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LUC-ACTES ET LA NAISSANCE
DU DIEU UNIVERSEL
On sait que le livre des Actes des apôtres raconte l’essor du premier christia-
nisme dans le monde gréco-romain. De Jérusalem à Rome, il déploie une
géographie où transparaît le Dieu universel. Mais comment se construit cette
mondialisation du Dieu de Jésus ? De quelles racines, de quelles impulsions,
de quels refus se nourrit-elle ?Recourant aux outils de la narratologie, Daniel
MARGUERAT et Emmanuelle STEFFEK* cherchent l’intrigue qui conduit à l’offre
universelle de la Parole. On verra comment Luc, sans jamais couper le lien
avec le judaïsme, profile la nouveauté chrétienne. Alors qu’on a tant dit que
l’universalisme se déployait dans le livre des Actes, l’Évangile de Luc préfigure
déjà subtilement une ouverture que le second tome de l’œuvre adressée à
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*
Daniel MARGUERAT est professeur honoraire de l’université de Lausanne. Emanuelle STEFFEK est
chercheuse externe affiliée à l’IRSB, Université de Lausanne.
1
François BOVON, Luc le théologien, Genève, Labor et Fides, coll. « Le Monde de la Bible 5 »,
20063, p. 452 (nous avons légèrement retouché la typographie de la citation pour harmoniser l’emploi
de la majuscule du mot Évangile avec le reste de l’article. NDLR).
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Dans cette contribution pensée en commun, Emmanuelle STEFFEK a rédigé la première partie (Lc),
tandis que Daniel MARGUERAT a écrit la seconde (Ac). Nous la dédions au bibliste italien Gérard Rossé,
en gratitude pour sa constante amitié et en reconnaissance pour ses travaux sur l’Évangile de Luc et le
livre des Actes ; ils nous inspirent et nous émerveillent par leur riche documentation.
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1, 77, est de « donner à son peuple la connaissance du salut par le pardon des
péchés » (c’est nous qui soulignons).
Pourtant, une subtile ouverture vers les nations se fait jour lors de la
présentation au Temple de l’enfant Jésus dans le cantique de Syméon (2, 29-35),
cet homme « juste et pieux » (2, 25) : Syméon remercie Dieu d’avoir préparé
d’Israël ton peuple » (v. 31-32). Les non-juifs font ainsi leur entrée dans la
le salut « face à tous les peuples : lumière pour la révélation aux païens et gloire
sphère de salut de Dieu, qui se présente au vieil homme sous la forme de Jésus
enfant. Dans sa louange, Syméon mentionne l’humanité entière en allant du
général au particulier, de « tous les peuples » à « ton peuple Israël », en passant
par le terme intermédiaire « les païens ». De manière surprenante, mais signi-
ficative, les nations sont citées dans le cantique de Syméon en premier lieu,
avant Israël !
du récit, Luc a donc ménagé un arc narratif, manifestant que son œuvre est à lire
Lc-Ac : ici (Lc 3, 6) et à la fin du livre des Actes (28, 28). Entre ces deux bornes
l’universalité du salut (Ac 2, 21 : « Et quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé » [c’est nous
3
L’auteur à Théophile procédera de même en Ac 2, lorsqu’il cite Jl 3, 1-5, incluant la mention de
qui soulignons]).
4
Voir infra.
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Luc est le seul des Synoptiques à rapporter non pas un, mais deux récits
d’envoi en mission : le premier relate l’envoi des Douze (Lc 9, 1-6.10), le
second présentant celui des soixante-douze disciples (Lc 10, 1-20). Pourquoi
Luc a-t-il ressenti le besoin de rapporter deux récits d’envoi en mission ? Il
convient, avant de répondre, de se pencher sur la prémisse que l’évangéliste a
posée en amont de ces deux épisodes : Jésus légitime lui-même, au seuil de
son activité, l’annonce de la Bonne Nouvelle aux non-juifs. Il s’agit de la
prédication inaugurale dans la synagogue de Nazareth (Lc 4, 16-28).
Jésus a lu le texte d’Ésaïe 61, 1-2 (« L’Esprit du Seigneur est sur moi parce
qu’il m’a conféré l’onction pour annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres… »)
et en a tiré la conclusion : « Aujourd’hui, cette écriture est accomplie pour vous
qui l’entendez » (4, 21). L’effet de sa déclaration est double5. La réaction est dans
un premier temps plutôt favorable (4, 22) : les gens lui rendent témoignage
sa bouche » (4, 22). Martureô a ici le sens de « manifester une opinion favora-
(martureô) et « ils s’étonnaient (thaumazô) du message de la grâce qui sortait de
par Jésus ouvrent une brèche dans l’exclusivisme israélite du salut. Le lecteur
peut s’en souvenir en découvrant la succession des deux récits d’envoi en
mission qu’a ménagée le narrateur quelques chapitres plus loin. Nous y venons.
Le premier récit (Lc 9, 1-6.10) suit, dans les grandes lignes, le texte de Marc
(Mc 6, 6-13)6. Mais une différence, apparemment anodine, suggère que Luc
infléchit déjà ici le récit dans un sens universaliste. Cet infléchissement porte
sur le pouvoir conféré aux Douze : alors qu’en Mc 6, 7, il s’agit de maîtriser des
esprits impurs, Luc préfère parler de « démons » (Lc 9, 1). Pourquoi relever
cette divergence ? Parce que Luc réserve l’appellation « esprit impur » au
champ géographique d’Israël. Dès que la mission en débordera, il ne l’utilisera
plus, préférant parler de démons. La dernière utilisation de l’expression
STEFFEK, De Jésus à Jean de Patmos. L’annonce de l’Évangile dans le Nouveau Testament, Lyon, Oli-
6
Sur le récit de l’envoi en mission dans l’Évangile de Marc, voir Élian CUVILLIER, Emmanuelle
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Une partie de la tradition manuscrite lit 70 et non 72 : la version hébraïque du récit de Gn 10
mentionne en effet 70 nations, alors que la Septante en comptabilise 72. Comme Luc suit probablement
la version grecque, la majorité des commentateurs retient le nombre de 72.
8
Sur la liste des peuples de Gn 10, on consultera Nahum M. SARNA, Genesis, Philadelphie, The
Jewish Publication Society, coll. « The JPS Torah Commentary », 1989, p. 69.
Sur la mission en Lc-Ac, voir Élian CUVILLIER, Emmanuelle STEFFEK, De Jésus à Jean de Patmos,
op. cit., p. 95-123.
9
Samarien und die Samaritai bei Lukas. Eine Studie zum religionshistorischen und traditionsgeschicht-
10
Sur les Samaritains dans l’Évangile de Luc, l’étude la plus complète reste celle de Martina BÖHM,
lichen Hintergrund der lukanischen Samarientexte und zu deren topographischen Verhaftung, Tübin-
(Lc 17, 18) dans l’œuvre de Luc », in L’étranger dans la Bible et ses lectures, Paris, Cerf, coll. « LeDiv
gen, Mohr Siebeck, coll. « WUNT 2.111 », 1999. Voir aussi Pierre HAUDEBERT, « Le Samaritain-étranger
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narrative est exactement à l’inverse de ce qui se passe avec les juifs en Lc-Ac.
Les juifs, on l’a vu, commencent par accueillir favorablement l’annonce de
l’évangile avant de le rejeter (Lc 4, 16-30) ; le récit des Actes répétera à l’envi
ce scénario. Les Samaritains, eux, commencent par refuser d’accueillir Jésus (9,
51-56), avant d’être érigés en modèle de comportement (10, 29-37) et de foi
(17, 11-18).
Une lecture superficielle de l’épisode du non-accueil des Samaritains, en
Lc 9, 51-56, donne à penser que ceux-ci sont stigmatisés par Luc. Toutefois, si
d’aucuns sont réprimandés dans cette histoire, ce ne sont pas les Samaritains
mais Jacques et Jean qui proposent à Jésus de faire tomber sur eux le feu du
ciel ! Les Samaritains n’ont pas accueilli Jésus, mais ils ne sont pas châtiés
pour autant. Du reste, tant dans l’Évangile que dans les Actes, jamais ceux qui
refusent la Bonne Nouvelle ne sont l’objet d’un châtiment. La punition des
incrédules ne sera mise en récit – abondamment – que dans la littérature apocryphe,
dès le IIe siècle.
Le portrait du Samaritain dans la parabole de Lc 10, 29-37 est plus explici-
tement positif. Si Luc n’évoque pas la foi de cet homme, encore moins le salut
susceptible d’en découler, il le qualifie à l’aide de verbes manifestant la sollicitude :
le Samaritain a pitié du voyageur blessé (v. 33), il prend soin de lui (v. 34),
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d’un salut qui ne peut pas encore déborder les frontières d’Israël, mais englobe
à l’intérieur d’Israël ceux que les purs rejetaient en dehors de l’espace de
sainteté.
Bilan. Les textes que nous avons passés en revue s’accordent à montrer que
Luc, avec une discrète insistance, fait entrevoir un salut ouvert en définitive à
tous sans distinction, juifs ou non-juifs, pécheurs ou justes, hommes ou femmes.
Mais le calendrier de l’histoire du salut ne doit pas être bousculé : avant la
résurrection, Jésus est destiné au peuple choisi. Le centurion de Capharnaüm
verra son esclave guéri, mais après avoir confessé à Jésus son « indignité » de
païen inapte à accueillir dans sa maison un fils d’Abraham (Lc 7, 6).
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non-juifs, rapportent aux croyants d’Antioche « tout ce que Dieu avait réalisé
Barnabé, de retour du premier voyage missionnaire où ils ont évangélisé les
avec eux et surtout comment il avait ouvert aux païens une porte de foi » (c’est
nous qui soulignons). Pareille formule de synergie (ce que Dieu a réalisé avec
eux) ne se lit pas ailleurs dans le Nouveau Testament.
L’auteur des Actes est un historien : il décrit comment, par étapes succes-
sives, la Parole a acquis son envergure universelle ; l’universalité du salut est
l’aboutissement d’un parcours, que le récit déploie narrativement (section 1).
Mais l’auteur des Actes est aussi un théologien : il fait voir quel est le fonde-
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Luc aime signaler d’entrée de jeu les thèmes fondamentaux de son récit.
On peut donc s’attendre à ce qu’il affiche tout de suite l’horizon universel de
l’évangélisation chrétienne. C’est le cas, en effet, dans la déclaration du
Ressuscité à ses disciples qui, au seuil des Actes, énonce le programme du
livre : « Vous allez recevoir une puissance, celle du Saint Esprit qui viendra sur
vous ; vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la
Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre » (1, 8). Le parcours que trace cette
parole est à la fois géographique et théologique. Il déroule la géographie de la
Samarie avec Philippe (Ac 8), puis se déploie via Antioche (Ac 11, 19-26) en
mission, qui partant de Jérusalem (Ac 1-7) s’étend en Judée alentour, atteint la
Asie Mineure, en Grèce et jusqu’à Rome sous la direction de Paul (Ac 13-28).
11
Sur ce thème, voir Daniel MARGUERAT, Le Dieu des premiers chrétiens, Genève, Labor et Fides,
coll. « Essais bibliques 16 », 20114, p. 201-218.
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versalité que désigne le Christ à ses disciples constitue l’horizon, jamais atteint,
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Au commencement, la Pentecôte
promesses faites aux pères, et Rome où se joue son avenir. Voir Daniel MARGUERAT, La première his-
12
Luc installe l’identité chrétienne dans une tension entre Jérusalem, lieu de ses racines et des
toire du christianisme (Les Actes des apôtres), Paris/Genève, Cerf/Labor et Fides, coll. « LeDiv 180 »,
20032, p. 97-122.
Par exemple Gerd LÜDEMANN, Das frühe Christentum nach den Traditionen der Apostelge-
schichte, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 1987, p. 32.
13
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crée pas un esperanto spirituel, mais permet que le même évangile soit compris
dans la pluralité des langues. L’universalité qui s’annonce ici n’impose pas une
uniformité, mais ouvre un rapport commun à l’évangile dans l’irréductible
diversité des cultures.
L’envergure universelle de cette miraculeuse communication se dit par
l’énumération des peuples présents dans la foule : « Parthes, Mèdes et Éla-
mites, habitants de la Mésopotamie, de la Judée et de la Cappadoce, du Pont et
de l’Asie, de la Phrygie et de la Pamphylie, de l’Égypte et de la Libye cyré-
naïque, ceux de Rome en résidence ici, tous, tant juifs que prosélytes, Crétois
et Arabes, nous les entendons annoncer dans nos langues les merveilles de
Dieu » (2, 9-11). On s’est beaucoup interrogé sur l’origine de cette liste des
peuples et le sens de ce répertoire14. Il ressemble effectivement à la Table des
nations de Gn 10, déjà mentionnée à propos de l’envoi en mission des 72
disciples (Lc 10), qui dresse la liste des descendants de Noé et de leurs terri-
toires. Le plus important est de relever le parcours qu’il suggère au lecteur : en
trois vagues successives (quatre peuples, puis quatre provinces romaines, puis
quatre régions), il dresse l’image du monde vu de Jérusalem. Les trois cycles
en effet suivent chacun un mouvement circulaire autour de la Ville sainte. C’est
ainsi qu’à tous ceux qui sont au loin, aussi nombreux que le Seigneur notre
échos universels : « C’est à vous qu’est destinée la promesse, et à vos enfants
lui [Jésus] ; car aucun autre nom, sous le ciel, n’est offert aux hommes, qui soit
Dieu les appellera » (2, 39). Et plus loin : « Il n’y a aucun salut ailleurs qu’en
nécessaire à notre salut » (4, 12 [dans les deux cas c’est nous qui soulignons]).
Or, ces accents massivement universalistes évoquent immanquablement
l’espérance prophétique de la restauration eschatologique d’Israël, avec le
14
Daniel MARGUERAT, Les Actes des apôtres (1-12), Genève, Labor et Fides, coll. « CNT 5a »,
2007, p. 76-80.
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L’ouverture symbolique
de se rendre chez Corneille. C’est alors, rendu dans la demeure de cet homme
impur, que l’apôtre déchiffre théologiquement le sens de son extase : « Je me rends
compte en vérité que Dieu est impartial, et qu’en toute nation, quiconque le craint
et pratique la justice trouve accueil auprès de lui » (10, 34).
restauration eschatologique d’Israël : Dt 30, 4-5 ; Jr 38, 8 ; 2 Esd 11, 8-9 ; 2 M 2, 18. Simon BUTTICAZ
15
La formule « de toute nation qui est sous le ciel » (2, 5) est l’expression codée de l’attente de la
dans les Actes des apôtres. De la restauration d’Israël à la conquête universelle, Berlin, de Gruyter, coll.
« BZNW 174 », 2011, p. 109-116.
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mental de cette barrière protectrice est énoncé par l’auteur de la Lettre d’Aristée,
identitaire puisqu’elle maintient la sainteté du peuple, tombe. Le rôle fonda-
éclats la « clôture sans brèche » : tout être humain trouve désormais accueil au-
Dieu unique et puissant » (139). Or, le message qui retentit ici fait voler en
Le scénario de la rupture
pour dire que Dieu est un juge impartial et incorruptible (Dt 10, 17 ; Jb 34, 19 ; Si 35, 13), ou pour avertir les
16
Luc use d’un néologisme néotestamentaire basé sur une formulation de la Septante. L’AT grec l’utilise
juges humains de ne pas privilégier les riches au détriment des pauvres et des faibles (Lv 19, 15 ; Dt 1, 17 ;
16, 19). Le NT en fait un usage essentiellement judiciaire : Dieu est le juge impartial qui jugera chacun selon
ses œuvres (Col 3, 25 ; Ep 6, 9 ; 1 P 1, 17) ; Dieu rétribue sans partialité le juif comme le Grec (Rm 2, 11).
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zèlos, qui désigne le zèle, l’application. Ce n’est pas par sentiment d’envie que
que l’enjeu se trouve là : ce qui a été traduit par « jalousie » est le terme grec
les juifs d’Antioche récusent la vérité de Paul, mais en fonction du zèle sacré
qui les anime envers le Dieu des pères.
Le drame d’Antioche de Pisidie est programmatique dans la mesure où il
installe, au sein du macrorécit, ce qui deviendra un stéréotype de la mission
paulinienne. Il met en place le schéma suivant : Paul commence l’évangélisa-
tion d’une ville en prêchant à la synagogue ; sa prédication déclenche une
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nien : l’évangile « est puissance de Dieu pour le salut de quiconque croit, du juif
signe d’une conviction théologique. Elle traduit narrativement le slogan pauli-
17
Dossier textuel chez Simon BUTTICAZ, L’identité de l’Église dans les Actes des apôtres, op. cit.,
p. 261-277.
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Encore une fois, c’est sur la question de l’ouverture universelle que juifs et
chrétiens se séparent selon le livre des Actes18.
À la fin de son récit, Luc revient sur la question d’Israël et sur l’universa-
lité – preuve que cette question est au cœur de son souci théologique. Paul est
en résidence surveillée à Rome (28, 16). Il convoque les notables juifs, qui ac-
ceptent de s’entretenir avec lui. L’issue de la discussion est incertaine : les uns
se laissent convaincre, d’autres refusent. C’est alors que Paul dresse, à l’aide
de la citation d’Es 6, 9-10, le constat de son échec à convaincre l’ensemble
d’Israël que Jésus est le Messie qui lui était destiné. « Sachez-le donc : c’est aux
païens qu’a été envoyé ce salut de Dieu ; eux, ils écouteront » (28, 28).
Avec Israël, la porte n’est pas claquée, mais désormais l’annonce de la
Parole ne se tournera plus prioritairement vers eux. La dernière image offerte
par le récit est celle de Paul en pasteur exemplaire, recevant chez lui « tous
ceux qui venaient le trouver, proclamant le Règne de Dieu et enseignant ce qui
Théologien, l’auteur des Actes ne fait pas que raconter par quel processus
historique le christianisme est né à l’universalité. Il en a pensé les fondements.
La promesse de l’Écriture
18
Michael WOLTER, dans un bel article, a souligné le lien tissé par Luc dans les Actes entre
l’expansion universelle de la mission et le processus de séparation entre chrétiens et juifs : « Lukas
schildert diesen Trennungsprozess im zweiten Buch seines Geschichtswerks nun so, dass er ihn als
Festschrift E. Plümacher, Leiden, Brill, coll. « AJEC 57 », 2004, p. 253-284, citation p. 263). Sur la
question des relations entre juifs et chrétiens dans les Actes, on lira Daniel MARGUERAT, La première
histoire du christianisme, op. cit., p. 211-244.
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Simon BUTTICAZ, L’identité de l’Église dans les Actes des apôtres, op. cit., p. 137-138.
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L’effet de la résurrection
Avis contraire chez Jacques Dupont (« Je t’ai établi lumière des nations [Ac 13,14.43-52] », in
Jacques DUPONT, Nouvelles études sur les Actes des Apôtres, Paris, Cerf, coll. « LeDiv 118 », 1984,
20
p. 343-349) et Pierre GRELOT (« Note sur Actes XIII, 47 », RB 88, 1981, p. 368-372). Pour ces auteurs,
la métaphore fôs [tôn] ethnôn est christologique ici comme en Lc 2, 32 et, pensent-ils (mais à tort), en
Ac 26, 23. Or, l’application aux deux envoyés est signalée par le pronom personnel hêmin en 13, 47a
(« ainsi nous l’a prescrit le Seigneur »), qui aligne la décision de se tourner vers les païens sur la voca-
tion universelle du serviteur de YHWH attestée par Es 49, 6.
pretation of Scripture (Acts 13:42-52) », in Bart J. KOET, Five Studies on Interpretation of Scriptures
21
Voir Bart J. KOET, « Paulus and Barnabas in Pisidian Antioch : A Disagreement over the Inter-
des apôtres », SNTU, série A 18, 1993, p. 113-131, citation p. 121). L’argumentation de l’homélie
« le fondement théologique de la mission universelle » (« Le salut universel par le Christ selon les Actes
(13, 16-41) n’est aucunement fondée sur la citation ésaïenne, qui légitime la réorientation de la mission
plutôt qu’elle ne fournit la source de l’universalisme du salut.
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Nous avons esquissé plus haut la cascade d’événements surnaturels par lesquels
Dieu programme la mise en présence des deux hommes. Intéressons-nous au
discours de Pierre chez Corneille (10, 34-43), car c’est là que l’apôtre déchif-
fre théologiquement ce qui se passe. Son argumentation a toujours étonné les
commentateurs, car elle justifie l’universalité du salut sans aucunement recou-
rir à l’Écriture. On aurait précisément attendu que Luc, friand d’enraciner la
nouveauté chrétienne dans la continuité de l’histoire d’Israël, recoure à
l’Ancien Testament pour signifier que cette nouveauté accomplit l’attente
d’Israël. Mais il n’en est rien. Luc ne disposait-il pas de textes pertinents pour
argumenter ? Sa manière d’utiliser l’Écriture pour appuyer la résurrection de
pas à tout le peuple, mais à des témoins élus d’avance par Dieu, à nous, qui
bois, Dieu l’a réveillé au troisième jour et lui a donné de devenir visible, non
avons mangé et bu avec lui après qu’il a été relevé des morts ; et il nous a
enjoint de prêcher au peuple et de rendre témoignage qu’il est celui que Dieu
quiconque croit en lui reçoit l’effacement des péchés par son nom » (10, 39-43
a établi juge des vivants et des morts. De lui, tous les prophètes témoignent :
23
On s’en convaincra à la lecture d’Ac 2, 22-36 ; 3, 13-26 ; 13, 32-41.
apôtres », in André GAGNÉ, Alain GIGNAC, Sylvette PAQUETTE LESSARD, éd., Le Vivant qui fait vivre.
24
Sur ce qui suit, on lira Daniel MARGUERAT, « La résurrection et ses témoins dans les Actes des
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ses intimes, pour confirmer la légitimité de leur témoignage. Or, de ces témoins
choisis, l’intimité vécue avec le Ressuscité est affirmée de curieuse façon : ils
ont mangé avec lui et bu avec lui. Si le lecteur remonte en amont dans le récit
lucanien, il pensera au « manger » du Ressuscité en Lc 24, 41-43, ou plutôt au
repas du début des Actes (1, 4) ; le manger de Lc 24, qui vient au-devant de
« l’incrédulité de joie » des disciples, est en effet plus démonstratif que convi-
vial. Mais pourquoi rappeler la commensalité pascale ? C’est ici que le lecteur
doit avoir le regard fin. Quel est en effet l’enjeu dans la rencontre de Pierre et
de Corneille ? L’apôtre déchiffre l’extase qu’il a reçue à Joppé comme une in-
vitation à accueillir Corneille et les siens sans égard au fait qu’ils ne partagent
pas la pureté du peuple saint. La foi en Jésus autorise désormais quiconque à
recevoir le pardon des péchés. L’injonction divine faite au judéo-chrétien Pierre
de boire et de manger avec la maisonnée de Corneille signifie le partage du
salut. Or, cette concrétion symbolique de l’universalité du salut s’autorise d’un
« manger-avec » (sunefagomen) et d’un « boire-avec » (sunepiomen) le
verbe : « Tu as mangé avec eux (sunefages) ! » (11, 3). Or, pour se justifier de
cette audacieuse commensalité, Pierre ne s’adosse pas à une exégèse de l’Écri-
ture, mais à une lecture de la résurrection. C’est la foi de Pâques qui fait entrer
une menace d’impureté, mais le bénéficiaire d’un accueil illimité. Pâques est
les chrétiens dans une dynamique salutaire où autrui n’est plus pour le croyant
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Comparer Ac 4, 10-11 et 4, 12 ; 9, 4-5 et 9, 15 ; 13, 32-37 et 13, 38-39 ; 17, 31 et 17, 30 ; 26, 15-
16a et 26, 16b-18 ; 26, 23a et 26, 23b.
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Luc, plus que tout autre auteur du Nouveau Testament, s’est servi dans les
Actes de l’antique notion du Nom divin27. Cette notion remonte à une anthro-
pologie archaïque, où le nom équivaut en quelque sorte à la personne. Repré-
sentatif de la personne, le nom dégage une sphère de puissance. Dans la Bible
hébraïque, connaître le nom de Dieu permet de lui rendre un culte et de
s’assurer de sa protection. Toutefois, au sein d’un judaïsme qui prie « Dieu,
sauve-moi par ton nom » (Ps 54, 3), proclamer le « nom de Jésus Christ » est
apparu comme un acte dangereux, blasphématoire même. Les démêlés des apôtres
avec le sanhédrin en Ac 3-5 restituent ce souvenir. Parler de Jésus Christ comme
du Nom qui sauve fut cependant l’une des formulations théologiques précoces des
(cf. Ph 2, 9-10). La formule dans ou par le nom de Jésus Christ est une christolo-
premiers chrétiens, ce dont l’hymne pré-paulinien de Ph 2, 6-11 est un bon témoin
prêchent dans le nom de Jésus29. Les apôtres guérissent dans ou par le nom de
Jésus Christ30. C’est dans les Actes aussi que l’on rencontre l’expression la plus
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Par la foi
Jacques DUPONT, art. « Nom de Jésus », DBS 6, Paris, Letouzey et Ané, 1960, col. 514-541 ; John A. ZIESLER,
27
Les Actes mentionnent le nom (onoma) dans son acception théologique en 34 occurrences. Voir
« The Name of Jesus in the Acts of the Apostles », JSNT 4, 1979, p. 28-41.
28
2, 38 ; 8, 16 ; 10, 48 ; 19, 5 ; cf. 22, 16.
29
4, 17-18 ; 5, 28.40 ; 9, 27-28.
30
3, 6.16 ; 4, 7.10.30 ; 19, 11-20.
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Après avoir affirmé que ce n’est pas « par notre puissance ou notre piété
personnelle que nous avions fait marcher cet homme » (3, 12), il déclare que
« grâce à la foi au nom de Jésus, ce Nom vient d’affermir cet homme que vous
regardez et que vous connaissez ; et la foi qui vient de Jésus a rendu à cet
homme toute sa santé, en votre présence à tous » (3, 16). La formulation est
compliquée, car l’auteur tente d’enfermer dans une même phrase deux vérités :
d’une part, l’origine de la puissance guérissante est à chercher dans le nom de
Jésus Christ et non dans une performance humaine, fût-elle apostolique ;
d’autre part, c’est la foi agissante au nom de Jésus qui a été le vecteur actif de
cette puissance. Même si l’auteur ne spécifie pas à qui appartient la foi, il faut
comprendre ici la foi de Pierre et Jean dans le nom de Jésus, et non la foi du
malade guéri31.
4. Et la Loi ?
On attendrait que Luc, dans le sillage d’une bonne théologie paulinienne, lie
l’universalité du salut par la foi à la disqualification sotériologique de la Torah,
pour laquelle l’apôtre des Gentils a si fortement bataillé (Ga 2, 16-21 ; 3, 1-4,
31 ; Rm 3, 21-31 ; 7, 1-8, 4). C’est effectivement ce qui se passe lorsqu’il place
en réponse à la méprise de la foule dénoncée au verset 12. Voir Daniel MARGUERAT, Les Actes des
31
L’argument principal est contextuel : c’est du rôle des apôtres qu’il est question dans le discours,
53
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33
Nous ne soutenons pas pour autant l’hypothèse historique d’un Luc compagnon de Paul. Des
indices à la fois historiques, littéraires et théologiques plaident en faveur d’une composition de
Luc-Actes dans les années 80-90, parallèlement aux Pastorales. Dire que Luc fut élève de Paul signifie
qu’il s’inscrit dans sa tradition de pensée et que, sociologiquement, il appartenait au cercle ou à l’école
34
Ga 1, 6-9 ; 5, 1-12 ; 6, 12-15.
étude « Paul et la Torah dans les Actes des apôtres », in Daniel MARGUERAT, éd., Reception of Pauli-
35
Pour un examen détaillé du rapport de Paul avec la Loi dans les Actes des apôtres, on lira mon
nism in Acts. Réception du paulinisme dans les Actes des apôtres, Louvain, Peeters, coll. « BEThL
229 », 2009, p. 81-100 ; ou « Paul and the Torah in the Acts of the Apostles », in Michael TAIT et Peter
OAKES, éd., The Torah in the New Testament. Papers delivered at the Manchester-Lausanne Seminar
of June 2008, Londres, Clark, coll. « LNTS 401 », 2009, p. 98-117.
36
Il n’est donc pas adéquat de réduire la Loi à l’état de résidu culturel, comme le voudrait Karl
Realität in der Apostelgeschichte », in Wolfgang HAASE, éd., Aufstieg und Niedergang der römischen
LOENING : « Das Evangelium und die Kulturen. Heilsgeschichte und kuturelle Aspekte kirchlicher
Welt, vol. II 25, 3, Berlin/New York, de Gruyter, 1985, p. 2604-2646, surtout p. 2621-2627.
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la rédaction des Actes. Nous pensons plutôt, avec Jürgen Roloff37, que la
figure de Paul revêt pour Luc une dimension identitaire : en lui se configure une
identité chrétienne qui allie continuité et rupture avec Israël, et le récit de la
conversion à Damas (Ac 9 ; 22 ; 26) concrétise bien cette dialectique de
l’enracinement de la foi nouvelle dans la tradition d’Israël en même temps que
la nouveauté dont elle se nourrit38.
La continuité qu’il tient au cœur de Luc de souligner entre la chrétienté et
Israël a donc une raison foncièrement théologique. Elle a aussi une dimension
culturelle : une religion, pour les Romains, vaut par l’antiquité de ses tradi-
tions. Cicéron est capable de dire : « En supposant la superstition, on ne détruit
2, 148-149). Déserter la loi des pères est une inconvenance que dénonce éga-
lement Celse, cité par Origène39. Luc n’a pas été insensible à ce motif, et c’est
pourquoi il a tenu à ce que Paul affiche son attachement aux coutumes des pères
(Ac 22, 3 ; 28, 17). C’est pourquoi aussi, malgré son portrait vif et polémique
des « juifs » campés comme les ennemis des chrétiens, prêts à toute malversa-
tion pour leur nuire, Luc ne cache pas son admiration pour l’antiquité de la Loi,
Daniel MARGUERAT, « L’image de Paul dans les Actes des Apôtres », in Michel BERDER, éd.,
Les Actes des Apôtres. Histoire, récit, théologie, Paris, Cerf, coll. « LeDiv 199 », 2005, p. 121-
38
154, surtout p. 135-154. Voir aussi Odile FLICHY, La figure de Paul dans les Actes des Apôtres. Un phé-
ACFEB,
nomène de réception de la tradition paulinienne à la fin du premier siècle, Paris, Cerf, coll. « LeDiv
214 », 2007, p. 55-122.
39
Le philosophe païen reproche en effet aux juifs convertis d’avoir « déserté la loi de vos pères » ;
dre les lois établies dès l’origine dans chaque région » (Contre Celse 2, 4 ; 5, 25).
« c’est un devoir de garder ce qui a été décidé pour le bien commun […] ; il y aurait impiété à enfrein-
the Law in Luke-Acts », JSNT 26, 1986, p. 9-52 ; « Law and Custom: Luke-Acts and Late Hellenism »,
40
Ce point de vue a été bien documenté dans les travaux de F. Gerald DOWNING, « Freedom from
in Barnabas LINDARS, éd., Law and Religion, Cambridge, Clarke, 1988, p. 148-158 et 187-191.
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