Vous êtes sur la page 1sur 2

Multitudes Web http://multitudes.samizdat.net/Si la vie devient résistance...

Si la vie devient résistance...


mars 2000 Stengers, Isabelle

Cette époque n’est pas, pour moi, celle d’un triomphe proclamé de l’humanisme, proclamation qui n’a cours que
dans les médias parisiens. Je ne sais pas non plus s’il est très important de se référer à Foucault pour la mettre
sous le signe (unitaire ?) du biopouvoir, à moins que ce soit précisément une confirmation de ce que nous sommes
« dedans » et que cette question du biopouvoir se décompose en une multitude de composantes, dont certaines
semblent renvoyer à l’État, d’autres au capitalisme, d’autres encore à ce que certains appellent « la société
civile », le tout enchevêtré. Y a-t-il un trait commun entre les organismes génétiquement modifiés (qui mettent les
États en position de perplexité, pris en pince entre capitalisme et groupes actifs issus de la société civile), les
techniques de procréation artificielle (où l’État et ses réglementations tendent à s’attribuer le rôle de grand
moralisateur, l’ami du « désir d’enfant », mais celui qui prend également en charge la détermination de ce qu’il
faut et ne faut pas), la question des drogues (où l’État se fait défenseur répressif du « sujet » et du « lien
social »), et les organisations humanitaires (ces manifestations de la « société civile » qui semblent se voir
déléguer par les États ses anciennes prérogatives civilisatrices, réduites en l’occurrence à « il faut sauver et
guérir ») ?

Si j’ai mis l’État au centre de chaque question, c’est parce que la question de Foucault dans La volonté de savoir et
dans Il faut défendre la société n’est pas celle du capitalisme mais celle de la souveraineté. Que les entreprises
capitalistes, légales ou non, trafiquent avec les vivants en tant que vivants, avec les ADN, les ovaires, les
« machines qui pensent », les drogues, les tests génétiques, l’indignation est facile, et elle peut suivre des voies
assez classiques. Mais que le pouvoir ait « laissé tomber la mort » pour se donner comme objet « la vie » (double
série correspondant au « corps » et à la « population ») aide bel et bien à penser là où c’est le plus difficile, là où
nous nous retournons si facilement vers l’État pour exiger qu’il « fasse quelque chose. » Le bras long du pouvoir
traverse comme par enchantement toutes les stratifications qui étaient censées le contenir, si « un enfant est en
danger » qui doit être retiré à sa famille indigne (surtout si celle-ci est d’origine étrangère), et bientôt, pourquoi
pas, cela commence aux États Unis, si une femme enceinte ose boire un verre d’alcool. Et le pouvoir de l’État
s’exhibe lors des tremblements de terre et autres sinistres : nous sommes fiers de voir « nos » chiens, « nos »
pompiers, « nos » militaires, sauver des vies abstraites, dans un gigantesque déploiement de moyens soudain
consacrés à des gens dont la vie concrète nous était parfaitement indifférente.

La résistance, si elle devient pouvoir de la vie, pouvoir vital, selon Deleuze, peut être résistance au pouvoir, mais
ne peut se laisser définir par un objet, qui serait le pouvoir. Si « elle ne se laisse pas arrêter aux espèces, aux
milieux, et aux chemins de tel ou tel diagramme », c’est qu’elle doit partager avec le capitalisme (capitalisme et
schizophrénie) une grande indifférence par rapport aux instances et aux hiérarchies critiques. Ce qui n’est pas un
problème lorsque l’on perçoit la multiplicité proliférante de ce qui s’invente en tant que « force qui résiste », depuis
cette Américaine perchée pendant plus d’un an sur son séquoia jusqu’aux groupes activistes que l’on traite
d’écoterroristes, depuis les « femmes en noir » jusqu’aux associations de toxicos non repentis. Ce qui est assez
difficile pour les théoriciens puisque cela met à l’épreuve leurs propres tentations « étatistes » et pédagogiques. Si
la vie devient résistance, c’est la pensée de la résistance qui doit muter, abandonner les « ou... ou... » pour le
« et... et... »

S’il doit y avoir un nouveau matérialisme ou un nouveau vitalisme, ils viendront par surprise, par où on ne s’y
attend pas, par un dehors non pris au sérieux, disqualifié par principe. Qu’est-ce qui rend capable de résister ? Là-
bas, aux États-Unis, des femmes héritières des mouvements féministes, écologistes, pacifistes, etc. (et donc
anticapitalistes) se sont inventées sorcières et ont réinventé des rituels proprement constructivistes. Les histoires
qu’elles racontent couplent la montée du Sujet de l’humanisme avec la chasse aux sorcières que certains marxistes
(du passé ?) n’auraient pas hésité à mettre sur le compte des vertus progressistes du capitalisme, défaisant des
liens et des strates censés faire obstacle au socialisme. Leur « magie » a pour ingrédient une Déesse qui rejoue le
rapport entre Vie et Spiritualité, qui fait exister ce à quoi nous sommes si fiers d’avoir échappé en tant qu’inconnue
de la situation : « futur antérieur. » Juste, à titre d’exemple, voilà ce que l’une d’entre elles, Starhawk [1], m’a
demandé de diffuser (le 17 décembre 1999). Cela aurait peut-être intéressé Foucault.

[1] Starhawk est une écrivain, une activiste... et une sorcière. Les sorcières néopaïennes américaines sont
héritières et parties prenantes des mouvements politiques pacifistes, écologistes, féministes, anti-capitalistes qui
sont loin d’avoir dis paru aux États-Unis. Elles ont appris des mouvements de désobéissance civile ce que Guattari
affirmait dans Les trois écologies, qu’il s’agit de « reclaim » (un terme difficile à traduire, à la fois guérir, se
réapproprier, rendre à nouveau habitable, etc.) les pratiques de soi, les pratiques sociales, les pratiques politiques
de lutte. La Déesse est le point mobile d’articulation et de déterritorialisation pour cette « écosophie », produite
sur un mode constructiviste-spéculatif-pragmatique-politique, et non de conversion vers une quelconque
transcendance. Pour qui s’intéresse aux witches, essayez, pour commencer, Starhawk, Dreaming the Dark, Beacon
Press, Boston, 1997 (nouvelle édition quinze ans après).

Vous aimerez peut-être aussi