d’édition qui ont jalonné l’histoire de la culture argentine au
XXe siècle. Nous chercherons à identifier, derrière chacune des éditions,
les acteurs intellectuels et le projet historiographique correspondant.
Les éditions qu’Alberdi réalisa au cours de sa vie ont été dûment
établies dans l’inventaire de son grand biographe Jorge Mayer (1963),
enrichi peu après par son bibliographe Alberto Octavio Córdoba (1968).
Plus récemment, Élida Lois les a étudiées et révisées dans différentes
éditions critico-génétiques. Nous allons nous concentrer ici sur les aléas
des nombreux projets d’édition des œuvres complètes, des œuvres choi-
sies et des œuvres posthumes d’Alberdi, afin de comprendre le pro-
gramme historiographique que chaque politique éditoriale de réédition
a mis en jeu.

Un premier recueil des œuvres d’Alberdi (1856-1858)


Le premier recueil important des œuvres de Juan Bautista Alberdi
fut réalisé par l’auteur lui-même, bien qu’il fût commandé par le gou-
vernement du Général Urquiza. La Province de Buenos Aires venait de

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refuser la Constitution de 1853 et s’érigeait en État indépendant. Ainsi,
le gouvernement de la Confédération Argentine devait l’affronter non
seulement sur le plan économique, c’est-à-dire sur le terrain odieux du
blocus et des tarifs douaniers, mais surtout sur le plan symbolique. Les
œuvres d’Alberdi étaient alors un atout précieux.
La sélection de ce premier recueil, qui aborde logiquement les su-
jets politiques et de droit public chers au gouvernement de la jeune
Confédération rassemble les œuvres de la période constitutionnaliste
de 1852-1855.
Le décret émis à Paraná, le 14 mai 1855, montre que Salvador María
del Carril, vice-président de la Confédération était à l’origine du projet :
« Le gouvernement national étant convaincu de la bonne influence des écrits po-
litiques et juridiques du citoyen Juan Bautista Alberdi sur l’opinion publique, et
étant désireux de manifester solennellement l’estime que méritent les services dé-
sintéressés et spontanés qu’il a offert à sa patrie en tant que propagandiste, dans le
but d’inciter les talents à se pencher sur des travaux de la même nature, d’autant
plus nécessaires que les institutions constitutionnelles de la République Argenti-
ne sont récentes ; le Vice-président de la Confédération a approuvé et décrète que
l’on dépose aux archives publiques, des exemplaires signés par l’auteur, de Bases
(1852), Elementos de Derecho Público provincial para la República Argentina
(1853), Sistema Económico y Rentístico (1853) et De la integridad nacional de
la República Argentina (1855), et que l’on publie trois mille exemplaires de ces
œuvres, dont l’édition sera à la charge de l’auteur ».

Une fois le décret signé par del Carril, Urquiza et Derqui, ce dernier
s’adressa au Chargé d’affaires de la Confédération Argentine auprès
des gouvernements de France, d’Angleterre et d’Espagne dans une let-
tre du 1er août 1855. Il lui expliqua que « par sa décision de rendre jus-
tice, en récompensant les services spontanés et désintéressés rendus au
pays par votre excellence à travers vos écrits, le gouvernement national
a voulu leur faire une publicité afin de diffuser leurs doctrines et d’ino-
culer dans l’âme des peuples les saines maximes dont témoignent leurs
principes ». Alberdi accepta l’offre avec plaisir, il révisa et corrigea ses
livres, et alla même jusqu’à écrire une préface à ce premier recueil de
ses œuvres, où il précisait :
« C’est la deuxième et troisième édition que l’on fait de ces livres, car ils ont pré-
cédé le gouvernement qui en a aujourd’hui commandé la publication, et ils font

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d’une certaine façon partie des travaux qui ont contribué à son établissement. Le
gouvernement argentin, se faisant aujourd’hui éditeur, démontre ainsi sa loyauté
envers les doctrines qui l’ont inspiré ; et ces doctrines obtiennent à leur tour un
nouveau triomphe à travers l’édition officielle qu’en fait le gouvernement cons-
titué à son initiative ».

Une fois établie la filiation entre son programme fédéraliste et li-


béral et le gouvernement fédéral siégeant à Paraná, Alberdi récuse les
accusations provenant du gouvernement séparatiste de Buenos Aires,
qui attaquait la légitimité de la Confédération et de son représentant
diplomatique en Europe, en dénonçant leur « caudillisme » :
« Un gouvernement qui publie et diffuse des doctrines de droit public comme
celle que le lecteur peut trouver dans ces livres ne peut être considéré comme un
gouvernement de caudillos. De même, l’écrivain, qui défend et soutient le gou-
vernement organisé selon ses doctrines et fidèle propagateur de celles-ci, ne fait
que se montrer conséquent avec ses œuvres, contrairement à ceux qui exaltent des
lois qu’ils n’inspirèrent pas, et qui soutiennent des gouvernements institués sur
des principes qu’ils avaient précédemment attaqués ».

Ce premier recueil d’œuvres d’Alberdi intitulé Organización po-


lítica y económica de la Confederación Argentina, parut en décembre
1856, en un seul volume, avec la mention en couverture : « Nouvelle
édition officielle, corrigée et révisée par l’auteur, 864 pages ». On en
publia trois mille exemplaires à l’Imprimerie de José Jacquin à Besan-
çon. Comme l’établissait le décret, la moitié des exemplaires resta en
possession de l’auteur, et l’autre moitié fut envoyée à Paraná, où le gou-
vernement de la Confédération organisa sa distribution dans les biblio-
thèques publiques et parmi les membres du Parlement et du Cabinet.
Deux ans plus tard, on publia une seconde édition augmentée en
deux volumes, au titre plus bref, Organización de la Confederación Ar-
gentina. On pouvait lire sur la couverture « Nouvelle édition officielle,
corrigée et augmentée par l’auteur »1. Selon le chercheur Alberto Octa-
vio Córdoba, « cinq ans plus tard, en 1863, Alberdi projetait un troisiè-

1
(Besançon, Imprimerie de José Jacquin, 1858, 2 vol.) Le premier volume fait 360 pages,
plus 122 pour les appendices ; le volume II poursuit la numérotation du premier, jusqu’à
la page 854. Cette nouvelle édition comprenait le texte de la Constitution de Mendoza
(1855), celui de la Province de Buenos Aires (1854) et les Estudios sobre la Constitución
de 1853, qu’il avait publiés au Chili lors de la polémique avec Sarmiento.

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me volume de ses études se rapportant à l’organisation constitutionnelle
de son pays », il alla même jusqu’à en rédiger la préface. Córdoba, qui
possédait l’original inédit de cette Préface, ajouta qu’Alberdi pensait y
rassembler « les travaux écrits […] pendant les huit années passées en
Europe » et avait prévu d’intituler ce troisième volume Medios políticos
y económicos de Libertad, de Orden y de Engrandecimiento para los
Estados de la América antes española2.
Mais après la bataille de Pavón en 1861, sous la présidence de Bar-
tolomé Mitre, qui destitua Alberdi de sa fonction d’agent diplomatique
en Europe et refusa de lui verser ses salaires, les conditions n’étaient
plus réunies pour publier ce troisième volume. Les deux hommes qui se
succédèrent à la présidence, Mitre et Sarmiento, tentèrent de relativiser
la dette de la Constitution de 1853 envers les Bases d’Alberdi. L’œuvre
de l’homme de Tucumán ne cessa pas seulement d’être un pôle d’in-
térêt officiel : quand Alberdi s’opposa avec ténacité à la participation
de l’Argentine à la guerre du Paraguay (1865-1870), son œuvre devint
l’objet d’hostilités et de condamnations.

Obras completas (1886-1887)


Le triomphe de Nicolas Avellaneda, natif de Tucumán et candidat
du Partido Autonomista Nacional aux élections de 1874 face à Mitre,
fut interprété par beaucoup de secteurs comme un pas vers la fédérali-
sation de Buenos Aires. Dans ce nouveau paysage politique, le prestige
intellectuel d’Alberdi « le grand absent » augmentait. On va jusqu’à
proposer sa candidature aux élections législatives ou aux élections sé-
natoriales en tant que représentant de la province de Tucumán. Certains
souhaitaient le porter à la Cour Suprême, d’autres, le placer à la tête de
la Banque Nationale. Marco Avellaneda, le frère du président, menait la
campagne depuis Tucumán, avec le soutien enthousiaste du ministre de
la guerre, le Général Julio A. Roca3. Le président Nicolas Avellaneda
lui-même regrettait dans une lettre à Ledesma : « Je crois que le Dr Al-
berdi va tarder à revenir ». Des lettres et des messages d’amitié lui par-
venaient depuis l’Argentine, et il décida, non sans hésiter, que l’heure

2
Córdoba, Alberto Octavio, Los escritos póstumos de Alberdi, ¿fueron publicados en opo-
sición a sus últimos deseos?, Buenos Aires, Theoría, 1966, p.12-13.
3
Mayer, Jorge, Alberdi y su tiempo, Buenos Aires, EUDEBA, 1963, p. 820-821.

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du retour, de la reconnaissance et peut-être même, de la réconciliation,
avait sonné.
Enfin, Juan Bautista Alberdi arriva en Argentine en septembre 1879,
pour assumer la fonction de député au Congrès de la Nation, représen-
tant sa province natale. Il assista au triomphe du nouveau candidat du
Parti Autonomiste National, Julio A. Roca, et au soulèvement raté de
Tejedor en 1880, qui précipita l’unité nationale avec la ville de Buenos
Aires « fédéralisée ». C’était la solution qu’Alberdi préconisait depuis
plus de vingt ans, et à laquelle il allait consacrer le dernier des grands
livres qu’il parvint à publier à Buenos Aires en 1881 : La República
Argentina consolidada en 1880 con la ciudad de Buenos Aires por Ca-
pital.
Roca assuma la présidence le 12 octobre 1880. Un mois plus tard à
peine, lors d’un de ses premiers discours de gouvernement, il adressa à
l’Assemblée Nationale une demande de fonds pour l’édition des Obras
completas d’Alberdi :
« Les nombreuses éditions des Obras completas étant épuisées, et étant donné
que leur publication représente un véritable intérêt public, […] que pendant son
séjour en France l’auteur a poursuivi des études et rédigé de nouvelles œuvres
[…] que d’autre part l’auteur a fait preuve d’un patriotisme et d’un intérêt persis-
tant au vu du nombre et de la nature des services remarquables qu’il a rendus au
pays ; que ce soit en tant que codificateur, pendant la préparation et la rédaction
des projets de constitution pour la nation et pour les provinces, ou en tant que
diplomate en Europe ; ce qui le rend doublement digne d’une récompense pu-
blique correspondant aux exigences de sa situation et à dévouement actuel pour
l’achèvement de ses œuvres inédites.4 »
Mais Bartolomé Mitre, accusé par Alberdi d’être responsable de
la guerre du Paraguay et de la mutinerie de 1874, refusa vivement la
proposition depuis les pages de son journal La Nación : « Le décret
du gouvernement national par lequel on envoie réimprimer (sic) les
œuvres d’Alberdi[…] est une absurdité, une preuve classique d’igno-
rance[…] C’est inconstitutionnel[…] C’est une preuve de manque de
conscience politique, d’instinct gouvernemental, d’équilibre moral »,
c’est « une provocation », « une réminiscence fédérale », « une offense
à la morale » et même « contraire à la loi de Comptabilité ». Il accusa

4
Cf. Mayer, op.cit. p. 887.

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en outre Alberdi d’être « le diplomate qui a compromis l’existence de la
Nation Argentine[...] Et le propagandiste qui, pendant la guerre la plus
juste et la plus féconde qu’a mené notre pays, fut du côté de l’ennemi ».
Le lendemain Mitre publia un article de la même teneur, dans lequel il
appelait Roca « le moins lettré des présidents » et qualifiait le décret de
« sinistre dans sa signification et son irrégularité ». Il affirmait que les
Argentins étaient «offensés dans [leur] dignité[…] Et révoltés contre
l’injustice », tout en qualifiant Alberdi d’« opportuniste, pamphlétaire,
et non pas essayiste, ni théoricien scientifique ou philosophique », bien
qu’il lui reconnaissait un « talent généralisateur » et qu’il fût un «hon-
neur de notre pauvre littérature »5. Il dépossédait Alberdi de la paternité
de la Constitution de 1853, l’accusait d’avoir fait preuve de faiblesse en
signant le traité de reconnaissance avec l’Espagne, et d’avoir rédigé le
message d’Avellaneda sur la Capitale, dans de nombreux articles pu-
bliés jusqu’au 24 décembre 1880.
Alberdi préféra ne pas répondre et se consacra à terminer et à pu-
blier son livre sur la fédéralisation de Buenos Aires, ainsi qu’à con-
seiller Roca sur le différend territorial avec le Chili. Celui-ci finit par lui
proposer la légation argentine à Paris, ce qui signifiait une fois de plus
l’éloignement, voire l’exil, mais selon Mayer, constituait pour Alberdi
« la réparation tant attendue ». Mitre vitupéra de nouveau dans une des
pages de La Nación qu’il ne signa pas et Alberdi finit par répondre de-
puis El Nacional signant avec un X :

« nous allons répondre en défense d’un ami et de la vérité outragée par la furie
d’un dément. Que La Nación ait la bravoure de M. Tejedor, de signer ce qu’elle
dit, et elle verra alors un nom propre au pied de ces lignes.6 »

Mitre répondit par une autre série d’articles, en transcrivant, pour le ri-
diculiser, une lettre qu’Alberdi avait écrite en 1833 à Vicente Fidel López
et dans laquelle le jeune auteur commettait trois fautes d’orthographe.
Selon Mayer, « Alberdi, fatigué et malade, ne voulut pas poursuivre
une polémique d’injures rabaissée par le dépit ». Il rédigea à peine quelques
notes que l’on ne connaîtrait que lors de la publication des posthumes :
5
La Nación du 17 novembre 1880, citée par Mayer, op. cit., p. 888.
6
Mayer, op. cit., p. 897.
7
Escritos Póstumos, Vol. XI, 1900 p. 504-505

79
« les doctrines scientifiques que contiennent mes livres ne seront pas détruites par
des articles de presse. C’est la méthode par laquelle Mitre m’a toujours combattu.
Sa tactique repose toujours sur la tentative d’en empêcher la lecture7 ».

Mais le pouvoir de Mitre était tel que le Sénat refusa la nomina-


tion diplomatique d’Alberdi et que l’édition de ses Obras Completas
fut suspendue.
Alberdi s’embarqua pour Paris en août 1881. Il mourut le 19 juin
1884 à la clinique du Dr Défaut, à Neuilly-sur-Seine. C’est alors que la
chambre des députés adopta le projet de loi 1789, qui destinait la somme
de 10 000 pesos à la publication de ses œuvres complètes (le 24 août
1884). Mais le Sénat argentin ne donna son accord que deux ans plus
tard (Loi 1789, du 24 août 1886). Deux jours après son adoption, un
décret du président A. Roca et de son ministre Eduardo Wilde nommait
Manuel Bilbao et Arturo Reynal O’Connor « chargés de rassembler tous
les matériaux nécessaires et de diriger l’impression des œuvres.8 »
La responsabilité retomba sur deux hommes connaisseurs des œu-
vres d’Alberdi et partageant ses idées. Manuel Bilbao (1827-1895), était
un écrivain, avocat, journaliste, historien, d’origine chilienne.9 Après
des années d’exil au Pérou et en Equateur, Manuel Bilbao arriva à Bue-
nos Aires dans les années 1860, où il mena d’importantes campagnes de
presse. Il débuta en tant que rédacteur du journal La República en 1866
et fonda La Libertad en 1873. Il y développe une propagande pacifiste
lors du conflit Argentine-Chili de 1878, qui ne suscite pas la sympathie
du gouvernement Chilien. Arturo Reynal O’Connor (1862-1920), lui
aussi avocat et journaliste, collabora avec Bilbao dans La Libertad. Une
fois le journal de Bilbao fermé, ils continuèrent ensemble leurs campa-
gnes de presse dans El Nacional, de Samuel Alberú. Bilbao est, entre
autres, l’auteur d’Historia de Rosas et Reynal, lui, est reconnu pour
son œuvre Paseo por las colonias. En 1888, Arturo Reynal O’Connor,
Manuel Bilbao et d’autres amis intègrent la commission populaire char-

8
Ultérieurement, le message du 14 septembre 1887, signé par Juarez Celman y Filemón
Posse, demande une rallonge de 11 659 pesos, CD 12/11/1887, 935; CS, 19/11, 1042, Loi
2252, adoptée le 23/11/1887 (Mayer, 887).
9
Il était le frère cadet de l’essayiste romantique Francisco Bilbao qui, sous l’influence des
idées saint-simoniennes des argentins de la Génération du 37, exilés au Chili, avait secoué
Santiago en 1850-51 avec son œuvre Sociedad de la Igualdad.

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gée de rapatrier les restes d’Alberdi, qui ont reposé de 1889 à 1991 au
cimetière de la Recoleta de Buenos Aires.
Les échos des débats politiques autour de la publication des œu-
vres complètes d’Alberdi résonnent dans les brèves pages qui préfacent
l’édition : le texte de loi commandant l’édition, le décret de Roca nom-
mant les éditeurs et un texte de ceux-ci.
En guise d’avertissement, ils indiquent :
« Nous avons simplement voulu rassembler dans une édition soignée tout ce que
produisit la puissante intelligence d’un des premiers penseurs argentins, pour que
ce travail constant[…] soit à la portée des générations suivantes, qu’elles jugent
l’homme le plus discuté par les partis et les factions à partir de ses œuvres, et
qu’elles sauvent de la destruction du temps ce qui doit être une gloire natio-
nale[…] Les fonds nationaux grâce auxquels on publie ces Œuvres viennent de
tous : des amis et des adversaires politiques d’Alberdi »10.

La loi stipulait, dans son premier article, d’éditer « les œuvres d’Al-
berdi publiées et inédites ». Mais au moment de réaliser leur tâche, Bilbao
et Reynal n’avaient pas à disposition les documents laissés par Alberdi
à Paris, ni sa bibliothèque. Ils ne détenaient que les œuvres qu’Alberdi
avait publiées de son vivant, disponibles dans des bibliothèques publi-
ques ou privées. Il s’ensuivit un énorme paradoxe historique : les bi-
bliothèques publiques argentines ne possédaient pas les brochures et les
revues où Alberdi avait publié ses premiers écrits (œuvres « que l’auteur
lui-même pensait avoir perdues ») et ils durent faire appel aux bibliothè-
ques privées d’Andrés Lamas et de Bartolomé Mitre lui-même11.
Ils finirent par rassembler les œuvres d’Alberdi en huit volumes,
publiés l’un après l’autre pendant les années 1886 et 1887, dans les
ateliers d’impression, de lithographie et de reliure de La Tribuna Na-
cional situés au 38 rue Bolívar. Dans la note préliminaire, les éditeurs
prévenaient ainsi le lecteur :

10
Apuntes biográficos del Dr. Juan Bautista Alberdi, 1886 : VII-IX.
11
Une note des responsables de l’édition indique que « La plus grande partie des écrits qui
sont réunis dans les trois premiers volumes de ces Obras completas du Dr Alberdi, nous
ont été confiés par Messieurs don Bartolomé Mitre et don Andrés Lamas. Sans leur gé-
nérosité, il aurait été presque impossible d’obtenir les publications épuisées et qui étaient
considérées perdues par l’auteur lui-même » (JBA, OC, t. V, p. 4).

81
« Nous nous sommes demandés si nous devions organiser cette collection en
fonction d’un ordre chronologique ou d’un ordre thématique. Bien que ce dernier
soit rationnel, et donc plus fondamental, c’est le premier que nous avons adop-
té […] les lecteurs seront ainsi témoins de l’évolution de la pensée du Dr Alberdi,
et pourront la suivre dans ses différentes étapes, avec toutes ses alternatives et ses
développements… »

Bien que, comme le signala Mayer, l’édition fût menée à bien « avec
quelques omissions », l’effort pour rassembler la quasi-totalité de son
œuvre est digne d’éloge. Le premier volume rassemble les écrits de
jeunesse parus entre 1832 et 1839, comme Fragmento preliminar al es-
tudio del Derecho, le discours d’inauguration du Salon Littéraire et les
articles publiés dans La Moda, El Nacional et El Iniciador. Le deuxiè-
me volume regroupe les écrits publiés entre 1840 et 1844, comme sa
thèse de maîtrise chilienne, Memoria sobre la conveniencia de un Con-
greso americano. Le troisième volume contient la plupart des œuvres
rédigées au Chili, parmi lesquelles on peut distinguer Bases. À partir
du quatrième volume, les éditeurs ne pouvaient avancer selon l’ordre
chronologique strict adopté jusqu’alors : il contient Cartas Quillota-
nas et Sistema económico y rentístico ; le cinquième volume comprend
Elementos de Derecho Público Provincial Argentino ; le sixième, ses
mémoires en tant que Chargé d’affaires de la Confédération et ses écrits
sur la guerre du Paraguay ; le septième, Proyecto de Código Civil et
Palabras de un ausente ; et le huitième présente, parmi d’autres textes,
sa dernière grande œuvre publiée, La República Argentina consolidada
en 1880 con la Ciudad de Buenos Aires por Capital.
Cette édition rassembla ainsi les œuvres fondamentales d’Alberdi et
la plupart de ses écrits, mais quelques brochures et la majeure partie de
son œuvre journalistique en furent cependant exclues. David Peña sug-
gère que les éditeurs ne laissèrent pas seulement de côté certains textes
qu’ils n’avaient pas pu localiser12, mais aussi « toute la production dans

12
Par exemple, il manque les articles suivants : La actual situación, de sus peligros, de
sus ventajas ; Falta una política seguida hasta aquí ; Medidas que deben adoptarse desde
este momento, parus en 1840 dans El Nacional de Montevideo ; sont aussi absentes les
Cartas sobre los privilegios de las compañías de vapores, publiées dans El Progreso de
Santiago entre fin 1850 et début 1851 ; ou Las cosas del Plata explicadas por sus hombres
(1858) ; la Memoria sobre el sentido comercial y marítimo de las luchas políticas del Río
de la Plata (1859) ; ou la brochure La Confederación Argentina y Buenos Aires en sus re-

82
laquelle […] Alberdi adopte le style impétueux de Juvénal, la critique
aiguisée de Voltaire et la saveur spirituelle de Maistre »13.
On tira quatre mille exemplaires de cette édition des Obras Com-
pletas. Jusqu’en 1894, moins de dix ans plus tard, deux mille six cents
exemplaires avaient été distribués dans les bibliothèques publiques ou
vendus. Les mille quatre cents restants, qui se trouvaient dans le dépôt
de la Librairie Lajouane de Buenos Aires, furent remis à son fils, Ma-
nuel Alberdi en vertu d’une loi adoptée par le Parlement, afin de payer
les frais d’édition des Escritos Póstumos.

Escritos Póstumos (1895-1901)


Le destin des manuscrits qu’Alberdi conservait à Paris dans deux
coffres déposés chez Don Pedro Gil et sur lesquels veillait son ami Ma-
nuel del Carril, fut aussi l’objet d’amères controverses. Il semble qu’Al-
berdi était lui-même soucieux du destin de ses documents. Dans son
testament, rédigé à Buenos Aires le 13 juin 1880, il affirmait :
« Je souhaite que mes exécuteurs testamentaires de Paris et de Londres ne fas-
sent parvenir en Amérique aucun de mes travaux littéraires inédits et manuscrits,
qu’ils n’autorisent personne, ici ou là-bas, à les publier tels quels, car ce ne sont
que de simples documents de travail et non pas des œuvres achevées »14.

Ce testament semble réaffirmer le souhait exprimé dans celui rédigé


en 1869 à Paris :
« Je prie mon exécuteur testamentaire de faire détruire tous les papiers autres que
des simples documents, […] et de n’autoriser la publication d’aucun manuscrit
inédit, car je ne laisse rien d’écrit qui dusse voir le jour après ma mort »15.

Alberdi fut tellement formel sur ce point qu’au moment de réali-


ser la précieuse publication de ces documents, Manuel Villarrubia
Norry évoque les « clauses du testament n’ayant pas été respectées » ;

laciones con las naciones extranjeras, les notes publiées anonymement dans El Nacional
en juin et juillet 1881, et qu’Alberdi publia immédiatement en brochure : Los dos tratados
argentinos con España, BA, 1881, 41 pages. Cf. Córdoba, 1968, p. 13-14.
13
Peña, David, Alberdi, los mitristas y la Guerra de la Triple Alianza, Buenos Aires, Peña
Lillo, 1965, p. 70.
14
Córdoba, op. cit., 1966, p. 40.
15
Ibid. p. 33.

83
Bernardo González Arrili, lui, parle de « clause impossible à respec-
ter » ; et Ricardo Sáenz Hayes signale dans Historia de la literatura
argentina que les œuvres posthumes furent publiés « en violation de
la volonté testamentaire de l’auteur ». Alberto Octavio Córdoba, qui
collectionne ses papiers, a cependant signalé qu’un dernier testament
d’Alberdi, rédigé peu avant sa mort en mai 1883 à Paris, commence
ainsi : « ce testament révoque tous les autres16 ».
Selon l’hypothèse de Córdoba, Alberdi changea d’avis au sujet de
ses inédits entre juin 1881 et mai 1883. Il craignait sans doute que ses
écrits mettant sévèrement en cause Mitre et Sarmiento, ne finissent en-
tre les mains de ses adversaires politiques et soient publiés de façon
partielle et dévoyée. En juin 1881, il était de retour à Buenos Aires et
alimentait probablement un espoir de conciliation avec ses vieux adver-
saires. Dans ces conditions, la publication de ses œuvres était déplacée
à tous points de vue. Mais en 1883, de retour à Paris, alors qu’il était
attaqué par Mitre et Sarmiento, le sacrifice de ces manuscrits n’était
plus nécessaire.
Quoi qu’il en soit, l’ambiguïté que renfermaient les nombreux tes-
taments d’Alberdi sur ce point autorisa ses héritiers à confier, en juin
1886, la responsabilité de l’édition des manuscrits à son fils Manuel17.
En 1894, alors qu’il entreprenait leur classement, Manuel Alberdi
demanda au gouvernement national de lui remettre les exemplaires des
Obras completas de son père publiées en 1886-87, pour que leur vente
contribue à payer l’édition imminente des Escritos Póstumos. Le gou-
vernement envoya un projet de loi à l’Assemblée, et les députés le trai-
tèrent lors de la session enflammée du 2 août 1894. Manuel F. Mantilla
s’opposa à la loi de façon déterminée. Le député national de Corrientes,
en véritable homme de main de Mitre, rappela que la loi de 1886 stipu-
lait que l’édition des Obras completas comprendrait les textes édités et
inédits, et s’exclama :
« Encore une fois les œuvres inédites, mais personne ne les a jamais vues ces
œuvres inédites ! Aucune œuvre inédite n’a été publiée ! Tout ce qu’Alberdi a
produit par haine de la politique de la Triple Alianza, tout ce qu’il a produit en

16
Córdoba, Alberto Octavio, Los escritos póstumos de Alberdi, ¿fueron publicados en
oposición a sus últimos deseos?, Buenos Aires, Theoría, 1966.,10-11.
17
Córdoba, 1966, document V, p. 45.

84
traduisant les sentiments et les passions d’une autre époque, tout cela a été repro-
duit ; mais les œuvres inédites de ce grand talent, jamais ».

De cette façon, Mantilla rendait publique la gêne qu’avait engen-


drée, non seulement au sein de l’élite du pouvoir de Buenos Aires mais
aussi dans une partie des élites provinciales, l’édition des Obras com-
pletas d’Alberdi de 1886-87. Mantilla l’affirmait très clairement : « à
l’exception de Bases, qui fut le joyau d’Alberdi, tout le reste n’est que
critique politique passionnée, pamphlet d’un homme à l’esprit extrême-
ment puissant… ». Mantilla cite La República Argentina consolidada
en 1880, qui lui semble « la plus triviale de toutes ses œuvres ». Au
point le plus intense de son exposition, Mantilla s’exclama :
« Ça suffit avec Alberdi, M. le Président ! Et ça suffit avec les œuvres inédites du
Dr Alberdi! Elles n’ont rien donné de positif au pays ! […] Je me méfie et je crois
qu’il est déplacé que le Congrès dispose les yeux fermés de la publication d’œu-
vres à caractère politique, économique et historique qui ont été fatales au pays,
comme l’ont été les théories et les doctrines que le Dr Alberdi […] a répandu dans
le pays18 ! »

L’historien David Peña, qui dans sa jeunesse avait rencontré Al-


berdi lors de son dernier séjour en Argentine, réagit immédiatement aux
propos du député Mantilla. Il rédigea trois articles, mais aucun journal
n’accepta de les publier, il décida donc de les diffuser dans une bro-
chure justement intitulée Ça suffit avec Alberdi ! Peña répliquait que
« la République et ses institutions » n’existaient que grâce à ces « pam-
phlets », et suggérait que les mots de Mantilla, dans lesquels résonnait
l’écho de la campagne anti-alberdienne menée quinze ans plus tôt par
Mitre dans La Nación, obéissaient « à l’inévitable soumission du disci-
ple face à son maître »19.
Le vote fut tout de même positif et le parlement argentin adopta la loi
3083. Manuel Alberdi se vit remettre les mille quatre cents exemplaires
restants des œuvres complètes qui se trouvaient dans le dépôt de la Li-
brairie Lajouane de Buenos Aires. Par ailleurs, le gouvernement s’enga-
gea à acheter mille exemplaires des œuvres qui allaient être publiées20.

18
David Peña, op. cit., p. 47-52.
19
Ibid. p. 65-66.
20
Pour sa part, Manuel Alberdi donna 150 exemplaires des Obras completas à son cousin
Federico García Alberdi en échange de la cession des droits que lui et ses frères auraient
pu obtenir des futures publications, Cf. Córdoba, 1966, op. cit. p.18.

85
En mai 1895, neuf ans après avoir reçu les manuscrits de son père,
Manuel Alberdi imprima le premier volume des Póstumos, intitulé Es-
critos económicos. Il publia les quatre premiers volumes entre 1895 et
1896, à l’imprimerie « Imprenta Europa de Buenos Aires ». En janvier
1897, il signa un nouvel accord avec son cousin Francisco Cruz, selon
lequel celui-ci se chargeait d’imprimer les volumes suivants. Ils furent
publiés sous le sceau « Imprenta A. Monkes ». Les derniers volumes
furent édités par « Imprenta Juan B. Alberdi ».
Manuel Alberdi mourut en 1900. Il avait jusqu’alors publié 11 vo-
lumes, et laissait les archives de son père entre les mains de sa gouver-
nante Josefa Escobar Sarsfield de Pérez à qui il demanda expressément
de poursuivre la publication des écrits posthumes. Doña Josefa signa
un nouvel accord avec Francisco Cruz, dans lequel celui-ci s’engageait
à payer mille pesos pour chaque volume publié, à la condition d’obte-
nir la propriété des manuscrits. Francisco Cruz publia cinq volumes de
plus entre 1900 et 1901, ce qui éleva à 16 volumes le nombre total des
posthumes. Il n’en fut tiré que deux mille exemplaires.
Manuel Alberdi et Francisco Cruz n’étaient pas éditeurs profes-
sionnels, mais accomplissaient cette tâche par vocation et par loyauté
envers la mémoire de Don Juan Bautista. L’édition des posthumes ren-
contra de nombreux problèmes, en particulier l’absence d’un critère
d’édition unique. Le principal utilisé par Manuel Alberdi, et adopté
par la suite par Francisco Cruz, fut le classement chronologique. Juan
Bautista Alberdi avait lui-même commencé à organiser certains volu-
mes de ses écrits inédits : Escritos económicos (volume I), El crimen
de la guerra (volume II), le volume traitant les formes de gouverne-
ment en Amérique du Sud (IV) et celui de critique historiographique à
Sarmiento et Mitre (volume V). En revanche, les autres volumes pré-
sentaient des sauts thématiques et chronologiques qui n’étaient pas dû-
ment annotés ou indexés, ce qui entraîna une certaine confusion pour
les lecteurs.
Manuel Alberdi, en prévision de la polémique, tenta d’anticiper
les critiques dans l’« avertissement » du premier volume : il y mani-
festait sa décision de reproduire « textuellement les originaux » tout en
sachant qu’ils contenaient des erreurs, des vides et des répétitions. Il
affirmait qu’il s’abstiendrait toutefois de les corriger :

86
« Nous savons pertinemment qu’en ne modifiant pas ces écrits, qui évoquent,
dans la plupart des cas, des intérêts, des passions et des discussions encore fu-
mantes, certains lecteurs avisés ne manqueront pas, pour les déprécier, de signa-
ler les défauts de formes, de style, les redondances, les contradictions, etc.21 »

Il en fut ainsi. À peine les cinq premiers volumes publiés, Paul


Groussac, l’archiviste virtuose, vitupéra depuis les pages de La Biblio-
teca22, mettant en question non seulement le critère d’édition (les notes,
les erreurs de typographie, etc.), mais le fait même que des manuscrits
inachevés au caractère polémique fussent diffusés. Le sociologue Er-
nesto Quesada argumenta dans le même sens, dans un article du journal
El Tiempo (6/8/1897) qu’il publia ensuite sous la forme d’une brochure
intitulée Conversación con Alberdi :
« Les responsables de l’édition ne semblent pas avoir eu d’autre norme de con-
duite que publier tout ce qu’ils ont trouvé, sans effectuer l’examen attentif indis-
pensable afin de séparer le bon grain de l’ivraie. Les derniers volumes de la série
posthume révèlent un Alberdi à l’esprit petit et maladif, et ses critiques féroces
proches du défoulement »23.

Mais Quesada alla encore plus loin : il offrit le témoignage d’un


Alberdi abattu à qui il avait rendu visite pendant sa jeunesse à Paris, un
graphomane qui n’écrivait que pour écrire et qui par la suite, profondé-
ment découragé, avait abandonné ses papiers dans des caisses : « une
main imprudente a exhumé ce qui, par malheur pour le grand Alberdi,
s’appelle ses Escritos Póstumos ».
Face aux critiques de Quesada, Manuel Alberdi tenta de défendre
la publication des écrits posthumes et l’importance historique de ces
œuvres. Mais aucun journal de Buenos Aires n’accepta de publier sa
défense. Elle parut finalement dans le journal El Municipio de Rosario
le 30 septembre 1897. Manuel Alberdi y transmettait un témoignage
contraire à celui de Quesada : son père n’avait jamais abandonné ses
papiers, au contraire, il les avait soigneusement conservé dans deux
coffres déposés dans le coffre-fort d’un ami et dont il avait jalousement
21
« Advertencia » del Editor a Escritos Póstumos de Juan Bautista Alberdi, Estudios
económicos, Buenos Aires, Imprenta Europea, 1895, p. VI-VII.
22
Escritos póstumos de Juan Bautista Alberdi, in La Biblioteca, año II, t. IV, 1897, p.
324-327.
23
Cité par Córdoba, 1966, p. 23.

87
gardé les clés jusqu’à sa mort. Manuel Alberdi en concluait que plutôt
que « ternir » la mémoire de son père, la publication des posthumes
constituait « sa vengeance »24.
Francisco Cruz crut aussi convenable de justifier sa volonté de pu-
blier l’intégralité du fonds d’archives d’Alberdi et particulièrement les
cinq derniers volumes sous sa responsabilité. Il alléga une « responsa-
bilité historique » et défendit sa décision d’intervenir le moins possible
au niveau des notes et commentaires 25.
C’est l’appréciation de Joaquín V. González sur les posthumes, au
moment de présenter les Obras Selectas d’Alberdi, qui nous semble
la plus équilibrée :
« étant donné qu’il n’est pas possible de reproduire in extenso tous les volumes
des posthumes, ils constitueront une archive pour les chercheurs de demain26 ».

En effet, tout au long du XXe siècle, la plupart des éditions de


chacune des œuvres d’Alberdi prirent leur source dans l’édition des
posthumes. Et un siècle après leur première version, quand les Escri-
tos Póstumos deviendront une rareté bibliographique, Oscar Terán les
fera rééditer par la maison d’édition de l’Université de Quilmes.
Dans la brève note finale de l’éditeur Francisco Cruz à la fin du
volume XVI des Escritos Póstumos, sont indiqués des textes inédits qui
ne furent publiés qu’ultérieurement. Cruz insista auprès de doña Josefa
pour lui acheter la totalité de l’héritage de Juan Bautista Alberdi (biens
mobiliers et immobiliers, actions et droits), ce qu’elle finit par accepter
en 1902. Nous savons grâce au chercheur Alberto O. Córdoba que 10
ans plus tard, en 1911, Félix Peña proposa à Cruz de publier les inédits
d’Alberdi annoncés dans le volume XVI (les lettres de Rosas et d’Ur-
quiza à Alberdi, la correspondance diplomatique et la conclusion de ses
mémoires) dans la revue Atlántida.
Cruz ne parvint jamais à publier d’autres inédits pour des raisons qui
nous sont inconnues. Peut-être que les frais d’édition, la lenteur des ventes
24
Una conversación con Alberdi. A propósito de sus escritos póstumos, in El Municipio de
Rosario, 30 septembre 1897, transcrit dans Córdoba, 1966, p. 67-72.
25
Del editor, Escritos Póstumos, t. XVI, 1901 p. 1-8.
26
Alberdi, Obras Selectas, Buenos Aires, La Facultad, 1920, t. I, p. XXV.

88
des 16 volumes publiés et la violence des critiques l’en ont découragé. En
effet dans la note de l’éditeur il avoue des moments d’abattement.
Même si doña Josefa ne confia pas à Francisco Cruz la totalité des
objets ayant appartenu à Alberdi (comme le prouve le fait qu’en 1927,
elle fit don de quelques biens au Musée d’Histoire National), celui-ci
veilla sur l’héritage littéraire d’Alberdi pendant toute sa vie. Il mourut
en 1927 et l’héritage finit dans les mains de sa veuve, Carmen Susviela.
Celle-ci le vendit en 1946 au philologue et érudit Jorge Martín Furt. Cet
héritage fait aujourd’hui partie de la Fundación Archivo y Biblioteca
« Jorge M. Furt » dans la célèbre propriété Los Talas, à Luján, Province
de Buenos Aires.

Les Œuvres Choisies de la librairie et maison d’édition


« La Facultad » (1920)
L’effort le plus important pour réunir les œuvres d’Alberdi, aus-
si bien les Obras Completas que les Escritos Póstumos, fut celui de
Joaquín V. González (1863-1923), un libéral réformiste. Malgré le fait
qu’il se définissait comme un « conservateur », ce fils de l’élite de la
ville de La Rioja, fit une carrière politique brillante de réformateur ac-
tif, convaincu que les changements du paysage politique exigeaient de
nouvelles lois. Avocat, journaliste, écrivain, professeur universitaire,
législateur, il fut gouverneur de sa province et rédacteur de sa nouvelle
Constitution ; en tant que ministre pendant les présidences de Roca et
de Quintana, il participa à la rédaction de plusieurs lois, de la funeste
Ley de residencia au très moderne projet de Code du Travail de 1904 ;
homme de l’élite oligarchique, mais partisan de la réforme électorale,
il fut positiviste comme l’étaient les hommes de la génération de 1890,
bien qu’il conjuguât ce credo avec un certain spiritualisme d’inspiration
krausiste. Il obtint, en 1906, le poste de recteur de la progressiste et mo-
derne Université de la Plata. Il prit sa retraite en 1918, et se consacra à
la préparation d’une nouvelle édition de Juan Bautista Alberdi : Obras
selectas, Nueva edición, ordenada, revisada y precedida de una intro-
ducción por el Dr. Joaquín V. González, senador nacional27.

27
Buenos Aires, Ediciones de la Librería « La Facultad » de Juan Roldán, 1920, dix-huit
volumes.

89
Malgré l’ampleur de cet effort éditorial en 18 volumes, il ne s’agit
pas, comme le titre l’indique, d’une édition intégrale de l’œuvre alber-
dienne, mais d’une sélection et d’un nouveau classement des Obras
completas et des Escritos Póstumos, selon un critère plus thématique
que chronologique. Les erreurs d’édition des Escritos Póstumos ont été
supprimées, mais on ne peut parler d’une édition critique, dans laquelle
serait toujours clairement indiqué la publication source ou les années
des versions originales28.
Bien que le choix de Joaquín V. González fut l’objet de quelques
critiques29 – Oliver l’accuse d’avoir édité Del gobierno en Sud América
de façon « fragmentaire, mutilée » – il s’agit d’un classement cohérent.
D’ailleurs, la plupart des éditions des œuvres d’Alberdi entreprises de-
puis 1920 seront établies à partir de cette édition.

Les Œuvres Choisies éditées par « Luz del Día » (1952-1957)


Un autre grand recueil parut à Buenos Aires dans les années 50,
sous le nom Obras escogidas de Juan B. Alberdi, en 11 volumes. La
maison d’édition « Luz del Día », dont le nom lui-même se référait à
l’œuvre satirique d’Alberdi, appartenait à un intellectuel engagé, Julio
Ricardo Barcos (1883-1960), un pédagogue qui avait fait ses armes à
l’école des idées anarchistes30 .
Directeur de l’Ecole Laïque de Lanús, il devint ensuite directeur du
projet de l’Ecole Moderne de Buenos Aires (1908-1909). Il participa
activement à la création de la filiale argentine de la Ligue Internatio-
nale pour l’Education Rationaliste de l’Enfance, qui prit le nom de
Ligue d’Education Rationaliste. La Ligue lui permit de diffuser ses
convictions pédagogiques, ce qui lui valut les attaques des défenseurs
28
L’ordre adopté par Joaquín V. González pour la publication des Obras Selectas fut :
Volume I et II: Páginas literarias. Vol. III. Memorias e impresiones de viaje. Vol. IV. Bio-
grafías y autobiografías. Vol. V. Discusión histórica y política. Vol. VI y VII. Diplomacia
argentina y americana. Vol. VIII y IX Estudios jurídicos. Vol. X Bases y comentarios a la
Constitución argentina. Vol. XI Derecho Público Provincial Argentino. XII. La República
Argentina consolidada. XIII. Del Gobierno en Sudamérica. XIV. Sistema económico y
rentístico. XV. Estudios económicos. XVI. El crimen de la guerra. XVII. Estudios políti-
cos. XVIII. Pensamientos sobre política.
29
Oliver, 1970, p. 15.
30
Tarcus Horacio, Diccionario biográfico de la izquierda argentina. De los anarquistas a
la « nueva izquierda », Buenos Aires, Emecé, 2007.

90
de l’enseignement étatique et religieux. Ses livres contenaient des idées
avant-gardistes, qui provoquèrent à l’époque la stupeur, surtout La li-
bertad sexual de las mujeres, qui connut cinq éditions et Cómo educa
el Estado a tus hijos (1927). C’était un propagandiste enthousiaste de
la syndicalisation des instituteurs, et il participa en 1910 à la fonda-
tion de la Ligue Nationale des Instituteurs, qui donna naissance l’année
suivante à la première Confédération Nationale des Instituteurs de la
République Argentine. Il publia la revue Renovación (1914) et dirigea
aussi, entre 1912 et 1914, la publication La Escuela Popular, Órgano
de la Liga de Educación Racionalista. Ce fut un des rares anarchistes
à se ranger du côté des alliés durant la Première Guerre Mondiale et à
approuver la Révolution Russe en 1917.
Entre 1918 et 1920, Julio Ricardo Barcos effectua une tournée de
conférences dans toute l’Amérique centrale. En 1921, de retour à Bue-
nos Aires, il publia Cuasimodo, revue dans laquelle furent publiés les
poèmes de jeunesse de Jorge Luis Borges consacrés à la Révolution
Russe. Cette même année, il fit partie des fondateurs de l’Internationale
des Instituteurs Américains, qui promut l’Internationale Communiste.
Entre 1922 et 1924 il publia Les Grandes Œuvres, une collection de
brochures anarchistes à grand tirage, vendues à un prix accessible. À
la fin des années 20, il adhéra au parti radical, dans le courant d’Yri-
goyen, ce qui lui ouvrit les portes du système éducatif officiel et il en-
tra au Conseil National d’Education. Après le coup d’état militaire de
1930, il conspira avec les militaires rebelles Gregorio Pomar et Atilio
Cattáneo pour renverser la dictature du Général Uriburu et le gouverne-
ment d’Agustín P. Justo. Dans les années 40, il fonda la maison d’édi-
tion “Luz del Día”, qui publia les œuvres de Juan Bautista Alberdi et
de Domingo Faustino Sarmiento. Entreprendre la publication d’Alberdi
et de Sarmiento sous le second gouvernement péroniste était un acte
éminemment politique.
La publication de Barcos ne modifie pas le critère thématique établi
par Joaquín V. González mais s’appuie aussi sur les textes provenant
des Obras Completas et des Escritos Póstumos. Cependant il demanda
à des intellectuels reconnus de préfacer les différents volumes : le so-
cialiste Alfredo Palacios préfaça El crimen de la guerra (1957) et il fut
lui-même auteur de plusieurs introductions.

91
Maison d’édition « El Ateneo »
Nous avons présenté les principales éditions des œuvres d’Alberdi.
Mais il faut aussi signaler d’autres projets éditoriaux qui, sans avoir la
systématicité de ceux que nous venons d’étudier, ont contribué à la dif-
fusion de l’œuvre alberdienne. Citons notamment la librairie et maison
d’édition El Ateneo de Pedro García.
El Ateneo entreprit la réédition de Organización de la Confede-
ración Argentina, (Madrid, El Ateneo, 1913, 2 vols.), les deux volu-
mes qu’Alberdi avait publié en 1858 enrichie d’une étude préliminaire
d’Adolfo Posada, un juriste espagnol d’inspiration krausiste qui avait
visité l’Argentine à l’occasion du Centenaire. El Ateneo publia aussi
plusieurs œuvres d’Alberdi dans les années 20 : Autobiografía (1927),
Estudios sobre la Constitución argentina de 1853 (1929) Páginas de
juventud (1930).

Biblioteca « La Cultura Argentina »


Ajoutons « La Cultura Argentina », un projet éditorial fondé, dirigé
et financé par José Ingenieros (1877-1925). Avec la bibliothèque « La
Cultura Argentina », lancée par Ingenieros en 1915, les livres d’Alberdi
entrèrent dans le monde des « livres bon marché » et de la culture popu-
laire. Ce fut le plus grand effort à cette date de vulgarisation historique,
littéraire et scientifique d’auteurs argentins à des prix accessibles. La
maison d’édition Editorial Claridad d’Antonio Zamora est la seule à
avoir entrepris un projet plus ambitieux, quoiqu’elle ne dépasse le projet
d’Ingenieros que par la quantité et non par la qualité de l’édition. Tous
les volumes étaient précédés d’une étude préliminaire et se vendaient au
prix de 1 peso. Ingenieros, qui dans ses propres écrits considérait Eche-
verría, Alberdi et Sarmiento comme les piliers de la pensée sociologique
argentine, publia cinq titres d’Alberdi31, trois d’entre eux provenaient
31
Bases, 1915, Texte révisé, précédé d’un avertissement de Francisco Cruz où il associe
les noms d’Alberdi et d’Urquiza, comme prototypes respectifs de la pensée et de l’action.
El crimen de la guerra, Buenos Aires, La Cultura argentina, 1915. Estudios económicos.
Interpretación económica de la historia política argentina y sudamericana, BA, LCA,
1916, 404 p., avec une étude préliminaire de José Ingenieros (rééd.: Cultura Popular,
1934). Derecho público provincial argentino, Buenos Aires, La Cultura argentina, 1917.
Sistema económico y rentístico, Buenos Aires, La Cultura argentina, 1921. Préface de
García Merou.

92
des Obras Completas, et les deux autres des Escritos Póstumos.
Ces livres furent réimprimés à plusieurs reprises. De plus, l’impri-
meur de confiance d’Ingenieros, Luis J. Rosso, monta dans les années
30 sa propre maison d’édition, et publia beaucoup de titres de « La Cul-
tura Argentina », dont ceux d’Alberdi. Les livres ont la même couver-
ture bristol et le même logo, seul le nom « La Cultura Argentina » est
remplacé par celui du nouvel éditeur, La Cultura Popular32.

Clásicos Jackson
Quatre autres titres d’Alberdi parurent à Buenos Aires entre 1945 et
1953 dans les éditions plus soignées d’une collection appelée « Clásicos
Jackson »33. Le directeur des éditions était Alberto Palcos (1894-1965).
Historien et journaliste né à Santa Fe, il travailla surtout dans la ville de
La Plata, en tant que professeur de « Théorie et histoire de sciences » de
l’Université Nationale, puis en tant que directeur de sa bibliothèque. Il
fut aussi membre de la Commission Protectrice des Bibliothèques Po-
pulaires et Directeur Général de la Culture du Ministère de l’Education
de la Province de Buenos Aires entre 1956 et 1958. Engagé, d’un point
de vue historiographique, avec la pensée de Rivadavia, d’Echeverría, de
Sarmiento et d’Alberdi, Palcos était dans sa jeunesse militant socialiste
et leader de l’aile gauche du parti, pacifiste et partisane de la Révolution
Russe. En janvier 1918, il fit partie des fondateurs du Parti Socialiste
International, puis du PC argentin, duquel il s’éloigna vers 1921.

Les textes les plus réédités


Dès lors, il est impossible d’évoquer tous les auteurs responsables
des rééditions alberdiennes. Contentons nous de signaler les éditions
plus significatives.

32
Ainsi, par exemple en 1923, les Bases en étaient à leur cinquième édition pour La Cul-
tura Argentina, Et en 1934 La Cultura Popular sortait sa quatrième édition. Les Estudios
económicos furent quant à eux réedités par La Cultura Popular en 1934.
33
Bases, Buenos Aires, Jackson, s/f [1945]. Préparée par Palcos, selon la seconde édi-
tion de Valparaíso. Préface de A. Palacios. Viajes y descripciones, BA, Jackson, 1945,
240 p. Páginas de Juventud, BA, Jackson, s/f. Rassemble des textes signés par Figarillo,
El gigante Amapolas et d’autres textes. Préface de Palcos. Autobiografía, BA, Jackson,
1953, 256 p, préface d’Alberto Palcos. La conférence de Jean Jaurès de 1911 sert d’étude
préliminaire.

93
Sans compter les éditions originales réalisées du vivant d’Alberdi,
les Obras Completas et les Obras Escogidas, nous avons réussi à iden-
tifier un total de 20 éditions des Bases, réalisées entre 1914 et 2010. Si
l’on compte les nombreuses réimpressions, le chiffre se multiplie par
trois ou quatre34.
En plus de l’édition de « La Cultura Argentina », Sistema económico y
rentístico (1854) connut une édition soignée réalisée par la maison d’édi-
tion Raigal, propriété du spécialiste d’éducation, membre du Parti Radical,
Antonio Sobral (1897-1971). L’œuvre parut en 1954 avec une introduction
de Canal Feijóo, dans la Biblioteca del Pensamiento Económico dirigée
par l’économiste Ricardo M. Ortiz et liée au communisme argentin. Cette
bibliothèque comprenait aussi des livres de Belgrano, d’Echeverría, de
Manuel Lavardén et de Mariano Fragueiro, et de quelques contemporains
comme Germani, Liceaga, Giberti et Ortiz lui-même.
El crimen de la guerra, une des œuvres d’Alberdi préférée des anar-
chistes et des socialistes, et honnie des nationalistes, a connu au moins
quinze éditions indépendantes35. Jusqu’à l’édition critico-génétique
préparée par Elida Loïs pour l’UNSAM en 2007, l’édition de référence
(malgré de nombreuses erreurs) était celle du Consejo Deliberante de
la Ciudad de Buenos Aires de 1934, réalisée sous la direction d’Emilio
Ravignani, qui confronta les éditions existantes avec le manuscrit36.

34
Francisco Cruz, 1914; La cultura argentina (Ingenieros), 1915; La Facultad, 1915; UNC,
1928; Jackson, 1945; Tor, 1948; Estrada, 1952; Sopena, 1957; Castellví, 1957; La Cultura
argentina (Enrique de Gandía), 1960; Depalma, 1964; EUDEBA, 1966; CEAL, 1979; Plus
Ultra, 1981; Libertador; Losada; Ciudad Argentina, 1998; Academia Nacional de Derecho y
Ciencias Sociales de Córdoba, 2002; Librería y editorial Histórica, 2002; Terramar, 2007.
35
La cultura argentina, 1915; Biblioteca French, 1915; Palumbo, 1915; América, 1920;
Claridad, sans date. a, c. 1930. Honorable Concejo Deliberante, 1934; Calomino, 1944;
Jackson, 1947; Tor, 1947; El Tonel, 1956; OCESA, 196; Rodolfo Alonso, c. 1972; Edito-
rial y Librería Histórica, 2003; Terramar, 2007; UNSAM, 2010.
36
El crimen de la guerra. Homenaje del Honorable Concejo Deliberante en el Cincuen-
tenario del fallecimiento de Juan B. Alberdi, 1934. Edition révisée sur la base des ma-
nuscrits que la veuve de Cruz, Carmen Susviela prêta au HCD à tel effet. Elle reproduit
des facsimilés de l’acte de ce prêt, le prospectus de la Ligue Internationale et permanente
de la Paix appelant à un concours pour le meilleur livre sur le crime de la guerre et une
annotation manuscrite d’Alberdi. Selon la « Note préliminaire à la présente édition », elle
comprend El crimen de la guerra, les Apuntes sobre la guerra et cinq paragraphes à la fin
du livre qui ne se trouvaient pas dans le manuscrit mais que l’éditeur a décidé de repro-
duire « considérant digne de foi le compilateur de la première édition, ami d’Alberdi et
dépositaire de ses écrits originaux » (p. 28).

94
Trois éditeurs d’Alberdi de l’histoire récente :
Oliver, Pomer, Terán
Nous ne pouvons terminer sans évoquer les trois autres éditeurs
d’Alberdi: Juan Pablo Oliver, León Pomer, et Oscar Terán.37
Juan Pablo Oliver (1906-1985), qui signait Jean Paul, était un avo-
cat, professeur et historien révisionniste originaire de Buenos Aires.
Il fut membre de l’Institut de Recherches Historiques « Juan Manuel
de Rosas » et de la commission qui produit le rapport Cortés Conde
sur l’action monopolistique des entreprises électriques à Buenos Aires.
En 1968, Oliver prépara pour EUDEBA une nouvelle édition préfa-
cée du volume IV des œuvres posthumes d’Alberdi, « Del gobierno
en Sud América », qu’il intitula La monarquía como mejor forma del
gobierno en Sud América. Quand la maison d’édition refusa de publier
la préface, Oliver décida de l’offrir à la maison d’édition nationaliste
Peña Lillo, qui la publia en 1970. En 1977, il fit publier par une maison
d’édition issue du nationalisme de la droite catholique une biographie
importante intitulée El verdadero Alberdi. Oliver y conteste aussi bien
l’image glorifiée qu’en a le libéralisme officiel, que les « dithyrambes
auxquels tentent de nous faire croire – jusqu’à en devenir risible – les
autoproclamés socialistes, communistes et progressistes de toute sorte,
alors qu’Alberdi fut le paradigme de cette ‘oligarchie capitaliste et im-
périaliste’ qui les indispose tant ». Oliver nous explique que derrière
l’Alberdi de circonstance, républicain, fédéral et libéral, se cache un
véritable Alberdi monarchique et élitiste, qui s’exprime surtout dans les
inédits des posthumes38.
León Pomer (Bahia Blanca, 1929) est un historien spécialisé dans
l’histoire argentine et latino-américaine du XIXe siècle. Professeur
titulaire de l’Université de Buenos Aires (à l’intérieur de laquelle il
dirige l’Institut de Recherches Historiques « Diego Luis Molinari ») et
37
En septembre 2010, alors que ce texte était déjà écrit, Natalio Botana a sorti une nouvelle
édition des Obras Selectas, publiées conjointement par le Gobierno de la Ciudad de Bue-
nos Aires et par la Maison d’édition Planeta. Botana a lui-même préfacé les Bases, Pola
Suárez Urtubey El espíritu de la música, Roberto Cortés Conde le Sistema económico y
rentístico, Rodolfo Rabanal El gigante Amapolas, Páez de la Torre las Palabras de un au-
sente, Araceli Bellotta El Crimen de la guerra et Ezequiel Gallo La República Argentina
37 años después de la Revolución de Mayo.
38
Oliver, 1970 : 10.

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de l’Université du Salvador, le coup d’état de 1976 le poussa à l’exil à
Sao Paulo au Brésil, où il donna des cours à la Pontificia Universidad
Católica (PUC), à l’Université de Campinas et à l’Université de l’État
de Sao Paulo. Il est revenu en Argentine en 2005. Pomer est l’auteur
d’une vingtaine d’œuvres historiques, dont La guerra del Paraguay,
¡ gran negocio ! (1968, réédité en 2008 par Colihue) qui est déjà un
classique. Mais ce qui nous intéresse ici est surtout son travail comme
directeur de la collection Procesos de la maison d’édition Caldén, liée
au groupe intellectuel La Rosa Blindada qui, en 1963, avait été ex-
pulsé du parti communiste. Pomer édita dans cette collection plusieurs
titres importants, en rapport d’une manière ou d’une autre avec la vie et
l’œuvre d’Alberdi39.
Citons pour finir celui qui fut peut-être le dernier grand éditeur, an-
thologiste et interlocuteur intellectuel de l’œuvre d’Alberdi, Oscar Te-
rán. Terán (1938-2008) étudia la philosophie à l’Université de Buenos
Aires, et se consacra à l’histoire des idées argentines et latino-améri-
caines. Comme Pomer, c’était un homme de la « nouvelle gauche intel-
lectuelle » et il avait dû s’exiler au Mexique. De retour en Argentine, il
intégra le Club Socialiste et le conseil de rédaction de Punto de Vista ; il
créa la chaire de pensée argentine et latino-américaine du département
de philosophie et lettres de l’Université de Buenos Aires ; le séminaire
d’histoire des idées de l’Institut Ravignani et le programme d’histoire
intellectuelle de l’Université Nationale de Quilmes.
Jusqu’à l’arrivée des éditions de Terán, les lecteurs d’Alberdi dispo-
saient d’anthologies, qui divergeaient dans le choix des textes : en 1943
Pablo Rojas Paz avait sélectionné et préfacé El pensamiento de Alberdi
pour Lautaro, une maison d’édition indépendante, liée au communisme
argentin ; Jorge Mayer, lui aussi biographe de l’homme de Tucuman,
avait sélectionné pour Losada El pensamiento vivo de Alberdi (1984),

39
Procesos a Sarmiento, Buenos Aires, Caldén, 1967, préface de León Pomer. Titre ori-
ginal : Facundo y su biógrafo, (vol. V de Escritos Póstumos). Procesos a Mitre, Buenos
Aires, Caldén, 1967, préface de León Pomer. Titre original : Belgrano y su historiador,
(vol. V de Escritos Póstumos). Procesos a la Guerra del Paraguay, Buenos Aires, Caldén,
1968, préface de León Pomer. Celui-ci comprend le texte du Traité de la triple Alliance
qu’Alberdi avait rendu public, ainsi que d’autres voix critiques à la guerre du Paraguay :
Carlos Guido y Spano, Olegario V. Andrade, Miguel Navarro Viola, Juan María Gutiérrez,
ainsi quelques lettres de Francisco Seeber envoyées depuis le front.

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dans une perspective libérale antirosiste mais aussi antimitriste ; Oscar
Terán, en cherchant à dépasser l’opposition entre libéraux et nationalis-
tes, nous offrit son propre Alberdi, d’abord dans l’anthologie Alberdi
Póstumo (Buenos Aires, Puntosur, 1988) et puis dans une anthologie
complète de l’auteur des Bases, peut-être la plus systématique et la plus
soignée publiée jusqu’à aujourd’hui : Escritos de Juan Bautista Alberdi.
El redactor de la Ley (Buenos Aires, UNQ, 1996). De plus, il entreprit
cette même année la réédition, malheureusement à peine révisée et non
restructurée, des 16 volumes des Escritos Póstumos, à travers sa collec-
tion « La ideología argentina » de la maison d’édition de l’Université
de Quilmes.
Quel est donc l’Alberdi que propose Terán, au-delà de l’opposition
entre libéraux et nationalistes ? Si je me voyais obligé de définir en quel-
ques mots ses « saisons » intellectuelles, pour utiliser une expression
qui lui était chère, je dirais qu’elles furent, plus ou moins successive-
ment, Marx, Mariátegui, Foucault et Alberdi. Mais je prendrais le risque
d’affirmer que le miroir dans lequel se regarda Terán fut surtout Alberdi
lui-même ; le provincial qui découvre ébloui Buenos Aires, l’absent qui
n’oublia jamais sa patrie, le styliste à l’écriture subtile, le défenseur de
l’histoire philosophique, l’homme qui échoua dans l’action politique et
qui choisit la lucidité amère en guise de compensation.

HORACIO TARCUS
CEDINCI
Universidad Nacional de San Martín

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