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ENSEIGNER EN EPS, C’EST DEVENIR UN « PROF DE L’ETRE »

Dire ce qui se voit de l’extérieur, pour accompagner ce qui se vit de l’intérieur

Dans toute activité physique, définie par un corps en mouvement, appelons comportement ce qui
se voit d’emblée de l’extérieur, la part visible de l’activité du sujet. Lever la tête en regardant
devant soi lors d’un crawl ou fixer le regard sur le ballon en dribblant sont deux comportements,
peu contextualisés. La mise en lien avec la tâche (ce qu’il y a à faire dans un cadre plus ou moins
contraint), et le contexte (les circonstances dans lesquelles se produit ce comportement), situe
davantage ce comportement et complète la première description. Lever la tête lors de son premier
crawl en bassin, n’est pas l’équivalent du comportement analogue chez un nageur plus
expérimenté, qui se sauve d’un bateau en flamme ou réalise une course longue en mer houleuse.

Le contexte, scolaire ou non, influence également le sens de l’activité. « Lève la tête ! », dit
l’entraîneur du club local ! Il s’agit là d’un comportement attendu chez le joueur en action, énoncé
comme une injonction, loin d’une culture de l’école qui propose dès la maternelle de relier « agir,
s’exprimer et comprendre, à travers [et non « pour »] l’activité physique ». Dès le cycle 1, ce
domaine des programmes fixe les fondements de l’EPS, en invitant les enseignants à adopter le
point de vue de l’élève… car c’est l’élève lui-même qui, avec, par, contre ou pour les autres, doit
conjuguer agir, s’exprimer et comprendre, à toutes les personnes du singulier et du pluriel : parler
en « je », à « tu », de « il ou elle », …etc. Mettre en relation ce qui se fera ou s’est fait, et les
conséquences projetées ou effectives, est donc une activité incontournable, à l’oral et/ou à l’écrit.

L’enseignant, de son côté, tente systématiquement de saisir la cohérence1 de chacun,


l’intelligence de ce que l’élève fait en relation avec ce qu’il dit, témoigne, ressent, perçoit, éprouve,
valide ou invalide, recherche ou évite. C’est dire à quel point l’enseignant en EPS est à l’épreuve
permanente d’un regard empathique sur un autre qui lui ressemble si peu. Se décentrer pour
accompagner suppose, entre autres, de mettre en mots ce qui se voit de l’extérieur. Cette
démarche offre un appui non négligeable pour l’élève qui prend progressivement conscience et
rationalise ce qui se vit de l’intérieur. Cette perception « du dehors » ne s’impose pas comme une
vérité, mais comme une reformulation possible, qui permet éventuellement d’accéder à ce qui se
joue « en dedans ». Le cadre d’analyse qui suit structure cette observation et propose quelques
éléments de langage essentiels.

1
Favre, D. (2016). Chapitre 10. Adopter un postulat de cohérence. Dans : , D. Favre, Éduquer à l'incertitude: Élèves,
enseignants : comment sortir du piège du dogmatisme ? (pp. 105-107). Paris: Dunod.
S’appuyer sur un modèle qui structure la pensée : « D.I.R.E.C.T.E »

Le modèle DIRECTE est un acronyme (Dissociation, Intensité, Regard, Equilibre, Coordination,


Tonicité, Espaces), moyen mnémotechnique qui décline sept « paires de lunettes » pour qui
souhaite décrire des comportements moteurs, un cadre transversal à toute activité physique,
sportive ou non. L’expérience aidant, chacun pourra progressivement superposer ces paires de
lunettes pour construire des analyses systémiques : il sera alors intéressant de comprendre les
liens qui existent entre ces sept clés, dans la mesure où elles sont en dynamique permanente les
unes avec les autres. Elles sont ici présentées séparément :

Dissociation segmentaire : Observons plus particulièrement les segments (bras et jambes) et


leurs articulations associées. L’orientation des pieds et des bras, l’axe des hanches et des
épaules sont-ils convergents (semblent aller dans la même direction) ou divergents ? De façon
caractéristique, le débutant en action de tirer ou lancer une balle, de réaliser ses premières
glisses en sécurité (ski, patin, etc.), ou de frapper dans un volant par exemple, aura un répertoire
moteur limité qui se manifestera par la convergence des segments et articulations associées :
« tout semble aller dans la même direction ».

Intensité de l’activité : Être en mouvement, c’est nécessairement dépenser une énergie qui n’est
pas inépuisable. L’intensité et ses deux corollaires permettent d’analyser une « dépense
énergétique » plus ou moins adaptée :

- intensité de l’activité (de peu à très intense, plus ou moins régulière, selon une évolution
plus ou moins constante, …etc.).
- durée de l’activité (d’une fraction de seconde lors d’une détente sèche, à plusieurs
dizaines de minutes lors d’une course longue)
- groupes musculaires plus ou moins sollicités (le volume de ces groupes musculaires étant
déterminant du point de vue de la dépense énergétique)2.

Regard : L’orientation du regard est une part non négligeable de la prise d’information sur
l’environnement extérieur : rapport à l’objet (le ballon, la poutre), à la cible (le but, le bout du
bassin), à une personne (partenaire(s), adversaire(s)). D’autres critères affinent l’analyse : un
regard plus ou moins dans l’alignement de la tête (dans l’axe, décentré du côté ou non de la
latéralité dominante), avec plus ou moins de constance (un regard fixe, un regard qui balaie), plus
ou moins dans le sens de la trajectoire du corps en mouvement, plus ou moins loin du corps
(« regarder au loin »), plus ou moins dominant notamment dans des tâches qui requièrent de

2 Pour maîtres et élèves, la mise en relation de ces trois aspects engage une réflexion interdisciplinaire systématique,
croisant les expériences vécues et les connaissances en sciences de la vie et en mathématiques plus
particulièrement. Une maîtrise experte des processus énergétiques aérobie et anaérobie peut être utile aux
enseignants qui souhaitent renforcer leurs connaissances.
valoriser voire de privilégier d’autres voies d’information (gymnastique, natation ou escalade par
exemple).

Equilibre : Placé au milieu de l’acronyme DIRECTE, l’équilibre est central. Avant d’entrer dans
les principes biomécaniques complexes, notamment ceux d’un corps en mouvement et/ou placé
dans des environnements spécifiques tels que le milieu aquatique, deux principes d’équilibre en
relation offriront déjà de nombreux intérêts :

- la base d’appui (appelée aussi « polygone de sustentation ») : plus les appuis offrent une
grande surface au sol, plus il sera aisé de maintenir l’équilibre.
- le centre de gravité : l’équilibre statique est atteint lorsque le centre de gravité est à
l’aplomb de cette base d’appui. Plier les jambes (flexion) peut aider dans les activités qui
mettent en jeu un équilibre précaire (ex : parcours de motricité chez les petits, activités de
roule et glisse, lutte)

Coordination : Les mouvements se combinent selon trois types de relations : superposés,


juxtaposé, enchaînés. Certains mouvements semblent brouillons lorsque les actions motrices se
superposent ; l’élève s’embrouille plus qu’il ne se débrouille. D’autres mouvements se
juxtaposent en une succession bien repérable d’actions « les unes après les autres », et signent
une première organisation du mouvement. Typiquement, un débutant au football arrête le ballon,
puis s’en éloigne en se représentant un alignement « moi, le ballon, la cible », et enfin s’élance
et frappe. Les derniers mouvements semblent n’en faire qu’un, ils sont enchaînés. Dans l’exemple
du football, la première touche du ballon permet, sans temps d’arrêt, d’engager le tir dans la cible
(« contrôle orienté – frappe »).

Tonicité : Le tonus musculaire renvoie à l’état de tension ordinaire du muscle. Au-delà, on parle
d’hypertonicité, en deçà d’hypotonicité. L’exemple du skieur débutant crispé est un exemple
marquant d’hypertonicité généralisée et contextualisée, en lien manifeste avec une situation
jugée hostile et menaçante. L’hypertonicité peut être recherchée, et se justifie dans de
nombreuses situations (« se faire tout dur »). La plupart des mouvements combinent hyper et
hypotonicité (relâchement), de façon plus ou moins pertinente.

Espaces : L’espace peut s’analyser dans toutes ses dimensions. L’espace propre peut s’imaginer
par la représentation d’un corps placé dans un cylindre tel qu’une boîte de conserve (« se faire
petit ou grand », « prendre ou restreindre la largeur », « aller chercher loin devant »). L’espace
proche sera plus ou moins exploité en sports collectifs (« jouer ou non dans la profondeur3 ou
dans la largeur4», « jouer en grappes5 », « en essaim6 ») ou en expression corporelle par exemple
(« investir plus ou moins l’espace scénique »).

3
Vers la cible
4
De l’axe sur les côtés du terrain, les « couloirs »
5
Les joueurs se fixent autour du ballon
6
Les joueurs se déplacent en groupe vers le ballon
Devenir un prof de l’être

En entrant dans le métier, une majorité d’étudiants est spontanément tentée d’enseigner des
comportements conformes : geste juste, bon mouvement, reproduction du modèle efficace. Bie
que confondant initialement sport, EPS et activités physiques, ils font progressivement évoluer
leurs représentations en investissant « la pédagogie des conduites motrices », expression
désormais célèbre de Pierre Parlebas pour définir ce qu’est l’EPS. Le comportement n’est pas
nié pour autant, mais considéré comme un appui qui éclaire la logique propre de chacun ou d’un
collectif. Alors que la première intention professionnelle consiste à enseigner « pour » des
comportements, considérés comme des points de départ et des points d’arrivée de la démarche
d’enseignement-apprentissage, la formation aux conduites motrices permet de basculer dans une
éducation « par » les comportements, pour accompagner les élèves dans le tissage fécond d’agir,
s’exprimer et comprendre à la fois ici et maintenant et ailleurs et plus tard. Se former à l’EPS,
c’est donc réussir à dépasser le « comportemento-centrisme » spontané. C’est, en conséquence,
envisager d’éduquer en transcendant le rapport systématique au « normal » qui désigne et
mesure les écarts aux attendus, établit des niveaux, repère des lacunes et des manques,
diagnostique et remédie comme on le ferait pour un malade, remet à niveau ou à jour comme on
le ferait pour un véhicule ou un ordinateur. C’est comprendre que dans cette perspective à
dépasser, il n’est pas vraiment question d’un sujet, mais d’un objet à régler s’il dysfonctionne,
d’un corps qui ne (se) pense pas, d’un mouvement dénué d’intention. Les énoncés sont
éloquents : « Il ne sait toujours pas… », « Tu manques de… », « Elle a un problème de… », « Un
tel est dys-quelque chose ». Réduit à ce qui est détecté, se voit, ne se voit pas encore et doit
bientôt (et souvent trop vite) se voir, le chemin pédagogique est dans ce cas hiérarchisé du facile
au difficile ou du simple au complexe, se fonde sur un diagnostic relatif aux attendus, se spécifie
par une série d’objectifs moteurs ordonnés et programmés, et se régule par les incontournables
remédiations et autres variables didactiques. Parmi les nombreuses conséquences de cette
conception, une partie des élèves trop éloignés des standards ne se mobilisent que trop peu,
parce qu’ils perçoivent leur marginalité et l’interprètent en illégitimité, dans ce rapport permanent
à l’observable qui se définit de l’extérieur. « Qu’est-ce que je fais là ? » semblent-ils penser…

Pour les professeurs en EPS, « DIRECTE » est un cadre d’analyse transversal aux activités
physiques, à considérer comme une interface qui permet de se reconnaître "tout-terrain", en vue
d’assurer la diversité du parcours des élèves dans une pluralité d’activités physiques. Même si
cette première approche n’est pas suffisante, elle met le pied à l'étrier d’une discipline scolaire
qui se réclame être avant tout une éducation « par » l’activité physique et sportive. C’est à cette
condition qu’ils passeront d’une conception d’un « prof du faire » à « un prof de l’être », et qu'ils
ressentiront le besoin, à l’appui d’autres cadres d’analyses, de découvrir la partie immergée de
l'iceberg, la plus intéressante sans doute par-delà les comportements, celle qui conduit l’élève à
« construire un corps sujet, un corps habité par une conscience et une pensée »7.

7
Interview de Philippe Meirieu, https://www.youtube.com/watch?v=8EbgxZslOmI

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