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LA RÉVOLUTION HAÏTIENNE ET LA LUTTE CONTRE

L'ESCLAVAGE : LA CONNAISSANCE FACE À L'IGNORANCE ET AU


SILENCE
Rex Nettleford

ERES | « Revue internationale des sciences sociales »

2006/2 n° 188 | pages 211 à 218


ISSN 0304-3037
ISBN 2749209173
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Rex Nettleford, « La Révolution haïtienne et la lutte contre l'esclavage : la
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connaissance face à l'ignorance et au silence », Revue internationale des sciences


sociales 2006/2 (n° 188), p. 211-218.
DOI 10.3917/riss.188.0211
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La Révolution haïtienne et la lutte contre l’esclavage : la connaissance


face à l’ignorance et au silence
par Rex NETTLEFORD

| érès | Revue internationale des sciences sociales

2006/2 - N° 188
ISSN 3034-3037 | ISBN 2-7492-0917-3 | pages 211 à 218

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— Nettleford R., La Révolution haïtienne et la lutte contre l’esclavage : la connaissance face à l’ignorance et au
silence, Revue internationale des sciences sociales 2006/2, N° 188, p. 211-218.

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La Révolution haïtienne
et la lutte contre l’esclavage :
la connaissance face à l’ignorance
et au silence

Rex Nettleford

Aborder de front Mais la résistance à cette hégémonie, que ce


l’histoire de l’esclavage soit sous forme de résistance armée ou de contre-
culture (systèmes de croyance, religion, langage,
et de la traite expressions artistiques de l’imaginaire individuel
et collectif), a donné naissance à des modes de
Cet article répond, entre autres, à l’invitation de vie alternatifs associés à une perception de soi
l’UNESCO de réfléchir aux moyens de « faire la (ontologie), une vision du monde (cosmologie),
lumière » sur la traite négrière et l’esclavage. À une démarche cognitive (épistémologie), et un

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mes yeux, la meilleure approche consiste à sentiment d’appartenance ethnique. Autant de
« aborder de front » la réalité de l’histoire par un points d’ancrage à partir desquels on peut éla-
travail de recherche, d’ana- borer de nouvelles règles de
lyse et d’interprétation por- Rex Nettleford est membre du Comité représentation et de confron-
tant sur des exemples précis
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scientifique international du projet de tation dans le contexte de


d’administration et de fonc- l’UNESCO La route de l’esclave. Il est relations normalisées. Cela
tionnement de la traite et sur connu aux Caraïbes pour ses activités passe bien entendu par la
ses conséquences pour la d’universitaire, de militant syndical, contestation, axe dynamique
d’historien des phénomènes sociocultu-
diaspora africaine. Dans rels et d’analyste politique. Vice-chan- de la survie de la diaspora
cette perspective, je m’inté- celier émérite de l’Université des Indes africaine aux Amériques, ce
resserai tout particulière- occidentales (Jamaïque), il est aussi le sol étranger où l’Europe et
ment à la diaspora africaine fondateur, directeur artistique et prin- l’Afrique se sont rencontrées
cipal chorégraphe de la Compagnie
aux Amériques, et plus pré- nationale de danse et de théâtre de la par le biais de la traite et de
cisément à l’émancipation Jamaïque, qui s’est produite avec l’esclavage.
d’Haïti (Saint-Domingue) et succès dans de nombreux pays. Auteur Pour « faire la lumière »
à l’impact de cet événement de nombreux ouvrages, il dirige égale- sur la traite négrière et l’es-
sur le reste du monde escla- ment la revue Carribean Quarterly. clavage, on peut envisager
vagiste, ainsi qu’aux ondes E-mail : rexn@uwimona.edu.jm plusieurs pistes dans le cadre
de choc qu’il a déclenchées du projet La route de l’es-
et qui se font sentir jusqu’à clave :
nos jours. – confier aux spécialistes un minutieux « travail
Un tel travail d’analyse permet de combattre de détective » pour explorer jusqu’aux tré-
l’ignorance et de rompre ou dénoncer le silence fonds de la mémoire collective des descen-
qui a longtemps occulté l’emprise hégémonique dants de ces peuples arrachés à leurs foyers
des cultures esclavagistes sur les règles de repré- ancestraux, en retrouvant notamment les
sentation et d’affrontement qui déterminent les traces des procédés mnémotechniques qu’ils
relations de maître à esclave dans un contexte utilisaient pour survivre en préservant le
d’où le racisme n’est pas absent. La persistance patrimoine intangible de leurs ancêtres déra-
de cette emprise, qui s’explique par la résilience cinés ;
desdites « règles » est l’une des séquelles – étudier la nature et les caractéristiques oratoires
majeures de l’esclavage. du langage parlé, en sachant que la tradition

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orale peut alimenter un travail littéraire de trice dans un discours persistant sur une identité
narration structurée ; personnelle et une société et dans une réaffirma-
– concentrer aussi l’effort de recherche sur les tion obstinée de celles-ci. Il s’agit à la fois de
rites ancestraux : vodun, shango, can- faire un travail de mémoire sur la traite transat-
domble, kuumina, tambourinades destinées à lantique et l’esclavage dans les plantations et de
chasser de la maison les esprits des défunts résister à la menace de l’ignorance et du silence
ou à célébrer le cycle ininterrompu de la vie par un effort délibéré de recherche de la vérité.
associant les morts, les vivants, et les géné- C’est pourquoi tant d’intellectuels et d’artistes de
rations à venir (philosophie bantu) ; notre région et de toute la diaspora africaine ont à
– analyser l’africanisation des formes et de l’ex- cœur de célébrer et de revendiquer cette réalité,
pression dans différents genres musicaux par le biais du théâtre, du rituel, des arts plas-
(du jazz au reggae en passant par la rumba, tiques, de la chanson, de la danse et de la poésie,
les comparsas, la calypso et la samba), en mais aussi par leurs interprétations et analyses
s’appuyant sur un travail de musicologie historiques, sans oublier l’exercice de mémoire
comparée et l’analyse des contenus (les qui a placé la Révolution haïtienne au cœur de
paroles des chansons) ; l’Année internationale de commémoration pro-
– approfondir l’idée d’une civilisation afro-atlan- clamée par l’UNESCO en 2004 pour marquer le
tique ou plus simplement atlantique où la bicentenaire de cet événement.
présence africaine occupe une place centrale Bien entendu, cette célébration avait été pré-
et essentielle ; cédée de plusieurs années de débats et de discus-
– examiner les concepts de liberté et d’égalité du sions sur la traite transatlantique et sur son
point de vue de la diaspora africaine partout aboutissement que fut l’exploitation des esclaves

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où l’esclavage a existé. Cela revient à dans les plantations. Puis ce fut au tour de
contester l’image de l’esclave comme bien l’UNESCO d’adopter le projet de La route de l’es-
possédé, tout comme l’idée d’une incompa- clave, visant à restaurer dans la conscience
tibilité entre égalité et liberté. humaine tout un pan de sa mémoire et d’interdire
toute complaisance à l’avenir envers ce qui est
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enfin reconnu comme un crime contre l’humanité.


Les ondes de choc culturelles La Révolution haïtienne vient nous rappeler
de la Révolution haïtienne en de telles occasions la responsabilité majeure
de tous ceux qui militent pour une amélioration
Toutes ces propositions renvoient naturellement à progressive de la qualité de la vie de tous les
l’histoire de la Révolution haïtienne et des ondes habitants de notre planète. Depuis l’arrivée à
de choc qu’elle a déclenchées à partir de 1804 Saint-Domingue de l’esclave jamaïcain Boukman
(soit trois ans avant l’abolition de la traite par le à la fin du XVIIIe siècle jusqu’à la récente admis-
Parlement britannique). Sauf que les révolution- sion d’Haïti en tant que membre à part entière de
naires haïtiens ne se contentèrent pas de rompre la Communauté des Caraïbes, le monde des
le silence, et de « faire la lumière » sur la traite Caraïbes, en tant que partie de la diaspora afri-
négrière et la servitude imposées aux parties du caine a lié son sort à celui de cette partie de l’his-
monde où sévissait l’esclavage, préférant « s’at- toire de la dispersion africaine qui a transformé
taquer de front » à ces problèmes en prenant les Saint-Domingue, la rebelle iconoclaste, en Haïti,
armes et en façonnant une société créolisée – si icône de la liberté et de la lutte pour l’émancipa-
l’on entend par là le fait d’être né et d’avoir tion, et référence historique fondamentale pour
grandi en exil tout en étant pleinement conscient tous ceux qui entendent préserver leur intégrité
de ses racines africaines (patrimoine matériel et humaine.
immatériel) et en revendiquant très haut le droit Cette réalité, voici longtemps déjà que des
de chacun d’être libre en tant que membre à part intellectuels et artistes de notre région comme
entière de la communauté humaine. Aimé Césaire, Derek Walcott, George Lamming
Personne ne peut nier l’importance de la ou C.L.R. James s’y intéressent de très près. Le
Révolution haïtienne dans l’histoire de l’huma- livre de James Les Jacobins noirs demeure une
nité. En même temps, cet épisode de l’histoire référence pour les études sur la Révolution haï-
atlantique moderne continue à interpeller notre tienne et l’émancipation des esclaves, qui portent
intelligence collective et notre imagination créa- sur la nature de la Révolution, le rôle des diffé-
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Troubles en Haïti, 1791. Gravure sur bois de l’édition de 1860 de La Révolution française, d’Adolphe Thiers,
d’après un dessin par Jean Edouard Dargent (1824-1899). AKG-Images.

rents groupes raciaux et sociaux, l’attitude et les phrénique des questions identitaires dans les
réactions des puissances coloniales et les formi- Caraïbes (ainsi que dans la diaspora africaine) et
dables qualités de chef d’un Toussaint Louver- le devoir sacré de tout un peuple d’écrire lui-
ture. Si, comme l’affirme le professeur Anthony même le scénario de sa modernité. En sachant
Bogues, on n’a pas encore assez rendu justice que, pour cela, il faut aller au-delà des modèles
aux idées politiques de cette révolution, le intellectuels imposés par l’Europe – depuis la
moment est enfin venu de mettre l’accent sur la Glorieuse Révolution de John Locke, en passant
contribution décisive de la Révolution haïtienne par les révolutions française et américaine de la
en particulier, et de la lutte contre l’esclavage en fin du XVIIIe siècle, inspirées des droits de
général, à l’élaboration d’une idée de la liberté l’homme et s’épanouissant dans les Lumières,
tout à fait indépendante des origines européennes pour aboutir à Karl Marx, qui pouvait sans doute
et gréco-romaines du concept. Il est grand temps mieux que personne comprendre la manière dont
de reconnaître que, si les Africains savent les Haïtiens concevaient les rapports entre la
chanter et danser, ils sont aussi capables de liberté/l’émancipation et une forme d’exploita-
penser. tion fondée sur l’esclavage racial et l’aliénation
Des manifestations comme la conférence de des Noirs.
l’UNESCO (pour laquelle avait été rédigée la pre- Car pour citer encore une fois le professeur
mière version du présent article) doivent servir à Bogues, « l’expérience de toute une vie passée au
alimenter le discours actuel sur la libération des sein de l’université et à voyager dans les Caraïbes
Noirs et le « devenir » revendiqué des anciens et le reste du monde ne peut que confirmer l’es-
esclaves, les contradictions et la nature schizo- prit visionnaire de Toussaint Louverture » …
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« tout en nous rappelant les épreuves et les tribu- année du bicentenaire de la Révolution haïtienne.
lations qui nous attendent [dans le combat pour L’article, intitulé « Une mentalité d’esclave tout à
l’égalité] ». Ce combat se poursuit au milieu des fait choquante », commente la décision du gou-
ondes de choc culturelles que suscitent encore vernement jamaïcain d’accueillir quelque 600
aujourd’hui les événements de 1804. réfugiés haïtiens venus chercher asile sur son sol
Notre communauté des Caraïbes est encore après l’éviction du président Aristide, comme
maintenant confrontée à l’une de ces ondes de d’autres l’avaient fait avant eux (dont l’actuel
choc avec ce qu’on pourrait appeler l’« affaire président par intérim Gérard Latortue, quand il
Aristide », ou plutôt l’une des affaires auxquelles fuyait le régime de Duvalier en 1963). Voici ce
est lié le nom de cet ancien prêtre, aussi charis- qu’elle écrit avec une impatience pleine de
matique que chétif d’apparence, chassé de la pré- morgue : « Les propagandistes du PNP, à com-
sidence d’Haïti en 1991 et de nouveau en 2004 mencer par le Très Honorable [comprenez le Pre-
après son retour en 1994. Oui, nous continuons à mier Ministre de la Jamaïque, P. J. Patterson]
ressentir les ondes de choc culturelles de cet évé- sont pour la plupart des militants fanatiques de la
nement capital de l’histoire moderne et contem- Noiritude [sic], c’est-à-dire des gens qui estiment
poraine, et cela concerne aussi bien les qu’aucun sacrifice n’est excessif quand il s’agit
vainqueurs que les victimes, les Blancs que les de la race et qui ne ratent jamais une occasion de
Noirs, l’Europe que l’Afrique, aussi bien ceux nous le rappeler. Ce faisant, ils témoignent en fait
qui croient à l’universelle humanité des êtres d’une fascination honteuse pour l’homme blanc,
humains sans considération de race que ceux qui qui pervertit complètement leur jugement poli-
voudraient faire de la famille humaine un club tique. Si le Très Honorable [comme elle aurait ri
sélect où n’auraient légitimement accès que « de de voir Dessalines l’illettré se parer du titre

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rares élus », ceux enfin qui habitent le tiers le plus d’Empereur, dont elle aurait sans doute jugé qu’il
prospère de la planète aussi bien que ceux qui convenait mieux à Napoléon Bonaparte, qui
vivent dans les deux tiers restants – abusivement s’était pourtant lui aussi auto-couronné] a décidé
baptisés tiers monde. Des ondes de choc de ce d’accueillir un nombre illimité de réfugiés haï-
type, la Jamaïque en a fait très tôt l’amère expé- tiens, c’est pour faire la leçon au président améri-
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rience : confrontée en 1865 au soulèvement cain George W. Bush, lequel a refusé de les
déclenché par d’anciens esclaves à Morant Bay, accueillir, au nom de l’intérêt national. M. Pat-
le gouverneur anglais Eyre a donné l’un des pires terson espère ainsi impressionner l’ONU. Ce n’est
exemples du terrorisme d’État en invoquant la pas plus compliqué que ça. Mais cela dénote, que
Révolution haïtienne (qui avait eu lieu 61 ans ça lui plaise ou non, une mentalité d’esclave tout
auparavant) pour justifier l’exécution sans som- à fait choquante. Les gens comme le Très Hono-
mation des supposés rebelles et la pendaison de rable, on s’en détourne, et c’est là tout ce qu’ils
deux de leurs meneurs – Paul Bogle et George méritent. Quant à ces gens-là (les Haïtiens), ils
William Gordon. La menace d’un massacre de la sont bien incapables de mettre un seul poulet
population blanche par les descendants des dans la marmite jamaïcaine. » (Ritch, 2004 ; les
esclaves noirs fut invoquée comme explication commentaires de l’auteur sont en italique). Enfin,
lors de l’enquête sur les causes de l’insurrection. exaspérée par les courageux efforts d’intégration
Cette crainte continuera à dicter la politique colo- des peuples de la région, elle conclut en ces
niale britannique pendant des décennies. Au fond, termes : « Après avoir bradé nos banques aux Tri-
la Révolution haïtienne a nourri ce genre de pho- nidadiens et nos compagnies d’assurances aux
bies jusqu’à la fin du XIXe siècle, un peu comme Barbadiens, voilà qu’ils livrent nos logements à
Cuba a incarné dans la deuxième moitié du des Haïtiens. Et tout ça dans l’espoir de se voir
XXe siècle la hantise d’une exportation du socia- mentionné dans une obscure feuille de chou à
lisme révolutionnaire. l’étranger. »
L’impact culturel de ces ondes de choc est Mais j’en ai assez dit de cette onde de choc
encore très perceptible aujourd’hui, et d’abord culturelle consécutive (façon de parler !) à cette
dans notre microcosme bien remuant des insolente et fière Révolution haïtienne qui, dès la
Caraïbes. J’en veux pour preuve l’article d’une proclamation de la République d’Haïti, avait
journaliste jamaïcaine (dont les origines sont offert son hospitalité à tous, y compris aux
indéniablement africaines) publié dans le véné- ancêtres de cette journaliste, victimes de l’escla-
rable Sunday Gleaner en date du 16 mai 2004, vage et donc de discrimination raciale. Je vou-
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drais quand même ajouter que, dès son indépen- propriété comme sacro-saint. Or, les esclaves
dance, ce territoire des Caraïbes a voulu donner n’étaient après tout qu’une « propriété » comme
de lui l’image d’un lieu où personne ne pourrait les autres. Une nation dirigée par des Noirs ayant
plus jamais être réduit en esclavage, c’est-à-dire appartenu à des maîtres blancs ne correspondait
devenir la propriété d’un autre ou se voir privé de donc pas à l’idée que l’on se faisait d’un État
son humanité naturelle, en revendiquant au moderne et civilisé – du moins pas aux yeux des
contraire haut et fort ce qui est censé découler Américains ou de la France napoléonienne. Ce
naturellement de cette même humanité naturelle sont d’ailleurs les efforts de Napoléon Bonaparte
– l’égalité et la liberté. Car l’esclave insurgé pour rétablir l’esclavage à Saint-Domingue, au
n’imaginait pas d’être libre sans égalité ; il n’était nom des intérêts français, qui allaient mettre fin
pas question pour lui d’opposer l’égalité à la au rêve francophile de Louverture d’une Répu-
liberté. On raconte encore aujourd’hui en blique d’Haïti sans esclave alliée de la France ;
Jamaïque que lorsque des esclaves partisans du jusqu’à ce que l’empereur Dessalines ait enfin
fameux Boukman – cet esclave jamaïcain qui compris que l’impératif nationaliste excluant tout
aurait été à l’origine d’un premier soulèvement retour à l’esclavage était la seule solution au
de 1791 – parvinrent à fuir en Haïti à bord d’un dilemme qui hantait les premiers dirigeants de la
navire, leurs maîtres jamaïcains exigèrent la res- Révolution haïtienne. Et cela impliquait de
titution intégrale de leurs biens, sous la double couper les ponts non seulement avec la France,
forme du navire et des esclaves qu’il transportait. mais aussi avec l’autre grande puissance colo-
Les autorités haïtiennes leur auraient répondu niale, l’Angleterre, afin que la nouvelle nation
qu’ils pouvaient certes récupérer leur bateau, haïtienne puisse devenir une réalité.
mais en aucun cas les esclaves fugitifs, qui étaient Nous savons, dans la meilleure tradition

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désormais des « citoyens » d’Haïti affranchis de intellectuelle, que l’Histoire ne se répète jamais –
leur état d’aliénation et rétablis dans leur dignité du moins pas à l’identique – les paramètres chro-
d’êtres humains, avec le sens des droits et des nologique et géographique l’en empêchent forcé-
devoirs que comporte l’appartenance à une ment. Pourtant, les dilemmes auxquels furent
société composée d’êtres humains, et non de têtes confrontés les premiers révolutionnaires haïtiens
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de bétail. – ceux qu’on a appelés les Jacobins noirs – n’ont


Ce sont des légendes de ce type qui ont semble-t-il rien perdu de leur actualité. Nos diri-
formé le jugement et la sensibilité des nombreux geants actuels sont un peu dans la même situation
Jamaïcains qui ont eu, comme moi, la chance embarrassante, puisqu’on leur demande de serrer
d’apprendre dans l’histoire d’Haïti comment l’es- les dents et d’avoir le courage de trancher le
clavagiste Saint-Domingue s’est émancipée pour cordon ombilical du colonialisme, au besoin avec
devenir l’héroïque et indépendante, quoique le concours d’une sage-femme compétente. Il
impécunieuse, République d’Haïti. Mais les leur faut pour cela, prenant leur courage à deux
Jamaïcains qui, comme moi, découvraient la saga mains, doter leurs commettants de nouveaux
de cet événement emblématique de l’histoire des cadres institutionnels adaptés, comme le Marché
peuples afro-américains ont appris en même et économie uniques de la CARICOM (CSME) et la
temps que la jeune république voisine des États- Cour de justice des Caraïbes, afin de mettre en
Unis avait refusé à Haïti devenue indépendante la place l’ossature indispensable pour mener à son
reconnaissance qu’elle avait conquise et méritée terme le processus de décolonisation amorcé avec
sur la scène diplomatique internationale. Et pour l’accession à l’indépendance de la Trinité-et-
quelle raison ? Parce que la société nord-améri- Tobago et de la Jamaïque en 1962. Aucun res-
caine, bien qu’elle ait proclamé les droits inalié- ponsable politique actuel de notre région,
nables et l’égalité de tous les hommes dès la confronté au drame que C. L. R. James met en
naissance, était une société esclavagiste. Elle ne scène avec ses Jacobins noirs, ne saurait rester
pouvait pas pardonner à ces sous-hommes de insensible à l’angoisse et aux affres d’un Louver-
Saint-Domingue d’avoir eu le culot de se révolter ture forcé de prendre des décisions difficiles pour
et d’avoir réussi ; lui faire l’honneur de la recon- sauver l’essentiel de son credo révolutionnaire –
naître officiellement, c’était risquer de faire se libérer du joug de l’esclavage raciste. De
envoyer le mauvais message par les Pères Fonda- même, se libérer des séquelles du colonialisme
teurs, dont beaucoup étaient propriétaires d’es- devrait être désormais l’objectif de tous ceux qui
claves et qui tous considéraient le droit à la président tant bien que mal aux destinées de nos
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pays aux économies fragiles, vulnérables, cri- nombre des premiers dirigeants haïtiens, à
blées de dettes et menacées de pénurie. Qui pour- laquelle fait écho l’ambivalence psychologique
rait prétendre que l’histoire d’Haïti à partir de qui perdure chez nos dirigeants actuels,
1804 – et jusqu’à aujourd’hui – n’a plus rien à confrontés à la nécessité de faire face aux dures
nous apprendre ? Les ondes culturelles qui conti- réalités mouvantes des changements du
nuent à se propager doivent nous inciter à la vigi- XXIe siècle. Et pourtant, la masse de la population
lance. Il est indispensable de connaître ce passé émancipée d’Haïti a su trouver, malgré son han-
pour combattre l’ignorance et rompre le silence dicap, les moyens de rester à l’écart de l’oppres-
dont elle se nourrit. sion du racisme et de l’esclavage en intériorisant
Les dons de caractérisation de James et la le patrimoine intangible de son identité créole ; la
justesse de ses analyses prémonitoires aussi bien religion, la langue kweyol (inépuisable trésor
dans sa pièce de théâtre que dans son étude clas- d’expressions philosophiques, qui témoigne de la
sique ont aidé beaucoup d’entre nous à mieux vivacité d’esprit et de la sagesse du peuple haï-
comprendre le sort tragique, les perspectives, les tien), la danse et la musique sont autant de témoi-
aspirations et la longue suite d’épreuves des des- gnages de cette identité culturelle. Considérées
cendants de ces millions de gens arrachés à leur comme de simples retombées folkloriques par
foyer ancestral pendant trois siècles pour être ceux qui jugent supérieures à toutes les autres les
déportés sur l’autre rive de l’Atlantique. Pourtant, normes de représentation édictées par l’Europe,
beaucoup ne mesurent pas encore la portée du ces manifestations « réactives » n’en ont pas
premier effort vraiment abouti visant à éradiquer moins permis aux descendants des esclaves de
de la conscience de l’Occident les premiers survivre, et pas seulement de survivre.
germes d’une domination exercée sur les tra- Grâce à l’Université des Indes occidentales,

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vailleurs et sur l’esprit des hommes et des races toute une génération de diplômés a été largement
dites inférieures, germes dont les graines furent informée de cette réalité. C’est à la Jamaïque sur
plantées et fertilisées par la terreur psychologique le Campus Mona de cette université, qu’un public
dans les enclos où l’on parquait les esclaves nombreux a pu découvrir la pièce Henri Chris-
comme du bétail. Ce que les Haïtiens ont entre- tophe de Derek Walcott. Quant à l’engouement
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pris voici deux siècles en 1804 a été source actuel des écoliers jamaïcains pour les tambours
d’énergie et demeure un exemple pour tous ceux congolais (phénomène qui a son importance
qui continuent comme eux à vouloir briser le quand on connaît la désaffection croissante des
silence qu’on prétend leur imposer ; c’est ce qu’a adolescents de sexe masculin pour l’école), il est
fait Marcus Garvey en 1937, en transmettant à né en partie d’une initiative haïtienne qu’on peut
des jeunes comme Bob Marley son couplet désor- dater des années 1950 : c’est en 1955 en effet que
mais historique sur la nécessité de secouer les le grand tambourineur haïtien Tiroro effectua une
chaînes de l’esclavage mental, nous rappelant tournée en Jamaïque lors des fêtes du Tricente-
avec fermeté que c’est à nous seuls qu’il appar- naire, bientôt suivi par Edner Cherisme, qui se
tient de nous forger une âme libre. De telles rendit sur le Campus de Mona à maintes reprises
injonctions sont des formes d’action. dans les années 1960 avec la percussionniste
Ceci ne doit pas occulter le fait que la Répu- Lavinia Williams pour diriger en été des stages de
blique d’Haïti, indépendante et affranchie de l’es- danse, précédant Léon Destine qui lui a succédé.
clavage, a été bel et bien privée des moyens Tous ces artistes haïtiens ont apporté avec eux la
économiques de construction et de développe- musique de leur pays et la transposition des rites
ment d’une nation moderne – en raison du sabo- vaudous adaptés aux arts de la scène. Ensuite, un
tage de ses efforts par des forces étrangères mais chassé-croisé d’artistes jamaïcains venant en
aussi du fait d’alliances internes avec cette clique Haïti et d’artistes Haïtiens se rendant en
d’anciens affranchis, ceux qu’on appelle dans les Jamaïque a coïncidé avec un intérêt croissant
Caraïbes anglophones « Free Coloureds », dont pour notre héritage africain et l’impact culturel de
les descendants « brun clair » ne sont que trop la présence africaine au niveau de la Jamaïque et
disposés à s’allier docilement à ces forces étran- de l’ensemble des Caraïbes. Et le lien n’est tou-
gères, comme d’ailleurs certains Noirs nouveaux jours pas rompu. En 2003, le jeune chorégraphe
riches fascinés par le « bling bling ». Les spécia- haïtien Jean-Guy Saintus a monté avec la Com-
listes seraient tentés d’y ajouter l’impact de l’ir- pagnie nationale de danse et de théâtre de la
résolution paralysante manifeste chez bon Jamaïque un très émouvant spectacle de ballet
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La Révolution haïtienne et la lutte contre l’esclavage 217

intitulé Incantation sur des musiques haïtiennes Transformations (Mintz, 1989, p. 263), citée par
de Toto Bissainthe et Martha Jean-Claude. Le Sybille Fischer (Fischer, 2004, p. 262) : « Haïti
système de croyances rastafari contribue aussi s’est trouvée embarquée dans l’aventure de l’in-
aux échanges culturels et son expression artis- dépendance avec un si lourd handicap que l’his-
tique imprègne toute la musique populaire toire moderne n’en offre sans doute pas d’autre
haïtienne d’aujourd’hui. Enfin, la musique exemple : celui d’un pays dévasté, craint et
contestataire du groupe Boukman Eksperyans est détesté à la fois par les puissances esclavagistes
très influencée par les rythmes de la Jamaïque. À (États-Unis compris), subissant le poids des
sa façon, chacun de ces artistes contribue à briser indemnités économiques dues à l’ancienne puis-
la chape du silence. sance coloniale et presque totalement dépourvu
Ces résonances culturelles – échos promet- des capacités, des contacts diplomatiques et des
teurs et même joyeux des traditions ancestrales – moyens nécessaires à la construction d’une
sont malheureusement assombries par une actua- nation moderne. » Dès lors, conclut Mintz, « ce
lité qui est venue ternir l’éclat des cérémonies qu’il y a d’étonnant dans l’histoire de la
commémoratives du bicentenaire. Le sort de Ber- deuxième république proclamée des Amériques,
trand Aristide, 33e président à subir l’exil des diri- ce n’est pas qu’elle ait eu un destin si chaotique,
geants haïtiens déchus, fait aussi partie de mais tout simplement qu’elle existe encore
l’héritage que nous attribuent ceux qui persistent aujourd’hui ».
à dissocier les affranchis en tant qu’êtres humains Voilà qui mérite qu’on s’y arrête – le fait
des êtres humains en tant que producteurs écono- qu’Haïti existe encore, convaincue qu’elle a
miques, même quand ils ne sont pas asservis pour vocation, comme le reste des Caraïbes et l’en-
la production de biens matériels, qu’il s’agisse de semble de la diaspora africaine des Amériques

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la diaspora africaine des descendants d’esclaves dont elle partage le pedigree historique, à amé-
ou de cette autre diaspora que constitue la main- liorer vraiment le sort de son peuple, en faisant
d’œuvre contractuelle indienne. Cette exploita- appel à toutes les ressources de l’intellect et de
tion d’une main-d’œuvre sous contrat, avec la l’imagination et sans jamais renoncer à son
double menace de l’exploitation et de l’asservis-
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combat ancestral contre la déshumanisation –


sement par l’esclavage, a laissé des cicatrices cette obscénité qui perpétue l’oppression de
dans toute la région, d’Haïti au Guyana. Effecti- populations bien trop nombreuses au nom de la
vement, « La luta continua », et nous devons
mondialisation comme elle le fit sous d’autres
continuer la lutte contre ces séquelles de l’onde
noms avant comme après le Siècle des Lumières,
de choc que sont le sous-développement, l’ex-
quand les ténèbres menaçaient d’envahir l’âme
ploitation des travailleurs, la corruption politique,
de nos ancêtres asservis, mais qui n’étaient cer-
la paupérisation des classes laborieuses, l’igno-
tainement ni des moutons ni des lâches.
rance, le silence démobilisateur et ce phénomène
élitiste et raciste à la fois de marginalisation des
masses, majoritaires en nombre mais trop souvent La liberté, conquête intérieure
traitées comme des minorités culturelles, même
lorsqu’on se réclame de la « démocratie » – pré- Je pose à nouveau la question que je formulais en
tendument au service de la majorité. janvier 2004, au début de l’Année de la Commé-
En effet, comme le remarque Anthony moration : cet événement considérable n’est-il
Bogues (2004, p. 31, très justement selon moi), pas là pour nous rappeler que, selon les mots de
« la liberté, dans la tradition des Caraïbes, ne Patrick Chamoiseau (1998, cited in Boques 2004,
prend pas pour cible le pouvoir politique en tant p. 7), « la liberté ne se donne pas, ne doit pas se
que forme spécifique de domination. Par contre, donner. La liberté donnée ne libère pas ton
elle implique un souci des valeurs, de la dignité âme » ? Ce que nous célébrons, c’est cette capa-
humaine et du respect de la personne qu’on ne cité de nous libérer nous-mêmes dont les Haïtiens
retrouve pas au même degré dans les autres récits nous ont clairement donné le signal en 1804. La
sur la liberté ». C’est pourquoi on aurait tort de marche à suivre consiste à identifier les moyens
désespérer, en dépit des désaveux et des pro- de préserver cette capacité tout en agissant sur la
messes avortées de l’histoire. L’universitaire base d’une conception utilisable de l’individu et
américain Sidney Mintz a fort bien parlé des dif- de la société. Telle est la voie émancipatrice, celle
ficultés d’Haïti dans son étude sur Caribbean de l’action positive et de l’accomplissement pour
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218 Rex Nettleford

se doter des institutions et des instruments néces- comme l’incidence de la mortalité à bord, la fré-
saires à la croissance et au développement, et ceci quence des mutineries en mer et l’origine eth-
en dépit des efforts de tous ceux, à l’intérieur nique des Africains réduits en esclavage. Il faut
comme à l’extérieur, qui voudraient nous empê- savoir gré à la Cambridge University Press
cher d’atteindre le but que nous nous sommes d’avoir réuni toutes ces informations sur un seul
fixé. CD-ROM publié par ses soins (Ellis, 1999). Par
Pour perpétuer cette capacité d’auto-éman- ailleurs, le n° 1 (janvier 2001) du volume 58 de la
cipation, encore faudra-t-il concevoir des instru- revue William and Mary Quarterly est totalement
ments qui permettront à chacun d’accéder à la consacré à l’analyse de la « banque de données »
connaissance de sa propre histoire, de vaincre Du Bois et de sa contribution à l’étude de l’escla-
l’ignorance qui condamne les peuples à revivre vage dans le Nouveau Monde, avec les commen-
les pages les plus sombres de leur passé, et de taires de Gordon Wood.
rompre (ou dénoncer) un silence qui ne peut que Pourtant, la chape de l’ignorance et du
favoriser l’ignorance et imposer une paralysie de silence continue à peser sur tous ceux qui vivent
la volonté. sur la Route de l’esclave. Comme l’écrit Gordon
« L’une des avancées majeures de la Wood (2004, p. 43) dans son introduction à une
recherche historique depuis un demi-siècle », critique pénétrante des journaux récemment
selon Gordon S. Wood, « aura été de ressusciter publiés de deux propriétaires de plantations –
dans notre imaginaire quelques-unes au moins Thomas Thistlewood en Jamaïque et Landon
des réalités de l’esclavage dans le Nouveau Carter en Virginie : « Une bonne partie de nos
Monde » (Wood, 2004, p. 43). Nous en savons connaissances [pendant encore des décennies]
plus en effet sur l’importance de la diaspora afri- seront nécessairement d’ordre statistique. [Mais

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caine et la nature de l’esclavage dans les Amé- si] importants que soient les chiffres, ils ne nous
riques. On peut estimer désormais à 11 ou 12 disent pas grand-chose de ce que nous voudrions
millions le nombre des esclaves déportés durant vraiment savoir sur l’esclavage – l’existence au
quatre siècles de l’Afrique de l’Ouest vers le quotidien des esclaves du Nouveau Monde, par
continent américain où ils ont été dispersés sur exemple, et leurs relations avec les autres
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toute la côte est, depuis le Canada français jus- esclaves comme avec leurs maîtres ».
qu’au Brésil portugais, avec comme l’une des Telle est la nature de la tâche qui attend tous
principales destinations l’archipel des Caraïbes. ceux, à commencer par les universitaires, qui sont
Nous disposons aujourd’hui, grâce à la déterminés à combattre le silence et l’ignorance
« banque de données » Du Bois (Du Bois Institute pour faire mieux connaître cet épisode de l’his-
de Harvard), d’informations relativement pré- toire contemporaine qui n’a rien perdu de son
cises sur la traite, comme par exemple le nombre importance et de son actualité, au moins pour les
de traversées de l’Atlantique (27 233) par des millions de représentants de la diaspora africaine.
navires négriers, ce qui apporte un nouvel éclai-
rage sur certains points longtemps controversés, Traduit de l’anglais

Références

BOGUES, N. 2004. Haitian FISCHER, S. 2004. Modernity http://www/gleaner.com/glearner/


revolution and the making of Disavowed. Haïti and the Cultures 20040516/cleasure/cleasure3.html
freedom in modernity. of Slavery in the Age of WOOD, G. S. 2004. « What slavery
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New York, Random House Transformations, New York,
Vintage Reprint Edition. Columbia University Press.
ELLIS, D. 1999. The trans-Atlantic RITCH, D. 2004. « A shocking
slave trade : a datarbase in CD- slave mentality », Kingston.
ROM, Cambridge University Press. Sunday Gleaner, 16 mai/

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