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JEAN-PAUL SARTRE

Paru dans Le Livre de Poche :

Alain Renaut : ESQUISSE


LE DERNIER PHILOSOPHE
SARTRE,
D'UNE THÉORIE
DES ÉMOTIONS
Jeannette Colombe1 :

JEAN-PAUL SARTRE

S 1 3 FEV. 01

Cet ouvrage a étd publié par Hermann, pour la première


fois, en 1938 dans la collection Actualités Scientifiques
Industrielles.

INTRODUCTION

l
O 1995 Hermann.
l
1
1
Psychologie, phénoménologie
et psychologie phénoménologique

La psychologie est une discipline qui


prétend être positive, c'est-à-dire qu'elle
veut tirer ses ressources de l'expérience
exclusivement. Nous ne sommes plus,
certes, au temps des associationnistes et
les psychologues contemporains ne se
défendent pas d'interroger et d'interprétev.
Mais ils veulent être en face de leur objet
comme le physicien en face du sien.
Encore faut-il limiter ce concept d'expé-
rience, lorsqu'on parle de la psychologie
contemporaine, car il peut y avoir, en
somme, une foule d'expériences diverses
et, par exemple, on peut avoir à décider
s'il existe ou non une expérience des

l
essences ou des valeurs ou une expérience l
l qui viserait à définir l'essence d'homme et
l
religieuse. Le psychologue n'entend uti- la condition humaine, la psychologie
liser que deux types d'expérience bien 1 - même la psychologie de l'homme -
l
définis : celle que nous livre la percep- I n'est pas et ne sera jamais une anthropo-
tion spatio-temporelle des corps organi- logie. Elle n'entend pas définir et limiter
sés, et cette connaissance intuitive de a priori l'objet de sa recherche. La notion
nous-mêmes qu'on nomme expérience d'homme qu'elle accepte est toute empi-
réflexive. S'il existe entre les psychologues rique : il y a de par le monde un certain
1
des débats de méthode, ils portent nombre de créatures qui offrent à I'expé-
presque uniquement sur le problème sui- rience des caractères analogues. D'autres
vant : ces deux types d'information sont- 1 sciences, d'ailleurs, la sociologie et la phy-
ils complémentaires ? doit-on subordon- 1I siologie, viennent nous apprendre qu'il
ner I'un à l'autre ? ou faut-il écarter existe certains liens objectifs entre ces
résolument I'un d'eux ? Mais ils sont l
l
créatures. Il n'en faut pas plus pour que
d'accord sur un principe essentiel : leur le psychologue, avec prudence et à titre
enquête doit partir avant tout des faits. Si d'hypothèse de travail, accepte de limiter
nous nous demandons ce que c'est qu'un provisoirement ses recherches à ce
fait, nous voyons qu'il se définit par ceci groupe de créatures. Les moyens d'in-
qu'on doit le rencontrer au cours d'une formation dont on dispose sur elles, en
recherche et qu'il se présente toujours effet, sont plus facilement accessibles
comme un enrichissement inattendu et puisqu'elles vivent en société, possèdent
une nouveauté par rapport aux faits anté- un langage et laissent des témoignages.
rieurs. 11 ne faut donc pas compter sur les Mais le psychologue ne s'engage point : il
faits pour s'organiser d'eux-mêmes en une ignore si la notion d'homme n'est pas
totalité synthétique qui livrerait d'elle- arbitraire. Elle peut être trop vaste : rien
même sa signification. Autrement dit, si ne dit que le primitif australien peut être
l'on appelle anthropologie une discipline rangé dans la même classe psychologique
?
1
que l'ouvrier américain de 1939. Elle peut être envisagé que comme couronnement
être trop étroite : rien ne dit qu'un abîme d'une science faite, c'est-à-dire qu'il est
sépare les singes supérieurs d'une créa- renvoyé à l'infini. Encore ne serait-il
ture humaine. En tout cas le psychologue qu'une hypothèse unificatrice inventée
se défend rigoureusement de considérer pour coordonner et hiérarchiser la collec-
les hommes qui l'entourent comme ses tion infinie des faits mis en lumière. C'est
semblables. Cette notion de similitude, à dire que l'idée d'homme, si jamais elle
partir de quoi l'on pourrait peut-être prend un sens positif, ne sera qu'une
construire une anthropologie, lui paraît conjecture visant à établir des connexions
dérisoire et dangereuse. Il admettra entre des matériaux disparates et qui ne
volontiers, sous les réserves faites plus tirera sa vraisemblance que de sa réussite.
haut, qu'il est un homme, c'est-à-dire qu'il PIERCEdéfinissait l'hypothèse : la somme
fait partie de la classe provisoirement iso- des résultats expérimentaux qu'elle per-
lée. Mais il considérera que ce caractère met de prévoir. Ainsi l'idée d'homme ne
d'homme doit lui être conféré a posteriori pourra être que la somme des faits
et qu'il ne peut, en tant que membre de constatés qu'elle permet d'unir. Si pour-
cette classe, être un objet d'étude privilé- tant certains psychologues usaient d'une
gié, sauf pour la commodité des expé- certaine conception de l'homme avant
riences. Il apprendra donc des autres qu'il que cette synthèse ultime ne fût possible,
est homme et sa nature d'homme ne lui ce ne pourrait être qu'à titre rigoureuse-
sera pas révélée de façon particulière sous ment personnel et comme fil conducteur
le prétexte qu'il est lui-même ce qu'il étu- ou mieux comme idée au sens kantien et
die. L'introspection ne fournira ici, leur premier devoir serait de ne jamais
comme là l'expérimentation « objective », perdre de vue qu'il s'agit d'un concept
que des faits. S'il doit y avoir plus tard un régulateur.
concept rigoureux d'homme - et cela Il résulte de tant de précautions que la
même est douteux - ce concept ne peut psychologie, pour autant qu'elle se pré-

l
tend une science, ne peut fournir qu'une gique, ils sont en pleine contradiction
l
somme de faits hétéroclites dont la plu- avec eux-mêmes. On dira que c'est préci-
part n'ont aucun lien entre eux. Quoi de 1
sément la méthode et l'ambition des
plus différent par exemple que l'étude de I sciences de la nature. A cela il faut
l'illusion stroboscopique et celle du com- I répondre que les sciences de la nature ne
plexe d'infériorité ? Ce désordre ne vient visent pas à connaître le monde mais les
pas du hasard mais des principes mêmes conditions de possibilité de certains phé-
de la science psychologique. Attendre le nomènes généraux. Il y a beau temps que
fait, c'est, par définition, attendre l'isolé, , cette notion de monde s'est évanouie sous
c'est préférer, par positivisme, l'accident à la critique des méthodologistes et cela
l'essentiel, le contingent au nécessaire, le précisément parce qu'on ne saurait à la
désordre à l'ordre ; c'est rejeter, par prin- fois appliquer les méthodes des sciences
cipe, l'essentiel dans l'avenir : « c'est pour positives et espérer qu'elles conduiront un
plus tard, quand nous aurons réuni assez jour à découvrir le sens de cette totalité
de faits ».Les psychologues ne se rendent synthétique qu'on appelle monde. Or
pas compte, en effet, qu'il est tout aussi l'homme est un être du même type que le
impossible d'atteindre l'essence en entas- monde, il est même possible, comme le
sant les accidents que d'aboutir à l'unité croit HEIDEGGER, que les notions de
en ajoutant indéfiniment des chifies à la monde et de réalité-humaine » (Dasein)
((

droite de 0,99. S'ils n'ont pour but que soient inséparables. Précisément pour
d'accumuler les connaissances de détail, cela la psychologie doit se résigner à man-
il n'y a rien à dire ; simplement on ne voit quer la réalité-humaine, si du moins cette
pas l'intérêt de ces travaux de collection- réalité-humaine existe.
neur. Mais s'ils sont animés, dans leur Appliqués à un exemple particulier,
modestie, de l'espoir louable en soi qu'on l'étude des émotions, par exemple, que
réalisera plus tard, sur la base de leurs vont donner les principes et les méthodes
monographies, une synthèse anthropolo- d u psychologue ? Tout d'abord notre
*! 5
1
connaissance de l'émotion s'ajoutera du précisément elle est ? C'est à l'expérience
dehors aux autres connaissances sur l'être également que le psychologue s'adressera
psychique. L'émotion se présentera pour établir les limites des phénomènes
l
comme une nouveauté irréductible par I
émotifs et leur définition. A vrai dire, il
rapport aux phénomènes d'attention, de , pourrait s'apercevoir ici qu'il a déjà une
l
mémoire, de perception, etc. Vous pou- idée de l'émotion puisqu'après inspection
vez, en effet, inspecter ces phénomènes et des faits il tracera une ligne de démarca-
la notion empirique que nous nous en fai- tion entre les faits d'émotion et ceux qui
sons d'après les psychologues, les tourner ne sont point tels : comment l'expérience,
et retourner à votre gré, vous n'y décou- en effet, pourrait-elle lui fournir un prin-
vrirez pas la moindre liaison essentielle cipe de démarcation s'il ne l'avait déjà ?
avec l'émotion. Toutefois, le psychologue Mais le psychologue préfère s'en tenir à la
admet que l'homme a des émotions parce croyance que les faits se sont groupés
que l'expérience le lui apprend. Ainsi d'eux-mêmes sous son regard. 11 s'agit à
l'émotion est d'abord et par principe un présent d'étudier ces émotions qu'on vient
accident. Elle fait dans les traités de psy- d'isoler. Pour cela on conviendra de réali-
chologie l'objet d'un chapitre après ser des situations émouvantes ou de
d'autres chapitres, comme le calcium s'adresser à ces sujets particulièrement
dans les traités de chimie après l'hydro- émotifs que nous offre la pathologie.
gène ou le soufre. Quant à étudier les Nous nous appliquerons alors à détermi-
conditions de possibilité d'une émotion, ner les facteurs de cet état complexe, nous
l
c'est-à-dire à se demander si la structure isolerons les réactions corporelles, que
même de la réalité-humaine rend les émo- nous pourrons d'ailleurs établir avec la
tions possibles et comment elle les rend plus grande précision, les conduites et
possibles, cela paraîtrait au psychologue l'état de conscience proprement dit. A par-
une inutilité et une absurdité : à quoi bon tir de là, nous pourrons formuler nos lois
chercher si l'émotion est possible, puisque et proposer nos explications, c'est-à-dire

que nous essaierons de relier ces trois une trentaine d'années, une discipline
types de facteurs dans un ordre irréver- I nouvelle, la phénoménologie. Son fonda-
sible. Si je suis partisan de la théorie intel- teur, HUSSERL, a été frappé d'abord par
, cette vérité : il y a incommensurabilité
lectualiste, par exemple, j'établirai une l
succession constante et irréversible entre ! entre les essences et les faits, et celui qui
l'état intime considéré comme antécédent commence son enquête par les faits ne
et les troubles physiologiques considérés parviendra jamais à retrouver les
comme conséquents. Si je pense, au essences. Si je cherche les faits psy-
contraire, avec les partisans de la théorie chiques qui sont à la base de l'attitude
périphérique : « Une mère est triste parce arithmétique de l'homme qui compte et
qu'elle pleure », je me bornerai, au fond, qui calcule, je n'arriverai jamais à recons-
à inverser l'ordre des facteurs. Ce qui est ti tuer les essences arithmétiques d'unité,
sûr, en tout cas, c'est que je ne chercherai de nombre et d'opérations. Sans toutefois
pas l'explication ou les lois de l'émotion renoncer à l'idée d'expérience (le principe
dans des structures générales et essen- de la phénoménologie est d'aller « aux
tielles de la réalité humaine, mais au choses elles-mêmes » et la base de sa
contraire dans les processus de l'émotion méthode est l'intuition eidétique), au
même, en sorte que, même dûment moins faut-il l'assouplir et faire une place
décrite et expliquée, elle ne sera jamais à l'expérience des essences et des valeurs ;
qu'un fait parmi d'autres, un fait fermé il faut reconnaître même que seules les
sur soi qui ne permettra jamais ni de com- essences permettent de classer et d'ins-
prendre autre chose que lui, ni de saisir à pecter les faits. Si nous ne recourions
travers lui, la réalité essentielle de implicitement à l'essence d'émotion, il
l'homme. nous serait impossible de distinguer,
C'est par réaction contre les insuffi- parmi la masse des faits psychiques, le
sances de la psychologie et du psycholo- groupe particulier des faits d'émotivité.
gisme que s'est constituée, il y a environ La phénoménologie prescrira donc,
puisqu'aussi bien on a eu implicitement ! transcendantale et constitutive que nous
l
recours à l'essence d'émotion, d'y faire un atteignons par la « réduction phénoméno-
recours explicite et de fixer une bonne fois i logique » ou mise du monde entre
par des concepts le contenu de cette
essence. On conçoit assez que pour elle
i
I
parenthèses B. C'est cette conscience qu'il
faut interroger et ce qui donne du prix à
l'idée d'homme ne saurait être non plus ses réponses c'est qu'elle est précisément
un concept empirique, produit de généra- mienne. Ainsi HUSSERL sait tirer parti de
lisations historiques, mais que nous avons cette proximité absolue de la conscience
besoin, au contraire, d'utiliser sans le dire par rapport à elle-même, dont le psycho-
l'essence « a priori » d'être humain pour logue n'avait pas voulu profiter. Il en tire
donner une base un peu solide aux géné- parti à bon escient et avec une totale sécu-
ralisations du psychologue. Mais en outre rité, puisque toute conscience existe dans
la psychologie, envisagée comme science la mesure exacte où elle est conscience
de certains faits humains, ne saurait être d'exister. Mais, là comme plus haut, il se
un commencement parce que les faits refuse à interroger la conscience sur des
psychiques que nous rencontrons ne sont faits : nous retrouverions sur le plan
jamais premiers. Ils sont, dans leur struc- transcendantal le désordre de la psycho-
ture essentielle, des réactions de l'homme logie. Ce qu'il va tenter de décrire et de
contre le monde ; ils supposent donc fixer par des concepts, ce sont précisé-
l'homme et le monde et ne peuvent ment les essences qui président au dérou-
prendre leur sens véritable que si l'on a lement du champ transcendantal. Il y
d'abord élucidé ces deux notions. Si nous aura donc, par exemple, une phénoméno-
voulons fonder une psychologie il faudra logie de l'émotion qui, après avoir « mis
remonter plus haut que le psychique, plus le monde entre parenthèses D, étudiera
haut que la situation de l'homme dans le l'émotion comme phénomène transcen-
monde, jusqu'à la source de l'homme, du dantal pur, et cela, non pas en s'adressant
monde et du psychique : la conscience à des émotions particulières, mais en

cherchant à atteindre et à élucider compréhension de la réalité-humaine par


l'essence transcendantale de l'émotion elle-même, si obscure que soit cette com-
comme type organisé de conscience. C'est
I
préhension. « Dans l'être de cet existant,
également de cette proximité absolue de celui-ci se rapporte lui-même à son
l'enquêteur et de l'objet enquêté que par- être » l . C'est que, en effet, la compréhen-
tira un autre phénoménologue, HEIDEG- sion n'est pas une qualité venue du dehors
GER. Ce qui différenciera toute recherche à la réalité-humaine, c'est sa manière
sur l'homme des autres types de questions propre d'exister. Ainsi la réalité-humaine
rigoureuses, c'est précisément ce fait pri- qui est moi assume son propre être en le
vilégié que la réalité-humaine est nous- comprenant. Cette compréhension, c'est
mêmes : « L'existant dont nous devons la mienne. Je suis donc d'abord un être
faire l'analyse, écrit HEIDEGGER, c'est qui comprend plus ou moins obscuré-
nous-même. L'être de cet existant est ment sa réalité d'homme, ce qui signifie
mien » '. Or, il n'est pas indifférent que que je me fais homme en me comprenant
cette réalité-humaine soit moi parce que, comme tel. Je puis donc m'interroger et,
précisément pour la réalité-humaine, sur les bases de cette interrogation, mener
exister c'est toujours assumer son être, à bien une analyse de la « réalité-
c'est-à-dire en être responsable au lieu de humaine », qui pourra servir de fonde-
le recevoir du dehors comme fait une ment à une anthropologie. Ici non plus,
pierre. Et comme « la réalité-humaine ))
naturellement, il ne s'agit pas d'introspec-
est par essence sa propre possibilité, cet tion, d'abord parce que l'introspection ne
existant peut se "choisir" lui-même en rencontre que le fait, ensuite parce que
son être, se gagner, il peut se perdre » 2 . ma compréhension de la réalité-humaine
Cette « assomption » de soi qui caracté- est obscure et inauthentique. Elle doit
rise la réalité-humaine implique une être explicitée et redressée. En tout cas
l'herméneutique de l'existence va pouvoir
1 . Sein und Zeit, p. 4 1
2. Ibid.,p. 41. 1 . Ibid.,p. 43.
fonder une anthropologie et cette anthro- puisque nous parlions d'elle tout à
pologie servira de base à toute psycholo- l'heure - HEIDEGGER pense que nous
gie. Nous sommes donc dans la situation retrouverons le tout de la réalité-
inverse de celle des psychologues puisque humaine, puisque l'émotion c'est la réa-
nous partons de cette totalité synthétique lité-humaine qui s'assume elle-même et se
qu'est l'homme et que nous établissons « dirige-émue » vers le monde. HUSSERL,
l'essence d'homme avant de débuter en de son côté, pense qu'une description
psychologie. phénoménologique de l'émotion mettra
De toute façon, la phénoménologie est au jour les structures essentielles de la
l'étude des phénomènes - non des faits. conscience, puisqu'une émotion est préci-
Et par phénomène il faut entendre « ce sément une conscience. Et réciproque-
qui se dénonce soi-même », ce dont la réa- ment un problème se posera que le psy-
lité est précisément l'apparence. « Et cette chologue ne soupçonne même pas :
"dénonciation de soi" n'est pas quel- peut-on concevoir des consciences qui
conque ... l'être de l'existant n'est pas ne comporteraient pas l'émotion dans
quelque chose "derrière quoi" il y a encore leurs possibilités, ou bien faut-il voir en
quelque chose "qui n'apparaît pas" l . En elle une structure indispensable de la
effet exister pour la réalité-humaine c'est, conscience ? Ainsi le phénoménologue
selon HEIDEGGER, assumer son propre interrogera l'émotion sz4r la conscience ou
être dans un mode existentiel de compré- sur l'homme, il lui demandera non seule-
hension ; exister pour la conscience c'est
ment ce qu'elle est mais ce qu'elle a à nous
s'apparaître, d'après HUSSERL.Puisque
apprendre sur un être dont un des carac-
l'apparence est ici l'absolu, c'est I'appa-
tères est justement qu'il est capable d'être
rence qu'il faut décrire et interroger. De ce
point de vue, dans chaque attitude ému. Et, inversement, il interrogera la
humaine - par exemple dans l'émotion, conscience, la réalité-humaine sur l'émo-
tion : qu'est-ce donc que doit être une
1 . Sein und Zeit, pp. 35-36. conscience pour que l'émotion soit pos-

sible, peut-être même pour qu'elle soit signification de l'émotion. Que faut-il
nécessaire ? entendre par là ?
Nous pouvons comprendre, à présent, Signifier c'est' indiquer autre chose ; et
les raisons de la méfiance du psychologue l'indiquer de telle sorte qu'en développant
pour la phénoménologie. La précaution la signification on trouvera précisément le
initiale du psychologue consiste en effet à signifié. Pour le psychologue l'émotion ne
considérer l'état psychique de telle sorte signifie rien parce qu'il l'étudie comme
qu'il lui ôte toute signification. L'état psy- fait, c'est-à-dire en la coupant de tout
chique pour lui est toujours un fait et, le reste. Elle sera donc dès l'origine
comme tel, toujours accidentel. Ce carac- non-signifiante, mais si vraiment tout
tère accidentel est même ce à quoi le psy- fait humain est signifiant, l'émotion par
chologue tient le plus. Si on demande à le psychologue est, par nature, morte,
un savant : pourquoi les corps s'attirent- non-psychique, inhumaine. Si nous vou-
ils selon la loi de NEWTON ? il répondra : lons faire de l'émotion, à la manière
je n'en sais rien ; parce que c'est ainsi. Et des phénoménologues, un véritable phé-
si on lui demande : et qu'est-ce que cette nomène de conscience, il faudra au
attraction signifie ? il répondra : elle ne contraire la considérer comme signifiante
signifie rien, elle est. Pareillement le psy- d'abord. C'est-à-dire que nous affïrme-
chologue, interrogé sur l'émotion, est tout rons qu'elle est dans la stricte mesure où
fier de répondre : elle est ; pourquoi ? je
<( elle signifie. Nous ne nous perdrons pas
n'en sais rien, je le constate simplement. d'abord dans l'étude des faits physiolo-
Je ne lui connais pas de signification ». Au giques parce que précisément, pris en
contraire, pour le phénoménologue, tout eux-mêmes et isolément, ils ne signifient
fait humain est par essence significatif. Si presque rien : ils sont, voilà tout. Mais, au
vous lui ôtez la signification vous lui ôtez contraire, nous tenterons, en développant
sa nature de fait humain. La tâche d'un la signification des conduites et de la
phénoménologue sera donc d'étudier la conscience émue, d'expliciter le signifié.
Ce signifié nous savons dès l'origine ce humaine. Mais nos ambitions sont plus
qu'il est : l'émotion signifie à sa manière le limitées. Nous voudrions essayer de voir,
tout de la conscience ou, si nous nous pla- sur un cas précis et concret, celui de
çons sur le plan existentiel, de la réalité- l'émotion, justement si la psychologie
humaine. Elle n'est pas un accident parce pure peut tirer une méthode et des ensei-
que la réalite-humaine n'est pas une gnements de la phénoménologie. Nous
somme de faits ; elle exprime sous un l
demeurons d'accord que la psychologie
aspect défini la totalité synthétique ne met pas l'homme en question ni le
humaine dans son intégrité. Et par là il ne monde entre parenthèses. Elle prend
faut point entendre qu'elle est l'effet de la l'homme dans le monde, tel qu'il se pré-
réalité-humaine. Elle est cette réalité- sente à travers une multitude de situa-
humaine elle-même se réalisant sous la 1
tions : au café, en famille, à la guerre.
forme émotion ». Dès lors il est impos- D'une façon générale ce qui l'intéresse
sible de considérer l'émotion comme un c'est l'homme en situation. En tant que
désordre psycho-physiologique. Elle a son telle, elle est, nous l'avons vu, subordon-
essence, ses structures particulières, ses née à la phénoménologie, puisqu'une
lois d'apparition, sa signification. Elle ne étude vraiment positive de l'homme en
saurait venir du dehors à la réalité- situation devrait avoir élucidé d'abord les
humaine. C'est l'homme au contraire qui notions d'homme, de monde, d'être-
assume son émotion et par conséquent dans-le-monde, de situation. Mais enfin la
l'émotion est une forme organisée de I
phénoménologie est à peine née et toutes
l'existence humaine. ces notions sont fort loin de leur élucida-
11 n'entre pas dans notre intention de tion définitive. La psychologie doit-elle
tenter ici une étude phénoménologique de attendre que la phénoménologie soit arri-
l'émotion. Cette étude, si on devait vée à maturité ? Nous ne le croyons pas.
l'esquisser, porterait sur l'affectivité Mais si elle n'attend pas la constitution
!
comme mode existentiel de la réalité- définitive d'une anthropologie, elle ne doit
d

pas perdre de vue que cette anthropologie significations, elle abandonnera les
est réalisable et que, si un jour elle est réa- méthodes d'introspection inductive ou
lisée, toutes les disciplines psycholo- d'observation empirique externe pour
giques devront y puiser leur source. Pour chercher seulement à saisir et à fixer
l'instant elle ne doit pas tant viser à récol- l'essence des phénomènes. Elle se don-
ter les faits qu'à interroger les phéno- nera donc, elle aussi, pour une science
mènes, c'est-à-dire précisément les événe- eidétique. Seulement, à travers le phéno-
ments psychiques dans la mesure où ils mène psychique, elle ne visera pas le
sont significations et non dans celle où ils signifié en tant que tel, c'est-à-dire préci-
sont faits purs. Par exemple elle reconnaî- sément la totalité humaine. Elle ne dis-
tra que l'émotion n'existe pas en tant que pose pas des moyens suffisants pour ten-
phénomène corporel, puisqu'un corps ne ter cette étude. Ce qui l'intéressera
peut pas être ému, faute de pouvoir confé- seulement c'est le phénomène en tant qu'il
rer un sens à ses propres manifestations. signifie. De même je puis chercher à sai-
Elle recherchera tout de suite un au-delà sir l'essence du « prolétariat » à travers le
aux troubles vasculaires ou respiratoires, mot prolétariat D. En ce cas je ferai de
cet au-delà étant le sens de la joie ou de la sociologie. Mais le linguiste étudie le
la tristesse. Mais comme ce sens n'est pré- mot prolétariat en tant qu'il signifie prolé-
cisément pas une qualité posée du dehors tariat et il s'inquiétera des vicissitudes du
sur la joie ou la tristesse, comme il mot en tant que porteur de signification.
n'existe que dans la mesure où il s'appa- Une telle science est parfaitement pos-
raît, c'est-à-dire où il est « assumé » par la sible.
réalité-humaine, c'est la conscience Que lui manque-t-il pour être réelle ?
même qu'elle interrogera, puisque la joie D'avoir fait ses preuves. Nous avons mon-
n'est joie qu'en tant qu'elle s'apparaît tré que si la réalité-humaine apparaît au
comme telle. Et, précisément parce psychologue comme une collection de
qu'elle ne recherche pas les faits mais les données hétéroclites, c'est que le psycho-
. '?>
logue s'est placé volontairement sur le ter-
rain où cette réalité devait lui apparaître
comme telle. Mais cela n'implique pas
nécessairement que la réalité-humaine
soit autre chose qu'une collection. Ce que
nous avons prouvé c'est seulement qu'elle
ne peut pas apparaître autrement au psy-
Esquisse d'une théorie des émotions
chologue. Reste à savoir si elle supporte
en son fond une enquête phénoméno-
logique, c'est-à-dire si l'émotion, par
exemple, est véritablement un phéno-
mène signifiant. Pour en avoir le cœur
net, il n'est qu'un moyen, celui, d'ailleurs,
que préconise le phénoménologue, aller
aux choses elles-mêmes ».Que l'on veuille
bien considérer les pages qui suivent
comme une expérience de psychologie
phénoménologique. Nous allons essayer
de nous placer sur le terrain de la signi-
fication et de traiter l'émotion comme
phénomène.

1. Les théories classiques

On sait toutes les critiques qu'a soule-


vées la théorie périphérique des émotions.
Comment expliquer les émotions fines ?
La joie passive ? Comment admettre que
des réactions organiques banales puissent
rendre compte d'états psychiques quali-
fiés ? Comment des modifications quanti-
tatives et, par là même, quasi continues
dans les fonctions végétatives peuvent-
elles correspondre à une série qualitative
d'états irréductibles entre eux ? Par
exemple, les modifications physiologiques
qui correspondent à la colère ne diffèrent
1 que par l'intensité de celles qui corres-
pondent à la joie (rythme respiratoire un que l'état de conscience dit « joie, colère,
peu accéléré, légère augmentation du 1
etc. » n'est rien autre que la conscience
I
tonus musculaire, accroissement des I des manifestations physiologiques -, leur
échanges biochimiques, de la tension projection dans la conscience, si l'on veut.
artérielle, etc.) : et pourtant la colère n'est Or, tous les critiques de JAMES, examinant
pas une joie plus intense, elle est autre successivement « l'état » de conscience
chose, du moins en tant qu'elle se donne « émotion » et les manifestations physio-
à la conscience. Il ne servirait à rien de logiques concomitantes, ne reconnaissent
montrer dans la joie une excitation qui pas dans celui-là la projection, l'ombre
prédispose à la colère, de citer ces idiots portée de celles-ci. Ils y trouvent plus et
qui passent continûment (par exemple en - qu'ils en soient clairement conscients
se balançant sur un banc et en accélérant ou non - autre chose. Plus : on a beau
leur balancement) de la joie à la colère. pousser à l'extrême, en imagination, les
L'idiot qui est en colère n'est pas « ultra désordres du corps on ne saurait com-
joyeux ». Même s'il est passé de la joie à prendre pourquoi la conscience corres-
la colère (et rien ne permet d'affirmer qu'il pondante serait conscience terrorisée. La
n'y a pas eu entre-temps intervention terreur est un état extrêmement pénible,
d'une foule d'événements psychiques) la l
insupportable même et il est inconcevable
colère est irréductible à la joie. qu'un état corporel saisi pour lui-même et
Il me semble que le fond commun à en lui-même apparaisse à la conscience
toutes ces objections pourrait se résumer avec ce caractère atroce. Autre chose :
ainsi : W. JAMESdistingue dans l'émotion c'est qu'en effet, même si, objectivement
deux groupes de phénomènes : un groupe perçue, l'émotion se présentait comme un
de phénomènes physiologiques - un désordre physiologique, en tant que fait
groupe de phénomènes psychologiques de conscience elle n'est point désordre ni
que nous appellerons, à sa suite, l'état de chaos tout pur, elle a un sens, elle signifie
1
conscience ; l'essentiel de sa thèse c'est quelque chose. Et par là, nous n'enten-
I

dons pas seulement qu'elle se donne émotion complète. En outre, à supposer


comme une qualité pure : elle se pose même que l'existence d'une sensibilité
comme une certaine relation de notre être corticothalamique fût établie, il faudrait
psychique avec le monde ; et cette relation poser à nouveau la question préalable :
- ou plutôt la conscience que nous pre- est-ce qu'un trouble physiologique, quel
nons d'elle - n'est pas un lien chaotique qtc'il soit, peut rendre compte du carac-
entre le moi et l'univers ; c'est une struc- tère organisé de l'émotion ?
ture organisée et descriptible. C'est ce que JANETa fort bien compris,
Je ne v ~ i pas
s que la sensibilité cortico- mais exprimé sans beaucoup de bonheur
thalamique, récemment inventée par , lorsqu'il a dit que JAMESdans sa descrip-
ceux mêmes qui font ces critiques à tion de l'émotion avait manqué le psy-
JAMES, permette une réponse satisfaisante chique. Se plaçant sur un terrain exclusi-
à la question. D'abord la théorie périphé- vement objectif, JANET ne veut enregistrer
rique de JAMESavait un gros avantage : que les manifestations extérieures de
elle ne tenait compte que des troubles l'émotion. Mais, à ne considérer même
physiologiques directement ou indirecte- que les phénomènes organiques qu'on
ment décelables. La théorie de la sensibi- peut décrire et déceler de l'extérieur, il
lité cérébrale fait appel à un trouble cor- estime que ces phénomènes sont immé-
tical invérifiable. SHERRINGTON a fait des diatement susceptibles d'être classés en
expériences sur des chiens et on peut deux catégories : les phénomènes psy-
chiques ou conduites, les phénomènes
louer, certes, sa dextérité d'opérateur.
Mais ces expériences prises en elles- 1
I
physiologiques. Une théorie de l'émotion
mêmes ne prouvent absolument rien. De qui voudrait restituer au psychique sa
ce qu'une tête de chien pratiquement iso- I part prépondérante devrait faire de l'émo-
lée du corps donne encore des signes tion une conduite. Mais JANET est sensible
d'émotion, je ne vois pas qu'on ait le droit comme JAMES, malgré tout, à l'apparence
de conclure que le chien éprouve une de désordre que présente toute émotion.
11 fait donc de l'émotion une conduite se confesser, ne peuvent pas venir à bout
moins bien adaptée, ou, si l'on préfère, de leur confession et finissent par éclater
une conduite de désadaptation, une en sanglots, parfois même par prendre
conduite d'échec. Quand la tâche est trop une crise de nerfs. Ici encore la conduite
difficile et que nous ne pouvons tenir la à tenir est trop difficile. Les pleurs, la crise
conduite supérieure qui s'y adapterait, de nerfs représentent une conduite
l'énergie psychique libérée se dépense par d'échec qui se substitue à la première par
un autre chemin : on tient une conduite dérivation. Il n'y a pas lieu d'insister, les
inférieure, qui nécessite une tension psy- exemples abondent. Qui ne se souvient
chologique moindre. Voici, par exemple, d'avoir échangé des railleries avec un
une jeune fille à qui son père vient de dire camarade, d'être resté calme tant que la
qu'il a des douleurs au bras et qu'il partie paraissait égale et de s'être irrité au
redoute un peu la paralysie. Elle roule par moment précis où il ne trouvait plus rien
à répondre. Ainsi JANETpeut-il se vanter
terre en proie à une violente émotion, qui
revient quelques jours plus tard, avec la d'avoir réintégré le psychique dans l'émo-
même violence et la contraint finalement tion : la conscience que nous prenons de
à réclamer les secours des médecins. Au l'émotion - conscience qui d'ailleurs
cours du traitement, elle avoue que l'idée n'est ici qu'un phénomène secondaire '
- n'est plus le simple corrélatif de
de soigner son père et de mener une
troubles physiologiques : c'est la
vie austère de garde-malade lui avait sou-
conscience d'un échec et d'une conduite
dain paru insupportable. L'émotion repré-
d'échec. La théorie paraît séduisante : elle
sente donc ici une conduite d'échec, c'est
est bien une thèse psychologique et elle
le remplacement de la « conduite-de-
demeure d'une simplicité toute méca-
garde-malade-ne-pouvant-être-tenue N .
niste. Le phénomène de dérivation n'est
De même, dans son ouvrage sur llObses-
sion et la Psychasthénie, JANETcite le cas 1 . Mais non pas un épiphénomène : la conscience est
1 conduite des conduites.
de plusieurs malades qui, venus à lui pour

l
rien de plus qu'un changement de voie ,l l'accent plus que JAMESsur l'échec. Mais
pour l'énergie nerveuse libérée. que faut-il entendre par là ? Si nous consi-
1
Et pourtant que d'obscurités dans ces dérons objectivement l'individu comme
quelques notions, si claires en apparence. un système de conduites, et si la dériva-
A m i e u considérer les choses, on s'aper- I tion se fait automatiquement, l'échec n'est
çoit que JANETne parvient à dépasser rien, il n'existe pas, il y a simplement rem-
JAMES qu'en usant implicitement d'une placement d'une conduite par u n
finalité que sa théorie repousse explicite- ensemble diffus de manifestations orga-
ment. Qu'est-ce en effet qu'une conduite niques. Pour que l'émotion ait la signifi-
d'échec ? Devons-nous entendre seule- cation psychique d'échec, il faut que la
ment par là le substitut automatique conscience intervienne et lui confère cette
d'une conduite supérieure que nous ne signification, il faut qu'elle retienne
pouvons tenir? En ce cas, l'énergie ner- comme un possible la conduite supé-
veuse se déchargerait au hasard et selon rieure et qu'elle saisisse l'émotion précisé-
la loi du moindre effort. Mais alors ment comme un échec par rapport à cette
l'ensemble des réactions émotives serait conduite supérieure. Mais ce serait don-
moins une conduite d'échec qu'une ner à la conscience un rôle constitutif, ce
absence de conduite. Il y aurait une réac- que JANETne veut à aucun prix. Si l'on
tion organique diffuse à la place d'une voulait garder un sens à la théorie de
réaction adaptée, un désordre. Mais n'est- JANET,on serait logiquement conduit à
ce pas précisément ce que dit JAMES? adopter la position de M. WALLON.Dans
L'émotion n'intervient-elle pas précisé-
l un article de la Revue des Cours et Confé-
I
ment pour lui au moment d'une désadap- rences, M. WALLONpropose cette interpré-
tation brusque et ne consiste-t-elle pas
l
tation : il existerait un circuit nerveux pri-
essentiellement dans l'ensemble de mitif, chez l'enfant. L'ensemble des
désordres que cette désadaptation amène réactions d'un nouveau-né au chatouille-
l
dans l'organisme ? Sans doute JANETmet ment, à la douleur, etc. seraient toujours
commandées par ce circuit (frissons, nique qui relierait toutes les manifesta-
contractions musculaires diffuses, accélé- tions émotives. 11 va sans dire que JAMES
rations du rythme cardiaque, etc.) et eût accepté sans embarras l'existence d'un
constitueraient ainsi une première adap- pareil circuit, si elle avait été prouvée. Il
tation organique, adaptation héritée, aurait tenu cette modification à sa propre
naturellement. Par la suite, nous appren- théorie pour peu importante parce qu'elle
drions des conduites et réaliserions des était d'ordre strictement physiologique.
montages nouveaux, c'est-à-dire de nou- Ainsi donc JANET,si nous nous en tenons
veaux circuits. Mais, lorsque, dans une aux termes mêmes de sa thèse, est beau-
situation neuve et difficile, nous ne sau- coup plus proche de JAMES qu'il ne veut
rions trouver la conduite adaptée qui lui bien le dire, il a échoué dans sa tentative
convient, il se ferait un retour au circuit pour réintroduire le « psychique » dans
nerveux primitif. On voit que cette théo- l'émotion ; il n'a pas expliqué non plus
rie représente la transposition des vues de pourquoi il y a diverses conduites
JANET sur le plan de behaviourism pur, d'échec ; pourquoi je peux réagir à une
puisque, en somme, les réactions émo- agression brusque par la peur ou par la
tionnelles sont données non pas comme colère. Les exemples qu'il cite d'ailleurs
un pur désordre, mais comme une reviennent presque tous à des bouleverse-
moindre adaptation : premier système ments émotionnels peu différenciés (san-
organisé de réflexes défensifs, le circuit glots, crise de nerfs, etc.) beaucoup plus
nerveux de l'enfant est désadapté par rap- proches du choc émotionnel proprement
port aux besoins de l'adulte, mais en lui- dit que de l'émotion qualifiée.
même il est une organisation fonction- Mais il semble qu'il y ait chez JANETune
nelle, analogue au réflexe respiratoire par théorie sous-jacente de l'émotion - et
exemple. Mais on voit aussi que cette d'ailleurs des conduites en général - qui
thèse ne se différencie de celle de JAMES réintroduirait sans la nommer la finalité.
que par la supposition d'une unité orga- Dans ses exposés généraux sur la psychas-

thénie ou l'affectivité, il insiste, nous hypothèses il y a remplacement de la


l'avons dit, sur le caractère automatique conduite par des manifestations diffuses.
de la dérivation. Mais dans beaucoup de Aussi JANET passe-t-il aisément de l'une à
ses descriptions il laisse entendre que le l'autre : c'est ce qui fait l'ambiguïté de sa
malade se jette dans la conduite infé- théorie. Mais, en réalité, un abîme sépare
rieure pour ne pas tenir la conduite supé- ces deux interprétations. La première, en
rieure. Ici, c'est le malade lui-même qui effet, est purement mécaniste et - nous
proclame son échec, avant même d'avoir l'avons vu - assez voisine au fond des
entrepris la lutte, et la conduite émotive vues de JAMES. La seconde, au contraire,
vient masquer l'impossibilité de tenir la nous apporte vraiment du nouveau : elle
conduite adaptée. Reprenons l'exemple seule mérite vraiment le titre de théorie
que nous citions plus haut : une malade psychologique des émotions, elle seule
vient trouver JANET, elle veut lui confier le fait de l'émotion une conduite. C'est que,
secret de ses troubles, lui décrire minu- en effet, si nous réintroduisons ici la fina-
tieusement ses obsessions. Mais elle ne le lité, nous pouvons concevoir que la
peut pas : c'est une conduite sociale trop conduite émotionnelle n'est nullement un
difficile pour elle. Alors elle sanglote. Mais désordre : c'est un système organisé de
sanglote-t-elle parce qu'elle ne peut rien moyens qui visent une fin. Et ce système
dire ? ses sanglots sont-ils des efforts est appelé pour masquer, remplacer,
vains pour agir, un bouleversement diffus repousser une conduite qu'on ne peut ou
qui représenterait la décomposition d'une qu'on ne veut pas tenir. Du même coup,
conduite trop difficile ? ou bien sanglote- l'explication de la diversité des émotions
t-elle précisément pour ne rien dire ? devient facile : elles représentent, cha-
Entre ces deux interprétations la diffé- cune, un moyen différent d'éluder une dif-
rence semble mince au premier abord : ficulté, une échappatoire particulière, une
dans les deux hypothèses il y a une tricherie spéciale.
conduite impossible à tenir, dans les deux Mais JANET nous a livré ce qu'il pou-
I
vait : il est trop incertain, partagé entre un I dans notre exemple, le cercle qu'on ne
I doit pas franchir forme, dans la percep-
finalisme spontané et un mécanisme de
principe. Ce n'est pas à lui que nous I
tion du sujet, une barrière d'où émane
demanderons d'exposer cette théorie pure une force dirigée en sens contraire de la
de l'émotion-conduite. On la trouve ébau- première. Le conflit des deux forces
chée chez des disciples de KOHLERet I engendre dans le champ ~hénoménalune
notamment chez LEWIN et DEMBO2 . ' I tension ... La solution trouvée, l'acte réussi
Voici ce qu'écrit à ce sujet P. GUILLAUME mettraient fin à cette tension ... Il y a toute
dans sa Psychologie de la Forme 3. une psychologie de l'acte de remplace-
c Prenons l'exemple le plus simple : on ment ou de substitution, de l'Ersatz à
propose au sujet d'atteindre un objet laquelle l'école de LEWINa apporté une
placé sur une chaise, mais sans mettre le intéressante contribution. Sa forme est
pied en dehors d'un cercle tracé sur le sol ; I
très variable : les demi-résultats atteints
les distances sont calculées pour que la peuvent contribuer à la fixer. Parfois le
1
chose soit très difficile ou impossible 1 sujet facilite l'acte en s'affranchissant de
directement, mais on peut résoudre le quelques-unes des conditions imposées
problème par des moyens indirects... Ici 1 de quantité, de qualités de vitesse, de
la force orientée vers l'objet prend un sens durée et même en modifiant la nature de
clair et concret. D'autre part il y a dans ces I sa tâche ; dans d'autres cas, il s'agit
problèmes un obstacle à l'exécution d'actes irréels, symboliques ; on fait un
directe de l'acte ; l'obstacle peut être geste évidemment vain dans la direction
matériel ou moral ; c'est par exemple une de l'acte ; on décrit cet acte au lieu de
règle qu'on s'est engagé à observer. Ainsi, l'accomplir, on imagine des procédés chi-
1 . LEWIN,Vorsatz, Wille und Bedürfnis. Psy. For- mériques actifs (si j'avais ... il faudrait...)
schung, VII, 1926. en dehors des conditions réelles ou impo-
2. DEMBO, Das Aerger als dynamisches Problem. Psy.
Forsch., 1931, pp. 1-144.
l
I
sées qui permettraient de l'accomplir. Si
3. Bib. de Philosophie scientifique, pp. 138-142.
I les actes de substitution sont impossibles

ou s'ils n'apportent pas de résolution suf- L'évasion n'est qu'une solution brutale
fisante, la tension persistante se manifeste l puisqu'il faut briser la barrière générale et
par la tendance à renoncer à l'épreuve, à
s'évader du champ ou à se replier sur soi-
même dans une attitude passive. Nous
avons dit, en effet, que le sujet se trouve 1
1 accepter une diminution du moi. Le repli
sur soi-même. l'enkystement qui élève
entre le champ hostile et moi une barrière
de protection, est une autre solution éga-
soumis à l'attraction positive du but et à I lement médiocre.
l'action répulsive, négative de la barrière ; I La continuation de l'épreuve peut abou-
de plus, le fait d'avoir accepté de se sou- tir dans ces conditions à des désordres
mettre à l'épreuve a conféré à tous les émotionnels, autres formes encore plus
autres objets du champ une valeur néga- primitives de libération de tensions. Les
tive, en ce sens que toutes les diversions accès de colère parfois très violents qui
étrangères à la tâche sont ipso facto I

surviennent chez certaines personnes


impossibles. Le sujet est donc en quelque
I sont bien étudiés dans le travail de
sorte enfermé dans une enceinte close de
toutes parts : une seule issue positive
T. DEMBO.La situation subit une simplifi-
existe, mais elle est fermée par la barrière cation structurale. Il y a dans la colère, et
spécifique. Cette situation correspond au sans doute dans toutes les émotions, un
1
diagramme ci-dessous. affaiblissement des barrières qui séparent
les couches profondes et superficielles du
I moi et qui, normalement, assurent le
I contrôle des actes par la personnalité pro-
I fonde et la domination de soi-même ; un
1 affaiblissement des barrières entre le réel
et l'irréel. Par contre, du fait que l'action
l
I est bloquée, les tensions entre l'extérieur
et l'intérieur continuent à augmenter : le
caractère négatif s'étend uniformément à
tous les objets du champ qui perdent leur état de haute tension, la solution délicate
valeur propre ... La direction privilégiée et précise d'un problème, nous agissons
du but ayant disparu, la structure diffé- sur nous-mêmes, nous nous abaissons et
renciée que le problème imposait au nous nous transformons en un être tel que
champ est détruite... Les faits particuliers des solutions grossières et moins adaptées
notamment les réactions physiologiques lui suffiront (par exemple déchirer la
variées qu'on s'est plu à décrire en leur feuille qui porte l'énoncé du problème).
attribuant une signification particulière Ainsi la colère apparaît ici comme une
ne sont intelligibles qu'à partir de cette évasion : le sujet en colère ressemble à un
conception d'ensemble de la topologie de homme qui, faute de pouvoir défaire les
l'émotion ... » nœuds des cordes qui l'attachent, se tord
Nous voici donc arrivés, au terme de en tout sens dans ses liens. Et la conduite
cette longue citation, à une conception « colère » moins bien adaptée au pro-
fonctionnelle de la colère. Certes, la colère blème que la conduite supérieure - et
n'est pas un instinct, ni une habitude, impossible - qui le résoudrait est cepen-
ni un calcul raisonné. Elle est une solu- dant précisément et parfaitement adaptée
tion brusque d'un conflit, une façon de a u besoin de rompre la tension, de
trancher le nœud gordien. Et nous retrou- secouer cette chape de plomb qui pèse sur
vons, certes, la distinction de JANETentre nos épaules. On pourra comprendre,
les conduites supérieures et les conduites désormais, les exemples que nous citions
inférieures ou dérivées. Seulement cette plus haut : la psychasthénique qui vient
distinction, ici, prend tout son sens : c'est voir JANETveut lui faire sa confession.
nous qui nous mettons nous-mêmes Mais la tâche est trop difficile. La voici
en état de totale infériorité, parce qu'à donc dans un monde étroit et menaçant
ce niveau très bas nos exigences sont qui attend d'elle un acte précis et qui le
moindres, nous nous satisfaisons avec repousse en même temps. JANETlui-
moins de frais. Ne pouvant trouver, en même signifie, par son attitude, qu'il

écoute et qu'il attend. Mais en même injures, menaces qui « valent pour » le
temps par son prestige, par sa personna- trait d'esprit que je n'ai su trouver, et je
lité, etc., il repousse cette confession. 11 deviens, par la transformation brusque
faut échapper à cette tension intolérable que je m'impose, moins exigeant sur le
et la malade ne le peut qu'en exagérant sa choix des moyens.
faiblesse, son désarroi, en détournant son Pourtant, au point où nous en sommes
attention de l'acte à faire, pour la repor- venus, nous ne saurions être satisfaits. La
ter sur soi (« que je suis malheureuse 2) théorie de la conduite-émotion est par-
en transformant, par son attitude même, faite, mais, dans sa pureté et dans la per-
JANETde juge en consolateur, en extério- fection même, nous pouvons voir son
risant et en jouant l'impossibilité même insufisance. Dans tous les exemples que
où elle est de parler, en commuant la nous avons cités, le rôle fonctionnel de
nécessité précise de donner tel ou tel ren- l'émotion est indéniable. Mais il est aussi,
seignement en une pression lourde et en tant que tel, incompréhensible.
indifférenciée que le monde exerce sur J'entends que pour DEMBOet les psycho-
elle. C'est alors que les sanglots et la crise logues de la forme, le passage de l'état de
de nerfs vont apparaître. De même, il est recherche à l'état de colère s'explique par
facile de comprendre l'accès de colère qui la rupture d'une forme et la reconstitution
me saisit, lorsque je ne sais plus que d'une autre forme. Et je comprends à la
répondre à un railleur. La colère ici n'a rigueur la rupture de la forme « problème
pas tout à fait le même rôle que dans sans solution » ; mais comment puis-je
l'exemple de DEMBO.Il s'agit de transpor- admettre l'apparition de l'autre forme ? Il
ter la discussion sur un autre plan : je n'ai faut songer qu'elle se donne nettement
pas pu être spirituel, je me fais redoutable comme le substitut de la première. Elle
et intimidant. Je veux faire peur. En n'existe que par rapport à la première. 11
même temps, j'use de moyens dérivés y a donc un seul processus qui est trans-
(Ersatze) pour vaincre mon adversaire : formation de forme. Mais je ne puis com-
,
,
.
- *
prendre cette transformation sans poser
d'abord la conscience. Elle seule peut par
1 nous renvoie enfin à la conscience. C'est
par là que nous aurions dû commencer et
son activité synthétique rompre et recons- il convient à présent de formuler le véri-
tituer des formes sans cesse. Elle seule table problème.
peut rendre compte de la finalité de I'émo-
tion. En outre, nous avons vu que toute la
description de la colère faite par
GUILLAUME d'après DEMBOnous montre
comme visant à transformer
l'aspect du monde. Il s'agit « d'affaiblir les
barrières entre le réel et l'irréel », de
(( détruire la structure différenciée que le
problème imposait au champ B. A mer-
veille, mais dès qu'il s'agit de poser un
rapport du monde au moi, nous ne pou-
vons plus nous contenter d'une psycholo-
gie de la forme. 11 faut de toute évidence
recourir à la conscience. Et d'ailleurs
n'est-ce pas à elle, en fin de compte, que
GUILLAUME a recours lorsqu'il dit que le
coléreux affaiblit les barrières qui
séparent les couches profondes et super-
ficielles du moi » ? Ainsi la théorie physio-
logique de JAMESnous a conduit, par son
insuffisance même, à la théorie des
conduites de JANET,celle-ci à la théorie de
l'émotion-forme fonctionnelle et celle-ci

II. La théorie psychanalytique

On ne peut comprendre l'émotion que


si l'on y cherche une signification. Cette
signification est par nature d'ordre fonc-
tionnel. Nous sommes donc amenés à par-
ler d'une finalité de l'émotion. Cette fina-
lité, nous la saisissons d'une manière très
concrète par l'examen objectif de la
conduite émotionnelle. 11 ne s'agit nulle-
ment d'une théorie plus ou moins obscure
de l'émotion-instinct qui se fonderait sur
des principes a priori ou des postulats. La
simple considération des faits nous
conduit à une intuition empirique de la
signification finaliste de l'émotion. Si
nous essayons d'autre part de fixer dans
-
-
une intuition pleine l'essence de l'émotion ' compte ainsi de ce caractère essentiel de
comme fait de l'interpsychologie nous sai- l'émotion : elle est subie, elle surprend,
sissons cette finalité comme inhérente à elle se développe selon ses lois propres et
sa structure. Et tous les psychologues qui sans que notre spontanéité consciente
ont réfléchi à la théorie périphérique de puisse modifier son cours d'une façon très
JAMES ont eu plus ou moins conscience de 1
appréciable. Cette dissociation du carac-
cette signification finaliste : c'est elle, par tère organisé de l'émotion, dont on rejet-
exemple, que JANETdécore du nom de terait le thème organisateur dans l'incons-
« psychique », c'est elle que les psycho- , cient - et de son caractère inéluctable,
logues ou les physiologistes comme CAN- ; qui ne serait tel que pour la conscience du
NON et SHERRINGTON essaient de réintro- sujet, rendrait à peu près le même service
duire dans la description des faits émotifs sur le plan de la psychologie empirique
avec leur hypothèse d'une sensibilité céré- que, sur le plan métaphysique, la distinc-
brale, c'est elle encore que nous retrou- i tion kantienne entre le caractère empi-
vons chez WALLON ou, plus récemment, rique et le caractère nouménal.
chez les psychologues de la Forme. Cette Il est de fait que la psychologie psycha-
finalité suppose une organisation synthé- nalytique a été certainement la première
tique des conduites qui ne peut être que à mettre l'accent sur la signification des
l'inconscient des psychanalystes ou la faits psychiques ; c'est-à-dire que, la pre-
conscience. Or, il serait à la rigueur assez mière, elle a insisté sur ce fait que tout
facile de faire une théorie psychanaly- état de conscience vaut pour autre chose
tique de l'émotion-finalité. On pourrait que lui-même. Par exemple ce vol mal-
sans trop de peine montrer la colère, ou adroit opéré par un obsédé sexuel n'est
la peur comme des moyens utilisés par pas simplement « vol-maladroit ». Il nous
des tendances inconscientes pour se satis- renvoie à autre chose que lui-même, dès
faire symboliquement, pour rompre un le moment où nous le considérons avec
état de tension insupportable. On rendrait les psychanalystes comme phénomène

d'auto-punition. Il renvoie alors au com- passive puisse signifier la fuite, la


plexe premier dont le malade essaie de se recherche d'un refuge, c'est certain, et
justifier en se punissant. On voit qu'une nous essaierons d'en montrer la raison.
théorie psychanalytique de l'émotion Ce qui est en question ici, c'est le principe
serait possible. N'existe-t-elle point déjà ? même des explications psychanalytiques.
Cette femme a la phobie des lauriers. C'est lui que nous voudrions envisager ici.
Voit-elle un massif de lauriers, elle s'éva- L'interprétation psychanalytique con-
nouit. Le psychanalyste découvre dans çoit le phénomène conscient comme la
son enfance un pénible incident sexuel lié réalisation symbolique d'un désir refoulé
à un buisson de laurier. Que sera donc ici par la censure. Notons que pour la
l'émotion ? Un phénomène de refus, de conscience ce désir n'est pas impliqué
censure. Non pas de refus du laurier. Un dans sa réalisation symbolique. Pour
refus de revivre le souvenir lié au laurier. autant qu'il existe par et dans notre
L'émotion ici est une fuite devant la révé- conscience il est uniquement ce pour quoi
lation à se faire, comme le sommeil est il se donne : émotion, désir de sommeil,
parfois une fuite devant la décision à vol, phobie du laurier, etc. S'il en était
prendre, comme la maladie de certaines autrement et si nous avions quelque
jeunes filles est, pour STECKEL, une fuite conscience même implicite de notre véri-
devant le mariage. Naturellement l'émo- table désir, nous serions de mauvaise foi
tion ne sera pas toujours évasion. On peut et le psychanalyste ne l'entend pas ainsi.
déjà entrevoir chez les psychanalystes une II en résulte que la signification de notre
interprétation de la colère comme assou- comportement conscient est entièrement
vissement symbolique de tendances extérieure à ce comportement lui-même,
sexuelles. Et, certes, aucune de ces inter- ou, si l'on préfère, le signifié est entière-
prétations n'est à repousser. Que la colère ment coupé du signifiant. Ce comporte-
puisse signifier le sadisme, cela n'est point ment du sujet est en lui-même ce qu'il est
douteux. Que l'évanouissement de la peur (si nous appelons « en lui-même » ce qu'il
est pour soi) mais il est possible de le , par rapport à sa signification, c'est-à-dire
d é c h i b e r par des techniques appro- la recevoir du dehors comme une qualité
priées, comme on déchiffre un langage
décrit. En un mot le fait conscient est
i
I
extérieure, - comme c'est une qualité
extérieure pour le bois brûlé d'avoir été
par rapport au signifié comme une chose, I brûlé par des hommes qui voulaient se
effet d'un certain événement, est par rap- I réchauffer ? Il semble que d'abord le pre-
port à cet événement : par exemple
comme les vestiges d'un feu allumé dans
la montagne sont par rapport aux êtres
humains qui ont allumé ce feu. Les pré-
i mier résultat d'une semblable interpréta-
tion c'est de constituer la conscience en
chose par rapport au signifié, c'est
admettre que la conscience se constitue
sences humaines ne sont pas contenues en signification sans être consciente de la
dans les cendres qui demeurent. Elles y signification qu'elle constitue. Il y a là une
sont liées par un rapport de causalité : le contradiction flagrante, à moins que l'on
rapport est externe, les vestiges du foyer ne considère la conscience comme un
sont passifs par rapport à cette relation existant du même type qu'une pierre ou
causale comme tout effet par rapport à sa qu'une bâche. Mais dans ce cas il faut
cause. Une conscience qui n'aurait pas entièrement renoncer au cogito cartésien
acquis les connaissances techniques et faire de la conscience un phénomène
nécessaires ne pourrait pas saisir ces ves- secondaire et passif. Pour autant que la
tiges comme signes. En même temps ces conscience se fait, elle n'est jamais rien
vestiges sont ce qu'ils sont, c'est-à-dire que ce qu'elle s'apparaît. Si donc elle
qu'ils existent en soi en dehors de toute possède une signification, elle doit la
interprétation signifiante : ils sont des contenir en elle comme structure de
morceaux de bois à demi calcinés, voilà conscience. Cela ne veut point dire que
tout. cette signification doive être parfaitement
Pouvons-nous admettre qu'un fait de explicite. Il y a bien des degrés possibles
conscience puisse être comme une chose , de condensation et de clarté. Cela veut

dire seulement que nous ne devons pas de saisir un lien immanent de compréhen-
interroger la conscience du dehors, sion entre la symbolisation et le symbole.
comme on interroge les vestiges du foyer Seulement il faudra convenir de ce que la
ou le campement, mais du dedans, qu'on conscience se constitue en symbolisation.
doit chercher en elle la signification. La i Dans ce cas, il n'y a rien derrière elle et le
conscience, si le cogito doit être possible,
est elle-même, le fait, la signification et le
1 rapport entre symbole, symbolisé et
symbolisation est un lien intrastructural
signifié. I de la conscience. Mais si nous ajoutons
A vrai dire ce qui rend difficile une r é h - que la conscience est symbolisante sous la
tation exhaustive de la psychanalyse, c'est pression causale d'un fait transcendant
que le psychanalyste ne considère pas la qui est le désir refoulé, nous retombons
signification comme conférée entière- dans la théorie précédemment signalée
ment du dehors à la conscience. Il y a tou-
jours pour lui une analogie interne entre
1 qui fait du rapport du signifié au signi-
fiant un rapport causal. C'est la contradic-
le fait conscient et le désir qu'il exprime tion profonde de toute psychanalyse que
1
puisque le fait conscient symbolise avec le de présenter à la fois un lien de causalité
l
complexe exprimé. Et ce caractère de sym- et un lien de compréhension entre les
bole, pour le psychanalyste, n'est évidem- phénomènes qu'elle étudie. Ces deux
ment pas extérieur au fait de conscience types de liaison sont incompatibles. Aussi
lui-même : il en est constitutif: Sur ce I le théoricien de la psychanalyse établit-il
point nous sommes tout à fait d'accord des liens transcendants de causalité rigide
avec lui : que la symbolisation soit consti-
tutive de la conscience symbolique, cela
i, entre les faits étudiés (une pelote à
épingles signifie toujours dans le rêve des
ne fait aucun doute pour qui croit à la seins de femme, entrer dans un wagon
valeur absolue du cogito cartésien. Mais il signifie faire l'acte sexuel), tandis que le
faut s'entendre : si la symbolisation est praticien s'assure des réussites en étu-
constitutive de la conscience, il est loisible diant surtout les faits de conscience en
compréhension, c'est-à-dire en cherchant tion comme un certain type de réponse
avec souplesse le rapport intra-conscient adaptée à une situation extérieure, com-
entre symbolisation et symbole. ment se fait-il donc qu'elle n'ait pas
Pour notre part nous ne repoussons pas conscience de cette adaptation ? Et il faut
les résultats de la psychanalyse lorsqu'ils reconnaître que leur théorie rend parfai-
sont obtenus par la compréhension. Nous tement compte de ce décalage entre la
nous bornons à nier toute valeur et toute signification et la conscience, ce qui ne
intelligibilité à sa théorie sous-jacente de doit pas nous étonner puisqu'elle est pré-
la causalité psychique. Et, par ailleurs, cisément faite pour cela. Mieux encore,
nous affirmons que, dans la mesure où le diront-ils, dans la plupart des cas,
nous luttons en tant que spontanéité
psychanalyste fait usage de compvéhen-
consciente contre le développement des
sion pour interpréter la conscience,
manifestations émotionnelles : nous
mieux vaudrait franchement reconnaître
essayons de maîtriser notre peur, de cal-
que tout ce qui se passe dans la mer notre colère, de réfréner nos sanglots.
conscience ne peut recevoir son explica- Ainsi non seulement nous n'avons pas
tion que de la conscience elle-même. conscience de cette finalité de l'émotion
Nous voilà donc revenus à notre point de mais encore nous repoussons l'émotion
départ : une théorie de l'émotion qui de toutes nos forces et elle nous envahit
affirme le caractère signifiant des faits malgré nous. Une description phénomé-
émotifs doit chercher cette signification nologique de l'émotion se doit de lever ces
dans la conscience elle-même. Autrement contradictions.
dit c'est la conscience qui se fait elle-même
conscience, émue pour les besoins d'une
signification interne.
A vrai dire les partisans de la psychana-
lyse soulèveront aussitôt une difficulté de
principe : si la conscience organise l'émo-

III. Esquisse d'une théorie


phénoménologique

Ce qui nous aidera peut-être dans notre


recherche, c'est une remarque prélimi-
naire qui peut servir de critique générale
à toutes les théories de l'émotion que nous
avons rencontrées (sauf peut-être à la
théorie de DEMBO): tout se passe pour la
plupart des psychologues comme si la
conscience de l'émotion était d'abord une
conscience réflexive, c'est-à-dire comme
si la forme première de l'émotion en
tant que fait de conscience était de
nous apparaître comme une modifica-
tion de notre être psychique ou, pour
employer le langage commun, d'être sai-
sie d'abord comme un état de conscience. chologues ont noté que l'émotion était
Et certes, il est toujours possible de déclenchée par une perception, une repré-
prendre conscience de l'émotion comme sentation-signal, etc. Mais il semble
structure affective de la conscience, de qu'ensuite pour eux, l'émotion s'éloigne
dire : je suis en colère, j'ai peur, etc. de l'objet pour s'absorber en elle-même. Il
Mais la peur n'est pas originellement ne faut pas beaucoup réfléchir pour com-
conscience d'avoir peur, pas plus que la prendre au contraire que l'émotion
perception de ce livre n'est conscience de revient à chaque instant sur l'objet et s'y
percevoir le livre. La conscience émotion- alimente. On décrit la fuite, par exemple,
nelle est d'abord irréfléchie et, sur ce plan, dans la peur, comme si la fuite n'était pas
elle ne peut être conscience d'elle-même avant tout une fuite devant un certain
que s u r le mode non-positionnel. La objet, comme si l'objet fui ne restait pas
conscience émotionnelle est d'abord constamment présent dans la fuite même,
conscience d u monde. Il n'est même pas comme son thème sa raison d'être, ce
nécessaire de se rendre présente toute la devant quoi l'on fuit. Et comment parler
théorie de la conscience pour comprendre de la colère, où l'on frappe, injurie,
clairement ce principe. Quelques observa- menace sans mentionner la personne
tions simples peuvent suffire et il est qui représente l'unité objective de ces
remarquable que les psychologues de insultes, de ces menaces et de ces coups ?
l'émotion n'aient jamais songé à les faire. En un mot le sujet ému et l'objet émou-
Il est évident, en effet, que l'homme qui a vant sont unis dans une synthèse indisso-
peur, a peur de quelque chose. Même s'il luble. L'émotion est une certaine manière
s'agit d'une de ces angoisses indéfinies d'appréhender le monde. C'est ce que
qu'on éprouve dans le noir, dans un pas- DEMBOa seul entrevu, encore qu'il n'en
sage sinistre et désert, etc., c'est encore de donne pas la raison. Le sujet qui cherche
certains aspects de la nuit, du monde que la solution d'un problème pratique est
l'on a peur. Et, sans doute, tous les psy- dehors dans le monde, il saisit le monde

à chaque instant, à travers tous ses actes. plus que l'objet agi. Ensuite, toutes les dif-
S'il échoue dans ses essais, s'il s'irrite, son ficultés nouvelles, tous les échecs partiels
irritation même est encore une façon dont qui exigent un resserrement de l'adapta-
le monde lui apparaît. Et il n'est pas tion nous renverraient sur le plan réfléchi.
nécessaire que le sujet, entre l'action qui De là, un va-et-vient constant qui serait
échoue et la colère, fasse un retour sur constitutif de l'action.
soi, intercale une conscience réflexive. Il Or, il est certain que nous pouvons
peut y avoir passage continu de la réfléchir sur notre action. Mais une opé-
conscience irréfléchie « monde-agi » (ac- ration sur l'univers s'exécute le plus sou-
tion) à la conscience irréfléchie monde- vent sans que le sujet quitte le plan irré-
odieux » (colère). La seconde est une fléchi. Par exemple, en ce moment, j'écris
transformation de l'autre. Pour mieux mais je n'ai pas conscience d'écrire. Dira-
comprendre le sens de ce qui va suivre, il t-on que l'habitude m'a rendu inconscient
est nécessaire que le lecteur se rende pré- des mouvements que fait ma main en tra-
sente l'essence de conduite-irréfléchie. On çant les lettres ? Ce serait absurde. J'ai
a trop tendance à croire que l'action peut-être l'habitude d'écrire, mais non
est un passage constant de l'irréfléchi point celle d'écrire tels mots dans tel
au réflexif, du monde à nous-même. ordre. D'une manière générale, il faut se
Nous saisirions le problème (irréflexion- méfier des explications par l'habitude. En
conscience d u monde) puis nous nous sai- réalité, l'acte d'écrire n'est nullement
sirions nous-même comme ayant le pro- inconscient, c'est une structure actuelle
blème à résoudre (réflexion), à partir de de ma conscience. Seulement il n'est pas
cette réflexion nous concevrions une conscient de lui-même. Ecrire, c'est
action en tant qu'elle doit être tenue par prendre une conscience active des nzots en
nous (réflexion) et nous redescendrions tant qu'ils naissent sous ma plume. Non
ensuite dans le monde pour exécuter pas des mots en tant qu'ils sont écrits par
l'action (irréfléchie) en ne considérant moi : jlappréhende intuitivement les mots
en tant qu'ils ont cette qualité de structure saisie intuitive des mots que j'écris me les
de sortir ex nihilo et cependant de n'être livre comme certains. 11 s'agit d'une certi-
pas créateurs d'eux-mêmes, d'être passi- tude un peu particulière : il n'est pas cer-
vement créés. Au moment même où j'en tain que le mot « certitude » que je suis en
trace un, je ne prends pas garde isolément train d'écrire va apparaître (je peux être
à chacun des jambages que ma main dérangé, changer d'idée, etc.), mais il est
forme : je suis dans un état spécial certain que, s'il apparaît, il apparaîtra tel.
d'attente, l'attente créatrice, j'attends que Ainsi l'action constitue une couche
le mot - que je sais à l'avance - d'objets certains dans un monde pro-
emprunte la main qui écrit et les jam- bable. Disons, si l'on veut, qu'ils sont pro-
bages qu'elle trace pour se réaliser. Et bables en tant qu'êtres réels futurs, mais
certes, je ne suis pas conscient des mots certains en tant que potentialités du
de la même façon que lorsque je lis ce monde. En second lieu, les mots qu'écrit
qu'écrit une personne en regardant par- mon voisin n'exigent rien, je les
dessus son épaule. Mais cela ne veut pas contemple dans leur ordre d'apparition
dire que je sois conscient de moi comme successif, comme je regarderais une table
écrivant. Les différences essentielles sont ou un portemanteau. Au contraire, les
celles-ci : d'abord mon appréhension mots que j'écris sont des exigences. C'est
intuitive de ce qu'écrit mon voisin est du la façon même dont je les saisis à travers
type évidence probable ». Je saisis les mon activité créatrice qui les constitue
mots que sa main trace bien avant qu'elle comme tels : ils apparaissent comme des
les ait tracés complètement. Mais, au potentialités devant être réalisées. Non pas
moment même où, lisant indép ... » je devant être réalisées par m o i . Le moi
saisis intuitivement « indépendant », le n'apparaît point ici. Je sens simplement la
mot « indépendant » se donne comme traction qu'ils exercent. Je sens objective-
une réalité probable (à la manière de la ment leur exigence. Je les vois se réaliser
table ou de la chaise). Au contraire, ma et en même temps réclamer de se réaliser

davantage. Et je puis bien penser les mots conscient de soi comme agissant pour
que trace mon voisin comme exigeant de agir - bien au contraire. En un mot,
lui leur réalisation : je ne sens pas cette une conduite irréfléchie n'est pas une
exigence. Au contraire, l'exigence des conduite inconsciente, elle est consciente
mots que je trace est directement pré- d'elle-même non-thétiquement, et sa
sente, pesante et sentie. Ils tirent et façon d'être thétiquement consciente
conduisent ma main. Mais non pas à la d'elle-même c'est de se transcender et de
manière de petits démons vivants et actifs saisir sur le monde comme une qualité de
qui la pousseraient et tireraient en effet : choses. Ainsi peut-on comprendre toutes
ils ont une exigence passive. Quant à m a ces exigences et ces tensions du monde
main j'en ai conscience, en ce sens que je qui nous entoure, ainsi peut-on dresser
la vis directement comme l'instrument une carte « hodologique » ' de notre
par quoi les mots se réalisent. C'est un Umwelt, carte qui varie en fonction de nos
objet du monde, mais il est, en même actes et de nos besoins. Seulement, dans
l'action normale et adaptée, les objets « à
temps, présent et vécu. Voici à présent
réaliser » apparaissent comme devant
que j'hésite : écrirai-je « donc » ou « par
être réalisés par de certaines voies. Les
conséquent » ? Cela n'implique nullement
moyens apparaissent eux-mêmes comme
un retour sur moi-même. Simplement les des potentialités qui réclament l'exis-
potentialités « donc » et « par consé- tence. Cette appréhension du moyen
quent » apparaissent - en tant que comme l'unique chemin possible pour
potentialités - et entrent en conflit. Nous parvenir au but (ou s'il y a n moyens,
essaierons ailleurs de décrire en détail le comme les n moyens seuls possibles, etc.)
monde-agi. Ce qui importe ici, c'est seule- on peut l'appeler l'intuition pragmatiste
ment de montrer que l'action comme du déterminisme du monde. De ce point
conscience spontanée irréfléchie consti- de vue le monde qui nous entoure - ce
tue une certaine couche existentielle dans
le monde, et qu'il n'est pas besoin d'être 1. Expression de LEWIN.
que les Allemands appellent Umwelt - le A présent nous pouvons concevoir ce
monde de nos désirs, de nos besoins et de qu'est une émotion. C'est une transforma-
nos actes apparaît comme sillonné de che- tion du monde. Lorsque les chemins tra-
mins étroits et rigoureux qui conduisent à cés deviennent trop difficiles ou lorsque
tel ou tel but déterminé, c'est-à-dire à nous ne voyons pas de chemin, nous ne
l'apparition d'un objet créé. Naturelle- pouvons plus demeurer dans un monde si
ment, çà et là, un peu partout sont des urgent et si difficile. Toutes les voies sont
pièges et des embûches. On pourrait com- barrées, il faut pourtant agir. Alors nous
parer ce monde aux plateaux mobiles des essayons de changer le monde, c'est-
appareils à sous sur lesquels on fait rouler à-dire de le vivre comme si les rapports
des billes : il y a des chemins tracés par des des choses à leurs potentialités n'étaient
haies d'épingles et souvent, aux croise- pas réglés par des processus détermi-
ments des chemins, on a percé des trous. nistes mais par la magie. Entendons bien
Il faut que la bille parcoure un trajet déter- qu'il ne s'agit pas d'un jeu : nous y
miné en empruntant des chemins détermi- sommes acculés et nous nous jetons dans
nés et sans tomber dans les trous. Ce cette nouvelle attitude avec toute la force
monde est dificile. Cette notion de difi- dont nous disposons. Entendons aussi
culté n'est pas une notion réflexive qui que cet essai n'est pas conscient en tant
impliquerait un rapport à moi. Elle est là, que tel, car il serait alors I'objet d'une
sur le monde, c'est une qualité du monde réflexion. Il est avant tout la saisie de rap-
qui se donne dans la perception (exacte- ports nouveaux et d'exigences nouvelles.
ment comme les chemins vers les potentia- Simplement la saisie d'un objet étant
lités et les potentialités elles-mêmes et les impossible ou engendrant une tension
exigences des objets :livres devant être lus, insoutenable, la conscience le saisit ou
souliers devant être ressemelés, etc.), c'est tente de le saisir autrement, c'est-à-dire
le corrélatif noématique de notre activité qu'elle se transforme précisément pour
entreprise ou seulement conçue. transformer l'objet. En soi ce changement

dans la direction de la conscience n'a rien cherchons le fusil sans quitter le plan irré-
d'étrange. Nous trouvons mille exemples fléchi. C'est-à-dire qu'un fusil potentiel
de pareilles transformations dans l'acti- apparaît, vaguement localisé dans
vité et dans la perception. chercher, par l'image. Il faut concevoir le changement
exemple, un visage dissimulé dans une d'intention et de conduite qui caractérise
gravure-devinette ( u où est le fusil ? u) l'émotion sur le même mode. L'impossibi-
c'est nous conduire perceptivement lité de trouver une solution au problème,
devant la gravure d'une façon nouvelle, appréhendée objectivement comme une
c'est nous comporter en face des branches qualité du monde, sert de motivation à la
d'arbre, des poteaux télégraphiques, de nouvelle conscience irréfléchie qui saisit
l'image c o m m e en face d'un fusil, c'est maintenant le monde autrement et sous
réaliser les mouvements des yeux que un aspect neuf et qui commande une nou-
nous ferions en face d'un fusil. Mais nous velle conduite - à travers laquelle cet
ne saisissons pas ces mouvements comme aspect est saisi - et qui sert de hylé à
tels. A travers eux une intention qui les l'intention nouvelle. Mais la conduite
transcende et dont ils constituent la hylé émotive n'est pas sur le même plan que les
se dirige sur les arbres et les poteaux qui autres conduites, elle n'est pas effective.
sont saisis comme fusils possibles » Elle n'a pas pour fin d'agir réellement sur
jusqu'à ce que soudain la perception cris- l'objet en tant que tel par l'entremise de
tallise et que le fusil apparaisse. Ainsi à moyens particuliers. Elle cherche à confé-
travers un changement de l'intention, rer à l'objet par elle-même, et sans le
comme dans un changement de conduite, modifier dans sa structure réelle, une
nous appréhendons un objet nouveau ou autre qualité, une moindre existence, ou
un objet ancien d'une façon nouvelle. Il une moindre présence (ou une plus
n'est pas besoin de se placer d'abord sur grande existence, etc.). En un mot dans
le plan réflexif. La légende de la vignette I'émotion, c'est le corps qui, dirigé par la
sert de motivation directement. Nous conscience, change ses rapports au
i;;
-
monde pour que le monde change ses grappe. Alors je saisis cette âcreté du rai-
qualités. Si l'émotion est un jeu c'est un l
sin trop vert à travers une conduite de
jeu auquel nous croyons. Un exemple dégoût. Je confère magiquement au raisin
simple fera comprendre cette structure la qualité que je désire. Ici cette comédie
émotive : j'étends la main pour prendre
une grappe de raisins. Je ne puis l'attra-
per, elle est hors de ma portée. Je hausse
! n'est qu'à demi sincère. Mais que la situa-
tion soit plus urgente, que la conduite
incantatoire soit accomplie avec sérieux :
les épaules, je laisse retomber ma main, l voilà l'émotion.
je murmure « ils sont trop verts » et je I
I Soit par exemple la peur passive. Je vois
m'éloigne. Tous ces gestes, ces paroles, I venir vers moi une bête féroce, mes
I
cette conduite ne sont point saisis pour jambes se dérobent sous moi, mon cœur
eux-mêmes. Il s'agit d'une petite comédie bat plus faiblement, je pâlis, je tombe et
que je joue sous la grappe pour conférer
l je m'évanouis. Rien ne semble moins
à travers elle aux raisins cette caractéris-
tique « trop verts » qui peut servir de rem-
placement à la conduite que je ne puis
tenir. Ils se présentaient d'abord comme
~ adapté que cette conduite qui me livre
sans défense au danger. Et pourtant c'est
une conduite d'évasion. L'évanouisse-
ment ici est un refuge. Mais qu'on ne
« devant être cueillis ». Mais cette qualité l croie pas que ce soit un refuge pour moi,
urgente devient bientôt insupportable, que je cherche à me sauver, à ne plus voir
parce que la potentialité ne peut être réa- la bête féroce. Je ne suis pas sorti du plan
lisée. Cette tension insupportable, à son irréfléchi : mais faute de pouvoir éviter le
tour, devient un motif pour saisir sur le danger par les voies normales et les
raisin une nouvelle qualité « trop vert », enchaînements déterministes, je l'ai nié.
qui résoudra le conflit et supprimera la J'ai voulu l'anéantir. L'urgence du danger
tension. Seulement cette qualité je ne puis a servi de motif pour une intention anni-
la conférer chimiquement aux raisins, je hilante qui a commandé une conduite
ne puis agir par les voies ordinaires sur la magique. Et, par le fait, je l'ai anéanti

autant qu'il était en mon pouvoir. Ce sont en renversant la structure vectorielle de


là les limites de mon action magique sur l l'espace où nous vivons en créant brus-
le monde : je peux le supprimer comme quement une direction potentielle, de
objet de conscience mais je ne le puis l'autre côté. C'est une façon de l'oublier, de
qu'en supprimant la conscience elle- le nier. C'est de la même façon que les
même '. Qu'on ne croie point que la
conduite physiologique de la peur passive
1 boxeurs novices se jettent sur l'adversaire
en fermant les yeux : ils veulent suppri-
soit pur désordre. Elle représente la réali- ! mer l'existence de ses poings, ils refusent
sation brusque des conditions corporelles de les percevoir et par là suppriment
qui accompagnent ordinairement le pas- symboliquement leur efficacité. Ainsi le
sage de la veille au sommeil. véritable sens de la peur nous apparaît :
La fuite dans la peur active est tenue à c'est une conscience qui vise à nier, à tra-
tort pour une conduite rationnelle. On y vers une conduite magique, un objet du
i
voit le calcul, court à vrai dire, de
quelqu'un qui veut mettre entre soi et le
péril la plus grande distance possible.
~ monde extérieur et qui ira jusqu'à
s'anéantir, pour anéantir l'objet avec elle.
La tristesse passive est caractérisée, on
Mais c'est mal comprendre cette conduite l le sait, par une conduite d'accablement ;
qui ne serait alors que prudence. Nous ne il y a résolution musculaire, pâleur, refroi-
fuyons pas pour nous mettre à l'abri : dissement des extrémités ; on se tourne
nous fuyons faute de pouvoir nous anni- vers une encoignure et on reste assis,
hiler dans l'évanouissement. La fuite est immobile, en offrant au monde le moins
un évanouissement joué, c'est une de surface possible. On préfère la
conduite magique qui consiste à nier
l'objet dangereux avec tout notre corps, 1 pénombre à la pleine lumière, le silence
aux bruits, la solitude d'une chambre à la
foule des lieux publics ou des rues. « Pour

~
1. Ou du moins en la modifiant : i'évanouissement est l
passage à une conscience de rêve, c'est-à-dire « irréali- rester seul, dit-on, avec sa douleur ». Cela
sante a . n'est point vrai ; il est de bon ton, en effet,
de paraître méditer profondément sur son objets à forte charge affective, de les ame-
chagrin. Mais les cas sont assez rares où ner tous au zéro affectif et, par là même,
l'on chérit vraiment sa douleur. La raison de les appréhender comme parfaitement
est tout autre : une des conditions ordi- équivalents et interchangeables. Autre-
naires de notre action ayant disparu, le ment dit, faute de pouvoir et de vouloir
monde exige de nous que nous agissions accomplir les actes que nous projetions,
en lui et sur lui sans elle. La plupart des nous faisons en sorte que l'univers n'exige
potentialités qui le peuplent (travaux à plus rien de nous. Nous ne pouvons pour
faire, gens à voir, actes de la vie quoti- cela qu'agir sur nous-mêmes, que nous
dienne à accomplir) sont demeurés les K mettre en veilleuse » - et le corrélatif

mêmes. Seulement les moyens pour les noématique de cette attitude c'est ce que
réaliser, les voies qui sillonnent notre nous appellerons le Morne : l'univers est
« espace hodologique » ont changé. Par morne, c'est-à-dire : à structure indiffé-
exemple si j'ai appris ma ruine, je ne dis- renciée. En même temps cependant, nous
pose plus des mêmes moyens (auto pri- prenons naturellement la position repliée,
vée, etc.) pour les accomplir. Il faut que je nous nous « blottissons ». Le corrélatif
leur substitue des intermédiaires nou- noématique de cette attitude c'est le
veaux (prendre l'autobus, etc.) ; c'est là Refuge. L'univers tout entier est morne
précisément ce que je ne veux point. La mais précisément parce que nous voulons
tristesse vise à supprimer l'obligation de nous protéger de sa monotonie effrayante
chercher ces nouvelles voies, de transfor- et illimitée, nous constituons un lieu quel-
mer la structure du monde en remplaçant conque en « coin ». C'est la seule différen-
la constitution présente du monde par ciation dans la monotonie totale du
une structure totalement indifférenciée. Il monde : un pan de mur, un peu d'obscu-
s'agit en somme de faire du monde une rité, qui nous dissimule son immensité
réalité affectivement neutre, un système morne.
en équilibre affectif total, de décharger les La tristesse active peut prendre bien des

formes. Mais celle que cite JANET (la psy- exagération magique des difficultés du
chasthénique qui prend une crise de nerfs monde. Celui-ci conserve donc sa struc-
parce qu'elle ne veut pas faire sa confes- ture différenciée, mais il apparaît comme
sion) peut se caractériser comme un refus. injuste et hostile, parce qu'il exige trop de
11s'agit avant tout d'une conduite négative nous, c'est-à-dire plus qu'il n'est possible
qui vise à nier l'urgence de certains pro- humainement de lui donner. L'émotion de
blèmes et à les remplacer par d'autres. La tristesse active en ce cas est donc comé-
malade veut émouvoir JANET. Cela signi- die magique d'impuissance, le malade
fie qu'elle veut remplacer l'attitude ressemble à ces domestiques qui, après
d'attente impassible qu'il prend par une avoir introduit des voleurs chez leur
attitude d'empressement affectueux. Elle maître, se font ligoter par eux, pour qu'on
le veut et use de son corps pour l'y ame- voie bien qu'ils ne pouvaient pas empê-
ner. En même temps, en se mettant dans cher ce vol. Seulement ici, le malade se
un état tel que la confession serait impos- ligote lui-même par mille liens ténus. On
sible, elle rejette l'acte à faire hors de sa dira peut-être que ce sentiment pénible de
portée. A présent, tant qu'elle sera liberté dont il veut se débarrasser est for-
secouée de larmes et de hoquets, toute cément de nature réflexive. Mais nous
possibilité de parler lui est ôtée. Ici donc, n'en croyons rien et il suffit de s'observer
la potentialité n'est pas supprimée, la pour s'en rendre compte : c'est l'objet qui
confession demeure « à faire B. Mais elle se donne comme devant être créé libre-
a reculé hors de la portée du malade, il ne ment, la confession qui se donne devant et
peut plus vouloir la faire, mais seulement pouvant à la fois être faite. Il y a naturel-
souhaiter la faire un jour. Ainsi le malade lement d'autres fonctions et d'autres
s'est-il délivré du sentiment pénible que formes de la tristesse active. Nous n'insis-
l'acte était en son pouvoi~,qu'il était libre terons pas sur la colère, dont nous avons
de le faire ou non. La crise émotionnelle si longuement parlé et qui est peut-être,
est ici abandon de responsabilité. Il y a de toutes les émotions, celle dont le rôle
fonctionnel est le plus évident. Mais que ne se livre que peu à peu, bientôt le plai-
dire de la joie ? Rentre-t-elle dans notre sir que nous avons à le revoir va s'émous-
description ? A première vue, il ne le ser : jamais nous n'arriverons à le tenir là,
semble pas puisque le sujet joyeux n'a pas devant nous, comme notre propriété
à se défendre contre un changement absolue et à le saisir d'un coup comme
amoindrissant, contre un péril. Mais tout une totalité (jamais non plus nous ne
d'abord il faut d'abord distinguer entre la réaliserons d'un coup notre nouvelle
joie-sentiment, qui représente un équi- richesse, comme une totalité instantanée.
libre, un état adapté, et la joie-émotion. Elle se livrera à travers mille détails et,
Or, celle-ci, à bien la considérer, se carac- pour ainsi dire, par « Abschattungen D).
térise par une certaine impatience. Enten- La joie est une conduite magique qui tend
dons par là que le sujet joyeux se conduit à réaliser par incantation la possession de
assez exactement comme un homme en l'objet désiré comme totalité instantanée.
état d'impatience. Il ne tient pas en place, Cette conduite est accompagnée de la cer-
fait mille projets, ébauche des conduites titude que la possession sera réalisée tôt
qu'il abandonne aussitôt, etc. C'est qu'en ou tard, mais elle cherche à anticiper sur
effet sa joie a été provoquée par l'appari- cette possession. Les diverses activités de
tion de l'objet de ses désirs. On lui la joie, ainsi que l'hypertonus musculaire,
annonce qu'il a gagné une somme impor- la vaso-dilatation légère, sont animées et
tante, ou bien il va revoir quelqu'un qu'il transcendées par une intention qui vise à
aime et qu'il n'a pas revu depuis long- travers elles le monde. Celui-ci apparaît
temps. Mais bien que cet objet soit comme facile, l'objet de nos désirs appa-
« imminent » il n'est pas encore là, il n'est raît comme proche et aisé à posséder.
pas encore à lui. Une certaine durée le Chaque geste est une approbation plus
sépare de l'objet. Et même s'il est là, poussée. Danser, chanter de joie, repré-
même si l'ami tant désiré apparaît sur le sentent des conduites symboliquement
quai de la gare, encore est-ce un objet qui approximatives, des incantations. A tra-

vers elles, l'objet - qu'on ne saurait pos- citer sont loin d'épuiser la variété des
séder réellement que par des conduites émotions. Il peut y avoir beaucoup
prudentes et malgré tout difficiles - est d'autres peurs, beaucoup d'autres tris-
possédé d'un coup et symboliquement. tesses. Nous affirmons seulement que
C'est ainsi, par exemple, qu'un homme à toutes reviennent à constituer un monde
qui une femme vient de dire qu'elle magique en utilisant notre corps comme
l'aimait peut se mettre à danser et à chan- moyen d'incantation. Dans chaque cas le
ter. Ce faisant il se détourne de la conduite problème est différent, les conduites sont
prudente et difficile qu'il devrait tenir différentes. Pour en saisir la signification
pour mériter cet amour et le faire grandir, et la finalité, il faudrait connaître et ana-
pour en réaliser la possession lentement lyser chaque situation particulière. D'une
et à travers mille petits détails (sourires, manière générale il n'y a pas quatre
petites attentions, etc.). Il se détourne grands types d'émotions. Il y en a beau-
même de la femme qui représente, coup plus et ce serait un travail utile et
comme réalité vivante, précisément le fécond que de les classer. Par exemple, si
pôle de toutes ces conduites délicates. Il la peur du timide se mue soudain en
se donne un répit : plus tard il les tiendra. colère (changement de conduite motivé
Pour l'instant il possède l'objet par magie, par un changement de situation), cette
la danse en mime la possession. colère n'est pas une colère du type banal :
Toutefois nous ne saurions nous elle est peur dépassée. Cela ne veut point
contenter de ces quelques remarques. dire qu'elle soit réductible en quelque
Elles nous ont permis d'apprécier le rôle manière à la peur. Simplement, elle
fonctionnel de l'émotion, mais nous ne retient la peur antérieure et la fait entrer
savons pas grand-chose encore sur sa dans sa propre structure. Mais c'est seule-
nature. ment lorsqu'on se sera ~ e r s u a d éde la
Il nous faut d'abord remarquer que les structure fonctionnelle de l'émotion,
quelques exemples que nous venons de qu'on parviendra à comprendre l'infinie
variété des consciences émotionnelles. malgré tout de ceux de l'acteur. L'acteur
D'autre part, il convient d'insister sur un mime la joie, la tristesse, mais il n'est pas
fait capital :les conduites pures et simples joyeux, ni triste parce que ces conduites
ne sontpas l'émotion, pas plus que la pure s'adressent à un univers fictif. Il mime la
et simple conscience de ces conduites. S'il conduite, mais il ne se conduit pas. Dans
en était ainsi, en effet, le caractère fina- les différents cas d'émotions fausses que
liste de l'émotion apparaîtrait bien plus je viens de citer, les conduites ne sont sou-
clairement et, d'autre part, la conscience tenues par rien, elles existent seules et
pourrait facilement s'en libérer. D'ailleurs, sont volontaires. Mais la situation est
il y a des émotions fausses qui ne sont que vraie et nous la concevons comme exi-
des conduites. Si l'on me fait un cadeau geant ces conduites. Aussi, à travers ces
qui ne m'intéresse qu'à demi, il se peut conduites, intentionnons-nous magique-
que j'extériorise une joie intense, que je ment certaines qualités sur des objets
batte des mains, que je saute et que je vrais. Mais ces qualités sont fausses.
danse. Il s'agira cependant d'une comédie. Il ne faut pas entendre par là qu'elles
Je m'y laisserai un peu prendre et il serait soient imaginaires, ni non plus qu'elles
inexact de dire que je ne suis pas joyeux. doivent forcément s'anéantir plus tard.
Cependant ma joie n'est pas vraie, je la Leur fausseté vient d'une faiblesse essen-
quitterai, je la rejetterai de moi dès que tielle qui se donne pour violence. L'agré-
mon visiteur sera parti. C'est exactement ment de l'objet qu'on vient de me donner
ce que nous conviendrons d'appeler une existe beaucoup plus comme exigence
joie fausse en nous rappelant que la faus- que comme réalité ; il a une sorte de réa-
seté n'est pas une caractéristique logique lité parasitaire et tributaire que je sens
de certaines propositions, mais une qua- fort bien, je sais que je le fais apparaître
lité existentielle. De la même façon, je sur l'objet par une manière de fascina-
peux avoir de fausses peurs, de fausses tion ; que je cesse mes incantations, il dis-
tristesses. Ces états faux se distinguent paraîtra aussitôt.

La véritable émotion est tout autre : elle séparés de la conduite : d'abord ils pré-
s'accompagne de croyance. Les qualités sentent avec elle une certaine analogie.
intentionnées sur les objets sont saisies Les hypotonus de la peur ou de la tris-
comme vraies. Que faut-il au juste tesse, les vaso-constrictions, les troubles
entendre par là ? Ceci, à peu près : c'est respiratoires symbolisent assez bien, avec
que l'émotion est subie. On ne peut pas en une conduite qui vise à nier le monde ou
sortir à son gré, elle s'épuise d'elle-même à le décharger de son potentiel, la fron-
mais nous ne pouvons l'arrêter. En outre, tière entre les troubles purs et les
les conduites réduites à elles seules ne conduites. Enfin ils entrent avec la
font que dessiner schématiquement sur conduite dans une forme synthétique
l'objet la qualité émotionnelle que nous totale et ne sauraient être étudiés pour
lui conférons. Une fuite qui serait simple- eux-mêmes : c'est précisément l'erreur de
ment course ne suffirait pas à constituer la théorie périphérique de les avoir consi-
l'objet comme horrible. Ou plutôt elle lui dérés isolément. Et pourtant ils ne sont
conférerait la qualité formelle d'horrible, pas réductibles à des conduites : on peut
mais non pas la matière de cette qualité. s'arrêter de fuir, non de trembler. Je puis,
Pour que nous saisissions vraiment l'hor- par un violent effort, me lever de ma
rible, il ne faut pas seulement le mimer, il chaise, détourner ma pensée du désastre
faut que nous soyons envoûtés, débordés, qui m'accable et me mettre au travail :
par notre propre émotion, il faut que le mes mains resteront glacées. Il faut donc
cadre formel de la conduite soit rempli considérer que l'émotion n'est pas simple-
par quelque chose d'opaque et de lourd ment jouée, ce n'est pas un comportement
qui lui serve de matière. Nous compre- pur ; c'est le comportement d'un corps qui
nons ici le rôle des phénomènes purement est dans un certain état : l'état seul ne pro-
physiologiques : ils représentent le sérieux voquerait pas le comportement, le com-
de l'émotion, ce sont des phénomènes de portement sans l'état est comédie ; mais
croyance. Certes, ils ne doivent pas être l'émotion paraît dans un corps bouleversé
qui tient une certaine conduite. Le boule- velle conscience en face du monde nou-
versement peut survivre à la conduite veau et c'est avec ce qu'elle a de plus
mais la conduite constitue la forme et la intime en elle qu'elle le constitue, avec
signification du bouleversement. D'autre cette présence à elle-même, sans distance,
part sans ce bouleversement la conduite de son point de vue sur le monde. La
serait signification pure, schème affectif. conscience qui s'émeut ressemble assez à
Nous avons bien affaire à une forme syn- la conscience qui s'endort. Celle-ci,
thétique : pour croire aux conduites comme celle-là, se jette dans un monde
magiques il faut être bouleversé. nouveau et transforme son corps, comme
Pour comprendre clairement le proces- totalité synthétique, de façon qu'elle
sus émotionnel à partir de la conscience puisse vivre et saisir ce monde neuf à tra-
il faut se rappeler ce caractère double du vers lui. Autrement dit la conscience
corps, qui est d'une part un objet dans le change de corps ou, si l'on préfère, le
monde et d'autre part le vécu immédiat de corps - en tant que point de vue sur I'uni-
la conscience. Dès lors nous pouvons sai- vers immédiatement inhérent à la
sir l'essentiel : l'émotion est un phéno- conscience - se met au niveau des
mène de croyance. La conscience ne se conduites. Voilà pourquoi les manifesta-
borne pas à projeter des significations tions physiologiques sont au fond des
affectives sur le monde qui l'entoure : elle troubles d'une grande banalité : ils res-
v i t le monde nouveau qu'elle vient de semblent à ceux de la fièvre, de l'angine de
constituer. Elle le vit directement, elle s'y poitrine, de la surexcitation artificielle,
intéresse, elle souffre les qualités que les etc. Ils représentent simplement le boule-
conduites ont ébauchées. Cela signifie versement total et vulgaire du corps en
que, lorsque toutes voies étant barrées, la tant que tel (la conduite seule décidera si
conscience se précipite dans le monde le bouleversement sera en « diminution
magique de l'émotion, elle s'y précipite de vie » ou en « accroissement D). En lui-
tout entière en se dégradant ; elle est nou- même il n'est rien, il représente tout sim-

plement un obscurcissement du point de tionnelle de la dégradation du monde qui


vue de la conscience sur les choses en tant passe au niveau magique. Reste qu'elle est
que la conscience réalise et vit spontané- conscience non-thétique d'elle-même.
ment cet obscurcissement. Il convient C'est dans cette mesure, et dans cette
naturellement d'entendre cet obscurcisse- mesure seulement, qu'on peut dire d'une
ment comme un phénomène synthétique émotion qu'elle n'est pas sincère. 11 n'y a
et sans parties. Mais comme d'autre part donc rien d'étonnant à ce que la finalité de
le corps est chose parmi les choses, une l'émotion ne soit pas posée par un acte de
analyse scientifique pourra distinguer conscience au sein de l'émotion même.
dans le corps-biologique, dans le corps- Cette finalité n'est pourtant pas incons-
chose, des troubles localisés de tel ou tel ciente : elle s'épuise dans la constitution
organe. de l'objet ;
Ainsi l'origine de l'émotion c'est une 2. Que la conscience est victime de son
dégradation spontanée et vécue de la propre piège. Précisément parce qu'elle
conscience en face du monde. Ce qu'elle vit le nouvel aspect du monde en y
ne peut supporter d'une certaine manière, croyant, elle est prise à sa propre
elle essaie de le saisir d'une autre croyance, exactement comme dans le
manière, en s'endormant, en se rappro- rêve, l'hystérie. La conscience de l'émo-
chant des consciences du sommeil, du tion est captive, mais il ne faut pas
rêve et de l'hystérie. Et le bouleversement entendre par là qu'un existant quelconque
du corps n'est rien autre que la croyance extérieur à elle l'aurait enchaînée. Elle est
vécue de la conscience, en tant qu'elle est captive d'elle-même, en ce sens qu'elle ne
vue de l'extérieur. Seulement il faut noter : domine pas cette croyance, qu'elle
1. Que la conscience n'a pas thétique- s'efforce de vivre, et cela, précisément
ment conscience d'elle-même comme se parce qu'elle la vit, parce qu'elle s'absorbe
dégradant pour échapper à la pression du à la vivre. Il ne faut pas imaginer la spon-
monde : elle a seulement conscience posi- tanéité de la conscience en ce sens qu'elle
serait toujours libre de nier quelque chose de captivité, la conscience ne le réalise pas
au moment même où elle poserait ce en elle-même, elle le saisit sur les objets,
quelque chose. Une pareille spontanéité les objets sont captivants, enchaînants, ils
serait contradictoire. La conscience se se sont emparés de la conscience. La libé-
transcende, par essence ; il lui est donc ration doit venir d'une réflexion puri-
impossible de se retirer en elle pour dou- fiante ou d'une disparition totale de la
ter qu'elle est dehors dans l'objet. Elle ne situation émouvante.
se connaît que sur le monde. Et le doute Cependant, et telle quelle, l'émotion ne
ne peut être, par nature, que la constitu- serait pas si absorbante si elle n'appré-
tion d'une qualité existentielle de l'objet : hendait sur l'objet que l'exacte contre-
le douteux, ou une activité réflexive de partie de ce qu'elle est noétiquement (par
réduction, c'est-à-dire le propre d'une exemple à cette heure-ci, sous cet éclai-
nouvelle conscience dirigée sur la rage, dans telles circonstances cet homme
conscience positionnelle. Ainsi donc est terrifiant). Ce qui est constitutif de
comme la conscience vit le monde l'émotion c'est qu'elle saisit sur l'objet
magique où elle s'est jetée, elle tend à per- quelque chose qui la déborde infiniment.
pétuer ce monde où elle se captive : l'émo- En effet il y a un monde de l'émotion.
tion tend à se perpétuer. C'est en ce sens Toutes les émotions ont ceci de commun
qu'on peut la dire subie : la conscience qu'elles font apparaître un même monde,
s'émeut sur son émotion, elle renchérit. cruel, temble, morne, joyeux, etc., mais
Plus on fuit, plus on a peur. Le monde dans lequel le rapport des choses à la
magique se dessine, prend forme, puis se conscience est toujours et exclusivement
resserre sur la conscience et l'étreint : elle magique. Il faut parler d'un monde de
ne peut pas vouloir y échapper, elle peut l'émotion comme on parle d'un monde du
chercher à fuir l'objet magique, mais le rêve ou des mondes de la folie. Un monde,
fuir, c'est lui donner une réalité magique c'est-à-dire des synthèse individuelles,
plus forte encore. Et ce caractère même entretenant entre elles des rapports et

possédant des qualités. Or toute qualité tielle, c'est qu'il y ait de l'horrible dans le
n'est conférée à un objet que par un pas- monde. Ainsi, dans chaque émotion, une
sage à l'infini. Ce gris par exemple repré- foule de protensions affectives se dirigent
sente l'unité d'une infinité d'Abschattun- vers l'avenir pour le constituer sous un
gen réelles et possibles dont certaines jour émotionnel. Nous vivons émotive-
seront gris-vert, gris vu à une certaine ment une qualité qui nous pénètre, que
lumière, noir, etc. Pareillement les quali- nous souffrons et qui nous dépasse de
tés que l'émotion confère à l'objet et au toute part. Du coup l'émotion est arrachée
monde, elle les leur confère ad œtemum. à elle-même, elle se transcende, elle n'est
Certes si je saisis brusquement un objet pas un banal épisode de notre vie quoti-
comme horrible, je n'affirme pas explici- dienne, elle est intuition de l'absolu.
tement qu'il restera horrible pour l'éter- C'est ce qui explique les émotions fines.
nité. Mais la seule affirmation de l'hor- Dans celles-ci, à travers une conduite à
rible comme qualité substantielle de peine esquissée, à travers une légère oscil-
l'objet est déjà en elle-même un passage à lation de notre état physique, nous appré-
l'infini. Maintenant l'horrible est dans la hendons une qualité objective de l'objet.
chose, au cœur de la chose, c'est sa tex- L'émotion fine n'est point appréhensive
ture affective, il en est constitutif. Ainsi à d'un déplaisant léger, d'un admirable
travers l'émotion, une qualité écrasante et réduit, d'un sinistre superficiel : c'est un
définitive de la chose nous apparaît. Et déplaisant, un admirable, un sinistre
c'est là ce qui dépasse et maintient notre entrevu, saisis à travers un voile. C'est une
émotion. L'horrible n'est pas seulement intuition obscure et qui se donne pour
l'état actuel de la chose, il est menacé telle. Mais l'objet est là, il attend et
pour le futur, il s'étend sur tout l'avenir et demain, peut-être, le voile s'écartera, nous
l'obscurcit, il est révélation sur le sens du le verrons en pleine lumière. C'est ainsi
monde. « L'horrible », c'est précisément qu'on peut être assez peu ému, si l'on
que l'horrible soit une qualité substan- entend par là les bouleversements du
corps ou les conduites, et cependant à tra- conduite à tenir, il semble que l'émotion
vers une dépression légère, appréhender n'ait point de finalité. D'une façon géné-
notre vie tout entière comme sinistre. Le rale d'ailleurs, la saisie de l'horrible sur
sinistre est total, nous le savons, il est pro- des situations ou des visages a quelque
fond mais pour aujourd'hui nous l'entre- chose d'immédiat et ne s'accompagne
voyons seulement. En ce cas et dans beau- ordinairement pas de fuite ou d'évanouis-
coup d'autres semblables l'émotion se sement. Ni même de sollicitations à la
donne pour beaucoup plus forte qu'elle ne fuite. Pourtant si l'on y réfléchit il s'agit de
l'est réellement, puisque, malgré tout, phénomènes très particuliers mais sus-
nous saisissons un sinistre profond à tra- ceptibles de recevoir une explication qui
vers elle. Naturellement les émotions cadre avec les idées que nous venons
fines diffèrent radicalement des émotions d'exposer. Nous avons vu que dans l'émo-
faibles qui sont saisies d'un caractère tion, la conscience se dégrade et trans-
affectif léger sur la chose. C'est l'intention forme brusquement le monde déterminé
qui différencie émotion fine et émotion où nous vivons en un monde magique.
faible, car la conduite et l'état somatique Mais il y a une réciproque : c'est ce monde
peuvent être identiques dans l'un et lui-même qui parfois se révèle à la
l'autre cas. Mais cette intention, à son , conscience comme magique au lieu qu'on
tour, est motivée par la situation. 1 l'attendait déterminé. 11ne faut pas croire
Cette théorie de l'émotion n'explique I en effet que le magique soit une qualité
pas certaines réactions brusques d'hor- , éphémère que nous posons sur le monde
reur et d'admiration qui nous saisissent I au gré de nos humeurs. Il y a une struc-
parfois devant des objets apparus tout à ture existentielle du monde qui est
coup. Par exemple un visage grimaçant magique. Nous ne voulons pas nous
apparaît soudain et se colle à la vitre étendre ici sur ce sujet que nous nous
de la fenêtre ; je me sens envahi de ter- réservons de traiter ailleurs. Toutefois
reur. Ici évidemment, il n'y a pas de , nous pouvons dès à présent faire remar-

quer que la catégorie « magique » régit les ce monde magique des superstructures
rapports interpsychiques des hommes en rationnelles. Mais cette fois ce sont elles
1
société et plus précisément notre percep- I qui sont éphémères et sans équilibre, ce
tion d'autrui. Le magique, c'est 1'« esprit l sont elles qui s'écroulent dès que l'aspect
traînant parmi les choses », comme dit magique des visages, des gestes, des situa-
Alain, c'est-à-dire une synthèse irration- tions humaines est trop fort. Qu'arrive-t-il
nelle de spontanéité et de passivité. C'est donc lorsque les superstructures laborieu-
une activité inerte, une conscience passi- sement construites par la raison
visée. Or c'est précisément sous cette l s'écroulent et que l'homme se trouve brus-
forme que nous apparaît autrui, et cela quement replongé dans la magie origi-
non pas à cause de notre position par rap- nelle ? Cela est facile à deviner : la
port à lui, non pas par l'effet de nos pas- conscience saisit le magique comme
sions, mais par nécessité d'essence. En magique, elle le vit avec force comme tel.
effet la conscience ne peut être objet Les catégories de K louche », d'« inquié-
transcendant qu'en subissant la modifica- tant », etc., désignent le magique en tant
tion de passivité. Ainsi le sens d'un visage qu'il est vécu par la conscience, en tant
c'est d'abord de la conscience (et non pas I qu'il sollicite la conscience de le vivre. Le
un signe de la conscience) mais une l passage brusque d'une appréhension
conscience altérée, dégradée, qui est pré- i rationnelle du monde à une saisie du
cisément passivité. Nous reviendrons plus I même monde comme magique, s'il est
tard sur ces remarques et nous espérons motivé par l'objet lui-même et s'il
montrer qu'elles s'imposent à l'esprit. s'accompagne d'un élément désagréable,
Ainsi l'homme est toujours un sorcier c'est l'horreur ; s'il s'accompagne d'un élé-
;
pour l'homme et le monde social est ment agréable, ce sera l'admiration (nous
d'abord magique. Il n'est pas impossible citons ces deux exemples, il y a naturelle-
de prendre du monde interpsychologique ment beaucoup d'autres cas). Ainsi y a-t-il
une vue déterministe ni de construire sur l deux formes d'émotion, suivant que c'est
nous qui constituons la magie du monde ments du corps de l'autre qui viennent for-
pour remplacer une activité déterministe mer un tout synthétique avec le boulever-
qui ne peut se réaliser, ou que c'est le sement de notre organisme. Nous
monde lui-même qui ne peut se réaliser, retrouvons donc ici les mêmes éléments
ou que c'est le monde lui-même qui se et les mêmes structures que celles que
révèle brusquement comme magique nous décrivions tout à l'heure. Simple-
autour de nous. Dans l'horreur, par ment la magie première et la signification
exemple, nous saisissons soudain le ren- de l'émotion viennent du monde, non de
versement des barrières déterministes : ce nous-même. Naturellement la magie
visage qui apparaît derrière la vitre, nous comme qualité réelle du monde n'est pas
ne le prenons pas d'abord comme appar- strictement limitée à l'humain. Elle
tenant à un homme qui devrait pousser la s'étend aux choses, en tant qu'elles
porte et faire trente pas pour arriver peuvent se donner comme humaines
jusqu'à nous. Mais au contraire il se (sens inquiétant d'un paysage, de certains
donne, passif comme il est, comme agis- objets, d'une chambre qui garde la trace
sant à distance. Il est en liaison immé- d'un visiteur mystérieux) ou qu'elles
diate par-delà la vitre avec notre corps, portent la marque du psychique. Naturel-
nous vivons et subissons sa signification lement aussi cette distinction entre deux
et c'est avec notre propre chair que nous grands types d'émotion n'est pas absolu-
la constituons, mais en même temps elle ment rigoureuse : il y a souvent des
s'impose, elle nie la distance et entre en mélanges des deux types et la plupart des
nous. La conscience plongée dans ce émotions sont impures. C'est ainsi que la
monde magique y entraîne le corps en conscience en réalisant par finalité spon-
tant que le corps est croyance. Elle y croit. tanée un aspect magique du monde peut
Les conduites qui donnent son sens à créer l'occasion de se manifester pour une
l'émotion ne sont plus les nôtres : c'est qualité magique réelle. Et réciproque-
l'expression du visage, ce sont les mouve- ment si le monde se donne comme

magique d'une façon ou de l'autre, il se d'abord être brisé D, les dix mètres comme
peut que la conscience précise et achève « distance qui doit d'abord être franchie »
la constitution de cette magie, la diffuse soient anéantis. Cela ne veut point dire
partout, ou au contraire, la ramasse et la que la conscience dans sa terreur rap-
renforce sur un seul objet. proche le visage au sens où elle réduirait
De toute façon il faut noter que l'émo- la distance de ce visage à mon corps.
tion n'est pas une modification acciden- Réduire la distance, c'est encore penser
telle d'un sujet qui serait plongé, par selon la distance. De même, encore que le
ailleurs, dans un monde inchangé. Il est sujet apeuré puisse penser de la fenêtre :
facile de voir que toute appréhension « on peut la briser facilement, on peut
émotionnelle d'un objet apeurant, irri- l'ouvrir du dehors D, ce ne sont que des
tant, attristant, etc., ne peut se faire que interprétations rationnelles qu'il propose
sur le fond d'une altération totale du
monde. Pour qu'un objet apparaisse
comme redoutable, en effet, il faut qu'il se
.
de sa peur. En réalité la fenêtre et la dis-
tance sont saisies « en même temps dans
l'acte par lequel la conscience saisit le
réalise comme présence immédiate et visage derrière la fenêtre. Mais dans cet
magique devant la conscience. Par acte même de le saisir, elles sont désar-
exemple, il faut que ce visage apparu à dix mées de leur caractère d'ustensiles néces-
mètres de moi derrière la fenêtre soit vécu saires. Elles sont saisies autrement. La
comme immédiatement présent à moi distance n'est plus saisie comme distance,
dans sa menace. Mais cela n'est possible parce qu'elle n'est plus saisie comme « ce
précisément que dans un acte de qui se doit parcourir d'abord ». Elle est sai-
conscience qui détruit toutes les struc- sie comme fond unitaire de l'horrible. La
tures du monde qui peuvent repot4sser le fenêtre n'est plus saisie comme « ce qui
magique et réduire l'événement à des doit être d'abord ouvert ». Elle est saisie
justes proportions. Par exemple, il Faut comme le cadre du visage terrible. Et
que la fenêtre comme « objet qui doit d'une façon générale, des régions s'orga-
nisent autour de moi à partir desquelles complexus. Dans ce cas, chaque ustensile
I'horrible s'annonce. Car l'horrible n'est renvoie à d'autres ustensiles et à la tota-
pas possible dans le monde déterministe lité des ustensiles, il n'y a pas d'action
des ustensiles. L'horrible ne peut paraître absolue ni de changement radical qu'on
que sur un monde tel que ses existants puisse introduire immédiatement dans ce
soient magiques dans leur nature et que 1I monde. Il faut modifier un ustensile par-
les recours possibles contre les existants ticulier et ceci au moyen d'un autre usten-
soient magiques. C'est ce que montre sile qui renvoie à son tour à d'autres
assez bien l'univers du rêve où portes, ser- ustensiles et ainsi de suite à l'infini.
rures, murailles, armes ne sont pas des -Mais le monde peut aussi lui apparaître
recours contre les menaces du voleur ou comme une totalité non-ustensile, c'est-
de la bête fauve parce qu'elles sont saisies ~
I

à-dire modifiable sans intermédiaire et


dans un acte unitaire d'horreur. Et I par grandes masses. En ce cas les classes
comme l'acte qui les désarme est le même l du monde agiront immédiatement sur la
que celui qui les crée, nous voyons les I conscience, elles lui sont présentes sans
assassins traverser ces murs et ces portes, distance (par exemple, ce visage qui nous
nous pressons en vain la gâchette de notre fait peur à travers la vitre, il agit sur nous
revolver, le coup ne part pas. En un mot, sans ustensiles, il n'est pas besoin qu'une
saisir un objet quelconque comme hor- fenêtre s'ouvre, qu'un homme saute dans
rible, c'est le saisir sur le fond d'un monde la chambre, marche sur le plancher). Et
qui se révèle comme étant déjà horrible.
Ainsi la conscience peut « être-dans-le-
l réciproquement, la conscience vise à

l
combattre ces dangers ou à modifier ces
monde de deux façons différentes. Le
)) objets sans distance et sans ustensiles par
monde peut lui apparaître comme un des modifications absolues et massives du
complexus organisé d'ustensiles tels que monde. Cet aspect du monde est entière-
si l'on veut produire un effet déterminé il ment cohérent, c'est le monde magique.
faut agir sur des éléments déterminés du Nous appellerons émotion une chute

114 i

brusque de la conscience dans le logique peut saisir l'émotion en tant


magique. Ou si l'on préfère, il y a émotion qu'elle constitue le monde sous forme de
quand le monde des ustensiles s'évanouit magique. « Je le trouve haïssable parce
brusquement et que le monde magique que je suis en colère. )) Mais cette
apparaît à sa place. Il ne faut donc réflexion est rare et nécessite des motiva-
pas voir dans I'émotion un désordre pas- tions spéciales. A l'ordinaire, nous diri-
sager de l'organisme et de l'esprit qui geons sur la conscience émotive une
viendrait troubler d u dehors la vie psy- réflexion complice qui saisit, certes, la
chique. C'est au contraire le retour de la conscience comme conscience, mais en
conscience à l'attitude magique, une des tant que motivée par l'objet : « Je suis en
grandes attitudes qui lui sont essentielles, colère parce qu'il est haïssable. C'est à
))

avec apparition du monde corrélatif, le partir de cette réflexion que la passion va


monde magique. L'émotion n'est pas un se constituer.
accident, c'est un mode d'existence de la
conscience, une des façons dont elle com-
prend (au sens heideggkrien de « Verste-
hen )))son « être-dans-le-monde ».
Sur I'émotion, une conscience réfléchie
peut toujours se diriger. En ce cas l'émo-
tion apparaît comme structure de la
conscience. Elle n'est pas qualité pure et
indicible, comme est le rouge brique ou
l'impression pure de douleur - et comme
elle devrait être d'après la théorie de
JAMES. Elle a un sens, elle signifie quelque
chose pour ma vie psychique. La réflexion
purifiante de la réduction phénoméno-
CONCLUSION

La théorie de l'émotion que nous


venons d'esquisser était destinée à servir
d'expérience pour la constitution d'une
psychologie phénoménologique. Naturel-
lement, son caractère d'exemple nous a
empêchés de lui donner les développe-
ments qu'elle devait comporter '. D'autre
part, comme il fallait faire table rase de
théories psychologiques ordinaires de
l'émotion, nous nous sommes élevés gra-
duellement des considérations psycholo-
giques de JAMES à l'idée de signification.

:
I
1 . Nous souhaiterions notamment de ce point de vue
que nos suggestions permettent d'amorcer des ttudes
1
monographiques complètes de la joie, de la tristesse,
etc. Nous n'avons fourni ici que les directions schtma-
tiques de semblables monographies.
Une psychologie phénoménologique qui sage à l'émotion est une modification
serait sûre d'elle-même et qui aurait préa- totale de « l'être-dans-le-monde » selon
lablement fait place nette débuterait de les lois très particulières de la magie. Mais
prime abord par fixer dans une réflexion nous voyons aussitôt les limites d'une
eidétique l'essence du fait psychologique pareille description : la théorie psycholo-
qu'elle interroge. C'est ce que nous avons gique de l'émotion suppose une descrip-
tenté pour l'image mentale dans un tion préalable de l'affectivité en tant
ouvrage qui paraîtra bientôt. Mais, mal- que celle-ci constitue l'être de la réalité-
gré ces réserves de détail, nous espérons humaine, c'est-à-dire en tant qu'il est
être parvenu à montrer qu'un fait psy- constitutif pour notre réalité-humaine
chique comme l'émotion, ordinairement d'être réalité-humaine affective. Dans
tenu pour un désordre sans loi, possède ce cas, au lieu de partir d'une étude de
une signification propre et ne peut être l'émotion ou des inclinations qui indi-
saisi en lui-même, sans la compréhension querait une réalité-humaine non encore
de cette signification. Nous voudrions à élucidée comme le terme ultime de toute
présent marquer les limites de cette recherche, terme idéal d'ailleurs et vrai-
recherche psychologique. semblablement hors d'atteinte pour qui
Nous avons dit, dans notre introduc- débute par l'empirie, la description de
tion, que la signification d'un fait de l'affect s'opérerait à partir de la réalité-
conscience revenait à ceci qu'il indiquait humaine décrite et fixée par une intuition
toujours la réalité-humaine totale qui se a priori. Les diverses disciplines de la psy-
faisait émue, attentive, percevante, vou- chologie phénoménologique sont régres-
lante, etc. L'étude des émotions a bien sives, encore que le terme de leur régres-
vérifié ce principe : une émotion renvoie sion soit, pour elles, un pur idéal ; celles
à ce qu'elle signifie. Et ce qu'elle signifie de la phénoménologie pure, au contraire,
c'est bien, en effet, la totalité des rapports sont progressives. On demandera sans
de la réalité-humaine au monde. Le pas- doute pourquoi il convient dans ces

conditions d'user simultanément de ces


deux disciplines. La phénoménologie
pure suffirait semble-t-il. Mais, si la
phénoménologie peut prouver que l'émo-
tion est une réalisation d'essence de la
réalité-humaine en tant qu'elle est affec-
tion, il lui sera impossible de montrer que
la réalité-humaine doive se manifester Table
nécessairement dans de telles émotions.
Qu'il y ait telle et telle émotion et celles-
là seulement, cela manifeste sans aucun Introduction ..................................... 5
doute la facticité de l'existence humaine.
C'est cette facticité qui rend nécessaire un Esquisse d'une théorie
recours réglé à I'empirie ; c'est elle qui des émotions .................................... 31
empêchera vraisemblablement que la
régression psychologique et la progres- Conclusion ....................................... 1 19
sion phénoménologique se rejoignent
jamais.

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