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Généalogies politiques des Temps modernes.

Le monstre et le tout social.

Jacques Guilhaumou, Version amplifiée de « Les monstres dans l’ordre social. Généalogies
du « monstre en politique » de Machiavel à Sieyès », in Le « monstre » humain. Imaginaire
et société, sous la dir. de Régis Bertrand et Anne Carol, Publications de l’Université de
Provence, 2005, p. 179-190 et de « Genealogias politicas de los tempos modernas. El
monstruo y el todo social », Revista de Estudios Politicos, 132, 2006, p. 101-132.

Introduction

Le discours sociologique accorde au problème de la cohésion sociale une


position centrale dans sa réflexion actuelle sur la société. Qui plus est, André
Donzel1 précise en quoi l’abord de ce problème est devenu un enjeu politique
depuis que la Commission européenne le considère, dès la fin des années quatre-
vingt-dix, comme l’une de ses préoccupations majeures en matière de politiques
publiques. Il précise alors, à l’aide de notre collaboration, en quoi une approche
généalogique de la notion-concept d’ordre social, intimement liée à la réflexion
historique sur « la cohésion des parties » du Tout dans les Temps modernes,
peut éclairer sous un jour particulier une telle préoccupation majeure des
sciences sociales.
Notre objectif est présentement d’investir, à la façon d’un contexte, cette
approche généalogique dans un questionnement sur la manière dont le discours
politique en est venu à un partage entre les figures humaines et les figures
monstrueuses au sein de sa réflexion sur l’ordre social et politique. Ainsi, Alain
Brossat, dans son ouvrage sur Le Corps de l’ennemi : hyperviolence et
démocratie2, se demande si l’observateur de la société actuelle s’est vraiment
donné ainsi les moyens de comprendre le retour périodique de la barbarie dans
les sociétés actuelles. Peut-il vraiment se passer de la figure du monstre en
politique ? Telle est la question que nous souhaitons aborder sous l’angle de la
généalogie historique des concepts, en associant dans un même trajet les notions
de cohésion (sociale)/ordre (social) et le désignant de monstre (s) tout au long
des Temps modernes (16ème-18ème siècles).

1
La cohésion sociale et territoriale en Europe, étude réalisée pour la DATAR sous la direction
d’André Donzel et avec la collaboration de José Da Silva, Jacques Guilhaumou et Juliette
Rouchier, LAMES, MMSH, Aix-en –Provence, 2002, 89 p.
2
Paris, La Fabrique, 1998.
2

Historien du discours politique, nous nous proposons donc de donner un sens


global, donc à la fois historique et langagier, à ce trajet « hybride » à deux têtes,
si l’on peut dire. Du petit angle au grand angle, il s’agit d’abord de reconstituer
la généalogie du « monstre en politique » - expression attestée au 18ème siècle - à
travers quelques grands inventeurs de « la science politique » de Machiavel à
Sieyès, tout en soulignant la présence initiale et positive des monstres dans La
Cité de Dieu d’Augustin. Mais, en grand angle, notre objectif est d’y associer,
sous la forme d’un contexte, la généalogie de la notion-concept d’ordre social.
Adoptant une perspective d’histoire des concepts3, nous considérons que la
compréhension des faits historiques nécessite une connaissance précise de leurs
espaces discursifs de conceptualisation, sans pour autant réduire les faits à des
pensées4. Qui plus est, les auteurs majeurs de la pensée politique moderne ne se
contentent pas de conceptualiser dans un contexte historique donné : en disant ce
qu’ils disent, ils sont agissants5. Il nous importe ainsi de circonscrire ce que tel
ou tel auteur fait en écrivant comme il l’a fait, donc de préciser en quoi les
notions de monstres et de cohésion(ordre), saisies conjointement, ont acquis un
fort potentiel normatif qui leur permet de devenir des arguments de l’action
humaine, après avoir été des arguments de la providence divine.
Précisons enfin qu’une des caractéristiques majeures de cette recherche tient
aussi au fait qu’elle a été menée en grande part à partir de ressources disponibles
sur le Web. D’une part, la banque de données numériques de la BNF, Gallica,
met à notre disposition en mode image une part essentielle des grands textes
politiques de la période moderne. D’autre part, il est possible de croiser ces
données avec des interrogations en plein texte, pour part de ces ouvrages, sur la
base Frantext6. Enfin, l’actualité de la thématique du monstre a suscité la
publication sur la toile de travaux divers, de l’article à l’exposition 7 en passant
par des travaux universitaires.

I- La Cité et ses monstres : d’Augustin à Machiavel.

1-L’héritage médiéval.

3
Voir notre ouvrage à paraître sur Discours et événement. L’histoire langagière des concepts.
Et de manière plus spécifique sur les notions-concepts, Jacques Guilhaumou et Raymonde
Monnier (eds), Des notions-concepts en révolution, Paris, Société des études robespierriste,
2003.
4
Reinhart Koselleck, L’expérience de l’histoire, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1997.
5
Quentin Skinner, Visions of Politics. Regarding Method, Cambridge, CUP, 2002.
6
A cette base s’associe le contenu intégral de l’Encyclopédie.
7
A l’exemple du livre-exposition sur Les Monstres à la Renaissance et à l’âge classique que
l’on peut « feuilleter », depuis janvier 2004, sur le site : http ://www.bium.univ-
paris5/histmed/expos.htm.
3

Durant la période médiévale, la cité de Dieu domine sans partage la cité terrestre
dans les croyances des hommes. Il existe bien sûr un ordre des choses, en
particulier pour le monde matériel, mais sa cohésion propre relève in fine de
l’intervention divine. Cependant l’idée de cohésion est d’abord associée à une
communauté de sentiments et de croyances. Dans la pensée médiévale, l’ordre
divin domine un monde façonné par la perfection de Dieu ; il revient alors au
roi, sous le contrôle de l’Eglise, d’incarner une telle domination sans partage.
Ainsi l’Eglise exhorte le roi à diriger, c’est-à-dire à « agir droitement », et à
incarner l’Etat dans la mesure où il est l’image de la domination et de
l’harmonie de l’ordre divin. Le peuple de la cité terrestre ne peut donc pas faire
ce qu’il veut, mais il peut « bien vouloir » s’il accepte le joug de l’Etat8. Où se
situent les monstres dans un tel ensemble ?
Contemplant une mosaïque du port de Carthage qui représente des monstres de
genre humain ou d’apparence humaine, Augustin en vient à considérer ces
monstres comme des « êtres animés, rationnels, mortels » à l’exemple des
« espèces monstrueuses d’hommes » issus de la descendance de Noé. Ainsi
l’existence des monstres n’est en rien contradictoire avec l’ordre divin. Au
contraire, la présence de ces monstres atteste de l’unité du tout au sein de la Cité
de Dieu:
« Dieu, créateur de toutes choses, sait bien où et quand il faut ou qu’il a
fallu qu’une chose soit créée ; il connaît par quelles similitudes, par quels
contrastes s’agence la beauté de l’univers. Or celui qui ne peut considérer
l’ensemble est choqué par l’apparente difformité d’une partie, dont il ignore
l’accord et le rapport avec le tout » 9.

Dans l’étymologie du mot de monstre, le latin monstrum nous rappelle donc à sa


part divinatrice, non réductible aux effets de la superstition, de l’imagination
chez des hommes incapables d’appréhender le tout à la différence de Dieu.
Qu’en est-il plus précisément de cette articulation entre le monstre et le tout ?
Augustin, après avoir défini le peuple comme « le regroupement d’une multitude
raisonnable dans une communauté harmonieuse autour d’objets aimés », précise,
en appui sur la parole de l’apôtre, que « c’est pas le corps du Christ que le corps
tout entier est assemblé et uni par le lien de toutes sortes de secours, selon la
mesure et l’opération de chaque partie »10. La « cohésion des parties » -
expression centrale dans la généalogie de la catégorie « terminale » d’ordre
social - ne relève pas ici du travail de l’esprit humain, simple ornement de la vie
8
Voir Michel Senellart, Les arts de gouverner. Du regimen médiéval au concept de
gouvernement, Paris, Seuil, 1995.
9
Cette citation est extraite d’un paragraphe sur les êtres monstrueux dans le Livre XVI, VI-
VIII de La Cité de Dieu, Edition de la Pléiade, Œuvres II, Paris, Gallimard, 2000, p. 660-663.
Nous renvoyons également au commentaire de ce texte par Virginie Mayet dans son mémoire
de maîtrise disponible sur le Web sous le titre Saint-Augustin et la superstition dans La Cité
de Dieu.
10
Voir les pages 888 et 1018 du volume II des Oeuvres, ibid.
4

terrestre. C’est de la spiritualité qui émane du corps humain, donc de la


reconnaissance de l’amour de Dieu, de sa bonté et de la providence au sein d’un
ordonnancement issu de la préscience divine, que l’homme peut prodiguer
toutes sortes de secours réciproques aux autres hommes, et donc être en
cohésion avec eux. Si l’homme croît en la maîtrise de soi dans des actions
volontaires, il est condamné au péché et donc au malheur. Au contraire, si
l’homme accepte la sujétion divine, et son corollaire la contrainte étatique, il
participe de l’harmonie d’un ordre où chaque chose est à la fois distincte et
disposée dans son lieu propre. Il n’y a donc rien en dehors de l’ordre, et l’ordre
est ce par quoi Dieu mène toutes les choses. Les hommes sont régis par l’ordre
d’un Dieu qui mène toutes choses, c’est-à-dire l’ordre de l’universel. Cependant
« Suivre l’ordre des choses, et s’y tenir, est le propre de tout être. Mais voir et
dévoiler l’ordre de l’universel qui contient et régit ce monde-ci est difficile
autant que rare »11. Autant il est naturel à chaque être vivant de suivre l’ordre
des choses, autant il est surnaturel de s’élever à la compréhension de l’ordre
universel. La plupart des hommes sont incapables de maîtriser par eux-mêmes
les circonstances12, ils se gouvernent alors au gré de la fortuna, c’est-à-dire plus
du fait du hasard qu’au titre de leur capacité à bénéficier de la providence
divine.
Agir en société revient alors à s’exposer à des mutations incontrôlables : la
bonne fortune, en s’associant à la virtu pouvait mener à la réussite mais toujours
dans un climat de perpétuelle incertitude. L’implication des hommes dans les
seules affaires de la Cité terrestre ne permettait pas d’atteindre, par des fins
spécifiques, sa cohésion propre. Le monde terrestre demeurait régit par des fins
spirituels, donc est placé sous l’égide du corps royal en tant qu’émanation du
corps divin. La cohérence de l’instant n’existait que dans l’éternité, qui nous
renvoie à la providence divine. Dieu voit simultanément tous les moments de
l’agir humain et renvoie son image au sein d’une temporalité circulaire,
apocalyptique et messianique. L’homme ne pouvait alors que prophétiser ce
qu’il perçoit de son action à travers Dieu, c’est-à-dire les rares signes qu’il lui
transmet. Là où ne peut exister d’histoire cohérente de l’action humaine, la
prophétie remplaçait un tel vide grâce à l’action publique basée sur la croyance
en la providence13.
Le temps, y compris celui des « races monstrueuses » issues des fils de Noé,
était donc organisé autour des actions accomplies en son sein par un agent
éternel, Dieu. Agir en politique devenait totalement imprévisible, et relevait bien
de la chance, de la fortuna.
Cependant il convient d’aborder l’apport augustinien dans le contexte de la
traduction en français de la Cité de Dieu - écrite entre 412 et 424 - tout
11
Œuvres, volume I, op. cit., p. 117.
12
« La vie humaine, inconstante, sous l’effet de troubles toujours nouveaux, roule et tangue »,
ibid.
13
Cf. J. G. A. Pocock, Le moment machiavélien, Paris, PUF, 1997.
5

particulièrement au cours des années 1360 et 1370 durant lesquelles se


multiplient les traductions de textes à visée politique, plus particulièrement
d’Aristote, d’Augustin et de Salisbury. Ainsi la traduction de la Cité de Dieu par
Raoul de Presles montre à quel point le vocabulaire religieux a favorisé
l’émergence d’une partie notable du lexique politique au 14 ème siècle. Le
linguiste Olivier Bertrand montre ainsi en quoi « l’évolution des termes
d’inspiration chrétienne (usurper, obédience, corruption, etc.) ancre la politique
de la fin du Moyen-âge dans un rapport de dépendance intellectuelle et théorique
de cette dernière au regard de la religion »14.
De notre point de vue, nous retiendrons plus précisément un passage du
Policratique de Jean de Salisbury, commenté dans la thèse du linguiste15:
« Car point ne croy si grant coherence ne si fort las entre les signes et les choses
signifiées que l’un s’ensuive de l’autre par nécessité »16.
Ici apparaît en effet le néologisme formel de coherence, sous la forme d’un
emprunt sans précédent, semble-t-il, du latin coherentia, pour désigner
prioritairement la complexité de la pensée. En effet le doublet coherence/las
nous renvoie au principe même de la logique intellectuelle au terme d’une
évolution des usages du mot en latin17. Certes la cohérence de la pensée demeure
ici fondamentalement liée à l’ordre divin, mais, en mettant l’accent sur le lien
entre les signes et les objets, à distance donc de la cohésion entre objets concrets
ou « cohésion des parties », elle désigne une priorité de la relation entre les
noms et les choses, largement exploitée par la pensée florentine, certes dans un
tout autre modèle de Cité par la prise en compte de « la qualité des temps ».

2 – Une nouvelle « façon de faire » (Machiavel) et sa limite, la fureur


populaire.

14
« Le vocabulaire politique au XIVème et XVème siècle : constitution d’un lexique ou
émergence d’une science ? », Langage & Société N°113, Le politique en usages (XIVème-
XIXème siècles), sous la dir. d’O. Bertrand et J. Guilhaumou, septembre 2005.
15
Du vocabulaire religieux à la théorie politique en France au 14 ème siècle : les néologismes
chez les traducteurs de Charles V (1364-1380), Thèse de doctorat, sous la dir. de Christiane
Marchello-Nizia, Université de Paris III, 2002. Voir aussi la version publiée de cette thèse,
Du vocabulaire religieux à la théorie politique au 14ème siècle, Paris, Connaissance et savoir,
2005.
16
La citation de Salisbury se trouve à la page 94 de la thèse précitée.
17
« Le mot latin coherentia (ou cohaerentia) signifiait dans la langue classique tout lien entre
deux entités, plutôt concrètes. Il connaît un emploi figuré, notamment chez Cicéron, dont le
sens est « cohésion ». Le latin chrétien des Pères de l’Eglise ne fait que généraliser ce sens
figuré sans pour autant développer un emploi chrétien à proprement parler. Lorsqu’au 12 ème
siècle, Jean de Salisbury rédige le Policratique, le sens du mot est bien différent : coherentia
ne renvoie pas uniquement à la cohésion entre deux éléments, mais plutôt à l’union logique et
naturelle des conceptions de la pensée, c’est-à-dire des productions intellectuelles. La
coherentia selon Jean de Salisbury est avant tout une mise en application logique du savoir
universel »., id., p. 95.
6

Il s’agit alors, avec Le Prince, écrit en 151318, de mettre en avant « la longue
expérience des choses modernes » en vue de marquer la nécessité de la
prééminence d’un sujet politique face au « malheureux dont les actions
divergent par rapport au temps et à l’ordre des choses ». L’art de la Cité, propice
à l’action civique, tombe sous la dépendance de l’art de l’Etat seul apte à
permettre la conservation de la Cité, donc le maintien de sa cohésion par la prise
en compte de la nécessité du conflit, de la guerre.
De fait, un modèle d’idéal civique de la personnalité humaine a fait son
apparition dans les cités italiennes dès la fin du Moyen-Âge sous la forme d’un
humanisme civique qui permet au citoyen d’agir selon les préceptes de la vie
active/vita activa et du vivre ensemble/vivere civile. Machiavel s’efforce alors de
penser la cohérence de l’agir humain au-delà du fait que ces principes
permettent de pacifier la cité terrestre en lui donnant des fins propres, donc une
cohésion civique inédite. Il considère plus avant un monde où dominent les
rapports de force : le mouvement propre fait ainsi son apparition, mais sur le
mode du conflit, de la guerre. Il inaugure ainsi le courant de pensée qui
considère encore de nos jours que le conflit est facteur de cohésion sociale, que
« la civilisation du conflit » permet seul « la cohésion du tout collectif », donc
que le conflit est « facteur de socialisation, d’inclusion et de cohésion
sociale »19. C’est alors que se précise la première figure d’un sujet politique
autonome, le Prince : par sa « façon de faire », il est capable de donner un sens
aux circonstances par un rapport privilégié au temps présent.
En affirmant ainsi l’importance de l’art de l’Etat, Machiavel inscrit le mot stato,
qui désigne alors le domaine sur lequel s’exerce la domination du Prince, au
cœur de l’art de dominer par contraste avec le gouvernement de la Cité pris dans
les rênes de l’humanisme civique. Certes, cette opposition entre dominer et
gouverner ne relève plus du clivage entre la cité divine et la cité terrestre, mais
elle est renforcée, dans la mesure où la maîtrise des fins humaines échappent à
l’emprise des citoyens. Si le citoyen gouverne la Cité avec ses moyens propres,
c’est au Prince qu’il revient la maîtrise de la finalité humaine à l’aide d’un art
politique qui lui permet d’avoir un pouvoir de prédiction, donc de contrôle sur
les circonstances, ce qui lui donne le droit de subordonner la morale civique à la
nécessité. Ainsi la virtu du Prince, sa puissance créatrice, est d’une extrême
novation dans la mesure où elle délivre l’action politique de tout modèle
préétabli et impose la conscience moderne de la temporalité radicale des actions
humaines20.
Cependant, Si une telle puissance créatrice du Prince délivre l’action politique
de tout modèle préétabli, si elle permet d’introduire une gestion relativement

18
Voir l’excellente traduction et le commentaire original de Jean-Louis Fournel et Jean-
Claude Zancarini dans leur édition des PUF, Paris, 2000.
19
D’après Gilles Lipovetsky, L’Empire de l’éphémère, Paris, 1987, p. 326.
20
Cf. Michel Senellart, Les arts de gouverner.., op. cit., p. 212 et svtes.
7

pacifié du conflit, elle ne peut qu’endiguer un élément monstrueux qui s’inscrit


en son sein de façon irrémédiable, la fureur populaire.
De fait, dès le préhumanisme cette figure monstrueuse est représentée au plus
près de la Paix, qui symbolise alors le triomphe sur les forces de la discorde.
Ainsi en est-il de sa représentation sur le cycle de fresques peintes par
Ambrogio Lorenzetti entre 1337 et 1340 dans la Salle des Neufs du Palazzo
Publico de Sienne. Au centre de la fresque trône une figure qui porte en titre
l’inscription PAX, symbole « d’une force victorieuse au repos, à l’issue d’une
bataille menée contre des plus noirs ennemis ». Or « A ses côtés, plus proche
encore de la figure de la Tyrannie se tient une bête noire, hybride, nommé
FUROR. Nous sommes sûrement censés reconnaître en elle la représentation de
la multitude brutale, d’autant qu’elle est armée d’une pierre comme dans la
description des Breves de Sienne avertissant la police de la Cité de ce que l’on
peut craindre de la foule »21.
Dans son Histoire de Florence, Machiavel relate ainsi une de ces fureurs qui
saisit la populace tout un jour et toute une nuit, sans que les Seigneurs puissent
la réduire par la force22. Tel un monstre, la canaille pousse des « cris si grands et
si épouvantables » que les Seigneurs en sont saisis de terreur. Tel une bête
monstrueuse, elle dépèce un homme pendu par un pied ! Il faudra qu’un cardeur
nommé Michel de Lando, couvert de guenilles et porteur de l’étendard de la
justice se fasse reconnaître par les Seigneurs comme porte-parole de la populace,
devenant ainsi Seigneur, puis pacifie la populace par la force après avoir obtenu
« la réformation de la république », pour que les troubles cessent. Tel est le
problème posé par la caractérisation originaire, une fois l’ordre humain posé de
manière autonome, de l’exclu du pouvoir politique en tant que monstre sans
cesse renaissant.
Cependant Jean-Claude Zancarini, confrontant le récit machiavelien du
« tumulte des Ciompi » et les divers récits et témoignages disponibles à l’époque
de Machiavel, constate « une hésitation entre la mise en évidence de
l’autonomie d’une nouvel acteur politique, doté de motivations, de
revendications et d’une parole politique, et l’inscription dans une tradition
historiographique qui voit dans les événements une agitation insensée, née des
désirs les plus troubles de la plèbe, d’ailleurs manipulée par des apprentis
sorciers qui courent le risque d’être détruits par leur propre créature »23. Reste
que la vision « manipulée » d’un peuple monstrueux est la plus partagée avec
d’autres penseurs florentins, en particulier Francesco Guicciardini dans ses
Stiori fioentini.
21
D’après le commentaire « philosophique » de ces fresques par Quentin Skinner dans
L’artiste en philosophie politique. Ambrogio Lorenzetti et le Bon Gouvernement, Paris,
Editions Raison d’agir, 2003, p. 78.
22
Histoire de Florence, Livre III, p. 257 svtes de l’édition en français des Œuvres de
Machiavel publiées en 1793, tome 4. Il s’agit de la fameuse révolte des Ciompi.
23
« La révolte des Ciompi. Machiavel, ses sources et ses lecteurs », Cahiers philosophiques,
N°97, avril 2004.
8

A vrai dire il importe de replacer la novation machiavelienne dans le contexte


d’une pensée florentine ou la présence d’autres penseurs importe tout autant, en
particulier Guicciardini. De fait la tradition de l’humanisme civique, très
présente à Florence, se propose d’évaluer l’état des choses selon « la qualité des
temps », donc de « comprendre et faire comprendre l’état des choses, la
conjoncture, l’état des rapports de force »24. A ce titre, il convient de considérer
le rapport entre « la propriété des noms » et « la substance de la chose », et c’est
à ce titre que s’opère une fois de plus, mais au sein même de la tradition civique,
un vaste travail de redéfinition du vocabulaire politique au titre de « la nature
des choses en vérité ».
Par ailleurs, une autre figure de l’humanisme, le français Etienne de la Boétie,
aborde l’aveuglement du peuple, ici pris au sens large, sous l’angle de la
tyrannie. Il s’en prend ainsi, dans son Discours de la servitude volontaire, aux
hommes qui se laissent « enchantés et charmés par le nom seul d’un », ne
l’occurrence le tyran, alors qui est « en leur endroit inhumain et sauvage »25,
sans être désigné comme monstrueux en tant que tel il est vrai. Ici la toute
puissance du nom d’Un - l’habitude a été prise de désigner ce discours sous un
autre titre, le Contr’Un – est mise en cause de manière radicale au nom du droit
naturel à la liberté ? Certes le peuple est ici nullement réduit à la populace, mais
il apparaît dans l’incapacité de sortir de son assujettissement 26, les hommes
naissant le plus souvent sous le joug.
La figure du Un en politique est-elle à ce point dénaturée, justifiée par la seule
coutume qui lui permet d’asservir les sujets ? N’est-elle synonyme que de
cruauté, de déloyauté et d’injustice ?
Certes dans « l’ordre politique », « nous devons la subjection et également
l’obéissance à tous rois ». Mais « nous ne leur devons affection qu’à leur vertu »
précise son ami Montaigne dans ses Essais27. Qu’en est-il donc du fondement
d’une telle vertu politique ? Comment se présente sa relation à une unité plus
positive ? Montaigne prend alors l’exemple « D’un enfant monstrueux » dans le
chapitre XXX des Essais28 pour nous faire avancer en ce domaine. Cet enfant de
dix huit mois, dont il décrit avec précision les malformations, dispose d’un
double corps, et donc d’un nombre de membres plus importants que dans un
homme ordinaire. Montaigne en vient alors à considérer que l’exemple de cet
enfant vraiment monstrueux aux yeux du public pourrait « bien fournir de
favorable prognostique au Roy de maintenir sous l’union de ses loix ces pars et
24
Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini, La politique de l’expérience. Savonarole,
Guicciardini et le républicanisme florentin  », Turin, Edizione dell’Orso, 2002, p. 18.
25
Discours de la servitude volontaire, Edition GF/Flammarion, 1983, p. 133. C’est nous qui
soulignons.
26
« Il n’est pas croyable comme le peuple, dès lors qu’il est assujetti, tombe si soudain un e tel
et si profond oubli de la franchise [liberté] », id. , p. 145.
27
Œuvres complètes, Editions de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1962, p. 19.
28
Ibid. p. 690-691.
9

pièces diverses de nostre estat ». Ici l’image « d’un enfant monstrueux » sert de
révélateur de ce qu’il en devrait être de l’unité du royaume, sort donc de son
caractère proprement monstrueux, d’autant plus que Montaigne fait sienne l’idée
augustinienne qu’il n’existe pas de monstre au regard de Dieu 29. La figure du
monstre peut-elle alors incarner plus avant un ordre politique dissocié de l’ordre
divin ?

II – Mécanisation et modélisation humaines du monstre en société sous


l’égide de l’artifice politique.

La réponse d’un 17ème siècle européen, pris à la fois dans à l’instabilité introduite
par la « légitimité » populaire et ses manifestations monstrueuses et, de surcroît
dans l’inhumanité de la tyrannie, nous oriente vers une réflexion sur la portée et
les limites d’une souveraineté étatique de Bodin à Hobbes 30. Souveraineté
moderne, donc absente de la pensée médiévale, où la figure du monstre occupe
une place originale, au point de se confondre avec l’homme lui-même sous la
plume de Pascal par un retournement spectaculaire.

1- Le Leviathan de Hobbes et la personnalisation du monstre.

Dans le dernier tiers du 16ème siècle, le contexte des guerres de religion s’avère
particulièrement favorable à la théorisation d’une puissance souveraine sans
partage. Tel est le cas du penseur monarchiste Jean Bodin, dans La République
(1576), qui introduit le principe de souveraineté absolue pour délégitimer tout
acte de résistance au pouvoir royal31. Plus précisément, nul ne peut ici priver le
Prince de sa liberté d’action, surtout en matière législative : il dispose en effet
d’un pouvoir innovant, c’est-à-dire créateur des normes auxquelles il assujettit
les citoyens et s’astreint lui-même ; il ne reçoit donc pas les normes d’une
puissance divine. Ainsi la puissance du Prince n’a rien d’arbitraire, elle obéit à
des règles ; mais elle doit se déployer, pour le bien commun, sous la forme de la
souveraineté absolue. Le Prince ne peut se dépouiller de son droit de faire la loi
pour tous sans en recevoir de personne au profit d’une assemblée souveraine par
exemple, sinon il met en péril l’existence de la communauté tout entière 32.
L’historien peut alors en conclure que :
« L’objet de l’analyse de Jean Bodin, c’est l’Etat considéré comme un corps
social hic et nunc, mais déjà soumis à certaines normes nécessaires à sa vitalité
29
« Ce que nous appelons monstres ne le sont pas à Dieu, qui voit en l’immensité de son
ouvrage l’infinité des formes qu’il y a comprises ; et est à croire que cette figure qui nous
estonne, de rapport et tient à quelque autre figure de mesme genre inconnu à l’homme. De sa
toute sagesse, il ne part rien que bon et commun et reglé », Ibid. , p 691.
30
Oliver Béaud, La puissance de l’Etat, Paris, PUF, 1994.
31
Dans certaines limites précisées par Quentin Skinner dans Les fondements de la pensée
politique moderne, Paris, Albin Michel, 2001 , p. 751 et svtes.
32
Voir Jean-Fabien Spitz, Bodin et la souveraineté, Paris, PUF, 1998.
10

et sa moralité ‘République est un droit gouvernement de plusieurs ménages de


ce qui leur est commun avec puissance souveraine’ »33.
Par là s’annonce l’apparition d’une figure dominatrice, le monarque seul
garante de l’ordre, autorité indivisible sous la forme de la souveraineté.

Dans le contexte encore plus favorable de la Révolution anglaise du 17 ème siècle,


Hobbes introduit alors, après Machiavel, une seconde rupture avec l’ordre divin
en accentuant la domination de l’ordre politique par l’apparition d’une force
externe à la société, force de caractère absolu une fois acquis le consentement
des citoyens et émis le principe que la loi civile n’oblige point le souverain.
Du De Cive (Le Citoyen), publié en 1642, au Leviathan (1651), il préconise
d’abord une « science des vertus » qui permette de caractériser l’acte vertueux
par sa capacité à conserver la paix, tout en s’associant à un art politique qui
procède d’une force rhétorique apte à entraîner le citoyen dans une attitude
active au regard des vertus, c’est-à-dire à lui faire abandonner ses intérêts
personnels face à la nécessité d’une communauté des croyances34. C’est ainsi
que Hobbes fait d’abord accéder les vertus politiques au rang d’une « science
civile », puis il définit une véritable « science politique » autour d’un artifice
politique garant de la cohésion de l’Etat, d’une figure de la domination politique,
le Leviathan. Ainsi, en conceptualisant un programme d’actions où l’art
politique procède certes de la réflexion des citoyens, mais pour aboutir au
consentement de la contrainte imposée par un Monarque absolu, seul moyen
d’accéder à la paix dans un monde en guerre perpétuelle, l’artifice de la
politique, sous la figure du monstre et au plus loin de toute nature divine
providentielle, introduit une perfectibilité progressive, à l’encontre du modèle
cyclique de la grandeur et la décadence des civilisations.
Cependant il convient de positionner l’apport théorique de Hobbes au cœur de
son débat avec les Parlementaires radicaux de son époque 35. Certes les
parlementaires les plus connus, en particulier John Goodwin et Henry Parker,
partagent avec Hobbes le refus de toute intervention de l’ordre divin dans le
mécanisme des formes de gouvernement au titre de la liberté naturelle de
l’homme. Mais, alors qu’Hobbes considère que « la multitude » n’est jamais une
au départ, et que c’est donc par le fait du représentant, et non du représente, que
l’on peut conférer l’unité à la personne, à l’individu, certains parlementaires
considèrent le peuple comme une communauté d’emblée unifiée par la loi
naturelle, d’autant plus qu’il souligne l’étroite connexion, dans l’acte
représentatif, entre le peuple et le Parlement. Ainsi l’existence du Parlement

33
Fanny Cosandey, Robert Descimon, L’absolutisme en France. Histoire et historiographie,
Paris, Seuil, 2002.
34
Quentin Skinner, Reason and Rhetoric in the Philosophy of Hobbes, Cambridge University
Press, 1996.
35
Ce que fait Quentin Skinner dans son article, « Hobbes on Representation », European
Journal of Philosophy, 13 :2, 2005.
11

permet l’agrégation artificielle d’une peuple naturellement uni dans l’acte


représentatif : ici la logique naturelle est une logique de la représentation.
Rien de tel chez Hobbes qui, tout en proposant aussi une théorie autonome de la
représentation, ne voit dans la multitude que des individus ne pouvant devenir
un sans l’acte de l’instituer la souveraineté par le représentant. Ainsi le
représentant fait lien avec chacun, et non avec l’universalité du corps du peuple :
chacun est donc représenté à sa manière, et le souverain peut s’incarner dans la
personne d’un seul représentant. C’est là où intervient la figure monstrueuse du
Leviathan : elle est garante, dans sa manière propre de présenter le souverain, de
la sécurité et de la paix entre des individus en état de guerre perpétuelle avant
toute convention. Dans un Déclaration du Parlement de 1649, le Parlement, au
regard du Leviathan, nous averti qu’il s’agit là d’un bien étrange monstre – « a
strange Monster to be permitted by mankinde » - au regard de l’humanité. Mais
comme le précise Quentin Skinner : « The main burden of the political theory of
Hobbes is that we have no option to permit our sovereign to personate just such
a monster if we are to have any propect of living together in security and
peace »36.
Plus généralement le Leviathan - monstre marin issu d’une figure mythique du
livre de Job -, « rentre partiellement dans le discours philosophique, il devient
une métaphore dans le champ politique, une métaphore de la transcendance du
pouvoir » comme le note fort justement Antonio Negri 37. En rendant raisonnable
le monstre par l’artifice, en le transformant en un instrument efficace, une telle
philosophie moderne de l’Etat peut-elle vraiment effacer la « monstruosité
naturelle » de la multitude en révolte, en guerre civile qu’Hobbes lui-même situe
du côté d’un autre monstre biblique, en l’occurrence un animal terrestre géant,
Béhémot ?38 Toujours est-il qu’elle introduit, dans la lignée de l’interprétation
schmidtienne, une personnalisation de la figure « monstrueuse » de l’autorité
souveraine qui tient au fait que sa volonté n’est en aucune façon assujettie à
36
Ibid. , p. 179.
37
« Le monstre politique. La vie nue en puissance », L’Homme et la Société, N°150-151,
octobre 2003 - mars 2004, p. 138. Traduction française d’un article de l’ouvrage, Desiderio
del mostro. Dal circo al laboratorio alla politica, Antonio Negri, Charles T. Wolfe (a cura
di), Manifestolibri, Roma, 2001.
38
N’oublions pas en effet que Hobbes appelle Béhémoth son livre sur l’histoire philosophique
de la guerre civile anglaise, publié en 1679, donc figure le côté effrayant guerre civile par un
monstre biblique terrestre. Dominique Weber note, à ce propos, que « la figuration de cette
guerre civile par le monstre biblique terrestre Béhémoth indique peut-être ce qui pour Hobbes
constitue une nécessité de première importance : ramener, pour ainsi dire, les puritains à la
terre, c'est-à-dire au contrôle de la souveraineté étatique absolue » dans « Hobbes, les pirates
et les corsaires ? Le « Léviathan échoué » selon Carl Schmitt », Asterion, N°2, 2004. Cette
confrontation entre les figures monstrueuses du Béhémot et du Léviathan a inspiré Guy
Dhoquois, dans son livre sur La Duplicité de l’Histoire, le Béhémot (Paris, L’Harmattan,
2000), au point qu’il en fait le symbole à la fois de la lutte infinie et de la quête du tout, du
mouvement permanent et de la totalisation organique sous la figure marxiste des « opposés
réels ».
12

l’ordre établi39. Même s’il ne s’agit que du souverain, c’est bien un sujet
autonome qui prend des décisions hors de tout obligation normative sous-
jacente. Il s’agit bien d’en finir de manière radicale avec toute forme de désordre
par la promotion d’un mécanisme d’allure monstrueuse au sens positif, donc
efficace dans son artificialité même.

2 – Pascal et la monstrueuse contingence de l’homme.

En réaction à une manière aussi radicale d’absolutiser la seule figure du


Monarque à l’encontre de la multitude, souhaitant donc réfuter une grandeur si
visible en apparence des rois, Pascal marque alors la distance infinie entre « les
grands de chair » et ceux qui recherchent l’esprit de charité. Il modernise
l’héritage augustinien, en y associant une réflexion novatrice sur la matière
nouvelle des sciences qui singularise le sujet humain, tout en le rendant fort
instable, si l’on peut dire. Il en vient d’abord à considérer que Dieu n’a plus
aucun rapport avec l’homme, et que le monde humain est donc pure
contingence. Ainsi l’ordre ne consiste plus que dans « la digression sur chaque
point qui a rapport à la fin, pour la montrer toujours »40. Il réfute ainsi l’idée
d’un ordre unique d’intelligibilité : les ordres sont hétérogènes,
incommensurables, sans continuité, dans une distance infinie les uns aux autres,
et par là même placés à tels ou tels endroits selon leurs vérités propres. En
l’absence de toute cohérence du présent, il ne reste rien, derrière l’éclat des
grandeurs, de l’art des rois. Dans un second temps, il en déduit que l’objet du
savoir de l’homme n’est pas lié au monde naturel. Ainsi la vérité varie selon le
point de vue, et tout est affaire de rapports, de relations, de combinaisons sur la
base de contraires. Libéré de l’expérience, le fait du hasard s’installe au centre
de la pensée humaine, et de ses productions de savoir41.
En fin de compte, l’individu - « membre séparé » composé d’esprit et de
matière, donc partie d’un tout incogniscible - « croît être un tout », mais, il
s’égare par son incertitude sur son être, par son incapacité à voir la finalité de
son être surnaturel. Ainsi «  tous les corps ensemble, et tous les esprits ensemble
et toutes leur production ne valent pas le moindre mouvement de charité »42, ils
ne peuvent rivaliser en imagination avec la simple supposition d’« un corps
plein de membres pensants »43, donc unis dans le bonheur. Pascal en conclut,
qu’à défaut de percevoir sa finalité, donc d’appréhender sa place dans
l’univers44, l’homme vit dans l’illusion de son unité. Nous pouvons ainsi
39
Nous suivons ici le commentaire d’Emmanuel Tuchsherer dans « Le Léviathan dans la
doctrine de l’Etat de Thomas Hobbes : sens et échec du décisionnisme politique. », Astérion,
N°2, Revue électronique du laboratoire Triangle (ENS/LSH Lyon).
40
Pensées, n°280, Paris, Gallimard, 1977, volume 1, p. 204
41
Voir Catherine Chevalley, Pascal. Contingence et probabilités, Paris, PUF, 1995.
42
Pensées, op. cit., n°290, p. 208.
43
Ibid., n°351, p. 226.
44
« Nos membres ne sentent point le bonheur de leur union », Ibid., n°341, p. 224.
13

comprendre ce que signifie sa manière propre de caractériser l’homme lui-même


comme un « monstre incompréhensible » dans deux célèbres passages des
Pensées :
- « S’il se vante, je l’abaisse ; /s’il s’abaisse, je le vante/et le contredit
toujours/jusqu’à ce qu’il comprenne/qu’il est un monstre
incompréhensible. » (fragment 121).
- « Quelle chimère est-ce donc que l’homme ? Quelle nouveauté, quel
monstre, quel chaos, quel sujet de contradiction, quel prodige ? Juge de
toutes choses, imbécile vers de terre, dépositaire du vrai, cloaque
d’incertitude et d’erreur, gloire et rebut de l’univers » (fragment 122).

Anne Longuet-Marx souligne, dans une réflexion sur l’invention de l’humain 45 à


partir de la figure du monstre, en quoi l’approche pascalienne sous ce point de
vue suscite un détour réflexif qui nous fait mieux comprendre ce qu’il en est de
la fabrique humaine, jusque dans la production du savoir, par sa saisie à la
limite. Si la puissance de la perspective humaine engendre par elle-même le
caractère monstrueux de l’homme, sans faire intervenir une quelconque
métaphore ou une extériorité spécifique, une telle aggravation humaine,
soulignée dans les citations ci-dessus, aveugle l’homme, le détruit. Mais, dans le
même temps, c’est l’homme-monstre qui, étymologiquement parlant46, désigne,
met sous les yeux des autres humains leur part momentanément indicible. Ainsi
le monde s’ouvre à la connaissance non de ce qui est, mais de ce qui doit être à
l’horizon de la fabrique de l’humain, par l’accès à l’infinité des combinaisons du
fait de la puissance de la pensée humaine, certes au risque d’engendrer des
monstres d’imagination tant par défaut que par excès de pensée.
Qui plus est, l’interrogation pascalienne engage un rapport à soi qui débute par
un regard sur sa propre vacuité, et souligne ainsi le vide de son intériorité, pour
appréhender d’autant mieux la dynamique de soi dans une telle négativité de
l’humain. Ici l’aspiration humaine à l’infini supplée à l’absence de conscience
« heureuse » : elle œuvre à la construction de la subjectivité dans le travail
même du négatif. De fait, en redéployant de cette manière la compréhension
augustinienne de l’homme, Pascal introduit une vision pour le moins profane
d’une « intériorité désertée » tant du côté de Dieu que de l’homme47.

45
Disponible sur le site http://philagora.fr
46
Rappelons que sur le plan étymologique  monstrum vient du verbe monere qui a trois sens :
faire songer à quelque chose/ avertir, engager, exhorter/ donner des inspirations, éclairer,
instruire. Ainsi au niveau performatif, le point de vue du monstre sur l’homme nous situe
dans le domaine des verbes exercitifs, utilisés « lorsqu’on formule un jugement (favorable ou
non) sur une conduite, ou sur sa justification. Il s’agit d’un jugement sur ce qui devrait être
plutôt que ce qui ce qui est » ( John L. Austin Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1970, p.
157).
47
Cf. Eric Dubreucq, « L’intériorité désertée et le fond du cœur. Le rapport à soi dans la liasse
de Pascal sur le divertissement », Methodos, 5, 2005 [texte disponible sur le Web].
14

Le siècle des Lumières n’oubliera pas une telle appréhension pascalienne de


l’infinité, bien au contraire.

III – Le monstre dans l’ordre social au 18ème siècle48.

La tâche du siècle des Lumières s’avère difficile et grandiose en matière d’ordre


social. Par l’insistance sur le poids de l’expérience au sein même du savoir, donc
par la connexion empirique entre les concepts et la réalité - qui prend la place
réservée jusque là au lien entre la substance des choses et la propriété des mots -
il s’agit désormais de restituer en permanence à la pensée humaine son ancrage
matériel. Mais, dans le même temps, il convient de maintenir la créativité de
l’homme en garantissant son ouverture à l’infinité des possibles. D’une
conceptualisation forte de l’autonomie de l’individu, de la reconnaissance de
l’existence du moi dépend alors une construction, activée par l’homme lui-
même, de la cohésion de l’ordre social.
Le 18ème siècle se caractérise de fait par une rupture radicale en matière de vision
humaine du temps, de l’histoire et de la société 49. Cette rupture permet la
formation d’une configuration notionnelle, autour d’ordre social et d’art social,
favorable à l’émergence plus tardive de l’expression de « cohésion sociale » par
la prise de conscience de la dimension sociologique des réalités humaines. Si le
débat médical autour de l’origine des monstres oppose toujours les partisans de
l’infinie liberté de Dieu, intégrant donc le monstre dans l’espace de la révélation
du geste divin et ceux, de plus en plus nombreux, qui s’en tiennent à décrire
dans les monstres de simples erreurs de la nature50, l’appréhension du monstre
humain prend nettement place du côté d’un ordre social en rupture avec l’ordre
divin.

I- La « science nouvelle » des circonstances (Montesquieu) : la cohérence


pratique des principes à l’encontre du désordre des monstres.

En affirmant, dès le début du livre premier de L’Esprit des lois (1748) que « les
lois, dans la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui
48
L’ampleur des ouvrages du dixhuitième siècle enregistrés dans la base Frantext nous a
permis d’y trouver, par une simple interrogation sur les usages de monstre/monstres, une
grande part des références qui suivent. C’est pourquoi nous nous contentons de donner
l’ouvrage de référence, sans autre précision, lorsqu’il s’agit seulement de l’expression de tel
ou tel auteur, que l’on peut facilement retrouver par une interrogation sur Frantext.
49
La référence majeure en la matière est l’œuvre de Reinhart Koselleck, en particulier son
ouvrage Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Editions de
l’EHESS, 1990.
50
Patrick Tort, L’ordre des monstres, Paris, Syllepse, 1997.
15

dérivent de la nature des choses », Montesquieu emprunte la voie d’une


« science nouvelle » fondée sur son objet propre51. Science politique, elle
procède du rapport entre la nature du gouvernement, « ce qui le fait être tel » et
son principe, « ce qui le fait agir ». Ainsi, la figure du sujet politique est d’abord
prise dans la dimension cosmologique des rapports nécessaires qui dérivent de la
nature des choses et permettent aux hommes de s’unir, sorte de préscience de
« la chaîne des Êtres », de Dieu aux êtres humains. Certes elle est aussi et
surtout le produit d’une dynamique de vie comme suite d’actions et de passions.
Mais, l’homme, lorsqu’il invente des légalités supplétives, demeure un point de
moindre nécessité face aux lois du monde matériel 52. Alors, le principe conçu
comme mode de subjectivation ne s’impose, en tant que principe de
gouvernement, à la nature des choses que dans la mesure où il incarne « les
passions humaines qui le font mouvoir »53. Donc « la force du principe entraîne
tout »54. Bertrand Binoche précise alors que :
« Le principe, c’est le pli qui définit l’intériorité individuelle, la perception
affective que l’individu aura de lui-même, de ses compatriotes, de l’Etat.
Bref, par le principe de gouvernement, on énonce comment le gouverné
doit être passionnellement déterminé pour que le gouvernement puisse
avoir prise sur lui et puisse donc effectivement gouverner conformément à
sa nature »55.

Un tel pli tend-il à introduire, dans la lignée pascalienne, une perspective


humaine en rien préétablie, donc un point de vue qui tend à favoriser de
nouvelles combinaisons, des expérimentations multiples ? Montesquieu se
rapproche-t-il aussi d’un Leibniz qui considère l’individuation comme le dépli
de l’individu en lui-même à l’encontre de tout ordre actuel, et permettant donc
l’inclusion de l’individu le monde, dans l’ordre des choses, ou plus exactement
incluant en lui-même le monde à l’infini ?56 La perspective nominaliste sur
l’ordre social, dominante à la fin du 18ème siècle57, commence à s’esquisser.
A vrai dire, chez Montesquieu, l’exemple le plus significatif est celui de la vertu
comme principe de gouvernement, à l’exemple de la Rome républicaine.
Georges Benrekassa peut ainsi affirmer que la vertu politique « c’est une
cohésion maximale de la socialité, qui est qualifiée à la fois comme un

51
Voir Louis Althusser, Montesquieu, la politique et l’histoire, Paris, PUF, 1964.
52
Nous suivons ici l’excellent commentaire de Bertrand Binoche dans son Introduction à De
l’esprit des lois de Montesquieu, Paris, PUF, 1998.
53
L’esprit des Lois, livre III, chapitre premier.
54
Ibid., livre VIII, chapitre XI.
55
Introduction, op. cit., p. 108.
56
Gilles Deleuze, Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988.
57
Laurence Kaufmann et Jacques Guilhaumou (eds), L’invention de la société. Nominalisme
politique et science sociale au XVIIIème siècle, Paris, Editions de l’EHESS, 2003
16

intégration et une participation à l’idéal collectif, et comme un système qui peut


être conflictuel, garantissant par là même une place à l’individualité »58.
Montesquieu attire donc en permanence l’attention de son lecteur sur la
formation d’une « science nouvelle » qui définit la nature des choses, leur
cohérence propre, comme une conjugaison variable de principes réglée par des
rapports nécessaires. Alors il s’agit d’ajuster les circonstances, c’est-à-dire le
donné de l’expérience, à la nature des choses en délimitant, par le travail abstrait
de l’esprit, des principes subjectifs, et en premier lieu la vertu et l’honneur, qui
prennent valeur de composantes de la nature des choses. La cohésion des lois de
la société peut alors procéder de l’adéquation des choses à ce qu’elles doivent
être en conformité aux principes, et non à ce qu’elles sont. Montesquieu promeut
ainsi l’aptitude humaine à combiner les éléments dans la recherche de l’unité du
gouvernement, par le seul fait de son mouvement spécifique issu de la
confrontation entre sa nature propre qui le fait être et en son principe qui le fait
agir. Ainsi la reconnaissance de la pluralité des principes rend compte de la
nature variable des choses.
Mettant en valeur le potentiel heuristique d’une combinatoire à base typologique
- les gouvernements républicain, monarchique et despotique -, Montesquieu
invente une politique pratique au sein d’un désordre apparent en prouvant
l’efficace des principes. Si, dans ce désordre, il retient quelques figures de
monstres, soit dans les sociétés historiques, à l’exemple de la société romaine où
plus d’un empereur était un monstre (Considérations sur les causes de la
grandeur des Romains et de leur décadence, 1748), soit dans les sociétés
contemporaines, à l’exemple de certains magistrats 59, c’est bien sur le critère
pratique de la morale des principes qu’il s’appuie pour opérer par exemple la
distinction entre les empereurs vertueux et les empereurs despotes :
« Et ce qui me toucha le plus fut de voir que cette morale était pratique et
que trois ou quatre empereurs qui eurent cette morale furent des princes
admirables, tandis que ceux qui ne l’avaient pas furent des monstres »
(Correspondance, 1716-1755).

2- Le mouvement des Lumières à distance des monstres.

Les philosophes des Lumières s’avancent plus avant : ils font de l’expérience
humaine, donc de la nature humaine, la matière principale de la réflexion,
introduisant ainsi une continuité entre l’ordre naturel et l’ordre humain, en dépit
du nécessaire seuil de la convention sociale. Ils tendent ainsi à se distancier, sans
s’en détacher complètement, de l’idée d’une « chaîne des êtres » qui induit une

58
La politique et sa mémoire. La politique et l’historique dans la pensée des Lumières, Paris,
Payot, 1983, p. 304.
59
« Ainsi supposant dans un magistrat sa vertu essentielle, qui est la justice, qualité sans
laquelle il n’est qu’un monstre dans la société, et avec laquelle il peut être un très mauvais
citoyen », Discours de rentrée au Parlement de Bordeaux, 1725 ( C’est nous qui soulignons).
17

continuité entre le divin, l’animal et l’humain, donc entre le monstrueux et


l’humain. « La grande chaîne qui lie toutes choses » est avant tout le fait de la
liaison entre l’individu et les êtres qui lui sont extérieurs, donc le fruit d’une
« chaîne ininterrompue d’expériences » et de raisonnements60. Ainsi les
philosophes des Lumières préparent l’avènement de l’individu empirique61.
C’est au sein de cette configuration nominaliste que nous allons rencontrer le
couple notionnel cohésion /monstre (social) avec sa formulation ultime dans
l’expression de « monstre dans l’ordre social ». Pour plus de clarté, nous allons
aborder en premier lieu le devenir de la thématique historique de la cohésion
sociale.

A- De la cohésion sociale.

1- La cohésion du mouvement organique

Sur la voie de la formulation de la « cohésion sociale », l’entrée « cohésion » de


l’Encyclopédie proprement dite s’en tient au domaine de la physique, avec la
définition suivante « force par lesquelles les particules primitives qui constituent
tous les corps sont attachées les unes aux autres, pour former les parties
sensibles de ces corps »62. Par ailleurs, la notion de cohésion n’est employée une
seconde fois, dans le corps du texte encyclopédique, qu’à l’occasion d’un
développement sur « la plus ou moins grande facilité qu’ont les différentes
parties à s’unir, à leur différent degré de cohésion, à leur hétérogénéité » au sein
du polype. Ce terme n’est donc pas encore d’usage commun au milieu du 18 ème
siècle.
C’est pourquoi il convient plutôt de se tourner vers les anticipations géniales de
Diderot dans ses ouvrages personnels. Prenant acte, en particulier à la lecture
des Considérations sur les corps organisés (1762) du philosophe naturaliste
Charles Bonnet, du mystère réputé insondable de « la mécanique de
l’assimilation » au sein du phénomène de la génération des corps organisés,
Diderot note qu’ « Avant l’assimilation, il y avait deux molécules - il s’agit de
gouttes de mercure -, après l’assimilation, il n’y en a plus qu’une ». Il en déduit,
dans des pages étonnantes de concision du Rêve de D’Alembert (1768) que « le
contact de deux molécules homogènes, parfaitement homogènes, forme la
continuité…et c’est le cas de l’union, de la cohésion, de la combinaison, de
l’identité la plus complète que l’on puisse imaginer », d’où s’explique « l’action
et la réaction habituelles »63.

60
Diderot, Pensées sur l’interprétation de la nature, Œuvres, tome I, Laffont, Bouquin, 1994,
p. 562-563.
61
. Laurence Kaufmann et Jacques Guilhaumou (eds), L’invention de la société. Nominalisme
politique et science sociale au XVIIIème siècle, op.cit.
62
L’Encyclopédie fait partie des corpus de l’I.L.F interrogeable sur le Web.
63
Le Rêve de d’Alembert, Œuvres de Diderot, tome I, Paris, Laffont, 1994, p. 626.
18

A vrai dire, d’un tel point de vue organique, il s’agit, à l’exemple de Charles
Bonnet dans La contemplation de la nature (1764), de porter notre attention sur
«  le corps organisé », étant entendu que « chaque être a son activité propre » au
sein de « la chaîne universelle des êtres ». Le corps humain apparaît alors
comme « l’organisation la plus parfaite » dans la mesure où « elle opère le plus
d’effets avec un nombre égal ou plus petit de parties dissimilaires ». Ce qui le
singularise au mieux, c’est la réflexion, c’est-à-dire « la faculté de généraliser
ses idées, ou d’abstraire d’un sujet ce qu’il a de commun avec d’autres, et de
l’exprimer par des signes arbitraires »64. La quête de la cohésion par l’unité des
éléments procède alors de la recherche d’un tiers-commun et non d’un simple
mécanisme d’assimilation. Certes l’assimilation, par incorporation de l’air, de
molécules nourricières ou d’autres choses reste un mécanisme, mais sans
imprégnation originelle et quelque peu secret En effet ce mécanisme
d’assimilation demeure sous la dépendance d’une structure organique qui le
détermine, il dépend de l’arrangement des fibres du corps : ce sont ces éléments
qui opèrent en dernier ressort l’assimilation.
En déplaçant le propos d’une contiguïté de facture mécanique vers la cohésion
issue du mouvement organique, Diderot et Bonnet réfutent donc l’explication
mécanique courante que Fontenelle résumait en 1742 dans les termes suivants :
« La machine de l’univers n’est pas semblable à un être animé, mais est
semblable à une horloge et […] tous les mouvements variés y dépendent d’un
simple force matérielle agissante, de même que tous les mouvements de
l’horloge sont dus au pendule simple »65. Diderot remarque ainsi que
l’organisation d’un corps ne peut se réduire à une simple association de parties
aptes à engendrer mécaniquement de nouvelles propriétés. Réfutant donc le
matérialisme vulgaire, relatif aux générations spontanées, il considère
l’existence unique de la matière sur la base de sa sensibilité universelle
productrice de mouvement, donc d’après sa capacité de se transformer, de se
métamorphoser en tant que matière même de la vie, force propre avec l’action
et la réaction qui s’ensuit. Il émet alors des hypothèses qui se vérifieront dans la
conception et la réalisation à venir de l’ordre social, et tout particulièrement
l’existence de la matière homogène au sein même du moi pris comme un tout:
« Mon unité, mon moi […] Je suis moi, j’ai toujours été moi, et je ne serai
jamais un autre », « Il n’y a qu’un seul grand individu, c’est le tout […]. Les
espèces ne sont que des tendances à un terme commun qui leur est propre… Et
la vie ?… La vie, une suite d’actions et de réactions »66. Nous entrons ainsi dans
le jeu infini de l’action et de la réaction suscitant réciprocité, oppositions, chocs,
et non équilibre, entre les différentes parties tant de l’univers que des corps et de

64
Contemplation de la nature, 1762, chapitre 4 de la seconde partie.
65
Œuvres, Paris, 1742, tome 2, p. 20.
66
Le Rêve de d’Alembert op. cit., p. 636-637.
19

la société67. Diderot en tire alors des conséquences sur l’intériorité du monstre à


la vie, que nous présentons plus loin.
Toujours est-il que la référence, déjà ancienne, à « la cohésion des parties » est
fortement présente chez les philosophes des Lumières, et tout particulièrement
chez le Diderot matérialiste. Ainsi il utilise cette expression au moment où il
s’interroge sur « les lois générales de la communication et du mouvement » des
corps simples, donc de même matière68. Mues par une force une, les parties de
ces corps, aussi dispersées soient-elles dans le temps et l’espace, peuvent
s’unifier à tout instant si elles ont « une action sensible les unes par les autres
par leurs attractions réciproques », donc si elles communiquent entre elles, à
l’exemple de l’univers humain où les hommes sont pris dans « une action
réciproque les uns sur les autres ». Cependant, la thématique de « la cohésion
des parties » se situe ici plutôt du côté de la matière homogène et de son lien aux
lois de la nature, et donc de la manière une de la nature de « cohésionner »69 par
le seul fait d’assimiler, d’unir par degrés. A contrario, lorsque nous considérons
« la combinaison des éléments », nous sommes alors dans le domaine de l’art. Il
s’agit d’ « une infinité de manières différentes possibles » de combiner des
matières essentiellement hétérogènes, et ainsi de découvrir des faits inconnus 70,
au risque, il est vrai, de trop se hâter, et donc d’échouer.
De « la cohésion des parties » à « la combinaison des éléments », de la nature à
l’art, le géomètre philosophe s’autorise alors d’une démarche analytique
essentiellement unitaire, qui met l’accent sur l’identité, par analogie, de l’ordre
des idées et des mots mis en place par le travail de l’esprit humain, et plus
largement par la vie humaine composée de passions et d’actions. Prenant ainsi
en compte l’observation de la complexité de l’expérience humaine, la cohésion
des corps n’est plus perçue de façon mécaniste, elle est reliée à une conception
de la vie se développant selon des fonctions déterminées, donc à l’aide de
combinaisons multiples. Plus encore elle concerne donc tout autant « l’état des
parties » étudié par le physicien – naturaliste, chimiste et géomètre inclus - que
les nouvelles recherches sur l’identité de l’Etat. Ainsi s’ouvre un vaste champ de
réflexion sur « le développement du tout organique » (Bonnet), tant du corps
humain que de l’Etat.

2 – Vers une connexité généralisée du social à l’horizon du moi

Quand est-il alors vraiment de ce moi dont parle Diderot et qui s’avère
désormais situé à l’horizon d’un tout organique ? Renvoie-t-il à un substratum
qui lui donne une allure verticale, voire avec sa part inconsciente et sa part

67
Voir Jean Starobinski, Action et Réaction. Vie et aventure d’un couple, Paris, Seuil, 1999.
68
Pensées sur l’interprétation de la nature, Oeuvres, op. cit., p. 576.
69
Ce verbe n’existe pas encore, semble-t-il. C’est à la parole de Napoléon, dans le Mémorial
de Saint-Hélène, que l’on prête son invention.
70
Pensées sur l’interprétation de la nature, Oeuvres, op. cit., p. 596.
20

consciente ? Ou s’agit-il de fait d’une présence d’un moi plutôt fragmenté au


regard de la psychologie de l’époque, foncièrement sensualiste ?
Rousseau, peu enclin à suivre Diderot sur le terrain du matérialisme considère
cependant l’être comme « rigoureusement un » : cet être ne doit pas son unité à
l’assemblage des parties, mais à une unité transcendant la matérialité des corps,
en l’occurrence la conscience de soi, c’est-à-dire la prise de conscience de son
individualité sur le base de l’amour de soi et sous le signe de la liberté 71. Alors
l’homme doit lui-même s’attribuer la matière de son propre devenir, par là
même il accède au bonheur. Rousseau écrit ainsi dans L’Emile « J’aspire au
moment où, délivré des entraves du corps, je serai moi sans contradiction et
n’aurai besoin que de moi pour être heureux »72. Le « moi actuel » est sous la
dépendance du « moi futur »73. Sur cette voie, le moi indivis est d’emblée le moi
commun : il induit une unité commune, il se réfère à ce qui unit immédiatement
chaque individu au tout, et non à la mise en œuvre de rapports interindividuels
de réciprocité. Dans le Contrat social (1762), Rousseau investit alors ce moi
commun dans la force même de l’association liant les contractants. Ainsi le
pacte social crée la communauté : « cet acte d’association produit un corps
moral et collectif, composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix,
lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa
volonté »74. Du « lien social » au « nœud social », Rousseau théorise la
légitimité individuelle au sein de l’institution d’une nouvelle communauté
politique, sans pour autant faire appel au rapport à autrui dans la mesure où le
moi de l’individu est d’emblée la partie et le tout. Nul besoin donc de postuler
une cohésion sociale. Tout est affaire ici de reconnaissance par le moi de
l’identité sociale comme étant sa propre identité. La force, au sens leibnizien, est
ici analogue au moi : elle finalise les moyens nécessaires à l’expression et à la
transmission du lien social. Ainsi la première personne - le moi en nous – est
toujours première par rapport au tout. Nous sommes donc bien dans une
conception verticale du moi, avec la reconnaissance d’un « moi substratum »75
qui situe le social non dans ce qui est ou a été, mais dans ce qui devrait être76.
71
Voir Luc Vincenti, Jean-Jacques Rousseau. L’individu et la république, Paris, Kimé, 2001.
C’est à ce titre, comme nous le verrons, que le monstre chez Rousseau est totalement distinct
des « êtres fantastiques », il n’est que l’expression de « l’horreur du genre humain »
(Rousseau juge de Jean-Jacques, 1776), en résultante tout particulièrement d’un manque
d’amour de soi.
72
Œuvres complètes, tome IV, Paris, Gallimard, 1969, p. 604-605.
73
Ces expressions sont employés par Sieyès selon la formulation suivante, « Moi actuel a-t-il
tort de conseiller moi futur ? » qui nous introduit dans une autre perspective.
74
Œuvres complètes, tome III, id., p. 361.
75
Il s’agit là encore d’une expression de Sieyès. Sur la différence d’approche du moi durant
cette période historique, selon que l’on prenne en compte « la fragmentation verticale » du
moi ou sa « fragmentation horizontale », voir Jan Goldstein, The Post-revolutionary self.
Politics and Psyche in France (1750-1850), Harvard University Press, 2005.
76
« Fidèle à sa méthode, Rousseau s’intéressait davantage à ce qui devait être qu’à ce qui avait
été […] Le passé ne fait pas droit. Il n’assume chez Rousseau aucune valeur prescriptive ou
21

A ce titre, l’insistance sur la nouveauté du mot social dans l’Encyclopédie - soit


la définition suivante : « mot nouvellement introduit dans la langue pour
désigner un homme utile dans la société, propre au commerce des hommes » -
annonce une démultiplication du prédicat « social », donc son insertion dans un
espace généralisé de connexité sociale. Tel est le propre de l’adjectivation
« social(e) » de rendre compte, dans son extension sémantique, de l’articulation
entre un nouveau « socle sociologique » où l’individu est la seule réalité,
donnant ainsi une valeur centrale à la connaissance du moi, et le travail de
l’esprit qui internalise les expériences humaines, produisant ainsi une
métaphysique sociale apte à désigner les nouveaux éléments de l’ordre social.
La démarche analytique s’inscrit bien ici dans une connexion généralisée entre
la réalité et le discours. Quant à la cohésion de l’ordre social par l’entremise
d’un travail de l’esprit devenu un véritable « art social », elle se décline en un
vaste paradigme de « la matière sociale » étendu, par la « combinaison sociale »
et sur la base du « besoin social », jusqu’à « l’union sociale » du « corps social »
dont « la félicité sociale » constitue la finalité.
C’est désormais au sein du champ d’expérience de l’agir humain en société que
se définissent les catégories organiques d’analyse de la société, et non dans la
simple homologie avec la mécanique naturelle. Il y est question de la recherche
de la cohésion des parties du « corps social », soit sous sa forme humaine, soit
sous sa forme métaphorique, par l’entremise d’un « art social », issu de la
nouvelle « science sociale », elle-même garante de la légitimité du nouvel
« ordre social ».

Une fois que « l’art social » est fondé sur des expériences et des raisonnements,
les hommes des Lumières donnent alors sa perfectibilité propre à l’individu
empirique comme horizon de son agir, et y attache un progrès de l’histoire et de
la civilisation humaines. Condorcet présente ainsi, en fin de parcours, un
Tableau des progrès de l’esprit humain qui marque enfin la capacité de
l’homme à maîtriser le présent et l’avenir de façon rationnelle 77. Ces hommes
éclairés s’intéressent donc au déploiement de l’action dans le champ de
l’expérience humaine selon une finalité propre, le bonheur. Ils ouvrent l’attente
des hommes à une histoire émancipatrice, ce que Voltaire appelle le premier « la
philosophie de l’histoire »78. Ils y inscrivent un nouvel art de gouverner en vue
de rationaliser le désordre, mais sans présupposer un ordre essentiel, divin, donc
dominant. Ainsi, dans la configuration du passage de l’ordre naturel à l’ordre

normative. L’auteur ne manque pas de se moquer du travail des antiquaires qui tentent de
trouver dans le passé la justification du droit », Monique et Bernard Cottret, Jean-Jacques
Rousseau en son temps, Paris, Perrin, 2005, p. 374.
77
Voir Keith M. Baker, Condorcet. Raison et politique, Paris, Hermann, 1988.
78
Bertrand Binoche précise le contexte d’apparition de cette expression dans Les trois sources
des philosophies de l’histoire (1764-1798), Paris, PUF, 1994.
22

politique, via « l’ordre social », les auteurs du 18ème siècle commencent par une
réflexion sur l’équilibre des pouvoirs au nom des principes (Montesquieu),
véritables ressorts de l’action, et terminent par une analyse de l’unité d’action
entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif au titre du pouvoir constituant
de la nation (Sieyès). Ainsi se positionne un contexte favorable au déploiement
d’un trajet du « monstre en société » (Montesquieu), destructeurs des principes,
au « monstre en politique » (Sieyès) adepte de pouvoirs illimités révolus, en
passant par l’abandon d’une approche mécaniste du monstre.

B - Du « monstre en société » au « monstre en politique ».

Deux articles dans l’Encyclopédie, et deux autres dans le Supplément de


Panckouke concernent de façon explicite les monstres. Jaucourt signe les articles
« Monstres » et « Jeux de la nature ». Quant au Supplément, il permet à Haller,
auteur d’un traité intitulé Des monstres, d’affirmer une nouvelle fois, dans
l’article « Jeux de la nature et monstres » et la partie qui lui revient de l’article
« Hermaphrodite », que les formes vivantes monstrueuses relèvent de la volonté
du Créateur de toutes choses. A vrai dire, il apparaît que les modèles classiques
du vivant, par exemple à travers le thème de la préformation, touchent à leurs
limites. S’interrogeant sur une nouvelle manière de penser le monstre au 18 ème
siècle, Annie Ibrahim note d’emblée une contradiction initiale entre
l’affirmation de la génération du vivant et l’unité de l’organisme d’une part, le
constat de l’altération de la chaîne des êtres dans une vision continuiste de la
morphogénèse d’autre part. Elle en conclut « l’impossibilité de faire une place
effectives aux monstruosités empiriques et à l’idée de monstre dans les
philosophies de la nature dominantes autour de 1745 ». Et elle ajoute :
«  Dans le cas de la toute puissance infinie d’une nature naturante, le
monstre est un témoin ; dans le cas de la toute puissance ordonnée d’une
nature naturante, le monstre est un raté. Alors les monstruosités n’existent
pas, elles ne sont que l’ombre portée du bien et du mal et le monstre
disparaît, contre-naturel naturel »79.

Philosophes et physiologistes s’engagent alors dans une conception « aléatoire »


des monstres en rapportant la nature à ses constituants ultimes, les molécules, au
titre d’une « matière dont ils vont tenter d’exhiber l’organisation à partir des
forces à l’œuvre dans l’activité formatrice des vivants, forces elles-mêmes
dérivées de l’énergie d’une sensibilité élémentaire où domine le sens du
toucher »80.
Si l’on peut ainsi caractériser une entreprise scientifique de refondation de la
pensée du monstrueux dans la seconde moitié du 18 ème siècle, au nom de la
79
« Les aléas de l’inquiétude sourde de la molécule » in Qu’est-ce qu’un monstre ?, sous la
dir. de A. Ibrahim, Paris, PUF, 2005, p. 62.
80
Ibid., p. 65.
23

nécessité de penser « le tout de la nature vivante », il n’en reste pas moins que le
déplacement du questionnement naturaliste d’un essentialisme vers une logique
naturelle ordonnée tend à exclure tout apport positif d’une réflexion sur le
monstre en société.

1- L’exclusion du monstre de l’organisation de la société.

Le thème historique du « monstre en société » est omniprésent dans le siècle des


Lumières, de l’article cruauté dans l’Encyclopédie à Linguet qui nous
présentent, l’un Tibère et Caligula, l’autre Caligula, Néron et Héliogabale
comme « des monstres sanguinaires nés pour inspirer l’horreur »
(l’Encyclopédie ), et « des monstres dont les noms sont devenus une cruelle
injure pour les plus cruels tyrans » (Histoire impartiale des Jésuites, 1768).
A vrai dire, les hommes du siècle des Lumières mettent plus généralement
l’accent sur « les monstres de l’esprit » (Montesquieu), c’est-à-dire issus d’un
excès de préjugés et d’imagination81. Ils n’aiment ni les héros, ni les monstres
que ces héros pourchassent. Commentant un tableau du Salon de 1767, Diderot
s’exclame : « Laissons là ces monstres symboliques » et ne voit dans leur
représentation qu’un « spectacle hideux ». Quant à Rousseau, il part en guerre,
dans La Nouvelle Héloïse (1761), contre « les monstres d’imagination » qui
nous détournent de la nature et s’en prend également à « ces monstres
abominables » qui peuplent les pièces de théâtre dans sa fameuse Lettre sur les
spectacles (1758). Il en conclut qu’« en montrant sans cesse des monstres où il
n’y en a point, l’imagination nous épuise à combattre nos chimères », et créent
une multitude de « monstres d’enfer » à l’image des préjugés (La Nouvelle
Héloïse).
Il reste les monstres en société au sens le plus actuel. Il s’agit selon Rousseau
d’hommes sans morale (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité
parmi les hommes, 1755), de « gens intrigants, désœuvrés, sans religion »
présents surtout dans les villes (Lettre sur les spectacles). Le monstre en société
se repère alors par la manifestation d’ « un profond mépris pour lui-même » (La
Nouvelle Héloïse) : il est « un monstre parmi ses semblables » certes par manque
de sociabilité, mais surtout par le fait qu’ « il ne sent rien, ne sait gré de rien »
(Rousseau juge de Jean-Jacques). Rousseau en vient ainsi à multiplier des
expressions destinées à devenir usuelles telles que «  monstre de méchanceté »,
« monstre d’ingratitude », « monstre qui fait horreur », etc.
Mais le plus important tient dans l’extrême personnalisation de l’homme peint
comme un monstre, à l’identique de Pascal. A l’exemple de la statue de Glaucus,
défigurée par le temps au point de ressembler à une bête féroce et non à un Dieu

81
Ainsi Maupertuis précise que « la plupart des êtres ne nous paraissent que comme des
monstres, et nous ne trouvons qu’obscurité dans nos connaissances » , Essai de cosmologie
( ?), édition Paris, Vrin, 1984, p. 73. A préciser ?
24

- image platonicienne reprise dans une vision calviniste de l’homme82 - « l’âme


humaine altérée au sein de la société par mille causes sans cesse renaissantes
[…] a, pour ainsi dire, changé d’apparence au point d’être presque
méconnaissable »83 pour ne pas dire difforme, donc monstrueuse. Rousseau
n’est-il pas alors inéluctablement victime de cette altération ? De fait il en vient
à s’y inclure, certes par distanciation, c’est-à-dire à partir du portrait que ses
ennemis dressent à son propos : « J’ai souvent ouï reprocher à J.J, comme vous
venez de faire, un excès de sensibilité, et tirer de là l’évidente conséquence qu’il
était un monstre »84. Thème récurrent à vrai dire dans ses écrits85.
Pour autant, ce positionnement du monstre sur les bordures du moi induit une
totale extériorité du monstre artificiellement fabriqué, à l’instar de cet autre
portrait que Rousseau donne de lui-même à partir d’autres propos de ses
détracteurs :
« Vous m’avez fabriqué tout à votre aise un être tel qu’il n’en exista jamais,
un monstre hors de la nature, hors de la vraisemblance, hors de la
possibilité, et formé de parties inaliénables, incompatibles qui s’excluent
mutuellement »86.

Certes Robinet précise, dans De la nature (1761), que les monstres existent
« par l’excès ou le défaut de quelques parties », sans pour autant être étrangers à
la nature, dans la mesure où cette dernière a des écarts qui ne mettent pas en
cause sa dimension normative. Ainsi « La Nature fait tout ou dans son cours
ordinaire et réglé, ou dans ses écarts » précise le Discours préliminaire de
l’Encyclopédie87. Mais, en matière de monstre en société, l’excès monstrueux, à
la fois excès de préjugés, d’imagination, ou défaut de sociabilité détruit les
vertus d’une société, la bonté naturelle qui les unifient, donc son ensemble
harmonieux.

82
Jean Starobinski, dans Jean-Jacques Rousseau. La transparence et l’obstacle, Paris,
Gallimard, 1971, p. 27 et svtes, précise ce qu’il en est chez Rousseau de cette irrémédiable
déformation de la forme humaine originelle.
83
Préface au Discours sur l’inégalité, Œuvres, tome III, Paris, Gallimard, 1964, p. 122.
Starobinski précise que Rousseau considère que, certes quelque chose a changé dans son âme,
mais que cette dernière demeure identique à elle-même, donc hors de toute altération. Seules
les autres ont défiguré son image et ses œuvres pour en faire un monstre, ibid.
84
Rousseau juge de Jean-Jacques. Dialogues (1776), Paris, A. Colin, 1962, p. 148 Cet
ouvrage a été rédigé au moment où Rousseau se considérait comme la victime d’un complot,
d’une organisation monstrueuse fabriquée tout spécialement à son encontre.
85
Ainsi il écrit, au début de la première promenade des Rêveries du promeneur solitaire :
« Pouvais-je dans mon bon sens supposez un jour, moi le même homme que j’étais, le même
que je suis encore, je serais tenu sans le moindre doute pour un monstre, un empoisonneur, un
assassin, que je deviendrai l’horreur de la race humaine, le jouet de la canaille », Œuvres,
tome 1, Paris, Gallimard, 1959, p. 996.
86
Ibid. p. 98.
87
Voir ci-après les positions « contradictoires » de Bonnet et de Diderot.
25

La transposition de la figure du monstre de la nature dans l’artifice, d’abord


social, puis politique apparaît ainsi désormais comme attestée de manière
commune, mais est dénoncée comme improductive dans la réflexion. Le lien, au
sein d’un Tout, entre le monstrueux, renvoyé aux préjugés, et l’humain de nature
rationnelle, n’est plus concevable. Cela tient-il à la définition organiciste du
monstre qui se précise au côté d’un ordre social perçu comme un « corps
organisé » ?
Le point de vue organique sur le monstre a été développé, nous l’avons vu, par
le naturaliste Charles Bonnet. Mais, ce positionnement limite prend, avec
Diderot et sous sa forme hyperorganiciste, une allure quelque peu différente.
Dans la suite de son propos général, Charles Bonnet consacre à la question des
monstres tout le chapitre III de la première partie de son ouvrage Considérations
sur les corps organisés (1762), intitulé « De la Génération des corps organisés.
Des Monstres et des Mulets en général ». Il s’agit alors de montrer que l’analyse
du développement d’un « tout organique » oblige à définir le monstre comme un
élément qui perturbe fondamentalement l’acte de génération propre au « corps
organisé », et ne peut donc en aucun cas relever de ses règles propres. Charles
Bonnet en vient ainsi à définir le monstre de la façon suivante :
« On nomme Monstre toute production organisée, dans laquelle la
conformation, l’arrangement ou le nombre de quelques unes des parties ne
suivent pas les règles ordinaires »88.
Il y revient dans la Contemplation de la Nature à propos du débat sur la
formation des monstres, et propose une définition adjacente :
« Toute production organique qui a plus ou moins de parties que l’espèce
ne comporte, ou qui les a autrement conformées, est un monstre »89.

En déplaçant le propos sur la cohésion des « êtres organisés »d’une vision


mécanique de l’agencement des éléments qui les constituent à une conception
organique du mouvement des corps, où la structure même des fibres qui
constituent ce corps renferme les conditions qui détermine par elle-même
l’assimilation d’éléments en leur sein, donc leur développement réciproque,
Charles Bonnet exclut l’existence d’une espèce monstrueuse au sein du tout
organique, par l’incapacité du monstre naturel à engendrer.
Diderot prend-t-il le relais du naturaliste en affirmant, dans les Pensées sur
l’interprétation de la nature, que « l’homme n’est pas une machine », que la
cohésion des corps relève d’une conception de la vie se développant selon des
fonctions déterminées, donc à l’aide de combinaisons multiples et complexes,
mais toujours réglées ? Il semble plutôt, en première approche, dire le contraire
en considérant la monstruosité, avec ses écarts, comme un principe créateur
d’une matière active, donc toujours en transformation 90. Cependant en
définissant le monstre, dans ses Eléments de physiologie (1778) comme « un
88
Paris, réédition Fayard 1985 p. 30.
89
Chapitre 12 de la septième partie, p. 288.
26

être dont la durée est incompatible avec l’ordre subsistant »91, Diderot ne tend-t-
il pas à considérer que la naturalité du monstre s’arrête aux portes de l’ordre
social, qui nécessite à a la fois un état stable et un devoir-être ?
De fait, parmi les penseurs matérialistes, il revient au baron D’Holbach
d’expliciter au mieux ce qu’il en est du « monstre dans l’ordre social », de sa
réalité et de ses limites. En matière de « monstre naturel », D’Holbach précise
d’abord, dans le Système de la nature (1781) que tout est ordre dans la nature,
donc que « l’ordre et le désordre de la nature s’existent point ». Et d’ajouter :
« Tout est dans l’ordre dans une nature dont toutes les parties ne peuvent
jamais s’écarter des règles certaines et nécessaires qui découlent de
l’essence qu’elles ont reçue […] Il suit encore qu’il ne peut y avoir ni
monstres, ni prodiges, ni merveilles, ni miracles dans la nature. Ce que nous
appelons des monstres sont des combinaisons avec lesquelles nos yeux ne
sont point familiarisés, et qui n’en sont pas moins des effets nécessaires »92.

Cependant, si les monstres que nous croyons percevoir dans la nature ne sont
que le produit de notre manque de connaissances, la société, pour sa part, est
bien remplie de « monstres de barbarie et d’inhumanité », dans la mesure où
précise son ami Helvétius « le terrain du despotisme est fécond en misères
comme en monstres » (De L’Homme, 1771). Le propre du « monstre dans
l’ordre social », c’est, faute de morale et par goût de la luxure, une propension à
exercer des cruautés sur les citoyens (La Morale Universelle, 1776). Le monstre
n’a donc plus de place dans un Système social (1773) où « tout est lié » si ce
n’est pour incarner ce qui le nie dans son essence même, le despotisme. Là où
les citoyens peuvent exercer son « droit d’être libre », donc concourir à la
formation de « l’ordre politique », les monstres sont de pure extériorité. Au
terme de ce trajet, la dissociation entre la figure du citoyen libre et celle du
despote monstrueux est donc courante.

2- Le monstre en politique, une figure progressivement révolue du nouvel ordre


des choses.
90
Cf. les articles disponibles sur le Web de May Spangler, « L’hermaphrodisme monstrueux
de Diderot », Etudes françaises, V. 39 n°2,2003, p. 109-121 et Julie Martineau, « Le
paradoxe de l’automate : de Diderot à la cybernétique. Lecture de la trilogie du Rêve de
d’Alembert » qui écrit : « Diderot s’intéresse au monstre de manière privilégiée; c’est lui qui
le réintègre dans l’univers des sciences, dans la médecine plus probablement, comme
significatif, révélateur du caractère permanent des espèces - car, bien sûr, doxalement, ce qui
concerne une minorité n’intéresse personne ».
91
Certes Diderot écrit d’abord qu’ « on appelle êtres contradictoires ceux dont l’organisation
ne s’arrange pas avec le reste de l’univers. La nature aveugle qui les produit, les extermine »,
sans donc les qualifier d’emblée d’êtres monstrueux. Mais il ajoute plus loin : « le monstre
naît et meurt : l’individu est exterminé en moins de cent ans », Œuvres, op. cit., p. 1261,
1276. La problématique du monstre chez Diderot s’avère donc fort complexe : il parle même
de « monstre génial » dans l’article génie de l’Encyclopédie !
92
Première partie, chapitre 5, réédition Fayard, 1990, p. 93.
27

L’émergence, sous la Révolution française, de l’expression de « monstre en


politique », que ce soit sous la plume de législateurs comme Sieyès et
Robespierre, ou d’autres écrivains patriotes93, en marque le caractère absolu
d’extériorité par rapport à la mise en place de l’ordre politique.
Pour bien marquer cette évolution décisive, nous allons retracer le trajet, qui
mène, des Physiocrates à Sieyès, de la nouvelle « économie politique » à la
nouvelle « science politique », à une extériorisation croissante de la figure du
monstre en politique. Nous allons ici retrouver notre réflexion conjointe sur les
notions d’ordre et de monstre.
Du côté des économistes, principalement les Physiocrates, de Quesnay à
Mirabeau, inventeurs d’ « une science nouvelle » de l’économie politique94,
l’ordre des choses procède d’une physique sociale qui lui donne sa cohésion
propre : l’ordre social est alors rapporté à la cohérence des utilités économiques
et à la division des classes dans la société moderne. A ce titre l’homme n’est
plus principalement appréhendé dans son essence d’être libre, qui fonde la
politique moderne, mais plutôt dans sa seule liberté sociale, c’est-à-dire d’après
le clivage « naturel » entre propriétaires et non-propriétaires, voire maîtres et
esclaves dans les colonies. L’unité de la société, donc sa cohésion, a pour
fondement la division du travail. La domination politique devient seconde, elle
est reportée sur un despotisme légal, simple garant du gouvernement social des
hommes selon leurs besoins, leurs intérêts et leurs capacités sociaux. Ce courant
de pensée sera réinterprété de manière positiviste au 19ème siècle sous la forme
du « pur » libéralisme économique, et tendra ainsi à dissocier la liberté d’agir
issu de la volonté humaine des mécanismes quasi-automatiques de la cohésion
sociale, alors que les Physiocrates maintiennent une liberté d’intelligence, certes
fondée sur la connaissance des lois de l’ordre naturel, entre liberté et volonté.
C’est pourquoi les Physiocrates prennent leur distance, en dépit se leurs options
mécanistes, avec toute figuration monstrueuse, même sous la forme d’un artifice
politique. Mirabeau, dans L’Ami des hommes (1755), se demande : « Pourquoi
se figurer des monstres où peut-être ils ne sont pas ? ». Il n’hésite pas à préciser
dans sa correspondance : « Je me bats ici contre des monstres chimériques », et
finit par s’en prendre à ceux qui s’en prennent aux plus faibles, « dont la molle
vertu, soumis aux préjugés, se fait des monstres exprès pour les combattre » (Le
Libertin de qualité, 1768)
Si les physiocrates considèrent que « L’Etat gouvernant » est dominateur, pour
ne pas dire despotique au sens légal, dans la mesure où il fournit les moyens de
jouir, sous la forme de vertus sociales, ils n’y associent, du moins à notre
connaissance, aucune figure artificielle de monstre. En effet, la légalité du
93
Entre un amont (Voltaire) et un aval (Chateaubriand) attestant de l’usage de « monstre
politique », Frantext fournit trois occurrences de l’expression « monstre en politique » datées
exclusivement de la Révolution française.
94
Voir Philippe Steiner, La « science nouvelle » de l’économie politique, Paris, PUF, 1998.
28

despote procède des lois naturelles, voires divines. Le « despote légal » se


contente donc de laisser libre cours à l’économie, et ce qui la fonde, la propriété.
Ainsi, selon Lemercier de la Rivière (L’ordre naturel et essentiel des sociétés
politiques), l’ordre social s’établit sur un ordre physique, naturel qui relève de
l’évidence, exprimée tout particulièrement dans un principe premier, la propriété
personnelle. Il convient alors d’instaurer la cohésion de l’ordre social dans la
pratique des vertus, « instituée d’après l’évidence de leur nécessité absolue »
(Lemercier), ce qui équivaut à préfigurer la nécessité absolue d’un monde
rationnement dominé par les propriétaires. La liberté humaine perd ainsi sa
préséance ontologique sur la nouvelle science de l’état social, elle est réduite à la
liberté de propriété. Et, dans le même mouvement de pensée, la communauté des
croyances ne procède plus que du constat d’évidence des nouveaux rapports
sociaux. La cohésion sociale est désormais affaire de contrôle social, elle
renvoie à des termes de l’époque tels que civiliser/policer, et s’associe au
néologisme de civilisation pour désigner le ressort d’une société de nouveau
réduite à un simple mécanisme. Nulle place donc pour la figure d’un « bon
monstre », aussi artificiel soit-il.
Même les adversaires des Physiocrates, qui ironisent sur une telle « harmonie
mécanique » dans un pamphlet écrit dans le style et l’inspiration des Lettres
Persanes, y voit plus « une machine fatale » qu’un monstre, pourtant perceptible
dans la description fortement imagée, et foncièrement burlesque qu’il en dresse :
« Cette machine à ressorts dans son vaste contours était toute bordée
d’ordonnances, et d’édits ; au centre de sa partie supérieure qui tenait lieu
de tête, on voit fumer un volcan dont la matière mise en fusion faisait effort
pour se répandre ; par toutes les fentes s’échappaient de l’or, du bled, des
denrées de tout espèce qui, dans un air libre et raréfié, se précipitaient du
centre à la circonférence, et se reployait de la circonférence au centre. A la
place des oreilles, on aperçoit deux larges canaux d’où s’élançaient deux
gerbes folliculaires qui répandaient au coin une rosée gluante, et visqueuse ;
cette rosée achevait de se condenser, de retomber en globules épaisses dont
se formaient la Physiocratie, l’avis du peuple, les petites lettres d’un
géomètre, un long catéchisme analytique d’un Métaphysicien. A
l’embouchure de ses canaux étaient fixées une demi douzaine de figures
toujours en action qui ravitaillaient le volcan, en nourrissaient
l’effervescence et préparaient son explosion. Enfin de son énorme base
taillée en buffet d’orgue s’élevaient une multitude de voix, qui ne cessaient
de répéter sur le ton le plus aigu et le plus grêle, Egalité, Liberté, produit
net »95.

Ce texte, intitulé Les Mannequins, se trouve dans la Correspondance de Mettra des années
95

1787-1790, mais aussi dans le dossier FN 7 4385(1) de Hautefeuille Ancelin déposé aux
Archives Nationales. Date-t-il du début de la Révolution française ?
29

Un autre adversaire des Physiocrates, mais bien connu, Mably, s’en prend alors
à « la pauvre politique » qui sous-tend cette « nouvelle science économique », et
lui oppose une « science morale »96. En effet, le critère exclusif de la propriété
foncière, et sa conséquence le partage de la société en deux classes, les pauvres
et les riches tend à dénaturer « les rapports qui doivent unir les citoyens d’un
même état », qui plus est ignore « les qualités sociales », issues de la nature,
propre à rapprocher les hommes. Des droits et des devoirs du citoyen (1758) à
De la législation (1770) en passant par les Doutes proposés aux économistes sur
l’ordre naturel et essentiel des sociétés (1776), Mably promeut, contre le
despotisme de l’évidence des Physiocrates et en appui sur les qualités sociales
de l’homme, une figure du législateur empirique. Ce législateur, qui n’a rien de
divin, est apte à concrétiser un art de la politique défini comme « l’art de
gouverner selon des principes fixes », c’est-à-dire sur la base des qualités
sociales qui engagent d’emblée les hommes dans des secours réciproques et des
échanges mutuels. Son but est d’ouvrir la voie du bonheur à l’homme en le
préparant aux vertus sociales, et tout particulièrement au sentiment de l’égalité.
Il confère ainsi aux citoyens un même gouvernement, un même intérêt sur la
base de la même raison, des mêmes besoins et bien sûr des mêmes qualités
sociales, et permet ainsi l’existence « d’un seul état dont les ressorts et les
mouvements seront réguliers ». L’ambiguïté de la politique est levée par le fait
que chaque citoyen puisse désigner la même chose, identifier le même but. Ce
primat donné au même par rapport au soi ne prend pas vraiment en compte le
rôle de l’individu et de sa réflexivité propre dans la formation de la cohésion
sociale, mais elle marque bien la primauté d’une politique basée sur la liberté et
l’égalité.
Dans cette perspective, l’expression « le monstre en politique » est attestée chez
Mably, pour être tout aussi rapidement renvoyée au passé révolu de la vassalité :
« La monarchie française ne pouvait sortir de ses désordres tant que les rois
auraient des vassaux aussi puissants, c’était un corps mal constitué, ou
plutôt un monstre en politique, dont chaque partie était désunie de son tout,
et devait même trouver son avantage particulier dans l’affaiblissement et la
ruine des autres » (Parallèle des Romains et des Français par rapport au
gouvernement, 1740).

Il revient enfin aux libéraux politiques, et tout particulièrement aux législateurs


de la Révolution française d’inventer une « nouvelle science politique », capable
de concevoir et de réaliser une nation unie et libre autour de la figure de
l’individu-nation. Sur la base d’une liberté individuelle étendue jusqu’à l’activité
politique libre, l’individu agissant au nom de ses droits construit en permanence
l’unité sociale, en regard d’une société qui dispose certes de moyens propres de
régulation de sa finalité, donc de sa cohésion. A tout moment, dans le processus
96
Voir Mably. La politique comme science morale, F. Gauthier et alii éds. , Bari, Palomar,
1997.
30

de régénération politique promu par les événements révolutionnaires,


l’expression de la liberté précède la formulation de la nouvelle science de la
société. Dans ce processus s’établit un lien entre l’assimilation sociale, la
sociabilité située à la base de la nouvelle cohérence sociale, et le tout social issu
de la socialité fondée sur « l’unité d’action » des citoyens d’une nation libre.
Seul l’Etat de droit, c’est-à-dire régi par les droits de l’homme et du citoyen,
plus simplement la nation libre, peut légitimer la pleine et entière liberté
humaine. Même disposant d’une certaine liberté sociale, l’homme n’est pas libre
s’il s’avère être sous contrainte (monarchique par exemple) ; s’il veut être libre,
il doit être à lui-même son propre souverain, donc vivre et agir en république 97.
Ainsi la relation entre dominer et gouverner se déplace vers la notion de
gouvernement représentatif, avec la figure du législateur - garante de la
souveraineté de nation, du pouvoir constituant d’action des citoyens - en son
centre. Le système représentatif de l’unité organisée, inventé par les Français et
leur génie politique, permet le maintien de la cohésion sociale par l’unité
d’action.
Au sein de ce nouveau dispositif de mise en œuvre de l’ordre social, Sieyès
occupe une place centrale98. Tout d’abord, il considère la physique sociale des
Physiocrates comme une véritable régression. De fait il récuse la nouvelle
théologie des Physiocrates qui, refusant de considérer l’ordre comme l’ouvrage
de l’homme, le rapporte à une nécessité d’évidence, voire d’essence divine sous
l’expression d’ « ordre naturel et essentiel des sociétés politiques »99. Sieyès leur
oppose l’ « ordre essentiel et nécessaire des vérités sociales » qui, certes,
maintient l’idée de continuité entre l’ordre naturel et l’ordre social, mais la
formule sur la base d’un ordre humain, donc propre à chacun - « selon son
arrangement particulier » écrit-il - ce qui revient à fonder la société sur la liberté
métaphysique de l’homme, et son expression immédiate, la liberté individuelle,
jusque dans son extension à la réciprocité, sous la forme de l’égalité des droits.
Sieyès s’intéresse ainsi à « la relation d’ordre » entre les hommes, qui relève de
leurs manières d’être, d’agir et de penser, donc de leurs croyances, constitutives
des nouvelles vérités sociales, et non de l’évidence. Il en vient alors à considérer
que « l’ordre social suppose nécessairement unité de but et concert de moyens »,
donc que son existence renvoie non seulement à l’existence d’une Nation libre,
où peut se déployer hors contrainte la liberté individuelle, mais aussi à la
maîtrise de la finalité de l’art social par le législateur. Ainsi s’impose pour un
temps l’art social, associé significativement, mais de façon éphémère, au terme
de sociologie dans les années 1780 : sa mise en oeuvre permet d’obtenir la
pérennité de rapports sociaux qui disposent certes de leurs mécanismes propres,
donc nécessaires à la cohésion sociale, mais qui relèvent organiquement d’un
97
Voir Quentin Skinner, La liberté avant le libéralisme, Paris, Seuil, 2000.
98
Voir Jacques Guilhaumou, Sieyès et l’ordre de la langue. L’invention de la politique
moderne, Paris, Kimé, 2002.
99
Titre de l’ouvrage du physiocrate Lemercier de la Rivière publié en 1767.
31

corps humain articulé à la liberté. La cohésion organique de l’ordre politique


subsume la cohésion mécanique du corps social.
Dans cette perspective, Sieyès précise, dans son Discours sur le veto royal du 7
septembre 1789100, que la disparition de tout ordre séparé, donc d’un ordre qui se
voudrait hors du commun, est le propre de la Révolution, et situe ainsi le
« monstre en politique » dans un temps révolu :
« Sans doute nulle classe de Citoyens n’espère conserver un sa faveur une
représentation partielle, séparée et inégale. Ce serait un monstre en
politique ; il a été abattu pour jamais »101.

Adepte de la métaphore organiciste dans sa manière de présenter le système


politique à l’égal d’un corps humain organisé102, Sieyès l’utilise de préférence
sur la métaphore mécaniste pour bien marquer le potentiel de rupture contenu
dans sa conception du corps politique basé sur « l’unité d’action ». Il ne
retrouvera « le monstre en politique » qu’au terme de l’expérience en l’an II de
« l’action unique » dont il ressort l’usage aberrant des pouvoirs illimités au sein
d’un système représentatif103. Grand adepte de l’art social comme art des
combinaisons104, Sieyès en écarte toute production monstrueuse, qui plus est
dans le domaine de l’artifice politique qu’il apprécie tant. La figure du monstre a
bien définitivement quitté le discours de la philosophie politique. En effet, au
cours de la Révolution française, elle ne demeure surtout présente sous un
registre métaphorique, à l’exemple de ce monstre aristocratique, Iscariote, dont
nous avions signalé l’existence anagrammatique105, et qu’Antoine de Baecque a
resitué dans l’ensemble des « monstres d’une aristocratie fantastique »106.

100
L’instauration du veto royal, certes sous une forme suspensive, suscite l’emploi chez les
patriotes hostiles au pouvoir exécutif royal de l’expression « veto monstrueux ». Robespierre,
dans son discours non prononcé sur le veto royal, est l’un des responsables de ce glissement
sémantique. Il écrit en effet : « Celui qui dit qu'un homme a le droit de s'opposer à la Loi, dit
que la volonté d'un seul est au-dessus de la volonté de tous. Il dit que la nation n'est rien, &
qu'un seul homme est tout. S'il ajoute que ce droit appartient à celui qui est revêtu du Pouvoir
exécutif, il dit que l'homme établi par la Nation, pour faire exécuter les volontés de la Nation,
a le droit de contrarier & d'enchaîner les volontés de la Nation ; il a créé un monstre
inconcevable en morale & en politique, & ce monstre n'est autre que le veto royal. »
(Discours, volume 6, Paris, PUF, p. 87).
101
Œuvres, Paris, reprint Edhis 1989, tome 2, document 12 p. 6.
102
Voir le chapitre sur « Sieyès, docteur du corps politique » dans Antoine de Baecque, Le
corps de l’histoire. Métaphores et politique (1770-1800), Paris, Calmann-Lévy, 1993.
103
Voir en particulier son intervention Sur le projet de Constitution du 20 juillet 1795,
Œuvres, Ibid., tome 3, document 40, p. 6.
104
Voir sur ce point notre ouvrage Sieyès et l’ordre de la langue. L’invention de la politique
moderne, Paris, Kimé, 2002.
105
Dans La langue politique et la Révolution française, Paris, Meridiens/Klincksieck, 1989, p.
55.
106
Le corps de l’histoire, op. cit. , p. 195 et svtes.
32

A ce titre, une telle figure du monstre réapparaît à chaque fois que le processus
révolutionnaire, d’événement en événement, suscite la désignation d’une
nouvelle aristocratie de nature monstrueuse. L’exemple le plus marquant est
celui de l’assassinat de Marat le 13 juillet 1793 107, et ses conséquences la mise
en place de mesures de salut public. La presse décrit ainsi l’événement :
"Aujourd'hui, à huit heures du soir, Marat a été assassiné par une femme qui,
depuis plusieurs jours, allait chez lui pour obtenir, dit-on la grâce des citoyens
d'Orléans. Il était alors au bain ; et l'assassin lui a plongé un poignard dans le
sein. La femme n'a pas cherché à prendre la fuite ; elle est restée tranquille dans
sa voiture en attendant qu'on la capturât : "Je m'en f..., s'est-elle écriée, le coup
est fait; le monstre est mort" (Paris le 13 juillet). Une fois le geste sur la
personne de Marat accomplit, le journaliste lui prête également les propos
suivants : immédiatement après son "geste parricide", elle s'exclame : "Le coup
est fait, le monstre est mort"; à quelqu'un qui lui faisait observer, dès son acte
mortel exécuté, qu'on allait inventer un supplice nouveau pour punir dignement
son forfait , elle répond : "Tous les supplices que vous me préparez n'ôtent rien à
la jouissance que j'éprouve dans ce moment". Et l’un des citoyens présents de
s’exclamer "Ah! quel monstre ! ". Elle réplique alors : "le voilà le monstre en
montrant du doigt le cadavre de Marat". En réaction, , les journalistes jacobins
font son portrait en soulignant son caractère "antinaturel", "monstrueux" et
"aristocratique".
Un mouvement s’enclenche alors, chez les porte-paroles du peuple parisien, en
particulier les Cordeliers,  dans le but de dresser la liste des monstres qui sont
considérés comme les complices objectifs de cet assassinat. Leur portrait tel
qu’il est dressé légitime qu’il soit immédiatement guillotiné : « Quand il y a
dans la campagne un loup enragé, une bête féroce et scélérate qui dévaste les
troupeaux, sur le champ on sonne le tocsin de toutes parts, on se jette sur la bête
enragé et l’on ne lâche point prise qu’un n’en ait délivré le pays. C’est là
l’exemple de notre conduite envers un conspirateur. » Et Hébert d’ajouter que le
premier des conspirateurs n’est autre que le général Custine : « Marat, lorsqu’il
est tombé sous le fer des aristocrates, s’occupait d’un travail qui eût
infailliblement conduit Custine à la guillotine. il avait sur ce brigand les notions
les plus claires ; il avait recueilli sur ce monstre un grand nombre de faits qui
démontraient sa trahison ; il se proposait enfin d’en rajouter beaucoup d’autres  »
(21 juillet). Une semaine plus tard, Hébert y revient de nouveau : « Hébert, qui
prend la parole pour proposer des mesures de salut public. Au moment où le
peuple dort, dit-il, ses ennemis se lèvent pour l’assommer. La tête de Custines
est tombée, mais connaissez-vous bien les dangers auxquels la république était
exposée si ce monstre eût échappé à l’échafaud, ou s’il fut sauvé avant que nous
ne l’eussions fait mettre en état d’arrestation. On l’aurait vu retourner
107
Voir La Mort de Marat, J. C. Bonnet ed. , Paris, Flammarion, 1986, avec mon
intervention sur «  La mort de Marat à Paris (13 juillet-16 juillet 1793) » p. 39-81.
33

triomphant à la tête de son armée. » Il importe alors de maintenir la vigilance sur


d’autres monstres, en l’occurrence les Girondins : « Pourquoi le peuple s’endort-
il dans ce moment-ci ? Pourquoi ne demande-t-il pas la tête de Brissot, de
Vergniaux, et de tous les complices de Custines (Et la Morlière ajoute un
sociétaire). Quand nous avons fait lever le peuple dans les journées du 2 et 3
juin, pourquoi s’est-il contenté d’enchaîner ses ennemis ? Pourquoi ne les a-t-il
pas exterminés ? (Bruyants applaudissements). Il le faut plus donner de répit aux
complices de Custines ; il faut que le chef des conjurés porte sa tête à
l’échafaud ; Brissot, ce monstre qui a fait couler le sang d’un million d’hommes
en nous forçant de déclarer la guerre, Brissot respire encore et les patriotes se
vantent d’avoir quelque énergie ! Il faut que cette société nomme des membres
qui se transportent dans les places publiques, dans les cafés, à la porte de la
convention, pour crier sans cesse ; il faut que Brissot périsse, il faut que les
députés parjures tombent sous le glaive de la justice, le peuple le veut, sa
volonté est la loi. Il faut que les Cordeliers ne négligent rien pour faire soulever
les Sans-culottes contre tous ces scélérats ».

Les jacobins, et Robespierre en premier lieu, une fois défait par les
thermidoriens subissent le même sort. Ainsi, dressant le portrait de Robespierre,
et plus largement des Jacobins, les adresses à la Convention désormais épurée se
succèdent sur le bureau de la Convention pour dénoncer ce « monstre
d’ambition » ce « tyran travesti » jusqu’à l’apostrophe véhémente : « Un
homme ! Non ! Un monstre dont le nom sera à jamais l’exécration des
Français ». Leurs rédacteurs s’en prennent plus largement « aux monstres
anthropophages » qui dévorent l’homme en détruisant l’homme dans
l’homme ». Considérant en les Jacobins « des hommes tels que l’enfer, avec
toute sa puissance diabolique, n’en vomi jamais de pareils sur la terre », elles
retentissent toutes du même cri : « Purgez la République de tous les monstres,
les égoïstes qui la dévorent »108.

Conclusion : un monstre biopolitique ?

Dans la période des Temps modernes, le moment hobbien où le monstre


constitue une métaphore du champ politique, qui plus est de la domination
absolue est encadré, en amont, par une vision du monstre en adéquation avec
l’ordre divin et, en aval, par une mise en retrait du « monstre en politique » du
nouvel ordre politique républicain.
Cependant, un invariant, la monstruosité de la fureur populaire traverse les
temps modernes. De la Fronde à la veille de la Révolution, la France est une
terre d’élection pour la rébellion : elle l’inscrit dans la dynamique propre de son
espace109. Mais elle ne fait pas nécessairement, à la différence des Cités
italiennes de la Renaissance, sous la figure monstrueuse de la populace en
108
Archives parlementaires, première série, tome XCVI, pages 26, 28, 42, 87, 140.
34

fureur. Naturellement monstrueuse au départ, la fureur populaire ne l’est déjà


plus lorsqu’elle est perçue par les hommes des Lumières comme le fruit de
l’excès de l’imagination, donc de préjugés. Qui plus est, avec la Révolution
française, le monstre en politique – à l’exemple de l’aristocrate – est mis hors du
commun, donc n’a plus sa place dans la philosophie politique. Dans le même
temps, la figure du peuple110 s’inscrit dans un processus de révolution
permanente dont s’autorise encore de nos jours le mouvement social111.
Faut-il alors vraiment considérer, à l’instar d’Antonio Negri, qu’au titre d’une
telle persistance de la « résistance monstrueuse » du peuple, la figure du monstre
reprend sa place dans le champ politique avec l’avènement du prolétariat au
19ème siècle ? Ainsi, au regard du trajet historique qui nous mènerait du
communisme paysan au communisme urbain - un temps victorieux - Antonio
Negri affirme que « par sa victoire, le monstre a imposé le commun non
seulement comme substance de tout développement productif, mais aussi comme
puissance de la citoyenneté ». Et d’en conclure : « le monstre est depuis toujours
dedans, parce que son exclusion politique n’est pas la conséquence, mais le
présupposé de son inclusion productive »112.
Cette approche biopolitique du monstre présente l’intérêt de souligner
l’irréductibilité de la résistance populaire comme expression de la puissance de
la vie, du droit à l’existence au regard de la domination politique sur la vie.
Faut-il pour autant la considérer comme monstrueuse par son caractère jugé
commun, alors que la Révolution française a situé la monstruosité hors de la
démocratie commune , et de manière définitive à ses yeux ?
Une telle vision politique prend ainsi le risque, bien souligné par Negri, de
« monstruosifié » le monstre, donc de substituer à la continuité « monstrueuse »
des luttes en résistance à la domination politique sur la vie, en bref à la
révolution permanente ce que Giorgo Agamben appelle « la vie nue » de
l’homme ainsi « monstruosifié »113. Une telle existence de « la vie nue » suppose
donc une totale désontologisation du peuple, une sorte de préexistence « nue » à
son droit au nom d’homme libre qui marque, pour nous, sa puissance
ontologique114. « Une mystification à combattre », selon l’expression bien

109
Jean Nicolas, La rébellion française. Mouvements populaires et conscience sociale (1661-
1789), Paris, Seuil, 2002.
110
Cf. Le peuple, figures et concepts. Entre identité et souveraineté, sous la dir. de Hélène
Desbrousses, Bernard Peloille et Gérard Raulet, Paris, François-Xavier de Guibert, 2003.
111
Voir mon ouvrage sur La parole des Sans. Les mouvements actuels à l’épreuve de la
Révolution française, Lyon, ENSEditions, 1998, disponible sur le site
112
« Le monstre politique… », op. cit. , p. 145-146.
113
Dans Homo Sacer, Paris, Seuil.
114
Une telle « radicalisation » de l’approche biopolitique et son application à la Révolution
française est particulièrement perceptible dans l’ouvrage de Sophie Wahnich, La liberté ou la
mort. Essai sur la Terreur et le terrorisme, Paris, La fabrique, 2003. Cette historienne rompt
avec l’ontologie du droit naturel dans l’action révolutionnaire au profit d’une réduction de
« la vie nue » du peuple émotif par le recours au sacré.
35

choisie d’Antonio Negri, fait alors son apparition. On veut nous confronter à
« une figure post-historique de l’humain », où le corps du peuple serait
fondamentalement « vie nue », corps de l’esclave, « corps irréductiblement
tendu et divisé entre animalité et humanité »115. Du biopouvoir, théorisé par
Michel Foucault au regard de la domination politique de l’Etat Moderne, au
biopolitique étendu à un partage de l’humain et de l’animal, de l’humain et du
monstrueux au sein même de l’humain, on veut nous entraîner dans la critique
d’une machine politique116 qui exclurait « la vie nue » hors du commun comme
non humain, en qualifiant de monstrueux un déjà humain, donc en
monstruosifiant l’humain, tout en considérant le mécanisme inverse, l’inclusion
du dehors dans le dedans comme une preuve supplémentaire de l’existence
d’une « zone d’indifférence » entre l’homme et l’animal, de la production
monstrueuse d’un animal à forme humaine, ou vice-versa. On peut se laisser
facilement séduire par cette mystification dualiste qui nous ouvre la possibilité
quelque peu fascinante de « s’asseoir au banquet messianique des justes »117
Mais encore faut-il en mesurer les graves conséquences, et tout d’abord la
disparition des luttes, des résistances omniprésentes dans les interstices de la
domination politique au profit d’un peuple nu, donc prédestiné à la seule
expérience messianique118. Les généalogies politiques mêlées de la notion-
concept d’ « ordre social » et du désignant de « monstre politique » que nous
nous avons essayé de rendre historiquement intelligible s’inscrivent dans un tout
autre horizon, de nature foncièrement ontologique, et posent ainsi des limites
historiques à la problématique contemporaine du (monstre) biopolitique.

115
Giorgo Agamben, L’ouvert. De l’homme et de l’animal, Paris, Rivages, 2002.
116
A l’exemple de la « machine anthropologique » , Ibid., p. 52 et svtes.
117
Expression d’Agamben, ibid., p. 137 qui renvoie à l’ambiance messianique dans laquelle
baigne une telle mystification idéologique.
118
A l’écart d’une telle mystification, nous pouvons ici renvoyer à notre étude, en
collaboration avec Béatrice Mésini et Jean-Noël Pelen, sur Résistances à l’exclusion. Récits
de soi et du monde, Paix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2004.

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