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Sanjay Subrahmanyam
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Par-delà l’incommensurabilité :
pour une histoire connectée des empires
aux temps modernes
Sanjay SUBRAHMANYAM
1. Une première version anglaise de cette conférence a paru sous forme électronique dans Theory
and Research in Comparative Social Analysis (Paper 32, 2005). La SHMC et la RHMC remercient le dépar-
tement de sociologie d’UCLA pour son aimable autorisation. Philippe Minard et Romain Bertrand sont
responsables de l’adaptation française.
2. Sur ces deux combats, voir les sites http://www.twc-wrestle.com/inokienglish.html et
http://www.puroresu.com/wrestlers/inoki. On rapporte qu’alors qu’Akram gisait au tapis, terrassé par la
douleur, sa famille lui hurlait : « Lève-toi, mec, la télé est là ! » (Merci à Aamir Mufti pour cette précision).
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Cette anecdote évoque pour moi l’analyse proposée par Tzvetan Todorov,
montrant que la conquête de l’Amérique était le résultat d’une sorte d’incom-
mensurabilité sémiotique entre le conquistador Hernán Cortés et le roi mexi-
cain Moctezuma3. Les aventures d’Inoki me semblent comme une métaphore
de cette question de l’incommensurabilité : que se passe-t-il quand viennent à
se rencontrer deux systèmes impériaux étrangers l’un à l’autre ? En résulte-t-il
un match nul ennuyeux, ou bien une clé de bras fulgurante aux effets terribles ?
des empires, de leur expansion indéfinie dans la plus grande « confusion des
races et des nations » : « Un empire fait d’une centaine de peuples et de cent
vingt provinces unies de force est une monstruosité, et non un État ».
Mais cette réflexion du père d’un certain style de nationalisme ne nous aide
guère. Je préfère attaquer le sujet d’une autre manière, en partant d’une dis-
tinction toute simple. En Asie, certains empires des temps modernes étaient à
l’évidence liés au plan généalogique, ou bien se trouvaient au croisement de
plusieurs aires culturelles distinctes : ainsi les Ottomans, les Safavides ou encore
les Moghols, qui semblent même avoir formé une sphère unique de circulation
pour les élites, si l’on considère les calligraphes, les mystiques soufis, les mili-
taires ou les poètes.
Voyez par exemple, à la fin des années 1660, ce qui arriva quand Husain
Pasha, le gouverneur ottoman de Basra, fit défection, abandonnant son maître le
sultan Mehmet IV (c. 1648-87) pour les Moghols. En tant que dignitaire otto-
man, notre homme pratiquait bien sûr le turc, mais sans doute aussi assez bien
l’arabe et le persan. Autrement dit, il y a fort à parier qu’en arrivant à la cour
d’Aurangzeb, il était parfaitement capable de se débrouiller. On sait aussi
qu’Husain s’était préparé de longue date, et qu’à son arrivée en Inde occidentale,
il fut escorté avec tous les honneurs dans Shahjahanabad-Delhi, en juillet 1669,
et que, selon des chroniques mogholes « par la grâce du soutien de la main royale,
sa tête fut portée aux nues6 ». Concrètement, cela veut dire qu’il fut comblé de
présents : rubis, chevaux, une vaste demeure sur les berges de la rivière Jamuna,
ainsi qu’une dignité élevée dans la hiérarchie moghole, puisqu’on lui attribua un
rang mansab extrêmement important (celui de « commandant de 5 000 »). Très
vite, il se vit octroyer un poste de gouverneur de la province de Malwa, en Inde
centrale, ce qui n’était pas rien. Deux de ses fils, Afrasiyab et ‘Ali Beg, se virent
aussi offrir des positions respectables dans l’administration impériale.
Vue sous un certain angle, la courte carrière moghole d’Islam Khan Rumi
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6. Shahnawaz KHAN, Ma’asir-ul-Umara, Being Biographies of the Muhammadan and Hindu Officers of
the Timurid Sovereigns of India from 1500 to about 1780 A.D., trad. H. Beveridge et Baini Prashad, 3 Vol.,
Calcutta, Asiatic Society of Bengal, 1911-52, vol. I, p. 698-701 ; pour le texte persan, cf. Nawwab Samsam
al-Daula Shahnawaz KHAN, Ma’asir al-Umara, édité par Maulavi ‘Abdur Rahim et Maulavi Mirza Ashraf
‘Ali, vol. I et II, Calcutta, Asiatic Society of Bengal, 1888-90, vol. I, p. 241-47.
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DIPLOMATES ET AMBASSADES
Les arcanes des négociations diplomatiques ont longtemps été l’objet d’une
histoire traditionnelle, à la manière de l’école des Chartes, se focalisant sur la
production du travail diplomatique : le texte des traités, mais aussi les instruc-
tions aux ambassadeurs, et leurs rapports. Un seul exemple suffira à illustrer
l’importance de ces sources. Dans sa grande étude sur les relations entre les
Ottomans et les Habsbourgs d’Espagne, Ranke s’appuyait largement sur les
relazioni des ambassadeurs vénitiens auprès de la Sublime Porte, lesquels ont
également été utilisés ensuite par Lucette Valensi, mais dans un esprit différent8.
Là où Ranke cherchait dans ces rapports des informations positives, faute d’un
accès direct aux archives ottomanes, Valensi les utilisait plutôt selon les moda-
lités de l’« histoire des représentations » (tout en se démarquant cependant des
analyses de l’« orientalisme » façon Edward Saïd).
On peut aussi citer d’autres cas : le Corpus Diplomaticum Neerlando-Indicum
édité par J. E. Heeres (qui s’appuie sur la documentation liée à la présence de
la Compagnie des Indes Orientales Néerlandaises (VOC) en Asie), ou, pour les
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7. Pour un exemple : Jamsheed K. CHOKSY, M. Usman HASAN, « An Emissary from Akbar to ‘Abbās
I : Inscriptions,Texts and the Career of Amīr Muhammad Ma‘sūm al-Bhakkarī », Journal of the Royal Asiatic
Society, 3e ser., 1-1, 1991, p. 19-29 ; et Z. A. DESAI, « A Foreign Dignitary’s Ceremonial Visit to Akbar’s
Tomb : a First-hand Account », in Iqtidar ALAM KHAN (ed.), Akbar and His Age, New Delhi, Northern Book
Centre, 1999, p. 188-197.
8. Leopold VON RANKE, Die Osmanen und die spanische Monarchie im 16 und 17 Jahrhundert, Berlin,
Duncker & Humblot, 1857 ; Lucette VALENSI, Venise et la Sublime Porte : La naissance du despote, Paris,
Hachette, 1987.
9. K. W. GOONEWARDENA, The Foundation of Dutch Power in Ceylon, 1638-1658, Amsterdam,
Djambatan, 1958.
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traités passés entre la VOC et les maîtres du royaume de Kandy, non pas uni-
quement dans leur version hollandaise, comme l’a fait Heeres, mais aussi dans
leur version en langue cinghalaise, on repère des différences importantes. Et ces
différences peuvent expliquer pourquoi les traités ont été l’objet de vives que-
relles, l’une ou l’autre des parties dénonçant l’inapplication de telle ou telle
clause. Mais ce qui est moins clair est la raison de ces divergences entre les dif-
férentes versions : la faute à un interprète négligent ? Ou bien y avait-il d’autres
problèmes de traduction sous-jacents ? Ce qui est sûr, c’est que du coup, on a
du mal à souscrire à la vision qui s’était imposée dans les années 1950-1960,
selon laquelle les pratiques diplomatiques des temps modernes auraient abouti
à l’instauration d’une sorte de « loi des nations », un cadre conventionnel com-
mun, mutuellement accepté, régulant les relations diplomatiques10.
Le problème n’avait pas échappé aux contemporains eux-mêmes. Ainsi, dans
les années 1570, le chroniqueur portugais António Pinto Pereira a décrit en détail
le processus de traduction entre les langues persane et portugaise, tentant de ras-
surer son lecteur quant à la fiabilité des textes d’origine étrangère qu’il fournissait.
Pereira reproduit notamment la traduction en portugais de lettres du sultan de
Bijapur, ‘Ali ‘Adil Shah, au vice-roi des Indes portugaises, Dom Luís de Ataíde,
mais surtout, il prend soin d’en décrire l’aspect et la manière dont il y a eu accès :
« Il nous semble que ces lettres devraient être insérées dans cette histoire [des Indes] dans la
forme même où elles furent rédigées par l’Hidalcão [‘Adil Khan], car nous avons vu les origi-
naux en possession du vice-roi, avec le sceau (chapa) de l’Hidalcão, écrites en deux langues, le
persan et le portugais : d’abord en persan, qui est la version faisant foi, puis sur la même feuille
de papier, sous le même sceau, se trouve la traduction en portugais, par un certain Bernardo
Rodriguez, un Nouveau chrétien [juif converti] de Goa, qui résidait là [à Bijapur] où il avait fui
avec une femme mariée, et parce qu’il avait commis des crimes bien pires, ce qui chez les
Maures n’étonnait pas vraiment ; et comme il était le plus capable, et maîtrisait les langues, prin-
cipalement le persan, était éloquent dans cette langue et en portugais, l’Hidalcão l’utilisa comme
secrétaire pour les choses de l’étranger (nas cousas de fora), et de sa main ils furent traduits
d’après la version persane, et comme celle-ci est plus concise et complète, d’une page (huma
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10. Cf. C. H. ALEXANDROWICZ, An Introduction to the History of the Law of Nations in the East Indies
(16th, 17th and 18th Centuries), Oxford, Clarendon Press, 1967. Récemment, Jean-Michel SALLMANN,
Géopolitique du XVIe siècle, 1490-1618, Paris, Seuil, 2003, a repris cette approche, à mon avis très discutable.
11. António Pinto PEREIRA, História da Índia no tempo em que a governou o visorey D. Luís de Ataíde,
présenté par Manuel Marques Duarte, Lisbonne, Imprensa Nacional, 1987, p. 333-334.
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lesquels se trouvent les fils de dignitaires maures, et leurs filles et épouses, et leurs
domestiques abyssiniens et maures [esclaves] »12. Pour l’Adil Shah, ces événe-
ments, et en particulier les conversions forcées, ne peuvent que porter ombrage à
son amitié pour le souverain du Portugal, et le vice-roi doit y mettre bon ordre. Les
lettres en question évoquent aussi d’autres motifs de préoccupation : le sort des
bateaux des marchands musulmans anti-portugais dans les ports du Bijapur ; le
libre passage de certains produits stratégiques (en particulier l’opium) à travers les
territoires contrôlés par l’Adil Shah ; et le traitement des esclaves des Chrétiens
enfuis de Goa à Bijapur – que le souverain de Bijapur accepte de remettre à leurs
maîtres. Après avoir reproduit ces deux lettres, Pereira les commente : ce ne sont
pour lui que « dissimulation » et « prétendus signes d’amitié », alors que l’Adil Shah
se préparait en fait à faire la guerre aux Portugais. Il n’en reste pas moins que la
présence de ces lettres dans leur forme “brute” s’avère précieuse, ne serait-ce que
parce qu’elles fournissent implicitement aux lecteurs du XVIe siècle un argument
qui contredit les affirmations des chroniqueurs portugais selon lesquelles la guerre
entre les deux puissances n’avait aucun motif. On a là des sources diplomatiques
qui ne parlent pas nécessairement en faveur des Portugais, et ne peuvent pas non
plus être lues en termes conspirationnistes.
Muzaffar Alam et moi-même avons récemment voulu nous inspirer du travail
du regretté Jean Aubin13, en traduisant en anglais, d’après l’original persan, les
lettres d’un monarque asiatique, en l’occurrence le sultan Bahadur du Gujarat (qui
a régné de 1526 à 1537). Nous avons ensuite comparé notre traduction avec celle
produite dans les années 1530 en portugais, et insérées dans la chronique de
Fernão Lopes de Castanheda. Et voici nos conclusions, encore provisoires : nous
ne décelons pas de divergences aussi fortes que celles mises au jour par
K. Goonewardena. On peut même remarquer que les rédacteurs portugais se sont
manifestement efforcés de traduire presque littéralement certaines expressions de
l’original persan. Ce qui donne à la langue portugaise de cette traduction du
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alambiqué, et introduit même parfois des phrases qui ne peuvent être comprises
que si l’on a quelques rudiments de persan. L’historien portugais Luís Filipe
Thomaz est parvenu à de semblables conclusions en rééditant et en traduisant les
lettres malaises d’Abu Hayat, sultan de Ternate au début des années 152015.
Ces conclusions peuvent paraître bien banales. Mais elles me semblent impor-
tantes, et ne doivent pas être oubliées, quand on a affaire à des documents dont il
n’existe qu’une seule version. Je pense par exemple à une importante lettre d’Islam
Shah Sur au gouverneur portugais Dom João de Castro en octobre 1546 (Sha‘ban
953 H.)16. Ou encore à la longue et très intéressante missive envoyée par le digni-
taire ottoman Hadim Süleyman Pasha à Ulugh Khan, vizir du sultan du Gujarat,
après l’échec de son expédition de 153817 : nous n’avons pas l’original ottoman,
mais seulement une traduction portugaise. Que faut-il faire alors de ce texte ? La
même question se pose pour une lettre essentielle, quoiqu’écrite à l’économie, de
Vira Narasimha Raya, souverain du Vijayanagar, au gouverneur portugais (futur
vice-roi) Dom Francisco de Almeida, en 1505.
Là non plus, nous n’avons pas l’original (qui a du être écrit en Kannada, ou
peut-être à la rigueur en Telugu), mais seulement une traduction portugaise
d’époque. Mais la missive est bien surprenante. Il faut dire un mot du contexte
pour saisir l’enjeu. L’empire de Vijayanagar, ou Karnataka, est connu des
Européens depuis le XVe siècle, largement grâce aux écrits de Niccolò de Conti.
Mais lors de leurs premières expéditions, les Portugais n’ont pas essayé d’établir
de relations avec Vijayanagar, bien que celui-ci possédât des ports de part et d’autre
du sud de la péninsule indienne. Ils se sont plutôt concentrés sur les royaumes du
Kerala, dans l’extrême sud-ouest de l’Inde. Des contacts officieux eurent lieu tou-
tefois, par l’entremise d’un franciscain, frère Luís do Salvador, à l’époque d’un
conflit dynastique. Au bout du compte, un puissant chef de guerre, Narasa
Nayaka, installa une nouvelle dynastie et transmis le pouvoir à son fils, Vira
Narasimha Raya, qui aurait reçu Frei Luís, tout en ayant guère de lumières sur le
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15. L. F. F. R. THOMAZ, « As cartas malaias de Abu Hayat, Sultão de Ternate, a El-Rei de Portugal, e
os primórdios da presença portuguesa em Maluco », Anais de História de Além-Mar, IV, 2003, p. 381-446.
16. Je ne connais pas de version manuscrite de ce document. On le trouve dans Leonardo NUNES,
Crónica de Dom João de Castro, ed. J.D.M. Ford, Cambridge [Mass.], Harvard University Press, 1936, p. 63-
65, sous le titre : « Resposta d’el Rey do Patane ao guovernador ».
17. Instituto dos Arquivos Nacionais/Torre do Tombo, Lisbonne, Corpo Cronólogico, III-14-44,
lettre de Hadim Süleyman Pasha à Ulugh Khan, ou « Olucão Gozil » (l’original perdu était daté du
10 décembre 1538, et la traduction portugaise du 7 mai 1539).
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18. « [se] quisereis minha filha ou irmã por molher eu ta darey e asy tomarey tua filha ou irmã ou cousa de
teu samgue por molher » : cf. Sanjay SUBRAHMANYAM, « Sobre uma carta de Vira Narasimha Raya, rei de
Vijayanagara (1505-1509), a Dom Manuel I de Portugal (1495-1521) », in Isabel DE RIQUER, Elena
LOSADA, Helena GONZÁLEZ (éd.), Professor Basilio Losada : Ensinar a pensar con liberdade e risco, Barcelone,
Universitat de Barcelona, 2000, p. 677-683.
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19. Felicia J. HECKER, « A fifteenth-century Chinese diplomat in Herat », Journal of the Royal Asiatic
Society, 3e série, 3-1, 1993, p. 86-98.
20. Voir le récit des événements dans C. R. BOXER, O Grande Navio de Amacau, trad. Manuel
Vilarinho, Macao, Fundação Oriente, 1989, p. 142-146 ; Jurgis ELISONAS, « Christianity and the daimyo »,
in John Whitney HALL (ed.) The Cambridge History of Japan,Volume 4, Cambridge, Cambridge University
Press, 1991, p. 301-372.
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passion sans doute que de raison, que Roe et Jahangir étaient en fait en quasi-
parfaite communication, évoluant dans le même univers de signes. Selon lui, si
différences il y avait, elles étaient de détail, et non de fond : « les différences
étaient traduisibles24 ». Pinch est depuis allé jusqu’à suggérer qu’il n’y avait en
fait aucune différence culturelle ou dissonance entre les maîtres anglais de
l’Inde de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, et leurs sujets indiens ; et
même, tout simplement, que « l’Inde n’était pas une colonie britannique », parce
que dit-il, « évoquer la domination britannique comme du “colonialisme”, c’est
laisser entendre que les Indiens n’étaient pas partie prenante, et assistaient sim-
plement en spectateurs passifs, au grignotage auxquels se livraient les
Britanniques, qui s’appropriaient les terres et les richesses du sous-conti-
nent25». Il est vrai que considérée sous cet angle, la situation est d’une parfaite
commensurabilité, mais il n’y a alors plus rien à discuter, et c’est même à se
demander si jamais les colonies et le colonialisme ont existé dans l’histoire. Si
l’on creuse un peu, toutefois, il apparaît que l’argumentation de Pinch repose
sur une sorte de profession de foi selon laquelle toutes les créatures de Dieu
doivent être capables de communiquer, un peu comme dans cette bande des-
sinée bien peu politiquement correcte où l’on voit un missionnaire cuire dans
le chaudron d’une tribu sauvage, et leur demander de ne pas trop saler…
Pour ma part, je ne suis d’accord ni avec Cohn ni avec Pinch26. Il me
semble tout d’abord que l’échec de la mission de Roe (qui a de nombreuses rai-
sons) l’inclinait à dépeindre la cour moghole comme déraisonnable, et donc
comme incommensurable avec les règles européennes. De cette manière, son
propre échec personnel se trouvait, sinon excusé, du moins expliqué par l’in-
compatibilité entre les deux univers – explication qui cadrait bien avec l’idée
montante au XVIIe siècle du “despotisme oriental”.
En second lieu, il faut s’interroger sur les modalités mêmes du contact. La
traduction était, à l’époque de l’ambassade de Roe, une affaire complexe, impli-
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24.William R. PINCH, « Same difference in India and Europe », History and Theory, 38-3, 1999, p. 389-
407.
25. Vijay [William] PINCH, « Bhakti and the British Empire », Past & Present, 179, 2003, p. 157-196,
citation p. 194.
26. S. SUBRAHMANYAM, « Frank Submissions : The Company and the Mughals between Sir Thomas
Roe and Sir William Norris », in H. V. BOWEN, Margarette LINCOLN, Nigel RIGBY (éds.), The Worlds of the
East India Company, Woodbridge, The Boydell Press, 2002, p. 69-96.
27. S. SUBRAHMANYAM, « The career of colonel Polier and late eighteenth-century orientalism »,
Journal of the Royal Asiatic Society,Third Series, vol. X, no. 1, 2000, p. 43-60. Pour une réflexion plus géné-
rale, cf. Louise BÉNAT TACHOT, Serge GRUZINSKI (éd.), Passeurs culturels : Mécanismes de métissage, Paris,
Éditions de la MSH, 2001.
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dynamique par laquelle, quelque cent ans après Roe, une issue différente aurait
été possible. Si l’on suit Cohn, les deux pôles étaient irréconciliables (« the twain
could never meet »), alors que Kipling lui-même - le père de cette formule - aurait
pu l’envisager, dans certaines circonstances !
LA GUERRE
28. David AYALON, Gunpowder and Firearms in the Mamluk Kingdom :A challenge to a Medieval Society
(1956), Londres, Routledge, 1979. Cette approche a été généralisée par Jean-Claude GARCIN, « The
Mamluk military system and the blocking of medieval muslim society » in Jean BAECHLER, John A. HALL,
Michael MANN (eds.), Europe and the Rise of Capitalism, Oxford, Basil Blackwell, 1988, p. 113-130.
29. Du reste, pour les militaires espagnols, Cortés n’avait eu à combattre que « des sauvages à moi-
tié nus », « des petits nègres nus », comme le rapporte le chroniqueur Fernández de Oviedo. Combattre les
Ottomans, c’était tout autre chose, à leurs yeux.
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de sa carrière. Le moins important tient au fait que, passée la lune de miel des
premiers temps, son étoile a commencé à pâlir, parce qu’il avait laissé en Irak
son troisième fils et ses femmes : apparemment, il n’avait pas compris que cela
était interprété, à la cour moghole, comme l’indice d’un possible manque de
loyauté. Autrement dit, quand on passait du monde ottoman à l’univers
moghol, les codes n’étaient pas tous les mêmes. Le second aspect est plus
notable, qui concerne sa mort. Après plusieurs années de disgrâce, Islam Khan
avait finalement réussi à revenir en cour, et s’était vu confier un poste élevé dans
le Deccan, où il avait à combattre les Marathes et les forces de Bijapur. Ce qui
l’amenait à monter à dos d’éléphant, pratique courante en Inde, mais à laquelle
il n’était absolument pas préparé. De fait, cela causa sa mort, à la fin juin 1676 :
les chroniqueurs moghols rapportent qu’au moment d’engager le combat, les
détonations de l’artillerie firent s’emballer son éléphant, et qu’il tomba aux
mains de l’ennemi, qui l’exécuta immédiatement, ainsi qu’un de ses fils. Cette
fin peu glorieuse, comme le relève la chronique, montre qu’un guerrier otto-
man victorieux ne peut pas forcément réinvestir facilement ses capacités auprès
d’un autre État, même proche.
C’est du reste ce que déplorait déjà au XVIe siècle Hadim Süleyman Pasha
après sa brève et désastreuse expédition à Diu dans le Gujarat en 1538.
Süleyman Pasha avait une bien piètre opinion des Indiens, si l’on en croit sa
lettre à Ulugh Khan évoquée plus haut : de mauvais musulmans, incapables
d’observer les prescriptions de leur religion, mais aussi de piètres combattants,
inaptes à tirer profit de ses conseils.
Que conclure, quant à l’éventuelle incommensurabilité des cultures mili-
taires, lorsque se rencontrent des forces de plusieurs empires ? Dans un cha-
pitre de son grand livre sur La révolution militaire, Geoffrey Parker a généralisé
l’hypothèse de David Ayalon30. J’espère ne pas le trahir en disant que, pour lui,
les influences culturelles séparant les différentes conceptions de la guerre ont
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30. Geoffrey PARKER, The Military Revolution :Military Innovation and the Rise of theWest,1500-1800,
Cambridge, Cambridge University Press, 1987, p. 115-145 (trad. fr. La révolution militaire : La guerre et
l’essor de l’Occident, 1500-1800, Paris, Gallimard, 1993). La plupart des débats sur ce livre important se
sont concentrés sur les aspects européens.Voir aussi G. PARKER, « Europe and the wider world, 1500-1700 :
the Military Balance », in James D. TRACY (ed.), The Political Economy of Merchant Empires : State Power
and World Trade, 1350-1750, New York, Cambridge University Press, 1991, p. 161-195.
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ce qui est pire, pour tuer », à l’encontre de toutes les lois de la guerre en usage
là-bas. Dans ces régions, ce sont leur technologie et leurs techniques de com-
bat qui les ont fait triompher, parce que leurs adversaires n’ont pas eu le temps
de les adopter.
Parker distingue ensuite un deuxième type de régions, où les ambitions
expansionnistes européennes ont été contrées jusqu’en 1700, mais plus après :
c’est le « monde musulman », soit pour l’essentiel les empires ottoman et
moghol. D’après lui, l’organisation militaire locale, d’abord flexible, s’est fina-
lement rigidifiée et est demeurée au stade atteint au XVIe siècle : en somme, les
Ottomans du XVIIIe siècle auraient fait la guerre comme au temps de Soliman
le Magnifique. Et Parker de citer le maréchal de Saxe qui déclarait en 1732 : « Il
est difficile pour une nation d’apprendre d’une autre, soit par orgueil, soit par
paresse, soit par stupidité […]. Les Turcs sont aujourd’hui dans cette situation.
Ils ne manquent ni de bravoure, ni d’effectifs, ni de richesse, mais d’ordre, de
discipline et de technique ». Je ne suis pas sûr que les spécialistes du monde otto-
man souscriraient à ce jugement31 ; en tout cas, les travaux récents sur l’empire
moghol ne vont pas dans ce sens – j’y reviendrai.
Troisième catégorie : les pays qui ont été « capables de tenir les Européens
à distance, parce qu’ils connaissaient déjà les règles du jeu ». Les cultures mili-
taires, en ce cas, ne sont nullement incommensurables, bien au contraire : la
Chine, le Japon, la Corée, selon Parker, « étaient parfaitement capables de s’ap-
proprier les innovations militaires occidentales [mais] toujours en les adaptant
aux conditions locales, à leur manière ». Pourquoi ces régions ont-elles plus été
capables que d’autres de tenir les Européens à distance ? Il semblerait que ce
soit une question de « culture », ou de conceptions culturelles au sens large, éga-
lement inscrites dans les institutions militaires. Du coup, l’Asie orientale est vue
comme la plus proche du monde occidental ; le monde musulman d’Asie occi-
dentale et du sud en est plus éloigné ; et l’Insulinde, certaines parties de
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31. Cf. Rhoads MURPHEY, Ottoman Warfare, 1500-1700, New Brunswick, Rutgers University Press,
1999, mais il ne discute pas les propos précis de G. Parker sur ce point.
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nous dit explicitement que de Bussy « ne comprend pas notre mode langagier et
nous ne comprenons pas le sien ».Tel est le problème central : le mode d’expres-
sion du Français, qui « produit du baragouin »32. Ce n’est pas une question de
traduction, car il y a des traducteurs, c’est un problème plus large de normes, de
valeurs, de sens de ce qui est admissible et de ce qui ne l’est pas dans la manière
de se conduire. De fait, l’issue de la bataille est un sérieux choc pour de Bussy,
et selon un chroniqueur européen de l’époque, Robert Orme, « le massacre de la
bataille achevé, un autre bien plus terrible se présenta : le transport de la victoire
avait perdu toute son ivresse : ils se regardaient fixement les uns les autres dans
un étonnement silencieux plein de remords, et les plus décidés ne pouvaient
retenir leurs larmes devant ce spectacle de désolation33». Dans un livre récent
sur les guerres mogholes, Jos Gommans a voulu résumer le contraste entre la
Compagnie des Indes anglaise (EIC) de la fin du XVIIIe siècle et les Moghols,
deux entités impériales engagées dans un combat de nature complexe : selon lui,
le fond de l’affaire tient à des conceptions de l’honneur assez différentes. Du côté
des Moghols, il décrit ce qu’il appelle une « politique fluide », faite d’« ouverture
et de flexibilité » et même d’un certain « enjouement » : il ne s’agissait pas pour
eux, dit-il, de détruire mais « d’incorporer l’ennemi, de préférence par d’inter-
minables séances de négociation34 ». L’EIC, au contraire, sous la direction de
Robert Clive et de ses successeurs, avait une stratégie de monopole impliquant
« un changement brutal et unilatéral des règles du jeu » (on retrouve cette méta-
phore des règles du jeu utilisée par G. Parker).
Mais est-on sûr que les Moghols ne pouvaient pas s’adapter à ces nouvelles
règles ? Et qu’en était-il des Marathes ou des Afghans ? Gommans lui-même a
montré, dans un essai précédent, comment les « innovations afghanes», entre
l’époque de Nadir Shah dans les années 1730 et celle des Abdalis dans les
années 1760, avaient profondément changé l’art de la guerre en Inde du nord,
indépendamment ou presque de la présence européenne. De même, on sait que
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32. Pour plus de détails : Velcheru NARAYANA RAO, David SHULMAN, Sanjay SUBRAHMANYAM,
Textures du temps : Écrire l’histoire en Inde, Paris, Seuil, 2004.
33. Robert ORME, A History of the Military Transactions of the British Nation in Indostan from the Year
MDCCXLV, 3e éd., Londres, 1780, vol. II, p. 259-260.
34. Jos GOMMANS, Mughal Warfare : Indian Frontiers and High Roads to Empire, 1500-1700, Londres,
Routledge, 2002, p. 205-206.
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35. Gerald M. BERG, « The sacred musket : tactics, technology and power in Eighteenth-Century
Madagascar », Comparative Studies in Society and History, 27-2, 1985, p. 261-279.
36. Robert REDFIELD, Ralph LINTON, Melville J. HERSKOVITS, « Memorandum for the Study of
Acculturation », American Anthropologist, 38-1, 1936, p. 149-152. Voir aussi M. J. HERSKOVITS,
Acculturation : A Study of Culture Contact, New York, J. J. Augustin, 1938.
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37. Nathan WACHTEL, « L’acculturation », in Jacques LE GOFF, Pierre NORA (éd.), Faire de l’histoire,
Paris, Gallimard, 1974, vol. I, p. 126-133.
38. Bill ASHCROFT, Gareth GRIFFITHS, Helen TIFFIN, Post-Colonial Studies : The Key Concepts,
London, Routledge, 2000, p. 118.
39. Luís FRÓIS, Tratado das Contradições e Diferenças de Costumes entre a Europe e o Japão, ed. Rui
Manuel Loureiro, Macao, Instituto Português do Oriente, 2001. À comparer à ce curieux exercice de ven-
triloque : Duarte DE SANDE, Diálogo sobre a missão dos emabaixadores japoneses à Cúria Romana, trad.
Américo da Costa Ramalho, Macao, Fundação Oriente, 1997.
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médecine et les médecins, les livres et l’écriture, les maisons, les jardins et les fruits,
les bateaux et chantiers navals, le théâtre et la musique, plus un ultime chapitre aux
sujets variés.
En revanche, Fróis ne dit pas grand-chose sur un aspect des relations inter-
culturelles qui a pourtant été, depuis, largement discuté : les représentations
visuelles. Il ne parle pas des manières dont les Japonais représentaient leur propre
société, ou les Européens, ou encore de la projection visuelle de ce que Gruzinski
appelle «la pensée métisse»40. Or, il est facile de constater l’importance de ces inter-
actions, quoi que notre Jésuite ait pu dire du fossé séparant Européens et Japonais.
Suivons George Elison (Jurgis Elisonas) :
« Les idéaux éthérés et oniriques de l’esthétique médiévale ont laissé place à un esprit éner-
gique et exubérant. De nouvelles formes d’expression s’imposèrent dans le théâtre, la musique,
la peinture, et pénétrèrent ce rituel typiquement japonais qu’est la cérémonie du thé. Les mar-
chands européens et les missionnaires catholiques apportèrent une touche supplémentaire d’in-
novation au style, déjà prolixe, de la scène de genre japonaise. Le XVIe siècle connut une
explosion éblouissante de créativité, couronnée par l’époque Momoyama, que les chroniqueurs
qualifient d’âge d’or»41 .
Ainsi pour reprendre Kipling encore «the twain could meet», ne fût-ce que pour
un temps. Mais on sait aussi que, même après l’expulsion des Portugais, le Japon
ne fut pas complètement fermé. Les influences européennes s’y firent sentir dans
divers arts visuels, comme ce fut aussi le cas en Corée et en Chine. Ronald Toby a
bien montré que l’idée de sakoku, le pays « interdit », ne doit pas s’entendre aussi
littéralement que l’ont prétendu les panégyristes du Commandant Perry42.
Ailleurs en Asie et aux Amériques, les contacts inter-impériaux produisirent des
innovations importantes. Depuis le milieu du XVIe siècle, l’influence des artistes
safavides s’est faite sentir dans les grandes évolutions visuelles qui ont marqué le
Deccan et la cour moghole. De même, à la fin du XVIe et au cours du XVIIe siècle,
les Moghols ont produit des œuvres étonnantes en utilisant des éléments prove-
nant de leurs adversaires manifestes, les Habsbourg. Influences qui ont été elles-
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en habit moghol. Il vécut en terre moghole et plus au sud pendant presque 60 ans,
jusqu’à sa mort, vers 1720, et ne rentra jamais en Europe ; il mettait avec ardeur
en avant son identité européenne mais ne parvenait pas toujours à s’y conformer
de manière adéquate et convaincante44. Des hommes comme lui, et les artistes
qu’ils patronnèrent, ne vivaient pas entre les empires, dans ces interstices tant ché-
ris par les théoriciens du post-colonialisme. Ils vivaient dans les empires, en travers,
apparaissant tantôt comme sujets d’un pouvoir ou d’un empire, et tantôt d’un
autre. Sans doute serait-il bien imprudent de croire que ces personnages consti-
tuaient la norme : ils étaient des cas isolés, statistiquement parlant, et même des
espèces d’« anomalies » au sens que Carlo Ginzburg et les micro-historiens don-
nent à ce terme45. Mais justement, on peut, comme Ginzburg, considérer que ces
anomalies n’étaient pas de simples curiosités, et permettent au contraire de tirer
des enseignements généraux, en l’occurrence quant aux possibilités – et aux limites
– d’une commensurabilité inter-impériale.
On peut sur ce point s’appuyer sur le travail de Serge Gruzinski, évoqué plus
haut. Dans son livre, Les quatre parties du monde, il étudie la manière dont divers
arts visuels, au Mexique, au Brésil, en Inde, aux Philippines, en Chine et au Japon,
ont évolué entre 1550 et 1650, dans le contexte du développement d’un empire
ibérique mondial46. Il démontre que de nouveaux contenus pénètrent la peinture,
la gravure, etc., mais aussi qu’apparaissent certaines innovations formelles.
Autrement dit, quand l’art moghol a rencontré l’art de l’empire portugais, ils ne
sont pas tournés le dos, mais se sont influencés mutuellement, même si le pro-
cessus ne fut ni symétrique ni continu. Dans certains cas, comme pour la pein-
ture moghole de la prise d’Hughli en 1632 dans le Pādshāh Nāma, ou celle
d’Orchha, un élément européen (ici, la représentation d’une ville) est prélevé tout
entier et transplanté dans une représentation moghole47. Dans d’autres cas, l’em-
prunt est bien plus léger, comme pour l’incorporation d’un halo dans les repré-
sentations de l’empereur moghol, à partir du début du XVIIe siècle, ou bien encore
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44. Niccolao MANUCCI [Niccolò Manuzzi], Mogul India, or Storia do Mogor, tr. William Irvine, 4 vol.,
Londres, 1907-8, reprint Delhi, 1990. Bien que le texte original n’ait jamais été édité intégralement, on dis-
pose d’une édition partielle et bien illustrée : Piero FALCHETTA (ed.), Storia del Mogol di Nicolò Manuzzi vene-
ziano, 2 vol., Milan, Franco Maria Ricci, 1986.
45. Carlo GINZBURG, « Geografische breedte, slaven en de Bijbel : Een experiment in
Microgeschiedenis », Nexus, 35, 2003, p. 167-184.
46. Serge GRUZINSKI, Les quatre parties du monde:Histoire d’une mondialisation, Paris, La Martinière, 2004.
47. Milo Cleveland BEACH, Ebba KOCH, King of the World : The Padshahnama, an Imperial Mughal
Manuscript from the Royal Library,Windsor Castle, Londres,Thames and Hudson, 1997, p. 180.
48.Voir les arguments convaincants d’E. KOCH dans Mughal Art and Imperial Ideology : Collected Essays.
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vient de leurs contacts avec les Habsbourg. Ainsi, bien des fois, nous devons
constater une situation qui n’est ni une indifférence mutuelle, ni un simple dos-
à-dos, ni une incompréhension profondément enracinée, mais est faite de glisse-
ments de vocabulaire, de changements forgés par des improvisations qui ont fini
par se fondre dans la tradition.
Au total, je me trouve assez proche des vues exprimées par le philosophe Ian
Hacking dans son article intitulé « Y a-t-il jamais eu de traduction totalement
fausse ? »49. Tout comme lui, je ne suis pas certain d’avoir convaincu ni mes lec-
teurs ni moi-même du fait qu’aucune « incommensurabilité radicale » (analogue à
la traduction impossible de Hacking) ne se soit jamais produite dans le contact
entre empires aux temps modernes. Comme lui, je suis aussi convaincu que les
« charmantes fables » sur lesquelles reposent la plupart des prétendus constats d’in-
commensurabilité ne résistent pas à une analyse serrée. Les empires sont très rare-
ment des vaisseaux qui voguent sur la mer ténébreuse de l’incommensurabilité, et
chaque nouvelle étude sur le Mexique des années 1520 rend plus improbable l’hy-
pothèse de Todorov sur la sémiotique discontinue de la conquête.
Ce qui prenait place, c’étaient plutôt l’approximation, l’improvisation, et fina-
lement un déplacement dans la position relative de chaque partie concernée. Les
Britanniques, une fois l’Inde conquise, n’étaient pas les mêmes que ceux qui
avaient conquis l’Inde, même à une seule génération près. Un auteur portugais ins-
tallé au Vijayanagar dans les années 1550 ne peut pas être confondu avec un autre
de 1505.
***
« Wenn ich Kultur höre […] entsichere ich meinen Browning », écrit le drama-
turge de droite Hanns Johst dans sa pièce Schlageter ; phrase qui a souvent été
attribuée, à tort, à Göring, Goebbels ou Zinoviev, et traduite par « Quand j’en-
tends le mot culture, je sors mon revolver ». J’espère ne pas avoir fait preuve de
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49. Ian HACKING, Historical Ontology, Cambridge [Mass.], Harvard University Press, 2002, p. 152-158.