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Éditorial de Preuves, revue du Congrès pour la Liberté de la Culture, octobre 1951

Le totalitarisme est sans doute le phénomène le plus neuf, le plus bouleversant de notre époque
et c'est aussi le moins bien connu ; les ouvrages qui l'étudient en profondeur, comme celui de Hannah
Arendt (The origins of totalitarism, New York), sont encore rares. En revanche, l'usage du terme
"révolution", pour décrire le passage d'un Etat faible qui tolère les libertés à un Etat fort qui n'en
reconnaît aucune, reste courant ; et tout ce que le mot révolution évoque d'idées-forces - spontanéité
populaire, actes justiciers, chaînes secouées ou brisées - se trouve mis au service de la nouvelle tyrannie,
grâce à la paresse intellectuelle d'esprits qui se croient audacieux ; et qui sont les conformistes de
l'anticonformisme. De la même paresse relève l'usage du terme "impérialisme" appliqué aux régimes
"capitalistes-bourgeois" - comme si les mobiles d'expansion impérialiste des régimes totalitaires
n'avaient encore jamais été étudiés, et même, en vertu d'une théorie qui leur est antérieure, n'existaient
pas.

Peu de personnes - aucun parti - sentirent en Allemagne weimarienne à quel point l'hitlérisme
était autre chose qu'un "masque" du capitalisme. De même, bien des gens refusent de voir que le
stalinisme se situe au-delà des catégories classiques de gauche ou de droite, de progrès ou de réaction,
de capitalisme ou de socialisme, et que ce sont justement ces catégories qui méritent d'être repensées à
la lumière des réalités nouvelles.

Nous pourrions citer bien des exemples encore de ce marxisme diffus, attardé, vulgarisé, qui
domine une grande partie de la pensée contemporaine "modérée" et "avancée". Chez les uns, il y a
l'attachement à l'ennemi familier et aux thèmes d'indignation acquis une fois pour toutes ; chez d'autres,
c'est le fait brut de la puissance soviétique qui teinte le langage ; chez quelques-uns retentit la découverte
subite - et peu approfondie - qu'ils ont faite du marxisme après la guerre. (...)

Mais, en dehors de toutes les hypothèses qu'on peut faire sur son évolution, le totalitarisme en
URSS pose pour nous un problème moral inéluctable : celui de la solidarité à l'égard de cette zone de
silence qu'est devenue par contrainte la culture russe dans presque toutes ses manifestations - désert
spirituel qui est en train de s'étendre rapidement sur les autres peuples et culture "satellites". La destinée
des grands écrivains russes acculés au suicide, au silence, au mensonge, déportés, disparus (...) semble
importer trop peu à des intellectuels qui prétendent aimer la Russie et qui approuvent la persécution de
sa culture ou se croient le droit de l'ignorer. L'absence d'œuvres qui exprimeraient le tourment, la
tragédie, l'humour, la révolte ; l'interdiction de dépasser les bornes du goût pompier des bureaucrates,
voilà qui laisse étrangement indifférents des écrivains, des peintres du bon côté du Rideau, artistes
privilégiés qui ont pu se former à travers des expériences interdites à leurs collègues soviétiques.

Il y aurait d'ailleurs beaucoup à dire sur l'effort des créateurs et des chercheurs soviétiques pour
ne pas s'avilir. Dans ce Cahier, nous témoignons de la présence de la musique russe, aussi bien à propos
du nouvel opéra du grand exilé et cosmopolite Stravisky, qu'en citant l'accueil que fait la critique
officielle aux nouvelles compositions de Chostakovitch, dont le génie musical n'a pas su se confiner
dans les banalités de la "Cantate du Reboisement". Nous sentons par là d'autant plus fortement combien
l'absence de la Russie nous appauvrit. Imaginons-nous privés des œuvres de Pouchkine, Gogol,
Dostoïevski, Tolstoï, parce que des tsars auraient décrété sur les lois du style et les thèmes des romans !
C'est une amputation de cet ordre que subit à travers le stalinisme-jdanovisme la culture contemporaine.

Mais voici une occasion de préciser mieux (notre programme) (...) Défense de l'Amérique,
certes, ou plutôt sympathie pour tout ce qui - dans l'esprit, dans les institutions, les actions des
Américains - va dans le sens de la liberté et de la solidarité ; mais la défense de l'Europe nous paraît une
besogne bien plus urgente encore, et surtout un encouragement attentif à l'égard de ce qui nous permet
de prendre conscience de nos espoirs communs - espoirs dont aucune partie de l'Europe, ni à cause d'un
passé atroce ni à cause d'une mainmise présente, ne saurait rester exclue ; et enfin : défense de la Russie,
d'un grand peuple qui, par les méthodes de domination d'un régime écrasant, devient pour d'autres
peuples un objet de haine et de préjugés. "Pro-russes", nous le sommes, en souhaitant pour les Russes
le retour à des libertés qu'ils avaient déjà conquises; "pro-russes", parce que nous savons la Russie
capable d'une autre spiritualité que cette culture, aplatie en propagande, qu'on nous présente. Pro-russes
enfin - et c'est la pierre de touche - parce que nous sentons le devoir de solidarité avec les réfugiés
soviétiques, qui ont été trop souvent livrés par les démocraties aux pouvoirs qu'ils fuyaient et dont un si
grand nombre végètent en Occident depuis des années dans des conditions "concentrationnaires".
L'opinion - aussi bien que les bureaucraties américaines et européennes - reste le plus souvent ignorante
ou indifférente devant la tragédie des réfugiés soviétiques, inactive devant la chance, ainsi offerte, de
témoigner à ces évadés les sentiments d'amitié pour le peuple russe que l'on affirme si haut. Notre
besogne, c'est aussi de donner une chance d'expression, de collaboration fraternelle à ces Soviétiques -
Russes et non-Russes - qui ne vivent plus sous le régime du bâillon. Nous souhaitons qu'au-delà des
polémiques banales et des divergences légitimes, tous les hommes libres puissent sentir cette exigence
morale d'empêcher que les révoltés des dictatures totalitaires ne deviennent, par un transfert des valeurs
staliniennes à nos sociétés, les parias des démocraties.

« Notre besogne », Preuves, n° 8, octobre 1951, p. 1-2.

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