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Prof. Batthacharya
Le Paradoxe sur le Comédien est l’un des trois textes théoriques de Diderot sur le
correspondance...) qu’il revient à une approche théorique du théâtre, plus de dix ans après ses
commentaires sur ses propres pièces. Sans aborder son projet spécifique du genre sérieux entre le
comique et le tragique qu’il a imaginé inventer2, nous savons qu’il tente ici un
quelque part entre la Hollande et la Russie, juste avant sa visite à Catherine II.
Le début du texte nous pousse à croire que le prétexte du dialogue est la lecture d’un livre
d’un ami. En effet les lectures de Diderot sont été certainement autant d’occasion d’écrire
lui-même. Donc le texte suggère qu’il s’agit d’une réponse à un débat en cours, que ce soit dans
une conversation réellement commencée de vive voix, ou à partir d’un livre3. Il choisira donc,
pour sa méditation sur le comédien, ce style qui peut être probablement dit son genre de
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Les deux autres sont Entretiens sur le Fils naturel : Dorval et moi (1757), et le Discours sur la poésie
dramatique(1758).
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En réalité Marivaux et Beaumarchais entérinent des transformations profondes dans l’usage du code des genres.
Ces codes étaient d’ailleurs déjà remis en cause au sein même de leur âge d’or. Par exemple Corneille avec
L’Illusion comique ou le Cid, Molière avec Dom Juan, se jouaient déjà des séparations entre genre bas et genre
élevé. Les transformations que Diderot désirait étaient plus qu’en germe. Il aurait certainement voulu systématiser et
donner le coup de grâce aux survivantes règles qu’il dénonce dans les Entretiens sur le Fils Naturel et le Discours
sur la poésie dramatique.
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Les notes d’Azzézat et Tourneux dans les Œuvres complètes de Diderot, suggèrent que l’ouvrage d’ami, dont il est
fait mention au tout début du dialogue est Garrick ou les Acteurs anglais traduit par Antonio Fabio Sticoti (qui en
serait en réalité aussi l’auteur! Selon Jacques Chouillet dans Une source anglaise du «Paradoxe sur le comédien» in
Dix-huitième Siècle, n°2, 1970. pp. 209-226. www.persee.fr/doc/dhs_0070-6760_1970_num_2_1_927
Les personnages du dialogues n’ont pas vraiment d’épaisseur à part qu’ils sont des reflets
de Diderot lui-même (avec pour seuls noms Premier Interlocuteur et Deuxième Interlocuteur,
plus un Narrateur, lui aussi sans nom, qui interviendra plus tard). Le sujet du dialogue est simple,
c’est la défense de l’art de l’acteur comme jugement (analyse et choix rationnels) sur le jeu, et
non comme sensibilité (c’est-à-dire une expérience, vécue intensément et réellement, de ce que
les personnages fictifs d’une pièces sont censés sentir). Cette position élabore non seulement ce
que doit être le talent de l’acteur, mais aussi une éthique de la vie mondaine, de la création et du
représentation (la mimésis de l’art dramatique et du discours social en général) en faisant des
va-et-vients entre celle du dialogue que le dialogue lui-même illustre, celle que l’acteur maîtrise
(ou ne maitrise), et celle que vise le poète et celle qui atteint le public. C’est pour aboutir à ce
méta-discours sur le dialogue et sur le paradoxe que nous lirons aujourd’hui notre texte.
L’une des particularités de ce dialogue est qu’au départ il se présente sous une forme
épurée, sans les nombreuses mises en abîme et digressions que l’auteur affectionne. Le paradoxe
du comédien est presque à ce titre un court “discours”, avec, paradoxalement, très peu d’artifices
narratifs et dramatiques. Il est à souligner cependant que l’effet obtenu est que le naturel du
discours en sort renforcé. Nous imaginons sans peine une conversation réelle, facile, sans carcan,
entre deux amateurs de théâtre, entre deux hommes un peu philosophes sur les bords, mais sans
aucune véritable technicité dans leur manière de parler ni dans leur propos, qui aurait pu rendre
artificiel l’échange.
Par contre, et c’est là l’un des artifices du genre, le Second Interlocuteur sert surtout à
faire avancer la conversation par de très légères interrogations qui sont loin de mettre à mal
qualité de n’être attaché à rien d’autre qu’à recréer l’échange entre deux hommes. Il ne vise pas à
la densité réaliste et la subtilité psychologique du Neveu de Rameau, mais plutôt ici Diderot
déploie l’art rhétorique du salon, soutenu par le mouvement du langage spirituel, du bon ton
badin, léger et sans fard, qui le montre probablement tel qu’il aurait été en compagnie honnête.
Le ton qu’il utilise est très proche de ses lettres à ses proches, et le sujet, le théâtre, abordé sous
un angle à la fois théorique et éminemment mondain, aide aussi en cela. Par exemple, la scène
rapportée de la conversation chez le grand homme d’État Jacques Necker (avec la répartie ratée
face à l’écrivain médiocre, Marmontel) est très réaliste. Mais surtout elle a pour fonction de
présenter un Diderot qui ne maitriserait pas de manière absolue l’art parfait de toujours briller,
mais en réalité elle sert surtout à recréer la contingence de ces situations réelle, avec la possibilité
“Cette apostrophe me déconcerte et me réduit au silence, parce que l’homme sensible, comme
moi, tout entier à ce qu’on lui objecte, perd la tête et ne se retrouve qu’au bas de l’escalier. Un
autre, froid et maître de lui-même, aurait répondu”(383). Ici donc en contrepoint du discours sur
le théâtre nous avons la mise en scène fortement imitative de ce qu’est un véritable échange
intellectuel, poursuivi sur plusieurs scènes, dans un milieu concret : cela n’a pas l’efficacité de
l’art, de la scène, où la licence poétique est là pour obtenir au maximum un effet sur le spectateur
passif.
jusqu’à saper le but et la fonction d’enquête du dialogue sur le comédien. Le texte a un certain
but littéraire en plus de sa ferme prétention intellectuelle de philosophie esthétique (avant que le
mot ne devienne à la mode4). L’analyse du théâtre comme genre spécial et de l’art de l’acteur
comme requérant un savoir-faire spécifique relevant de facultés précises de l’esprit ne peut pas
s’illustrer dans la conversation même. Au contraire, la conversation est dans une certaine mesure
“vous me parlez d’un instant fugitif de la nature, et moi je vous parle d’un ouvrage de l’art,
projeté, suivi, qui a ses progrès et sa durée. Prenez chacun de ces acteurs, faites varier la scène
dans la rue comme au théâtre, et montrez-moi vos personnages successivement, isolés, deux à
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Nous n’avons pas pu vérifier s’il y avait eu une certaine réception du texte de Baumgarten sur l’esthétique, mais il
est à peu près sûr au vu de l’histoire très lente de la réception des textes allemands au XVIIIe siècle où le
Saint-Empire est largement en retard culturellement sur le reste de l’Europe que les Philosophes aient connu ce
néologisme.
deux, trois à trois ; abandonnez-les à leurs propres mouvements ; qu’ils soient maîtres absolus de
n’est pas embarrassé par la cacophonie. Comme nous le verrons pour la fin du texte où Diderot
entre interlocuteurs. Certes, le dialogue requiert aussi un certain art, mais il s'accommode d’une
méthode qui est contraire à l’harmonie que se doit de créer la littérature. C’est là le paradoxe à
l’intérieur du paradoxe. L’art dramatique doit être aussi utilisé par le philosophe dans son
langage à lui, il l’utilise dans le dialogue normal dans la vie réelle (quand il a des conversations
avec ses fréquentations), et il l’utilise aussi dans le dialogue littéraire, en tant que genre littéraire
Le genre du dialogue est difficile parce que pendant qu’il se pratique comme genre
littéraire, il se situe en surplomb de la littérature, car il est à même de critiquer les arts en
général, il en est capable et il peut donc s’autoriser à subvertir les règles de l’efficience
dramatique dans le simple but de provoquer une inquiétude intellectuelle tout socratique. Mais il
crée aussi une subversion des attentes esthétiques qui peut elle aussi provoquer une émotion
qui les situe à la limite de l’art et du naturel, le Philosophe est un funambule maladroit qui est
toujours en passe de tomber d’un côté ou de l’autre. Le paradoxe du comédien met donc en scène
le Philosophe comme comédien paradoxal (au sens qu’il s’agit presque d’un anti-comédien), en
plus de discuter du comédien en-soi dont l’art véritable est un paradoxe (au sens où son essence
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“Diderot lui-même, à une époque où il achève le Rêve de d'Alembert, défendant contre l'abbé Morellet la manière
« enquêtante » de l'abbé Galiani dans ses Dialogues sur le Commerce des Bleds, qu'il vient de corriger et d'éditer,
affirme sans doute que cette méthode est la plus conforme à la recherche et à la persuasion de la vérité, mais avoue
qu'elle demande « du génie ».” ROELENS Maurice. Le dialogue philosophique, genre impossible? L'opinion des
siècles classiques. In: Cahiers de l'Association internationale des études françaises, 1972, n°24. pp. 43-58.
www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1972_num_24_1_999
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Il faut cependant préciser qu’une telle théorie de la surprise est probablement étrangère à l’esprit du XVIIIème
siècle et devra attendre le romantisme pour être revendiquée. Reste que ce n’est pas que le XVIIIe siècle et les
Lumières ignorent l’intérêt de l’originalité de la surprise dans les arts, simplement l’idée de convenance à la Nature
ou à la Tradition tempère l’exploitation de l’inventivité pure dans la création littéraire.
Au-delà de l’imitation du modèle de la conversation de Salon, il y a presque lieu de
penser que c’est le titre même du texte qui surdétermine la pensée de Diderot. L’ensemble se
développe autant pour créer du paradoxal que pour atteindre à une compréhension de la nature de
l’art du comédien, mais tantôt la femme est trop sensible pour convaincre, tantot elle est
l’exemple même de la force de persuasion. On même près de sentir que Diderot s’emmêle un peu
les pinceau quand il explique que la femme est plus sensible et que donc elle agit mieux que
l’homme mais mal quand elle imite. Précisément il dit : “Voyez les femmes ; elles nous
surpassent certainement, et de fort loin, en sensibilité : quelle comparaison d’elles à nous dans
les instants de la passion ! Mais autant nous le leur cédons quand elles agissent, autant elles
restent au-dessous de nous quand elles imitent”. (368). Cette pensée est très étrange ou du moins
peu claire. Le problème est que Diderot à force de distinguer entre les formes de sensibilité et
d’intelligence alors même qu’il est clair que les deux se mélangent dans le cas du jugement
esthétique et du savoir-faire artistique (dont celui du comédien) que son paradoxe le piège a
plusieurs moment. Mais de fait cela n’est pas un véritable problème puisque le dialogue par sa
nature même, et un dialogue qui s’appelle Paradoxe d’autant plus est concu pour pouvoir
accueillir une pensée aporétique qui n’aura pas résolu la question malgré quelques moments de
pensée systématique.
le Second ne fait que jouer à être d’accord avec tout (le Second finit même par raconter qu’un
acteur aurait expliqué que le texte lui-même du poète est obstacle à son jeu). Les derniers
Particulièrement l’anecdote sur l’acteur antique Aesopus, qui, jouant la colère sur scène -
voudrait-on nous faire croire - de cette volonté froide de vouloir jouer la colère, en serait arrivé à
tuer un fou qui passa accidentellement sur la scène. Ici donc le fait d’être habité par l’émotion est
encore nié pour l’hypothèse que c’est toujours l’acteur qui habite son jeu prédéterminé pour le
maximum d’effet! Cela voudrait dire que Aesopus aurait tué de sang-froid et sans aucune
emportement, simplement pour faire vrai! Cela est difficile à soutenir. Il est impossible qu’il n’y
ait eu aucune identification au moment du jeu. Cette violence du coup qui abouti au meurtre ne
peut être jouée sans une once d’émotion réelle! Or c’est bien cela que nous dit Diderot, nous
L’idée que Diderot joue avec son propre argument et son texte est renforcée selon nous
par le fait que vers la fin, il s’est détourné de la simplicité homogène de la première partie de son
où non seulement non sommes supposés suivre selon le point de vue d’un tout nouveau narrateur
extérieur (dont la voix est très vite abandonnée). Dans ce nouveau système énonciatif nous
tombons finalement sur un procédé de discours qui revient plus ou moins à l’artifice du récit de
rêve (éveillé?), comme dans le Rêve de d’Alembert (cette fois remémoré par le Second
Interlocuteur qui a fait le “rêve” pendant que son ami lui parlait). Le dialogue, entendu par le
narrateur, n’était en fait pas un dialogue, puisque le Second n’écoutait pas, le Premier ne faisait
que radoter (cependant que le narrateur l’écoutait sans qu’il le sache). Le système du discours
devient d’un seul coup beaucoup plus complexe. Il met en scène la difficulté de la réception et le
Diderot s’attache à produire une vérité poétique parfaite, le dialogue boiteux est plus proche de la
Le propos entier du dialogue suggère bien que l’art est là pour influencer pas pour que
l’artiste ressente quelque chose au fond de lui qu’il ressent comme vrai (il le juge vrai mais
surtout efficace sur le public) et nous retrouvons cette analyse comme méta-discours sur le genre
du dialogue lui-même en-dessous du discours sur le théâtre. Le théâtre promeut une éthique de la
duplicité et du creux. C’est l’acteur qui est l’artiste suprême, alors que c’est le poète qui donne la
matière. Et la réussite de l’acteur dépend d’une absence de morale (de sensibilité qui en ferait un
homme qui connaît la valeur du bien et du mal). L’homme doué de sensibilité manque de génie
parce qu’il ne peut pas affecter le monde. “Parce qu’on ne vient pas pour voir des pleurs, mais
pour entendre des discours qui en arrachent”(420). Et l’homme de sensibilité qu’est Diderot se
pense trop occupé à pleurer pour pouvoir arracher des pleurs avec le génie du comédien , du
Denis Diderot, Paradoxe sur le comédien, Œuvres complètes, Texte établi par J. Assézat et M.
Maurice Roelens, Le dialogue philosophique, genre impossible? L'opinion des siècles classiques,
in Cahiers de l'Association internationale des études françaises, 1972, n°24. pp. 43-58.
www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1972_num_24_1_999
Jacques Chouillet, Une source anglaise du «Paradoxe sur le comédien», in Dix-huitième Siècle,