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GEORGES HAUPT ET LE SOCIALISME ROUMAIN

Projets inachevés sur Christian Rakovski

Lucie Guesnier

Société d'études jaurésiennes | « Cahiers Jaurès »

2018/1 N° 227-228 | pages 113 à 128


ISSN 1268-5399
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CAHIERS JAURÈS N° 227-228

Georges Haupt et le socialisme roumain


Projets inachevés sur Christian Rakovski

Lucie Guesnier

La connaissance de l’histoire du socialisme international avant la


Grande Guerre doit beaucoup aux travaux de l’historien d’origine rou-
maine Georges Haupt1. Dépositaire des archives du Bureau socialiste
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international, il publie dans les années 1960-1970 les documents de
l’organisation socialiste – comptes rendus, circulaires et manifestes2
– sources qui rendent à l’époque possible le récit de la Deuxième in-
ternationale. Georges Haupt se charge lui-même de cette histoire, en
dégageant à partir de ces documents, des analyses sur l’institution inter-
nationale 3. L’autre volet de son travail consiste à publier les correspon-
dances des hommes et des femmes qui la composent et gravitent dans
son orbite, comme l’illustrent les publications des correspondances de
Lénine avec Camille Huysmans ainsi que celles de Rosa Luxemburg4.
Si ce dernier sujet de recherche, marqué par la volonté de raconter l’his-
toire des individus socialistes, a été interrompu par la mort prématurée
du chercheur en 1978, il n’en demeure pas moins que ses archives,

1 Sur Georges Haupt l’historien, voir le n° 203 des Cahiers Jaurès, « Georges
Haupt. L’Internationale pour méthode », janvier-mars 2012.
2 Georges Haupt, La Deuxième Internationale, 1889-1914. Étude critique des
sources, essai bibliographique, Paris, La Haye, Mouton, 1964 (ouvrage issu de sa
thèse de 3e cycle, soutenue sous la direction d’Ernest Labrousse) ; Georges Haupt,
Bureau socialiste international. Vol. I (1900-1907). Comptes rendus des réunions,
manifestes et circulaires, Paris, La Haye, Mouton, 1969.
3 Georges Haupt, Le congrès manqué : l’Internationale à la veille de la Première
Guerre mondiale. Études et documents, Paris, Maspero, 1965 et en collaboration
avec Madeleine Rebérioux, La Deuxième Internationale et l’Orient, Paris, Cujas,
1967.
4 Georges Haupt (dir.), Correspondance entre Lénine et Camille Huysmans
1905-1914, Paris, La Haye, Mouton, 1963, et Georges Haupt (dir.), Correspon-
dance, Rosa Luxemburg, 2 vol., Paris, Maspero, 1975-1977.

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récemment ouvertes à la Fondation Maison des Sciences de l’Homme


de Paris, en sont considérablement imprégnées.
En effet le fonds Georges Haupt5 est un réservoir de sources, parfois
inédites, concernant les personnalités socialistes plus ou moins connues
d’avant 1917, dont la mise en lumière commence du vivant de Georges
Haupt. Parmi les documents de l’organisation socialiste que Camille
Huysmans, secrétaire du Bureau socialiste international de 1905 à
1922, lui remet à la fin des années 1950, le fonds contient des ajouts
documentaires de différentes natures, ordonnés selon les intérêts socio-
logiques de Georges Haupt. Ce classement confirme son attention pour
les trajectoires des militants et socialistes, acteurs de l’Internationale, à
l’instar de celle de Christian Rakovski, principal représentant de la so-
cial-démocratie roumaine avant la révolution bolchévique. Engagé dans
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la révolution d’Octobre en 1917, chef du gouvernement de la Répu-
blique soviétique ukrainienne puis ambassadeur bolchevique proche de
Léon Trotsky à Paris et à Londres, Christian Rakovski intéresse surtout
Georges Haupt pour ses activités antérieures. Formé dans les milieux
socialistes français autour de Jules Guesde dans les années 1890, c’est au
cours de cette période qu’il entre pour la première fois en contact avec
Jean Jaurès, rencontre marquante qui se transforme en amitié et en ren-
dez-vous réguliers lors des congrès de l’Internationale auxquels il assiste
en tant que représentant bulgare ou roumain6. Durant cette période, il
se penche sur le socialisme balkanique à travers la question nationale,
sujet sur lequel il publie plusieurs analyses dans la presse européenne.
Le présent article se concentre sur les travaux de Georges Haupt
concernant le socialisme roumain, parmi lesquels Christian Rakovski
occupe une place incontestable bien qu’elle soit contrastée, contraste
qui suit l’évolution des engagements politiques du chercheur. Quasi-
ment absent de ses premières études publiées dans l’espace soviétique, si
ce n’est pour être accusé de trahison à la cause révolutionnaire, Christian
Rakovski devient dans les années 1970 un de ses objets de recherches les
plus importants. Si Georges Haupt commence par désavouer Christian
Rakosvki et son rôle dans l’histoire du socialisme, c’est en raison de ses

5 Fonds Georges Haupt, FMSH, Paris. http://nabu.fmsh.fr/document/FR07


5FMSH_000000051#description. L’intégralité des documents du BSI contenus
dans le fonds G. Haupt a été numérisée par la FMSH à l’initiative du projet Euro-
Soc : http://nabu.fmsh.fr/document/FR075FMSH_000000051.
6 Voir le n° 17 des Cahiers Léon Trotsky, « Khristian Rakovsky » (1), mars 1984.

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fonctions initiales au sein de l’Institut d’histoire du Parti communiste


roumain, l’ISISP7. Chargé de produire une histoire qui puisse conve-
nir à la version officielle du régime, l’historien communiste ne peut
intégrer Christian Rakovski à une recherche objective puisque celui-ci,
condamné puis exécuté dans le cadre des procès de Moscou des années
1930, est toujours considéré comme « ennemi du peuple ». Lorsqu’il
réapparaît dans l’historiographie officielle roumaine des années 19708,
après presque quarante ans d’oubli, Georges Haupt a quitté ses respon-
sabilités au sein du Parti depuis longtemps. Grâce aux contacts qu’il
a conservés au sein de l’Institut d’histoire du Parti après son exil de
1958, il se remet en quête de toute source susceptible de renseigner le
parcours du militant avant 1917. Son travail ne voit malheureusement
jamais le jour. Ainsi, bien avant la réhabilitation de Christian Rakov-
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ski par les autorités soviétiques et bien avant la biographie, élaborée
à partir des archives de Léon Trotsky, que Pierre Broué9 lui consacre,
Georges Haupt était sur le point de publier en 1978 plusieurs études
biographiques sur Christian Rakovski, basées sur une documentation
essentiellement roumaine.
Cette documentation ressurgit avec l’ouverture des archives de
Georges Haupt à la FMSH. Elle conduit aussi à se pencher sur ses pre-
miers travaux, alors qu’il était historien de l’espace roumano-soviétique,
cette période étant exclusivement documentée par les études et articles
qu’il a publiés dans les revues principalement roumaines10. L’ensemble de
cette documentation révèle, qu’en dépit des sélections et arrangements
interprétatifs caractéristiques de ces premiers travaux, les personnages
de la social-démocratie roumaine avant 1917 tiennent en filigrane une
place significative, dès le début de sa carrière. Avant son exil en France
en 1958, ses recherches sont consacrées aux circulations militantes en
provenance de l’Empire de Russie et à leur influence dans l’émergence

7 Institut d’Études Historiques et Sociales-Politiques (Institutul de Studii Isto-


rice i Social-Politice).
8 Un recueil de certains des écrits de Christian Rakovski est publié par
l’Institut d’histoire du Parti communiste roumain en 1977, Editura politica,
Christian Rakovski, Scrieri social-politice, 1900-1916 (Christian Rakovski, écrits
sociaux-politiques), Ion Iacos (coord.), ISISP, Bucuresti, 1977.
9 Pierre Broué, Rakovski ou la révolution dans tous les pays, Paris, Fayard, 1996.
10 À ce jour, si un dossier sur Georges Haupt a été constitué par le régime com-
muniste en vertu des pratiques de l’époque, il reste encore à découvrir.

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du socialisme en Roumanie au tournant du XXe siècle11, conformément


aux priorités historiographiques à une époque où l’URSS est encore
érigée en modèle en Roumanie.
Lorsqu’en 1958, il émigre vers la France parce que ce qu’il considère
comme une forme d’«  imposture et de falsification de l’histoire12 » le
contraint à rompre avec le régime politique roumain, sa carrière prend un
autre visage. Motivé par sa rencontre avec Camille Huysmans, il s’éloigne,
du moins dans la méthode, des enquêtes idéologiques sur les socialistes
roumains et russes. Mais sous une autre forme, permise par l’exil et l’accès
aux documents de la Deuxième internationale, il maintient le contact
avec la recherche sociologique caractéristique des débuts de sa carrière.
L’attachement à cette histoire sociale du socialisme, que Georges Haupt
conserve comme un moteur de travail tout le long de sa vie, dessine une
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certaine forme de cohérence entre les chantiers de sa jeunesse soviétique
et ceux développés après son exil. Au regard de l’histoire personnelle
de Georges Haupt et de ses premiers travaux, l’intention ici est de
comprendre les perspectives documentaires que pourraient apporter les
projets inachevés et jamais publiés de l’historien sur Christian Rakovski.

Georges Haupt, continuités

En 1978, à la veille de sa disparition, Georges Haupt revient sur les


sujets qui l’avaient formé au métier d’historien à Leningrad puis à Buca-
rest : le populisme, l’influence des milieux révolutionnaires russes sur les
milieux intellectuels européens à la fin du xixe siècle, ainsi que le rôle de
l’exil. Il a d’ailleurs l’intention de publier des études sur ces thèmes, qu’il
amorce par une série de communications, présentes dans ses archives
sous la forme de tapuscrits et de brouillons : « Émigration et diffusion
des idées socialistes : exemple d’Anna Kuliscioff13 » et « Rôle de l’exil
dans la diffusion de l’image de l’intelligentsia révolutionnaire14 ». Vingt

11 Lucie Guesnier, La sédimentation des socialismes roumains. Identités socia-


listes et mouvements sociaux dans le contexte de la modernisation du pays, 1878-1916,
Thèse pour le doctorat d’histoire, Université Paris 1-Sorbonne, 2016.
12 Fonds Georges Haupt.
13 Fonds G. Haupt, Dos. 8 D 3/215.
14 Fonds G. Haupt, Dos. 8 D 3/227. Cette dernière communication a aussi
été publiée dans le numéro des Cahiers du monde russe et soviétique, en hommage
à Georges Haupt après sa mort : « Rôle de l’exil dans la diffusion de l’image de

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ans après son exil, il s’empare de nouveau des circulations socialistes


en Europe, comme il l’avait fait pour sa thèse soutenue à Leningrad en
1953, « L’influence du mouvement révolutionnaire russe en Roumanie
entre 1850 et 188015 ».
D’origine juive, Georges Haupt est né en 1923 à Satu Mare, dans
une région hongroise de Transylvanie, récemment intégrée au royaume
de Roumanie et brièvement rétrocédée à la Hongrie pendant la guerre,
avant d’être définitivement annexée à la Roumanie. Il est arrêté avec sa
famille en 1944 et déporté dans le camp de concentration d’Auschwitz
où il perd ses deux parents. En 1946, de retour en Transylvanie rou-
maine, il entame des études d’histoire à l’université de Cluj-Napoca
et très vite, il est envoyé en URSS, pour y poursuivre ses recherches.
Ces éléments biographiques très succincts, issus de son propre témoi-
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gnage16, sont les seuls dont nous disposons sur sa jeunesse et sa for-
mation dans l’espace soviétique. Encouragé par le Parti communiste
roumain à partir de 1947, il est bénéficiaire d’une bourse à Leningrad,
où il soutient sa première thèse de doctorat l’année de la mort de Staline
avant de s’installer à Bucarest.

Les articles de Studii


Entre 1949 et 1958, Georges Haupt publie de nombreux articles
dans les revues roumaines et en particulier dans la revue de l’Institut
d’histoire du Parti communiste roumain, Studii17. Le paysage intellec-
tuel et politique dans lequel il évolue – c’est-à-dire l’URSS de Staline,
puis la Roumanie de Gheorghe Gheorghiu-Dej – le contraint, ou du
moins le conditionne, à adopter une dialectique matérialiste sur des
thèmes imposés. Cependant, malgré la griffe idéologique qui traverse

l’intelligentsia révolutionnaire », Cahiers du monde russe et soviétique, vol. 19, n° 3,


juillet-septembre 1978, « Hommage à Georges Haupt », pp. 235-249.
15 Georges Haupt, Despre influența mișcării revolutionare ruse asupra
începuturilor mișcării muncitorești sin România (1878-1881), publiée sous le
titre Din istoricul legăturilor revolutionăăre româno-ruse, Thèse de candidature en
sciences historiques, Université de Leningrad, 1953, Bucarest, Éditions de l’Aca-
démie de la République Populaire Roumaine, 1955.
16 Fonds G. Haupt, retranscrit en ligne : http://nabu.fmsh.fr/document/
FR075FMSH_000000051#description
17 Regroupés par Eric Hobsbawm « Georges Haupt (1929-1978) », Bulletin de
la fondation Maison des Sciences de l’Homme, MSH information, n° 24, juin 1978,
pp. 3-14.

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ses analyses, Georges Haupt commence dès ce moment à enquêter sur


la socio-histoire du socialisme, et en particulier du socialisme roumain.
Son article « À propos de l’attitude des cercles révolutionnaires rou-
mains face à la guerre d’indépendance de 1877-7818 » souligne le rôle
des militants de Roumanie dans la transmission de la littérature révo-
lutionnaire à destination de l’Empire de Russie, à la fin du XIXe siècle.
« Actions de solidarité du prolétariat de Roumanie avec la révolution
populaire de Russie (janvier 1905-janvier 1906)19 » met en lumière les
circulations des idées et des personnes de part et d’autres de la frontière
occidentale de l’Empire. Pendant un dizaine d’années donc, ses études
sur l’influence de l’intelligentsia russe dans les milieux politiques rou-
mains et sur le développement de la social-démocratie en Roumanie le
mènent sur la trace de personnages que les différentes historiographies
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avaient jusque-là sensiblement négligés. Cette méthode, liée à un goût
pour la collecte précise et minutieuse des sources, mais aussi à l’ambi-
tion de donner une place dans la grande histoire à ceux qui y participent
depuis la base, renvoie aux affinités qu’il a par la suite développées avec
Jean Maitron dans les années 1970 autour du Dictionnaire du Mouve-
ment ouvrier pour lequel il collabore20.
Les textes qu’il produit apportent une quantité essentielle de réfé-
rences aux sources. Quelques-uns de ses articles font par exemple men-
tion de l’Archive centrale du Parti constituée par l’ISISP de Bucarest,
institut dans lequel Georges Haupt a de hautes responsabilités dans la
première phase de sa carrière. Créé par le Comité central du Parti com-
muniste roumain en 1951, cet institut a pour fonction de développer
la recherche et l’écriture – ou la réécriture – de l’histoire du mouve-
ment ouvrier, socialiste et communiste de Roumanie, conformément à
la propagande officielle et aux grandes lignes politiques et idéologiques
de l’époque. Reproduisant les pratiques de l’Institut marxiste-léniniste

18 Georges Haupt, « Despre atitudinea cercurilor revoluționăre din Romînia


fața de razboiul de indepedența din 1877-1878 », Studii V (2), 1952, pp. 40-68,
« Revoluționari ruși în Romînia în a doua jumătate a veacului al XIX-lea », in
Relații romîno-ruse în trecut, Studii și conferințe, București, Academia Republicii
Populare Romîne, 1957, pp. 193-211
19 Georges Haupt, « Acțiunile de solidarizare ale proletariatului din Romînia
cu revoluția populara din Rusia (ianuarie 1905 - ianuarie 1906) », Studii VIII (1),
1955, pp. 29-54.
20 Jean Maitron, G. Haupt (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement
ouvrier international, t. I, L’Autriche, Paris, Éditions ouvrières, 1971.

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(IML) fondé à Moscou en 192021, l’ISISP déploie les moyens du pro-


jet communiste en réorganisant et reclassant les fonds d’archives. Pour
différentes raisons, les archives de l’ISISP conservées aux Archives na-
tionales de Bucarest, ne sont aujourd’hui plus – ou pas encore – ac-
cessibles dans leur intégralité. Ce corpus de documents référencé dans
les publications de Georges Haupt est très probablement introuvable
aujourd’hui. Ceci laisse supposer que si un fonds Georges Haupt se
trouvait dans les archives roumaines ou russes, certaines de ces sources
inédites pourraient ressurgir. Quoiqu’il en soit, les articles de Georges
Haupt apportent des références inédites, tout en dessinant les enjeux
socialistes dans la société roumaine de la fin du XIXe siècle.

Sur la piste des militants oubliés


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Pour comprendre la nature de la social-démocratie roumaine, Georges
Haupt mène des enquêtes sur des personnages tombés dans l’oubli : des
militants russes, des idéologues, des exilés. Sur le mouvement narod-
nik et l’influence des révolutionnaires russes dans les milieux socialistes
roumains de la seconde moitié du XIXe siècle, il contribue à mettre en
lumière leurs connections européennes entre la Suisse, zone de refuge
pour les sociaux-révolutionnaires russes, et la Roumanie, territoire fron-
talier de l’Empire de Russie, sur la route stratégique des circulations. Ses
articles documentent par exemple le destin des révolutionnaires russes
au XIXe siècle22 ou encore l’influence de leurs revues en Roumanie23.
Ces textes sont précieux moins pour les analyses développées – em-
preintes du langage spécifique de l’historiographie soviétique – que
pour les personnages sur lesquels Haupt enquête. Tous ont fui les
persécutions du Tsar à la fin du XIXe siècle en raison de leurs engage-
ments politiques et sont par la suite actifs dans le paysage politique rou-
main du tournant du XXe siècle. Parmi eux Constantin Dobrogeanu-

21 Sur les méthodes archivistiques staliniennes, voir Sophie Coeuré, Pierre


Pascal : la Russie entre christianisme et communisme, Lausanne, Noir sur blanc,
2014.
22 Georges Haupt, « Revoluționari ruşi în Romînia în a doua jumătate a veacu-
lui al XIX-lea » (Les révolutionnaires russes en Roumanie dans la deuxième moitié
du XIXe siècle), in Relații romîno-ruse în trecut, Studii și conferințe, Bucureşti, Aca-
demia Republicii Populare Romîne, 1957, pp. 193-211.
23 Georges Haupt, « Influenta în Romînia a revistei Kolockol (Clopotul) », (L’in-
fluence en Roumanie de la revue La cloche), editata la Londra de revoluționarul
democraț-ruși A, I. Herzen (1860-1870), Studii III (4), 1950, pp. 99-112.

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Gherea est le plus célèbre24. Né dans une région ukrainienne de l’Em-


pire de Russie en 1855 sous le nom de Solomon Katz, Constantin Do-
brogeanu-Gherea est le principal théoricien marxiste en Roumanie des
années 1880-90. Condamné dans les années 1870 pour populisme et
propagande, puis déporté en Sibérie pour avoir fréquenté les milieux
narodniki de l’université de Kharkov, il est contraint d’émigrer. Par-
tageant la culture et la condition des autres émigrés russes, il se met
en liaison avec certains d’entre eux également réfugiés en Roumanie.
Grand connaisseur de Marx et Engels, et des directions programma-
tiques du SPD allemand, il est l’un des auteurs du programme socialiste
roumain et participe à la fondation du premier Parti social-démocrate,
en 1893. Il est aussi journaliste, critique littéraire, écrivain, sociologue
et militant et formule dans les années 1880 les principes d’une critique
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littéraire moderne, adossée aux méthodes sociologiques marxistes25. Il
consacre ses activités à la transmission du marxisme en Roumanie à
travers de nombreux articles et essais scientifiques ou littéraires publiés
dans les revues roumaines de gauche. L’une de ses œuvres majeures,
Neoiobăgia (le néo-servage), écrite après les importantes révoltes pay-
sannes de 1907, formule l’adaptation des principes marxistes aux pays
agricoles, et en particulier à la Roumanie.
Nikolaï Zubcu-Codreanu, le Docteur Russel ou encore Zamfir Ar-
bore appartiennent à la même génération de révolutionnaires en exil.
Le premier, Nikoaï Zubcu-Codreanu, naît en 1850 dans une famille
de paysans pauvres dans la partie moldave de l’Empire de Russie. Suite
à des études à Petersbourg, au cours desquelles il rencontre les milieux
narodiniki, il doit fuir les répressions du Tsar et se réfugie en Roumanie
où il rencontre Constantin Dobrogeanu-Gherea. Il est médecin pen-
dant la guerre russo-turque de 1877-78 et en profite pour faire circuler
la propagande révolutionnaire par la Roumanie. Sociologue, journa-
liste, écrivain et militant il meurt prématurément d’une maladie du
24 Georges Haupt, « Acțiunile de solidarizare ale proletariatului din Romînia
cu revoluția populara din Rusia (ianuarie 1905 - ianuarie 1906) » (Actions de soli-
darité du prolétariat roumain avec la révolution populaire russe, janvier 1905-jan-
vier 1906), Studii VIII (1), 1955, pp. 29-54.
25 Constantin Dobrogeanu-Gherea, Studii critice, Albatros, Bucarest, 1982.
Ce sujet est d’ailleurs l’objet d’un autre article que Georges Haupt écrit dans la
deuxième phase de sa carrière, bien des années plus tard : « Rôle de la critique dans
la naissance du socialisme : la Roumanie », Le Mouvement social n° 59, avril-juin
1967, pp. 29-48.

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cœur au printemps 1878 en laissant derrière lui une série de correspon-


dances-pamphlets témoignant de son époque. Le second, le Docteur
Russel, est également émigré russe, ayant suivi des études de médecine
à Petersbourg. Lié aux deux premiers, il transite dans les années 1860-
70 entre Genève, Londres, Petersbourg et Bucarest, faisant circuler les
informations parmi les réfugiés russes en Europe. Un autre personnage
sur lequel Georges Haupt mène des études est Zamfir Arbore. Origi-
naire de Tchernowitz, dans la zone ukrainienne de l’Empire de Russie,
il est arrêté très jeune en raison de ses activités politiques à Moscou. Il
se réfugie d’abord en Suisse où il rencontre Bakounine puis il est envoyé
sur la frontière roumano-russe dans les années 1870 pour y organiser le
transfert de propagande révolutionnaire de part et d’autre de l’Europe.
C’est là qu’il rencontre les autres Russes de l’exil présents en Roumanie.
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Journaliste, imprimeur et historien, il est le père de la militante sociale-
démocrate roumaine, Ekaterina Arbore, nommée par la suite Commis-
saire sur les questions d’Hygiène à Moscou en octobre 1917.
Ce sont ces réseaux que Georges Haupt reconstitue dans les articles
de la revue Studii. Les activités de propagande de ces individus jouent à
ses yeux un rôle essentiel dans la formation des identités révolutionnaires
dans l’espace roumain et plus largement européen26. Ces études, même si
leur intention reflète le besoin de légitimation du Parti communiste rou-
main, poursuivent une logique qui reste finalement assez constante chez
Georges Haupt : le rôle et la place des individus dans le cours de l’histoire.
De ce point de vue, son exil politique de 1958, grâce à la découverte des
documents de la Deuxième internationale, va lui permettre de continuer
cette recherche, bien qu’il en renouvelle complètement la méthode.

Christian Rakovski vu par Georges Haupt

De l’effacement à l’attachement
La raison pour laquelle Georges Haupt centre son attention sur
Christian Rakovski lorsqu’après 1958, il s’empare de l’histoire de la
Deuxième internationale à travers les documents du BSI, réside sûre-
ment dans l’omniprésence du personnage dans le paysage balkanique
à cette époque. Cette considération pour le militant est d’autant plus
26 Voir la thèse de L. Guesnier, La sédimentation des socialismes roumains, op
cit, pp. 153-212.

121
CAHIERS JAURÈS N° 227-228

surprenante que les premiers travaux en roumain de Georges Haupt


n’en font quasiment aucune mention, si ce n’est pour le faire entrer
dans la catégorie des « opportunistes », « agents espions » et « éléments
étranger à la classe ouvrière, ennemis et infiltrés »27. Cette manière de
présenter le rôle de Christian Rakovski caractéristique des années 1950,
correspond à la logique du Parti qui, pour montrer sa fidélité à l’URSS,
dénonce le phénomène d’usurpation de la révolution prolétarienne par
les courants sociaux-démocrates dominés par l’Allemagne. Tandis qu’il
est recommandé aux historiens du PC roumain de valoriser l’amitié de
la Roumanie avec l’URSS, Christian Rakovski, du fait de ses activités
au sein de la Deuxième internationale, se trouve aux yeux de l’histoire
officielle, du mauvais côté. Par ailleurs ses origines bulgares contrarient
le régime communiste roumain dont la tendance nationaliste s’affirme
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à partir des années 1950. Enfin, le patrimoine foncier dont il a hérité
– Rakovski est un boyard, propriétaire d’un grand domaine agricole
à Mangalia, en Dobroudgea roumaine – le situe d’emblée parmi les
hérétiques. Ce diktat de l’histoire politique, qui, après la mort de
Staline, va glisser vers une reconstitution nationaliste du phénomène
communiste en Roumanie, finit par exaspérer Georges Haupt. Il s’en
explique dans la seule note qu’il laisse dans ses archives concernant les
raisons de son départ de 1958 :
En tant que représentant de l’Institut d’Histoire de l’Académie roumaine,
j’ai participé à plusieurs conférences et réunions scientifiques en Hongrie,
Tchécoslovaquie et Pologne. À cause de mes fonctions, le C.C. du parti
ouvrier roumain m’a donné l’ordre de lutter contre les soi-disantes
tendances révisionnistes et contre l’idéologie bourgeoise, de dénoncer mes
collègues et de militer dans une direction indiquée par lui. Mais ayant
pris déjà dès 1956 une position publique contre le stalinisme et contre
l’imposture et la falsification de l’histoire, j’ai refusé et profitant de la
première occasion, en juillet 1958, j’ai demandé et obtenu l’asile politique
en France où j’ai déjà obtenu mon certificat de réfugié 28. 

Ainsi, dans les années 1970, libéré des contraintes liées à ses fonc-
tions, Georges Haupt revient sur la trajectoire de Christian Rakovski,

27 G. Haupt, « Acțiunile de solidarizare ale proletariatului din Romînia cu revoluția


populara din Rusia (ianuarie 1905 - ianuarie 1906) », op. cit., p. 39, p. 43.
28 Fonds G. Haupt, op. cit.

122
CAHIERS JAURÈS N° 227-228

en reprenant ses enquêtes dans les sources communistes, principalement


roumaines. L’importance de cette initiative se mesure par la dimension
inédite des documents et références en provenance de différents fonds
européens, présents dans les archives du chercheur.

Apports inédits de Georges Haupt


À travers l’étude de la Deuxième internationale, Georges Haupt
effectue son propre classement. Sur la base des dossiers du BSI, organisés
par pays, il ajoute des documents qu’il collecte par ailleurs auprès de
divers centres d’archivages européens, où il entretient régulièrement des
relations, à l’instar de l’ISISP de Bucarest. Ce sont des correspondances,
articles de journaux, traductions, extraits de dossiers de surveillance,
autant d’éléments qui renseignent sur les personnages socialistes,
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plus ou moins connus au sein de l’Internationale. À travers ces ajouts
documentaires, Georges Haupt enrichit l’histoire événementielle du
socialisme – à laquelle il contribue par ailleurs29 – d’une histoire sociale
du socialisme. En effet, comme le remarque Ernest Labrousse, « dans la
vision de Georges Haupt », vision qui se traduit dans les documents de
ses archives, « l’histoire institutionnelle du socialisme ne manque pas de
mettre en lumière l’histoire des individus30 ».
Né dans un espace roumano-hongrois d’un père allemand, et ayant
poursuivi ses études en URSS, Georges Haupt parle d’emblée quatre
langues : le roumain, le hongrois, l’allemand et le russe. Ce sont les
langues de ses années roumaines, auxquelles il ajoute d’autres langues
balkaniques qu’il pratique, puis le français et l’italien avec lesquelles il
travaille. Qui d’autre que Georges Haupt peut ainsi mieux comprendre
l’itinéraire de Christian Rakovski, cet autre polyglotte balkanique ?
Émigré bulgare de la fin du XIXe siècle, ce dernier communique avec les
grands noms de l’Internationale sur la situation roumaine dans toutes
les langues. D’emblée, les langues de Christian Rakovski sont le bul-
gare, le roumain, l’allemand, le français et le russe, autant de langues
que le chercheur de 55 ans son cadet maîtrise aussi.
Georges Haupt collecte donc des documents auprès des archivistes,
dans les lieux où Christian Rakovski donnait naissance à des dossiers,

29 G. Haupt, La Deuxième Internationale, 1889-1914, op. cit.


30 Ernest Labrousse, « Georges Haupt, historien français du socialisme inter-
national », Cahiers du monde russe et soviétique, op. cit., p. 219.

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CAHIERS JAURÈS N° 227-228

lors de ses activités d’avant 1917 : Bucarest, Sofia, Budapest ou encore


Liubiana. L’apport remarquable du fonds Georges Haupt se trouve dans
les listes bibliographiques des textes que Christian Rakovski produit
entre 1897 et 191631. Envoyées à Georges Haupt en 1976 par l’histo-
rien Ion Iacos32, chargé par l’ISISP de coordonner l’édition en roumain
d’un ouvrage sur Christian Rakovski, ces listes sont référencées sur une
cinquantaine de pages renvoyant à plus de 500 articles, essais et ana-
lyses publiés en roumain par Christian Rakovski dans cette période. À
ces listes, s’ajoutent les références des textes en français produits dans
cette même période ainsi que les contenus – photographiés – des fonds
Christian Rakovski, l’un situé à Bucarest, l’autre à Sofia33.
De tels apports représentent aujourd’hui une base de données per-
mettant de revenir sur les débuts roumains de celui qui allait devenir
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le compagnon de Trotsky et l’un des principaux acteurs de la Troisième
internationale. C’est d’autant plus vrai que le fonds Christian Rakov-
ski, consultable aujourd’hui aux archives nationales de Bucarest34, ne
contient aucune liste de la sorte et quasiment aucun document se réfé-
rant à ses activités d’avant 1917. Cela signifie que le fonds Georges
Haupt de Paris contient des informations et des documents inédits, non
pas qu’ils l’aient toujours été, mais plutôt parce que l’accès aux archives
roumaines reste encore limité35. Le cheminement de ces documents
sur Christian Rakovski dessine d’ailleurs des trajectoires vertigineuses :
issus de lieux d’archivage roumains d’avant 1917, certains d’entre eux
ont été saisis et reclassés par l’ISISP, isolés du grands public dans des
collections spéciales, mais communiqués sous forme de reproductions
à Georges Haupt en 1976. Ils ont été déplacés après l’effondrement du
régime communiste aux Archives nationales, sont en cours d’inventaire
depuis une quinzaine d’années, et finalement visibles dans les Archives
du chercheur de la Fondation de la Maison des Sciences de l’Homme
de Paris, quarante ans après sa mort…

31 Fonds G. Haupt, 8 D 3/107.


32 Editura politică, Christian Rakovski, op. cit.
33 Fonds G. Haupt, 8 D 3/105-107.
34 Archives nationales, Bucarest, DPSG, Dos 3/1913.
35 Voir le chapitre « Écrire l’histoire socialiste en Roumanie post-commu-
niste », dans L. Guesnier, La sédimentation des socialismes roumains…, op. cit.,
pp. 27-107.

124
CAHIERS JAURÈS N° 227-228

Outre sa dimension inédite, le fonds Georges Haupt révèle sur-


tout que ce dernier était en train de projeter des travaux sur Christian
Rakovski : éléments biographiques, recueils de documents et analyses
de la pensée du militant. Si la mort prématurée de l’historien n’a pas
permis la publication de ces projets, ses archives en esquissent toute la
structure.

Projets inachevés sur Christian Rakovski


Sur la base des articles, brochures, discours et analyses que Chris-
tian Rakovski publie dans les différentes presses européennes, Georges
Haupt déploie plusieurs projets : l’un de ceux-ci est un ouvrage non
publié, visant à revenir sur la question nationale dans les Balkans à tra-
vers le point de vue de Christian Rakovski. Dans l’introduction de cet
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ouvrage « Christian Rakovski, Socialisme et la question des nationalités
dans les Balkans », Georges Haupt écrit : « Il s’agit de réunir, pour la
première fois dans un volume, les principales études et analyses théo-
riques et politiques de Christian Rakovksi parues entre 1896 et 1916
dans les diverses revues socialistes de l’époque, de même que des docu-
ments inédits que j’ai trouvé dans les diverses archives. (…) Rakovski,
dès 1896, fut un des premiers penseurs marxistes à se pencher sur la
question nationale en général et plus particulièrement sur la question
dans les Balkans36. » Le projet de publication aurait été précédé d’une
longue étude biographique sur Christian Rakovski et se serait décliné
en trois volets : le point de vue de Rakovski sur la situation sociale et
économique des Balkans au début du XXe siècle, avec une analyse de
la politique impérialiste des grandes puissances dans le Sud-est euro-
péens, sa critique du panslavisme et du nationalisme dans ses diverses
formes (populisme, mysticisme orthodoxe, etc.) et enfin l’exposé de la
« solution » proposée par les socialistes balkaniques dans une fédération
démocratique des républiques socialistes.
La mise en lumière de la trajectoire de Christian Rakovski avant 1917,
en tant que social-démocrate, marxiste et penseur de la question natio-
nale dans les Balkans, à travers une synthèse de ses propres publications,
reste encore aujourd’hui, quarante ans après la mort de Georges Haupt,
à réaliser37. La destinée bolchévique de Christian Rakovski semble avoir

36 Fonds G. Haupt, 8 D 3/27, op. cit.


37 Le projet est analysé dans un article de 1989, Jivka Damianova-Kaneva,

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CAHIERS JAURÈS N° 227-228

sensiblement absorbé son passé social-démocrate, qui pourtant apporte


à la connaissance de la période des éléments d’analyse intéressants car
ils se situent parfois en porte-à-faux vis-à-vis des courants majoritaires
de la Deuxième internationale. Pour Christian Rakovski, la grande
question de l’époque, qui a des difficultés à trouver un écho au sein
de l’Internationale, est celle posée par le recul de l’Empire ottoman
dans la péninsule balkanique : quel peut être le sort de ce qui constitue
des minorités nationales enclavées dans les États-nations dessinés par le
Traité de Berlin ? Christian Rakovski, le Bulgare de Roumanie, est sur
ce sujet une victime directe des incohérences juridiques liées au statut
des minorités. En effet, suites à de fortes agitations sociales de 1907 en
Roumanie dont il est accusé d’être l’instigateur, le gouvernement décide
de l’expulser invoquant l’irrégularité de son état civil. Christian Rakov-
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ski pointe du doigt dès ses premières publications38 les conséquences
du Congrès de Berlin sur les minorités nationales, à l’instar des musul-
mans de Bulgarie, de Grèce et du Monténégro, exclus des principes
démocratiques et de l’accès aux droits dans ces pays. Il se demande aussi
quel est le cadre juridique envisageable pour des minorités chrétiennes
et musulmanes – non turques – négligées par la Turquie, à l’instar des
Arméniens, Grecs, Kurdes et Juifs.
Ces questions constituent le cœur de ses engagements en faveur
d’une solution pour la paix dans les Balkans avant 1917. Avec les socia-
listes balkaniques, il formule une réponse confédérale, basée sur une
analyse économique et sociale de la situation dans les Balkans. Cette
confédération, qui se présentait comme une alternative dans les débats
de l’Internationale sur la question nationale, devait garantir l’autonomie
religieuse et culturelle des petites nations par la représentation propor-
tionnelle des nationalités au Parlement39. Face au tableau d’une Europe

« La fédération contre l’alliance militaire : les socialistes balkaniques et les guerres
balkaniques 1912-1913 », Le Mouvement social, n° 147, avril-juin 1989, pp. 69-
87. Cf. également P. Broué, Rakovski ou la révolution dans tous les pays, op. cit.,
p. 77-92.
38 Il publie son premier article sur le sujet, Christian Rakovski, « La ques-
tion d’orient et le Parti socialiste international », La Petite République, n° 7670,
7671-7673, avril 1897, puis « Vers l’entente balkaniques ! », Revue de la paix, nov.
déc 1908 et, documentant sa propre expulsion, La Roumanie des Boyards, Paris,
V. Giard, et E. Brière, Cercul de Bucarest, Editura socialista, 1909.
39 J. Damianova-Kaneva, « La fédération contre l’alliance militaire », art. cit.
Voir aussi le chapitre « Le projet de Fédération balkanique : une alternative à la

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CAHIERS JAURÈS N° 227-228

centrale et orientale troublée, dans laquelle les minorités des Empires


finissants et des jeunes États centralisés subissaient la domination des
nations majoritaires, deux types de réponses au sein de la Deuxième
internationale s’étaient dessinées dans le contexte des Guerres balka-
niques : les positions qui préconisaient, avec Karl Kautsky, la lutte du
prolétariat au sein d’État-nations forts, stade ultime du processus d’assi-
milation des populations de l’Empire ottoman désagrégé ; les positions
qui considéraient, avec les austro-marxistes, que le nationalisme dans
sa dimension culturelle constituait l’essence de constructions étatiques
multinationales, reformant d’une certaine manière les structures des
Empires, dans une direction démocratique. Le projet de fédération bal-
kanique tel qu’il se formula autour de Christian Rakovski représentait
une synthèse de ces deux versions. Georges Haupt, qui s’est par ailleurs
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intéressé aux rapports de la Deuxième internationale à l’Orient40, pré-
voit donc, à la veille de sa mort, de compléter cette approche à travers
l’étude des activités de Christian Rakovski en faveur de cette alternative
balkanique.
Faute de temps et bien que les bases en aient été jetées, ces projets de
Georges Haupt n’ont jamais vu le jour. Si ces apports se superposent par
endroits aux travaux biographiques de Pierre Broué, et à ceux de Fran-
cis Conte41, une analyse approfondie des sources respectives des trois
historiens pourrait mener à une meilleure connaissance non seulement
du personnage de Christian Rakovski, mais aussi et à travers lui, à une
plus grande compréhension de la période. Concernant le projet sur la
trajectoire de Christian Rakovski avant 1917, l’apport documentaire
rassemblé par Georges Haupt demeure inédit.
L’ouverture des archives du chercheur invitent donc à une relec-
ture générale des engagements de Christian Rakovski, cette dernière
s’inscrivant dans le regain d’intérêt manifesté depuis quelques années

guerre dans les controverses de la Seconde Internationale », L. Guesnier, La sédi-


mentation des socialismes roumains…, op. cit., pp. 377-424.
40 G. Haupt, M. Rebérioux, La Deuxième Internationale et l’Orient, op. cit.
41 Francis Conte, Un révolutionnaire-diplomate, Christian Rakovski : l’Union
soviétique et l’Europe (1922-1941), Paris, Mouton, 1978 ; du même auteur,
« Christian Rakovski et l’usage de la force armée dans un mouvement révolu-
tionnaire : le cas de l’Ukraine (janvier-août 1919) », Revue d’Histoire Moderne et
Contemporaine, 20-4, octobre-décembre 1973, pp. 523-552. Cet article est pré-
sent sous forme de tapuscrit dans les archives de Georges Haupt, 8 D 3/110.

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CAHIERS JAURÈS N° 227-228

pour l’histoire des socialismes européens 42. En effet, au-delà des apports
sur Christian Rakovski, les quatre mètres linéaires du fonds Georges
Haupt, inventoriés par la FMSH, sont susceptibles de rouvrir des
champs d’études laissés de côté depuis les années 197043 sur les socia-
lismes européens et en particuliers sur les socialismes balkaniques.
En miroir des débuts roumains de Christian Rakovski, effacés
ensuite par sa fulgurante carrière dans les rouages du système sovié-
tique, ce sont les débuts roumains fulgurants de Georges Haupt dans le
même système soviétique qui restent finalement assez méconnus. Leur
anti-stalinisme les relie à travers l’histoire communiste du XXe siècle.
Georges Haupt est aujourd’hui un historien complètement ignoré en
Roumanie. Ni son travail auprès de l’Institut d’histoire du PC roumain,
ni celui développé après 1958 en France, n’a été jusqu’à présent étudié
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ou valorisé dans son pays de naissance. Ceci n’a cependant rien d’ex-
ceptionnel dans l’historiographie roumaine qui subit les conséquences
d’un anticommunisme assez radical depuis presque trente ans, réservant
le même sort à la plupart des travaux des historiens communistes, ran-
gés dans les placards d’une histoire qu’on ne saurait exhumer sans en
craindre le retour.

Lucie Guesnier
(docteure associée au Centre d’histoire sociale du XXe siècle)

42 Voir le projet EuroSoc, visant à établir et consolider un réseau de recherche


sur l’histoire du socialisme européen des années 1870 à l’avant 1914, https://euro-
soc.hypotheses.org.
43 La principale synthèse sur le sujet est publiée dans les années 1970 : Jacques
Droz (dir.), Histoire générale du socialisme 4 vol., Paris, PUF, 1972-1977.

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