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INTERNATIONAL Interview

Herman Van Rompuy : 1 an de présidence du Conseil européen

“Nous avons été pendant quatre mois prisonniers


de l’actualité et de la survie de la zone euro”
Après un an à la présidence du Conseil européen, Herman Van Rompuy endosse de façon convain-
cante son rôle de primus inter pares. La crise profonde dans laquelle la zone euro a été plongée a,
dans un certain sens, été une chance : Van Rompuy a utilisé stratégiquement cette impulsion pour
conduire effectivement l’Union européenne vers une gouvernance économique plus intégrée, une
ambition secrète qu’il chérissait déjà à son entrée en fonction. Avec Van Rompuy, l’UE n’a pas opté
pour le vedettariat ou le culte de la personnalité, mais Obama sait désormais qui appeler quand il
veut s’entretenir avec l’Europe…

M
ême si Van Rompuy privilégie un agenda bien organisé, mécanisme de crise n’était prévu. Nous avons dû litté-
au moment de cet entretien (*), son programme est soli- ralement le créer, et un tel accord prend du temps.
dement bousculé par la crise portugaise. Quand vient Mais vous avez vu à quelle vitesse le cas de l’Irlande a
notre tour, Van Rompuy laisse transparaître une certaine fatigue, été traité, parce que nous avions déjà parcouru l’en-
mais se montre d’une grande disponibilité. La première chose que semble du processus. Nous avons dû inventer de manière impro-
nous voulons savoir, c'est si d'autres actions de sauvetage s’an-
noncent.
Herman Van Rompuy : “Je ne le sais pas encore. Le problème
n’est pas tant ce pays que l'incertitude née autour du fameux
“uneIl faut amener son interlocuteur dans
situation où il ne reste plus beaucoup
mécanisme permanent de gestion de crise à venir après 2013.
Les marchés ont en effet dit : si des pays à problèmes y ont
d’alternatives, où un choix doit être fait”
recours – car ce mécanisme intègre une part de dépossession
– nous allons perdre de l’argent. Donc, bas les pattes. Entre- visée toutes sortes de choses pour survivre. Les États membres
temps, nous avons expliqué les grandes lignes de ce mécanisme m’ont dès lors confié pour mission de constituer une task force
de soutien permanent et il est conforme aux usages du FMI.” autour de la gouvernance économique et d’élaborer des propo-
sitions pour que cela ne se reproduise plus. ”
Ce type de discussions forme le fil rouge d’une année de pré-
sidence... vous vous êtes principalement occupé de gestion de Ce rôle vous convenait à merveille, puisque votre ambition per-
crise. sonnelle était de travailler à l’intégration économique de l’UE !
“Nous avons été prisonniers de l’actualité et de la survie de la zone “ Effectivement. C’était l’occasion de le faire, car c’est en période
euro pendant des mois. Lors de mon entrée en fonction en janvier, de crise que l’on peut voir aboutir des points que l’on ne parvient
je pensais encore m’exprimer à propos du long terme lors d’un pas à régler en temps normal. Nous devions remédier à ce qui
Conseil européen spécial en février, mais ce tsunami de la crise avait dysfonctionné jusque-là. Nous avions un gendarme budgé-
grecque est alors survenu et s’est prolongé jusqu’en mai-juin. Nul taire – le Pacte de stabilité et de croissance – mais nous l’avions

Les sanctions automatiques : un formidable malentendu


Pour éviter qu’une crise financière ne mène un pays au bord du quer une sanction si un certain nombre d’indicateurs passent au rouge.
gouffre, comme cela a failli arriver en Grèce, Van Rompuy s’est vu Nous ne pouvions tout simplement pas décider cela étant donné que le
confier la mission de mener une 'Task Force for Economic Traité européen stipule que, pour imposer toute sanction, un accord du
Governance'. Celle-ci a notamment pris la décision que les pays Conseil des ministres est nécessaire. Cela ne peut donc jamais se faire
qui ne respectent pas les accords budgétaires seraient doréna- automatiquement. Nous sommes cependant allés aussi loin que possible
vant sanctionnés plus tôt et plus durement. Le terme de ‘Sanc- dans le cadre des possibilités que nous offrait le Traité. C’est devenu une
tions automatiques’ a même été évoqué … Herman Van Rompuy : sorte de semi-automatisme. Si la Commission propose maintenant une
“Il y a eu un formidable malentendu à ce sujet ! 'Automatique' dans ce sanction, elle peut seulement être rejetée par une majorité qualifiée
contexte signifie qu’aucune décision politique n’est nécessaire pour appli- d’États membres. Les États membres gardent donc bien encore le dernier

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“Je n’ai pas pensé à mes successeurs,


mais j’ai dû chercher moi-même une ma-
nière de travailler. Le Conseil européen est
parmi les structures démocratiques classi-
ques un phénomène à part. Nous n’appar-
tenons ni au pouvoir exécutif ni au législa-
tif. La mission du Conseil est de donner
des impulsions politiques à l’Union. Ensui-
te, je représente l’Union au niveau des
chefs d’État et de gouvernement en ma-
tière de sécurité et de politique étrangère
sur le terrain extérieur. Je me suis directe-
ment aperçu que cette fonction manquait
de fondement, ma première préoccupa-
tion a donc été de trouver une sorte de
modèle de coopération avec tous les ac-
teurs du terrain européen. Tant la Com-
mission européenne, la présidence tour-

© Thierry Strickaert
nante, le Parlement européen que l’Euro-
groupe – les ministres des Finances char-
gés de la gestion quotidienne de la zone
euro –, et naturellement les 27 États mem-
bres. Dans cette collaboration, je dois
constituer une sorte de figure pivot.”
assoupli en 2005 car des sanctions menaçaient les Français et les
Allemands. En même temps, il n’y avait aucun contrôle, ni même Une telle figure de coordination était-elle nécessaire ?
d’indicateur concernant les grandeurs macroéconomiques comme “Oui, pour toutes sortes de raisons, et la crise a encore rendu la
la compétitivité, les comptes courants de la balance des paie- chose plus tangible. Imaginez, si nous avions dû résoudre les cho-
ments, la forte hausse éventuelle des prix de l'immobilier. C’est ses sous une présidence tournante… Nous avons engrangé un gain
pourquoi nous avons mis sur pied un mécanisme de contrôle ainsi énorme en termes d’efficacité. Mais j’ai dû investir : je me suis par
qu’un gendarme budgétaire renforcé. Un rapport défavorable sur exemple rendu dans les 27 capitales, et je vais entamer un nouveau
la dette publique entraîne maintenant plus vite – même préventi- tour. Les États membres ne veulent pas seulement faire partie du
vement – des sanctions plus incisives. Actuellement, il ne nous club, mais aussi être reconnus. Bruxelles doit aussi aller à eux. Un
reste plus qu’à trancher les nœuds gordiens concernant ce méca- entretien de quelques heures peut faire des miracles. ”
nisme permanent de gestion de crise, le successeur du ‘safety net’
pour les Grecs (110 milliards EUR) et pour les autres pays (750 Votre désignation a renforcé le Conseil européen – au sein
milliards EUR). Ce sera le dernier volet de cette gouvernance éco- duquel les États membres défendent leurs intérêts nationaux –
nomique.” face à la Commission européenne – où les commissaires visent
en principe l’intérêt de l’Union. Les intergouvernementalistes
Manque de fondement ont-ils eu gain de cause ?
“Cette lutte a dominé l’histoire de l’Union pendant 60 ans, mais ma
Les contours de votre fonction existaient, mais vous avez dû y thèse est qu’elle a été tranchée avec le traité de Lisbonne. Chacun
apporter vous-même un contenu concret. Avez-vous placé des sait maintenant où se trouve sa place. Nous devons à présent réel-
balises pour de futurs présidents ? lement collaborer. Certainement en période de crise. D’où mon
modèle coopératif – et s’il y a une chose que mes successeurs
devront faire également, c’est suivre ce modèle et en poursuivre le
développement. Il n’y a place que pour un seul profil de président
mot. Mais trouver une telle majorité pour rejeter cette sanction est du Conseil européen, c’est celui d’un chercheur de consensus.”
beaucoup plus difficile que d'amener tout le monde sur une
même ligne pour adopter une sanction. Pour pousser encore plus ‘Destin commun’
loin cet automatisme, le Traité doit être adapté. Ce qui nous vau-
drait de formidables discussions, car cela revient à modifier les
Estimez-vous que le fait de ne pas être élu par la population
relations entre les États membres et les institutions bruxelloises.
européenne, mais désigné par les États membres, constitue un
Cela dépasse le cadre de la question technique, si bien que l’on
peut s’attendre à un retour des conflits entre les intergouverne- handicap sur la scène internationale ?
mentalistes et les partisans de la ‘community method’. C’est la “ Le fait de ne pas être élu directement implique que je n'ai pas la
boîte de Pandore… On recourrait alors à nouveau à coup sûr à même légitimité qu'un président américain. Cela va de soi. En ou-
des référendums en Grande-Bretagne, Irlande, Autriche… et nous tre, je ne représente l’Union que dans le cadre de ses compéten-
serions partis pour huit années de discussions et d’immobilisme.” ces. Les compétences qui demeurent l’apanage des États natio-

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naux sont innombrables. Prenez le budget : 2% seulement de tou- s’agit de trouver le plus grand commun dénominateur. Cette derniè-
tes les dépenses gouvernementales de l’Europe entière transitent re année prouve que c’est possible. Je reconnais que ce fut parfois
via le budget européen. Ensuite, il y a naturellement des compéten- sous la pression des circonstances. Il en est en politique comme dans
ces très poussées qui ne peuvent être exprimées en termes budgé- la vie. La pression est parfois nécessaire pour trancher un nœud gor-
taires, comme l’euro.” dien. Il faut amener son interlocuteur dans une situation où il ne reste
plus beaucoup d’alternatives, où un choix doit être fait.”
Quelle est l’importance de l’euro pour le sentiment de cohésion
européen ? Pourriez-vous vivre avec une situation dans laquelle un groupe
“L’euro joue un rôle énorme, il a apporté une solidarité considérable de pays – comme annoncé maintenant dans le dossier du brevet
née d’un sens commun. À tel point que le problème d’un pays de- européen – prendrait l’initiative et créerait une Europe à deux
vient, à proprement parler, le problème de vitesses ?
tous. Le système financier international a “Le dossier du brevet est un exemple particu-
concrétisé ces liens. La dette publique irlan- lier. Il s’agit en l’occurrence d’une opposition
daise est reportée non seulement en Irlande, entre 25 États membres et deux autres. Le Traité
mais dans tous les pays. La solidarité équi- prévoit bien que l’on puisse agir par le biais
vaut alors aux intérêts personnels. Mais cette d’une collaboration renforcée. Ce n’est pas une
situation signifie également que chaque situation idéale. Ce ne peut être qu’une mesure
pays doit se sentir responsable du reste de d’urgence.”
l’Union. Un pays ne peut plus laisser filer son
budget, car cela le met non seulement lui- Cette unité de l’Europe est précisément cru-
même en péril, mais aussi ses voisins et par- ciale pour lui conférer un certain poids dans
tenaires au sein de la zone euro. Le président les forums internationaux comme le FMI, le
de la Banque centrale, monsieur Trichet, a G20, les Nations Unies… Pouvons-nous inter-
appelé cela notre ‘destin commun’.” venir comme un seul bloc ?
“Nous ne devons pas tant viser une voix unie
© Thierry Strickaert

Cette nouvelle approche européenne exi- qu’un message unique. Il faut que les cinq pays
ge de gros efforts (budgétaires) des États de l’UE membres du G20, monsieur Barosso et
membres et donc de la population. Cela moi-même y tenions le même message. Car si
risque-t-il de nuire à la popularité du pro- l’on y sent que nous ne sommes pas sur la mê-

“improvisée
jet européen ?
“Le coût d’une absence d’Europe est colossal. Si nous retournons Nous avons dû inventer de manière
demain à des marchés nationaux, notre prospérité chutera de ma-
nière spectaculaire. Renoncer au projet européen et à l’euro géné-
toutes sortes de choses
rerait une valeur négative énorme. En outre, le projet européen n’a pour survivre”
jamais été très populaire. Il a été soutenu par les élites politiques,
mais il s’est fait par-dessus la tête des citoyens. Au fil des ans, des me ligne, nous n’avons naturellement aucun poids. Cela réussit plus
améliorations ont été bidouillées et des élections européennes ont souvent qu’on ne le pense. Mais si nous voulons compter dans le
été instaurées. Puis, l’Europe s’est insinuée toujours plus dans l’uni- monde, nous devons également rester pertinents au plan économi-
vers mental du citoyen, avec l'euro comme point culminant. Et ce que. Nous sommes provisoirement la plus forte puissance écono-
qui devient concret est aussi davantage critiqué. Ainsi, l’euro a été mique au monde : 22% du PIB mondial sont réalisés dans les 27 pays
jugé responsable de hausses de prix, alors que les études ont dé- de l’UE. C’est plus que la contribution des États-Unis. Entre-temps,
montré que cela n’avait pas du tout été le cas. Si l’on examine la les pays émergents connaissent une croissance rapide. En tant
chose de façon objective, l’UE profite matériellement aux citoyens. qu’économies ‘matures’, notre croissance sera toujours plus lente
Mais c’est même beaucoup plus que cela. C’est une affaire de va- que celle des économies ‘émergentes’, mais notre progression est
leurs. On l’oublie souvent, car l’on considère la paix comme allant de trop lente. Nous devons renforcer notre croissance économique
soi. Il en va autrement pour les pays d’Europe de l’Est, qui gardent structurelle par davantage d’innovation, d’investissements dans
un souvenir très vivace de la menace de conflits pendant la Guerre l’enseignement, les technologies vertes… Mais le fait qu’une sorte
froide et de la terreur soviétique, ou dans l’ouest des Balkans. Pour de rééquilibrage des rapports de force intervienne dans le monde,
ces populations, le projet de paix européen est pertinent.” notamment dans ces institutions internationales où l’Europe est
souvent surreprésentée pour des raisons historiques, est tout à fait
Le poids de l’UE normal et juste. Nous devons y réagir avec un très grand pragma-
tisme. Il est mathématique que notre part relative dans l’économie
Vous faites référence à la poursuite de l’extension du club euro- mondiale diminue. Nul besoin de verser une larme.” 
péen. Nos institutions sont-elles en mesure de le supporter ? Vos Sofie Brutsaert
réunions se tiennent déjà maintenant à 29 autour de la table ! (**)
“Se réunir à 27 n’est pas évident, mais cela reste faisable. Tout le (*) Interview réalisée le 26.11.2010
monde ne défend pas ses intérêts au même moment et dans le (**) Les 27 États membres, le président du Conseil européen, Van Rompuy,
même dossier. Nous ne discutons donc pas en permanence à 27. Il et le président de la Commission européenne, Barosso.

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