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Létoublon Françoise. Le prince idéal de la Cyropédie ou l’histoire est un roman. In: Passions, vertus et vices dans
l'ancien roman. Actes du colloque de Tours, 19-21 octobre 2006, organisé par l’université François-Rabelais de Tours et
l’UMR 5189, Histoire et Sources des Mondes Antiques. Lyon : Maison de l'Orient et de la Méditerranée Jean Pouilloux,
2009. pp. 39-49. (Collection de la Maison de l'Orient méditerranéen ancien. Série littéraire et philosophique, 42);
http://www.persee.fr/doc/mom_0151-7015_2009_act_42_1_2613
Abstract
The Cyropaedia of Xenophon is a kind of “mirror” for princes and an educational novel for the
elites and for all cultivated people who might find a model in it. Cyrus and Persia actually served
as models in antiquity and continued to do so in 17th and 18th century Europe (in the novels by
the Scudérys and in Ramsay’s Voyages de Cyrus). The axiological vocabulary used in the
Cyropaedia and the study of Cyrus’ speeches in particular show how the ideal model of Xenophon
became a kind of mould for the Greek novel, particularly with the expression Eros sophistes and
the analysis of the principal qualities of Cyrus presented in the episodes with Panthea and
Abradates.
Le prince idéal de la Cyropédie
ou l’Histoire est un roman
Françoise Létoublon 1
résumé
abstract
« Suite de l’histoire de Panthée », p. 172-176, avec deux tableaux en particulier : Panthée est
conduite devant Cyrus, actuellement au musée du château de la Louvière de Montluçon – qui
renvoie à la Panthée de Hardy plutôt qu’à Xénophon –, et Cyrus confie Panthée à Araspe de
Chicago, The Art Institute. Voir aussi Rosenberg & Pope Hennessy 1982, p. 144-149, où le
tableau de Chicago (ensemble en pleine page p. 149, détail du personnage enturbanné en cou
verture et p. 144) est légendé : Cyrus annonce à Araspe que Panthée a obtenu sa grâce, impli
quant une interprétation différente des rôles de Cyrus et Araspe. Voir encore Rosenberg 2006.
3. Voir Létoublon 1993, p. 114-117, ainsi que sur le rôle d’un ami, mentor et initiateur, p. 93‑103,
et désormais Lalanne 2006 (où, indépendamment de la thèse soutenue, le rôle de la Cyropédie
ne me semble pas avoir reçu suffisamment d’attention).
4. Hägg 1983, p. 113.
5. Le texte fut publié en 1727. Le chevalier Ramsay était disciple de Fénelon depuis 1709 environ,
il passa du quiétisme à la franc-maçonnerie. Sur le Cyrus de Ramsay et ses rapports avec les
romans du xviie s. et avec Xénophon, voir Létoublon 1995.
6. Sur le mode narratif de Xénophon, voir désormais Gray 2004, avec un chapitre sur l’historien
et un autre sur le biographe, la Cyropédie étant traitée comme relevant du genre biographique.
7. Le texte de Xénophon sera cité d’après l’éd. de E.C. Marchant (Xenophontis Opera omnia. IV,
Institutio Cyri, Scriptorum classicorum. Bibliotheca oxoniensis, Oxford, 1970) adoptée par le
L’admiration, le θαῦμα, suscitée par la supériorité de Cyrus, telle est bien la basse
obstinée qui rythme constamment le texte, avec la récurrence des termes axiologiques
καλός, ἀγαθός, σώφρων et leurs degrés de comparaison. La succession des super
latifs dans le paragraphe sur sa généalogie, I, 2, 1, avec d’abord la qualité esthétique
de son apparence, puis l’anaphore ternaire pour ses qualités morales, montre bien le
ton général de l’ouvrage :
Φῦναι δὲ ὁ Κῦρος λέγεται καὶ ᾄδεται ἔτι καὶ νῦν ὑπὸ τῶν βαρβάρων
εἶδος μὲν κάλλιστος, ψυχὴν δὲ φιλανθρωπότατος καὶ φιλομαθέστατος
καὶ φιλοτιμότατος, ὥστε πάντα μὲν πόνον ἀνατλῆναι, πάντα δὲ κίνδυνον
ὑπομεῖναι τοῦ ἐπαινεῖσθαι ἕνεκα.
Cyrus, d’après les récits et les chants qu’on entend encore aujourd’hui chez les
Barbares, avait reçu de la nature une figure d’une très grande beauté, une âme très
généreuse, passionnée pour l’étude et pour la gloire au point d’endurer toutes les
fatigues, d’affronter tous les périls pour mériter des louanges.
Il s’agit bien pour Xénophon d’un éloge de Cyrus, et d’un éloge du mode d’éduca
tion des Perses en ce temps :
I, 2, 3 : Οἱ δὲ Περσικοὶ νόμοι προλαβόντες ἐπιμέλονται ὅπως τὴν ἀρχὴν μὴ
τοιοῦτοι ἔσονται οἱ πολῖται οἷοι πονηροῦ τινος ἢ αἰσχροῦ ἔργου ἐφίεσθαι.
Les lois des Perses font en sorte que les citoyens soient dès l’abord incapables d’un
acte malhonnête ou honteux.
Comme le titre traditionnel de Cyropaideia le laisse attendre, tout le livre I est con
sacré à l’éducation de Cyrus 8, dans laquelle son père Cambyse joue un rôle essentiel
– il est sans doute idéalisé tout autant que Cyrus lui-même. Xénophon lui attribue
en effet toutes les vertus qu’il prête aux Perses en général, et toujours portées à leur
degré suprême. Selon Xénophon, l’éducation perse enseigne aux jeunes gens dès
le plus jeune âge la justice (I, 2, 6-7 : δικαιοσύνη), la modération (σωφροσύνη,
TLG, avec la trad. de M. Bizos ou d’E. Delebecque pour l’éd. des Belles Lettres (Bizos : t. I,
liv. I-II, 1970 et t. II, liv. III-V, 1973 ; Delebecque : t. III, liv. VI-VIII, 1978).
8. Sur l’éducation de Cyrus, voir surtout Tatum 1989, p. 68-71, Wilms 1995, p. 100-108,
Tuplin 1996, et Too 1998.
σωφρόνως), l’obéissance (I, 2, 8 : πείθεσθαι τοῖς ἄρχουσι), la sobriété (I, 2, 8 :
ἐγκράτειαν γαστρὸς καὶ ποτοῦ). Avec ces apprentissages vertueux, Xénophon
range les vertus militaires : tir à l’arc et lancer du javelot, ainsi que la chasse, com
prise comme un entraînement à la guerre (I, 2, 10 : ὅτι ἀληθεστάτη αὐτοῖς
δοκεῖ εἶναι αὕτη ἡ μελέτη τῶν πρὸς τὸν πόλεμον). Les jeunes Perses sont
continuellement en compétition entre eux (I, 2, 12 : διαγωνιζόμενοι ταῦτα πρὸς
ἀλλήλους διατελοῦσιν). Aucune précision n’est donnée à ce stade sur Cambyse
lui-même mais, plus loin, Cyrus enfant est amené à répondre aux questions que lui
posent sur son père sa mère, puis son grand-père Astyage, comparant alors Cambyse
à Astyage (I, 3, 2 sur la beauté ; I, 3, 4 sur l’abondance de nourriture ; I, 3, 11 sur les
boissons alcoolisées et l’ivresse). C’est plus tard, à son retour en Perse après l’adoles
cence en Médie, que Cyrus reçoit à proprement parler les leçons de son père : I, 6, 2
sur les devoirs de chef d’armée envers les dieux, avec de nets échos socratiques,
I, 6, 6 : « Je sais que tu ajoutais ceci, qu’il y a de l’impiété quand on n’a pas appris
à monter à cheval, à demander aux dieux de vaincre dans un combat de cavalerie,
quand on ne sait pas tirer de l’arc, de l’emporter sur ceux qui le savent, quand on
ignore le métier de pilote, de souhaiter sauver des navires en prenant le gouvernail,
quand on n’a pas semé de blé, d’avoir une belle récolte, quand on ne fait rien pour se
protéger à la guerre, d’être sain et sauf 9 ». Leçon de tactique, mais aussi d’entretien
de la vigueur et de la santé de son armée (I, 6, 12‑18) et de l’obéissance des soldats
(I, 6, 20-23) par une habileté réelle, non pas seulement apparente (I, 6, 22 : encore des
échos socratiques), en se faisant aimer d’eux (ὑπὸ τῶν φίλων στέργεσθαι) par des
bienfaits. Utiliser la ruse, « tendre des pièges, dissimuler ses pensées… » est, selon le
modèle paternel, un moyen de se montrer le plus juste et le plus respectueux des lois
(I, 6, 27) 10. Au cours des livres suivants, dans les guerres qu’il mène constamment
contre les Assyriens ou d’autres, Cyrus montrera à maintes reprises comment il
applique les leçons de son père.
Sa mère, Mandane, n’a pas un rôle éducatif aussi net que Cambyse mais, en plu
sieurs occasions, elle donne à Cyrus la possibilité de faire des choix, donc de mani
fester cette liberté dont Xénophon a affirmé – contre l’opinion commune chez les
Grecs – qu’elle était le premier principe de la société perse, avec la « Place de la
liberté » partagée entre les classes d’âge, face au palais royal et aux bâtiments des
magistrats (I, 2, 3) : sur la demande d’Astyage, Mandane accompagne Cyrus auprès
de son grand-père et, devant son admiration pour les parures du roi mède, elle l’amène
à porter un jugement comparant Cambyse et Astyage, provisoirement au profit du
Mède. Surtout, quand Mandane quitte la cour d’Astyage et que son père lui demande
de laisser Cyrus auprès de lui, elle répond qu’elle ne saurait le faire contre son gré
(I, 3, 13 : ἄκοντα) et elle lui pose la question (I, 3, 15 : πότερον βούλοιτο μένειν
ἢ ἀπιέναι) ; lorsque Cyrus fait le choix de rester, elle lui en demande la raison, et
comme il répond qu’il est habile au javelot et à l’arc mais qu’avec les chevaux mèdes
il compte apprendre à devenir bon cavalier, elle lui demande encore comment il
apprendra la justice (I, 3, 16). En bon élève de l’éducation perse, Cyrus n’a pas de
peine à montrer à sa mère qu’il a déjà appris la justice et qu’il la pratique (I, 3, 17‑18).
Dans ce passage, Mandane, née d’Astyage et épouse de Cambyse, manifeste claire
ment qu’elle met la liberté et la justice perses au-dessus du pouvoir absolu qu’elle a
connu auparavant chez les Mèdes. Elle a donc l’air inquiète sur la capacité de Cyrus à
conserver ses bonnes dispositions dans l’environnement de luxe et de facilité où il va
se trouver chez Astyage. Cyrus la rassure (θάρρει) ironiquement.
D’Astyage et des Mèdes en général 11, Cyrus apprend à manifester au mieux ses
qualités personnelles (I, 4, 4), il se perfectionne à la chasse et comme prévu en équita
tion, l’exploit consistant à chasser en dehors du parc royal et à rapporter beaucoup de
gibier sauvage (I, 4, 7-15). Une première attaque du fils du roi des Assyriens (I, 4, 16)
donne à Cyrus l’occasion de revêtir une armure pour la première fois. Dans cette
circonstance, c’est lui qui inspire – paradoxalement – la tactique (I, 4, 19-20), mais
il prend un risque inutile. C’est alors que Cambyse intervient pour rappeler Cyrus
auprès de lui (I, 4, 25), nouvelle occasion pour Cyrus de manifester son indépendance
et sa générosité naturelles.
À partir du livre II, la Cyropédie n’est plus le roman d’éducation de Cyrus, mais
plutôt celui de Cyrus éducateur : avec ses armées et son entourage, certes, il applique
les leçons de Cambyse. Mais surtout, il manifeste ses qualités propres de chef 12 et ses
qualités humaines en se gagnant de nombreux ennemis par une « dialectique impéria
liste » pour reprendre la formule de J. Tatum 13 : le roi d’Arménie (II, 3,1), Gobryas,
un noble Assyrien transfuge dont le jeune roi d’Assyrie a tué le fils par jalousie,
Gadatas, autre Assyrien victime du même jeune roi – décidément l’opposé et le faire-
valoir de Cyrus – qui l’a fait castrer, et Abradatas de Suze, autre aristocrate gagné
à la cause de Cyrus par les symbola et le message que lui fait parvenir son épouse
Panthée, et gagné à cette cause au point de mourir héroïquement au combat 14.
11. Tatum 1989 consacre un chapitre au modèle d’Astyage (« The Grandson of Astyages »),
p. 97‑111.
12. Voir surtout dans Wilms 1995 l’appendice sur Cyrus comme maître dans l’art de commander
(τέχνη τοῦ ἀνθρώπων ἄρχειν), p. 183-207.
13. Tatum 1989, p. 134-159, à propos de Tigrane et des sophistes d’Arménie.
14. Presque tous les ouvrages sur la Cyropédie attachent à juste titre de l’importance à l’histoire de
Panthée et d’Abradatas, qui commence pour Cyrus par la description de la belle captive que lui
fait son lieutenant Araspas : voir en particulier Romilly 1988, Tatum 1989, passim ; Gera 1995,
p. 221-245 ; Mueller-Goldingen 1995, p. 204-221.
Eros sophistes 15
15. En général, sur la question de l’amour, il faut reconnaître l’importance de quelques ouvrages qui
ne mentionnent même pas Xénophon ni la Cyropédie, mais qui donnent un cadre d’ensemble
indispensable, montrant comment la Grèce ancienne « construisit » l’expérience érotique,
selon les termes du sous-titre de l’ouvrage collectif publié par D.M. Halperin, J.J. Winkler et
F.I. Zeitlin (avec en anglais l’article de J.-P. Vernant 1989) : dans l’ordre de publication initiale
Vernant (dont le texte publié en 1989 fit l’objet d’une conférence à Princeton en 1986, comme
une note le précise), Halperin, Winkler & Zeitlin et Winkler, dont on a plaisir à saluer la publi
cation en français, quinze ans après la publication initiale.
16. Sur l’histoire de la notion de sophrosynè et de son utilisation politique, voir Rademaker 2005
(qui n’a pas mobilisé particulièrement Xénophon).
17. On renverra sur ce point à Hirsch 1985 (sur la Cyropédie, voir chap. iv, p. 61-100).
18. Sur Cyrus et l’amour, voir le chap. viii de Tatum 1989, p. 163-188, ainsi que Hindley 2004.
19. Sur ce dialogue, voir Mueller-Goldingen 1995, p. 188-194.
Τὸ δ᾿ ἐρᾶν ἐθελούσιόν ἐστιν· ἕκαστος γοῦν τῶν καθ᾿ ἑαυτὸν ἐρᾷ, ὥσπερ
ἱματίων καὶ ὑποδημάτων.
L’amour, au contraire, dépend de la volonté ; en tout cas, chacun aime ce qui lui
convient, comme on aime des vêtements et des chaussures.
Oui, Cyrus, car je possède certainement deux âmes ; je tiens cette doctrine main
tenant d’avoir philosophé avec ce coquin de sophiste qu’est Éros. Il faut bien que
l’âme ne soit pas une pour être à la fois bonne et mauvaise, pour aimer à la fois
une conduite généreuse et coupable, pour à la fois vouloir et ne pas vouloir les
mêmes actes ; non, il est clair qu’il y a deux âmes, que, quand la bonne l’emporte,
elle accomplit le beau, mais que, quand c’est la méchante, elle entreprend le laid.
Mais à cette heure, comme elle t’a pris pour allié, c’est la bonne qui l’emporte, et
de beaucoup.
L’éditeur des Belles Lettres note à juste titre la relation avec Mémorables I, 2, 23,
et avec le Banquet 293d, et, pour la théorie des deux âmes, avec Phèdre 237d,
République 439d et Lois 896d. La profondeur de la réflexion est donc bien supérieure
à celle des passages dont nous avons précédemment relevé à la fois le caractère socra
tique et la banalité. Mais le plus intéressant réside pour nous dans l’évolution du per
sonnage d’Araspas : de l’orgueilleux et inconscient défi à Éros, il semble être passé à
une juste et lucide conscience de la complexité des sentiments. Et surtout, Xénophon
met dans sa bouche une trouvaille stylistique vouée à un grand avenir, la qualification
de l’Amour comme sophiste, comme l’adversaire de Socrate, qualification à laquelle
certains des romans grecs semblent faire allusion, et dont G. Anderson a fait brillam
ment le titre d’un de ses ouvrages 20.
Dans le livre VIII, l’évocation de sa vieillesse à Babylone avec une habile mise en
scène de soi, son rêve prémonitoire et sa préparation très socratique à la mort montrent
que Cyrus n’a jamais selon Xénophon cédé aux prestiges et séductions du pouvoir
absolu : tout ce qu’il fait semble prémédité et répondre à une exigeante conscience
politique et morale 21. De même pour son discours à ses deux fils, prévoyant une suc
cession paisible et prospère. Pourtant, après la mort de Cyrus, Xénophon continue
son récit et montre la décadence de l’empire, causée par la mésentente de ces fils
indignes du Grand Roi, suggérant que la sagesse d’un homme bien éduqué et né dans
un contexte favorable mène à un quasi idéal, mais que la nature humaine se trouve
rarement portée à ce haut degré de perfection. L’analyse de V. Azoulay montre que
cette fin désabusée de la Cyropédie s’accorde avec le reste de son œuvre 22.
laisse jamais asservir par l’amour : c’est peut-être surtout pour cette raison qu’il par
vient à maintenir ce haut degré d’excellence.
Mais la grande qualité de la Cyropédie réside surtout dans son style, clair et assez
facile, un peu sentencieux et très « pédagogique », ce qui explique que ce roman avant
le roman ait rencontré un succès mérité pendant des générations. Outre la trouvaille
d’Éros sophiste notée ci-dessus, dans la réplique d’Araspas à Cyrus, on a pu remar
quer que les discours de Cyrus qui précèdent au livre V, 1, 8-12 (cf. supra p. 44‑45)
contiennent à peu près toutes les images de l’amour dont la poésie hellénistique,
puis les romans grecs, feront des topoi : l’amour rend esclave (δουλεύοντας ...
δουλεύειν), il prend les hommes comme une maladie (ὥσπερ καὶ ἄλλης τινὸς
νόσου ἀπαλλαγῆναι) impossible à guérir, il enferme dans des liens de fer
(δεδεμένους ἰσχυροτέρᾳ τινὶ ἀνάγκῃ ἢ εἰ ἐν σιδήρῳ ἐδέδεντο), au point que
ses prisonniers ne semblent même plus éprouver le besoin de fuir (καὶ μέντοι οὐδ᾿
ἀποδιδράσκειν ἐπιχειροῦσι, τοιαῦτα κακὰ ἔχοντες, ἀλλὰ καὶ φυλάττουσι
τοὺς ἐρωμένους μή ποι ἀποδρῶσι) 23 : presque tous les thèmes topiques du roman
grec et leurs modes d’expression se trouvent déjà présents dans ces discours, que les
auteurs de romans devaient connaître aussi bien que les dialogues socratiques et la
littérature poétique grecque, et dont ils ont dû se souvenir.
La réussite de la Cyropédie comme source de nos romans se trouve aussi, me
semble-t-il, dans la composition de ce que l’on peut appeler le « Roman de Panthée
et Abradatas 24 » qui est en effet entrelacé étroitement avec l’histoire de Cyrus, mais
aussi soigneusement dispersé, ou plutôt réparti, dans trois livres de la Cyropédie : il
commence au livre V avec la relation d’Araspas à Cyrus sur la beauté de la belle pri
sonnière, continue avec la fière affirmation d’Araspas sur sa capacité de résistance, la
réponse de Cyrus sur les dangers de la beauté et de l’amour, et le résultat déjà constaté
ci-dessus : Araspas pris par l’amour ; le livre VI amène la brève réunion d’Abradatas
de Suze et de son admirable épouse, le livre VII la mort héroïque d’Abradatas, et,
après l’épisode de Crésus, le sublime suicide de Panthée sur le cadavre de son mari,
celui de ses trois eunuques, et la noble attitude de Cyrus, les funérailles et le tombeau-
mémorial qu’il ordonne. Par cet art de l’entrelacement, Xénophon montre sa maîtrise
du récit, préfigurant celle d’Héliodore 25, à qui il pourrait avoir servi de modèle.
23. Sur les métaphores de l’amour chez les poètes, voir Carson 1986, Calame 1996 ; dans les
romans, Létoublon 1993, p. 213-222.
24. Voir Stadter 1991, Tatum 1994a, p. 19-21, Gera 1995, chap. iv, « Romance ; Revenge, and
Pathos. The Novellas of the Cyropaedia », Mueller-Goldingen 1995, p. 204-221 ; Stramaglia
2000, p. 209-241 (analyse, texte grec, trad. en italien, bibliogr. et notes).
25. Sur l’entrelacement des histoires dans les romans grecs, en particulier Héliodore, et sur les
métaphores réflexives qui l’évoquent, voir Létoublon 1994.
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