Pour/Contre
Les notes à l’école ont-
elles encore un sens ?
Par Ondine Millot et Véronique Soulé
5 Entretiens avec le sociologue Pierre Merle
et l’enseignant Jean-Paul Brighelli sur la
réforme de l’évaluation des élèves.
C’est ce jeudi que débute la conférence nationale sur
l’évaluation des élèves. Deux jours de débats entre
10 experts, qui devront déboucher sur des
recommandations à la ministre. Au début du mois, le
Conseil supérieur des programmes a proposé d’en finir
avec les notes. Sur ce sujet récurrent et polémique,
Libération confronte les points de vue du sociologue
15 Pierre Merle et de l’enseignant Jean-Paul Brighelli
(interviews publiées dans notre dossier spécial de
mardi).
Pierre Merle, sociologue :
20 «Cela n’indique pas ce qui va bien et
ce qu’il faut travailler»
Le sociologue Pierre Merle, spécialiste de
l’évaluation des élèves, explique
à Libération les limites de la notation à la
25 française et évoque des alternatives.
Quel bilan faites-vous des notes ? Avantages et
inconvénients.
A mon avis, il n’y a que des inconvénients. D’abord,
30 elles dépendent beaucoup du correcteur : une copie
relue par plusieurs correcteurs obtient des notes
différentes, voire très différentes. Ensuite, il existe des
biais sociaux de notation : le professeur est
inconsciemment influencé par le statut de l’élève - fille
35 ou garçon, redoublant, enfant de milieux populaires ou
de parents cadres. Enfin, la note crée une hiérarchie
entre les bons et les faibles. Or un élève catalogué
faible a le sentiment de l’être. Ses capacités à apprendre
s’en trouvent largement réduites car l’évaluation a un
40 effet retour sur l’apprentissage. Quand on demande à un
élève faible en maths de reproduire une figure
géométrique en maths, il n’y arrive pas. Si la même
figure est proposée en dessin, il y parvient aussi bien
que les bons en maths.
45 J’ajouterai que la note n’a jamais encouragé à bien
travailler. Un bon élève travaille souvent pour avoir de
bonnes notes, et ne s’intéresse pas toujours aux
remarques des professeurs sur sa copie.
Par quoi pourrait-on alors remplacer cette notation
50 chiffrée ?
Deux possibilités. La première est l’évaluation par
compétences, avec des couleurs, déjà à l’œuvre dans
80% des écoles primaires. Pour un devoir de français,
l’élève n’a plus une seule note, mais plusieurs : en
55 orthographe, il aura orange car ce n’est pas terrible, en
syntaxe jaune car ce n’est pas trop mal, et vert pour les
idées car c’est bien. Une note n’a pas de sens : elle
n’indique pas à l’élève ce qui va bien et ce qu’il faut
travailler.
60 Seconde possibilité, utilisée par exemple en Finlande :
réduire le nombre de notes. Les Finlandais ne vont pas
en dessous d’un 4 sur 10 pour désigner l’échec. Puis il y
a 5 pour suffisant, 6 pour moyen, puis jusqu’à 10 pour
très bien. L’idée est d’éviter le découragement et de
65 donner le droit à l’erreur, ce que notre système ne
permet pas. Avec 4 sur 20, un élève français est quasi
assuré de ne pas avoir sa moyenne au trimestre. Or
certains enfants comprennent tout de suite, d’autres
mettent plus de temps. Notre échelle de notes est
70 absurde. Trop d’élèves sont en dessous de la moyenne.
Et elle rend le professeur schizophrène : en cours, il
prépare ses élèves, il est comme un entraîneur ; puis, le
jour du contrôle, il glisse parfois des chausse-trappes et
devient alors un sélectionneur.
75 Mais l’évaluation par compétences est très
compliquée et souvent qualifiée d’usine à gaz…
C’est vrai. C’est d’ailleurs pour cela que la réforme a
échoué au collège. Les enseignants devaient remplir un
livret avec jusqu’à 20 compétences à évaluer par élève -
80 savoir construire une phrase, utiliser les verbes au
présent, au passé… -, et ils y passaient un temps infini.
Il faut repenser et simplifier le système, en le rendant
plus léger. (…)
Si le bilan est aussi négatif, comment expliquez-vous
85 que l’on n’ait pas touché aux notes depuis des
lustres ?
D’abord, le changement est coûteux pour les
enseignants : actuellement, le professeur construit son
cours, fait son contrôle et note en fonction d’un barème
90 qu’il s’est fixé. Tout cela est finalement quelque chose
de très privé. Passer à des évaluations par compétences
implique tout un travail pour lui, notamment la
nécessité de repenser le contenu de ses cours. Ensuite,
le système est certes désastreux pour les élèves qui
95 sortent sans diplôme, mais pour les vainqueurs de la
compétition scolaire, ce n’est pas un problème. C’est
pour cela que ceux qui ont la parole publique le
défendent.
Cette évaluation par notation, qui remonte à 1890, fut
100 imaginée par les jésuites au XVIe siècle pour un collège
tourné vers la sélection des élites. Mais aujourd’hui,
l’école est obligatoire jusqu’à 16 ans et le but est qu’en
fin de 3e, les élèves maîtrisent un minimum de
connaissances et de compétences leur permettant de
105 s’insérer. On touche ici à la fonction de reproduction de
notre système, qui décourage les élèves faibles mais
que les élites défendent car ce système leur a permis de
réussir et, globalement, favorise leurs enfants.
110 Recueilli par Véronique Soulé
 Jean-Paul Brighelli, professeur de lettres modernes : Donc on reste dans un monde de sélection, mais
135 pendant quinze ans, on fait semblant de l’ignorer, et on
«Cesser de noter les élèves en leur laisse se prendre le retour de bâton de plein fouet à
difficulté, c’est se moquer d’eux» la toute fin.

115 Professeur de lettres modernes au lycée

Thiers de Marseille, Jean-Paul Brighelli
a fondé une prépa Sciences-Po destinée
aux élèves de ZEP*, et il est l’auteur,
entre autres, de Tableau noir (1).
120
A quoi servent les notes si ce n’est à décourager une
partie de la classe ?
Je ne nie pas que les élèves sont découragés, mais il
faut remonter à la source de leurs difficultés : l’absence
125 de maîtrise des savoirs de base. Officiellement, 10%
des élèves à l’entrée en 6e ne savent ni lire ni écrire.
Officieusement, selon les établissements, cela peut
monter à 40%. Avec de tels taux, ils ne peuvent pas
avoir de bonnes notes. Supprimer les notes, c’est
130 supprimer le thermomètre pour qu’on ne sache pas
qu’on a la fièvre. C’est aussi repousser le problème
jusqu’au moment où il ne sera plus soluble : l’examen
final. Personne ne parle de supprimer les notes au bac.
Mais les notes créent des hiérarchies démotivantes…
Attention, il faut prendre la note pour ce qu’elle est : un
140 indicateur à un temps des difficultés et objectifs de
l’élève, pas une fin en soi. Quand je rends mes copies,
je ne dis pas les notes à voix haute, je ne fais aucun
classement. Le but des notes n’est pas d’humilier ou de
sanctionner mais de guider les élèves. Rien de tel
145 qu’une évaluation claire, franche, pour identifier les
problèmes et aider à redresser la barre. Cesser de noter
les élèves parce qu’ils ont des difficultés, c’est se
moquer d’eux. Si on ne leur dit pas la vérité, on ne les
emmène nulle part. Respecter les élèves, ce n’est pas
150 leur éviter des microtraumatismes, mais leur dire la
vérité et leur tenir la main pour les aider à passer le gué.
Recueilli par Ondine Millot
(1) Editions Hugo Doc.

http://www.liberation.fr (Publié en ligne le 11 décembre 2014)

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Vocabulaire :

ZEP : Zone d’éducation prioritaire

Usine à gaz : Système difficile à comprendre

Bac : (fam. Baccalauréat ) Examen marquant la fin du second cycle de l'enseignement secondaire et permettant l'accès aux
études supérieures. Une note de 0 à 20p est attribuée à chacune des épreuves qui constituent le bac.