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PAR-DELÀ L'INCOMMENSURABILITÉ : POUR UNE HISTOIRE CONNECTÉE

DES EMPIRES AUX TEMPS MODERNES

Sanjay Subrahmanyam

Belin | « Revue d’histoire moderne & contemporaine »

2007/5 n° 54-4bis | pages 34 à 53


ISSN 0048-8003
ISBN 9782701145730
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Histoire globale, histoires connectées

Par-delà l’incommensurabilité :
pour une histoire connectée des empires
aux temps modernes

Sanjay SUBRAHMANYAM

Le 26 juin 1976, se tint à Tokyo une étrange rencontre sportive : un match


opposant le célèbre poids lourd Mohamed Ali au champion de lutte japonais
Kanji Inoki (plus connu sous le nom d’Antonio Inoki, héritage d’une enfance
passée au Brésil)1. Le combat dura pendant quinze longs rounds, et fut quali-
fié de « match le plus ennuyeux du siècle ». Les deux combattants venaient en
effet de deux sports différents, et trouver des règles et procédures communes
ne fut pas facile. Ne pouvant utiliser ses prises habituelles, le lutteur passa l’es-
sentiel du match au sol, évitant les directs du boxeur et le bombardant de coups
de pied dans les jambes, au point que celui-ci aurait, dit-on, été ensuite hospi-
talisé à cause de ces violentes ruades peu orthodoxes. On finit par conclure au
match nul. Moins de six mois plus tard, au Pakistan, le même Inoki affrontait
Akram Pehalwan, membre de la lignée fameuse des Bholu, qui avait compté un
lutteur célèbre, Gamma. Aujourd’hui, les lutteurs sud-asiatiques, au style très
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libre, sont surtout connus pour les quantités énormes de nourriture et de lait
qu’ils consomment. Pour n’être pas spécialement agile, Akram n’en espérait pas
moins faire match nul comme c’était arrivé à Tokyo, misant sur l’incompatibi-
lité entre leurs styles de combat respectifs. Mais il subit en fait une véritable
humiliation. Au bout d’une minute et cinq secondes, Inoki le mit hors de com-
bat, après une clé au bras qui lui rompit l’os et lui fit quasiment perdre connais-
sance. Plus d’un quart de siècle a passé, mais le souvenir douloureux de cette
humiliation est encore vif dans la culture populaire pakistanaise2.

1. Une première version anglaise de cette conférence a paru sous forme électronique dans Theory
and Research in Comparative Social Analysis (Paper 32, 2005). La SHMC et la RHMC remercient le dépar-
tement de sociologie d’UCLA pour son aimable autorisation. Philippe Minard et Romain Bertrand sont
responsables de l’adaptation française.
2. Sur ces deux combats, voir les sites http://www.twc-wrestle.com/inokienglish.html et
http://www.puroresu.com/wrestlers/inoki. On rapporte qu’alors qu’Akram gisait au tapis, terrassé par la
douleur, sa famille lui hurlait : « Lève-toi, mec, la télé est là ! » (Merci à Aamir Mufti pour cette précision).

REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE


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Cette anecdote évoque pour moi l’analyse proposée par Tzvetan Todorov,
montrant que la conquête de l’Amérique était le résultat d’une sorte d’incom-
mensurabilité sémiotique entre le conquistador Hernán Cortés et le roi mexi-
cain Moctezuma3. Les aventures d’Inoki me semblent comme une métaphore
de cette question de l’incommensurabilité : que se passe-t-il quand viennent à
se rencontrer deux systèmes impériaux étrangers l’un à l’autre ? En résulte-t-il
un match nul ennuyeux, ou bien une clé de bras fulgurante aux effets terribles ?

L’INCOMMENSURABILITÉ ENTRE LES CULTURES

La notion d’incommensurabilité a d’abord été employée, au début des


années 1960, par Thomas Kuhn et Paul Feyerabend, avant d’être appliquée à
d’autres situations. C’est d’abord à l’incommensurabilité des théories scienti-
fiques que Kuhn s’est intéressé, postulant qu’il y avait une disparité de type
méthodologique, dans l’observation et les concepts, entre les différents para-
digmes. Puis, s’appuyant sur les travaux de W.V. Quine (mais avec une certaine
latitude), il vit dans l’incommensurabilité une question d’ordre principalement
sémantique, et il en vint à situer le problème principal dans « l’indétermination
de la traduction ». Toutefois, alors que Quine évoquait une indétermination
entre des traductions de qualité équivalentes, Kuhn sembla attribuer l’incom-
mensurabilité à des défauts de traduction : ceci impliquait d’une part que des
traductions exactes étaient possibles, en principe, et, de l’autre, que les traduc-
tions existantes n’étaient pas seulement indéterminées mais aussi mauvaises4.
L’étape suivante a été le transfert de l’idée d’incommensurabilité, d’abord
appliquée à des « paradigmes », à l’analyse des relations entre les cultures. Or, la
notion d’« incommensurabilité culturelle » me semble une déclinaison du relati-
visme culturel, à travers laquelle l’anthropologie a influencé la pratique des his-
toriens, à la fin des années 1980 et dans les années 1990. Ainsi apparaissent des
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aires culturelles fortement imperméables, et parfaitement cohérentes, en soi et
pour soi, mais insaisissables de l’extérieur. Pareille vision, comme nous l’a rap-
pelé avec force Anthony Pagden, remonte en fait au XVIIIe siècle, à tout le moins,
avec Diderot, et surtout Herder, dont les arguments sont d’ailleurs assez dan-
gereux. En effet, nous dit Pagden, « Herder a poussé la notion d’incommensu-
rabilité jusqu’au point où le concept même de nature humaine unique devenait
sinon inconcevable, du moins vide de sens, au plan culturel »5. Où tout cela nous
mène-t-il, s’agissant d’étudier les premiers contacts entre civilisations, dans le
contexte des empires modernes ? On sait la médiocre opinion qu’avait Herder

3. Tzvetan TODOROV, « Cortés et Moctezuma : de la communication », L’Ethnographie, LXXVI-1/2,


1980, p. 69-83, repris et développé dans La conquête de l’Amérique : La question de l’Autre, Paris, Seuil, 1982.
4. Voir Howard SANKEY, « Kuhn’s changing concept of incommensurability », British Journal for the
Philosophy of Science, 44-4, 1993, p. 759-74.
5. Anthony PAGDEN, European Encounters with the NewWorld : From Renaissance to Romanticism, New
Haven,Yale University Press, 1993, p. 180.
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des empires, de leur expansion indéfinie dans la plus grande « confusion des
races et des nations » : « Un empire fait d’une centaine de peuples et de cent
vingt provinces unies de force est une monstruosité, et non un État ».
Mais cette réflexion du père d’un certain style de nationalisme ne nous aide
guère. Je préfère attaquer le sujet d’une autre manière, en partant d’une dis-
tinction toute simple. En Asie, certains empires des temps modernes étaient à
l’évidence liés au plan généalogique, ou bien se trouvaient au croisement de
plusieurs aires culturelles distinctes : ainsi les Ottomans, les Safavides ou encore
les Moghols, qui semblent même avoir formé une sphère unique de circulation
pour les élites, si l’on considère les calligraphes, les mystiques soufis, les mili-
taires ou les poètes.
Voyez par exemple, à la fin des années 1660, ce qui arriva quand Husain
Pasha, le gouverneur ottoman de Basra, fit défection, abandonnant son maître le
sultan Mehmet IV (c. 1648-87) pour les Moghols. En tant que dignitaire otto-
man, notre homme pratiquait bien sûr le turc, mais sans doute aussi assez bien
l’arabe et le persan. Autrement dit, il y a fort à parier qu’en arrivant à la cour
d’Aurangzeb, il était parfaitement capable de se débrouiller. On sait aussi
qu’Husain s’était préparé de longue date, et qu’à son arrivée en Inde occidentale,
il fut escorté avec tous les honneurs dans Shahjahanabad-Delhi, en juillet 1669,
et que, selon des chroniques mogholes « par la grâce du soutien de la main royale,
sa tête fut portée aux nues6 ». Concrètement, cela veut dire qu’il fut comblé de
présents : rubis, chevaux, une vaste demeure sur les berges de la rivière Jamuna,
ainsi qu’une dignité élevée dans la hiérarchie moghole, puisqu’on lui attribua un
rang mansab extrêmement important (celui de « commandant de 5 000 »). Très
vite, il se vit octroyer un poste de gouverneur de la province de Malwa, en Inde
centrale, ce qui n’était pas rien. Deux de ses fils, Afrasiyab et ‘Ali Beg, se virent
aussi offrir des positions respectables dans l’administration impériale.
Vue sous un certain angle, la courte carrière moghole d’Islam Khan Rumi
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(nom sous lequel Husain Pasha fut alors connu), jusqu’à sa mort au combat à
la fin de juin 1676, semble indiquer combien il était facile, finalement, de pas-
ser d’un empire à l’autre. Il est vrai que Moghols et Ottomans avaient une ori-
gine commune, et partageaient l’héritage d’une culture de cour turco-persanne.
Je reviendrai sur le cas d’Husain Pasha, et certains aspects moins connus de sa
carrière, mais pour l’heure, disons-le carrément : on a trop tendance à réserver
la notion de « rencontre inter-culturelle » ou d’incommensurabilité aux situa-
tions de contact entre des entités politico-culturelles fortement éloignées : ainsi
Cortés et Moctezuma, Pisarro et Atahualpa, le capitaine Cook à Hawaï, ou
encore Vasco de Gama et le Zamorin de Calicut. Mais on parle rarement

6. Shahnawaz KHAN, Ma’asir-ul-Umara, Being Biographies of the Muhammadan and Hindu Officers of
the Timurid Sovereigns of India from 1500 to about 1780 A.D., trad. H. Beveridge et Baini Prashad, 3 Vol.,
Calcutta, Asiatic Society of Bengal, 1911-52, vol. I, p. 698-701 ; pour le texte persan, cf. Nawwab Samsam
al-Daula Shahnawaz KHAN, Ma’asir al-Umara, édité par Maulavi ‘Abdur Rahim et Maulavi Mirza Ashraf
‘Ali, vol. I et II, Calcutta, Asiatic Society of Bengal, 1888-90, vol. I, p. 241-47.
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d’« incommensurabilité » à propos d’un voyageur anglais dans le Danemark du


XVIIe siècle, ou quand les Safavides envoient un ambassadeur aux Moghols7.
Autrement dit, Husain Pasha chez les Moghols, ce n’est pas vraiment ce que
l’on appelle communément un contact inter-culturel. Et cependant, on n’en a
pas fini pour autant avec le problème de l’incommensurabilité…
Je voudrais ici l’étudier à partir de trois thèmes d’histoire « connectée » situés
à l’époque moderne : la diplomatie, la guerre et l’art. Bien sûr, on ne peut les
traiter de manière uniforme. Mais je puis m’appuyer, dans ce vaste tour d’ho-
rizon, sur des travaux précis, qui me permettront de poser des jalons pour une
conclusion plus générale.

DIPLOMATES ET AMBASSADES

Les arcanes des négociations diplomatiques ont longtemps été l’objet d’une
histoire traditionnelle, à la manière de l’école des Chartes, se focalisant sur la
production du travail diplomatique : le texte des traités, mais aussi les instruc-
tions aux ambassadeurs, et leurs rapports. Un seul exemple suffira à illustrer
l’importance de ces sources. Dans sa grande étude sur les relations entre les
Ottomans et les Habsbourgs d’Espagne, Ranke s’appuyait largement sur les
relazioni des ambassadeurs vénitiens auprès de la Sublime Porte, lesquels ont
également été utilisés ensuite par Lucette Valensi, mais dans un esprit différent8.
Là où Ranke cherchait dans ces rapports des informations positives, faute d’un
accès direct aux archives ottomanes, Valensi les utilisait plutôt selon les moda-
lités de l’« histoire des représentations » (tout en se démarquant cependant des
analyses de l’« orientalisme » façon Edward Saïd).
On peut aussi citer d’autres cas : le Corpus Diplomaticum Neerlando-Indicum
édité par J. E. Heeres (qui s’appuie sur la documentation liée à la présence de
la Compagnie des Indes Orientales Néerlandaises (VOC) en Asie), ou, pour les
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Portugais, l’imposante Colecção de Tratados e Concertos de Pazes, publiée par
Júlio Firmino Judice Biker. Ces sources ont été utilisées de façon sporadique
par les historiens, pour étudier les relations de type bilatéral, par exemple entre
les sultans de Johore et les Hollandais, ou bien entre les Portugais et les
Moghols. Mais il faut se rappeler la mise en garde formulée en son temps par
l’historien sri-lankais K. W. Goonewardena9 : selon lui, à examiner le texte des

7. Pour un exemple : Jamsheed K. CHOKSY, M. Usman HASAN, « An Emissary from Akbar to ‘Abbās
I : Inscriptions,Texts and the Career of Amīr Muhammad Ma‘sūm al-Bhakkarī », Journal of the Royal Asiatic
Society, 3e ser., 1-1, 1991, p. 19-29 ; et Z. A. DESAI, « A Foreign Dignitary’s Ceremonial Visit to Akbar’s
Tomb : a First-hand Account », in Iqtidar ALAM KHAN (ed.), Akbar and His Age, New Delhi, Northern Book
Centre, 1999, p. 188-197.
8. Leopold VON RANKE, Die Osmanen und die spanische Monarchie im 16 und 17 Jahrhundert, Berlin,
Duncker & Humblot, 1857 ; Lucette VALENSI, Venise et la Sublime Porte : La naissance du despote, Paris,
Hachette, 1987.
9. K. W. GOONEWARDENA, The Foundation of Dutch Power in Ceylon, 1638-1658, Amsterdam,
Djambatan, 1958.
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traités passés entre la VOC et les maîtres du royaume de Kandy, non pas uni-
quement dans leur version hollandaise, comme l’a fait Heeres, mais aussi dans
leur version en langue cinghalaise, on repère des différences importantes. Et ces
différences peuvent expliquer pourquoi les traités ont été l’objet de vives que-
relles, l’une ou l’autre des parties dénonçant l’inapplication de telle ou telle
clause. Mais ce qui est moins clair est la raison de ces divergences entre les dif-
férentes versions : la faute à un interprète négligent ? Ou bien y avait-il d’autres
problèmes de traduction sous-jacents ? Ce qui est sûr, c’est que du coup, on a
du mal à souscrire à la vision qui s’était imposée dans les années 1950-1960,
selon laquelle les pratiques diplomatiques des temps modernes auraient abouti
à l’instauration d’une sorte de « loi des nations », un cadre conventionnel com-
mun, mutuellement accepté, régulant les relations diplomatiques10.
Le problème n’avait pas échappé aux contemporains eux-mêmes. Ainsi, dans
les années 1570, le chroniqueur portugais António Pinto Pereira a décrit en détail
le processus de traduction entre les langues persane et portugaise, tentant de ras-
surer son lecteur quant à la fiabilité des textes d’origine étrangère qu’il fournissait.
Pereira reproduit notamment la traduction en portugais de lettres du sultan de
Bijapur, ‘Ali ‘Adil Shah, au vice-roi des Indes portugaises, Dom Luís de Ataíde,
mais surtout, il prend soin d’en décrire l’aspect et la manière dont il y a eu accès :
« Il nous semble que ces lettres devraient être insérées dans cette histoire [des Indes] dans la
forme même où elles furent rédigées par l’Hidalcão [‘Adil Khan], car nous avons vu les origi-
naux en possession du vice-roi, avec le sceau (chapa) de l’Hidalcão, écrites en deux langues, le
persan et le portugais : d’abord en persan, qui est la version faisant foi, puis sur la même feuille
de papier, sous le même sceau, se trouve la traduction en portugais, par un certain Bernardo
Rodriguez, un Nouveau chrétien [juif converti] de Goa, qui résidait là [à Bijapur] où il avait fui
avec une femme mariée, et parce qu’il avait commis des crimes bien pires, ce qui chez les
Maures n’étonnait pas vraiment ; et comme il était le plus capable, et maîtrisait les langues, prin-
cipalement le persan, était éloquent dans cette langue et en portugais, l’Hidalcão l’utilisa comme
secrétaire pour les choses de l’étranger (nas cousas de fora), et de sa main ils furent traduits
d’après la version persane, et comme celle-ci est plus concise et complète, d’une page (huma
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lauda), on en faisait six en portugais, du fait que les caractères, qui sont incurvés à la façon d’une
demi-lune, se ressemblent tous et diffèrent seulement par les petits points qu’ils comportent, à
l’intérieur ou à l’extérieur, et par la façon dont commence le corps de chaque lettre»11.

Cette longue introduction précède la transcription de deux lettres, l’une non


datée et l’autre du 26 septembre 1570, qui semblent avoir accompagné les ambas-
sades respectives d’un certain Rodrigo de Moraes, côté portugais, et Khwaja
Lutfullah, pour Bijapur, et dans lesquelles l’Adil Shah se plaint amèrement du trai-
tement infligé à ses bateaux et à ceux de ses sujets par les responsables portugais
des forteresses d’Ormuz, Diu et Chaul, qui les rançonnent et « s’emparent des gar-
çons et des filles trouvés à bord pour les convertir de force à la foi chrétienne, parmi

10. Cf. C. H. ALEXANDROWICZ, An Introduction to the History of the Law of Nations in the East Indies
(16th, 17th and 18th Centuries), Oxford, Clarendon Press, 1967. Récemment, Jean-Michel SALLMANN,
Géopolitique du XVIe siècle, 1490-1618, Paris, Seuil, 2003, a repris cette approche, à mon avis très discutable.
11. António Pinto PEREIRA, História da Índia no tempo em que a governou o visorey D. Luís de Ataíde,
présenté par Manuel Marques Duarte, Lisbonne, Imprensa Nacional, 1987, p. 333-334.
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lesquels se trouvent les fils de dignitaires maures, et leurs filles et épouses, et leurs
domestiques abyssiniens et maures [esclaves] »12. Pour l’Adil Shah, ces événe-
ments, et en particulier les conversions forcées, ne peuvent que porter ombrage à
son amitié pour le souverain du Portugal, et le vice-roi doit y mettre bon ordre. Les
lettres en question évoquent aussi d’autres motifs de préoccupation : le sort des
bateaux des marchands musulmans anti-portugais dans les ports du Bijapur ; le
libre passage de certains produits stratégiques (en particulier l’opium) à travers les
territoires contrôlés par l’Adil Shah ; et le traitement des esclaves des Chrétiens
enfuis de Goa à Bijapur – que le souverain de Bijapur accepte de remettre à leurs
maîtres. Après avoir reproduit ces deux lettres, Pereira les commente : ce ne sont
pour lui que « dissimulation » et « prétendus signes d’amitié », alors que l’Adil Shah
se préparait en fait à faire la guerre aux Portugais. Il n’en reste pas moins que la
présence de ces lettres dans leur forme “brute” s’avère précieuse, ne serait-ce que
parce qu’elles fournissent implicitement aux lecteurs du XVIe siècle un argument
qui contredit les affirmations des chroniqueurs portugais selon lesquelles la guerre
entre les deux puissances n’avait aucun motif. On a là des sources diplomatiques
qui ne parlent pas nécessairement en faveur des Portugais, et ne peuvent pas non
plus être lues en termes conspirationnistes.
Muzaffar Alam et moi-même avons récemment voulu nous inspirer du travail
du regretté Jean Aubin13, en traduisant en anglais, d’après l’original persan, les
lettres d’un monarque asiatique, en l’occurrence le sultan Bahadur du Gujarat (qui
a régné de 1526 à 1537). Nous avons ensuite comparé notre traduction avec celle
produite dans les années 1530 en portugais, et insérées dans la chronique de
Fernão Lopes de Castanheda. Et voici nos conclusions, encore provisoires : nous
ne décelons pas de divergences aussi fortes que celles mises au jour par
K. Goonewardena. On peut même remarquer que les rédacteurs portugais se sont
manifestement efforcés de traduire presque littéralement certaines expressions de
l’original persan. Ce qui donne à la langue portugaise de cette traduction du
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XVIe siècle une tonalité particulière, qui la distingue de celle utilisée dans le reste de
la chronique. Ainsi se trouvent confirmées les conclusions de Jean Aubin concer-
nant les circulations épistolaires dans le Golfe persique. Par ailleurs, ce dernier avait
aussi relevé deux traits notables : tout d’abord, les traductions peinent à restituer
les jeux de mots ; d’autre part, l’identité du traducteur influence forcément la tra-
duction, comme l’avait noté Georg Schurhammer dans son analyse de la carrière
et des écrits d’António Fernandes, un musulman converti entré au service des
Portugais14. Un traducteur comme Fernandes tend à écrire un portugais plus

12. Ibidem, p. 347.


13. Muzaffar ALAM, Sanjay SUBRAHMANYAM, « Letters from a sinking Sultan », in Luís Filipe F.R.
THOMAZ (ed.), Aquém e Além da Taprobana : Estudos Luso-Orientais à Memória de Jean Aubin e Denys
Lombard, Lisbonne, Centro de História de Além-Mar, 2002, p. 239-269.
14. « O estilo com o seu colorido oriental prova que o autor não era português », écrit Schurhammer :
« O Tesoiro do Asad Khan : Relação inédita do intérprete António Fernandes (1545) », in Georg
SCHURHAMMER, Gesammelte Studien.Varia, vol. I, éd. László Szilas, Rome, IHSI, 1965, p. 31-45.
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alambiqué, et introduit même parfois des phrases qui ne peuvent être comprises
que si l’on a quelques rudiments de persan. L’historien portugais Luís Filipe
Thomaz est parvenu à de semblables conclusions en rééditant et en traduisant les
lettres malaises d’Abu Hayat, sultan de Ternate au début des années 152015.
Ces conclusions peuvent paraître bien banales. Mais elles me semblent impor-
tantes, et ne doivent pas être oubliées, quand on a affaire à des documents dont il
n’existe qu’une seule version. Je pense par exemple à une importante lettre d’Islam
Shah Sur au gouverneur portugais Dom João de Castro en octobre 1546 (Sha‘ban
953 H.)16. Ou encore à la longue et très intéressante missive envoyée par le digni-
taire ottoman Hadim Süleyman Pasha à Ulugh Khan, vizir du sultan du Gujarat,
après l’échec de son expédition de 153817 : nous n’avons pas l’original ottoman,
mais seulement une traduction portugaise. Que faut-il faire alors de ce texte ? La
même question se pose pour une lettre essentielle, quoiqu’écrite à l’économie, de
Vira Narasimha Raya, souverain du Vijayanagar, au gouverneur portugais (futur
vice-roi) Dom Francisco de Almeida, en 1505.
Là non plus, nous n’avons pas l’original (qui a du être écrit en Kannada, ou
peut-être à la rigueur en Telugu), mais seulement une traduction portugaise
d’époque. Mais la missive est bien surprenante. Il faut dire un mot du contexte
pour saisir l’enjeu. L’empire de Vijayanagar, ou Karnataka, est connu des
Européens depuis le XVe siècle, largement grâce aux écrits de Niccolò de Conti.
Mais lors de leurs premières expéditions, les Portugais n’ont pas essayé d’établir
de relations avec Vijayanagar, bien que celui-ci possédât des ports de part et d’autre
du sud de la péninsule indienne. Ils se sont plutôt concentrés sur les royaumes du
Kerala, dans l’extrême sud-ouest de l’Inde. Des contacts officieux eurent lieu tou-
tefois, par l’entremise d’un franciscain, frère Luís do Salvador, à l’époque d’un
conflit dynastique. Au bout du compte, un puissant chef de guerre, Narasa
Nayaka, installa une nouvelle dynastie et transmis le pouvoir à son fils, Vira
Narasimha Raya, qui aurait reçu Frei Luís, tout en ayant guère de lumières sur le
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pouvoir que ce dernier prétendait représenter. Le franciscain fut ensuite renvoyé
par le souverain, accompagné d’un de ses représentants et muni d’une lettre, jus-
qu’au port de Cannanore au Kerala, où Dom Francisco de Almeida venait juste
d’accoster.
La lettre était accompagnée de cadeaux (tissus et bracelets). Son contenu
était bref, mais balayait large : elle disait qu’un brahmane du Portugal (hum teu
bramene por nome chamado Frey Luis, c’est-à-dire frère Luís) était venu comme
émissaire au Vijayanagar, qu’il avait été bien reçu et ses paroles bien accueillies.

15. L. F. F. R. THOMAZ, « As cartas malaias de Abu Hayat, Sultão de Ternate, a El-Rei de Portugal, e
os primórdios da presença portuguesa em Maluco », Anais de História de Além-Mar, IV, 2003, p. 381-446.
16. Je ne connais pas de version manuscrite de ce document. On le trouve dans Leonardo NUNES,
Crónica de Dom João de Castro, ed. J.D.M. Ford, Cambridge [Mass.], Harvard University Press, 1936, p. 63-
65, sous le titre : « Resposta d’el Rey do Patane ao guovernador ».
17. Instituto dos Arquivos Nacionais/Torre do Tombo, Lisbonne, Corpo Cronólogico, III-14-44,
lettre de Hadim Süleyman Pasha à Ulugh Khan, ou « Olucão Gozil » (l’original perdu était daté du
10 décembre 1538, et la traduction portugaise du 7 mai 1539).
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DYNAMIQUES INTER-IMPÉRIALES 41

En conséquence de quoi, une alliance était proposée au roi du Portugal. Il pour-


rait avoir accès à un ou plusieurs ports du Vijayanagar, de préférence Mangalore.
Les deux souverains seraient alliés pour des actions communes, sur terre et sur
mer. Et pour sceller l’alliance, un mariage était proposé, qui mêlerait le sang des
deux maisons royales18. Une fille du roi du Portugal pourrait épouser le souve-
rain de Vijayanagar et venir en Inde, tandis qu’une fille de la famille régnante serait
réciproquement envoyée au Portugal. C’est là une bien étrange proposition, assez
unique dans ces premières décennies de présence portugaise dans les eaux asia-
tiques. Au Kerala, l’accueil avait été hostile : il faut dire qu’ils étaient arrivés en
marchands armés, pleins d’exigences, telles que l’expulsion de tous les marchands
musulmans du port de Calicut… Mais dans le cas du Vijayanagar, ils ne firent
montrent de nulle suspicion ni souci de garder éloignée la puissance étrangère,
mais d’un désir impatient de conclure une alliance. Nous savons que la proposi-
tion parvint à la cour de Lisbonne, non sans provoquer une certaine excitation.
Et pourtant, il n’en sortit rien, même si elle concordait avec certaines des préten-
tions les plus ambitieuses du roi Dom Manuel. On peut penser que c’est la clause
de réciprocité qui suscitait de la réticence, même si elle se voulait gage de bonne
entente. Dans le vocabulaire politique du Vijayanagar, envoyer une fille de façon
unilatérale revenait à se placer en position d’infériorité. C’est pourquoi l’échange
dynastique devait être mutuel. Mais c’était là quelque chose d’inacceptable pour
la cour portugaise : il était impossible d’envoyer une princesse portugaise dans
une cour païenne de la lointaine Inde. On relèvera bien sûr cette asymétrie signi-
ficative entre les deux attitudes.
Pourtant, on sait que de tels mariages princiers se pratiquaient avec
l’Angleterre, l’Espagne ou la Savoie. Et les souverains du Vijayanagar pratiquaient
de même avec d’autres rois du sud de l’Inde et de l’Orissa. Des princesses safa-
vides furent mariées dans la famille royale moghole, tout comme le furent des prin-
cesses de dynasties Rajput (dominées) aux prétentions royales. Dans certains cas,
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les alliances étaient contraintes, mais pas nécessairement. Qu’est-ce qui, alors, défi-
nit le champ de ces possibilités ? Sont-elles strictement congruentes avec les limites
mêmes des codes de communication existants, ou bien tracent-elles les contours
d’un domaine d’incommensurabilité ? Est-ce trop simpliste que de poser la ques-
tion en ces termes ?

L’envers de la question : les ruptures radicales

On peut aussi considérer la diplomatie à l’inverse, sous l’angle des ruptures.


On sait par exemple que dans les dernières années de sa vie, les relations se sont

18. « [se] quisereis minha filha ou irmã por molher eu ta darey e asy tomarey tua filha ou irmã ou cousa de
teu samgue por molher » : cf. Sanjay SUBRAHMANYAM, « Sobre uma carta de Vira Narasimha Raya, rei de
Vijayanagara (1505-1509), a Dom Manuel I de Portugal (1495-1521) », in Isabel DE RIQUER, Elena
LOSADA, Helena GONZÁLEZ (éd.), Professor Basilio Losada : Ensinar a pensar con liberdade e risco, Barcelone,
Universitat de Barcelona, 2000, p. 677-683.
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42 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

fortement tendues entre le grand Tamerlan (mort en 1405) et les empereurs


chinois, aboutissant à l’une des ruptures les plus spectaculaires de l’histoire
diplomatique : à plusieurs reprises, les envoyés des empereurs Ming, successi-
vement Hung-wu et Yung-lo, furent exécutés par Tamerlan, en 1395, 1402, et
1403 ; des lettres d’insultes furent aussi envoyées, traitant l’empereur chinois de
« cochon » en jouant sur le nom de famille (Chu) de Hung-wu.Tamerlan se pré-
parait en fait à une campagne militaire vers l’est, que la mort, en février 1405,
l’empêcha seule de mener19. C’est bien sûr un cas extrême, qui réduit à néant
toute notion de conventions diplomatiques.
Le sort fait aux représentants portugais envoyés à Nagasaki en juillet 1640
n’est pas très différent. Le Conseil d’État japonais, fin août 1639, avait interdit
aux navires portugais tout accès aux ports japonais, sous peine de destruction
des bâtiments et d’exécution de tous les hommes à bord. Il semble clair que le
sénat de Macao n’avait pas bien mesuré, en l’occurrence, la détermination du
shôgun : il décida, le 13 mars 1640, d’envoyer une ambassade pour demander
la levée de l’édit d’embargo. Un galion quitta donc Macao le 22 juin, et entra
dans le port de Nagasaki le 6 juillet, où il fut saisi, son équipage et l’ambassa-
deur arrêtés et emprisonnés sur l’île de Deshima. Au début du mois d’août 1640
parvint d’Edo la mise en accusation pour infraction à l’embargo. Les Portugais
plaidèrent qu’ils ne venaient pas pour faire du commerce mais pour présenter
une requête au gouvernement japonais. Ils n’en furent pas moins condamnés à
mort, et le lendemain, ils se virent offrir le choix entre la mort ou l’apostasie :
61 refusèrent et furent décapités, 13 autres furent épargnés et rentrèrent à
Macao à bord d’une petite jonque chinoise, porteurs d’un message à la fois
sinistre et arrogant, disant que le shogunat émettait ses menaces sérieusement.
Dans ce cas comme dans celui de Tamerlan, on peut peut-être prétendre
que la rupture du processus diplomatique n’était pas en soi une rupture de la
communication : c’était plutôt une forme bien particulière de communication,
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une sorte de redéfinition unilatérale des règles du jeu, en somme. Ce n’est pas
comme si les Japonais et les Portugais de Macao ne se connaissaient pas bien,
au contraire. À en croire Jurgis Elisonas, le shôgun japonais ne comprenait que
trop bien les intentions des Portugais. Il apparaît en fait que le sénat de Macao
désespérait de voir le Japon fermé au commerce, et était prêt à prendre de gros
risques pour empêcher cela. Des deux côtés, on comprenait bien l’importance
symbolique du sort qui serait (et qui fut !) réservé à l’ambassade de 164020.
La situation des représentants chinois à Samarcande est de nature diffé-
rente. Les exécutions ordonnées par Tamerlan n’avaient pas fait cesser toute

19. Felicia J. HECKER, « A fifteenth-century Chinese diplomat in Herat », Journal of the Royal Asiatic
Society, 3e série, 3-1, 1993, p. 86-98.
20. Voir le récit des événements dans C. R. BOXER, O Grande Navio de Amacau, trad. Manuel
Vilarinho, Macao, Fundação Oriente, 1989, p. 142-146 ; Jurgis ELISONAS, « Christianity and the daimyo »,
in John Whitney HALL (ed.) The Cambridge History of Japan,Volume 4, Cambridge, Cambridge University
Press, 1991, p. 301-372.
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DYNAMIQUES INTER-IMPÉRIALES 43

relation. En fait, peu de temps après, en 1409, de nouveaux émissaires arrivè-


rent de Chine, et malgré quelques échanges de missives au ton aigre-doux, les
relations reprirent. L’un des envoyés chinois présent à Herat à la fin de 1413
était un administrateur expérimenté du nom de Ch’en Ch’eng. Celui-ci rédi-
gea un mémoire sur la vie dans les domaines timourides du sud de l’Asie cen-
trale (« Mémoire sur les pays des régions de l’ouest »), lequel, avec son journal
de voyage, aurait constitué au moins jusqu’en 1736 la base principale des
connaissances chinoises sur Herat et ces régions. Or, ce mémoire apparaît
remarquablement indemne de tout biais idéologique, sauf quand la sensibilité
confucéenne du voyageur se trouve offusquée21. Il prend même la peine de
souligner la qualité des hamams et des masseurs qu’il a pu connaître. L’affaire
des ambassadeurs décapités fut donc vite mise entre parenthèses, sinon oubliée.
À ce stade, quelles conclusions pouvons-nous tirer ? En 1985, le regretté
Bernard Cohn a posé le problème dans des termes proches de ceux de
T.Todorov, à partir du cas de Sir Thomas Roe, envoyé par Jacques Ier à la cour
de l’empereur moghol Jahangir dans les années 1610. Le récit de l’ambassadeur
anglais a souvent été utilisé comme un témoignage essentiel sur la vie à la cour
de Jahangir, bien que l’ambassade ait été infructueuse. Or, pour B. Cohn, sa
valeur informative est nulle, car Roe n’aurait rien compris au fonctionnement
de la cour moghole, ni à la société indienne en général22. Pour Cohn, Roe a le
regard d’un Anglais du XVIIe siècle : il baigne dans une culture mercantile et
bourgeoise, obsédée par les prix et l’univers marchand. En face de lui, il trouve
un Moghol fortement indianisé, qui (toujours selon Cohn) raisonne tout à fait
à l’opposé, en termes de transfert de substances. Dès lors, l’ambassadeur
anglais ne peut que faire des contresens dans l’interprétation des actes et déci-
sions de Jahangir et de tout ce qui se passe à la cour moghole. Ces contresens,
selon B. Cohn, montrent l’incommensurabilité (même s’il n’emploie pas ce
terme) entre la culture indo-moghole et la culture anglaise : « Les Européens du
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XVIIe siècle vivaient dans un monde de signes et de correspondances [tandis
que] les hindous et les musulmans agissaient selon une théorie substantive des
objets et des personnes, qui n’était aucunement à somme nulle ».
L’analyse de Cohn a plu, en particulier du fait de la tournure plus ou moins
structuraliste de sa formulation, qui entrait en consonance avec l’idée d’une
« différence » indienne que les anthropologues de Chicago mettaient alors en
avant23. Mais récemment, on s’est efforcé avec ardeur de renverser diamétra-
lement le raisonnement de B. Cohn. William Pinch, notamment, propose de
relire l’épisode de l’ambassade de Roe auprès de la cour de Jahangir, mais aussi
plus largement l’histoire de l’empire britannique, en expliquant, avec plus de

21. F. J. HECKER, « A fifteenth-century Chinese diplomat in Herat », art. cit.


22. Bernard S. COHN, Colonialism and Its Forms of Knowledge : The British in India, Princeton,
Princeton University Press, 1996, p. 18-19 (la première version de ce chapitre a paru en 1985).
23. Je passe sur le fait que certains d’entre eux ont depuis décidé qu’une telle fétichisation de la « dif-
férence » constituait une grave maladie, « l’orientalisme »…
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passion sans doute que de raison, que Roe et Jahangir étaient en fait en quasi-
parfaite communication, évoluant dans le même univers de signes. Selon lui, si
différences il y avait, elles étaient de détail, et non de fond : « les différences
étaient traduisibles24 ». Pinch est depuis allé jusqu’à suggérer qu’il n’y avait en
fait aucune différence culturelle ou dissonance entre les maîtres anglais de
l’Inde de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, et leurs sujets indiens ; et
même, tout simplement, que « l’Inde n’était pas une colonie britannique », parce
que dit-il, « évoquer la domination britannique comme du “colonialisme”, c’est
laisser entendre que les Indiens n’étaient pas partie prenante, et assistaient sim-
plement en spectateurs passifs, au grignotage auxquels se livraient les
Britanniques, qui s’appropriaient les terres et les richesses du sous-conti-
nent25». Il est vrai que considérée sous cet angle, la situation est d’une parfaite
commensurabilité, mais il n’y a alors plus rien à discuter, et c’est même à se
demander si jamais les colonies et le colonialisme ont existé dans l’histoire. Si
l’on creuse un peu, toutefois, il apparaît que l’argumentation de Pinch repose
sur une sorte de profession de foi selon laquelle toutes les créatures de Dieu
doivent être capables de communiquer, un peu comme dans cette bande des-
sinée bien peu politiquement correcte où l’on voit un missionnaire cuire dans
le chaudron d’une tribu sauvage, et leur demander de ne pas trop saler…
Pour ma part, je ne suis d’accord ni avec Cohn ni avec Pinch26. Il me
semble tout d’abord que l’échec de la mission de Roe (qui a de nombreuses rai-
sons) l’inclinait à dépeindre la cour moghole comme déraisonnable, et donc
comme incommensurable avec les règles européennes. De cette manière, son
propre échec personnel se trouvait, sinon excusé, du moins expliqué par l’in-
compatibilité entre les deux univers – explication qui cadrait bien avec l’idée
montante au XVIIe siècle du “despotisme oriental”.
En second lieu, il faut s’interroger sur les modalités mêmes du contact. La
traduction était, à l’époque de l’ambassade de Roe, une affaire complexe, impli-
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quant quelquefois trois ou quatre niveaux de médiation entre le mauvais espa-
gnol parlé par Roe et le persan de Jahangir. Au XVIIIe siècle, les choses sont déjà
devenues plus simples, avec la multiplication des passeurs ou intermédiaires cul-
turels, des hommes comme James Stuart, Din Muhammad ou Antoine Polier27.
Or, l’opposition structurelle suggérée par B. Cohn exclut la possibilité d’une

24.William R. PINCH, « Same difference in India and Europe », History and Theory, 38-3, 1999, p. 389-
407.
25. Vijay [William] PINCH, « Bhakti and the British Empire », Past & Present, 179, 2003, p. 157-196,
citation p. 194.
26. S. SUBRAHMANYAM, « Frank Submissions : The Company and the Mughals between Sir Thomas
Roe and Sir William Norris », in H. V. BOWEN, Margarette LINCOLN, Nigel RIGBY (éds.), The Worlds of the
East India Company, Woodbridge, The Boydell Press, 2002, p. 69-96.
27. S. SUBRAHMANYAM, « The career of colonel Polier and late eighteenth-century orientalism »,
Journal of the Royal Asiatic Society,Third Series, vol. X, no. 1, 2000, p. 43-60. Pour une réflexion plus géné-
rale, cf. Louise BÉNAT TACHOT, Serge GRUZINSKI (éd.), Passeurs culturels : Mécanismes de métissage, Paris,
Éditions de la MSH, 2001.
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DYNAMIQUES INTER-IMPÉRIALES 45

dynamique par laquelle, quelque cent ans après Roe, une issue différente aurait
été possible. Si l’on suit Cohn, les deux pôles étaient irréconciliables (« the twain
could never meet »), alors que Kipling lui-même - le père de cette formule - aurait
pu l’envisager, dans certaines circonstances !

LA GUERRE

Le même questionnement peut s’appliquer aux modalités de la guerre


entre empires et civilisations différents.
Soit un exemple net et brutal, que j’emprunte à la fameuse hypothèse de
David Ayalon concernant la chute des Mamelouks en Égypte dans les années
1510. Selon lui, en dépit d’une longue cohabitation, Mamelouks et Ottomans se
distinguaient alors par leur manière de combattre28. Les Mamelouk s’étaient atta-
chés à des combats de cavalerie lourde, limitaient drastiquement l’usage des armes
à feu, et organisaient leurs armées selon des règles strictes. Les Ottomans étaient
plus souples, moins attachés au maintien des hiérarchies sociales sur le champ de
bataille, et bien plus enclins à l’emploi de toutes les armes à feu possibles – du fait
de leur proximité avec les États européens –, que ce soit pour les sièges ou pour les
combats. D’après Ayalon, c’est cela qui a causé l’effondrement rapide des forces
mamelouks en 1516-1517, face au sultan Selim. Les deux styles de combat
n’étaient tout simplement pas compatibles, et aucune règle de l’art militaire ne
pouvait protéger les Mamelouks. D’une certaine manière ils se seraient trouvés
face aux Ottomans comme les Indiens du Mexique face à Hernán Cortés29.
Poursuivons les comparaisons. L’art militaire ottoman n’apparaît pas plus
compatible avec celui des Safavides des années 1510. Ces derniers, soutenus
par les Qizilbash, étaient obsédés par leurs idéaux chevaleresques et ne faisaient
pas le poids face aux Ottomans, comme on le voit dans la fameuse bataille de
Chaldiran en 1514. On pourrait considérer qu’à ce moment, la machine de
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guerre ottomane représentait un modèle d’adaptation pragmatique et efficace,
comparée à celles de leurs voisins et rivaux du monde musulman. Leur culture
de guerre était différente, semblerait-il, à la fois de celle des Mamelouks et de
celle des Safavides. Pourtant, ils avaient en commun bien d’autres caractéris-
tiques, tels leur héritage partagé en matière de conception de l’État et un même
vocabulaire politico-institutionnel.
Je reviens maintenant au cas d’Husain Pasha, devenu Islam Khan Rumi au
service des Moghols dans les années 1660. J’avais laissé de côté deux aspects

28. David AYALON, Gunpowder and Firearms in the Mamluk Kingdom :A challenge to a Medieval Society
(1956), Londres, Routledge, 1979. Cette approche a été généralisée par Jean-Claude GARCIN, « The
Mamluk military system and the blocking of medieval muslim society » in Jean BAECHLER, John A. HALL,
Michael MANN (eds.), Europe and the Rise of Capitalism, Oxford, Basil Blackwell, 1988, p. 113-130.
29. Du reste, pour les militaires espagnols, Cortés n’avait eu à combattre que « des sauvages à moi-
tié nus », « des petits nègres nus », comme le rapporte le chroniqueur Fernández de Oviedo. Combattre les
Ottomans, c’était tout autre chose, à leurs yeux.
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de sa carrière. Le moins important tient au fait que, passée la lune de miel des
premiers temps, son étoile a commencé à pâlir, parce qu’il avait laissé en Irak
son troisième fils et ses femmes : apparemment, il n’avait pas compris que cela
était interprété, à la cour moghole, comme l’indice d’un possible manque de
loyauté. Autrement dit, quand on passait du monde ottoman à l’univers
moghol, les codes n’étaient pas tous les mêmes. Le second aspect est plus
notable, qui concerne sa mort. Après plusieurs années de disgrâce, Islam Khan
avait finalement réussi à revenir en cour, et s’était vu confier un poste élevé dans
le Deccan, où il avait à combattre les Marathes et les forces de Bijapur. Ce qui
l’amenait à monter à dos d’éléphant, pratique courante en Inde, mais à laquelle
il n’était absolument pas préparé. De fait, cela causa sa mort, à la fin juin 1676 :
les chroniqueurs moghols rapportent qu’au moment d’engager le combat, les
détonations de l’artillerie firent s’emballer son éléphant, et qu’il tomba aux
mains de l’ennemi, qui l’exécuta immédiatement, ainsi qu’un de ses fils. Cette
fin peu glorieuse, comme le relève la chronique, montre qu’un guerrier otto-
man victorieux ne peut pas forcément réinvestir facilement ses capacités auprès
d’un autre État, même proche.
C’est du reste ce que déplorait déjà au XVIe siècle Hadim Süleyman Pasha
après sa brève et désastreuse expédition à Diu dans le Gujarat en 1538.
Süleyman Pasha avait une bien piètre opinion des Indiens, si l’on en croit sa
lettre à Ulugh Khan évoquée plus haut : de mauvais musulmans, incapables
d’observer les prescriptions de leur religion, mais aussi de piètres combattants,
inaptes à tirer profit de ses conseils.
Que conclure, quant à l’éventuelle incommensurabilité des cultures mili-
taires, lorsque se rencontrent des forces de plusieurs empires ? Dans un cha-
pitre de son grand livre sur La révolution militaire, Geoffrey Parker a généralisé
l’hypothèse de David Ayalon30. J’espère ne pas le trahir en disant que, pour lui,
les influences culturelles séparant les différentes conceptions de la guerre ont
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joué un rôle crucial dans les conflits entre Européens et non-Européens aux
XVIe et XVIIe siècles. Parker propose donc une explication de type profondément
culturaliste, pourrait-on dire, même s’il n’explicite guère sa conception de la
“culture”, sinon en précisant qu’il n’était pas question d’un “avantage social,
moral ou naturel”. Parmi les non-Européens, il distingue trois catégories. La
première comprend les régions dominées pour l’essentiel avant 1650 par les
Européens : dans des zones comme l’Amérique du nord-est, l’Amérique cen-
trale, certains rivages de l’Afrique subsaharienne, en Insulinde et aux
Philippines, ou en Sibérie, les Européens ont « combattu de façon déloyale, et

30. Geoffrey PARKER, The Military Revolution :Military Innovation and the Rise of theWest,1500-1800,
Cambridge, Cambridge University Press, 1987, p. 115-145 (trad. fr. La révolution militaire : La guerre et
l’essor de l’Occident, 1500-1800, Paris, Gallimard, 1993). La plupart des débats sur ce livre important se
sont concentrés sur les aspects européens.Voir aussi G. PARKER, « Europe and the wider world, 1500-1700 :
the Military Balance », in James D. TRACY (ed.), The Political Economy of Merchant Empires : State Power
and World Trade, 1350-1750, New York, Cambridge University Press, 1991, p. 161-195.
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ce qui est pire, pour tuer », à l’encontre de toutes les lois de la guerre en usage
là-bas. Dans ces régions, ce sont leur technologie et leurs techniques de com-
bat qui les ont fait triompher, parce que leurs adversaires n’ont pas eu le temps
de les adopter.
Parker distingue ensuite un deuxième type de régions, où les ambitions
expansionnistes européennes ont été contrées jusqu’en 1700, mais plus après :
c’est le « monde musulman », soit pour l’essentiel les empires ottoman et
moghol. D’après lui, l’organisation militaire locale, d’abord flexible, s’est fina-
lement rigidifiée et est demeurée au stade atteint au XVIe siècle : en somme, les
Ottomans du XVIIIe siècle auraient fait la guerre comme au temps de Soliman
le Magnifique. Et Parker de citer le maréchal de Saxe qui déclarait en 1732 : « Il
est difficile pour une nation d’apprendre d’une autre, soit par orgueil, soit par
paresse, soit par stupidité […]. Les Turcs sont aujourd’hui dans cette situation.
Ils ne manquent ni de bravoure, ni d’effectifs, ni de richesse, mais d’ordre, de
discipline et de technique ». Je ne suis pas sûr que les spécialistes du monde otto-
man souscriraient à ce jugement31 ; en tout cas, les travaux récents sur l’empire
moghol ne vont pas dans ce sens – j’y reviendrai.
Troisième catégorie : les pays qui ont été « capables de tenir les Européens
à distance, parce qu’ils connaissaient déjà les règles du jeu ». Les cultures mili-
taires, en ce cas, ne sont nullement incommensurables, bien au contraire : la
Chine, le Japon, la Corée, selon Parker, « étaient parfaitement capables de s’ap-
proprier les innovations militaires occidentales [mais] toujours en les adaptant
aux conditions locales, à leur manière ». Pourquoi ces régions ont-elles plus été
capables que d’autres de tenir les Européens à distance ? Il semblerait que ce
soit une question de « culture », ou de conceptions culturelles au sens large, éga-
lement inscrites dans les institutions militaires. Du coup, l’Asie orientale est vue
comme la plus proche du monde occidental ; le monde musulman d’Asie occi-
dentale et du sud en est plus éloigné ; et l’Insulinde, certaines parties de
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l’Afrique et l’Amérique pré-colombienne en sont plus éloignées encore, avec le
degré maximal d’incommensurabilité – les “règles du jeu” étant les plus radi-
calement différentes.
Je souscrirais assez facilement à ce diagnostic. Au XVIIIe siècle encore, les
souverains et seigneurs de la guerre indiens se sont souvent plaints de la manière
dont les Anglais (et les Européens en général) faisaient la guerre. Ainsi, les textes
Telugu évoquent « l’esprit tortueux » des Anglais et leur profonde incapacité à
tenir leurs promesses et engagements. Certains récits de la bataille de Bobbili
(une ville fortifiée du sud-est de l’Inde) en janvier 1757, aboutissant au massacre
complet de la population, vieillards, femmes et enfants compris, par le seigneur
de la guerre français Charles de Bussy, soulignent cette question de la compati-
bilité ou commensurabilité des façons de faire et de voir. L’un des témoignages

31. Cf. Rhoads MURPHEY, Ottoman Warfare, 1500-1700, New Brunswick, Rutgers University Press,
1999, mais il ne discute pas les propos précis de G. Parker sur ce point.
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nous dit explicitement que de Bussy « ne comprend pas notre mode langagier et
nous ne comprenons pas le sien ».Tel est le problème central : le mode d’expres-
sion du Français, qui « produit du baragouin »32. Ce n’est pas une question de
traduction, car il y a des traducteurs, c’est un problème plus large de normes, de
valeurs, de sens de ce qui est admissible et de ce qui ne l’est pas dans la manière
de se conduire. De fait, l’issue de la bataille est un sérieux choc pour de Bussy,
et selon un chroniqueur européen de l’époque, Robert Orme, « le massacre de la
bataille achevé, un autre bien plus terrible se présenta : le transport de la victoire
avait perdu toute son ivresse : ils se regardaient fixement les uns les autres dans
un étonnement silencieux plein de remords, et les plus décidés ne pouvaient
retenir leurs larmes devant ce spectacle de désolation33». Dans un livre récent
sur les guerres mogholes, Jos Gommans a voulu résumer le contraste entre la
Compagnie des Indes anglaise (EIC) de la fin du XVIIIe siècle et les Moghols,
deux entités impériales engagées dans un combat de nature complexe : selon lui,
le fond de l’affaire tient à des conceptions de l’honneur assez différentes. Du côté
des Moghols, il décrit ce qu’il appelle une « politique fluide », faite d’« ouverture
et de flexibilité » et même d’un certain « enjouement » : il ne s’agissait pas pour
eux, dit-il, de détruire mais « d’incorporer l’ennemi, de préférence par d’inter-
minables séances de négociation34 ». L’EIC, au contraire, sous la direction de
Robert Clive et de ses successeurs, avait une stratégie de monopole impliquant
« un changement brutal et unilatéral des règles du jeu » (on retrouve cette méta-
phore des règles du jeu utilisée par G. Parker).
Mais est-on sûr que les Moghols ne pouvaient pas s’adapter à ces nouvelles
règles ? Et qu’en était-il des Marathes ou des Afghans ? Gommans lui-même a
montré, dans un essai précédent, comment les « innovations afghanes», entre
l’époque de Nadir Shah dans les années 1730 et celle des Abdalis dans les
années 1760, avaient profondément changé l’art de la guerre en Inde du nord,
indépendamment ou presque de la présence européenne. De même, on sait que
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les souverains de Mysore et Haidar ‘Ali et Tipu Sultan, ont modifié leur manière
de combattre dans les années 1770-1780, et ont causé une belle frayeur aux
armées de l’EIC. Les combats furent menés avec une égale et terrible applica-
tion des deux côtés, dans des styles parfaitement commensurables, donc.
Ce que je veux dire, au fond, est assez simple. On a pu le comprendre à tra-
vers mes commentaires sur l’approche de Bernard Cohn. La plupart des théo-
risations de « l’incommensurabilité culturelle » reposent sur une conception
structuraliste de la culture et se heurtent de ce fait à une question qui est cen-
trale pour les historiens : celle du changement, de l’évolution.

32. Pour plus de détails : Velcheru NARAYANA RAO, David SHULMAN, Sanjay SUBRAHMANYAM,
Textures du temps : Écrire l’histoire en Inde, Paris, Seuil, 2004.
33. Robert ORME, A History of the Military Transactions of the British Nation in Indostan from the Year
MDCCXLV, 3e éd., Londres, 1780, vol. II, p. 259-260.
34. Jos GOMMANS, Mughal Warfare : Indian Frontiers and High Roads to Empire, 1500-1700, Londres,
Routledge, 2002, p. 205-206.
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DYNAMIQUES INTER-IMPÉRIALES 49

Je voudrais éclairer mon propos par un dernier exemple emprunté à l’his-


toire militaire des empires des temps modernes. Il concerne un empire mal-
gache relativement obscur, celui des Merina, au temps du roi
Andrianampoinimerina (1745-1810). Le royaume merina a connu une affir-
mation rapide et assez spectaculaire au cours du XVIIIe siècle, et son apogée a
duré quatre décennies environ, entre 1780 et 1820, renversant la prépondé-
rance antérieure du Betsimisaraka (littéralement, le « Grand-jamais-divisé »),
dirigé par Ratsimilao et ses successeurs. De part et d’autre, les armes à feu et
la poudre à canon ont joué à l’époque un rôle majeur, comme dans les conflits
examinés par Gomman et par Parker. Mais on ne retrouve pas les catégories
d’analyse habituelles : les deux parties en présence ne sont ni incapables de
s’adapter (ce qui les condamnerait à l’échec), ni prédestinées à s’adapter (ce
qui les ferait triompher, comme le Japon de G. Parker). C’est autre chose qui
s’est passé, et je rejoins ici les conclusions de Gerald Berg et Maurice Bloch35 :
le royaume merina fit usage des armes à feu, mais il en transforma la significa-
tion. D’un strict point de vue technique, leur usage fut peu important et ne
détermina pas l’issue de la bataille, mais c’est au plan symbolique qu’elles
importèrent. L’innovation technique militaire ne fut ni rejetée, ni simplement
adoptée de façon mimétique et servile parce qu’on l’avait vu réussir ailleurs,
mais véritablement appropriée. C’est ce type d’interaction qu’il faut saisir.

LES REPRÉSENTATIONS VISUELLES

Si l’on tente de comprendre les dynamiques inter-culturelles qui ont pu


jouer entre les empires modernes non pas en termes d’incommensurabilité mais
d’interaction, on voit immédiatement surgir le spectre du concept d’« accultu-
ration ». Forgé dans les années 1880, et légitimé par les travaux de Robert
Redfield et Melville Herskovits dans les années 193036, la notion tomba dans
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l’oubli jusqu’à ce que Nathan Wachtel lui donne une seconde vie au milieu des
années 1970, dans son étude des relations entre les Espagnols et les Incas des
Andes. Redfield et ses collègues avaient défini l’acculturation comme « les phé-
nomènes qui se produisent lorsque des groupes d’individus de cultures diffé-
rentes entrent de façon continue en contact direct, modifiant les schémas
culturels d’origine de l’un ou des deux groupes ». Wachtel était plus prudent,
soulignant que l’acculturation pouvait être le résultat de la conquête et de la
domination impériale (comme dans les Andes), mais que les groupes pouvaient
aussi se trouver en contact direct sans que des changements notables aient eu

35. Gerald M. BERG, « The sacred musket : tactics, technology and power in Eighteenth-Century
Madagascar », Comparative Studies in Society and History, 27-2, 1985, p. 261-279.
36. Robert REDFIELD, Ralph LINTON, Melville J. HERSKOVITS, « Memorandum for the Study of
Acculturation », American Anthropologist, 38-1, 1936, p. 149-152. Voir aussi M. J. HERSKOVITS,
Acculturation : A Study of Culture Contact, New York, J. J. Augustin, 1938.
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50 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

lieu ; ainsi se produisent des phénomènes de disjonction culturelle, qui diffèrent


d’autres situations, qu’il appelle « intégration », « assimilation » ou « syncrétisme37 ».
Les modes académiques récentes ont délaissé ce vocabulaire, au profit de deux
autres termes : « métissage » et « hybridation ». Le premier est proposé par Serge
Gruzinski, le spécialiste du Mexique colonial et de l’empire Habsbourg, tandis
qu’Homi Bhabha, dont le matériau empirique est emprunté à l’empire britan-
nique, défend le second. Le bon usage voudrait apparemment que l’on réserve le
terme d’hybridation à « la création de nouvelles formes transculturelles à l’intérieur
de la zone de contact produite par la colonisation », ce qui exclut d’autres formes,
non-coloniales, de contacts et d’interaction, ainsi que leurs produits38. Si l’on pro-
cède de façon aussi restrictive, on ne comprendra rien à l’interaction entre les
Portugais et les Moghols. De fait, c’est l’essentiel de l’histoire des temps modernes
qui nous échappera. Mais on peut aussi formuler d’autres objections de fond. Le
concept de «transculturel» est-il moins problématique que celui d’«acculturation»?
Ne sommes-nous pas encore devant des cultures réifiées, avec simplement un troi-
sième terme en plus, une “zone de contact” entre elles, quelque chose qui res-
semblerait à la notion assez puérile de « semi-périphérie » inventée par Immanuel
Wallerstein pour nous faire croire que son modèle échappait au bon vieux couple
binaire noyau / périphérie ?
Il ne faut pas croire que ces questions nous appartiennent en propre : les
auteurs des temps modernes ont déjà dû les affronter. Pensons au Jésuite Luís
Fróis, qui rédigea en 1585 un Traité dans lequel sont contenues de façon succincte et
abrégée quelques contradictions et différences de coutumes entre les peuples d’Europe et
cette province du Japon39. Fróis notait tout d’abord qu’il ne fallait pas confondre les
Japonais qui vivaient autour des Portugais à Kyûshû avec les Japonais en général.
Car « si on peut trouver chez eux bien des choses qui peuvent faire paraître les
Japonais comme nous », il n’en est rien ; c’est un artifice « dû au commerce qu’ils
ont avec les Portugais ». La vérité est que « nombre de leurs coutumes sont telle-
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ment reculées, éloignées des nôtres, qu’il semble presque incroyable qu’il puisse se
trouver une opposition aussi tranchée avec des gens aussi policés, aussi vifs d’es-
prit et naturellement savants qu’ils le sont ». Dès lors, on ne doit pas opposer
Européens civilisés et sauvages japonais, ni peuple soumis et peuple conquérant.
Le Jésuite s’attache ainsi, de façon systématique, chapitre par chapitre, point par
point, à comparer l’Europe et le Japon.Arrivé au bout de ses 14 chapitres, il a passé
en revue l’habillement masculin et féminin, les enfants et leurs habitudes, les
moines, les temples, le boire et le manger, les armes et la guerre, les chevaux, la

37. Nathan WACHTEL, « L’acculturation », in Jacques LE GOFF, Pierre NORA (éd.), Faire de l’histoire,
Paris, Gallimard, 1974, vol. I, p. 126-133.
38. Bill ASHCROFT, Gareth GRIFFITHS, Helen TIFFIN, Post-Colonial Studies : The Key Concepts,
London, Routledge, 2000, p. 118.
39. Luís FRÓIS, Tratado das Contradições e Diferenças de Costumes entre a Europe e o Japão, ed. Rui
Manuel Loureiro, Macao, Instituto Português do Oriente, 2001. À comparer à ce curieux exercice de ven-
triloque : Duarte DE SANDE, Diálogo sobre a missão dos emabaixadores japoneses à Cúria Romana, trad.
Américo da Costa Ramalho, Macao, Fundação Oriente, 1997.
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DYNAMIQUES INTER-IMPÉRIALES 51

médecine et les médecins, les livres et l’écriture, les maisons, les jardins et les fruits,
les bateaux et chantiers navals, le théâtre et la musique, plus un ultime chapitre aux
sujets variés.
En revanche, Fróis ne dit pas grand-chose sur un aspect des relations inter-
culturelles qui a pourtant été, depuis, largement discuté : les représentations
visuelles. Il ne parle pas des manières dont les Japonais représentaient leur propre
société, ou les Européens, ou encore de la projection visuelle de ce que Gruzinski
appelle «la pensée métisse»40. Or, il est facile de constater l’importance de ces inter-
actions, quoi que notre Jésuite ait pu dire du fossé séparant Européens et Japonais.
Suivons George Elison (Jurgis Elisonas) :
« Les idéaux éthérés et oniriques de l’esthétique médiévale ont laissé place à un esprit éner-
gique et exubérant. De nouvelles formes d’expression s’imposèrent dans le théâtre, la musique,
la peinture, et pénétrèrent ce rituel typiquement japonais qu’est la cérémonie du thé. Les mar-
chands européens et les missionnaires catholiques apportèrent une touche supplémentaire d’in-
novation au style, déjà prolixe, de la scène de genre japonaise. Le XVIe siècle connut une
explosion éblouissante de créativité, couronnée par l’époque Momoyama, que les chroniqueurs
qualifient d’âge d’or»41 .

Ainsi pour reprendre Kipling encore «the twain could meet», ne fût-ce que pour
un temps. Mais on sait aussi que, même après l’expulsion des Portugais, le Japon
ne fut pas complètement fermé. Les influences européennes s’y firent sentir dans
divers arts visuels, comme ce fut aussi le cas en Corée et en Chine. Ronald Toby a
bien montré que l’idée de sakoku, le pays « interdit », ne doit pas s’entendre aussi
littéralement que l’ont prétendu les panégyristes du Commandant Perry42.
Ailleurs en Asie et aux Amériques, les contacts inter-impériaux produisirent des
innovations importantes. Depuis le milieu du XVIe siècle, l’influence des artistes
safavides s’est faite sentir dans les grandes évolutions visuelles qui ont marqué le
Deccan et la cour moghole. De même, à la fin du XVIe et au cours du XVIIe siècle,
les Moghols ont produit des œuvres étonnantes en utilisant des éléments prove-
nant de leurs adversaires manifestes, les Habsbourg. Influences qui ont été elles-
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mêmes surclassées, au milieu du XVIIe siècle, par le naturalisme hollandais, comme
l’a montré Ebba Koch à propos du chef-d’œuvre du Pādshāh Nāma produit sous
le règne de Shahjahan43. En sens inverse, les peintures mogholes vinrent à
Amsterdam influencer non seulement Rembrandt mais aussi d’autres peintres
moins importants. Ce feedback de l’Asie vers l’Europe mériterait une étude plus
précise. S’agissant du XVIIIe siècle, on connaît ceux qui furent les passeurs, les inter-
médiaires culturels. Par exemple le Vénitien Niccolò Manuzzi, qui s’est fait peindre

40. Serge GRUZINSKI, La pensée métisse, Paris, Fayard, 1999.


41. George ELISON, « Introduction : Japan in the Sixteenth Century », in G. ELISON, Bardwell
L. SMITH (eds.), Warlords, Artists and Commoners : Japan in the Sixteenth Century, Honolulu, University of
Hawaii Press, 1981, p. 4-5.
42. Ronald TOBY, State and Diplomacy in Early Modern Japan : Asia in the Development of Tokugawa
Bakufu, Stanford, Stanford University Press, 1991.
43. Ebba KOCH, Mughal Art and Imperial Ideology : Collected Essays, Delhi, Oxford University Press,
2001.
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52 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

en habit moghol. Il vécut en terre moghole et plus au sud pendant presque 60 ans,
jusqu’à sa mort, vers 1720, et ne rentra jamais en Europe ; il mettait avec ardeur
en avant son identité européenne mais ne parvenait pas toujours à s’y conformer
de manière adéquate et convaincante44. Des hommes comme lui, et les artistes
qu’ils patronnèrent, ne vivaient pas entre les empires, dans ces interstices tant ché-
ris par les théoriciens du post-colonialisme. Ils vivaient dans les empires, en travers,
apparaissant tantôt comme sujets d’un pouvoir ou d’un empire, et tantôt d’un
autre. Sans doute serait-il bien imprudent de croire que ces personnages consti-
tuaient la norme : ils étaient des cas isolés, statistiquement parlant, et même des
espèces d’« anomalies » au sens que Carlo Ginzburg et les micro-historiens don-
nent à ce terme45. Mais justement, on peut, comme Ginzburg, considérer que ces
anomalies n’étaient pas de simples curiosités, et permettent au contraire de tirer
des enseignements généraux, en l’occurrence quant aux possibilités – et aux limites
– d’une commensurabilité inter-impériale.
On peut sur ce point s’appuyer sur le travail de Serge Gruzinski, évoqué plus
haut. Dans son livre, Les quatre parties du monde, il étudie la manière dont divers
arts visuels, au Mexique, au Brésil, en Inde, aux Philippines, en Chine et au Japon,
ont évolué entre 1550 et 1650, dans le contexte du développement d’un empire
ibérique mondial46. Il démontre que de nouveaux contenus pénètrent la peinture,
la gravure, etc., mais aussi qu’apparaissent certaines innovations formelles.
Autrement dit, quand l’art moghol a rencontré l’art de l’empire portugais, ils ne
sont pas tournés le dos, mais se sont influencés mutuellement, même si le pro-
cessus ne fut ni symétrique ni continu. Dans certains cas, comme pour la pein-
ture moghole de la prise d’Hughli en 1632 dans le Pādshāh Nāma, ou celle
d’Orchha, un élément européen (ici, la représentation d’une ville) est prélevé tout
entier et transplanté dans une représentation moghole47. Dans d’autres cas, l’em-
prunt est bien plus léger, comme pour l’incorporation d’un halo dans les repré-
sentations de l’empereur moghol, à partir du début du XVIIe siècle, ou bien encore
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dans le transfert de certains motifs chrétiens pris dans des gravures sur bois et
qu’on retrouve dans un cadre moghol48. On retrouve de pareils glissements,
improvisations ou, pour reprendre le terme de Gruzinski, des traces de métissage,
dans des peintures mexicaines ou brésiliennes. Certains relèvent clairement de ce
contexte impérial qu’il appelle « la colonisation de l’imaginaire », plutôt que de cir-
culations inter-impériales plus équilibrées telles que celles évoquées plus haut,
comme lorsque nous voyons les peintres ottomans utiliser une palette qui leur

44. Niccolao MANUCCI [Niccolò Manuzzi], Mogul India, or Storia do Mogor, tr. William Irvine, 4 vol.,
Londres, 1907-8, reprint Delhi, 1990. Bien que le texte original n’ait jamais été édité intégralement, on dis-
pose d’une édition partielle et bien illustrée : Piero FALCHETTA (ed.), Storia del Mogol di Nicolò Manuzzi vene-
ziano, 2 vol., Milan, Franco Maria Ricci, 1986.
45. Carlo GINZBURG, « Geografische breedte, slaven en de Bijbel : Een experiment in
Microgeschiedenis », Nexus, 35, 2003, p. 167-184.
46. Serge GRUZINSKI, Les quatre parties du monde:Histoire d’une mondialisation, Paris, La Martinière, 2004.
47. Milo Cleveland BEACH, Ebba KOCH, King of the World : The Padshahnama, an Imperial Mughal
Manuscript from the Royal Library,Windsor Castle, Londres,Thames and Hudson, 1997, p. 180.
48.Voir les arguments convaincants d’E. KOCH dans Mughal Art and Imperial Ideology : Collected Essays.
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DYNAMIQUES INTER-IMPÉRIALES 53

vient de leurs contacts avec les Habsbourg. Ainsi, bien des fois, nous devons
constater une situation qui n’est ni une indifférence mutuelle, ni un simple dos-
à-dos, ni une incompréhension profondément enracinée, mais est faite de glisse-
ments de vocabulaire, de changements forgés par des improvisations qui ont fini
par se fondre dans la tradition.
Au total, je me trouve assez proche des vues exprimées par le philosophe Ian
Hacking dans son article intitulé « Y a-t-il jamais eu de traduction totalement
fausse ? »49. Tout comme lui, je ne suis pas certain d’avoir convaincu ni mes lec-
teurs ni moi-même du fait qu’aucune « incommensurabilité radicale » (analogue à
la traduction impossible de Hacking) ne se soit jamais produite dans le contact
entre empires aux temps modernes. Comme lui, je suis aussi convaincu que les
« charmantes fables » sur lesquelles reposent la plupart des prétendus constats d’in-
commensurabilité ne résistent pas à une analyse serrée. Les empires sont très rare-
ment des vaisseaux qui voguent sur la mer ténébreuse de l’incommensurabilité, et
chaque nouvelle étude sur le Mexique des années 1520 rend plus improbable l’hy-
pothèse de Todorov sur la sémiotique discontinue de la conquête.
Ce qui prenait place, c’étaient plutôt l’approximation, l’improvisation, et fina-
lement un déplacement dans la position relative de chaque partie concernée. Les
Britanniques, une fois l’Inde conquise, n’étaient pas les mêmes que ceux qui
avaient conquis l’Inde, même à une seule génération près. Un auteur portugais ins-
tallé au Vijayanagar dans les années 1550 ne peut pas être confondu avec un autre
de 1505.

***
« Wenn ich Kultur höre […] entsichere ich meinen Browning », écrit le drama-
turge de droite Hanns Johst dans sa pièce Schlageter ; phrase qui a souvent été
attribuée, à tort, à Göring, Goebbels ou Zinoviev, et traduite par « Quand j’en-
tends le mot culture, je sors mon revolver ». J’espère ne pas avoir fait preuve de
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la même intolérance dans mon argumentation concernant les possibilités d’une
communication inter-impériale. J’espère simplement avoir montré que si le
concept d’incommensurabilité culturelle a pu être utile par le passé, ne serait-
ce qu’en suscitant la discussion sur le problème des contacts inter-culturels, il
me semble aujourd’hui avoir épuisé son potentiel heuristique.
Sanjay SUBRAHMANYAM
University of California, Los Angeles
Department of History
6265 Bunche Hall
Los Angeles, CA 90095
subrahma@history.ucla.edu

Traduit de l’anglais par Philippe Minard, avec le concours de Romain Bertrand.

49. Ian HACKING, Historical Ontology, Cambridge [Mass.], Harvard University Press, 2002, p. 152-158.

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